UNIVERSITE DE PARIS XII UFR des Lettres et Sciences humaines
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UNIVERSITE DE PARIS XII UFR des Lettres et Sciences humaines
UNIVERSITE DE PARIS XII UFR des Lettres et Sciences humaines CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES LE REEL ET SA REPRESENT ATION D ANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’ AHM ADOU KOUROUM A THESE DE DOCTORAT NOUVE AU REGIME Pour l’obtention du grade de Docteur de l’Université de Paris XII PRESENTEE P AR MESMIN NICAISE YAUSS AH Sous la direction de : MONSIEUR LE PROFESSEUR PAPA S. DIOP 13 décembre 2004 UNIVERSITE DE PARIS XII UFR des Lettres et Sciences humaines CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES LE REEL ET SA REPRESENT ATION D ANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’ AHM ADOU KOUROUM A THESE DE DOCTORAT NOUVE AU REGIME PRESENTEE P AR MESMIN NICAISE YAUSS AH -2- Dédicace Comme tout Malinké, quand la vie s’est échappée de ses restes, son ombre s’est relevée, a graillonné, s ’est habillée, et est partie par le long chemin pour le lointain pays malinké natal pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques. A Ahmadou Kourouma. -3- Exergue Le rom an n’a de sens et de valeur qu’à répondre à l’appel que le réel adresse à chacun de nous, produisant en retour l’écho de sa parole. Cet appel est-il audible dans le monde où nous vivons ? La possibilité d’une parole en écho y existe-t-elle encore ? Philippe Forest, Le roman, le réel* * q ua tr i èm e de c o u ver tur e, E d. P l eins F e ux, 19 9 9 -4- Gratitudes Je tiens à tém oigner ma profonde reconnaissance à Monsieur le Professeur Papa Samba DIOP pour la patience et la disponibilité dont il a fait preuve tout au long de ces années, dans la direction de ce travail. Cependant, m algré les soins extrêmes que j’ai apportés à leur révision, les erreurs, les omissions et les insuffisances qui y dem eurent incombent, bien entendu, à ma responsabilité. Je remercie tout particulièrem ent Anne, mon épouse, pour son affection et son soutien permanents. Que tous ceux qui ont contribué de près ou de loin, directement ou indirectement, à la maturation de ce travail trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude et m a haute considération. -5- Sommaire Dédicace - 3 - Exergue - 4 - Gratitudes - 5 - Introduction - 10 - Premièr e partie : Regards sur l'œuvre : texte et contexte - 19 - Préambule - 20 - Chapitre 1 : Les textes - 22 - Chapitre 2 : Récit et quête du tem ps - 42 - 1. Romans et désillusion - 46 - Chapitre 3 : Roman kouroum éen et référent historique - 53 - 1. Définition du contexte - 53 - 2. Le climat intellectuel - 55 - 3. Romans et histoire - 62 - -6- Chapitre 4 : L’Agressivité de l’histoire - 72 - 1. La passivité du personnage - 82 - 2. Romans et recomposition fragmentaire - 88 - 3. Ironie de l’histoire et destin tragique du personnage - 94 - 4. Un univers de nostalgie - 124 - 5. Le nom du protagoniste - 135 - 6. Roman et condamnation du colonialisme - 147 - Deuxième partie : De l’histoire à l’écriture de l’histoire - 173 - Préambule - 174 - Chapitre 5 : Le ton de la dénonciation - 175 - 1. Démesure et stylisation - 181 - 2. Stratégie discursive et historicité textuelle - 193 - 3. La fonction du réel - 202 - 4. Espace réel et espace fictif : enjeu du roman - 205 - Chapitre 6 : Jeu de l’imaginaire : déplacement et mise en présence -7- - 213 - 1. Réalité et fiction - 217 - 2. Diction et vérité - 224 - 3. Approche kourouméenne du réalisme - 229 - 4. Dialectique du roman kourouméen - 235 - Troisième partie : Le réel comm e modélisation - 241 - Préambule - 242 - Chapitre 7 : Ecriture et représentation - 243 - 1. Analepse et reconstruction - 247 - 2. Effondrement de signes et représentation historique - 253 - Chapitre 8 : Écriture kouroum éenne et souvenir - 256 - 1. Ecriture et mémoire - 258 - 2. Le lieu de la mémoire - 264 - 3. Situation temporelle du roman kourouméen - 268 - 3.1. Le passé - 268 - 3. 2. Le présent - 278 - 3. 3. Le Futur - 284 - -8- 4. De la connaissance du présent - 288 - 5. Ecriture et oubli - 294 - Chapitre 9 : Sortie de l’œuvre - 297 - 1. Composition romanesque et intertextualité - 297 - 2. Intrigue et intentionnalité - 306 - 3. Romans kourouméens et modernité - 310 - Conclusion - 316 - Annexes - 319 - Index des notions - 320 - Entretien avec Ahmadou Kourouma - 323 - Post-scriptum - 340 - Bibliographie - 342 - -9- Introduction Depuis l’Antiquité, la question de la représentation est au cœur de la réflexion sur la littérature. 1 Or, la représentation a un lien avec la perception, la facult é d'analyse ou encore le rapport au monde. Elle se définit comm e la capacité de situer le possible par rapport au réel, en ce sens que la représentation réfère à une chose et est le lieu où le sujet et le monde se rencontrent. La représentation repose, de fait, sur une mise en présence : elle vise à exposer ou à rendre com pte de la réalité et des effets que cette même réalité produit : I l [ le te r me de r e pr é se nt at i on] dé s i gn e d ' a b or d la ma n i èr e d on t le s êt re s h u ma i ns se r a p p or te nt à l a ré a li té à t ra ve r s «d e s r e pr é se n tat i on s me n ta l e s » d e cet te r é al ité ( … ) O n s ' e n se r t e n sui t e p ou r d écr ir e u n e r ela ti on e n tr e d e u x e nt it é s i nt r a m on d a i ne s 1 tel le s q ue, da n s de s Nous référons ici à la problématique de l’eikōn et de la mnēmē reconduite par Paul Ricœur dans l’incipit de son livre La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, à savoir que le problème de la représentation, avant de ressortir à une accumulation de définitions nouvelles, fut une préoccupation pour les philosophes grecs : d’une part, pour Platon qui y perçoit un «enveloppement de la problématique de la mémoire par celle de l’imagination» et, d’autre part, pour Aristote pour qui la représentation reste un pathos, c’est-à-dire un rappel ou le souvenir d’une chose passée ( p. 5-65). - 10 - c on t e x te s s p éc if i q ue s, l a pr e mi è r e t i e n t l i e u de la se c on d e , sa ns q u e p ou r a ut a nt son m od e d ' e x ist e n ce soi t c on s t it ut i ve me nt ce l ui d ' u n si gn e (… ) E nf i n , l e te r me e st u t i li sé p ou r d éf i nir le s mo ye n s de r ep r é se nt a t i on p u b li q ue me n t a cc es s i bl es, i n ve n t é s par l ' h om me e n t a n t q ue mo ye n s d e r e p r é se nt ati on . C 'e st a i n si q u 'o n di t d ' u n e i ma ge q u 'e l l e r ep r é se nt e u n ob j e t, ou d ' u n e p r op osit i o n q u 'e ll e r e pr é se n te u n ét a t d e f ait . 2 L'usage philosophique le plus courant de la notion de représentation la définit comme «la formation par l'esprit des images de toute nature qui provoquent ou accompagnent nos sentim ents, nos pensées, nos volontés, et ces im ages ellesmêmes 3». Quant au réel, c'est la marque du vraisem blable : «le masque dont s’affublent les lois du texte, et que nous somm es censés prendre pour une relation avec la réalité» (…), [un] «système de procédés rhétoriques, qui tend à présenter ces lois comm e autant de soumissions au référent» 4. C’est, aussi, le connu et le modèle, c’est-à-dire le trait de la réalité historique et le champ de l’événem ent historique vrai. En un mot, le réel est ce qui se donne, présent à l’esprit, comme objet de connaissance. Cela dit, l'histoire littéraire de l'Afrique noire, telle que ses spécialistes la conçoivent, a un lien avec un long et douloureux 2 Schaeffer, J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1999, p. 104. Pratique de la philosophie de A à Z, Paris, Hatier, voir article sur la représentation, p. 307-308. 4 Todorov, T., La Notion de littérature, Paris, Seuil, p. 88-89. 3 - 11 - passé. Lorsqu’on établit une cartographie des discours qui lui ont été consacrés jusqu’alors, les écrits abondent qui corroborent cette thèse 5. Ainsi souvent, pour le romancier africain, l’aventure de l’écriture se ressent d’abord comme une plongée qui, lorsqu’elle se rapporte à sa conscience, met à nu la condition existentielle de l’homme noir. L’approche de l’écriture ou de la littérature comme expression des aspirations collectives dépasse la dimension purem ent fictive de l’objet littéraire ; ce d'autant plus que le romancier négro-africain cherche à établir surtout la connexion entre la littérature et les m acrostructures ou param ètres historiques. Ce «Prométhée» moderne est, de fait, sensible aux questions qui l’environnent. Et pour se faire, lorsqu’il écrit, il dévoile le monde. Par ailleurs, ce que les critiques ont pendant longtemps souligné à l’égard de l'auteur des Soleils des Indépendances 6, c’est le fait qu’il soit considéré comme l’un des romanciers africains qui aient soumis, dans le roman africain d’expression 5 L’Anthologie négro-africaine (Vanves, Edicef, (1967), 1992, 553 p.) de Lilyan Kesteloot a réuni les œuvres de la littérature africaine qui expriment la vision globale du monde négro-africain. Elle s'est longuement appesantie sur le lien entre le texte littéraire et le contexte. 6 Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances (1968), Paris, Seuil, (1970), 1995, 196 p. - 12 - française, 7 la langue de l'ancien colonisateur aux contours sinueux de sa langue maternelle 8. Or, en trente ans, des Soleils des Indépendances à Allah n ’est pas obligé, les romans d'Ahm adou Kourouma condensent comme dans un tableau les maux dont souffre l’Afrique : depuis le déclin du grand em pire mandingue aux guerres civiles libérienne et sierra léonaise, via la décolonisation. Imprégné par l’histoire des conquêtes coloniales, de la décolonisation et de la gestion des indépendances, Ahmadou Kouroum a théâtralise, dans son œuvre, une vision tragique et dramatique de l'histoire du continent noir. Aussi, le fait historique est em ployé comme fondement essentiel à son mode d'écriture. Il ne Kouroum a s'agit et, guère partant, de caricaturer l'ensemble de l'œuvre la d’Ahmadou production négro- africaine. Nous rem arquons, seulement, qu'il y a, chez ce romancier, comme une sorte d'accompagnem ent mutuel du fait historique avec l'acte de création littéraire. Comme s'il était presque naturel, chez lui, de lier l'un à l'autre : le fait historique n'étant, par conséquent, qu'une sorte d’orientation dans le discours narratif. En conséquence, 7 le roman d'Ahmadou La tentative de sortir le roman africain des sentiers battus de la sacro-sainte lignée du colonialisme la plus audacieuse a sans doute été opérée par le Guinéen Alioum Fantouré dans un ouvrage très significatif, Le Récit du cirque…de la vallée des morts, paru en 1975 aux éditions Buchet Chastel. Mais, avant lui, Sembene Ousmane, Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma sont considérés comme les bâtisseurs du roman nouveau africain d’expression française. 