41 bako corruption transports

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41 bako corruption transports
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LASDEL
Laboratoire d’études et recherches sur
les dynamiques sociales et le développement local
_________
BP 12901, Niamey, Niger – tél. (227) 72 37 80
BP 1383, Parakou, Bénin – tél. (229) 61 16 58
La corruption dans les transports et la douane
au Bénin, au Niger et au Sénégal
Nassirou BAKO ARIFARI
Etudes et Travaux n° 41
Décembre 05
Cette étude a été financée par la Commission de l’Union européenne et la DDC (suisse)
2
Avertissement
Ce texte constitue un chapitre de l’ouvrage à paraître en 2006 sur « La corruption au
quotidien » (sous la direction de G. Blundo et JP. Olivier de Sardan) aux Editions Karthala
et Zed Books (pour la version anglaise)
3
Table des matières
LE CONTEXTE ........................................................................................................................................ 6
LES ACTEURS DE LA CORRUPTION DANS LE SECTEUR DU TRANSPORT ................................................... 9
Les agents publics............................................................................................................................ 9
Des acteurs et intermédiaires « amateurs » … ................................................................................ 9
… aux professionnels de la corruption .......................................................................................... 10
QUETE DE RAPIDITE ET D’ACCELERATION DES PROCEDURES FACE AU JEU DE LA LENTEUR ................. 13
LA CHAINE DE CORRUPTION DANS LES TRANSPORTS ET SES MECANISMES .......................................... 15
Avoir un permis de conduire ......................................................................................................... 15
La visite technique des véhicules ................................................................................................... 16
Le trafic de cartes grises et de plaques d’immatriculation............................................................ 16
Le contrôle routier (gendarmerie et police) .................................................................................. 17
LES FORMES ET PRATIQUES SPECIFIQUES DE CORRUPTION DANS LA DOUANE ...................................... 19
Les logiques de la corruption en douane ....................................................................................... 19
Les accords entre douaniers et fraudeurs ..................................................................................... 19
Le système des acquits ................................................................................................................... 20
Le transit déguisé .......................................................................................................................... 20
L’escorte de marchandises ............................................................................................................ 20
Les sous-classements des marchandises à dédouaner ................................................................... 21
La sortie frauduleuse de marchandises ......................................................................................... 22
L’arrondissement au millième supérieur ....................................................................................... 23
Le système des « TS » (travaux supplémentaires, ou temps supplémentaire) ............................... 23
LA CORRUPTION COMME « NECESSITE » PROFESSIONNELLE................................................................ 25
LA CORRUPTION COMME EFFET DE STRUCTURES ET EXPLOITATION D’OPPORTUNITES ........................ 28
Le refus de la légalité .................................................................................................................... 28
La forte propension aux transactions ............................................................................................ 28
La fraude massive comme compétence .......................................................................................... 29
La forte informalisation de l’économie transfrontalière ............................................................... 30
La faible capacité de contrôle de l’espace national ...................................................................... 31
Les « effets frontières » .................................................................................................................. 31
Obligation de résultats sans moyens et échanges de services : la privatisation interstitielle ....... 32
Sociabilité artificielle et société civile conformiste ....................................................................... 34
CONCLUSION ....................................................................................................................................... 35
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................... 37
4
« Le taxi nourrit beaucoup de monde : le propriétaire, le conducteur, les syndicats, les
chargeurs et le policier » (un conducteur de taxi, Parakou, Bénin, 2000).
« Un type peut être bon dans son groupe social mais, au sein de la douane, il y a un
environnement qui le dénature. Lorsqu’on brasse des millions par jour, on est plus exposé qu’un
simple instituteur… Le problème c’est que, derrière chaque dossier, il y a une tentative de
corruption. Il y a des propositions auxquelles on succombe facilement. C’est la corruption qui
vient aux douaniers. Il n’y a pas de corrompus s’il n’y a pas de corrupteurs… La meilleure façon
de lutter contre ces gens qui vous font des faveurs pour venir quelque temps après vous demander
des services, c’est de leur dire : “tu m’as offert ton argent et je l’ai mangé, sans renoncer cependant
à faire correctement mon travail” » (propos d’un douanier sénégalais, à Kaolack, 2000).
En Afrique de l’Ouest, la douane, la gendarmerie et la police apparaissent toutes
comme les sites de la corruption institutionnalisée, banalisée et à grande visibilité
(« corruption à ciel ouvert »), dont une des manifestations est la généralisation du
rançonnement sur les routes1. Par ailleurs, en termes de volume de ressources financières en
jeu, la douane arrive en tête, loin devant les marchés publics et les services des impôts. Une
enquête récente menée au Bénin sur la chaîne de transport montre que la douane est désignée
par 70 % des enquêtés comme le corps où le niveau de corruption est le plus élevé (cf. Lalèyè
2001). Au Niger et au Sénégal, le douanier est perçu comme étant, après la mort, un candidat
tout désigné pour l’enfer, tant il symbolise la corruption.
Presque toutes les prestations de ces services publics sont plus ou moins privatisées.
Cette privatisation interstitielle de l’Etat consiste en l’implication, par les agents des douanes
et de la force publique, d’une série d’acteurs saprophytes et d’agents supplétifs « informels »
à travers des relations d’alliance segmentaire qui concourent à une certaine pérennisation de la
corruption.
Les travaux sociologiques sur la police mettent surtout l’accent sur les phénomènes de
« la discrétion policière » et de « l’inversion hiérarchique » : les agents de terrain
disposeraient d’une grande marge de manœuvre dans la sélection des situations à réprimer, de
sorte que les initiatives des supérieurs hiérarchiques dépendraient fortement de l’action des
exécutants (Monjardet 1996). Ce pouvoir discrétionnaire constitue une ressource essentielle
qui met l’agent de police en position de force par rapport aux usagers. De fait, ces études ont
souvent porté sur la corruption dans la police judiciaire et secondairement sur le racket des
usagers de la route (cf. Gupta 1995). Si l’image du policier corrompu est plutôt
internationalement partagée et reste l’un des sujets favoris des presses locales, les logiques
internes de la corruption policière et leurs liens avec le fonctionnement et les
dysfonctionnements des administrations policières et étatiques en général ne sont pas souvent
au centre des préoccupations des analystes.
Quant à la douane, la plupart des travaux se concentrent sur la fraude, son ampleur et
les pertes qu’elle entraîne pour les budgets des Etats (Stasavage et Daubrée 1997, Johnston
1997). Elle a souvent été mise en rapport avec le phénomène de l’informel (cf. Usinier et
1
Le rançonnement sur les routes est devenu si endémique que par exemple, pour les véhicules en transit par le
port de Cotonou, l’Etat a fini par procéder à l’instauration de «frais d’escorte » uniques pour la traversée du
Bénin. Ce groupage des « faux frais routiers » (nom pour la corruption aux postes de contrôle) en « frais
d’escorte », sous l’égide du ministère des Finances, permet de dédommager la police, la gendarmerie et la
douane routière pour « les pertes de recettes » de rançonnement que cela occasionne à leurs agents sur le terrain.
Mais la redistribution de ces frais d’escorte s’effectue au sommet des hiérarchies des différents corps de contrôle
impliqués. Les agents subalternes sur la route estiment être « lésés » par cette mesure qui est un simple transfert
des recettes de corruption par rançonnement de la base vers le sommet. Ils n’ont pas tardé à reprendre leurs
activités de rançonnement sous le couvert du contrôle de sécurité lors du passage de ces véhicules en transit.
5
Verna 1994) ou a été perçue comme une réaction de groupes exclus ou marginalisés – dont les
femmes – à la baisse des opportunités dans l’économie salariale2. Selon Niger-Thomas
(2000 : 58), la plupart des femmes entrepreneurs ne considèrent pas qu’elles ont une
obligation morale de verser des taxes à l’Etat : elles cherchent tout simplement à avoir « leur
part » dans une société où chacun cherche à avoir la sienne. Mais dans ces études l’accent est
mis sur une seule partie des acteurs de la corruption, à savoir les fraudeurs, sans s’intéresser
aux agents publics impliqués dans les interactions corruptrices au quotidien. Quand on sait
que la fraude transfrontalière est massive et sert de canal d’accumulation pour des groupes
plutôt privilégiés au sein de l’Etat, on peut affirmer que la contrebande n’est pas un
phénomène limité à des groupes exclus, mais un véritable système, contrôlé souvent par les
acteurs les plus nantis.
On présentera les différents acteurs de la corruption au quotidien dans la douane et les
transports. On décrira et on analysera les contextes, les pratiques, les mécanismes, et les
logiques de cette corruption institutionnelle et structurelle, ainsi que les réseaux et les modes
opératoires à travers lesquels elle se manifeste, le tout en relation avec les contraintes
structurelles de leur occurrence. Enfin, nous envisagerons les changements induits par le
phénomène aussi bien au plan social que politique. Nous montrerons que la corruption dans le
secteur des transports et des corps de contrôle répond à une multiplicité de logiques à la fois
de rentabilité économique, de sociabilité ordinaire, d’échange social, mais aussi parfois de
compétence professionnelle, et même de recherche de performance du service public.
Les pratiques de corruption dans le secteur des transports et de la douane portent sur
trois domaines : a) l’état civil des usagers : contrôle d’identité et de permis de conduire ; b) les
aspects techniques et administratifs des matériels roulants : immatriculation, visite technique,
assurance, carte grise, présentation extérieure générale des véhicules, etc. ; et enfin c) les
marchandises transportées et la fiscalité douanière. Les routes, les cours d’eau, les ports et les
aéroports ainsi que les administrations en charge de leur gestion forment le décor physique où
se déroulent les interactions corruptives quotidiennes que nous analyserons ici.
Les enquêtes ont porté sur tous les services impliqués dans la délivrance d’un
quelconque document relatif au transport (système portuaire, directions des transports
terrestres, auto-écoles, centres de sécurité routière, police et gendarmerie routières, sociétés de
transit et de consignation, administrations douanières, syndicats divers de conducteurs et
transporteurs, associations de commerçants, etc.) et leurs multiples acteurs (officiels comme
non officiels)3.
2
Mais quoique contribuant à la baisse des recettes de l’Etat, cette pratique peut paraître tonique en ce sens
qu’elle permet à des personnes qui pourraient être exclues ou marginalisées dans l’économie formelle de pouvoir
se constituer une certaine richesse, faisant ainsi de la contrebande, et de tout ce qui permet son existence, une
forme de « solution locale à des problèmes locaux » (MacGaffey 1991 :67). On pourrait donc affirmer avec cet
auteur que la corruption est comme une sorte de contre-culture positive qui permet à ses acteurs d’accéder à des
avantages auxquels leur exclusion de l’économie formelle ne leur donnerait autrement pas droit
3
Notre démarche, essentiellement qualitative, a consisté en des entretiens, des observations parfois participantes
(suivi d’opérations de dédouanement de marchandises diverses et de nombreuses transactions entre acteurs, suivi
des véhicules de transport en commun en tant que simple passager afin de mieux observer les formes
d’interactions corruptrices entre policiers, gendarmes et usagers de la route, etc.) et un dépouillement de la presse
locale et de documents divers dans les trois pays.
6
Le contexte
Si le Bénin connaît, depuis le début des années 1990, une croissance économique
continue de l’ordre de 4 à 5 % par an après une période de récession profonde au cours de la
décennie 1980 (croissance négative de -2,9 % par exemple en 1989) après 17 années de
régime marxiste-léniniste4, c’est plutôt une période de stagnation économique que traverse le
Sénégal, malgré son engagement précoce dans les politiques d’ajustement structurel, qui ont
conduit indirectement au vote-sanction lors des présidentielles de 2000, consacrant l’éviction
du système dominant du PS en place depuis une quarantaine d’années et l’arrivée au pouvoir
du régime libéral du PDS au cri de « sopi » (changement en wolof).
Au Niger, nous avons affaire à un Etat ayant eu dans les années 1990 une existence
symbolique sinon fictive, incapable de payer ses fonctionnaires (actuellement 11 mois
d’arriérés de salaire) , où trois années blanches successives ont pénalisé la jeunesse scolaire
et universitaire, et où la survie dépend de l’ingéniosité de chaque acteur à trouver dans les
interstices de l’Etat les moyens et les opportunités de ressources : « Quand on parle de survie,
on a sa déontologie derrière le dos et son ventre devant », déclare un policier nigérien.
Ces trois pays ont connu de grands changements politiques ou de régimes avec les
processus de démocratisation qui ont changé les formes du contrat politique entre « société
politique » et « société civile ».
Mais le changement de régime ne signifie pas nécessairement un changement dans les
pratiques corruptives. Bien au contraire, le changement au sommet de l’Etat entraîne un
changement d’alliances politiques locales en cascade, comme au Sénégal après 2000 sur fond
de clientélisme politique alimenté par des pratiques de corruption.
Le clientélisme politique érigé en système articule fondamentalement la relation des
usagers aux services publics. La baisse des montants des amendes d’infraction au code de la
route au Sénégal sous le régime du PS, pour se gagner l’électorat du monde du transport, est
une de ces manifestations institutionnelles de ce clientélisme politique. Il y a une continuité
avec le régime du PDS et une des expressions de celle-ci apparaît dans le discours du
responsable du syndicat des conducteurs de taxis de la ville de Kaolack quand il dit : « A
Kaolack il y a 3.228 vélos qui circulent sans autorisation, mais cela fait aussi 3.228 voix pour
le PDS », puisqu’il s’agit en général de débauchés du PS au profit du PDS5.
Un policier nigérien, à qui je me plaignais de la surcharge étouffante du taxi que
j’empruntais pour me rendre de Gaya à Niamey en 1998, me déclara pour toute réponse :
« Monsieur on ne peut rien maintenant, ce sont les syndicats qui décident ». Ce propos illustre
bien le changement de rapport de forces entre agents de sécurité publique et acteurs privés du
transport, du fait de la corruption mais aussi des stratégies électorales des pouvoirs en place.
Les acteurs privés et associatifs dans le domaine des transports n’ont plus peur des forces de
sécurité publique, ce qui leur permet d’enfreindre plus facilement et impunément les lois en
vigueur.
Et pourtant, la lutte contre la corruption dans le secteur du transport est un phénomène
ancien dans les trois pays. Dans l’administration béninoise, par exemple, elle a commencé
sous la révolution (1972-1989), particulièrement au début des années 1980, avec la radiation
d’agents de sécurité publique pris en flagrant délit de rançonnement des usagers de la route.
4
Cf. sur cette période, Godin 1986
Intervention, lors de la restitution des résultats de cette étude à Dakar en février 2001. Le PS (Parti socialiste) a
dirigé le Sénégal de l’indépendance en 1960 à 2000, année où le PDS (Parti démocratique du Sénégal) a gagné
les élections présidentielles avec Me Abdoulaye WADE.
