Antoine Laget architecte du Théâtre National et du théâtre du LGM

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Antoine Laget architecte du Théâtre National et du théâtre du LGM
Antoine LAGET, architecte du Théâtre National puis de celui du
Lycée
LE THEATRE NATIONAL
C’est en 1956/57 (?) que j’ai vécu l’épisode le plus marquant de ma vie professionnelle, la conception et
la construction du Théâtre National. En quelques mois.
J’étais à l’époque directeur à Abidjan du Bureau d’Etudes Henri Chomette (BEHC) de Côte d’Ivoire. Le
premier grand concours international d’architecture d’après guerre est lancé par l’UNESCO. Son objet : le Palais
de l’Empereur Haïlé Sélassié à Addis-Abeba. Directeur du concours l’architecte suisse Bernard Tshumi. Rappelé
d’Abidjan à Paris je dirige avec Henri Chomette l’énorme « charrette ». 3 mois d’intense activité. 35 châssis (de
1m x 1m, format imposé) sont expédiés à Addis à la date prescrite. Je retourne à Abidjan.
Les résultats du concours se font attendre plusieurs mois. Notre projet est classé deuxième, le premier
prix est attribué à un architecte italien neveu du Nonce Apostolique. Tout de même plutôt satisfaisant.
A quelques temps de là l’Ambassade d’Ethiopie, ou le Quai d’Orsay, informe Henri Chomette que
l’Empereur souhaite le rencontrer à Addis. Il s’y rend évidemment. Assez intrigué. Entretien mené en 2 temps :
d’abord des félicitations pour la qualité de notre projet ; puis demande à Henri Chomette de son avis sur les
projets architecturaux envisagés et les dispositions prises localement pour célébrer dans quelques mois le
e
Jubilée marquant le 50 anniversaire de son accession au trône. Inattendu.
Au terme de son enquête la réponse d’Henri Chomette, diplomatiquement exprimée mais sans
ambigüité, est : les projets sont d’une affligeante banalité eu égard au retentissement national et même
international de l’événement / compte tenu des moyens disponibles ces projets ne seront probablement pas
achevés dans les délais. Il est vraisemblable que l’Empereur soupçonnait ces réalités, qu’elles expliquent la
convocation.
Question subsidiaire (prévue) « que suggèreriez vous ? » réponse préparée : « réaliser à partir du gros
œuvre d’un grand cinéma inachevé, abandonné depuis des années, situé au bas de l’avenue Churchill, un
théâtre susceptible d’accueillir des évènements culturels, éventuellement politiques, dignes du Jubilée.
Commentaire complémentaire fâcheux : la réalisation d’un édifice aussi important, aussi spécialisé, n’est pas
possible dans les quelques mois restant à courir, la date du Jubilée serait à repousser d’un an. L’idée du théâtre
est accueillie très favorablement, le report de la date du Jubilée déclaré « impossible ». L’Empereur demande à
Henri Chomette de prendre en charge ce projet. Dans les délais !
ORGANISATION
Dilemme : « impossible » de refuser ; « impossible » de réaliser un tel projet, dans un tel délai, dans un
tel contexte. L’impossible n’étant pas français, il convient d’étudier comment l’accomplir. Je suis convoqué à
Addis séance tenante : Abidjan-Bamako-Paris / Paris-Le Caire-Khartoum-Addis. Un voyage aérien de 24 heures,
les jets intercontinentaux n’étaient pas inventés.
Suivent plusieurs jours d’intense activité. Au programme :
- explorer le cinéma abandonné. Il est solidement construit, sa configuration offre des possibilités
intéressantes, mais beaucoup à faire.
- dessiner quelques esquisses, quelques perspectives, définissant les grandes lignes et les idées-forces
du projet. Fondamental mais le plus facile. Avec du matériel prêté, dans une pièce mise à notre disposition.
- le projet :
. en ville, sur le parcours du cortège, quelques arcs de triomphe provisoires. Une broutille.
. dans le bâtiment abandonné créer un vrai théâtre, éthiopien, de qualité, impérial, centré sur une loge
majestueuse.