8 Kesteloot, L., Histoire de la littérature négro-africaine, p. 249. - 13 - Kouroum a s’érige en vecteur d'une relation avec le fait historique réel. Nous tentons, dans notre étude, de clarifier le rapport de cette dim ension de la littérature avec une notion aussi vast e qu'essentielle : l'Histoire. D'autre part, nous examinons le rapport de la littérature avec l’histoire. Nous évoquons, non pas des expériences provoquées par interférence, mais une entrée en jeu dans les codes de l'imaginaire. Ces structures se rapportent aux catégories témoins qui structurent l'assim ilation et la familiarisation avec les éléments acquis antérieurement. Traiter de la mém oire permet de voir comment, aux romans d'Ahm adou Kourouma, certains faits historiques sont intégrés à l'acte de création. L'objectif visé ici reste l'esquisse d'une interprétation du texte littéraire à partir de notions telles que le passé et le présent littéraire. en tant Cela que système suppose un de compréhension élargissement de du text e l'horizon d'application qui confère aux romans d’Ahmadou Kourouma une dimension originale, une certaine désorientation du discours jusqu'ici connu, voire une certaine imperfection. Par ailleurs, à vouloir faire du passé et du présent des figures littéraires, il sera possible d’y déceler des éléments essentiels sous lesquels nous voudrions reconnaître un des modes de l’aventure «kourouméenne». Ce que nous essayerons - 14 - d’évoquer ici, c'est le moyen par lequel l'histoire rencontr e l’imagination dans une sorte de «coalescence» pour produire l’acte littéraire. En effet, nous ouvrons de nouveaux espaces de lecture car le jugem ent critique et vertical de l'œuvre n’est plus l'apanage d'une vision littéraire sim pliste et horizontale, un consentem ent qui enf erme les romans sur eux-mêmes. Certes, l’art est difficile à cerner lorsque l'on se place du seul point de vue de la subjectivité ; mais nous privilégions, dans cette étude, l’historicité, c’est-à-dire la manière dont est transcrit le fait historique, comm e modalité pour assumer les traits du discours littéraire. Pour autant, nous risquons de valoriser des tendances secondaires. Descendre dans le passé, rem onter le tem ps ou encore revisiter l’histoire devient le vecteur et le leitmotiv de l’écrivain ivoirien qui, tel Ulysse rêvant «d'amener avec soi le sang noir de la vie», offre «aux âmes des trépassés la possibilité de reprendre pied de la vie», m ais surtout «donne à soi-même l’occasion de renouer avec un savoir qui concerne sa propre vie» 9. A l’instar de ce personnage de l'épopée d’Homère, l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kouroum a nous permet de renouer avec une certaine connaissance historique. Aussi sa trajectoire se 9 Les extraits entre guillemets figurent p. 8 de Mémoire et création poétique (Paris, Mercure de France, 1992) de John E. Jackson. - 15 - déploie-t-elle souvent dans une mise en évidence de l'expérience et de la manière dont elle la conçoit, la superpose ou l’oppose avec l'écriture. En posant le problème de la mém oire et de sa connexion avec la littérature, nous rencontrons, enfin, ce qu'est la création artistique. Force est de constater alors que la chose littéraire se pose, chez Ahmadou Kourouma, sous forme de douleur et d'incompréhension. Autrement dit, que la fiction littéraire n'est plus seulement le fait d’une reformulation de ce qui était déjà là mais qu’elle se fait aussi à la lisière de l'inattendu. Cet inattendu, c’est le tém oignage où représentation et exposition de l’événement deviennent les préoccupations du littéraire ou du littérateur. De fait, les romans choisis (Les Soleils des Indépendances, Monnè, outrages et défis, En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n’est pas obligé) portent sur cette gravité. En effet, ces derniers se hissent à hauteur d'un nouveau questionnement, à savoir : une sorte de méditation ou d'inventaire des événements historiques. La question centrale consiste à représenter ou se représenter la trajectoire du temps, par l'appropriation des faits réels, par une écriture qui cherche à investir le champ représentationnel. Le parcours que construit l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kouroum a aspire, désorm ais, à n'être que la province de la représentation du passé et du présent, puisqu’il s'agit d'une œuvre du rappel. - 16 - Partant du constat que les langages littéraires africains sont des objets privilégiés pour la réflexion, il s’agira, dans cette étude, d'un travail sur les notions d’histoire et de littérature. La présente étude porte donc sur le lien entre les rom ans et la conscience : car une adéquation relie, d'une manière singulière, chacun d'eux avec les événem ents qu’ils établissent. Nous déclinons un plan en trois parties. La première porte sur le rapport du texte au contexte. Elle a pour caractéristique la com préhension historiques. de Nous l’œuvre et la description procédons, suivant des une facteurs lectur e historiographique, par la mise en évidence de la connaissanc e historique et du lien entre l’œuvre et l’histoire événementielle. La deuxième partie examine le passage de la réalité à la fiction. En renvoyant au couple histoire-fiction, elle a trait au problème de la feintise ou substitution. Elle aborde la question dichotomique du réel et de l’imaginaire. Enfin, la troisième partie établit le rapport entre l’œuvre et la mémoire. Il s’agit de voir quels m écanism es construisent ou déconstruisent l’histoire. Ainsi, l’œuvre d’Ahmadou Kourouma est perçue comme élément de familiarisation. Aussi doit-on savoir quel rôle joue la m émoire dans le passage du réel à l’imaginaire. En traitant du rapport littérature-histoire, notre étude a eu pour point de départ une interrogation essentielle quant à la capacité des rom ans à aborder l'événement et à en témoigner. - 17 - Mais nous allons avec inquiétude. Hésitant, craignant de nous méprendre, de surestim er voire de sous-estimer, de ne pas juger comme il faut et de ne pas mettre ce que nous voyons à sa vraie place. - 18 - Première partie Regards sur l'œuvre : texte et contexte - 19 - Préambule Les années de colonisation ont marqué Ahmadou Kouroum a à un point tel que son œuvre rom anesque renvoie explicitem ent à cette période. Lorsque paraît Les Soleils des Indépendances, en 1968, au Canada, puis en 1970, en France, l’institution littéraire accorde peu ou presque pas d’attention au jeune rom ancier ivoirien qui vient pourtant de bousculer les mœurs littéraires établies en refusant de s’adapter aux goûts de ses contemporains, en se tournant vers le passé récent de l’Afrique pour mieux cerner l’avenir. En ce temps où sont foulées aux pieds les valeurs traditionnelles, vilipendées les indépendances, alors que ses pairs sont préoccupés par l’analyse des indépendances, Ahmadou Kouroum a s’interroge sur le devenir du continent noir, fixe ses obsessions : les années d’occupation française, les indépendances, le règlem ent de la question du pouvoir traditionnel, etc. Aussi va-t-il se lancer dans une quête afin de reconstituer les souvenirs des «années noires» ; car seul semble compter le regard tourné vers le passé. Une vingtaine d’années après la parution de son premier roman, Ahmadou Kouroum a publie Monnè, outrages et défis dans lequel il inventorie la résistance africaine, les années de com promission avec l’envahisseur et les indépendances truquées. O n ne le reconnaît pas dans la génération de ses pairs qui sont alors - 20 - préoccupés de sortir le roman africain d’expression française dans l’impasse créatrice dans laquelle il se trouve. Pourtant, Ahmadou Kourouma n’est pas éloigné des centres d’intérêt littéraire de l’époque puisque, dans son roman, il expérim ente des jeux narratifs plus complexes, en même temps qu’il ébauche une relecture de la colonisation et des indépendances. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, En attendant le vote des bêtes sauvages s’inscrit dans le conflit de la guerre froide et ses conséquences sur les jeunes Etats africains. Ce troisième roman trouve naturellement sa place dans la droite ligne qu’il a fixée, à savoir écrire l’histoire contemporaine car le choix littéraire qu’il représente n’est pas dicté par la m ode m ais suit la reconstitution historique, voire identitaire. Son œuvre rom anesque, de ce fait, aide aussi bien à comprendre qu’elle met en form e des figures de son époque : ainsi, on apprécie mieux l’ensem ble, mais aussi son dernier roman, Allah n ’est pas obligé, à la lumière de quelques rappels historiques. - 21 - Chapitre 1 ---------Les textes Le premier roman d'Ahm adou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, paraît en France, en 1970. Il évoque la situation d’un prince à l’ère des indépendances africaines. Le personnage principal, Fama, dernier descendant et héritier du trône de la dynastie glorieuse des Doumbouya, est transplanté dans un contexte qui le nie, l'insulte et le dépouille avant de le vouer à une ontologique angoisse : Lu i , Fa ma , n é da n s l ' or , le ma n ger , l ' h on n e u r e t les f e mme s ! É d u q u é p ou r pr éf ér e r l ' or à l ' o r, p ou r c h oi s ir s on m a n ger p a r mi d ' a utr es , et c ou c her a ve c sa f a v or i t e p a r mi c e n t é p ou s e s ! Q u 'é tai t - il de ve n u ? U n ch a r o g n ar d … C ' éta it u ne h yè n e q ui se pr e ssa it . 10 10 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit. p.12. - 22 - A l’aube des indépendances, alors qu’il s'est investi dans le com bat pour la décolonisation et a espéré en tirer profit, Fam a s’est retrouvé plus pauvre qu’auparavant. Aussi, pour faire fac e à sa nouvelle condition, devient-il mendiant. Plus tard, lorsqu’il apprend le décès du cousin Lacina qui lui avait usurpé son trône de roi du Horodougou, il décide de s e rendre à Togobala pour organiser ses funérailles. Pendant son séjour, Fama découvre les transformations de son village natal. Les indépendances sont aussi passées par-là : une section du parti présidentiel y a été implantée et le poste de vice-président lui a même été proposé ! Après les obsèques de Lacina, et m algré les conditions d’un nouveau départ à Togobala, Fama est tenté de retourner auprès de sa belle Salimata. Revenu dans la capitale de la Côte des Ebènes, les malheurs s’enchaînent : il est accusé de com plot contre la vie du président, jugé et emprisonné. Gracié plus tard, il rentre à Togobala pour y mourir et y être enterré comme ses aïeux. Ainsi, va le sort du représentant des Doumbouya sous «les soleils des Indépendances» qui, à cause d’un rêve, meurt sans avoir assuré une descendance à la dynastie des ancêtres. Les Soleils des Indépendances a été accueilli par la critique, longtem ps après sa parution, comme le récit inaugural de la nouvelle génération de romanciers africains d'expression française. Aussi les nom breuses incorrections grammaticales et sém antiques qui sont d’abord sévèrement critiquées par les - 23 - milieux bien-pensants ont-elles été, par la suite, accordées à la rigueur créatrice et pressenties comme la volonté de tordre le cou à une institution française caduque, à savoir la langue. Lisons, à ce propos, un critique sénégalais : Je ve n a i s de sor ti r, ém er ve il lé , d'un m on d e de l u m ièr e p ur e , d ' élé ga n ce , de n ob l e sse, de gé n ér os i té, d e gr a n de ur d ' â me , ma is a u ss i de f er me té da n s l a c on str u ct i on de l ' h om m e, d e r e s p on sa bi li té s pl e i n e me n t a s su mé es , q ua n d A h m a d ou K ou r ou ma se pr op os a de me pr om e n er da n s u ne soc i été ve u le, p le u tr e, sca t op h i le , q u i se suic i de sa n s s' e n r e n d r e c omp te , q u i d is p u te l es mo r c ea u x d e vi a n de, e n dé c omp os i ti on a u x c h a r o gn a r d s, u n m on d e c ar n a va le sq u e , d é sar t ic u lé , dé s or d on n é , sa n s de s se i n s, a b r ut i, dé s h u ma n i sé . 11 Les Soleils des Indépendances se caractérise, en effet, par un mélange subtil entre la langue maternelle de l'auteur et celle du colonisateur. Cependant, hormis ce procédé st ylistique, de nouvelles problématiques ont surgi depuis lors 12. Plus de trente ans après sa parution, ce roman s'insère dans une pensée plus large. Ce qui n'était alors qu’objet de curiosit é littéraire, c’est-à-dire une allégorie sur la déchéance, est devenu le sujet d'une préoccupation majeure. Il n’est plus un acte isolé, 11 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, Paris, Acct-Karthala, p. 17. 