"Illiade", sea, sex and blood,"Maxi Monster Music Show" : le freaks, c
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"Illiade", sea, sex and blood,"Maxi Monster Music Show" : le freaks, c
"Illiade", sea, sex and blood Copyright : Pauline Le Goff L’Iliade, cette épopée dont on parle si souvent et qu’on a si peu lue, aurait été écrite par Homère autour de 800 avant notre ère. Quinze mille trois cent trente-sept vers en hexamètres dactyliques, vingt-quatre chants, presque autant de noms et de héros pour raconter six jours d’une bataille qui a opposé les Grecs et les Troyens, qui a divisé l’Olympe pendant plus de dix ans : tel est le texte. Un texte si riche pour raconter une guerre à l’origine si banale, à savoir deux disputes côté mortels, l’une entre Achille et Agamemnon qui a enlevé Chryséis puis Briséis, l’autre entre Ménélas et Pâris qui a enlevé Hélène, la femme de ce dernier. Côté divinités, l’origine du conflit n’est pas moins triviale. Zeus le numéro un de l’Olympe voudrait soutenir les Troyens, mais c’était sans compter sur sa femme Héra qui soutient les Grecs et va le trahir par l’entremise de Poséidon. Alors une belle dispute de couple éclate. Tout ça pour ça ? C’est en tout cas ce que l’adaptation et mise en scène de Pauline Bayle donne à voir. Grâce à une troupe de cinq comédiens aussi talentueux que survoltés incarnant à tour de rôle quantité de personnages, le texte s’éclaircit pour un résultat plus que bluffant. Surprenant, voilà comment qualifier le début de la pièce qui commence non pas sur scène mais dans le hall du théâtre de Belleville. Dès le départ, le public est pris à parti par Charlotte Van Bervesselès dans le rôle d’Achille qui voit et désigne dans le public des chefs de guerre venus avec leurs bateaux, un public emmené presque malgré lui au combat qui aura lieu sur scène. S’ensuit la découverte d’un décor qui mise sur l’essentiel, c’est-à-dire cinq chaises, quelques seaux posés ça-et-là et deux panneaux accrochés symétriquement sur le mur du fond, avec pour rappel sur chacun la liste des personnages les plus illustres liés aux camps grec et troyen. La mise en scène qui se veut didactique et réduite à un décor minimal n’en reste pas moins éloquente, comme lorsque le simple fait de retourner les chaises suffit à créer un rempart indiscutablement infranchissable aux yeux de tous. Aussi, les jeux de lumières permettent une lecture claire de l’espace divisé en deux plans, servant toujours une double narration savamment mise en scène. Copyright : Pauline Le Goff En effet, comment passer du monde des mortels au monde des dieux, du récit au combat ? Pauline Bayle entend y répondre de deux manières. D’abord, par un renvoi du texte homérique à l’essence même du théâtre : la tragédie et la comédie. Un renvoi manifesté par une opposition entre le monde divin comique qui donne à voir des dieux capricieux tissant le destin des hommes, vivant eux, dans un monde tragique. Ensuite, la mise en scène dépouillée est extrêmement efficace pour signifier les moments de récit et de combat grâce à un recours au sable, à l’eau et à de la peinture rouge. Les tableaux créés et l’utilisation de l’espace par les comédiens, vêtus de noir et misant sur un minimum d’accessoires, sont non seulement esthétiques mais très efficaces. Deux éponges pressées pour faire couler le sang, quelques seaux d’eau jetés à la figure d’Achille pour signifier la mer agitée, des paillettes dorées comme armure, un cercle de sable tracé au sol en guise d’arène de combat : tout fonctionne. Portés par une énergie communicative, les jeunes comédiens parviennent incroyablement bien à restituer la trame des chants de l’Iliade, en s’en faisant les acteurs et commentateurs. Tour à tour et avec une rapidité déconcertante, ils réussissent à émouvoir et faire rire aux éclats. Notamment quand Héra en bikini rouge, jouée par Florent Dorin, demande des conseils séduction