5
7
Le renouveau démocratique n’a pas interrompu le processus mais l’a consacré à travers deux
décrets en 1995. Le Comité de lutte contre l’inflation, institué par le décret 95-171 du 9 juin
1995, a tenté de faire un lien entre le coût de la vie et les pratiques de rançonnement sur la
route avant la mise en place de SOS-Corruption pour recevoir les plaintes de victimes. Et
pourtant, le phénomène est presque toujours en hausse. Dans une étude réalisée par la Banque
mondiale sur le transport routier au Bénin, on peut lire que « … L’existence de plus de vingt
points de contrôle sur la route reliant Cotonou à la frontière avec le Niger augmente de 20 à
30 % soit de 2 milliards de F CFA par an les frais de transport sur cet itinéraire » (Banque
Mondiale, 1996).
Le Bénin et le Niger sont voisins d’un grand champion de la corruption, le Nigeria,
(selon le classement de Transparency International en 2003), avec lequel ils partagent de
longues frontières cruciales pour leur survie économique. Le contrôle de ces frontières reste
un défi permanent pour les pouvoirs publics des deux pays, qui ne sont jamais véritablement
parvenus à sur maîtriser les transactions économiques transfrontalières, lesquelles
s’enchâssent dans des relations historiques et ethniques profondes. Le Sénégal vit une
situation analogue à ce tropisme nigérian avec la Gambie qui est une véritable zone franche
dans le ventre du Sénégal et un lieu à partir duquel se développent de nombreuses filières de
corruption et de fraude relayées à l’intérieur par les réseaux maraboutiques qui assurent
impunité et « inviolabilité » aux zones de transit et d’entreposage des produits de fraude (cf.
Touba, la ville sainte mouride).
Ces trois pays ont des budgets essentiellement fiscaux, dans lesquels la part des
recettes douanières reste toujours prédominante. Cette part de la douane est de 40 % au
Sénégal en 2000 après avoir atteint 52 % en 1999, juste avant la mise en application de la
réforme douanière de l’UEMOA (entrée en vigueur le 1er janvier 2000) ; elle est de 46 % au
Bénin en 2000 et plus de 60 % au Niger dans la même période. Cette dépendance budgétaire
structurelle envers les recettes douanières est un indicateur de l’importance des activités de
commerce, de transit et de transport dans ces pays. Cette dépendance est accentuée par les
réformes impulsées par les différents programmes d’ajustement structurel qui ont mis les
gouvernements en situation de vulnérabilité face à leurs douanes6. Une menace de grève dans
la douane est toujours un objet de grand souci. Et les douaniers n’hésitent pas à faire du
chantage chaque fois que des actions ou des enquêtes sont en cours qui visent les pratiques de
corruption dans leur secteur. En 1999 au Bénin, le gouvernement a annulé les résultats d’une
commission d’enquête sur la fraude et la corruption dans la douane devant une grève des
douaniers qui a réduit de plus de 2/3 les recettes douanières du mois de novembre 1999. Au
Niger, le gouvernement a été obligé de dissoudre le syndicat national des douaniers (SNAD)
en 1997, après avoir radié du corps des douaniers en 1994 les membres de son bureau pour
cause de grève, alors que, dans la crise profonde que traversait le pays, la douane était presque
la seule source de revenus pour le gouvernement7.
Plus spécifiquement, si le Niger est un pays enclavé pour lequel l’activité de transport
est essentielle à la survie économique, le Bénin et le Sénégal disposent quant à eux d’un port
maritime qui joue une fonction d’entrepôt pour les Etats voisins enclavés et où l’activité de
6
Les politiques d’ajustement structurel mettent partout l’accent sur les politiques fiscales qui sont plus ou moins
synonymes de politiques de recouvrement de recettes douanières dans ces pays. Ces politiques ont renforcé la
position et le rôle de l’administration douanière.
7
Toutefois, ces douaniers radiés ont été réintégrés en 1999.
8
transit et de commerce de réexportation constitue l’une des principales sources de revenus (cf.
Igué et Soulé 1992, Igué 1998 pour le Bénin).8
8
Le secteur du transport sans la douane représente par exemple au Bénin en moyenne 8 % du PIB et près de
25 % des investissements publics en 1995-96. Il emploie environ 3 % de la population active (cf. rapport Banque
mondiale 1996), avec un parc automobile estimé à environ 100.000 véhicules.
9
Les acteurs de la corruption dans le secteur du transport
Les agents publics
Les prestations de services dans le secteur des transports impliquent très souvent
plusieurs administrations à la fois : pour l’obtention des permis de conduire, il y a les services
des mines (seuls au Bénin), la gendarmerie (en plus dans le cas du Niger), et des services
privés comme les auto-écoles ; pour l’immatriculation des véhicules on a partout les services
chargés des transports terrestres, fluviaux ou maritimes ; pour la sécurité routière, c’est la
visite technique des moyens de transport assurée par les centres de sécurité routière qui
peuvent intervenir également sur la route directement pour certains contrôles techniques
comme le taux d’alcoolémie ou le niveau de pollution de l’environnement avec les gaz
d’échappement (cas du Bénin). Enfin, pour le contrôle de l’application du code de la route et
la vérification de la conformité des moyens de transport aux normes techniques et fiscales
dans chacun des pays, il y a la police et la gendarmerie. Ces deux corps interviennent
également dans le contrôle des personnes et marchandises transportées. Si les contrôles
d’identité à l’intérieur des territoires des trois pays sont de moins en moins appliqués, ils
prennent une toute autre dimension aux différentes frontières, avec la police d’émigration et
immigration. Dans les localités éloignées des postes de douane, la gendarmerie joue le rôle
dévolu à la douane pour le contrôle des marchandises, souvent moins pour dédouaner que
pour ponctionner.
Pour le contrôle des objets transportés (marchandises ou autres), différents corps
interviennent à la fois. Ainsi, les agents des eaux et forêts contrôlent les produits primaires en
provenance de la « brousse », comme la viande sauvage et surtout le bois d’œuvre, le bois de
chauffe et le charbon de bois. Sur les routes, les agents de l’élevage contrôlent le transport de
bétail, tandis que les agents des services de pêche contrôlent le poisson et les armements de
pêche.
De tous ces corps de contrôle dans le secteur du transport, c’est la douane qui jouit
cependant du monopole sur la principale source de recettes budgétaires dans les trois pays, à
savoir le contrôle des marchandises transportées et la perception des taxes. Les autres services
qui concourent à la réalisation du travail de la douane sont aujourd’hui offerts surtout par des
sociétés privées : les sociétés de transit, de consignation et de manutention d’une part, et
d’autre part les sociétés de contrôle de la valeur des produits importés, des procédures de
dédouanement, de l’effectivité et de l’exactitude de la perception des taxes douanières (Bivac
au Bénin, Cotecna au Niger, SGS au Sénégal).
Des acteurs et intermédiaires « amateurs » …
A chacune de ces différentes étapes de la chaîne des transports, interviennent
différents usagers : candidats au permis de conduire, conducteurs de véhicules, transporteurs
(propriétaires), syndicats de conducteurs et de transporteurs, passagers des véhicules. A ceuxlà s’ajoutent les intermédiaires en transport routier, qui regroupent une série d’acteurs comme
les chargeurs, appelés « coxeurs » au Bénin, au Niger et au Sénégal, ou encore « chefs de
garage » (entendez « gare routière » au Sénégal). Ces derniers jouent les intermédiaires à la
fois entre les passagers et les conducteurs, et entre ces derniers et les corps de contrôle
installés dans les gares routières, sans compter toute la population flottante des auto-gares
qualifiée partout de « racoleurs ». A tous les postes de contrôle, gendarmes et policiers ont à
leur disposition des « intermédiaires » accrédités qui s’occupent très souvent de « la corde »
ou du « barrage routier ». Dans les trois pays, et particulièrement au Bénin et au Niger, on
note l’émergence d’une autre forme de contrôle sur la route, menée cette fois-ci par les
10
syndicats des conducteurs et transporteurs pour assurer le respect du « système de tour ». Ils
ont leurs barrages routiers propres, différents de ceux des policiers et gendarmes, pour
contrôler les « mass » (fraude sur le tour de passage des chauffeurs de taxi) et aussi pour
rançonner leur propres « électeurs ».
En plus des acteurs privés cités plus haut, gravitent autour de la douane d’autres types
d’acteurs : commerçants, chauffeurs-fraudeurs, fraudeurs « professionnels » (julo et njogaan
au Sénégal, fayawo au Bénin, smogalyze au Niger)9, « convoyeurs » de marchandises
spécialisés en minoration de taxes douanières, passeurs divers (comme les femmes
« passeuses » au Bénin ou encore les « passeurs en douane » au port de Cotonou ou auprès de
la douane à l’aéroport de Niamey au Niger et au Sénégal en général), les transitaires agréés et
surtout les transitaires ambulants (informels dans les trois pays).
… aux professionnels de la corruption
Les agents de douane ne sont que les principaux animateurs de réseaux plus vastes
d’acteurs saprophytes qui vivent des rentes de corruption liées à la douane. Parmi ceux-ci, on
retrouve des agents supplétifs de la douane et des intermédiaires professionnels en
transactions corruptrices. En effet, pour appuyer leur action sur le terrain, les douaniers ont
souvent recours à des agents supplétifs appelés « aides douaniers » par les douaniers euxmêmes, « klébés » (arracheurs de billets) dans le jargon des fraudeurs du sud du Bénin, ou
encore « karen dwan » (chien de douane, en langue hausa au Niger) et « personnel civil de la
douane » (Sénégal), qui sont autant d’intermédiaires dans la chaîne de corruption en douane.
Sous ces noms génériques, on met à la fois les pisteurs, les chauffeurs et les indicateurs de la
douane. Presque chaque douanier en a au moins un, voire deux ou parfois plus, à son service.
Il s’agit d’acteurs qui fonctionnent le plus souvent à la duplicité, comme le dit
clairement l’un d’entre eux, M.A.D., un indicateur sénégalais de 51 ans :
« ...Aucun chef en douane ne peut mener à bien son activité sans collaborer avec le
personnel civil. Si on voulait, par exemple, s’aventurer à éliminer le personnel civil, les recettes
tomberaient vite de 10 à 20 % parce que ce personnel irait prêter ses services aux fraudeurs et leur
donner toutes les informations sur les douaniers. Si les civils n’ont aucune faveur chez les
douaniers, ils finiront par se déporter du côté des fraudeurs de Touba... » (entretien du 18-06-00)
Ceci est confirmé par un transitaire nigérien :
« … Tout douanier a son karendwan. Son karen dwan surveille pour lui même les hautes
magouilles dans le corps de la douane, il vient le lui dire, et son patron entre dans l’affaire. En
réalité, les douaniers se font des karendwan pour qu’aucune magouille ne se passe à leur insu. Si
par exemple un patron est averti d’une magouille, il vient bloquer. Il dit non, il faut qu’il soit
dedans ou il dénonce. Il y a aussi des douaniers qui sont devenus des karen dwan pour leurs chefs
de bureau, ils dénoncent tous ce qu’ils voient. »
Dans certaines régions frontalières, notamment avec le Nigéria comme à Kraké (au
Bénin), les klébés sont organisés en « brigades civiles de sécurité locale » mises en place par
les autorités administratives et l’association de développement locales pour aider les
douaniers à contrôler les multiples pistes de fraude. A Kraké seul, l’effectif de ces klébés
tourne autour de 400 personnes, soit plus de quatre fois le nombre d’agents de sécurité
affectés à cette frontière. Or, ces supplétifs ne sont pas salariés. Ils sont payés en fonction des
9
Julo désigne la catégorie des marchands colporteurs appelés généralement Dioula en Afrique de l’Ouest et qui
sont des spécialistes de la fraude transfrontalière. On désigne par le terme njogaan les femmes fraudeuses au
Sénégal, qui sont souvent en accointance avec les douaniers. Mais leurs activités, comme pour les julo, portent
sur de petites quantités de marchandises. Les fayawo (en langue yoruba) et smogalize (en langue zarma du Niger
mais adapté de l’anglais smuggle : frauder) renvoient aux mêmes catégories. Il s’agit de termes génériques qui
désignent les fraudeurs sans distinction de sexe et sans considération avec les quantités de marchandise en jeu.
11
saisies (10 % de prime sur les saisies) mais aussi grâce aux extorsions qu’ils sont tacitement
autorisés à faire sur les usagers. C’est ce qu’on appelle le « clear » (mot anglais) à Kraké, qui
est une sorte de « péage » institué de façon informelle. Il faut payer pour « éclairer » le
chemin au passage. Ce sont les klébés qui sont chargés de la perception de ce droit de passage.
On constate les mêmes pratiques de délégation de fonctions dans le port de Cotonou, où ce
sont les klébés qui jouent le rôle de secrétaire pour les inspecteurs de douane, qu’ils
remplacent sur plusieurs lieux de contrôle. En plus de leur mandat de dénonciateurs, ils jouent
les intermédiaires de corruption, et encaissent pour le compte des douaniers quand ceux-ci ne
veulent pas s’afficher. Ils jouent les écrans entre corrupteurs et corrompus contre des
rétributions des deux côtés.
Parfois, ils peuvent même percevoir des frais de corruption en lieu et place de leurs
patrons-douaniers, comme c’est le cas dans ces propos d’un interlocuteur nigérien :
« Pour échapper aux différentes amendes et à la confiscation de sa marchandise, un
commerçant a proposé 500 000 FCFA au douanier moyennant sa libération. L’affaire fut conclue
et le douanier devait passer au domicile du commerçant pour toucher l’argent. C’est plutôt son
indicateur qui se présenta chez le commerçant pour prendre l’argent de la part, a-t-il dit, de son
patron. Il a disparu avec la somme et comme c’est une affaire discrète et illégale, le douanier n’a
pu poursuivre son indicateur. »
Aux klébés, il faut ajouter les « transitaires ambulants », appelés ainsi parce qu’ils ne
sont pas des commissionnaires agréés en douane, mais exercent de fait cette profession auprès
des douaniers. Il s’agit d’un maillon central de la chaîne de corruption dans le transport qu’on
retrouve dans les ports (de Cotonou et Dakar) et aux frontières (aériennes comme terrestres).
En général, les transitaires ambulants manipulent de l’argent liquide, avec lequel ils payent
sur le champ les factures de la douane, alors que les commissionnaires agréés mènent des
transactions douanières dont les paiements sont différés. Il s’est créé ainsi une sorte d’alliance
entre les douaniers et les transitaires ambulants contre les commissionnaires agréés. Du fait de
leurs relations monétaires directes avec les douaniers, les transitaires ambulants ont acquis
une réputation de flexibilité et de rapidité dans les opérations de dédouanement, surtout pour
des marchandises en faibles quantités. La présence de ces acteurs dans le paysage portuaire et
douanier au Bénin a amené les commissionnaires agréés à sous-traiter eux aussi avec ces
ambulants, en leur « vendant leurs cachets » pour faire d’eux leurs agents indirects. Ainsi,
c’est par une pratique de corruption que les commissionnaires agréés en douane tentent eux
aussi de compenser ce qu’ils considèrent comme un manque à gagner. Il se crée de ce fait un
enchâssement de plusieurs niveaux de corruption. Dès lors, les transitaires ambulants agissent
sous le couvert des commissionnaires agréés, qui acceptent de domicilier symboliquement
leurs opérations dans leurs entreprises, sans pour autant les enregistrer dans leurs chiffres
d’affaires à fiscaliser10. Au Bénin, les transitaires ambulants ont même réussi à se légitimer en
créant des syndicats et associations de défense de leurs intérêts, reconnus par le ministère de
l’Intérieur. Des acteurs menant des activités illégales ont acquis une reconnaissance officielle
sans pour autant payer des taxes à l’Etat.