12 Une certaine critique littéraire s’est, en effet, complue souvent dans l’analyse du désenchantement et de la tropicalisation de la langue française lorsqu’il s’est agi de comprendre l’œuvre d’Ahmadou Kourouma. Nous proposons, au contraire, par le biais de l’historiographie, de saisir sa spécificité articulée sur les conditions de production. - 24 - comme l’ont prétendu ses détracteurs car Les Soleils des Indépendances fait désormais partie d’une unité cachée mais réelle dans laquelle chacun des quatre romans d’Ahmadou Kouroum a, comme élément d’un même ensemble, contribue à peindre originalement l’histoire contemporaine de l’Afrique. Sans perdre, pour autant, sa singularité, il est un des maillons de la chaîne qui s’étend jusqu’à Allah n’est pas obligé 13. En 1990, c’est-à-dire plus d’une vingtaine années après la parution de son premier roman, Ahmadou Kourouma publie son deuxième livre : Monnè, outrages et défis 14. Il dénonce le colonialisme, notamment celui que pratiquent les Français. Néanm oins, ce roman se focalise sur la question du trône par la mise en relief de la vie d’un roi grabataire abusé par de soidisant amis puis abandonné par son fils, au crépuscule de sa longue vie. Ce livre déroule environ un siècle d’histoire d’expéditions punitives et de conquêtes coloniales, de 1860 à 1950, au cours desquelles seuls quelques rois qui, comme Djigui, le personnage principal du roman, ont fait le choix de collaborer avec le conquérant français, ont eu la vie sauve. Il y est question des humiliations infligées aux populations africaines pendant la colonisation française : travaux forcés, réquisitions, impôts, etc. 13 14 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p. Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, 286 p. - 25 - Un tel rom an n’a pas de pareil dans l’histoire de la littérature africaine d’expression française puisqu’il retrace la vision intérieure, recrée l’atmosphère des conquêtes coloniales telles que furent vécues par les populations colonisées et les derniers descendants des rois africains. Ainsi, Monnè, outrages et défis est une critique à l’adresse des colonisateurs français qui ont bouleversé le paysage politique africain. Depuis la fondation du ro yaum e de Soba au XIIème siècle, la dynastie des Keita vit dans l’attente du messager qui la préviendrait de l’arrivée d’étrangers. Sept siècles plus tard, c’est à Djigui que revient le bonheur de l’accueillir. Cependant, Sam ory est entré en résistance contre les troupes françaises ; bien plus, des nouvelles du front, le plus souvent contradictoires et peu rassurantes, arrivent chaque jour au «Bolloda», le palais royal. Au lieu de préparer son arm ée à l’éventualité de la guerre, le roi Djigui passe le plus clair de son temps à sacrifier afin d’obtenir des esprits la protection des ancêtres. Il est surpris, un beau jour, par l’intrusion des troupes coloniales par le somm et de la colline Kouroufi, que les féticheurs avaient pourtant truffé de sortilèges. Pour laver cet affront et honorer son blason, Djigui défie leur chef. Mais l’interprète l’en dissuade. Au péril de sa vie, le roi abandonne tout espoir de redorer son blason et est contraint de se soumettre aux nouveaux conquérants. - 26 - Au départ sensible aux intentions des colonisateurs, Djigui finit par les désapprouver lorsqu’il réalise, sur le tard, qu’il a ét é manipulé. En effet, pendant l’occupation, le contrôle du royaum e lui a échappé peu à peu. Isolé, ensuite, par un fils qui rêve de lui succéder, il meurt, à cent vingt-cinq ans, dans l’abandon total. En somme, Monnè, outrages et défis dénonce la méthode française de soumission des populations autochtones. Bien plus, ce rom an devient le sujet non seulem ent de la narrativisation du quiproquo mais aussi celui où se déploie et s’analyse la vérité historique. Car, au lieu de la signature d’un traité adéquat entre le roi et le représentant de la France, il s’était plutôt agi, par le truchement de Soumaré, d’un arrangement entre frères de plaisanterie, c’est-à-dire d’un accord de principe sous-tendu entre le roi Djigui et l’interprète du commandant, ce dernier ayant auparavant brandi une menace de mort : ce qui contraignit le premier d’accepter : D ji gu i ne r é p on d i t pa s. L 'i n te r prè te se c ha r ge a l ui - mê m e d e l ' a n n on ce . D 'a b or d sur l e c h e va l ar r êté , p u is e n le f a i sa nt t r otte r le l on g d u t a t a. I l l a nça : «Le r oi or d on n e ! La gu e r re e st f i ni e. La c on s tr u ct i on d u t at a ar r êt é e. La i ssez le s a r me s sur p lac e . » Le s t i r a il le ur s r e p r ir e n t l es mê m e s a p p el s. Le s gu e r r ier s r e s ta ie nt ca m ou f lé s da n s le s tr a n c hée s. Le ca pi tai n e dé ga i n a s on p i st ol e t e t t ir a e n l ' ai r . 15 15 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 37. - 27 - Près d’une décennie après Monnè, outrages et défis, paraît le troisième roman d’Ahmadou Kourouma : En attendant le vote des bêtes sauvages 16. Ce rom an, qui récupère le thème de la geste du chasseur ou donsomana, met en scelle un dictateur africain nommé Koyaga. Celui-ci vient de perdre les deux sym boles de son pouvoir, c’està-dire deux puissants talismans : une météorite, symbole des puissances du cosmos, transmise par sa m ère Nadjouma et un Coran sacré, le signe de la puissance d’Allah, hérité du marabout Bokano. Pour les retrouver, il doit faire dire la vérité sur sa vie par les spécialistes de la purification : un griot ou «sora», nommé Bingo et un apprenti répondeur ou «cordoua» appelé Tiécoura. Aussi a-t-il organisé son «donsomana» qui v a égrener, en cinq veillées, son existence de chasseur, de président et de dictateur. Après la colonisation, Ahmadou Kouroum a s’attaque ici aux maux de la guerre froide. Dans le monde et en Afrique, en particulier, sous prétexte d’endiguer le communisme, ce conflit, qui a opposé pendant plus de quarante ans (1947-1989) le bloc de l’Ouest à celui de l’Est, a fait des ravages et permis de justifier toutes formes d’atrocité et de commettre les pires excès dont l’attitude du personnage de Koyaga en est l’incarnation. Entre fétichisme et magie, le syncrétism e d’En attendant le vote des bêtes sauvages dépeint les allées de la république 16 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998, 357 p. - 28 - africaine. Par ailleurs, la particulière structure narrative de ce livre laisse augurer qu’il s'agit-là d’un nouveau tournant dans les Belles-lettres africaines car Ahmadou Kourouma, en se réarmant du verbe, manie, sans concession et de façon inattendue, l’hum our. En réalité, le rom ancier ivoirien s’est saisi de l’épopée et en a modernisé la tram e puisque l’épopée, ici, ne recouvre plus uniquem ent l’héroïsme légendaire du personnage m ais devient l’apanage de l’anti-héroïsm e, c’est-à-dire qu’elle s’insère dans le lit naturel de la violence et de la barbarie. Ainsi, Ahm adou Kourouma met à l’épreuve le donsomana, «le conte du chasseur» ; il en repousse les limites jusqu’à ce que celui-ci ne constitue plus uniquem ent le rêve de s’entendre dir e ses vérités ou ses exploits mais devienne également le récit qui détourne les exploits de ce m ême chasseur : T ou t e st pr ê t, t ou t l e m on d e e s t e n pla ce . J e di r ai le r éc i t p ur if ic a t oi r e de v otr e vie de maî tr e ch a ss e ur e t d e d i c tat e ur . Le r éc it p ur if ic a t oi r e es t ap p e l é en ma li n ké u n d o ns o ma n a. C’ e st u ne ge ste . Il est d it par u n s or a a c c om p a gn é p ar u n r é p on d e ur c or d ou a . Un c or d ou a e s t u n i n i t i é en p h a se p ur i f ic at oi re , en p h a se c at har ti q u e . T iéc ou r a e st u n c or d ou a et c omm e t ou t c or d ou a il f a it l e b ou f f on , le pi t re , le f ou . Il se per m et t ou t e t il n’ y a r ie n q u’ o n n e l u i par d on n e p a s. 17 17 Ibid., p. 10. - 29 - Le roman qui com pte en tout six veillées en consacre une au second du dictateur : Maclédio. Koyaga est le fils unique de Tchao, un ancien tirailleur de l’armée coloniale qui viole, le premier, le principe de nudité qui fonde la société paléo en revêtant les habits du colonisateur. En effet, de retour de la Première Guerre mondiale où il s’est distingué pour ses faits d’armes et décoré à propos, Tchao transgresse le fameux tabou en épinglant, sur ses nouveaux vêtem ents, la médaille qui lui a été décernée. Cette violation marque, historiquement, le début de la colonisation dans les montagnes qui avaient jusqu’alors été épargnées : C om m e les a u tr e s tir ail l e ur s, et mê m e so u ve n t m ie u x que le s r es sor ti s sa nt s de c er t ai ne s e t h n ie s d es pl ai ne s, Tc ha o l e mo n t a gn ar d a va i t su p or te r la c hé c h ia r ou ge , s e ba n de r le ve n tr e a v ec la f la ne ll e r ou ge , e n r ou l e r a u t ou r de la ja mbe la ba n de m ol le ti èr e et c ha u sser la g od a s se. I l é ta it p a r v e n u sa n s gr a n d ef f or t à ma n ge r à la c ui ll er , à f u m er l a G a ul oi s e. C’ e st a ve c p la is ir q ue , d e r e t ou r da n s le s m on t a gn e s, le s a ut or it é s f r a nç a i se s c on s t a tè r e n t q u’ il r ef u sa i t d e r e ve n ir à l a n u di té or i gi ne ll e . Le s a d mi n istr a te u r s r e pr ir e n t l e s f ic h es c on t ra d ic t oir e s d es et h n ol o g u e s q ui, t ou t e n de ma n d a nt le mai n ti e n d u r é gi me d e f a ve u r c on s en t i a u x pa lé on i gr i t i q u es, m on tr a i e n t q ue le s m on t a gn ar d s n u s a vai e nt de s b e s oi n s c om m e t ou s le s h u ma i n s. 18 18 Ibid., p.15-16. - 30 - Pourtant, le jour de l’assaut des troupes françaises dans son village, Tchao est arrêté et conduit en prison où il meurt peu de tem ps après : L 'i m a ge de m on p èr e à l ’a g on i e, e n c ha î ne s, au f on d d ’ u n cac h ot , r es ter a l’ i m a ge de ma v ie . Sa ns c e ss e, el le ha n ter a me s r ê ve s. Q ua n d je l ’é v oq u er ai ou q u ’ el l e m’a p par aî tr a d a ns le s ép r e u ve s ou l a d éf ai te , el l e dé c u pl er a ma f or ce ; q u a n d el le m e vi e n d ra da n s l a vi c t oi r e, je de vi e n dr ai cr ue l, sa n s h u ma n it é n i c on c e ssi on q u e lc on q u e . T er mi n e K o ya ga . 19 Il n’empêche que Koyaga connaîtra le même sort. Tout comme son père, il est fait tirailleur sénégalais puis débarqué en Extrême-Orient et en Algérie. De retour en république du Golfe, il souhaite intégrer la nouvelle armée du pays. Soupçonné par les nouvelles autorités de troubler l’ordre, il est arrêté et enfermé. Depuis sa cellule, il organise un complot pour assassiner le président Fricassa Santos. En effet, malgré sa détention, Koyaga réussit à prendre contact avec d’anciens m embres de l’armée coloniale, pour la plupart originaires des m ontagnes comm e lui. Il parvient à constituer un commando et renverser le pouvoir en place. 19 Ibid., p. 20. - 31 - Après une nuit entière passée à déjouer les sortilèges de l’un et l’autre, Fricassa Santos est anéanti, à l’aube ; tué puis amputé de certains de ses membres par la brigade de lyc aons de Koyaga pour, soi-disant, éviter une éventuelle vengeance des puissants esprits du m ort : U n der n ie r s ol d at a ve c u ne d a gu e tr a n c he le s te n d on s , a m p ut e l e s br a s d u m or t. C’ e st la m u ti la t i on r it u el le q u i e m p êc h e u n gr a n d i ni ti é de la tr e m pe d u pr é si d e nt Fr ic as sa Sa n t os de r e ss u sc it er . 