à une Aphrodite aux airs de Blondie. Ou quand Poséidon vole la foudre de Zeus : un micro avec lequel il se met à raper de l’hexamètre homérique avec une époustouflante facilité. Pauline Bayle parvient à proposer une adaptation du texte homérique surprenante, intelligente et convaincante, l’Iliade ainsi résumée à ce qu’elle est : dix ans de conflits et de sang « tout ça pour une seule fille ! ». « L’Iliade », d’Homère, adaptation et mise en scène de Pauline Bayle, jusqu’au 7 février au Théâtre de Belleville, 94 rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.theatredebelleville.com/. "Maxi Monster Music Show" : le freaks, c'est chic Copyright : Hervé Photograff Pour accueillir le Maxi Monster Music Show, le théâtre noir du Lucernaire se transforme en maison hantée. Les freaks (en référence au film du même nom, sorti en 1932) nous entourent. Il y a la danseuse mécanique, l’homme-fort le plus petit du monde, la femme-tronc, le fakir insomniaque, l’homme-femme… Une joyeuse bande de musiciens menés par Gina Trapezina : la poupée barbue. Si le « show » est d’abord musical, on est frappé par l’esthétique du spectacle. Benoît Lavigne magnifie ces monstres au moyen de lumières sobres et de volutes de fumées. Les maquillages sont splendides et contribuent à nous plonger dans ce cabaret étrange et envoûtant. On est marqué par l’incroyable expressivité de chacun des personnages, et particulièrement du clavier, Antoine Tiburce, moitié homme, moitié femme. En apparence comme dans les mimiques, il est captivant. David Ménard à la batterie tient le rythme et malgré un jeu d’acteur important pour chacun d’eux, on ne déplore aucune fausse note. Si les images font rêver, qu’en est-il de la musique ? On oscille entre mystère bastringue, à la Skeleton Band et la fanfare balkanique, type Shantel, le tout parsemé de quelques notes de Far West et conduit par la voix puissante de Solange de Dianous. Entre rythme, aventure et onirisme, les vibrations et l’énergie dégagée font ressentir au spectateur, un désir rare au théâtre : celui de se lever pour participer à la fête. On se surprend à rêver d’un vieux rade enfumé comme salle de spectacle, Gina Trapezina et sa troupe apparaissant au milieu des effluves d’alcool pour nous emmener dans un ailleurs où tout est possible. Un ailleurs composé d’odes à la barbe, aux poils en tout genre – des thématiques parfaites pour l’hiver. Le Maxi Monster Music Show est un cabaret hors d’âge, sans époque définie, une référence touchante au monde des freaks bienveillants. Une revue consacrée à la beauté intérieure, et aux rêves en tout genre. « Maxi Monster Music Show », mise en scène de Benoît Lavigne, jusqu’au 3 janvier au Lucernaire, 53 Rue Notre-Dame des Champs, 75006 Paris. Durée : 1h30. Plus d’informations et réservations sur www.lucernaire.fr/. Florian Zeller, consternant de banalité Copyright : Pascal Gely Un homme s’habille en pleine nuit. Une femme, dans un lit à ses pieds, lui demande langoureusement de rester. L’Autre refuse : le fiancé, son meilleur ami, va rentrer. Ils doivent décider qui va lui avouer l’adultère. Puis on est projeté dans le premier appartement qu’Elle et Lui partagent ensemble. Des règles sont établies pour tenter d’empêcher l’intrusion de l’Autre. On remonte à l’origine de l’échec ? Il a débuté ce jour-là, ce jour où ils ont voulu essayer de croire qu’ils n’étaient pas comme les autres et où pourtant, ils prenaient les mêmes sentiers. Très vite viennent les reproches, qui ne laissent transparaître que la peur de se perdre. La dépendance émotionnelle au détriment d’un amour quelconque. Elle ne veut pas rester avec Lui par habitude. Lui accepte jusqu’à un certain point le désamour de sa femme pour ne pas se retrouver seul. Une relation qui tombe dans le sadisme bas de gamme et qui reflète le quotidien de nombreux couples plus ou moins jeunes : rester ensemble alors que c’est déjà fini. Mais les