Les transitaires ambulants sont devenus les régulateurs de la corruption dans les
transactions portuaires. Ils maîtrisent tous les tarifs de corruption aux différents postes de
contrôle. Ce savoir est devenu un des paramètres de leur compétence professionnelle. Au port
de Cotonou ou encore dans les services douaniers du Niger, la connaissance de la topographie
des lieux de corruption et des tarifs occultes pratiqués est la garantie de leur efficacité. Par
exemple, pour faire sortir un véhicule d’occasion du port de Cotonou, il faut passer par dix-
10
Les transactions corruptrices portent ici sur des matières précises comme par exemple : l’échange de
connaissement, la rectification, la détermination de la valeur en douane, la frappe de déclaration, etc.
12
sept sites de corruption successifs, dont dix à l’intérieur de la douane11. Pour sortir un
conteneur, l’itinéraire est le même dans la douane, mais les tarifs de corruption sont plus
élevés. Pour sortir une marchandise de la douane dite « moyens de transport » à Niamey, il
existe sept sites de corruption dans le circuit que maîtrisent les déclarants en douane
ambulants.
La corruption comme compétence professionnelle devient de plus en plus la norme,
même pour des sociétés de transit agréées, comme le démontrent ces propos d’un transitaire
nigérien à l’aéroport de Niamey :
« Pour ce qui concerne leur société, la C.E.T., un budget a été voté pour ces douaniers, la
distribution se faisant à la fin de chaque année sous forme de cadeau de fin d’année, plus
l’utilisation du téléphone quasiment gratuite par les douaniers. A la Nitra (société nigérienne de
transit) par exemple, ce sont des bons d’essence qui sont distribués aux douaniers. Le bon
transitaire est celui qui entretient des bonnes relations avec les douaniers. Ces derniers peuvent
voir des défaillances dans les traitements des dossiers et fermer les yeux sans rien dire. Voyezvous, l’entretien de ces bonnes relations évite toujours à la maison de transit des amendes lourdes
venant de la Douane. »
Les différents acteurs ainsi évoqués peuvent être classés en trois grandes catégories :
a) les agents publics, b) les opérateurs économiques, et c) les intermédiaires institutionnels ou
informels dans les transactions corruptrices. Les frontières réelles entre ces trois grands
groupes d’acteurs restent assez floues dans la pratique : un policier, un gendarme ou un
douanier peut être à la fois un raquetteur, un fraudeur, un intermédiaire en corruption entre un
usager et un collègue douanier, etc. Ainsi, des pratiques comme le « cher collègue »12 dans la
douane sénégalaise, les fausses escortes douanières pour couvrir des fraudes au Niger comme
au Sénégal, ou encore l’importation des marchandises au port de Cotonou par des douanierscommerçants sous le nom de leurs épouses, participent toutes de ce brouillage des frontières
entre les catégories d’acteurs évoquées.
11
Ces dix postes de corruption tarifée sont : le dépôt de déclaration au site informatique, le service de
l’apurement, l’inspecteur contrôleur, le chef visite, le caissier, le service des dépôts de la douane, le chef écor, le
douanier de faction à l’entrée du parc d’autos sous douane (qui prend un TS avant de délivrer le bon à enlever
(l’enregistrement), le service des contentieux, (soit neuf sites de corruption à passage obligatoire) et enfin, selon
le cas, le douanier ou les agents supplétifs qui, à la sortie des véhicules, menacent de contester la procédure de
sortie, juste pour retarder l’usager qui doit alors donner quelque chose avant d’échapper.
12
C’est une recommandation d’un fraudeur par un douanier auprès de ses collègues pour l’exonérer des taxes
éventuelles. Le message sur un bout de papier de recommandation commence souvent en ces termes : « cher
collègue… ».
13
Quête de rapidité et d’accélération des procédures face au jeu de la lenteur
Les usagers des services de transport et de douanes (importateurs, exportateurs,
simples particuliers en butte aux tracasseries administratives, conducteurs de taxi ou de
camions, transporteurs, etc.) sont des acteurs de la vie sociale et économique pour qui le
temps constitue un facteur important de succès : gagner du temps, c’est rentabiliser son
activité. Ils sont en quête permanente de rapidité, et pour cela il leur faut se donner les moyens
d’accélérer les procédures. Ces différents acteurs de l’urgence sont souvent des acteurs
stressés et donc en situation de vulnérabilité devant les fonctionnaires et autres agents publics.
Ils sont souvent amenés, même quand ils sont en règle, à vouloir corrompre pour obtenir un
service accéléré. Par exemple, pour sortir une marchandise de la douane, entre l’introduction
de la déclaration dans le circuit douanier et la sortie de la marchandise, le délai est de 48
heures au Niger et 72 heures au Bénin. Mais en général, les usagers trouvent ce délai trop long
et préfèrent « accélérer les procédures ». C’est ce que note un transitaire nigérien :
« En réalité, c’est le client qui est pressé de sortir sa marchandise, et, pour ne pas perdre
nos clients, on corrompt les agents de la douane pour faire sortir la marchandise le plus vite
possible. Tu vois, si on doit attendre 48 heures tu verras que les clients vont fuir pour aller là où on
peut vite leur sortir leurs marchandises. »
Pour les agents publics, ce sont là des opportunités réelles d’extorsion et de ponction,
dans lesquelles le coût de la corruption pour l’usager est souvent en deçà de la perte
envisageable si l’acte recherché était différé dans le temps. Ces contextes créent un besoin de
service personnalisé chez les usagers qui rentrent souvent de manière tout à fait consentante
dans les pratiques de corruption, dont ils prennent même l’initiative.
« Les douaniers jouent sur notre impatience. Ils savent que nous sommes pressés, alors ils
le font pour chercher un arrangement. Il est rare que les douaniers demandent explicitement un
arrangement. S’ils savent que vous n’êtes pas en règle, ils commencent par vous menacer pour
faire pression sur vous. Ensuite ils vous montrent qu’ils sont disposés à vous aider, et c’est là que
vous devez comprendre le jeu et leur proposer quelque chose. Ensuite vous marchandez. Si par
contre le douanier ne trouve vraiment rien après avoir contrôlé, il dit : “donne-moi l’argent de la
kola”. »13
Les agents de contrôle routier et les douaniers jouent donc sur le temps. Cela va du
simple « garez-vous et donnez vos pièces ! » que le policier lance aux conducteurs pour faire
pression sur eux, à la menace de déchargement des marchandises dont use et souvent abuse le
douanier :
« Quand vous allez à Zinder ou à Maradi par exemple avec un camion chargé, chaque
agent de douane sur la route, notamment dans les brigades, exige de nous quelque chose alors
qu’on a fait les formalités dès le départ. Vous êtes contraints de donner ou alors on vous menace
de décharger le camion pour soi-disant un contrôle. Vous voyez le montage qu’ils font pour nous
avoir. Or, imaginez qu’on vous demande de décharger en brousse alors qu’il n’y a même pas de
manœuvres sur les lieux. En plus, le propriétaire du camion ne vous a pas donné de l’argent pour
ça. Vous comprenez que parfois c’est malgré nous que nous cédons à leur pression. »
Au port de Cotonou, les douaniers créent volontairement des files d’attente d’usagers,
particulièrement les vendredis après-midi, dernier jour de la semaine, appelé « la finale ». Les
douaniers arrivent tard au travail, vers 16 heures, et à peine une heure après, c’est la fermeture
officielle des guichets. Commence alors un marchandage comme sur une place boursière, où
les usagers et les douaniers font des offres ou formulent des demandes de corruption pour
traiter les dossiers des usagers, afin de leur permettre de sortir leurs marchandises. Echouer à
faire sortir sa marchandise un vendredi après-midi, alors que toutes les formalités de sortie ont
été déjà remplies, est vécu comme une tragédie par les usagers, car cela implique non
13
AAT, commerçant, entretien du 10 Avril 2000, Kaolack, Sénégal.
14
seulement un week-end perdu, mais aussi des charges supplémentaires de gardiennage et une
reprise complète des formalités le lundi suivant. Cette pression sur le temps crée une inflation
qui peut faire monter les tarifs de corruption pour ce dernier acte jusqu’à 500 % et même
1.000 % (de 1.500 F à 15.000 F CFA).
15
La chaîne de corruption dans les transports et ses mécanismes
Du permis de conduire aux transactions douanières, en passant par les contrôles
routiers, ce secteur est une chaîne d’opportunités de corruption, dont les modes opératoires
sont des plus variés et des plus visibles.
Avoir un permis de conduire
L’examen du permis de conduire constitue la première forme de pouvoir de contrôle
dont disposent les agents publics dans le secteur du transport. Cette opération met en présence
des agents publics (examinateurs relevant des services des transports terrestres), des usagers
(les candidats) et des agents « privés »14 (les responsables et moniteurs des auto-écoles) qui
jouent les intermédiaires entre les deux premières catégories d’acteurs. Entre les moniteurs et
directeurs d’auto-écoles d’une part et les examinateurs de permis de conduire de l’autre, il
existe une complicité de fait pour extorquer de l’argent aux candidats. Ici, la corruption
fonctionne à la violence psychologique exercée sur les usagers. La tactique consiste à
convaincre le candidat qu’il ne peut pas réussir sans soudoyer. Cela fait partie des conseils
pratiques que donne le moniteur à ses élèves : « Il faut penser aux examinateurs »15. Les
moniteurs et directeurs d’auto-écoles sont ceux qui collectent les « frais de corruption » et qui
les remettent aux examinateurs concernés. Ils sont toujours présents lors du passage des
examens et indiquent souvent aux examinateurs16 ceux qui ont payé, et ceux qui n’ont pas
payé, lesquels devraient échouer sauf s’ils peuvent mettre en jeu d’autres types de ressources
comme la parenté, les interventions politiques et les réseaux de parents, amis et connaissances
(les « PAC » comme on dit au Niger). Il existe de fait des tarifs qui varient entre 10 000 et
20 000 FCFA, perçus une ou deux semaines avant l’examen17 au Bénin, ou encore jusqu’à
150 000 FCFA comme à Ziguinchor au Sénégal.
A un candidat « récalcitrant » qui n’avait pas payé les frais de corruption, le moniteur a
envoyé le jour même de l’examen un autre candidat pour le convaincre de verser l’argent sur le
champ pour se « mettre en règle ». Après son admission, et vu les conditions de passage de
l’examen, il admit qu’il n’aurait pas pu réussir sans corrompre.
A ce trafic institutionnalisé autour du permis de conduire officiel appelé « permis
propre » au Bénin (parce que sa possession ne suscite pas de doute lors des contrôles routiers)
s’ajoutent les pratiques de vente clandestine de permis contrefaits de différentes origines
(Nigeria, Niger, Côte d’Ivoire, etc.), notamment dans le quartier bien connu de Zongo à
14
Nombre d’auto-écoles sont soit la propriété d’examinateurs, soit parrainées par des agents en poste au
ministère des Transports.
15
Ce discours intervient dans un contexte social facilitant son acceptation, en ce sens que tout le monde
est convaincu à l’avance que, partout où il y a compétition et passage d’examen ou de concours, la réussite
dépend dans une certaine mesure des pratiques de corruption. Aussi, lorsque quelqu’un réussit à un examen de
permis de conduire sans avoir payé quoi que ce soit, on dit de lui qu’il a de la chance (et non du mérite…).
16
Au moment de l’enquête, les responsables des auto-écoles de Parakou, au Nord-Bénin, ne craignaient parmi
les examinateurs qu’une seule personne, une femme, à la retraite depuis peu et qui était considérée comme
incorruptible. Personne ne souhaitait avoir des candidats avec elle. Ne réussissaient avec elle que ceux qui
étaient compétents, ont rapporté plusieurs interlocuteurs.
17
Ces tarifs varient en fonction de la position et de la capacité de négociation des responsables des auto-écoles.
Dans une des auto-écoles de Parakou dont le propriétaire est lui-même un examinateur, le tarif de frais de
corruption est de 10.000 F CFA parce que celui-ci a la possibilité de recommander directement ses candidats à
ses collègues dans un vaste système d’échange de services.
16
Cotonou18. Ce trafic peut même avoir des ramifications internationales comme avec l’affaire
des permis sénégalais trafiqués en direction de l’Italie et autres pays européens.19
La visite technique des véhicules
C’est là un lieu de nombreuses pratiques de corruption rapportées par nos
interlocuteurs et que nous avons pu vérifier à plusieurs reprises. Les mécanismes de la
corruption ici aussi sont assez variés. Ils vont du paiement systématique de « frais de
cachets » à la délivrance du certificat de visite technique sans présentation du véhicule
« Pour avoir la visite technique, tu n’es pas obligé de présenter ta voiture, tu présentes
seulement ta poche20 », déclare un démarcheur sénégalais.
Cette pratique est générale dans tous les centres de visites techniques au Bénin et au
Sénégal. Certains centres excellent plus que d’autres dans le système. Parfois, on peut avoir
des réseaux véritablement constitués impliquant agents publics, transporteurs et
intermédiaires. C’est le cas des réseaux de collecte de livres de bord des véhicules gros
porteurs dans le Nord du Bénin ou encore au Sénégal : des intermédiaires « agréés » par les
agents des centres de sécurité routière acheminent les livres de bord vers ceux-ci pour
recevoir les cachets et quittances nécessaires sans que leurs véhicules ne soient présentés, à
plus forte raison examinés. Ce fonctionnement en réseau fait que les corrupteurs et les
corrompus ne se connaissent même pas. Tous dépendent de l’intermédiaire, qui reçoit une
gratification de part et d’autre. Des véhicules d’une région administrative donnée peuvent
même « subir » la visite technique dans une autre par le simple fait des stratégies des
intermédiaires et du fonctionnement en réseau, qui suppose une certaine confiance entre les
acteurs. Ce faisant, les véhicules roulent avec toutes les pièces à jour mais sans répondre à
aucune norme technique. Même les simples feux de signalisation ne sont pas souvent
fonctionnels.
Le trafic de cartes grises et de plaques d’immatriculation
Cette pratique intervient souvent dans les opérations de dédouanement, où certains
usagers, en complicité avec les agents de la direction des transports terrestres et des douanes,
substituent aux cartes grises normales de véhicules relativement neufs des cartes grises antidatées, afin de minorer les frais de dédouanement. Ainsi, nombre de véhicules roulent avec
des numéros de carte grise différents de ceux inscrits sur les châssis. Ce trafic suppose un
recyclage de cartes grises de véhicules hors d’usage ou la fabrication de cartes grises
contrefaites21 ou encore le recyclage de plaques d’immatriculation. On peut ainsi retrouver
des véhicules apparemment neufs avec des plaques d’immatriculation de série très
18
Au cours d’un contrôle routier, lorsqu’un conducteur présente un permis nigérian, il doit absolument donner
« l’argent de la bière » à l’agent de contrôle, qui mettra systématiquement en doute l’authenticité de son permis,
sans pour autant le lui retirer.