20 Ainsi Koyaga prend les rênes du pouvoir qu’il partage avec trois autres com pagnons : le colonel Ledjo qui a mené les mutins a en charge la présidence du comité d'insurrection ; Tima qui a déjà un mandat à l’Assem blée et en devient le président provisoire ; Crunet, le m ulâtre, obtient la présidence du gouvernement. Quant à Koyaga, il prend la direction du ministèr e de la défense. Le nouvel homm e fort de la république du Golfe joue sur la carte ethnique car, au sein du comité d’insurrection, toutes les catégories de la population sont représentées puisque celui-ci regroupe aussi bien les autochtones tels que Ledjo et Koyaga que les descendants esclaves com me Tima ou des mûlatres, c’est-à-dire les descendants d’anciens colonisateurs tel que Crunet. 20 Ibid., p. 94. - 32 - Cependant, cette harmonie ne fait pas long f eu. En effet les désaccords ne tardent pas à naître au sein du com ité. Deux cam ps alors se forment : l’un est représenté par Ledjo et Tim a ; l’autre par Crunet et Koyaga. Les premiers se targuent d’être des nationalistes, c’est-à-dire proches des aspirations du peuple et de l’idéologie marxiste tandis que les seconds font prévaloir leur appartenance au camp des libéraux, c’est-à-dire au bloc de l’Ouest. Néanmoins, les tentatives de réconciliation ne manquent pas. Au cours de l’une d’elles, d'ailleurs, un putsch est orchestré par les deux représentants du bloc de l’Est pour tenter de prendre le pouvoir. Il conduit à l’assassinat de Crunet alors que Koyaga parvient à y échapper en organisant la riposte. En effet, appuyé par quelques milices de son ethnie, sur les lieux m êmes du carnage, le futur dictateur contre-attaque et réussit à anéantir les deux auteurs du complot. Après quoi, désormais seul survivant du défunt comité d’insurrection, il s’installe aux commandes de la république du Golfe. Koyaga se rend alors à la m aison de la radio pour annoncer le changement de régime. Il y conclut, avec le chroniqueur vedette Maclédio, un compagnonnage, avant d’entamer une tournée d’explications et d’initiations, dans les pays où la pratique de la dictature a déjà fait ses preuves. - 33 - Il y va «comme on entre à l’école» : il écoute, rencontre «les maîtres de l’autocratie», «les plus prestigieux chefs d’Etat des quatre coins cardinaux de l’Afrique liberticide», «les m aîtres de l’absolutisme et du parti unique» 21. De fait, du totem caïman ou le maître de la république des Ébènes, Ko yaga apprend la gabegie : une notion de l’économ ie qui confond les besoins individuels du chef de l’Etat avec les intérêts du pays. Ainsi, les recettes qui proviennent de la vent e des matières premières doivent, avant tout, servir à enrichir le président qui peut, par la suite, les distribuer sous forme de dons aux populations perm ettant, de fait, l’exercice des largesses du chef. Il apprend aussi ce qu’est la calom nie, qui déguise le mensonge en vérité car, en politique, l’un et l’autre sont une même chose ; et, ainsi de suite : au Pays des Deux Fleuves, chez l'em pereur Boussoma, totem hyène ; en république du Grand Fleuve, chez le dictateur au totem léopard ; en pays des Djebels et du Sable chez le potentat au totem chacal du désert, il s’initie à «l’art de la périlleuse science de la dictature» 22. De retour en république du Golfe, aguerri par les conseils de ses maîtres et les enseignements de ses pairs, Koyaga n’a plus de mal à établir un véritable système coercitif. Aussi règne-t-il sans discontinuer et de façon autocratique pendant trois décennies. Au cours de celles-ci, il se caractérise par une 21 22 Les extraits entre guillemets figurent tous p. 171 d’En attendant le vote des bêtes sauvages. Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171. - 34 - violence de tout genre : disparitions d’opposants, exactions, culte du parti unique et de la personnalité ; et, au total, une gestion économique catastrophique. Cependant, au cours de ce long règne, les tentatives d’assassinat contre sa personne, auxquelles il n’échappe que grâce à ses deux puissants talismans (la météorite de sa mère et le Coran de Bokano), sont nom breuses. Ainsi, En attendant le vote des bêtes sauvages retrace, dans un humour décalé, l’histoire des dictatures en Afrique et dénonc e le soutien dont elles ont bénéficié de la part des démocraties occidentales au nom de la lutte contre le communisme. Composé de plus de trois cents cinquante pages, En attendant le vote des bêtes sauvages est le plus long roman d’Ahmadou Kourouma. Cette longueur pourrait souligner, à elle seule, l’étendue de la question traitée et être justifiée par la forte com plexité de la période abordée car des hécatombes dont les dirigeants africains ne cernent pas l’enjeu, à tout le moins, surviennent sur un continent qui digère, à peine, un siècle de colonisation et quatre siècles d’esclavage. En effet, en quarante ans, une multitude d’événements surviennent sur le continent noir : aux indépendances de 1960 succèdent les dictatures et les crises économiques des années quatre-vingt ; puis, dans les années quatre-vingt-dix, l’euphorie - 35 - démocratique qui est, à présent, retombée à cause du déclenchement de nouvelles guerres tribales ou civiles. D’autre part, la caractéristique mêm e de ce roman exige que la vérité éclate. Par conséquent, rien n’est laissé au hasard. Aussi, puisqu’il s’agit de donsomana, est-il impératif, pour le conteur, de respecter sa déclinaison : il doit, notamment, prendre en considération les interruptions, les incipit et les longues explications qui facilitent l’éclairage et la compréhension à l’auditoire. De la sorte, le récit lève tous les malentendus, toutes les équivoques : De pa r t sa s tr uc t ur e, E n a tt e n d a nt … e st u ne œ u vr e e sse n ti el le me n t ax é e s ur l’ or a li t é. La n ar r at i on s’ ét a le s ur si x ve il lée s où «l ’ œ u vr e » d’ u n h om me a u f a îte d u p ou v oi r , m ai s a ya n t s o mb r é da n s u ne vi ol e nc e in o u ïe , se r a c on t e e t se r é vè l e sa n s ma sc ar a d e s n i d é t ou r s. Il s ’a gi t d’ u n r é c i t p u r if ica te ur ( ch a nson e x p ia t oi r e ) ou l e d o n so m a n a q ue dé b a l le nt K o ya ga, Ma c l éd i o, B i n g o l e S or a e t l e C o r d ou a . C’ e st u ne ép op é e a u g oû t de sou f r e q u i l a i sse l e l ect e ur p an t oi s, d es c on f e s si on s d ur a n t le s q u ell e s l ’e spr it a p par e m me n t m or bi d e d e K o ya ga e st p a ssé au pei gn e fi n p ou r c er n er e t i d e n t if i er l e s ca u se s de son ét a t pa t h o l o gi q u e. 23 Ainsi En attendant le vote des bêtes sauvages revêt-il quelques caractéristiques de la forme traditionnelle orale avec, d’une part, un auditoire et, d’autre part, un conteur. Autrement 23 Kapanga, K. M., «L’Enfance échouée comme source du drame dans En attendant le vote des bêtes sauvages», Ahmadou Kourouma écrivain polyvalent, Présence francophone n°59, p. 92-108. - 36 - dit, ce rom an déborde largem ent le cadre habituel du genr e romanesque. Le ton en est, d’ailleurs, donné aux premières pages du roman : N ou s v oi l à t ou s sou s l’ ap at a me d u jar d i n de v o tr e ré si de nc e. T ou t e s t pr ê t, t ou t le m on d e e st e n p la ce . J e d ir a i l e r é ci t p u ri f ic a t oir e de v ot r e vi e d e m aî tr e c ha sse ur e t de di c ta te ur . Le r éc i t p ur if ic a t oi r e e st a p pe l é en m al i n ké u n d o n s om a n a. C’ e s t u ne ge s te. I l e st d i t par u n s or a ac c om p a gn é pa r u n r é p on d e ur c or d ou a . U n c o r d ou a e st u n i n it ié e n p ha se p ur if ica t oir e , e n p ha se ca t ha r ti q ue . Ti é c ou r a e st u n c or d ou a et c om m e t ou t c or d ou a i l f ai t l e b ou f f on , le pi tr e , le f ou . I l se p er me t t ou t e t il n’ y a r ie n q u’ o n n e l u i par d on n e pa s. 24 La s ym étrie entre ce qui relève de la vie dans la Cité et c e qui revient au domaine de la chasse explique, probablement, pourquoi En attendant le vote des bêtes sauvages apparaît sous cet aspect du récit oral ou de veillées et recourt abondamment au règne anim al pour indexer la barbarie de l’homme. Cependant, à travers le visage du dictateur, le romancier ivoirien a peut-être voulu m ontrer la lutte complexe de la survie. Car, s’il est vrai que les dictatures ont sévi de tous temps, le traitem ent de cette question par Ahmadou Kourouma pourrait s’expliquer par le rôle de pivot que joue une telle figure dans le marasme actuel de l’Afrique. 24 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op.cit., p. 10. - 37 - Allah n'est pas obligé, le dernier rom an d’Ahmadou Kouroum a, m et en scène un adolescent. C’est la première fois qu’apparaît un personnage aussi jeune dans son œuvre. Ce livr e reprend tout à fait à son compte des faits contem porains : ceux d’enfants enrôlés de force dans les guerres fratricides et tribales qui endeuillent leur pays : qu’il s’agisse du Libéria, de la Sierr a Leone ou même de la Somalie dont la situation a particulièrem ent servi de cheville à la genèse du roman. Dans l’entretien qu’il a accordé à Héric Libong, Ahmadou Kouroum a confie : E n fa it, c ' e st q ue l q ue c h ose q ui m' a é té i m p osé pa r l e s e n f a nt s. Q u a n d je sui s p ar t i e n E t hi op i e , j 'a i p ar t ic i pé à u n e c on f ér e nc e s ur l e s e nf a nt s s ol d at s de la c or n e de l ' Af r i q u e. J 'e n a i r en c on tr é q ui é ta i e nt or i gi na i re s d e la S om a l ie . C e r t ai n s a v a i e nt per d u l e ur s p ar e n ts e t il s m ' on t d e ma n dé d 'é cr ir e q ue l q ue c h ose sur c e q u ' il s a va ie n t vé c u , su r la gu er r e t r i ba l e ( … ) C o mm e je ne p ou va is p as éc ri re sur le s gu e rr es tr i ba l e s d 'A f r i q ue de l 'E st q ue je c on n a i s ma l, e t q ue j' e n a va i s ju st e à cô t é d e c he z moi , j' a i tr a va i llé sur le Li b é r i a e t la Sie rr a Le o n e. 25 Allah n’est pas obligé 26 est, en fait, la dernière épopée, le dernier avatar accablant que manifeste le romancier ivoirien. La fragilité économ ique des Etats modernes africains étant, comm e 25 26 Extrait de l'entretien accordé à Héric Libong, site web de L'Humanité, 14 septembre 2000. Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p. - 38 - à l’accoutumée, tourné en dérision, à travers le drame de cet enfant, nommé Birahima, on découvre les atrocités de la guerre. Ainsi, c’est le récit du tragique de l’orphelin face à son destin. Victim e de la terreur, le jeune homme qui s’est lancé à la recherche de sa tante est contraint de l’exercer à son tour s’il veut rester en vie : M’ a p pe lle B ir a h i ma. J ’ a ur a i s p u êtr e u n g os se c omm e le s a u tr e s ( di x ou d ou ze a ns, ça dé pe n d). U n sa le g oss e ni me ill e ur ni p i re q ue t ou s le s sal es g os ses d u m on de s i j’ ét ai s n é a il le ur s q ue da n s u n f ou t u pa ys d’ Af r i q u e. Mai s m on pè r e e st mor t . E t ma mèr e , q ui ma rc h ai t sur le s f es se s, el le e st mor t e a u s si. Al or s je s ui s p ar t i à la r e c her c he d e ma ta n t e Ma h a n, ma t u tr i ce . C’ e st Ya c ou b a q ui m’ ac c omp a gn e . Y ac ou b a , le f é ti c he ur , le mu lt i p l i cate u r de bi ll et s, le ba n di t b oi te u x. C o mm e on n’ a p a s d e c ha nc e, on d oi t c he r c he r p a r t ou t , par t ou t da n s l e Li b er ia et la Si er r a Le on e de l a gu e r re tr i b ale . C om m e on n ' a pa s de sou s , on d oi t s’ e mb a uc her , Y a c ou b a c om m e gr i gr i ma n f é ti c he ur m u s ul ma n e t m oi c om m e e n f a nt- s ol d a t . 