deux scènes où Zeller semble vouloir nous faire sortir de cette piscine olympique de banalité sont complètement ratées. Le moment où la mère et la fiancée de Lui se confondent, ainsi que la scène de dénouement, où Elle se prépare à être la victime d’un meurtre organisé par Lui – avec la complicité d’un croque-mort, sont évanescentes et imprécises. Copyright : Pascal Gely Si Jeoffrey Bourdenet et Carolina Jurczak arrivent à étaler une belle palette de sentiments avec un texte aussi simpliste, Benjamin Jungers, Lui, peine à décoller de son personnage benêt d’écrivain raté sans trop d’émotions. Est-ce la figure de Zeller lui-même qu’il incarne ? La scène d’exposition et la scène de fin sont les mêmes. À l’exception que, dans la seconde, le couple adultérin décide de ne rien dire à Lui. Les catastrophes qui se sont succédées après la première annonce sont ainsi balayées. Y a-t-il une morale ? S’il en est une, elle d’une consternante banalité : pour protéger l’autre, mieux vaut lui mentir. Aussi, on se demande pourquoi l’Autre ne serait pas féminin ? Est-ce l’apanage des femmes de tromper leur pauvre mari fidèle ? Ce texte a tout d’un exorcisme pour son auteur, un rejet de la femme aux relents misogynes affligeants. On aurait apprécié qu’il garde des démons aussi banals pour lui et son confident – curé ou psychanalyste. Inutile d’en faire tout un drame. Avec cette pièce, Florian Zeller montre encore qu’il est un auteur important de notre époque en prouvant une chose : écrire et avoir du succès est à la portée de n’importe quelle plume, même des plus médiocres. « L’Autre », de Florian Zeller, mise en scène de Thibault Ameline, actuellement au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse, 75006, Paris. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur theatredepochemontparnasse.com. "Orestie", dépassée avant-garde © Guido Mencari Dès les premiers instants, l’ambiance est scarificatrice : composée d’images lentement distillées derrière un sombre rideau de tulle, les personnages évoluent sur scène comme des lames qui pénétreraient lentement nos chairs. L’esthétique de Romeo Castellucci est unique. On est face à sa torture, le public n’a d’autre choix que de suivre le coryphée grimé en lapin blanc. Ici, le groupe antique devient l’unique narrateur à la voix étouffée et lancinante. A la coloration en noir et blanc subsiste quelques touches de rouge, pour le sang, et de doré pour la richesse. Le son est le point d’orgue dans la création de cet univers. Durant la première partie, il laisse entendre la guerre (de Troie?) qui fait encore rage. Quelques cris d’enfants rappellent à notre mémoire le sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon. Dans la seconde partie de la pièce, le bruit se fait rare, son absence est assourdissante. Castellucci utilise l’Orestie d’Eschyle comme prétexte à la composition d’un monde désespéré. Il fait apparaître la beauté dans l’horreur. Clytemnestre et Cassandre sont obèses. Agamemnon est trisomique. Les coups de fouets, sous la main d’Egisthe, se transforment en caresses. Il faut l’avouer, rien ne dépasse, tout est sous contrôle. Et c’est bien dommage, Castellucci dessine un théâtre sans accident. C’est ce manque d’imprévu qui conduit ces partis pris très forts à n’être finalement que des accroches, des coups visuels pour lesquels le sens fait défaut. On sombre bien vite dans un ennui inévitable. Castellucci nous perd, volontairement. Le Lapin Coryphée peut se mettre à raconter les premières pages d’Alice au Pays des Merveilles. Pourquoi ? Plusieurs réponses pourraient bien s’offrir à nous, mais elles ne sont que la projection de notre propre esprit. Bien évidemment, Castellucci refuse d’apporter des réponses. Les connaît-il lui-même ? © Guido Mencari En remontant ce spectacle créé en 1995, le metteur en scène italien ne prouve qu’une chose : depuis, il s’est amélioré. Cette « Orestie » donne