19
Dans sa livraison du Lundi 8 Janvier 2001, le quotidien le Tract a révélé le démantèlement par la gendarmerie
de Touba d’un réseau international de trafic de permis de conduire au Sénégal.
20
Entretien avec G.D., démarcheur en « visite technique », Dakar, 25 janvier 2001.
21
En 1999, une opération de contrôle de la Cellule de moralisation de la vie publique a permis de démanteler un
réseau de trafic de cartes grises impliquant des agents des douanes, des transitaires et des agents de la direction
des transports terrestres. Près d’une dizaine de véhicules ont pu être interceptés. Par exemple, des véhicules
fabriqués en 1999 ont reçu des cartes grises de 1980. Les tarifs de dédouanement des véhicules de 10 ans d’âge
et plus sont forfaitaires au Bénin. Les tarifs de ceux de moins de dix ans sont assez élevés. Neuf véhicules ont été
ainsi dédouanés à moins de 1,5 million de francs CFA au lieu de 41 millions de francs CFA en valeur normale,
soit un manque à gagner de près de 40 millions pour l’Etat.
17
antérieures22. Face à ces fraudes, les agents du contrôle routier, loin de saisir la justice, en
profitent pour opérer de nouvelles ponctions.
Le contrôle routier (gendarmerie et police)
« Le chauffeur a toujours tort devant le policier »
Le pouvoir de contrôler la conformité des actes d’un usager à la réglementation en
vigueur dans un secteur donné de l’activité sociale ou économique constitue un pouvoir de
ponction potentielle dans des contextes où rares sont ceux qui sont en règle. En effet, dans le
monde du transport par exemple, peu de conducteurs ontdes véhicules à jour, surtout les
véhicules exploités à des fins commerciales. Pour les agents de contrôle de la route, exiger la
mise en règle de tous les véhicules qui circulent est une tâche quasi impossible, qui risquerait
de bloquer l’activité économique. Les syndicats des transporteurs et les conducteurs sont
conscients de cela23. Parfois, les agents de contrôle font semblant de manifester de la
compréhension à l’égard des conducteurs qui ne sont pas en règle, en admettant que leur
travail represente souvent la seule source de revenu pour une famille nombreuse. Aussi, le
contrôleur et le contrôlé préfèrent-ils le plus souvent s’« arranger ». D’où les « frais de route »
que les propriétaires de véhicules remettent à leurs conducteurs au Bénin et au Niger pour
faire face aux demandes des agents de contrôle routier, qui d’ailleurs souvent interpellent les
conducteurs en ces termes : « Où est ce qu’on t’a remis pour moi ? ». De toute façon, le
contrôlé ne maîtrise jamais tous les paramètres du contrôle24. On commence par demander
l’assurance, la carte grise, le permis de conduire, la visite technique, le livret de bord, etc. Si
tout est à jour, on peut alors demander où est la boîte à pharmacie, l’extincteur, etc. Si
exceptionnellement rien ne peut être pris en défaut, l’agent de contrôle peut abandonner la
partie, ou alors changer de registre pour passer de la ponction/extorsion à la demande de
faveurs : « je n’ai pas encore déjeuné » ou encore « fais quelque chose ! ». La demande de
rétribution indue prend alors une forme de sociabilité ordinaire, celle de la sollicitation d’un
cadeau, reconnue comme légitime par tous. L’usager peut donner en ce cas « l’argent du
café » ou « l’argent de la cola », comme on dit au Niger et au Sénégal, ou « l’argent de la
bière » au Bénin.
Parfois, le contrôleur peut recourir au registre du pouvoir discrétionnaire, comme par
exemple l’accusation d’offense à agent en service, pour faire monter les enchères. Il est en
effet le seul à pouvoir apprécier s’il a été offensé ou pas. Tous les moyens sont bons pour
« coller le motif » comme on dit au Sénégal, c’est-à-dire pour trouver ou inventer une
infraction et obliger l’usager à négocier. Certains agents sont plus directs dans leurs exigences
de corruption et déclarent souvent aux usagers qui leur présentent leurs pièces : « ce n’est pas
les papiers qu’on mange ». Par ailleurs, lorsque les agents sont en mission de sécurité comme
au Bénin, et qu’officiellement ils n’ont pas le droit de faire de simples contrôles sur les
22
Déjà dans les années 1980, une opération de contrôle au Bénin a permis de détecter un réseau de confection de
fausses plaques d’immatriculation. Plus de quatre cents véhicules ont pu ainsi être arrêtés et leurs propriétaires
amendés.
23
L’Union nationale des conducteurs du Bénin (UNACOB) et l’Union nationale des transporteurs du Bénin
(UNATRAB) ont toujours préféré les échanges de services avec les agents du contrôle routier, qu’ils appellent
« nos amis de la route », à un respect de la loi. Les conflits n’interviennent que lorsqu’il y a une multiplication
du nombre de barrages soutiers « qui augmente à l’excès les frais de corruption sur la route. » (propos du
secrétaire général du Syndicat des transporteurs et routiers du Bénin).
24
Suivant la convention de la CEDEAO, sont demandées comme pièces dans le contrôle routier le permis
de conduire, l’assurance, la visite technique et la carte grise. Le nombre de postes de contrôle est aussi réglementé.
Ainsi par exemple, entre Cotonou et Malanville au Bénin, il est prévu 6 postes de contrôle et au Niger entre Dosso
et Arlit, 3 postes. Dans la réalité, le nombre de postes de contrôle est multiplié par cinq ou dix sur chacun de ces
tronçons : 16 à 20 postes de contrôle entre Cotonou et Malanville et 30 entre Dosso et Arlit.
18
véhicules, la stratégie consistera à faire une interprétation maximale de la mission de sécurité
et donc à exiger la fouille systématique des véhicules. La perte de temps et d’énergie que cela
suppose amène les usagers à consentir à quelques cadeaux pour passer (et éviter que leur
temps ne soit pris en otage).
Les recours contre cette forme de corruption-racket sont identiques aux recours contre
des amendes légitimes, et procèdent eux aussi de la corruption : népotisme par l’appel à un
parent travaillant dans le corps de contrôle concerné, cadeau direct au supérieur hiérarchique
ou intervention (par le circuit administratif ou politique25) auprès de lui, avec souvent pour
conséquence l’humiliation du subordonné. Ainsi, la peur des interventions auprès du supérieur
hiérarchique est un des arguments avancés par certains agents du contrôle routier pour
justifier leur préférence pour les « ententes cordiales » avec les usagers en infraction plutôt
que la verbalisation de l’infraction.
Très souvent les usagers anticipent sur la demande de corruption du contrôleur. Les
tarifs occultes pratiqués sont connus de tous, et chaque chauffeur sait combien donner à
chaque poste, en fonction du corps de contrôle (police, gendarmerie ou douane). Par exemple,
aux « éperviers de la route au bec crochu » (i.e. les gendarmes routiers au Bénin), le
minimum qu’on donne est 1 000 FCFA. Mais, avec les autres, les tarifs varient entre 200
FCFA et 500 FCFA (policiers et gendarmes des brigades territoriales en mission de sécurité),
d’où l’expression consacrée de stigmatisation des agents de contrôle routier « deux cents avec
tes pièces » au lieu de « descend avec tes pièces »26. « Faire delta » (cette expression désigne,
dans le jargon des gendarmes béninois, le geste de prendre le livre de bord du véhicule pour
en retirer le billet qui y a été placé et l’empocher rapidement) est reconnu comme un « droit »
de l’agent de contrôle et devient la norme sur la route. On passe ainsi de la transaction et de
l’extorsion au « péage », avec des tarifs relativement convenus.27 Cette corruption-racket est
souvent justifiée par les agents de contrôle de la sécurité routière en mettant en avant leurs
conditions de vie, comme il ressort des propos d’un responsable de la gendarmerie
sénégalaise :
« Un gendarme ou un gardien de la paix qui quitte sa famille le matin sans laisser le
moindre franc, et qui va faire la police de la circulation routière, n’hésite jamais quant à l’attitude
qu’il doit adopter devant un automobiliste en infraction qui lui tend un billet de 1.000 FCFA.
L’urgence aux yeux de l’agent, c’est de permettre à sa famille de manger à midi et le billet de
banque mène vers cette direction »28.
25
Au Bénin et au Niger, un grand nombre de camions en circulation est la propriété des hommes politiques au
pouvoir. Les agents de contrôle routier évitent souvent de les intercepter et de les envoyer en fourrière et
préfèrent alors prendre ce que le conducteur leur propose.
26
En principe, un conducteur ne doit pas descendre de son véhicule pour se diriger vers les agents de contrôle.
C’est le contraire qui est la règle. Mais, si un conducteur attend qu’un agent de contrôle routier vienne à lui, il est
considéré comme mal poli et pourrait écoper d’une sanction. Le « chef » ne se déplace pas impunément. Par
ailleurs, en s’arrêtant, le conducteur doit tout faire pour éviter que les passagers ne soient témoins oculaires du
geste par lequel il remet l’argent de corruption au « chef », tel qu’on appelle tout agent de la force publique. La
transaction se déroule presque toujours derrière le véhicule. Mais, dans les faits, les conducteurs demandent la
monnaie auprès des usagers - « passez-moi deux cents francs ! » - avant de descendre.
27
Un conducteur de camion chargé d’ignames affirme avoir dépensé entre Gaya et Niamey sur 295 km, en une
demi-journée, dans 8 postes de contrôle (de « péage » en fait), une somme de 180 000 F CFA en frais de
corruption sans reçu, soit l’équivalent du salaire mensuel d’un professeur de lycée.
28
Propos d’un responsable de l’Association des gendarmes de la force publique et assimilés (AGAA), Sénégal,
in Le Matin du 21 juin 2000, p.29.
19
Les formes et pratiques spécifiques de corruption dans la douane
Les logiques de la corruption en douane
Deux stratégies s’affrontent ici. Il s’agit d’une part pour les usagers et les transitaires
d’accélérer au maximum les transactions, et d’autre part et inversement pour les agents de
douane de la prendre en otage le temps des usagers afin d’en tirer des bénéfices personnels.
Dans ce rapport de forces, dit un transitaire, « le douanier a toujours raison ». Par conséquent,
les usagers développent des stratégies d’anticipation sur les demandes de corruption des
agents. Corrompre pour vite sortir un dossier est une question de compétence, de crédibilité et
de confiance pour le transitaire ambulant à l’égard de sa clientèle. C’est aussi la rapidité de
ses opérations qui lui permettra de soutenir la concurrence avec les autres. Les clients des
transitaires ambulants sont également sous le stress permanent du paiement de ce qu’on
appelle les « faux frais normaux ». Il s’agit d’un ensemble de pénalités ou de frais
supplémentaires qui s’ajoutent aux coûts des transactions à débourser par un opérateur
économique, si sa marchandise n’arrive pas à sortir dans les délais normaux : frais de
gardiennage, de dépôt en douane, de « surestaires »29 pour dépassement de franchise chez le
consignataire, etc. Ces faux frais « normaux » (officiels) peuvent parfois annihiler tout
bénéfice pour l’opérateur. Par conséquent, c’est la course contre la montre, et plus vite on sort
sa marchandise, plus gros est le bénéfice. Alors, les opérateurs préfèrent payer les faux frais
« anormaux » pour minimiser les faux frais normaux (cf. MTPT 1998).
La corruption se nourrit de l’ignorance des usagers, mais aussi et surtout de leur
volonté de gagner du temps, selon une logique économique simple, qui s’affronte à une
logique bureaucratique de la lenteur organisée, pour contraindre l’usager à mettre la main à la
poche.
La fréquence des pratiques de corruption fait que les douaniers n’hésitent jamais à
utiliser leurs propres moyens de déplacement pour accomplir leur travail ; ils contribuent donc
à titre personnel à faire fonctionner le service public. Le fait de suppléer ainsi l’Etat légitime
alors toutes les pratiques de ponction, de racket, d’extorsion et de péage. La corruption
devient le moteur du service public et le garant de son fonctionnement quotidien.
Les accords entre douaniers et fraudeurs
Des accords occultes permettent à des fraudeurs professionnels d’avoir des
« agréments » secrets auprès de bureaux de douane pour mener en paix leurs activités
frauduleuses contre des versements réguliers de sommes d’argent. De vastes réseaux se créent
alors autour des fraudeurs agréés, qui deviennent du coup des parrains de petits fraudeurs non
connus à la douane. Cette pratique est très développée dans les zones frontalières du Bénin30
et du Niger31 avec le Nigeria, notamment en ce qui concerne le trafic de carburant, de pièces
29
C’est ainsi que les sociétés de consignation appellent les taxes supplémentaires qu’ils prennent sur les
conteneurs après les délais de franchise dans leurs entrepôts.
30
A Parakou au Bénin, les convoyeurs de marchandises du Nigeria vers le Bénin, versent chaque semaine une
somme forfaitaire de 600.000 F CFA à la douane qui se charge de faire le dispatching en frais normaux et frais
de corruption.
31
Au Niger, les convoyeurs professionnels sont presque tous de nationalité étrangère : Nigérians, Maliens,
Sénégalais, Burkinabe, etc. Il s’agit là d’une stratégies de sécurisation contre la dénonciation. Un vendeur de
pièces détachées à Niamey les décrit comme suit : « Tout d’abord, ils paient toujours leurs tarifs douaniers de
manière irrégulière, autrement dit en corrompant les douaniers du plus petit au plus gradé. En fait ces escrocs
connaissent l’emploi de temps de garde de certains douaniers. Autrement dit, l’un ne travaille pas sans l’autre. Il
faut remarquer que ces dits convoyeurs sont très généralement des étrangers, des maliens ou des nigérians en
20
détachées et de matériels électriques et électroniques ou encore à partir des frontières
gambiennes et mauritaniennes pour ce qui est du Sénégal. Il existe partout des convoyeurs
transfrontaliers professionnels de marchandises qui connaissent le réseau douanier entre deux
pays et bénéficient d’accointances dans les douanes de part et d’autre des frontières à
traverser. En général, ces convoyeurs font des dédouanements forfaitaires sur la base d’une
forte minoration des valeurs et des quantités de marchandises.
Cette forme de fraude peut s’appliquer aux marchandises en transit vers d’autres pays
voisins, qui sont par la suite déversées (blé, riz, automobiles, etc.) sur le marché béninois ou
sénégalais et vendues à bas prix, aux dépens des importateurs officiels.
Ainsi au Bénin, dans « l’affaire du blé » en 1999-2000, la chambre de commerce et
d’industrie a dû proposer son arbitrage entre opérateurs fraudeurs et importateurs lésés, afin de
trouver des solutions internes, parce qu’à ses yeux il était impossible de recourir à la douane, qui
était complice des fraudeurs, les importateurs réguliers craignant eux-mêmes des représailles des
douaniers, qui pourraient les considérer comme des dénonciateurs32.