27 Par ailleurs, ce qui s’effondre aux confins de ce texte, c’est le m ythe de l’Afrique idyllique. Nous sommes, en effet, saisis par le paradoxe d’une Afrique traditionnellem ent harm onieuse, protectrice et sans heurt comme avant la colonisation français e et le spectacle inouï des violences qui se déversent sur le continent noir aujourd’hui. 27 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, op. cit., Quatrième de couverture. - 39 - Ainsi, tout comme les précédents rom ans du romancier ivoirien qui sont autant de pièges à événem ents, celui-ci nous replonge dans la tragique réalité des guerres économiques. De fait, Allah n’est pas obligé, à l’instar des autres romans d’Ahmadou Kourouma, se donne à lire comme le fruit de l’imagination où l’histoire réelle a toute sa place dans la narrativisation. Orphelin de père à la naissance, Birahima qui vient de perdre sa mère, a entrepris de se rendre auprès de sa tante Mahan qui vit quelque part au Libéria. Il se lance à sa recherche avec un dénommé Yacouba, un ancien trafiquant de cola reconverti marabout et multiplicateur de billets de banque. Cependant, la guerre civile fait rage dans ce pays. A l’âge où les enfants découvrent les plaisirs des bancs de l’école élém entaire, le personnage principal du rom an d’Ahm adou Kourouma apprend le m aniem ent des armes. Il fait l’expérience de l’horreur de la guerre et l’apprentissage de la galère du soldat dans les camps et les combats qui opposent sa faction à celles des ennemis. Au reste, l’usage populaire de la langue française, dit encore petit-nègre, non seulement traduit le niveau peu élevé de son instruction ; surtout, il suffisamm ent de l’insécurité dans laquelle il baigne : - 40 - témoigne E t d ’ a b or d … et u n … M’ a p p el le Bir a hi ma . S u is p’ t i t n è gr e . P a s p a rc e q ue s u is b lac k e t g oss e. N on ! Ma i s s u i s p’ t i t n è gr e par c e q ue je pa r l e ma l le f r a nça i s. C’ é c o m me ç a. 28 En somme, Allah n’est pas obligé est un roman dans lequel l’adolescent rencontre la mort. En effet, d’un camp à l’autre, Birahima est confronté à la perte d’un être cher, d’un proche ou d’un cam arade qu’il a rencontré au cours de son périple. Par ailleurs, en faisant le récit de la vie pendant la guerre, ce livr e paraît comme une sorte de démarche thérapeutique qui libère le subconscient de son auteur. 28 Ibid., p. 9. - 41 - Chapitre 2 ---------Récit et quête du temps Tout comme Kouroum a où dans les les précédents événements romans historiques sont d’Ahmadou donnés à profusion, Allah n’est pas obligé s’élabore sur le chaos qu’a suscité la bipolarisation au lendemain de la Seconde Guerr e mondiale. En effet, la séparation du monde en Est et Ouest a eu des conséquences graves pour le continent africain. Les indépendances n’ayant pas conduit, tout comme on l’escomptait, au m aintien des dém ocraties déjà existantes, des tensions ne tardent pas à surgir entre les différentes communautés : les nouveaux dirigeants politiques, plutôt que de servir les intérêts de la collectivité, s’étant em pressés de favoriser les membres de leur ethnie. - 42 - Dans un tel contexte, d’aucuns, pour se maintenir au pouvoir, sollicitent l’appui d’un bloc, tandis que les autres recourent, pour les renverser, au soutien de l’autre camp ou vice versa. D’après certaines analyses, l’effondrement du bloc de l’Est aurait dû mettre fin aux antagonismes entre le bloc occidental et le bloc soviétique et permettre la restauration de régimes démocratiques dans le monde et en Afrique, en particulier. Au lieu de quoi, l’opposition africaine s’est heurtée au refus des chefs d’Etats qui ont écarté toute idée de changement politique 29. Ce qui a conduit, à l’évidence, au déclenchement de nombreux conflits à caractère tribal 30. Le sort de Birahima ressemble à celui de milliers d’autres adolescents qui sont pris en tenaille dans les guerres qui déchirent leur pays. Ainsi, il s’agit d’abord d’un témoignage que le rom ancier rend aux innocentes victimes de ces conflits. Allah n’est pas obligé prolifère dans l’analyse de l’histoir e événementielle. Il permet, comme un fil d’Ariane, de remonter la trame historique. Ainsi, s’explique la présence des principaux 29 L'année 1990, en Afrique, marque le retour au multipartisme, un processus interrompu trente ans plus tôt au lendemain des indépendances africaines. Cependant, la plupart des partis d’opposition se heurtent aux régimes caporalistes qui refusent le consensus. 30 Les origines de la tragédie rwandaise sont, assurément, séculaires et remonteraient aux débuts de la période coloniale avec le rejet du pouvoir tutsi par les indépendantistes hutus qui déposent, avec l'appui du gouvernement, le roi Kigeri V. A l'instar des régimes africains, celui du Hutu Habyarimana était largement soutenu par les pays libéraux, en particulier la Belgique. Mais le nouvel ordre mondial qui naît au lendemain de l'effondrement du bloc soviétique modifie la donne dans ce pays. La réponse à la démocratisation en cours sera ethnique car les Tutsis qui ont été marginalisés par le régime du Hutu Habyarimana coalisent pour le renverser (cf. Michel Gaud, La Tragédie rwandaise «Problèmes politiques et sociaux», Dossiers d'actualité mondiale n° 752 du 28 juillet 1995) - 43 - belligérants des guerres du Libéria et de Sierra Leone : Samuel Do, Charles Taylor, Prince Johnson, etc. La structure même de ce roman est assez évocatrice : il puise dans l’histoire réelle, comm e dans un grenier, la nourriture indispensable à l’acte de création. Aussi, Allah n’est pas obligé qui doit son existence à la perception que le romancier se fait du monde réel, est, à l’instar de l’histoire, un récit d‘événem ents, la seule différence étant que l’histoire ne s’intéresse qu’aux événements spécifiques, aux situations qui com ptent ou qui ont eu une importance et ne s’attache qu’à ce qui est nécessaire à son actualisation ou a un caractère unique. Cependant, l’histoire, tout comme le roman, trie, simplifie, organise ou fait tenir un siècle en quelques pages 31. Elle propose une synthèse de l’action de l’homme depuis les temps immémoriaux (d’où son lien certain avec la mémoire) car, elle permet de préserver de l’oubli ce qui a éveillé ou continue d’éveiller la curiosité face au spectacle du monde. Il se trouve ici que Allah n’est pas obligé est affecté au mêm e spectacle puisqu’il embarque, à travers l’expérience poétique, dans la reproduction de l’histoire ou qu’il consacre une importante part à celle-ci. D’une manière générale, les rom ans d’Ahmadou Kourouma s e conçoivent comme mesure du temps. Ils évaluent aussi bien son impact que ses différentes acceptions. Ainsi, Allah n ’est pas 31 Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points, p.14. - 44 - obligé est perceptible comme construction du temps, c’est-à-dire qu’il se parcourt comme une des figures fragmentaires d’où s e déploie le processus directionnel mettant en évidence les événements historiques réels. Ce roman est, de fait, un élém ent de la chaîne qui rappelle la structure dans laquelle le temps est impliqué car Allah n’est pas obligé nous inform e à la fois sur le passé et le présent. Il établit d’abord une cohérence dans l’univers poétique romanesque d’Ahmadou Kouroum a. Après quoi, il devient une tension particulière vers ce phénomène temps. Rares sont les romanciers qui ont fait de la littérature aussi bien un lit de cohérence temporelle qu’un ensemble élaboré. Ils se sont bornés pour la plupart souvent à la production d’écrits orphelins et irréguliers, contrairement à Ahmadou Kourouma qui fait ici figure d’exception et consacre la littérature africaine comme l’expression de la plus haute unité. L’une et l’autre découlent de la cohésion et du privilège qu’il accorde au temps dans son écoulement. Cela procède des romans eux-mêmes, dans la mesure où ils induisent un prolongem ent comme s’il était presque naturel que l’un découlât de l’autre. Aussi, il n’est plus im possible que leur détermination devienne une sorte de «recherche du temps perdu», c’est-à-dire une sorte de reconstitution des situations vécues ou éprouvées dans le tem ps. - 45 - 1. Romans et désillusion L’une des particularités des récits de fiction chez Ahmadou Kouroum a est de paraître souvent sous l’aspect d’une réécriture. Aussi opèrent-ils presque toujours autour d'une répétition du fait historique réel. En effet, d’un roman d’Ahmadou Kourouma à l’autre, l’univers imaginé n’a pas effacé le monde réel : bien au contraire, des îlots de réalité résistent à l’imagination. Ce qui implique la superposition, dans le roman, de l’espace réel et de l’espac e inventé ou que le roman com bine fiction pure et palimpseste, c’est-à-dire que subsiste toujours une sorte de coexistence, dans les récits, des univers réel et imaginaire. En une trentaine d’années, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kouroum a s’est conçue, pour l’essentiel, dans la théâtralisation de l’action des régimes politiques africains. La singularité du style trouve une objectivation dans cette infamie. Ainsi, Allah n ’est pas obligé permet de pointer l’ignom inie dans laquelle les régim es africains ont basculé. Cependant, aucun autre que Fam a, le personnage principal des Soleils des Indépendances n’accable mieux ces apprentis sorciers ! D’un rom an à l’autre, l’histoire des personnages déphasés puis projetés dans des territoires inconnus est le lieu privilégié de l’inexorable «bâtardise» qui accable le continent noir peu - 46 - après la proclamation des indépendances. En conséquence, l’histoire réelle sert ici de modèle à l’imagination. S’agissant des Soleils des Indépendances, Ahmadou Kouroum a confie s’être inspiré de la situation réelle de ses cam arades injustement em prisonnés sur ordre d’HouphouëtBoign y alors que celui-ci était président de Côte d’Ivoire. Ce livre, à l’origine, ne serait qu’une sorte de témoignage contre les persécutions qu’ont subies certains Africains au moment du retour au pays natal pour la raison qu’ils étaient opposés aux systèmes politiques en place ou sim plem ent pris comme tels. En effet, une fois que ces derniers revenaient en Afrique après avoir dirigeants étudié africains dans les universités lançaient une occidentales, véritable chasse les aux intellectuels qui se soldait, soit par la condamnation, soit par l’exil forcé ou la mort certaine, à moins que ceux-ci ne s e convertissent à l’idéologie du tyran. Ainsi, Les Soleils des Indépendances, à bien des égards, évoque-t-il les circonstances d’un difficile retour tel qu’il a ét é vécu par certains camarades d’Ahmadou Kourouma. Pour autant, le ton qu’il opte ressortit beaucoup plus aux règles de l’art romanesque qu’à celles en vigueur dans le cadr e de la narration des faits de sa vie personnelle ou d’une autobiographie. Autrement dit, il y a eu ici, pour Les Soleils des Indépendances, la conception d’une trame puis la présence de - 47 - personnages qui semblent être sortis de l’imaginaire mêm e du créateur ; ce qui est tout le contraire d’un récit qui a en charge la vie de l’auteur par lui-même. Alors, ce qui aurait dû paraître une autobiographie d’Ahmadou Kourouma a, ici, connu une autr e destinée. Il en est ainsi de son dernier rom an Allah n’est pas obligé. C’est à la demande des enf ants somaliens, pris dans la tourmente de la guerre civile qui ravage leur pays, qu’Ahmadou Kouroum a a fait grâce de celui-ci. Or, là aussi, au lieu d’évoquer une enfance som alienne dans un cadre qu’il maîtrisait moins, il a non seulement transposé leur situation dans un milieu qu’il connaissait ; mais, surtout, il s’est tenu au respect des lois narratives ou aux logiques de la vraisemblance, notamment la chronologie et la gradation de l’action. Aussi, nous