. complété et mis en valeur, sur l’emplacement de vastes terrains vagues entourant le bâtiment, par 3 places
architecturées décorées par des bassins, jets d’eau, sculptures et drapeaux. Avec, sur la plus importante de ces
places, une monumentale statue du Lion de Juda, emblème de l’Ethiopie, seul pays africain resté de tous temps
indépendant ; emblème aussi de la dynastie régnante et de l’Empereur Haïlé Sélassié. Une statue qui s’impose
d’évidence pour marquer le Jubilée. La concevoir et la réaliser posera par contre de sérieux problèmes dont le
premier sera de s’assurer la collaboration et la présence sur place du sculpteur voulu.
- prendre contact avec les autorités responsables : le porte parole de l’Empereur, le Kantiba (maire) de
la ville et le vice-Kantiba. Tous parlent un français impeccable, tous sont disposés à nous apporter leur aide. Avec
l’architecte de la ville, suisse, M. Perret. Avec l’agent voyer M. Marcerou Français dont l’épouse est une dame de
compagnie de l’Impératrice.
- avoir des entretiens avec les Français installés pour nous faire une idée d’un contexte totalement
inconnu.
- munis de nos premiers plans, discussions avec les entreprises locales principales pour connaître leurs
potentialités. Des sociétés dirigées le plus souvent, de façon inattendue pour nous, par des entrepreneurs
italiens. L’Empereur, dans sa sagesse, ayant pris la décision politique de conserver ces sociétés utiles au
développement immobilier de son pays. Deux noms restés dans ma mémoire : le comandatore Buschi, une
truculente force de la nature et le géomètra Denti, une force tranquille qui se révèlera d’une remarquable
efficacité. Le défi posé par la réalisation de nos projets dans des délais très courts ne suscite pas de réaction
négative. Cette attitude éclaire d’une note positive l’espoir de mener à bien la réalisation de nos projets. Leur
collaboration durant toute la durée des travaux se révèlera en tous points satisfaisante.
- étudier la création immédiate d’une agence opérationnelle à Addis, le problème le plus ardu. Recruter
du personnel local / Importer des collaborateurs français ayant le profil voulu, disponibles immédiatement, prêts à
s’expatrier / trouver des logements, des bureaux, acheter équipement et matériel nécessaires.
- créer une cellule spéciale au bureau de Paris pour :
. mener les études relatives aux installations particulières d’un tel projet (équipements de scène, décors,
éclairages, sonorisation, sécurité, mobiliers, décorations) / les faire fabriquer / les expédier / avec le personnel
spécialisé nécessaire à leur mise en œuvre sur place.
. répondre aux desiderata du bureau d’Addis. Ils seront aussi nombreux que variés à n’en pas douter.
. assurer les vols charters indispensables à l’acheminement rapide du fret, parfois du personnel. L’acheminement
maritime et ferroviaire serait incompatible avec les délais.
. s’assurer la collaboration des artistes nécessaires aux œuvres d’art, ainsi que de décorateurs et ensembliers.
Conclusion : Le pari est très risqué mais jouable. A condition d’inventer une logistique révolutionnaire :
ne respecter ni méthodes classiques, ni délais normaux, ni règles officielles, ni processus orthodoxes régissant la
conception et la réalisation d’un projet habituel.
LE CHANTIER
Les travaux débuteront avant que tous les plans ne soient terminés. Démolitions partielles, réfections,
quelques premiers ouvrages. Plusieurs entreprises seront juxtaposées, superposées, interposées sur le chantier.
Des horaires de forçat 7 jours sur 7. Toutes les liaisons avec l’Europe en avion charter. Réalisation de certains
travaux dans une chronologie « hérétique » mêlant construction, équipements spécialisés, installations
techniques, œuvres d’art.
Le chantier devient l’attraction principale de la ville. Notamment l’érection du gigantesque Lion en pierre.
Trônant au cœur d’une troupe de tailleurs jouant un concert permanent de lithophones, chants, cris et rires. Sous
la direction du sculpteur Maurice Calka, premier grand prix de Rome. Auteur aussi des statues-girafes et statuesstèles du hall d’honneur, des poissons monumentaux en laiton des bassins. Le chantier intérieur est évidemment
interdit aux visiteurs. Parmi une forêt d’échafaudages en tous genres, une activité de ruche. Des travaux de
construction classiques. Mais surtout des activités extraordinaires de corps d’états inconnus sur un chantier
normal, qu’il faut coordonner, synchroniser, arbitrer, pour respecter les prévisions d’un planning plus que serré.