Le système des acquits
Il s’agit d’une forme de dédouanement groupé de marchandises de diverses natures,
qui est accordée à certains usagers, afin de ne pas les soumettre à l’écor33. Ce procédé permet
de sous-dédouaner les cargaisons de marchandises, les chargeurs ayant déjà négocié au
préalable avec les douaniers. Ce système des acquits conduit à des formes irrégulières de
transport appelées « chargements hors gabarit ». En effet, du fait du privilège que donne le
système des acquits, il est fréquent, notamment à la frontière bénino-togolaise de Hilla
Condji, de constater le transbordement (toujours nocturne) de cargaison, de sorte que certains
véhicules transportent une fois et demi leur charge normale, sans effet sur les frais de
dédouanement, si ce n’est les frais de corruption, puisque le dédouanement est forfaitaire par
véhicule et non pas en fonction de la quantité ou de la qualité des marchandises.
Le transit déguisé
A la frontière bénino-nigérienne, c’est le système dit du « reversement » qui permet de
remplir fictivement toutes les formalités douanières sur des marchandises qui en fait
empruntent un autre circuit. C’est ce qu’explique ici un interlocuteur :
« Tu vois par exemple, si la cigarette vient à Gaya, on fait une exportation sur le Nigéria.
Maintenant si le véhicule arrive, il ne vient même pas au niveau de la douane, ils vont mettre
simplement sur le bon « vu au sortir du Niger », alors que le camion n’a pas quitté Gaya... Tu
vois, à Malanville, les basins ne coûtent pas chers, alors qu’à Cotonou ça coûte cher, tout
simplement parce que les propriétaires de cette marchandise ne paient pas la douane, les
commerçants font leur truc pour dire qu’ils viennent au Niger, et ils s’arrêtent à Malanville pour
décharger, ils s’arrangent avec les douaniers de Malanville et ils viennent au Niger arranger et
mettre le cachet pour l’acquit du véhicule, et ils ramènent l’acquit à Malanville comme quoi le
véhicule est rentré au Niger. Or, il est resté au Bénin. D.G., un commerçant, s’enrichit comme ça.
Tu vois, il va en Asie payer les marchandises, les conteneurs arrivent, on les met en transit sur le
Niger, mais la marchandise ne quitte jamais le Bénin. »
L’escorte de marchandises
général. ..Avec les étrangers, les douaniers sont plus en confiance pour faire leurs affaires, car ils ne craignent
pas que ces derniers les dénoncent. »
32
Entretien avec le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie du Bénin, Cotonou, juin 2000.
33
Pointage des colis et contrôle rapide des marchandises par le service des douanes.
21
En général, les acquits sont objets d’escorte douanière, comme d’autres marchandises.
Dans ce cas, ce n’est pas le propriétaire des marchandises qui se charge de la distribution des
frais de corruption à chaque poste mais ce sont des agents de douane. Parfois, les transitaires
sont responsables de l’escorte. Dans ce cas, l’escorte consiste à devancer les colonnes de
véhicules et à distribuer à chaque poste les frais de corruption nécessaires, en communiquant
les références des véhicules pour qu’ils ne soient pas inquiétés. Les escortes demandent un
plus grand réseau de complicités. Il faut passer à chaque poste aux moments précis où les
agents complices sont de service.
Une forme particulière d’escorte concerne les véhicules d’occasion en transit, souvent
vers le Niger, du moins officiellement, mais dont l’essentiel atterrit au Nigéria à travers les
milliers de pistes de fraudes trans-frontalières entre le Bénin et le Nigéria (par ailleurs,
l’importation de véhicules de plus de dix ans d’âge est interdite dans ce pays). Une fois les
frais de douane versés, les fraudeurs s’arrangent avec les différents agents de contrôle routier
et de douane et les responsables des escortes pour éviter de passer par la frontière béninonigérienne à Malanville.
Si, au Niger et au Bénin, l’escorte est le plus souvent une stratégie de fraude en
complicité avec la douane, au Sénégal, la menace d’escorte apparaît comme un instrument de
pression de l’agent de douane sur le commerçant pour l’amener à transiger. En effet, elle
intervient lorsque par exemple un poste douanier n’est pas compétent pour dédouaner
certaines quantités de marchandises. La marchandise est alors conduite vers un poste habilité
pour l’opération. Cette opération entraîne un surcoût important pour le commerçant, puisque
c’est à lui de prendre en charge le transport et l’indemnité des agents escorteurs de même que
les frais de déchargement et chargement. Les commerçants mettent alors tout en œuvre pour
échapper à l’escorte. Un commerçant de Kaolack déclare :
« Les escortes sont telles que les commerçants sont prêts à tout pour les éviter. Elles
nécessitent beaucoup de temps, d’argent et de risque. Par exemple, lorsqu’on a une grande quantité
de marchandise, on loue un camion à 150 000 FCFA pour une semaine, on paye les frais d’escorte
qui s’élèvent à 25 000 FCFA, sans parler des comptes de dépôt et autres papiers que tu peux rester
des semaines à chercher. Si au bout d’une semaine la procédure n’est pas terminée, le camion te
coûte encore 150 000 F CFA ; si tu décharges la marchandise, tu dois aussi payer les frais
d’entrepôt. Tout cela, un commerçant ne peut se le permettre. Il faut nécessairement trouver un
arrangement ».
Ainsi, la menace d’escorte devient un épouvantail et un appel de pied pour des
arrangements. C’est alors que les douaniers proposent aux commerçants la technique de la
fragmentation des quantités de marchandises de sorte que chaque lot soit inférieur au volume
plancher exigeant une escorte. Par exemple, on divisera la marchandise en plusieurs parts
inférieures ou égales à 100 000 FCFA pour les dédouaner sous des identités différentes. Le
commerçant emprunte à ses amis leurs cartes d'identité pour se faire établir plusieurs
quittances de moins de 100 000 FCFA. Il passe ainsi de l'illégalité à la « légalité » avec la
complicité des douaniers, et est dispensé des frais d'escorte tout en gagnant un temps
considérable.
Les sous-classements des marchandises à dédouaner
Il existe une grille officielle des tarifs de dédouanement pour chaque catégorie de
marchandises. Le sous-classement consiste à classer une marchandise dans une catégorie
relevant d’une grille tarifaire inférieure pour minimiser les frais de dédouanement. Cette
pratique – généralisée dans les douanes des trois pays – implique partout la complicité avec
les transitaires et les déclarants en douane, qui seuls maîtrisent le système tarifaire complexe
de la douane. Les sociétés de surveillance des importations (BIVAC au Bénin, COTECNA au
Niger, SGS au Sénégal) peuvent aussi pratiquer le sous-classement. Au Bénin, certains agents
22
de la BIVAC délivrent des certificats d’évaluation en douane (CED) de catégorie différente de
celle de la marchandise concernée. Souvent, c’est une pratique qui se fait en réseau avec la
complicité d’agents de douane et d’intermédiaires (transitaires le plus souvent). C’est
seulement lorsque le réseau ne fonctionne pas ou que l’agent de douane qui contrôle le CED
n’est pas bien gratifié qu’il accepte d’envoyer le faux CED en contentieux douanier, où il peut
bénéficier de 24 % des amendes infligées à l’opérateur indélicat. La découverte d’un tel
réseau a entraîné en 1999-2000 des sanctions contre des agents de la société BIVAC, dont des
peines d’emprisonnement.
Parfois, on assiste à des contestations « formelles » des certificats d’évaluation
douanière délivrés par les sociétés de surveillance par les douaniers. Ces certificats ne sont
exigés par les douaniers que pour les transactions frontalières entre pays voisins. En principe,
lorsque qu’un usager est muni de son CED, la valeur en douane de sa marchandise est sans
équivoque. Mais, pour obliger le commerçant à débourser des frais parallèles, il y a ce que les
transitaires appellent « la contestation de principe du CED » par le douanier, qui est
simplement un appel à la corruption. Les douaniers accusent les commerçants de négocier des
CED à valeur minorée et menacent toujours de rejeter les CED depuis que des agents de
BIVAC au Bénin ont été accusés et sanctionnés de pratiques de corruption34.
La minoration des valeurs est parfois une négociation entre transitaires et douaniers,
comme en témoignent les propos d’un transitaire ambulant béninois au port de Cotonou :
« Pour un véhicule d’une valeur de 1,3 millions, j’ai déclaré 900 000 FCFA. J’ai été
obligé de donner 100 000 FCFA au chef de visite [pour avoir son silence]. L’inspecteur lui n’a pas
réussi à voir cela. Alors, j’ai gagné 300 000 FCFA sur ce véhicule. »
La minoration de la valeur en douane des marchandises peut découler aussi d’une
négociation entre les commerçants et les douaniers. Ce sont les chauffeurs des camions de
marchandises qui jouent aux intermédiaires entre douaniers du même réseau, comme c’est le
système au Niger, où la minoration porte sur le poids de la marchandise :
« Lorsqu’un commerçant achète une marchandise du Burkina Faso ou qui vient par là,
une fois à Makalondi, qui est le premier poste frontalier du Niger en venant du Burkina, les
douaniers de là-bas prennent toutes les références du camion et de ce qu’il transporte pour les
donner au chauffeur, afin qu’il les amène à leurs collègues de Torodi qui sont habilités à faire le
dédouanement. Là, à Torodi, la corruption se fait au niveau du poids de la marchandise. Si le
douanier diminue sur le poids de la marchandise, toi, le client, tu es dans l’obligation de lui donner
quelque chose pour acheter de la kola. S’il vient par Cotonou, c’est sur le pont de Gaya [frontière
bénino-nigérienne] que tout commence. Ainsi, c’est sur le pont que les douaniers prennent les
références du camion et de la marchandise pour remettre au chauffeur, afin qu’il les remette aux
douaniers qui sont à Gaya » (transitaire nigérien, Niamey, 2000).
La sortie frauduleuse de marchandises
Au port de Cotonou, il est en principe interdit de faire des dépotages de conteneur et
de sortir des marchandises après 19 heures. Mais de fait une grande partie des marchandises
sort du port à partir de 19 heures. Ceci permet de contourner l’interdiction des dépotages
nocturnes de conteneurs. Non seulement les dépotages ont lieu, mais des conteneurs entiers
peuvent sortir frauduleusement. Au cours de nos enquêtes (1999-2001) trois réseaux de sortie
frauduleuse de marchandises impliquant des agents de douane ont été démantelés au port de
Cotonou. Par exemple, en 2000, un réseau de fraudeurs ayant des formulaires de
connaissement de diverses sociétés européennes de transit avec des cachets et autres
34
BIVAC (comme son prédécesseur, la COTECNA) est une société de surveillance et de contrôle des
importations gérée par des expatriés européens, dont la présence n’a jamais été accepté par la douane au Bénin.
Au Bénin, on accuse souvent les douaniers d’infiltrer ces sociétés par l’intermédiaire des agents locaux qu’ils
emploient pour les discréditer.
23
documents de dédouanement contrefaits a été démantelé au port de Cotonou. Mais d’autres
réseaux continuent à opérer en complicité avec des agents de douane pour sortir des
conteneurs de tissus et autres marchandises (par exemple contre 3 ou 4 millions de francs
CFA pour un conteneur de tissus imprimés dont le dédouanement est estimé à environ 14
millions par conteneur).
Parfois c’est une exploitation abusive de certains régimes de privilèges qui sert de
stratégie pour sortir des marchandises en fraude.
Ainsi, au Sénégal, des commerçants du marché « OCAS » de Touba et même du
marché Sandaga de Dakar utilisent le canal des privilèges fiscaux accordés au Khalife général
des Mourides pour importer frauduleusement des marchandises par le port de Dakar avec la
complicité aussi bien de réseaux maraboutiques que d’agents de l’administration douanière.
Des conteneurs appartenant à ces commerçants une fois débarqués sont estampillés
« appartient au Khalife général des Mourides » ou encore « matériaux pour la mosquée de
Touba » et sont sortis gratuitement et apparemment en toute légalité.
La corruption dans les transports et la douane telle qu’observée n’est pas seulement le
fait de groupes exclus qui ont besoin de corrompre afin d’avoir les faveurs d’un groupe
dominant, à la façon des Chinois de Singapour analysés par Scott (1969). Ici, ce sont les plus
nantis et souvent politiquement bien placés qui en sont les principaux acteurs.
L’arrondissement au millième supérieur
A la douane, le non usage de pièces de monnaie et le paiement avec des chiffres ronds
terminés par zéro est la règle. Les transitaires ambulants du port de Cotonou appellent ce
système « l’arrondissement au millième supérieur ». Lorsque vous avez 1 005 F CFA à payer,
vous payer 2 000 F CFA. La différence revient évidemment au douanier. A la caisse de la
douane du port, les transitaires parlent même de « l’arrondissement au millième supérieur plus
1 000 F CFA » : c’est le tarif occulte minimal pour avoir simplement le droit de payer sa
facture.
Le système des « TS » (travaux supplémentaires, ou temps supplémentaire)
L’administration douanière reconnaît aux douaniers le droit aux heures
supplémentaires dans des postes de grande fréquentation comme les ports, les aéroports, les
postes frontaliers, etc. Mais au lieu d’être facturé à l’heure aux usagers, le temps
supplémentaire de travail (TS au Bénin) ou le travail extra-légal (TEL au Niger) est facturé à
l’acte. Par exemple, au lieu de percevoir une fois le TS pour dix dossiers traités en une heure,
le douanier encaisse dix fois le TS, soit un TS par acte. La pratique du TS est devenue
systématique et il est prélevé à toute heure de la journée : « Même à 9 heurs du matin, le
douanier est en TS » dit un transitaire au port de Cotonou.
A la douane nigérienne, le TEL est de 5 000 FCFA l’heure. Comme au Bénin, sa
perception se fait à l’acte et même avec des possibilités d’exonération contre paiement pour
certains usagers :
« Si tu as dix véhicules, tu paies le TEL pour les cinq sans un seul reçu et les cinq autres
avec des quittances », rapporte un transitaire.
Le tarif officiel de TS est de 1 350 FCFA au Bénin. Mais dans les faits, les usagers
paient au moins 2 000 FCFA de TS par dossier traité.
Au port de Cotonou, le TS est toujours plus élevé les après-midis à partir de 16 heures, et
les vendredis, appelés « la finale » dans le jargon de la corruption au port, car c’est le dernier jour
de la semaine et chaque opérateur veut sortir sa marchandise pour échapper aux faux frais
supplémentaires du week-end.
24
Une partie des frais de travail supplémentaire (15 % du TEL au Niger) est envoyée
dans les directions générales des douanes pour constituer, avec les frais issus des contentieux,
la cagnotte qui permet de motiver les agents placés dans des postes à faible trafic commercial
et pour assurer le deuxième salaire des douaniers.
