Séquence 3, Le Bal Vian, L`Ecume des Jours

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Séquence 3, Le Bal Vian, L`Ecume des Jours
Amélie Pinçon, Licence CC-BY-SA
Séquence 3, Le Bal
Vian, L'Ecume des Jours
Introduction :
La scène de bal est un des motifs romanesques qu'on retrouve à travers les siècle. On peut
notamment songer à Cendrillon de Perrault ou La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette.
Dans son roman L'Ecume des jours, Boris Vian, romancier mais également poète, chanteur et
musicien de jazz du 20ème siècle, propose de réinvestir ce topos du bal dans un roman inclassable.
En effet, les personnages déambulent dans un monde aussi loufoque que poétique. La scène à
étudier constitue la première scène de rencontre entre Colin et Chloé. Cette rencontre mènera à une
histoire d'amour tragique puisque l'héroïne va mourir d'un nénuphar qui lui pousse dans les
poumons. Colin et Chloé se rencontrent à une fête donnée par leur amie commune Isis. Dès lors, il
semble intéressant de se demander en quoi cet extrait constitue à la fois une reprise et un
détournement de la scène traditionnelle de première rencontre amoureuse. Pour répondre à cette
question, il s'agira d'abord de revenir sur les éléments topiques de cette scène de rencontre avant de
dégager les détournements qui font basculer cette page dans un univers fantaisiste et original.
I Les éléments topiques de cette scène de première rencontre
1) Les motifs traditionnels de la scène de bal comme scène de rencontre amoureuse
- voir tableau de synthèse : la danse, la foule (ici les amis), la collation (le « plateau »)
- la présence des sentiments par le point de vue interne : comparaison « comme du gratouillis de
beignets brûlés », « il avait la conviction d'avoir dit une connerie », « à l'intérieur du thorax ; ça lui
faisait comme une musique militaire allemande, où l'on entend que la grosse caisse » → métaphore
- cette scène annonce de la suite (cf PDC) : annonce du nénuphar avec la référence à Duke
Ellington et sa chanson Song of the Swamp (La Chanson du Marais) mais aussi avec la mention de
la « frange d'iris d'eau » qui cache « le bas des murs » (Chloé ne devra plus boire d'eau, pour éviter
au nénuphar de grossir).
2) L’œil et la bouche : parole et regards
- présence du dialogue au discours direct qui ouvre l'extrait : première rencontre a lieu par
l'intermédiaire de Isis. Présentatif « c'est... ». Salutations avec « bonjour » répété en miroir.
- champ lexical des regards, tout à fait topique : « elle le regarda » l.20, « Chloé le regarda encore. »
- jeu sur les regards : regards entre Colin et Chloé puis regards des autres grâce au « plafond à
claire-voie ».
- beauté de la jeune fille mais avec humour : « Chloé avait [...] l'air heureux et sa robe n'y était pour
rien ».
3) Une réécriture de plusieurs scènes romanesques
- La Princesse de Clèves :
• le dialogue entre les deux personnages
• les circonstances de la rencontre : une fête, une « entremetteuse » (la Dauphine = Isis)
• des phrases qui font directement écho : « il se fit un abondant silence alentour » // « des
murmures de louanges »
- Madame Bovary :« le plafond était à claire-voie, au travers de laquelle regardaient les locataires
d'en dessus » // « un domestique […] cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, madame
Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui
regardaient ».
Transition :
II Un univers marqué par la fantaisie
1) Les motifs traditionnels détournés
- le dialogue mais ici non pas psychologie fine et opacité des sentiments comme dans le PDC mais
suite de jurons familiers : « Zut ! Zut et Bran, peste diable bouffre ». Référence davantage à
l'écriture burlesque d'Alfred Jarry que à l'écriture classique de Madame de Lafayette.
- la musique :
• modernité avec la référence au jazz et à Duke Ellington.
• Plutôt que de décrire la musique entraînante (cf Madame Bovary, « violons », « autres
instruments », « coups d'archets »..) → description du silence et la fin de la musique : « le
disque s'arrêta ».
- la description des gestes quasi anatomique : on est loin de l'épanchement lyrique des sentiments !
« par le moyen d'un raccourcissement du biceps droit ». Traduit le malaise de Colin.
- entre Colin et Chloé : c'est Colin qui est le plus mal à l'aise et Chloé a un « geste ferme et
déterminé » (VS PDC où Nemours a un aspect conquérant et la Princesse a plus de retenue).
2) Les éléments insolites
- comparaisons et métaphores très imagées (« beignets brûlés », comparaison très corporelle,
« musique militaire allemande)
- le piquant de hérisson peut faire écho à un conte (cf le cake d'amour dans Peau d'âne). Mais ici il
s'agit d'un « piquant de hérisson ». Un élément étrange mais aussi dysphorique, qui annonce peutêtre la « tragédie » de la maladie de Chloé.
- les couleurs et le décor : « gaz diversement colorés1 »
3) Les jeux de mots : complicité avec le lecteur
- « arrangée par Duke Ellington » : nom de l'air, Chloé. Mais on comprend « arrangée » dans les
deux sens du terme : « améliorée » par Ellington ou bien sens musical.
- « plateau hercynien » : mélange entre domaine culinaire (collation!) et le domaine géologique
- « éclair miniature de type ramifié » : bien reprise du topos du coup de foudre mais au sens premier
du terme avec la référence à la foudre, au tonnerre et aux éclairs. Mais aussi référence culinaire aux
éclairs au chocolat ou au café.
- Tout un travail sur la langue, le langage assez familier, prosaïque (concret, naturel: « compter pour
du beurre ». On retrouve le style d'un parolier de chanson.
Conclusion
En conclusion, on remarque bien que l'extrait constitue une reprise d'une scène
traditionnelle : la première rencontre amoureuse lors d'un bal, ou plus exactement ici une soirée.
Ainsi, la scène s'apparente quasiment à une réécriture de La Princesse de Clèves. Tous les motifs
topiques sont présents : le bal, les spectateurs, le jeu des regards, l'amour, la beauté, la musique etc...
Toutefois, son originalité tient au fait que Boris Vian la détourne de manière très fantaisiste.
Plusieurs éléments insolites comme l'apparition d'un « piquant de hérisson » associés à un décor
féerique viennent côtoyer un univers qui est pour le reste assez réaliste. La langue, l'oralité et les
jeux de mots participent également de cette dimension fantaisiste. Néanmoins, derrière l'apparente
légèreté se glissent quelques éléments inquiétants, voire dysphoriques, qui sont autant d'annonces
de la tragédie à venir.
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Du bonheur pour les réalisateurs au cinéma.