Qu’il faut remanier fréquemment selon les circonstances. Un long fleuve, certes, mais tout sauf tranquille.
Parmi ces travaux l’immense vitrail figurant la silhouette symbolique de l’Empereur. Dominante bleu, en
dalles de verre épaisses d’un pouce, enserrées dans une résille de béton. Œuvre du peintre réputé Charles
Maussion, auteur également du rideau de scène et de la grande composition picturale ornant la façade
longitudinale du théâtre.
Dans la période d’activité maximale, 1200 personnes s’activent sur le chantier, un arrière goût de
construction des cathédrales au Moyen Age ?
PRESTATION IMPREVUE
Cerise sur le gâteau, les autorités éthiopiennes nous demandent, à 2 mois du Jubilé, de nous charger
aussi de l’organisation du spectacle de la soirée inaugurale. Rien ne nous est épargné. Une pièce de Molière par
son thème populaire conviendrait. Mais en français… ?!? Un spectacle de ballet est donc décidé. Le bureau de
Paris réussit à monter une troupe d’une vingtaine de danseurs et danseuses pour présenter quelques classiques.
Une prouesse. La troupe débarque à Addis au complet, le jour dit, deuxième prouesse. Accueillir, loger, satisfaire
les desiderata de ces artistes qui se prennent tous pour des stars débarquant à New York est un véritable
cauchemar. Ils n’ont aucune conscience du contexte : exigences insensées, caprices, bouderies, crises de nerf,
leur imagination est sans borne. Ayant vraiment d’autres tutus à fouetter… je les confie lâchement aux autorités
éthiopiennes. Miracle lors de la séance inaugurale Lac des Cygnes, Sylphide, Casse-Noisettes se déroulent à la
satisfaction de l’Empereur, des autorités et du public enthousiaste, surtout de la nôtre. Le lendemain tout ce joli
monde est rembarqué dans l’avion pour Paris.
RETROSPECTIVE
En février 2014, plus d’un demi siècle plus tard, je fais une visite au Théâtre. Extérieurement il a un peu
vieilli. Des adjonctions ont été apportées, la galerie extérieure est occupée par les classes d’une école, les 3
places ont pratiquement disparu notamment au sol les motifs d’un grand zodiaque stylisé. Mais le Lion est
toujours là fièrement campé sur son socle. Intact, malgré les bouleversements politiques et historiques survenus
depuis sa réalisation. Intérieurement, le Théâtre est encore en parfait état, très bien entretenu. Et en activité. Sur
la scène se déroule la répétition d’une pièce de théâtre, aux tables du foyer de nombreux convives discutent,
jeunes pour la plupart. Dans le hall un va et vient animé. Le Directeur Général Ato Tesfaye Shimles Bekele me
reçoit entouré de collaborateurs. Nous sommes un jour de semaine à une heure normale. Visiblement le Théâtre
National Ethiopien, est un organisme très actif cadre d’une vie culturelle permanente. Je suis très impressionné.
Le Directeur m’apprend qu’un nouveau théâtre, plus grand, plus moderne, va être construit à Addis. Que la
question s’est posée de le construire en démolissant celui-ci. Mais qu’il a été décidé de le conserver car il est
considéré comme faisant partie du patrimoine national. Dans un pays africain, en pleine expansion économique
où les bâtiments nouveaux poussent comme des champignons, le plus souvent à l’emplacement de bâtiments
anciens, cette décision me paraît traduire de la part des autorités une remarquable maturité politique et culturelle
ainsi que l’appréciation de la qualité architecturale de ce Théâtre.
En toute modestie, en revoyant les lieux, je trouve que ce Théâtre que j’avais un peu oublié est un bon
et beau projet architectural : la simplicité du plan et sa fonctionnalité, l’ampleur des volumes, la justesse des
proportions, le jeu sobre des matériaux vrais (marbre, bois, métaux, verre, mosaïque, cuir), la beauté des
sculptures, du vitrail, du rideau de scène, de la loge impériale bien qu’un peu dégradée, me paraissent aussi
satisfaisants aujourd’hui que lors de la conception du projet. Surtout si l’on se remémore les conditions
matérielles et temporelles extrêmement difficiles de sa réalisation. J’éprouve une légitime fierté et suis heureux
de constater qu’elle est partagée par les autorités et le peuple éthiopien.

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