L’existence d’une « caisse noire » à la douane, qui fonctionne comme une caisse de
solidarité corporative (cotisation et redistribution étagée) tend à légitimer diverses opérations
de ponction pour alimenter cette caisse, dont bénéficie finalement tout le monde. L’existence
des heures supplémentaires à la charge des usagers dans les trois pays facilite les abus, aussi
bien au Bénin35 qu’au Niger.
35
Au Bénin, les barèmes officiels sont les suivants : 340F CFA/journée et 350F CFA/ nuit dans les brigades de
douane contre 350F CFA/journée et 400F CFA/nuit dans les bureaux de douane).
25
La corruption comme « nécessité » professionnelle
La corruption a souvent été analysée, dans son mécanisme ou dans son processus, en
des termes qui mettent au centre la confiance et la trahison du mandat : le mandant confie un
mandat à un mandataire qui par l’acte de corruption trahit le mandat et la confiance (Cartier
Bresson). Une telle analyse, bien que pertinente, reste très normative parce qu’elle présuppose
un contexte fonctionnel, où le mandant (le commettant) met à la disposition du mandataire les
moyens nécessaires à l’exercice de son mandat. Dans un contexte de forts dysfonctionnements
des services publics, où le minimum pour fonctionner fait défaut, on doit fortement relativiser
cette analyse de la relation corruptive. La corruption devient parfois une nécessité
professionnelle dans les transports et la douane, un élément des stratégies de maintien du
service public en état de fonctionnement, ou un canal de vénalisation indirecte des charges
publiques.
En effet, les agents de contrôle sont pris dans une double logique : celle du
fonctionnement de leurs services, et celle du maintien de bonnes relations avec leurs
supérieurs hiérarchiques, pour leur promotion professionnelle.
Ainsi, des taxes parallèles sont prélevées sur les services ordinaires fournis aux
usagers. Par exemple, au Bénin, pour le constat d’un accident de la route, les deux accidentés
doivent verser chacun entre 5000 F CFA (police) et 7000 F CFA (gendarmerie) de « frais de
constat » qui sont bien entendu sans reçu. Ces frais seraient destinés à l’établissement des
procès verbaux et à l’achat de rames de papier pour leur multiplication. Au Niger, comme au
Bénin aussi, de petites caisses de menus dépenses existent dans les commissariats et les
brigades de gendarmerie, et sont alimentées par des « recettes extraordinaires » comme les
amendes forfaitaires contre des parties en conflit qui recourent aux services de la police et de
la gendarmerie. Ces ressources servent, dit-on, à suppléer l’incapacité de l’Etat.
Par ailleurs, après chaque mission de contrôle sur le terrain, les agents de contrôle au
Bénin disent qu’ils doivent faire ce qu’ils appellent le « CR » (compte rendu), qui consiste
non pas à rapporter le déroulement de la mission, mais à verser au supérieur une partie des
ponctions faites sur les usagers de la route. La non conformité à cette règle peut conduire un
agent à ne plus « voir le goudron » ou à être mis « au garage », i.e. être affecté à un poste
sans contact avec les usagers de la route. Ces « postes secs », comme on dit au Sénégal, ou
ces postes de la « bande rouge », pour reprendre le jargon des douaniers nigériens, se
confondent souvent avec les directions générales de la police, de la gendarmerie ou de la
douane ou avec les postes sans grand mouvement de personnes et de biens.
Outre les « CR » systématiques, les agents doivent assurer des « étrennes » annuelles à
leurs supérieurs, et leur faire des dons occasionnels en fonction des cérémonies familiales de
ces derniers (mariages, baptêmes, funérailles). Ces « étrennes » portent sur des centaines de
milliers de francs à répartir au sein de la hiérarchie au Bénin.
Enfin, les agents de contrôle subalternes sont, comme leurs victimes de la route, en
position de vulnérabilité face à leurs supérieurs hiérarchiques lors de leurs concours et
examens professionnels. Ils sont tous obligés de payer une « dot » pour réussir, par
l’intermédiaire de réseaux de corruption parallèles parrainés par de hauts gradés dans la
hiérarchie36. A la gendarmerie nationale au Bénin, au cours des formations, les agents sont
36
Un gendarme rencontré à Parakou a affirmé que, à sa connaissance, le seul examen professionnel qu’il a passé
sans avoir à payer au moins 100.000 F CFA pour réussir, ce fut celui de 1997, la seule fois, où, véritablement, les
choses s’étaient passées dans les règles de l’art. Selon lui, cela était dû à l’action personnelle du directeur général
de la gendarmerie de l’époque, qui était considéré comme un chef non corrompu. Pour lui, il s’agissait d’une
exception qui confirme la règle.
26
contraints de former un « bureau de promotion » et de faire des cotisations mensuelles
rassemblées par les membres de ce bureau37. Ceux-ci se transforment malgré eux en
intermédiaires en corruption entre leurs camarades de promotion et la hiérarchie de la
gendarmerie à qui ces cotisations sont versées. Par conséquent, disent-ils, il faut bien que
quelqu’un d’autre paie ensuite ces frais parallèles. Celui-là, c’est l’usager de la route.
On comprend alors tout le sens du propos d’un agent de police nigérien rencontré à
Niamey, quand il considère que la corruption est un phénomène d’échelle : « Chacun bouffe sur
son palier. Si tu es au 2è palier tu bouffes sur ton palier mais ne regardes pas ce qui se passe sur le
1er ou le 3ème paliers »38.
Les affectations deviennent de véritables occasions de corruption de toute nature. En
effet, il existe une grille informelle d’évaluation par les douaniers, les policiers et les
gendarmes des différents postes, classés en fonction de leur potentiel « corruptogène » en
« postes juteux » et « moins juteux ».
B. est un douanier, anciennement en poste au port de Cotonou. Parlant des 45 directions,
brigades, recettes et postes de douanes que compte le Bénin, il déclare :
« Tu vois, tous ces postes sont des postes qui offrent des opportunités. Tout dépend de la
densité du trafic. A part la direction, tout poste qui te met en contact avec les usagers est
juteux. Un poste est plus juteux qu’un autre par rapport au nombre de trafics. Or, le trafic dépend
des périodes et des facilités que les usagers ont à accomplir les formalités douanières… (Cotonou,
juin 2000).
Les postes juteux renvoient aussi aux opportunités de corruption et à leurs mécanismes,
comme en témoignent ces propos d’un transitaire ambulant nigérien :
« Tu vois, si on est chef de bureau on est bien, si on nomme un douanier au service de la
vérification de la marchandise à te donner, il y a des possibilités de corruption parce que si le
douanier veut faire quelque chose pour toi, si tu donnes quelque chose, il n’a pas à vérifier le
conteneur, il peut diminuer le nombre de colis comme bon lui semble… Bien il y a aussi les chefs
magasinier qui sont bien. Dans le corps de la douane, les magasiniers ont toujours de l’argent sur
eux. En réalité seuls les “ Blancs ” sont toujours en règle avec le magasinier, parce que si un
service leur envoie une marchandise, il faut donner un reçu…. Les chefs de bureau de Niamey
s’arrangent par contre avec les commerçants sur l’écor. Par exemple, si un commerçant amène
1.000 balles de tissus, si le dédouanement s’élève à environ 5 000 000 FCFA ou 8 000 000 FCFA,
si le commerçant voit le chef de bureau on peut lui faire la moitié à l’écor sous les ordres du chef
de bureau, et nous, les transitaires, le commerçant nous montre le papier signé par le chef de
bureau et l'on travaille avec. Tu vois le commerçant met 1 000 balles sur le terrain, mais c’est
seulement 500 qui sont déclarées, les autres 500, ils vont s’arranger avec. Et même le D.G des
douanes, c’est comme ça, il faut passer par eux pour bien bouffer “ les grosses affaires ” comme
on les appelle »39.
La caractéristique principale d’un poste juteux, c’est la grande densité des transactions
et leur fréquence d’une part, et d’autre part la multiplicité des opportunités de « gains »
normaux et indus. Dans la typologie géographique de ces postes, viennent en tête les bureaux
des douanes des postes frontaliers : les ports (Bénin et Sénégal), les aéroports , les postes
frontaliers terrestres situés sur des axes routiers à grand trafic40, et enfin les postes de
répression de la fraude (brigades mobiles et de répression de la contrebande).
37
Parmi les agents en formation à la gendarmerie, les seuls qui échappent à cette cotisation mensuelle, sont les
jeunes recrues qui n’ont pas encore de salaires.
38
Entretien, septembre 1999, Niamey
39
Propos d’un transitaire ambulant, Niamey, 2000
40
Ces postes sont même nommés par les douaniers et leurs intermédiaires. Il s’agit pour le Niger des bureaux de
douane de Niamey à l’exception de la direction générale, de Dan Issa, de Maradi, de Gaya, et de Torodi ; au
27
Les postes moins juteux ou « postes secs » sont, en général, ceux où le contact avec les
usagers est quasi nul. Les douaniers qui sont à la direction générale ne gagnent rien d’autre que
leur salaire.
« Affecter un agent à la direction est considéré comme une punition. Pour quelqu’un qui
gagne à peu près 200 000 à 300 000 FCFA par jour, l'amener là où il ne voit aucun commerçant,
vous voyez, c’est une punition. Aucun douanier ne veut quitter ici pour la direction générale.41
Les affectations aux postes considérés comme « juteux » sont l’objet de compétition
entre agents qui débouchent sur des pratiques de corruption auprès des supérieurs
hiérarchiques. C’est ce que constate le Secrétaire général du syndicat des douanes du Niger :
« Vous savez quel est le travail le plus rémunérateur à la douane ? Eh bien je vous le dis,
c’est la lutte pour le positionnement ; c’est la lutte pour influencer les affectations. La question de
la lutte contre la fraude c’est un faux jeu. Les services qui sont convoités à la douane et où
interviennent des préfets, des D.G. des douanes, des Ministres, c’est les services de lutte contre la
fraude. C’est parce que ce sont des endroits où on s’enrichit vite. Les gens font semblant de lutter
contre la fraude douanière et la corruption, mais ils retournent leurs boubous face à leurs intérêts ».
Un autre cadre de la douane nigérienne de stigmatiser le clientélisme et les
interventionnismes dans l’affectation des agents :
« Il y a eu un des directeurs généraux de la douane qui disait à son temps que “ former un
gouvernement au Niger est plus aisé que de faire des affectations à la douane, parce que, dit-il, du
planton jusqu’au plus gradé des douaniers, chacun a sa ceinture de sécurité ”. Malheureusement
chacun veut que son parent ou ami aille dans un bureau où il y a beaucoup d’activités et où il peut
s’enrichir. Il y a des agents qui ont fait le tour de tous les postes juteux pendant que d’autres depuis
leur recrutement à la douane ont toujours exercé dans les mêmes bureaux où il n’y a rien. Par
conséquent, il n’y a même pas possibilité d’espérer des saisies ou de pouvoir faire du travail extra
légal ».
De 1995 à 1999, la direction générale des douanes du Niger a connu cinq directeurs
généraux. Au Bénin, les douaniers sont allés jusqu’à réglementer la durée aux différents
postes de façon à permettre une plus grande rotation du personnel. Ainsi, au port de Cotonou,
le service douanier « le plus juteux du pays », la durée moyenne au poste est de deux ans.
Les « acheteurs de poste » sont considérés par les autres agents comme ceux qui se
livrent le plus activement aux pratiques de corruption, afin de récupérer les fonds investis ou
promis pour avoir les affectations. Ils sont dès lors dans une logique commerciale de
rentabilité, et non dans une logique d’efficience de service public.
« Il y a des collègues qui font affaire pour être affectés à des postes qu’on considère
comme juteux et qui sont un peu déçus après leur affectation. Ce sont souvent ceux-là qui font les
durs et embêtent les usagers parce qu’ils sont pressés de recouvrer ce qu’ils ont dépensé pour être
affectés… Il faut souligner qu’il y a des postes qui ont toujours offert des opportunités aux agents,
tels que l’aéroport, le port, les brigades mobiles, les postes frontaliers. Ce sont des postes très
juteux... »42
Bénin ce sont les bureaux de Hilacondji, Malanville, Kraké, Igolo ; au Sénégal, ce sont les postes de Kaolack,
Karang Keur Ayib, Rosso, Diourbel, etc.
41
Propos d’un karen’dwan, Niamey, 2000.
42
Entretien avec B., douanier, Cotonou, juin 2000.
28
La corruption comme effet de structures et exploitation d’opportunités
La corruption dans le secteur des transports et des corps de contrôle émerge au
confluent de plusieurs facteurs qui agissent comme des facilitateurs contextuels de la
corruption.
Le refus de la légalité
Parmi ces facilitateurs, on peut évoquer le refus presque systématique de la légalité ou
la surexploitation des failles de la légalité chez les différents acteurs. En effet, un constat
général dans les différents pays est que la quasi-totalité des véhicules de transport en commun
ne sont pas en règle. A propos des « taxi bongré », note un policier sénégalais à Kaolack :
« Sur cent taxis, seul une vingtaine est en règle. Alors, si vous les immobilisez, vous
portez un tort à toute une famille. Si vous agissez dans la légalité, vous mettez en péril la vie de
toute une famille. Il y a par exemple des véhicules qui viennent des villages tous les jours pour
faire le marché à Kaolack. Ces voitures, si vous les retenez, vous empêchez à des familles de
manger alors que ce sont nos parents qui y habitent ».43
Lorsqu’on observe le transport routier dans les trois pays, on est frappé d’emblée par
une constante : tous les véhicules de transport en commun en circulation prennent un nombre
de passagers et une charge de bagages supérieurs à la capacité du véhicule. Au Bénin et au
Niger, cette situation relève d’une certaine complicité entre conducteurs et agents de la police
routière et s’inscrit dans le cadre d’échanges de services corruptifs quotidiens. Au Sénégal par
contre, cette irrégularité semble être le résultat de négociations politiques beaucoup plus
complexes entre l’Etat et les syndicats du secteur des transports pour mettre en veilleuse les
dispositions légales. C’est le cas de la surcharge des taxis dits « drëm-drëm » qui transportent
6 passagers au lieu des 5 réglementaires, ou des mini-bus qui transportent 3 à 5 passagers
supplémentaires. L’article 115 du code de la route, qui réprime une telle infraction par
l’immobilisation du véhicule jusqu’à la descente du ou des passagers supplémentaires et le
paiement d’une amende forfaitaire de 6000 FCFA, a été vidé de son contenu sans avoir été
abrogé. Même l’amende a été ramenée par l’autorité à 3 000 FCFA ou 1 500 FCFA selon la
catégorie de véhicules, sans cependant modifier la loi qui l’institue44. Du coup, on assiste à un
abus de cette « faveur » qui se traduit par une pratique généralisée de mise en infraction
anticipée chez les conducteurs qui paient volontairement l’amende de 3.000 FCFA chaque
jour, afin de faire de la surcharge « légale ». La quittance qui leur est délivrée comme preuve
« qu’ils ont déjà payé pour leur infraction » légitime leur violation de la légalité pendant 24
heures.