pouvons affirmer, sans risque, que les romans d’Ahmadou Kourouma se construisent sur le m odèle du drame : le genre, par excellence, qui dévoile le pathétique. Le début du récit est souvent indexé sur la fin de l’histoire. En d’autres termes, la fin est presque connue d’avance puisque les titres des rom ans exemplifient une structure narrative en boucle. Aussi ne reste-t-il qu’à dénouer les mobiles de l’action. Ici, les romans d’Ahm adou Kouroum a tiennent d’une contradiction par laquelle le présent prétend comprendre le passé. Ses romans étant, en effet, suspendus à une déveine qui - 48 - annihile l’action et le suspense m ais n’em pêche pas, cependant, toute forme d’espoir. La guerre, la violence, la délation, etc., sont les maux qui paralysent les Etats modernes africains. Monde de désolation mais aussi de désespoir et de transformations qui dépersonnifie les protagonistes et où se consum e l’illusion d’un monde meilleur, métaphore d’une déliquescence organique et d’un univers de brutalité et d’animosité, les rom ans kourouméens sont des récits bouleversants des peuples livrés au chaos de l’histoire. La fragmentation qui s’observe dans Les Soleils des Indépendances poursuit ainsi sa désintégration dans les autres romans : la litanie des anathèm es est, en effet, longue. Le pillage des ressources qu’ont institué les régim es despotiques africains au lendemain des indépendances continue de faire des ravages dans les sociétés où les populations étaient m al préparées. Tour à tour, Fama, Djigui, Birahima et Koyaga, dans une moindre mesure, s’immiscent dans une histoire qu’ils ne maîtrisent guère. Mais Fama à lui tout seul préfigurait-il déjà cette folie, mouvement destructeurs. cette qu’il désagrégation amorce va en ? Toujours entraîner est-il que d’autres, le plus L’agencement même des différents récits des personnages épouse admirablem ent cette spirale de l’Histoire : - 49 - celle d’une époque qui compose avec l’indifférence et la tourmente. Tout comme cette écriture d’Ahmadou Kouroum a qui s’ouvrait sur une déshérence et qui va inexorablem ent se distribuer comme le principal axe de création littéraire, la déshérence qui n’était alors applicable qu’aux Soleils des Indépendances se répand sur l’ensem ble de l’œuvre. Il s’agit, non moins, d’un trait de la narration que de son aspect même. En effet, il y a plus qu’une simple impression dans les romans d’Ahmadou Kouroum a qui prennent véritablem ent des allures de fin du monde et dépeignent l’apocalypse, l’hécatombe des indépendances. Ainsi, au lieu d’une simple volonté du rom ancier ivoirien, cette vision chaotique est fille de l’histoire elle-m ême, qui se manifeste privations comme un connaissent énorme éclatement diverses de graduations, l’univers. allant Les des sapem ents des fondem ents traditionnels que la nouvelle sociét é post-indépendance remet en cause à l'ém ergence de conflits qui endeuillent un peu plus le continent africain. La fourberie des récits ne diffère pas de la brusquerie dans laquelle ceux-ci ont été engendrés. L’histoire réelle contiendrait en elle-même les défauts que symbolisent les romans. Ceux-ci ne feraient rien d’autre alors que la reproduire telle quelle, avec ce qu’elle draine. Ainsi, les romans d’Ahmadou Kourouma s’im prègnent de la misère du monde et le rom ancier peut ou non la prendre à sa guise. Ils - 50 - présentent un mélange de réel et d’imaginaire. Le premier s’inscrit dans une sorte de reproduction de l’événement historique ; tandis que le second est producteur de contrastes et formule la distance qu’il peut avoir avec le précédent. Dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, il y a ainsi toujours cette double tension marquée, d’une part, par l’identification de la fiction à la réalité effective et d’autre part, par la distanciation avec le milieu représenté, c’est-à-dire entre la tentation de recopier cette réalité et de reproduire l’événem ent originaire et la correction que veut en apporter Ahmadou Kouroum a. Mais audelà de cette oscillation entre le désir d’authenticité et le morphisme qu’il impose, il y a encore cette posture qui permet, sans doute, d’établir l’équilibre et de réaliser l’harmonie recherchée par ce genre d’écriture. A la fin des années soixante, le champ dans lequel s’inscrit l’œuvre rom anesque d’Ahm adou Kourouma est comparable à une avant-garde en matière de création littéraire -à peu près identique à celle introduite par le Nouveau Roman dont Alain Robbe-Grillet devient l’un des représentants- puisque après lui le jugem ent porté sur la littérature africaine fut considérablem ent bouleversé. 32 32 La publication par Lilyan Kesteloot de son Anthologie négro-africaine marque le début de la reconnaissance par les universités européennes de la littérature africaine. En France, son enseignement est accueilli avec chaleur et l’on dénombre plusieurs études consacrées à la littérature africaine ainsi que l’existence de revues spécialisées telles que Présence francophone, Notre Librairie, etc. - 51 - Presque quarante années ont passé et bien que sa conception de la chose littéraire n’ait pas tout à fait changé, Ahm adou Kourouma se donne m aintenant pour principe une écriture où il s’agit moins, pour la réalité, d’une dilution dans la fiction que d’une écriture qui se constitue comme la synthèse entre ces deux discours inégaux. C’est ainsi qu’Allah n'est pas obligé sim plifie le ton et dépouille l’écriture de ce que le genr e romanesque considérait jusqu’alors comme sacro-saint. - 52 - Chapitre 3 ---------Roman kourouméen et référent historique 1. Définition du contexte D’une m anière générale, la littérature africaine se veut réaliste puisqu’elle ne s’intéresse qu’aux conditions concrètes de l’existence, notam ment à travers la peinture des mœurs et l’analyse des souffrances et des idéaux du colonisé. Elle a, de bonne heure, eu affaire avec l’histoire réelle puisqu’elle en a été le reflet. Dans les écrits qui l’ont com posée et la composent encore, il s’est agi avant tout de référence objective et d’allusion implicite car les romans sont conditionnés dans et par le temps. L’histoire événem entielle est ainsi revendiquée par l’écrivain africain comme le leitmotiv de la création littéraire. De ce fait, on décèle aussi bien la visée historienne que la portée historique ; - 53 - car, si la littérature raconte, elle fabrique aussi l’histoire de l’homme noir. De plus, ce qui la rend particulièrement digne d’exister, c’est le fait qu’elle soit, à la fois, le produit élaboré d’une mise en intrigue et une épopée. Ainsi, comme artifices, les romans savent m ieux refléter la réalité. L’expérience littéraire n’est réellement vécue que dans sa capacité à fabriquer et à rendre com pte de la réalité. En s’intéressant au rapport avec le réel, elle reconnaît, en effet, le fait essentiel et ultime d‘exister comme organisation d’un espace et d’une action. La littérature comme relais de l’histoire devient, à cet égard, la question majeure que traitent sans cesse les romanciers africains, dont Ahmadou Kourouma. En effet, ses romans n’échappent pas à la prise de conscience de la réalité. Et si l’on reconnaît, chez lui, une prise en considération thématique des événements historiques, ce n’est pas tant que cette prise de conscience soit uniquement à titre indicatif mais elle relève auss i du fait qu’elle spécifie et dévoile une intention purement historique. Ainsi, Ahmadou Kouroum a n’envisage pas d’autres formes d’écriture que celle où s’enchevêtrent récit de fiction et événements historiques. L’histoire étant, en effet, mouvement et cohérence logique et ordonnatrice. Comme si l’auteur n’avait de chance d’emporter quelque adhésion qu’à la seule condition de rendre les énergies et la force - 54 - de l’histoire, le dessein kourouméen de l’écriture devient une combinatoire de fiction et de réalité ! Aussi faut-il rappeler, en définitive, cette confidence de l’auteur lui-même à propos d’une interrogation sur l’importance de chacun de ses romans : La li tt ér a t u re a f r ic ai ne ce s on t de s l i vr e s éc r it s par de s Af r i cai n s tr ai t a n t de s s u jet s af r ic ai n s f a i sa nt c on n a îtr e a u m on d e c et hér i ta ge q ue n ou s v o u l on s je t er à l 'e a u. 33 2. Le climat intellectuel Les analystes, de nos jours, s’accordent à dire que la colonisation a été un désastre pour l’Afrique ; que celle-ci a tout détruit : l’exem ple patent étant, à ce jour, le morcellem ent de ce continent 34. Pendant plus d’un siècle, en effet, la colonisation s’était réduite à produire une image négative de l’homme noir. Dans 33 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999. Bien avant la conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885) à laquelle on attribue le partage de l'Afrique, sur le terrain celui-ci était déjà largement entamé. En effet, excepté le Maroc et la Libye, l'Afrique du nord était sous protectorat et toutes les côtes occidentales occupées. L'Afrique centrale et orientale était largement pénétrée. Il n'empêche qu'après cette conférence, le processus de partage déjà commencé s'accélère, de même que le caractère expansionniste de la colonisation. La France, pour sa part, en sus des territoires qu'elle occupait déjà (le Haut SénégalNiger, le Congo français, etc.) crée les colonies de Guinée, de Côte d'Ivoire, du Dahomey (actuel Bénin). 34 - 55 - son intérêt, elle avait entrepris une véritable dépersonnalisation. La colonisation a, en effet, im posé sa m orale et sa vision du monde et plaqué son éducation à l’Afrique. Après plusieurs siècles d’esclavage qui vident le continent africain de plusieurs centaines de millions d’hommes et de femmes 35, la colonisation s’était invitée à la même entreprise de déréalisation. Au total, ces deux hécatombes ont déstructuré et détruit ce que les sociétés africaines avaient de vital, c’est-àdire l’organisation politique de leur cité. A la fin du XIXème siècle, alors même que l’Am érique blanche est encore alourdie par ses préjugées de supériorité sur la masse prolétarienne noire, un jeune docteur en philosophie, à peine adulte, tient ce discours qui marque, sans doute, le début de la prise de conscience du sentiment d’appartenance à la race noire : N ou s n e de v on s p a s acc ep ter d’ êtr e l és é s, ne f u s se q ue d’ u n i ot a, d e n os pl ei n s dr oi t s d’ h o m me . N ou s r e ve n d i q u o n s t ou t dr o i t p ar t ic u lie r ap p a r t e na nt à t ou t A mé ri ca i n l i br e a u p oi n t de vue p ol it i q ue, c i vi l e t s oc ial ; ju sq u’ à c e q u e n ou s ob t e n i on s t ou s c e s dr oi t s, n ou s n e d e v on s 35 Une nouvelle querelle est apparue de nos jours dans les milieux universitaires sur le nombre réel des victimes de la traite négrière entre les partisans d’une responsabilité historique européenne face à son passé esclavagiste qui lui rejettent les causes de son grave déclin démographique et ceux qui affirment que la population de l’Afrique noire n’atteignait guère la centaine de million et révise à la baisse les chiffres souvent avancés. (L. M. Diop-Maes, Afrique noire, démographie, sol et histoire, Présence africaine/Khepera, 1996 et H. Thomas, The Slave Trade : The story of the Atlantic slave trade, 1440-1870, Simon & Schuster, 1997 cités par Nicolas Journet in «Controverses autour des conséquences de l’esclavage», Sciences Humaines n° 147, mars 2004). - 56 - ja ma i s n ou s ar r ête r de pr ot e st e r et d’ a ssa il l ir la c on s ci e nc e am ér i c a i ne. 36 W. E. Du Bois ainsi jetait le pavé dans la mare ; car peu d’intellectuels noirs avant lui s’étaient exprimés à propos de l’identité noire. Bien mieux, il jetait les bases d’un mouvem ent noir d’où jaillit, quelques années plus tard, la Négritude 37. Ainsi, pas à pas, autour de ce mouvement, les intellectuels noirs prennent conscience de leur existence. Ils entreprennent une véritable razzia, une fouille de leurs lieux de mémoire, réinvestissent leur passé desquelles éclate une Afrique unifiée. Par ailleurs, les récits sont nombreux qui ont témoigné et tém oignent encore de cette ferveur et de cette époque révolue 38. La situation historique de l’homme noir fut, pour ainsi dire, le caractérisateur ; car la critique du fait colonial était perçue comme un mode de production littéraire. Ou, à tout le moins, avait-elle, de quelque façon, influencé les écrivains africains. Sur la réflexion et l’écriture et à travers des récits singuliers, l’on put, en effet, cerner une vérité historique. Au-delà de leurs inscriptions poétiques, leurs écrits prirent appui sur une référence ou un site, un discours ou une figure. 