à voir un spectacle caractéristique d’avant-garde ayant vieilli. Quoi de pire qu’une esthétique aux ambitions dérangeantes qui subsiste aux questions qu’elle voulait détruire ? Castellucci massacre le texte d’Eschyle pour n’en garder que quelques mots, niant le sens ; il laisse chaque spectateur trouver ses propres réponses. En agissant ainsi, ce n’est donc pas le monde qu’il remet en question, mais il se montre seulement lui-même dans cette esthétique splendide au premier abord, mais surtout malsaine, adulée par une frange de spectateurs bouche-bée de pouvoir y voir tous leurs mythes personnels. Castellucci est ici un narcissique qui s’adresse à d’autres narcissiques, et lorsque chacun se regarde le nombril, il n’y a plus aucune communion théâtrale, encore moins d’union dramatique. Tel Dieu, le metteur en scène veut faire le monde à son image. Romeo Castellucci permet néanmoins une chose, capitale. Il contribue depuis des décennies maintenant à casser les frontières entre performance plastique et art dramatique. Qu’on donne désormais les mêmes moyens à d’autres plasticiens, nul doute qu’ils produiront des images intéressantes ou qui auront au moins le mérite d’être en phase avec le monde actuel. « Orestie (une comédie organique ?) » d’après Eschyle, de Romeo Castellucci, jusqu’au 20 décembre au Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006, Paris. Durée : 2h45 (entracte compris). Plus d’informations et réservations sur www.theatre-odeon.eu. « Eros Hugo » : l’intime énigme d’une pudeur ardente Affiche de l’exposition Eros Hugo. Entre pudeur & excès, Maison Victor Hugo. « Les poètes n’ont pas la pudeur de ce qu’ils vivent : ils l’exploitent. », écrivait Nietzsche*. Pourtant, c’est à un tout autre récit que se livre la Maison Victor Hugo dans cette exposition consacrée au grand homme de lettres. Entre pudeur et excès, ce sont justement les faces multiples des liens tissés entre l’œuvre littéraire et l’intimité de l’homme : une vie sexuelle vivante, complexe et frénétique, a contrario de ses écrits chastes et pudiques, où l’amour se veut sensuel, mais jamais explicitement charnel. Et parfois, quand l’excès et la passion s’immiscent dans les lignes de ses romans, c’est une extraordinaire puissance qui se libère, mais sans jamais sombrer dans le versant licencieux ou pornographique. Alors assurément, si Hugo vit des passions amoureuses et sexuelles exaltées, il ne les exploite pas le moins du monde, au contraire même, il les farde souvent. Le pari de cette exposition – au demeurant fort réussie – est donc véritablement risqué : d’une part, il s’agit de naviguer habilement entre les poncifs sur la vie sexuelle d’Hugo ; ensuite, il faut parvenir à construire des ponts entre intimité, littérature, création plastique et histoire des mœurs du temps, sans jamais se perdre dans un discours trop hermétique ; enfin, il convient d’adopter justement, un parti pris « entre pudeur et excès » : montrer des œuvres érotiques, voire parfois au-delà – dérangeantes et violentes, tout en justifiant ce choix qui pourrait vite tourner au scabreux injustifié. Force est de constater que le commissaire Vincent Gille, se tire fort bien de ce sujet si délicat à traiter. Attention toutefois, si la monstration de ces images se justifie ici et sont replacées judicieusement dans un discours historique et scientifique, certaines ne sont pas à destination d’un jeune public. Prise dans cette impétuosité charnelle, la muséographie se fait d’ailleurs héraut de cette ambiguïté des sentiments : elle est à la fois calme et fougueuse. Aux tons bleus et violines de la première salle, succèdent des murs aux couleurs flamboyantes, orangées et vermeilles. Ainsi, à la douceur des patientes amours entre Hugo et sa femme Adèle Foucher, répondent les passions qu’il vivra avec Juliette Drouet, Léonie Biard et Blanche Lanvin. Boulanger Louis, Claude Frollo et la Esméralda, 1833 ; Maison Victor Hugo. © Maison de Victor Hugo / Roger Viollet. La première salle s’ouvre avec les années 1820 – 1832, alors que le jeune Victor Hugo se fiance en secret avec celle qu’il connait depuis sa plus tendre enfance. Hanté par le souvenir malheureux du couple conflictuel formé par ses parents, il s’impose – ainsi qu’à sa future épouse, un idéal amoureux intransigeant, où chacun devra rester vierge jusqu’à l’autel. De ces amours graves mais néanmoins heureuses, naîtra l’expression d’un désir qui ne pourra s’épanouir qu’au fil de ses romans : les pages de Notre-Dame de Paris sont emplies de cette violence, où la belle Esméralda est désirée, emprisonnée puis exécutée. Cette manifestation littéraire du charnel qui ne peut s’exprimer au dehors, est ici richement exposée : ainsi, les planches gravées de Dominique Vivant-Denon pour le roman Le Moine de Mathurin Lewis, plongent le visiteur dans ème l’atmosphère romanesque gothique de la fin du XVIII siècle. Comme un écho, les illustrations de Louis Boulanger pour Notre-Dame de Paris leur répondent : de la jeune Antonina persécutée et violée par Ambrosino, à Claude Frollo séquestrant Esméralda, s’étalent sous nos yeux des affections contrariées, cruelles et oppressantes. Corot Jean-Baptiste, Marietta, l’odalisque romaine, 1843, Petit Palais, musée des BeauxArts de la Ville de Paris. © Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris Plus tard, les années 1829 – 1851 amorcent la rupture du carcan moral dans lequel Hugo s’était enfermé : le recueil des Orientales et la pièce de théâtre Hernani, ouvrent une brèche qui n’aura de cesse de s’accroître. Le couple soudé qu’il formait avec Adèle se brise ; alors qu’elle s’éprend de Sainte-Beuve, Hugo succombe aux charmes de Juliette Drouet. Sa vie intime relève dès lors d’une succession d’excès : il côtoie actrices et courtisanes, passe ses nuits dans les bals ou les loges des théâtres, cherche les faveurs sexuelles d’autres femmes pour tromper sa maîtresse, allant même jusqu’à séduire Alice Ozy, une jeune comédienne dont Charles Hugo – son fils – est tombé amoureux. De cette vie intime devenue plus trouble face à la sagesse de ses jeunes années, Vincent Gille propose une lecture intelligente, à deux versants : aux métaphores de la passion et de la femme désirée, répondent les tragédies écrites pour la scène. Ainsi, les illustrations pour les Orientales de Louis Boulanger et Achille Devéria dans une veine orientaliste, côtoient Marietta, l’odalisque romaine de JeanBaptiste Corot, la Femme demi-nue étendue sur un lit de Théodore Chassériau, ou encore l’Etude pour l’odalisque à l’esclave de Jean-Auguste-Dominique Ingres. De même, quelques dessins et lettres manuscrites évoquent magnifiquement l’histoire d’amour complexe entre Hugo et Juliette : d’abord, la rencontre charnelle où les rapports physiques tiennent une grande place, symbolisée par une série d’esquisses érotiques représentant des scènes d’atelier de Francesco Hayez ; puis une correspondance privée, précieuse et émouvante, où la souffrance de Juliette petit à petit délaissée, se lit et se ressent. Hugo Victor, « Sub clara nuda lucerna », plume et lavis d’encre brune sur crayon de graphite, papier vélin, 19.6 x 31.6 cm. Maison de Victor Hugo, © Maison de Victor Hugo / Roger Viollet. Le second versant de cette intimité bouleversée, est abordé par le biais de la scène ; jalousie, infidélité et inceste, sont des thèmes qui traversent l’œuvre théâtrale d’Hugo dans les pièces sombres et tourmentées que sont Angelo, Le Roi s’amuse ou Lucrèce Borgia. Son attrait pour le monde du théâtre est ici abondamment illustré : du point de vue des spectateurs premièrement, de Constantin Guys peignant Deux couples dans une loge à Gavarni et son Galop du bal de l’Opéra. Puis, du point de vue d’Hugo lui-même, alors qu’il se plaît à dessiner son célèbre et récurent personnage de Maglia, un poète, philosophe