La forte propension aux transactions
Les opportunités structurelles de corruption sont également plus nombreuses dans la
douane du fait à la fois des pouvoirs dont disposent les agents publics chargés de réguler ce
secteur, et de la très grande propension des usagers à ne pas se conformer aux règles en
vigueur. Toute la stratégie du corrompu comme du corrupteur consiste à faire accepter par la
partie en face le recours à la transaction. Celle-ci s’effectue dans un contexte marqué par la
généralisation de la fraude et de la dissimulation de la part des commerçants en import-export
43
Propos de D.S., un agent de police, 19 avril 2000, Kaolack.
Aussi bien pour le nombre de passagers que pour le tarif des amendes, les acteurs du transport ont obtenu ces
« faveurs » des autorités politiques et administratives à la suite d’une série de grèves. En effet, après une
augmentation du prix des hydrocarbures, les chauffeurs s’étaient mobilisé pour obtenir de l’Etat un relèvement
du prix pour les transport routiers. Mais pour éviter les tension sociale qu’occasionnerait une telle augmentation,
l’Etat avait trouvé un compromis avec les chauffeurs et qui consiste à tolérer les surplus d’un, de deux ou trois
passagers, selon les types de véhicule. Cf. Dièye 2001.
44
29
et de leurs agents. Faire de fausses déclarations (en général par minoration) relève de la
compétence professionnelle pour le commerçant ou l’entrepreneur. Le commerce d’importexport implique la recherche du profit par la minimisation des coûts. Il y a une pression qui
s’exerce constamment sur l’agent de douane pour qu’il transige. Cette demande de transaction
peut monter jusqu’au ministre des Finances, autorité de tutelle des douaniers. La réforme
douanière de l’UEMOA, avec la mise en vigueur depuis le 1er janvier 2000 du TEC (Tarif
extérieur commun), qui a entraîné une taxation de l’ordre de 20% de produits autrefois non
taxés (comme le sucre, le riz, les tissus wax, etc.) et étant surtout destinés à la réexportation,
augmente ces opportunités de corruption par la fraude. Selon un responsable de la Chambre
de commerce et d’industrie du Bénin (CCIB), cette taxe a amputé de près des 2/3 les
bénéfices par conteneur des importateurs de tissus imprimés. Après négociation avec le
ministre des Finances, ces derniers bénéficient désormais d’une disposition informelle, qui
applique le TEC à seulement 1/3 du contenu de chaque conteneur, les autres 2/3 étant
dédouanés suivant l’ancien système moins répressif. Cela a créé ainsi la coexistence d’un
double système tarifaire pour certains produits.
La fraude massive comme compétence
Transport, transit et commerce sont parmi les branches d’activité les plus exposées aux
pratiques de corruption. La police, la gendarmerie et la douane y sont en contact avec des
usagers qui ont fait de la fraude en tous genres et de l’ancrage dans l’informel une véritable
éthique entreprenariale, aussi bien au Bénin, au Niger qu’au Sénégal (cf. N’Diaye 1998 sur les
moodu moodu du Sénégal). Echapper au fisc est un facteur essentiel du succès professionnel.
Ainsi, au Niger, même les banques refusent de communiquer les bilans financiers des
opérateurs économiques à la direction des impôts parce que les opérateurs économiques
menacent de les quitter si elles le faisaient.
Par ailleurs, le phénomène de l’informalisation poussée des transactions sécurise les
différentes parties dans les transactions corruptives : « sans papier pas de preuve pour l’agent
public, sans papier l’entrepreneur peut échapper au fisc ». Les transitaires ambulants au Bénin
disent que « le reçu est compromettant ».
Au Niger, les marchandises importées depuis Jeddah et Dubaï arrivent à l’aéroport de
Niamey sans factures. C’est au chef de bureau de douane d’en déterminer les valeurs après
des transactions avec les importateurs. On comprend alors toute la haine des opérateurs
économiques et douaniers nigériens à l’égard de la société de surveillance COTECNA :
« En réalité, si l’on fait correctement les dédouanements, on ne pourra pas acheter les
articles au marché, et c’est pour cette raison que quand la Cotecna est venue, personne ne voulait
commander les articles, parce que la Cotecna connaît les prix au départ, donc la position que la
Cotecna donne est utilisée par les transitaires pour faire les déclarations. Les transitaires ne
travaillent plus avec la facture des commerçants. Aussi, aucune déclaration ne passe sans le papier
de la Cotecna au niveau de la douane»45.
Au Bénin, le secteur du commerce de véhicules d’occasion représente aujourd’hui
l’une des filières économiques les plus prospères, mais aussi les plus marquées par des
pratiques massives de fraude. Selon la douane, en deux ans (2000-2001) sont passés par le
port de Cotonou 445 000 véhicules, dont seuls environ 15 000 ont été écoulés au Bénin. Plus
de 430 000 véhicules sont passés en transit, soit 50 000 vers le Nigéria et près de 380 000 vers
le Niger. Or, sur les deux années, seuls 26 600 véhicules sont effectivement passés par la
douane de Malanville (frontière bénino-nigérienne) en direction du Niger. On constate que
plus de 400 000 véhicules sont passés ailleurs pour entrer au Nigéria sans atteindre leur
45
Propos d’un transitaire, Niamey, 2000.
30
destination officielle qu’est le Niger. Ainsi, le transit vers le Niger n’est rien d’autre qu’une
stratégie presque officielle de fraude douanière. En effet, la différence entre le tarif S110
pratiqué pour les pays de l’hinterland (plus souple) et le tarif S114 (appliqué aux pays côtiers)
est de l’ordre de 12.500 FCFA. Pour les véhicules déclarés en transit vers le Niger, mais dont
la destination réelle est le Nigeria, il y a une perte de recettes douanières pour le Bénin de plus
de 5 milliards de FCFA sur les deux années. Pour le Niger, cette perte est encore plus grande,
puisque les frais de transit par véhicule léger passant par le Niger dépassent les 100 000
FCFA. Par ailleurs, les différents mécanismes de la fraude en douane et des faux frais
qu’utilisent les transitaires ambulants leur permettent de faire des recettes moyennes de
l’ordre de 30 000 FCFA par véhicule au port de Cotonou. L’on estime à plus de 6,5 milliards
les recettes informelles (non fiscalisées) engrangées par les transitaires ambulants sur les
250.000 véhicules d’occasion importés par le port de Cotonou en 2001.46
Cette généralisation de la fraude et de la contrebande est un indicateur fort du
caractère systémique de la corruption.
La forte informalisation de l’économie transfrontalière
La forte informalisation des transactions transfrontalières entre les différents pays est
aussi une grande source de pratiques corruptives.
A titre d’exemple, on peut évoquer la situation des échanges entre le Bénin et le
Nigéria qui demeure toujours difficile à évaluer. En effet, les importations enregistrées par
l’INSAE au Bénin en 1997 s’élèvent officiellement à 5,21 milliards contre et 50,65 milliards
pour ce qui est passé par le secteur informel. Pour la même période, la Federal Office of
Statistics du Nigeria a enregistré 109,3 milliards de produits exportés vers le Bénin (Igué
1998) dont le Bénin n’a contrôlé que l’entrée de produits portant sur seulement 5 milliards de
FCFA. Le reste est passé par des canaux frauduleux ou des système de minoration de valeurs
pour entrer sur le territoire béninois. Une autre étude a permis de constater pour l’année 2000
que pour les activités de réexportation, l’INSAE47 a enregistré 298 millions de FCFA de
marchandises officiellement réexportées vers le Nigeria contre 120,7 milliards pour ce qui est
passé par le circuit informel (CAPE 2001).
Ces seuls chiffres suffisent pour montrer l’ampleur des activités informelles qui riment
avec pratiques frauduleuses le plus souvent. Si toutes ces transactions ne sont pas de repérées
par l’INSAE, cela ne veut pas dire que l’essentiel n’est pas connu des services des douanes,
particulièrement pour les activités de réexportation.
A partir d’une étude interne réalisée par l’inspection générale des finances, le ministre
des Finances du Bénin affirme que le montant de la corruption directe des agents et des cadres
des douanes, ou de la fraude induite de ce fait, s’élèverait à 50 voire 60 milliards de FCFA par
an (soit 1/5 du budget de fonctionnement de l’Etat, et dont l’essentiel se fait à la douane du
port de Cotonou, cf. Bio Tchané 2000). On estime en moyenne à près de 800 000 FCFA les
recettes parallèles quotidiennes d’un simple agent des douanes au port de Cotonou (cf. Adjovi
1999).
L’ampleur des transactions informelles dans l’économie des différents pays traduit
corrélativement l’ampleur des pratiques de fraude qui aliment à leur tour différents circuits et
réseaux de corruption. Ce sont là aussi des indicateurs importants de mesure de l’ampleur des
activités de transport et de commerce qui alimentent les circuits de corruption.
46
Pour plus de détails sur ces chiffres et le commerce de véhicules d’occasions au port de Cotonou, cf. Perret
2002.
47
Institut national de statistique et d’analyse économique, Bénin.
31
La faible capacité de contrôle de l’espace national
La fraude se nourrit aussi de l’inefficacité des systèmes de contrôle des espaces
nationaux par les Etats. En effet, l’une des caractéristiques de la faiblesse de l’Etat africain est
son incapacité à faire régner son autorité sur l’ensemble de son territoire. Cette incapacité peut
résulter soit de l’insuffisance des moyens administratifs de la présence de l’Etat, soit aussi de
phénomènes politico-clientélistes ou encore des stratégies de certains acteurs pour soustraire
des zones entières de l’autorité de l’Etat. C’est le cas au Sénégal avec les zones de forte
influence mouride comme Touba, où il est interdit aux douaniers d’y pénétrer. L’existence de
ce type de territoire ou de zones franches de contrôle douanier constitue un espace propice à
toutes les transactions frauduleuses. Par ailleurs, sur leur parcours, les fraudeurs et autres
contrebandiers bénéficient généralement de la complicité des populations qui les
applaudissent aussi bien au Bénin, au Niger qu’au Sénégal à chaque fois qu’ils arrivent à
échapper aux douaniers. Lorsque ceux-ci les poursuivent, la population devient l’alliée des
contrebandiers contre l’administration douanière et des scènes de violence contre des
douaniers imprudents sont fréquentes dans ce genre de situation. Si, au Sénégal, ce sont les
villages mourides essaimés sur le territoire entre la frontière gambienne et Touba qui servent
de relais à cette contrebande, au Sud du Bénin ce sont des sociétés secrètes (comme les
zangbeto) qui couvrent les contrebandiers sous le couvert de leurs sorties rituelles nocturnes.
Ainsi, dans chaque pays, il existe des zones inaccessibles à la douane du fait des menaces et
de l’hostilité de la population : région de Touba au Sénégal, ville de Birnin Konni au Niger,
ou encore la ville de Parakou au Bénin.
Les « effets frontières »
La fréquence et l’intensité des pratiques de corruption dans le secteur des transports et
des douanes semblent être en corrélation avec l’existence ou la proximité d’une zone
frontalière. La frontière crée un tropisme particulier qui a un effet démultiplicateur sur
l’ensemble des formes de corruption dans le secteur des transports et de la douane. En effet,
dans un contexte où la liberté de circulation d’un pays à un autre n’est pas encore reconnue et
où les usagers des services frontaliers ont rarement les pièces d’état civil nécessaires pour se
faire identifier, les agents de contrôle érigent des normes parallèles aux règlements officiels.
Ainsi, le manque de pièce d’identité ou de carnet de vaccination est remplacé par une
« amende forfaitaire », sans reçu le plus souvent. A la frontière bénino-nigérienne, de part et
d’autre, le manque de pièce d’identité est sanctionnée par une amende de 500 FCFA (pour les
nationaux) à 1 500 FCFA (pour les non nationaux ressortissants du pays en face).
La frontière est aussi le lieu de manifestation du nationalisme et de la souveraineté.
Lorsqu’un ressortissant d’un pays frontalier informe les agents de contrôle de son pays des
tracasseries qu’il a subies de la part de leurs homologues du pays en face, il y a alors une sorte
de réciprocité automatique. La corruption (ou sa régulation) devient un élément d’une
« diplomatie informelle ». Ainsi, à la frontière bénino-nigérienne de Malanville, les tarifs des
frais de corruption fluctuent en fonction de la nature des relations micro-locales entre les deux
pays. Lorsque des décisions sont prises par les gouvernements centraux qui concernent la
politique des frontières, on assiste souvent à des négociations micro-locales tendant à
organiser des allègements informels des mesures. Ainsi la fermeture des frontières ou
l’interdiction d’exportation de produits vivriers en provenance du Bénin vers le Niger ontelles souvent entraîné l’ouverture de couloirs de fraude connus des agents de contrôle des
deux pays. Plus il y a interdiction, plus c’est rentable en matière de corruption, parce qu’il n’y
a plus l’obligation de verser quelque chose dans les caisses de l’Etat, déclare un fraudeur
transfrontalier à Malanville.
32
Par ailleurs, les agents de douane établissent souvent des réseaux transfrontaliers de
corruption et de fraude qui fonctionnent le plus souvent parle transit déguisé de marchandises,
le système des acquits, ou r la transformation des agents de douane ou de police et
gendarmerie en véritables passeurs professionnels, étant donné que, de part et d’autre de la
frontière, ils bénéficient du privilège de ne pas être soumis à un contrôle. Ce privilège est
souvent étendu aux autorités administratives des zones frontalières (exonération de contrôle
pour elles et leurs protégés).
Aux frontières les plus fréquentées, les opportunités de corruption sont plus
nombreuses. C’est d’ailleurs ce qui explique que, dans le jargon des agents de contrôle, les
postes frontaliers sont classés parmi les « postes juteux ».
Obligation de résultats sans moyens et échanges de services : la privatisation interstitielle
Certains facilitateurs de corruption sont internes au fonctionnement même de
l’administration. La douane fonctionne comme une entreprise privée avec une obligation de
résultats. La fixation annuelle de la part à apporter par la douane dans le budget annuel de
l’Etat dans un contexte de non maîtrise des flux commerciaux constitue un facteur
déclencheur de pratiques de corruption, puisque, en temps normal, les prévisions sont
dépassées chaque année. Arguant de cette exigence de quota, les responsables de bureaux de
douane développent des stratégies dites « d’attrait des usagers » qui se manifestent par une
certaine « souplesse » à l’égard de la clientèle, ce qui est très souvent une source d’échanges
corruptifs.
« C’est pour cela que les chefs d’unité, dans le souci d’attirer les usagers vers leurs unités
douanières, leur facilitent l’accomplissement des formalités douanières… Par exemple pour un
usager gros commerçant qui est habitué à passer par la douane, le chef d’unité peut demander aux
agents ou bien lui-même peut diminuer le poids des marchandises, c’est-à-dire sous-estimer la
valeur pour que l’usager revienne encore demain. Il y a de ces petites faveurs qu’on accorde aux
usagers rien que pour les attirer… Pour que vous puissiez couvrir votre quota, il faut rendre votre
unité attirante pour les usagers, i.e. faire en sorte que votre unité soit facile d’accès et de traversée
aux usagers. Là, l’Etat gagne, vous aussi vous êtes dédommagés, parce que vous allez gagner un
peu un peu. Quand l’usager est content de la manière dont les formalités douanières sont remplies,
il vous fait des cadeaux… »48.