36 W. E. B. Du Bois cité par Lilyan Kesteloot dans Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 14-15. Le mouvement de la Négritude naît dans les années 1930 autour de ces trois figures : Césaire, Damas et Senghor. 38 L’inventaire suivant témoigne de la prise de conscience et démontre, à suffisance, comment les intellectuels africains ont totalement adhéré à la révision de leur propre histoire : Ferdinand Oyono, Camara Laye, Sembene Ousmane, Nazi Boni, Mongo Béti, Abdoulaye Sadji, Amadou Hampâté Bâ, etc. 37 - 57 - Cette référence fit l’objet d’un pèlerinage qui est au cœur de l’attestation m êm e du récit. La preuve qu’une fiction conduisait au contenu des choses réelles. Ainsi, les auteurs com me Nazi Boni ou encore Chinua Achebe ont su renouer les fils d’une histoire brusquement interrompue par la difficile rencontre avec l’Occident. Leurs œuvres comptent, en effet, parmi d’excellents récits historiques voire ethnologiques. Ces deux auteurs ont, d’une certaine manière, contribué à entretenir la mém oire ou à perpétuer la tradition tout en édifiant de véritables monuments littéraires. Leurs cas, cependant, ne furent pas isolés ; car, au total, des chroniques sur l’histoire de telle société traditionnelle constituèrent un pan de la littérature africaine d’alors. A la fin des années soixante, la thématique du roman africain se renouvelle. Elle sort des sentiers battus de la reconstruction identitaire, des conquêtes et des expansions coloniales en manifestant son intérêt pour le tableau des prem ières années des indépendances politiques. Le bilan qu’elle dresse est négatif. En f ait, le nouveau roman africain fustige les guerres et les répressions qui ont éclaté par-ci, les dictatures et les corruptions qui ont fait irruption par-là. A cette époque où presque tous les intellectuels africains parlent sur le même ton, la distinction vient du romancier ivoirien Ahm adou Kourouma qui vient de publier au Canada, puis en France, son premier roman : Les Soleils des Indépendances. Le succès que ce livre emporte sur le tard fut dû, pour l’essentiel, - 58 - au fait que ce roman tournait le dos, dans un st yle innovant et envoûtant, à la tekhnē en vigueur dans les sacro-saints milieux littéraires africains. Ecoutons, à propos, le critique Sénégalais Makhily Gassam a restituer vie et force à ce roman d’Ahmadou Kouroum a : Ic i, me sq u i ne ri e s, mé d i ocr it és , d e str uc ti on s s y st é ma t i q ue s, t yr a n ni e s et l ar bi n i sme, i vr esse s d u p ou v oi r p ou r le p ou v o ir e n tr e l e s ge n s d e la mê m e r a c e ! Ac ti on ? q ue n on pa s ! r ie n q u e de s f e u x d 'a r t if ic e q ui pè t e n t s ur l es t oi t s de c h au m e ! Né ga ti on d e l 'Ho m m e e t de l ' Hi st oi r e. 39 En effet, Les Soleils des Indépendances abonde d’hyper boles et de tournures en langue vernaculaire. D’après une anecdote que rapporte Lylian Kesteloot l’auteur de l’Anthologie négroafricaine et spécialiste de la littérature africaine, Ahmadou Kouroum a aurait relevé le défi lancé par un camarade : E n r éa li t é, K ou r ou m a a va it te n té u ne e x pér i e n c e r é s u lta n t d’ u n par i a ve c un c a mar a d e : écr ir e en f ra n çai s un r é ci t f ou r mi l l a n t d’ e x p r e ssi on s m al i n k é t r ad u i t es. Ai n si , t ou t a u l on g de s on te x te, i l ma r c he sur ce tt e c or d e r ai de , et l’ e x pér ie n c e d e vi n t p e r f or ma n ce , i m p osa nt u n s t yl e i n i mi t ab le et ce pe n d a nt e xe m p lair e. 40 39 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, op. cit., p.18. 40 Kesteloot, L., Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 445. - 59 - Mais, trente ans après, l’auteur des Soleils des Indépendances attire l’attention sur un tout autre plan. Car, chemin faisant, ses préoccupations littéraires dépassent, de nos jours, les questions purem ent scripturaires. Autrement dit, se posent aujourd’hui aux romans d’Ahmadou Kourouma non plus seulement les questions relatives au style mais la vertigineuse et cruciale question de leur sens. Aussi, l’interrogation qui se formule à l’orée de son œuvre revêt-elle une tournure toute nouvelle et essentielle qui touche directem ent à l’architectonie du sens : quelle est la portée historique de l’œuvre d’Ahmadou Kouroum a ? En trois décennies, celle-ci semble être passée de la fable politique au questionnement historique, eu égard notamment à la persistance du passé et de l’impression que son œuvre renvoie à une sorte d’écoulement du temps. En effet, l’œuvre d’Ahmadou Kourouma couvre plus d’un siècle et dem i d’histoire. Elle est, par conséquent, une œuvr e sensible, une œuvre en rapport avec la mémoire, qui participe dans la pulsion d’une écriture de l’histoire grâce à la fourniture de la vision qu’en a gardée l’auteur, c’est-à-dire une vision actuelle par rapport au passé et au présent. Au début des années soixante, alors que la France ouvre la voie de l’indépendance politique à ses anciennes possessions africaines, les intellectuels africains avaient, des décennies auparavant, entrepris la folle course pour le redressement de - 60 - l’Afrique. En l’espace de quelques années, les préjugés que l’on avait pendant longtem ps s’écroulaient sous formulés à l’encontre du Noir les assauts répétés de la respectabilit é retrouvée. Mais l’intellectuel africain n’alla pas seulement à la conquête de son passé, il prenait activem ent part à la réflexion, notamment grâce à des écrits engagés dans lesquels il n’hésitait pas à fustiger l’action du politique. Le cas d’Ahmadou Kouroum a n’est pas isolé mais reste, cependant, exemplaire. Son œuvre est imprégnée par l’histoire réelle. La lecture qu’il en propose abonde, en effet, d’obstacles, de déceptions et de retournem ents. Elle est à mettre en parallèle avec l’apathie générale de l’Afrique. Son œuvre porte les stigmates générés par les siècles d’esclavage et la déshum anisation qui s’en est suivie. Aussi, lorsque Marc Fenoli lui demande s’il n’ y a pas chez lui une sorte de nostalgie, voici ce qu’il répond : I l y a e n ef f e t q ue l q u e c h os e d e per m a ne n t q ui s’e x pr i me- là , u n e vér it é , u n e ré al it é q ui e st é v oq u é e d’ u n te x te à l’ a ut r e . O ui , c ’ e st v r a i, ça a p par aî t c h ez A h ma d ou K ou r ou m a, il y a le f a it q ue l e s ge n s a va ie n t u ne cer ta i ne vi e , a va i e nt u n cer ta i n m o n de q ui éta it p e u t- ê tr e f er mé, q ui n’ a vai t pa s q ue de s a va n ta ge s, mai s q ui sa ti sf ai sa i t à t ou t , q ui a va i t sa c oh ér e nce p ol it i q ue e t é c on omi q u e e t, q ui ma i nt e na nt , a - 61 - di s p ar u. A vec l a c ol on i sa t i on q u e l q u e c h os e a é té ca s sé, e t c e m on d e s 'e st di ve r sif ié . 41 L’œuvre rom anesque d’Ahmadou Kourouma mêle ainsi peinture de l’époque et reconstitution historienne. Elle explore le sillon creusé par de nom breux cataclysmes et semble se trouver à sa place, en poursuivant la dénonciation de l’action des politiciens africains. Elle plonge égalem ent dans les abîmes du passé ; travaille à la restitution de la m émoire en exploitant explicitem ent ou pas le temps apocalyptique et les misères actuelles. Elle joue, en somme, sur l’ambivalence des choix, balanc e entre recomposition fantaisiste et exactitude de la reconstitution. 3. Romans et histoire Il est à présent intéressant d’articuler la réflexion autour des rapports l’Histoire qu’entretient et la l'œuvre manière d’Ahm adou dont bouleversements du siècle dernier. 41 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999. - 62 - elle Kourouma épouse les avec grands Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale se termine en Europe. Les troupes africaines qui ont combattu aux côtés des armées alliées sont rentrées en Afrique. Face aux horreurs et sous le feu des bombes, elles ont obtenu l’honorabilité de leurs frères d’armes. Cependant, l’égalité devant la m ort a brisé aussi le m ythe de l'invincibilité de l’homme blanc. D’autre part, l’héroïsm e dém ontré sur les champs de bataille ouvre la voix vers plus d'autonomie. Cette dernière conduit d’abord à l’élaboration de lois qui reconnaissent aux Africains les mêmes droits qu’aux citoyens français ; puis, à l’indépendance politique, quinze ans plus tard. Avec la bénédiction de la m étropole, les nouveaux dirigeants africains s’installent aux comm andes. Les Soleils des Indépendances ne s’est pas donné la peine de revenir sur les différentes étapes de cette émancipation. L’on pourrait dir e qu’Ahmadou Kourouma a presque, délibérément, cru bon d’accorder plus d’importance aux problèm es que rencontraient les anciennes colonies au lendemain des indépendances que de s’attarder sur la décolonisation. Il n’em pêche, cependant, que Monnè, outrages et défis est longuement revenu sur cett e période et même sur les empires qui l’ont africains résistances précédée, des derniers notamment grands ceux de l’Occident de l’Afrique et sur la méthode de leur affaiblissement politique après qu’ils eussent décliné. - 63 - En effet, la pénétration occidentale en l’Afrique avait conduit au dérèglem ent politique de cette dernière et bouleversé les repères traditionnels du fonctionnement des sociétés africaines qu’elle rem plaça par des Etats artificiels et fragiles. Dans ce deuxièm e roman, Ahm adou Kourouma décrit avec fantaisie les déboires de l’Afrique aux mains des colonisateurs. Comme s’il était nécessaire d’aborder la question de la colonisation, il introduit une lecture de l’histoire, approfondit son exam en car la voie qu’il choisit est, incontestablement, inform ative. Dans son troisième ouvrage En attendant le vote des bêtes sauvages, derrière l’ostracisme de Koyaga et les m étonymies comme «homme au totem léopard» ou «empereur», il n’y a guèr e du mal à reconnaître les régimes tortionnaires des Zaïrois Mobutu, Centrafricain Bokassa 1 e r ou Ivoirien Félix HouphouëtBoign y, pour ne citer que ceux déjà morts. La suppression des noms ou bien l’usage des équivalences ne conduit même plus à dissimuler ce qu’il eût été dangereux de nommer ouvertement, la démarche d’Ahmadou Kourouma s’inscrivant, de fait, dans l’identification polémique et partiale, tant, il y a, dans celle-ci, le choix d’un engagement politique et idéologique du romancier. La synthèse historique qu’il propose tend vers une forme de vérité irréfutable car les romans d’Ahmadou Kourouma ne se conçoivent pas indépendamment de l’idée de vraisemblance. I l est, en effet, facile d’établir un lien entre la fiction et l’histoire - 64 - événementielle. Cependant ce lien ne doit pas voiler l’effort qu’effectue