et anarchiste extrêmement cynique. Le parallèle avec le Bossu Mayeux – créé par Traviès de Villiers en 1832 est d’ailleurs mis en avant, alors que leurs caractères érotiques sont véritablement perceptibles et permettent à leurs auteurs, de belles allusions sexuelles. Et de la sexualité ici, il y en a, notamment par le biais des illustrations d’Henri Monnier pour les chansons érotiques de Béranger. Si certaines sont cocasses ou mettent le rose aux joues, d’autres sont il faut l’avouer, d’un aspect éminemment plus dérangeant et questionnent les limites de l’alibi érotique ; on pensera notamment à cette vignette dans laquelle un homme d’Eglise fouette avec une mine extatique, les fesses d’un petit garçon nu. Pour autant, au-delà de toute trivialité, c’est bien la femme qui est célébrée chez Victor Hugo. Personnage central de ses romans et poèmes, la figure féminine y est à la fois aimée, étreinte, enviée ; mais elle est aussi crainte tant elle effraye. Esclave et souveraine, elle incarne la permanence d’un désir caché qui finira par s’assouvir, de l’amour chaste de Cosette et Marius dans Les Misérables, à l’infernale Josiane se jouant de Gwynplaine dans l’Homme qui rit. Mais aussi pures ou charnelles que soient ces amours, l’évocation reste toujours le maître mot, dans une pudeur qui se refuse à dévoiler la dimension physique de corps se serrant. Moulin FélixJacques-Antoine, Etudes photographiques, Amélie, tirage sur papier salé d’après des négatifs sur verre au collodion, 21 x 15.3 cm. Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie, © BnF. Ici, photographies et croquis alternent pour célébrer la femme désirée, entre délicatesse et dévoilement. C’est ainsi qu’Amélie, modèle des Etudes photographiques de Felix-JacquesAntoine Moulin, ébauche avec les épreuves de Julien Vallou de Villeneuve, un habile contrepoint aux carnets dessinés d’Hugo où de fugitives silhouettes nues, se couchent sur le papier. Enfin, la très belle toile de Gustave Courbet, Les amants dans la campagne, ponctue habilement ce fragile équilibre antagoniste, de l’obsession du féminin alliée à la destinée de ces couples succombant à l’amour. Mais voici que dans la dernière salle, c’est l’explosion : l’appétence pour la chair se révèle, l’excès se manifeste sous la plume d’Hugo. Le dieu Pan de La Légende des siècles se fait messager d’un monde où tout n’est que désir et fureur ; Josiane est la femme-araignée dont Gwynplaine n’est que la proie malheureuse. Des satyres, des exaltés ivres de passion et de cruauté, poussent la frénésie jusqu’à l’animalité ; le combat de Gilliatt et la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer, n’exprime pas autre chose que ces élans lascifs où tout n’est qu’enlacements. Hugo d’ailleurs, ne résiste pas à cet ème imaginaire de l’animal tentaculaire très présent au XIX siècle : il en croque dans ses carnets, tandis qu’Hokusai en 1814, réalise l’estampe érotique intitulée Le Rêve de la femme du pêcheur. Rops Félicien, La vrille, dessin, mine de plomb, aquarelle, 9 x 6,2 cm. © collection Vibescu / Mony photo Gilles Berquet Mais si Hugo semble enfin succomber à l’expression d’une sexualité plus excessive et assumée, il ne versera jamais du côté de la pornographie. En effet, si la dernière salle de l’exposition met en avant le corps puissant sculpté par Auguste Rodin pour l’écrivain, elle souligne aussi le décalage entre son œuvre et celle de ses contemporains. Chez eux, l’iconographie est obscène, sans fard. La sexualité n’est plus dans l’érotisme grisant, mais verse dans une violence dérangeante où la figure féminine est réifiée à l’extrême, prisonnière de créatures monstrueuses aux multiples verges qui incisent douloureusement la chair et le moindre orifice. Félicien Rops, très critique sur les bonnes mœurs et l’hypocrisie de la société bourgeoise, décline à l’infini des compositions où la femme n’est qu’un jouet soumis aux symboles