Ainsi, même sans donner les moyens de travail à la douane, l’Etat lui fixe les quotas
de recettes à atteindre. Ce dysfonctionnement administratif crée des espaces de négociation
entre douaniers et quelques usagers de leurs services, notamment les commerçants qui
fournissent carburant et moyens de déplacement aux douaniers pour accomplir le service
public contre certaines faveurs. Parfois, les douaniers utilisent, comme c’est le cas le plus
souvent au Bénin, au Niger et au Sénégal, leurs propres moyens de déplacement pour
effectuer des actions du service.
La corruption devient dans ces conditions une nécessité professionnelle. Par ailleurs,
la déconcentration des services douaniers dans une même administration, qui oblige l’usager à
parcourir différents bureaux pour le dédouanement d’un même article, entraîne des
tracasseries que beaucoup cherchent à éviter par des raccourcis.
Le grand pouvoir discrétionnaire dont jouit le douanier pour transiger, ajouté au fait
qu’en matière douanière c’est au fraudeur de fournir la preuve de son innocence, font du
douanier un fonctionnaire redouté, avec qui il faut plutôt rechercher le compromis.
Pour ce qui est des policiers et gendarmes, on a noté le non paiement, dans tous les
pays, des ristournes de motivation de 25 % sur les frais de contravention perçus par les agents
48
B. douanier, Cotonou, juin 2000.
33
de contrôle pour les cas d’infraction aux règles de la circulation routière. Par conséquent, ces
agents donnent la priorité aux arrangements avec les usagers en infraction.
Les dysfonctionnements de l’appareil administratif étatique sont fortement exploités
par les différentes parties en interaction dans le secteur du transport. La corruption peut
recouvrir tout un système social d’échange généralisé de services entre les acteurs du secteur
du transport et les agents de contrôle. En effet, dans la plupart des sites enquêtés, les syndicats
de conducteurs mettent véhicules et carburant à la disposition de la police et de la
gendarmerie pour des opérations de sécurité et autres missions. On note un échange de
services et un système d’endettement réciproque généralisé entre agents de la route et
conducteurs. Ces échanges portent par exemple sur la distribution du courrier administratif au
Sénégal. Un conducteur de véhicule qui transporte du courrier devient un « privilégié » sur la
route :
« Mon sentiment est que c’est l’administration qui nous pousse à être corrompu… Tout le
courrier de l’administration est concerné : Police, gendarmerie, tribunal, prison, service des
transport, du commerce… Tous les courriers aux chauffeurs, nous sommes obligés de nous
rabaisser, sinon il peuvent refuser. Alors que si tu le leur demandes, demain ils te demanderont une
chose que tu ne pourras pas refuser. Pour déférer des gens, le tribunal s’adresse au policier du
garage pour chercher un véhicule pour aller à la maison d’arrêt…euh ! Pour des opérations de
police, on nous sollicite… mais, celui qui te prêtes son véhicule aujourd’hui, avec son carburant
pour te transporter gratuitement des délinquants, tu ne peux pas lui refuser un service
demain...hein! … C’est l’administration qui ne se respecte pas… Le procureur sait mais
encourage. »49
Les gendarmes et policiers deviennent alors des obligés des syndicats de conducteurs
et transporteurs, qui d’ailleurs les appellent péjorativement au Bénin « nos amis de la route ».
Ceux-ci peuvent en retour intervenir dans le règlement de conflits entre agents de contrôle et
usagers de la route. De fait, les responsables syndicaux deviennent des négociateurs, incitant à
la baisse des amendes et autres frais de corruption. Dans certaines localités, comme
Malanville (Bénin) et à Kaolack (Sénégal) ou à Gaya (Niger), de véritables contrats occultes
sont passés entre les corps de contrôle et les représentants des usagers de la route, avec
échange d’un contrôle laxiste contre des rétributions hebdomadaires.
L’insuffisance des effectifs est un des arguments le plus souvent utilisés par la
hiérarchie des corps de contrôle pour justifier leur incapacité à assurer une sécurité suffisante
des biens et des personnes et à faire des interventions urgentes. S’il n’est pas dénué de tout
fondement, dans la pratique cet argument est exploité à des fins de privatisation interne du
service public de sécurité. Ainsi, toute intervention de la police ou de la gendarmerie est
« facturée » indirectement au bénéficiaire sous forme « d’argent pour la bière », « d’argent
pour le carburant » ou encore de « frais de déplacement ». La gendarmerie comme la police
passent des « contrats de sécurité », notamment dans le domaine portuaire à Cotonou, pour
surveiller les entrepôts de marchandises sous douane, et les parcs automobiles gérés par des
opérateurs économiques privés. Le service public est « loué » sur la base de tarifs négociés. Il
s’agit là d’une forme assez généralisée de privatisation du service public. Le simple fait qu’un
gendarme vienne contrôler la circulation routière pour faciliter la sortie de véhicules du port
est « facturé » à l’opérateur économique.
Pour chaque gendarme ou policier qui nous aide à assurer la sécurité pendant le transfert
de véhicules du port vers les parcs extérieurs, nous payons entre 5 000 et 10 000 FCFA » (M., chef
exploitation d’un parc de stationnement de véhicules d’occasion).
49
Propos d’un policier à la gare routière centrale de Kaolack, 2000.
34
Au port de Cotonou, certains agents de sécurité n’hésitent pas à jouer aux receleurs de
produits volés, en usant du privilège de ne pas être contrôlés à la sortie du port, pour convoyer
des marchandises hors de l’espace portuaire contre gratification.
Les dysfonctionnements des administrations douanières suscitent des « stratégies de
survie » de l’Etat, à l’initiative des agents qui agissent de la sorte, disent-ils, par nécessité
professionnelle. Au Niger, la douane dispose d’une centaine de véhicules pour couvrir un
vaste territoire. Au Bénin, chaque douanier effectue ses missions de service avec son véhicule
personnel en assurant soi-même le carburant. Ces propos de douaniers sénégalais illustrent
parfaitement la situation dans les trois pays investigués :
« On a aucun moyen. Pas de voiture, pas de carburant etc. Le seul véhicule que nous
possédons a plus de dix ans. On se débrouille avec les moyens du bord pour circuler. Des fois, on
utilise notre argent parce qu’on ne peut pas rester sans travailler. Nos supérieurs connaissent bien
les moyens avec lesquels on travaille » (janvier 2001).
« Il nous arrive de dépenser notre propre argent ou de nous cotiser pour acheter le
carburant. Dès fois, nous dépensons même l’argent que nous avons reçu d’autres personnes. Des
gens peuvent nous donner 30 000, 50 000 FCFA, mais nous utilisons cet argent pour travailler…
Lorsque des commerçants nous prêtent de l’argent, nous les remboursons sur la saisie »50.
Il se crée alors des chaînes de corruption qui tendent à devenir structurelles par
la création de relations pérennes entre douaniers et fournisseurs privés de moyens de
fonctionnement. Ces derniers bénéficient à leur tour de régimes de privilèges
particuliers par l’accès prioritaire aux marchandises frappées de « dépôt » comme au
port de Cotonou, ou encore aux marchandises saisies et vendues « aux enchères »
ciblées comme à la douane de Kaolack au Sénégal.
Sociabilité artificielle et société civile conformiste
Pour ce qui est de la police et de la gendarmerie, des phénomènes sociologiques
simples peuvent contribuer à l’émergence de pratiques de corruption entre les agents et les
conducteurs. L’habitude et la fréquentation continue créent des liens durables entre chauffeurs
et policiers, ou encore entre commerçants et douaniers, qui débouchent sur des échanges de
services au-delà du cadre professionnel pour aller dans le cadre familial. La frontière entre le
public et le privé finit par se brouiller.
La société civile émergente dans les différents pays (syndicats, associations
professionnelles, ONGs, etc.) se trouve très incrustée dans l’administration et le système
politique. Comme moyen de pression politique, elle recourt plus souvent à
l’interventionnisme administratif et politique. Ses représentants font pression sur les agents
subalternes en recourant à leurs supérieurs hiérarchiques ou aux hommes politiques. Cette
situation fait que pour beaucoup d’agents de contrôle dans la police et la gendarmerie, il vaut
mieux s’arranger que de sanctionner, comme le dit cet officier de police nigérien :
« Souvent les agents s’arrangent avec les chauffeurs, on ferme les yeux. Il y a moins de
contraventions parce que c’est la démocratie, les syndicats sont forts et on hésite parce que
l’interventionnisme est généralisé ».
50
Entretien avec I.T. douanier, 7 mai 2000 à Kaffrine, Sénégal.
35
Conclusion
Malgré le caractère généralisé du phénomène corruptif dans la douane et les transports
dans les trois pays, on peut noter un certain décalage selon les pays dans cette généralisation.
Au Bénin, les années 1970 constituent un tournant majeur dans le début de la répression du
phénomène, tandis qu’au Niger, la corruption ordinaire sur la route semble un phénomène
plus récent et contemporain du début de la déliquescence de l’Etat vers la fin des années 1980,
et qu’au Sénégal le phénomène paraît plus ancien, sans relation apparente avec une crise
quelconque de l’Etat, et présent déjà dans les années 196051.
On peut affirmer toutefois que la forte similitude entre les formes, les acteurs, les
mécanismes, les circuits et les types de réseaux de corruption entre les trois pays découle
d’une situation commune, qui crée la base du cercle vicieux de la corruption dans les secteurs
des transports et des douanes.
D’une part, nous avons la vétusté des parcs automobiles ; le non respect généralisé des
normes de circulation routière ; l’existence de puissants syndicats de transporteurs en relation
de clientèle avec les hommes politiques et qui représentent de ce fait des groupes de pression
capables d’imposer soit par la négociation (financement informel du service public), soit par
des menaces (grèves) des règles extra-légales en leur faveur ; la prégnance d’acteurs
économiques qui ont fait de la fraude une éthique du succès (refus de la légalité, goût pour les
transactions, refus de la preuve fiscale, préférence donnée aux transactions financières
directes dans la douane) ; des sociétés qui protègent l’illégal, l’illicite et l’informel, tantôt
selon des normes émiques (du fait de l’illégitimité des normes étatiques du point de vue de la
plupart des acteurs sociaux), tantôt suivant des relations de clientélisme politique (alliances
entre les pouvoirs en place et leurs soutiens sociaux, comme le cas des mourides au Sénégal)
; existence dans tous les pays de « zones franches » informelles ou de poches de non-Etat,
dans lesquelles toute régulation étatique sur les transactions commerciales est exclue ou
affaiblie.
D’autre part, nous avons des agents publics (forces de sécurité et douaniers) qui sont à
la fois des victimes du décalage entre leurs attributions statutaires et les ressources réelles
mises à leur disposition, mais aussi qui profitent de ces dysfonctionnements pour développer
une éthique de l’abus de position comme moyen de recherche de rente, tendant à « légitimer »
ainsi les pratiques de ponction sur les usagers. Ainsi, note-t-on chez les douaniers, les
policiers et les gendarmes une certaine conscience de leurs privilèges et un certain esprit de
corps qui produisent et entretiennent des réseaux de protection internes, notamment par
rapport aux pratiques de corruption.
On assiste alors à une normalisation des pratiques corruptives, avec des nomenclatures
de plus en plus précises (« frais de passage en douane », « divers », « faux frais », « dot »,
« compte rendu »), avec des « tarifs » reconnus et régulés en fonction d’une logique de l’offre
et de la demande, ou les transactions corruptrices ont « des seuils négociés » entre corrupteurs
et corrompus, par rapport auxquels lorsqu’un un agent « exagère », i.e. dépasse un seuil
convenu, il peut être taxé de « gourmand » et peut être « dénonçable » à travers l’activation de
moyens de régulation ordinaire, comme la grève des transporteurs/conducteurs contre les
policiers, ou encore celle des transitaires contre les douaniers.
51
Il est assez difficile d’envisager la corruption sur le plan historique à l’échelle de plusieurs pays à la fois et de
façon fine, dans la mesure où différents facteurs politiques, sociaux et culturels interviennent au même moment ;
ils n’ont pas la même importance dans un même pays et à plus forte raison à l’échelle de plusieurs pays. D’où
une périodisation limitée à quelques données résultant de la presse dans les trois pays, encore que cette presse
n’a pas toujours eu le même statut au même moment dans ces trois pays.
36
Tout ce système produit une normalité non étatique et fonctionne avec ses acteurs
propres, qui font que la petite corruption paraît plus professionnalisée dans le secteur des
transports et celui des corps de contrôle dans les trois pays étudiés du fait d’une forte présence
d’agents supplétifs en grand nombre, d’intermédiaires formels et informels en grand nombre
(transitaires ambulants, démarcheurs divers et passeurs en douane), dont la rétribution dépend
surtout des « recettes parallèles » découlant des diverses pratiques de corruption.
Grâce à la corruption généralisée dans ces secteurs et à l’évitement du fisc, on assiste
aujourd’hui à l’émergence de nouveaux modèles de succès : le modèle rentier et le modèle de
la ponction ont pris le pas sur le modèle productif dans les processus d’accumulation.
Aujourd’hui, les modèles de succès social valorisent ceux qui ont accumulé par le canal de la
corruption. Ainsi, les transitaires ambulants et les opérateurs économiques fraudeurs ont des
images positives dans les trois pays.
Cependant, on peut noter des différences dans le phénomène corruptif, qui résultent de
certaines spécificités propres à chacun des trois pays. Ainsi, si la corruption dans les
transports et la douane paraît constitutive de la construction de l’Etat dans les trois pays et que
le financement du politique par les commerçants (souvent bénéficiaires des pratiques de
corruption) y est tout aussi généralisé, au Sénégal le phénomène du mouridisme structure
fortement les réseaux de soutien politique (alliance entre régime politique et confrérie) et une
bonne partie des pratiques de corruption dans la douane et les transports paraissent résulter
des régimes de privilèges dont bénéficie ce courant religieux dans l’Etat sénégalais. Au Niger
comme au Bénin, par contre, les « zones franches » informelles résultent plus de phénomènes
de « politique par le bas » (domination de la société sur l’Etat par la ruse, la délégitimation
des normes étatiques, le refus de la dénonciation, le recours au magico-religieux, etc.).
La corruption dans les transports est fortement marquée au Sénégal par le phénomène
du clientélisme électoral qui a conduit à une autorisation officielle de « violation » de la
législation en vigueur, rendant la force publique impuissante vis-à-vis des usagers de la route
(paiement anticipé de contravention pour s’autoriser à faire de la surcharge, et transport du
courrier administratif par les conducteurs de taxis pour obtenir des exonérations légales). Au
Bénin et au Niger, c’est plutôt les alliances segmentaires directes entre agents publics et
usagers de la route (douaniers/transitaires et commerçants ; gendarmes et
policiers/transporteurs et conducteurs de véhicules) qui structurent les pratiques de corruption,
donnant un caractère transactionnel plus marqué aux interactions corruptives sur la route.
37
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