phalliques – La poupée du satyre, où ce dernier manipule une femme-poupée comme une marionnette sexuelle en est un exemple parmi d’autres. Aussi avilissantes que soit cette imagerie, elle démontre au moins que jamais Hugo n’aura cédé à cette symbolique licencieuse, malgré toute la démesure qui lui a parfois été prêtée. « Eros Hugo. Entre pudeur et excès », est donc une exposition riche, habile, et qui œuvre pleinement à la déconstruction d’écueils malheureusement trop répandus sur la vie intime de Victor Hugo. Si on le dit prompt à une sexualité ardente, elle ne l’est pas plus que celle de ses contemporains ; et si on le croit exempt de toute production littéraire sensuelle, il faut alors s’empresser de lire ses poèmes publiés à titre posthume. Toute cette ambiguïté, cette intrication de retenue et d’audace, est ici intelligemment déchiffrée et mise en valeur. Les parallèles entre la vie et l’œuvre d’Hugo, ainsi que les perspectives offertes avec d’autres grandes figures de son temps, font émerger une dimension méconnue et pourtant passionnante de ce grand écrivain. Un regard éclairant sur une personnalité que tout un chacun pense connaître, mais qui recèle encore preuve en est, bien des charmes secrets. Thaïs Bihour. * Nietzsche Friedrich, Par-delà le Bien et le Mal, Naumann ,1886. « Eros Hugo. Entre pudeur et excès » – L’exposition se tient jusqu’au 21 février 2016 à la Maison Victor Hugo. Plus d’informations sur http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr/ "Sales gosses" : quand l’école pète les plombs Copyright : Eric Didym Aux premiers instants, sur fond de rock, Alexandra Castellon bondit sur scène gesticulante et désarticulée. Le ton est donné : « Sales gosses » sera corporel, ce corps incroyable de l’actrice qui tour à tour sera chacun des personnages de la pièce. Entre ironie et espoir, elle danse, virevolte sur scène, inattendue et, tel un chat, retombe toujours sur ses pattes. Ce corps est capital à la réussite de la pièce. Les multiples rôles qu’elle incarne sont les différents personnages, sales gosses, qui se construisent autour de la figure du bouc-émissaire. Alexandra Castellon est la petite fille brimée, sa mère irresponsable, sa maîtresse qui pètera les plombs et ses camarades de classe qui imitent l’enseignante. Elle est la société qui stigmatise, brutalise… Tous les points de vue sont représentés. L’auteure du texte, Mihaela Michailov, signe un texte poético-réflexif qui illustre le vécu d’une écolière différente. Elle sera victime d’un déchainement de violence de la part des élèves de sa classe. Une histoire extrême où l’on assiste à une scène de brimade brutale et excessive. Tout est vécu par l’actrice : les coups, les cris, les détails les plus sordides. On retrace par les mots le chemin qui guide à la mort d’âmes innocentes. Copyright : Eric Didym La mise en scène de Michel Didym emploie ingénieusement la scénographie de Philippe Poirot. Alexandra Castellon est entourée de casiers de collégiens. Si, aux premiers abords, ils paraissent simplement orner les murs, chacun renferme des surprises permettant une circulation inédite du décor et des différentes ambiances. Cette collaboration entre metteur en scène et scénographe illustre comment Didym ne s’enferme pas dans une esthétique : il se renouvelle à chacune de ses créations. On est marqué par ces « Sales gosses » qui luttent contre la société pour œuvrer à la construction de leur individualité. Michailov questionne la maturité et la volonté de grandir à tous les âges et toutes les responsabilités. Un texte roumain, dans lequel il faut voir la société Européenne mise face à ses démons de négation de la différence. « Sales gosses » de Mihaela Michailov. Mise en scène de Michel Didym, jusqu’au 18 décembre à La Manufacture, CDN de Nancy, 10 rue Baron Louis, 54000, Nancy. Durée : 1h20. Plus d’informations et réservations sur www.theatre-manufacture.fr