le romancier sur la première. Il vient d’emblée du fait que l’évolution de l’une suit la trajectoire de l’autre. Ainsi, Les Soleils des Indépendances décrit avec soin l’état de l'Afrique au lendemain de la décolonisation tandis que Allah n'est pas obligé s’inspire beaucoup des guerres civiles du Libéria et de Sierra Leone. Ahmadou Kourouma explor e l’événement pour sa propre genèse littéraire. Cependant, s’il ne s’applique pas à la reconstruction, il y a, néanmoins, la volonté de donner au lecteur des éléments qui lui permettraient de indépendamment concevoir de la l’histoire version comme officielle. La m atrice preuve, et les nombreuses références aux guerres d’Indochine ou d’Algérie auxquelles le rom ancier ivoirien a participé et qui attestent du sérieux des recherches entreprises en amont pour inscrire les romans au-delà des sphères du romanesque au détriment de celles de la réalité. Pour échapper aux tentacules de l’historiographie, c’est-àdire à la filiation entre les romans et le contexte, Ahmadou Kouroum a emploie une technique narrative bien singulière : la fable politique. Ainsi, le donsoma na, par exemple, s’avère particulièrem ent adéquat lorsqu’il s’agit, dans son avant-dernier roman, de traquer le m ensonge des hommes politiques. - 65 - La geste ouest africaine devrait, par définition, honorer le chasseur ; or, par à une interaction, le romancier ivoirien parvient à la situer à mi-chemin entre histoire et fiction éclatant les limites m atérielles de la geste afin de falsifier le caractère de la dénonciation. L’insertion du contexte historique dans la fiction est, à cet égard, une parfaite réussite. Aussi, l’aisance avec laquelle Ahmadou Kourouma oscille entre récit de fiction et réalité historique démontre, à suffisance, le caractère aléatoire de l’acte narratif. En effet, bien qu’il s’inspire de la réalité historique, le récit de fiction n’est pas moins marqué, comme toute fiction, par la subjectivité de son créateur. De la m anière dont ce dernier reprend à son compte l’événement, l’on est tout proche de la feintise partagée, c’est-àdire de l’intention, chez Ahmadou Kourouma, de se décaler et de prendre de la distance avec la réalité. Cela dit, la frontière entre fiction et histoire est visible, y compris lorsqu’elle semble s’estomper. Il ressort, en fait, une ambivalence de situation qui démontre suffisamment le jeu complexe interactif entre les deux discours et l’unité apparente qui les lie. Aussi, Monnè, outrages et défis s’ouvre sur cette scène sacrificielle. La violence est ainsi placée à la source de l’ouvrage ou montrée à découvert dans le caprice du roi : D u s a n g ! e n c or e d u sa n g ! D es s acr i f ic e s ! en c or e d es sa cr i f ic es ! c om m a n da it D ji gu i . Aff ol é s, s b ir e s et sic air es se pr é ci p itè r e nt da n s l a - 66 - vi ll e , ob l i gè r e nt , da n s l e s c on c e ss i on s, le pe u pl e à sa cr if i er . [ … ] i l ma n q u ai t d es sa cr if ice s h u ma i ns. I ls de sc e n dir en t d a ns l e s q uar ti e r s pér i p hé r i q ue s, e nl e vè re nt t r o i s al b i n os e t le s é g or gè r e nt sur le s a ute l s sé n ou f os d es b oi s sa cr é s e n vi r on n a n t s. Ce f u t u ne f a u t e …le f u me t d u sa n g h u m ai n se mê l a à ce l ui de s b ête s e t t r ou b la l 'u n i v e r s. Le s ch a r o g n ar d s e n i vr é s pi q uèr e nt sur l es sa cr if ica te ur s a f f ol é s et le r o i st u p éf ai t s' écr ia : " Ar r ê tez , ar r êt ez le s c o u te a u x ! " Le s p yt h on i ss e s, gé om a n c ie n s, je te ur s d e c aur is e t d ' os sel e t s i nt e r r o gé s r é pét è r e n t le ur se n te nc e : la p ér e n n ité n ' éta it pa s a c c or dé e. 42 Ce passage se rapporte à l’invasion imminente du royaum e de Soba par les troupes françaises. Informé des succès qu’elles viennent de rem porter sur les armées de Samor y, Djigui Keita a entrepris de contenir, par les sacrifices, la menace qui pèse sur son royaum e. Il a, par ailleurs, ordonné la construction d’un mur géant ou tata qui, selon lui, endiguerait l’offensive des troupes coloniales et protégerait tout le royaume contre l’invasion des Nazaréens. Or, ses précautions s’avèrent prédiction annoncée survient malgré tout et, vaines car la avec elle, la colonisation et son cortège d’hum iliations. En effet, sans avoir rencontré la moindre résistance, les troupes du commandant français Faidherbe pénètrent dans la ville sainte de Soba : 42 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.13. - 67 - S ur l e c ha nt ie r , l ’ i na tt en d u e a p p ar i ti on d ’ u ne c ol on n e f r a n ç a is e a u se i n d u t a t a a va i t par u a u x ge n s de Sob a l a ma ni f e sta ti on d ’ u n e s or c ell e ri e su pé r ie ur e à ce ll e d u r oi . Tou s l e s gu e r r ie rs ét ai e n t de sc e n d u s de s m ur s e t s 'é ta ie n t r éf u gi é s da n s l e s tr a nc hé e s d ' où , d e te m p s e n te m p s, a p p ar ai ssa ie n t, p ou r a u s si t ôt d i s par a î tr e, de s tê te s tr e ssé e s de gu er r ier s. [ …] E n t ou r é d e se s sui va n t s, Dj i gu i r es ta u n te m p s à éc ou t e r le s e x pl os i on s , à r e ga r der l e s fu mé e s e n vel op p e r l a c ol l i ne. E n s ui te, il s tr ot tèr e nt par es se u s e me nt le l on g d u r e m p ar t in a c he vé . Da n s le s f o ssé s, tr a î nai e nt de s f u si l s, d e s sa ga i e s, de s pi oc h e s ; a c he va ie n t de se c on s u mer l es a mo n c ell e me n t s de ma t ér i el s et de vi vr e s a u x q u e l s l e s g u er r i er s a va i e nt mi s le fe u a va n t d e dé gu e r p ir . 43 Très rapidement, les nouveaux arrivants prennent possession du royaum e. Ils installent des comptoirs, instaurent toute sorte de prestations, d’impôts ou de taxes. Djigui, qui n’avait alors eu la vie sauve que grâce à son ralliement, trouve aussi un intérêt en s’im pliquant activem ent dans l’implantation de la colonie : A u c ou r s de s si x pr e mi er s moi s d u p ou v oi r t o u ba b , pr ot é gé s p a r le s tir a i l le ur s, gu i dé s par le s sic a ir e s, le ca p it ai ne b la n c, D ji g u i et l 'i n ter pr ète é ta i e nt m on t és da n s t ou t es l es m on t a gn e s, a va ie n t p ar c ou r u t ou te s l e s s a va ne s, a va ie nt tr a ve rs é t ou t e s le s r i viè r e s d e s p a ys d e S ob a p ou r vi si ter c ha q u e ch ef - l ie u de ca n t on . Pa rt ou t , d es f ê te s et de s da n se s l es a va ie n t acc u eil li s et l e ur a vai t ét é of f er t t ou t c e q ui se pr op os e à d e s h ôt e s de ma r q ue , m ê me l es vi er g e s p e u l es p ou r le r e p os . La pa i x, l ' œu vr e ci vi l i sat r ic e f r a nç a i se , l es l oi s d u B la n c e t le s 43 Ibid., p.37-38. - 68 - be s o gn e s d u N oir a va ie n t é té e x pl i q ué e s à t ou s. Tou s le s i n d i gè ne s le s a va ie n t c om p r i se s e t s u es, e t l e c a pi ta i n e bla n c , l 'i n te r pr è t e et D ji gu i a va ie n t c essé d e dir i ger le s mi ssi on s de r ec r ut e me n t, de r é q ui si ti on s e t de c i vi li sa ti on , l ai s sa n t leur r e s p on sa b il it é en t ièr e a u x t ir a i l le ur s et au x sic a ir e s. 44 Au cours des années qui suivent la prise de Soba, les populations paient le prix fort. Elles sont décimées par les travaux forcés et les réquisitions ou sont chassées des villages par les collectes d’im pôts obligatoires jusqu’à ce que de nouveaux changements politiques surviennent, c’est-à-dire peu après la Seconde Guerre mondiale : Ce p e n da nt , t ou t le m o n de c o m p r i t le s c on c l u si on s e t le s déc i si on s pr is es par l e s n ou ve a u x ma îtr e s - D jé l i ba e xi ge a q ue le s par ol e s f u sse nt d é ta c hé e s e t r é p étée s p ou r q u’i l p û t l e s c omm e nt er u ne à u ne . Le c o m ma n da n t B er ni er éta i t a g on i et ba n n i d’ Af r i q u e. Le C e nte n a ir e ét a it r e st a ur é da n s la p lé ni t u de de se s p ou v oi r s , a ve c t ou t e s pr é r o gat i ve s, mê me ce ll es d e r é v oq u er B é m a et de s e dé s i gn er u n a u tr e s ucc e ss e ur 45. Monnè, outrages et défis retrace ainsi, successivement, les événements qui se sont déroulés, en Afrique pendant toute la période qui a précédé les indépendances et celle qui a suivi. Sans pour autant céder à la tentation de faire son procès, ce 44 45 Ibid., p. 72. Ibid., p. 218. - 69 - roman ne fait pas non plus qu’une description naïve et simple de l’histoire. A tout le moins, Monnè, outrages et défis tente quelque analogie. C’est-à-dire plus qu’une simple équivalence, il veut dépasser le point d’équilibre problém atique entre récit de fiction et réalité historique et tente de «reconstruire au travers du texte la morphologie de l’Histoire». 46 Cette reconstruction morphologique laisse penser qu’Ahmadou Kourouma est un romancier familier de la réalité. Ainsi souvent, ses rom ans abondent d’inférences historiques comme dans l’extrait suivant : La li b e r t é, la n a bat a a vai t, p ou r ce u x de B ol l od a, ce t te de r ni èr e si gn i f i cat i on . Le Ce n te na ir e d éc on c er té s e d e ma n d ai t p ou r q u oi de Ga ul l e v ou l a i t a b s ol u me n t é q u i per t ou s le s Noi r s d ' Af ri q u e, n ou s gar a n t ir à n ou s t ou s de s p or te ur s de vi e i lle s ma ma n s. A pr è s d e va i ne s et é p ui sa n te s e x pl ic ati o n s, p o u r sa i sir l e s n o t i on s d e ci t o ye n s e t d ' é gal i t é - "Dé s or ma i s, Ar a b e s e t N oir s de s c ol on i e s s on t d es c it o ye n s a ve c é ga l it é de dr oi t a ve c l e s Fr a nça i s d e Fr a n ce" , on dé mon t r a a u Ce n te na ir e q u e, s 'il n 'a va it pa s r e n on c é à t ou t es se s é p ou s ai l le s, i l aur a i t p u dé sor ma is f ai r e ve nir de P ar i s u ne j eu n e vier ge t ou t e r os e p ou r c om p l é t er son h ar e m : per s pe ct i ve q ui ar r a c h a u n l é ger sou r ir e au vi e i ll ar d. 47 46 Ngandu Nkashama, P., Mémoire et écriture de l’histoire dans Les Ecailles du ciel de Tierno Monénembo, Paris, L’Harmattan, p. 31. 47 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218. - 70 - La transcription des événements réels vise, en fait, à étendre le champ de la fiction de façon à ce que cette dernière puisse être considérée comme réelle et non plus seulement comme une entité fictive. Aussi la réussite d’Ahmadou Kourouma provient-elle, par exem ple, du fait qu’il enlève de la contenance à un personnage historique pour le traiter comm e fictif : ce qui, ici, donne plus de consistance à la fiction. Inversement, il investit l’espace fictif de personnes réelles pour montrer que l’univers im aginaire et le monde réel se superposent. L’histoire réelle, par conséquent, n’est plus qu’une intuition dans laquelle le créateur trouve la matrice de son inspiration. En revanche, la fiction reste utilisée à des fins compensatoires, c’est-à-dire qu’elle sert à écrire une réalité absente. - 71 - Chapitre 4 ---------L’Agressivité de l’histoire L’histoire moderne de l’Afrique n’est pas inséparable des grands bouleversements du XXème siècle tels que ceux qui infligent les pires souffrances aux individus. En effet, peu après la proclamation des indépendances, les nouveaux Etats africains s’érigent vite en dictatures et m ènent des politiques très dures et répressives envers les populations. Et si c’est en Europe que le principe apparaît d’abord, il n’empêche qu’une forme nouvelle de totalitarisme se développe en Afrique, à partir des années soixante. L’exercice de la dictature, sur le continent noir, est le fait de despotes éclairés qui n’éprouvent ni sympathie, ni pitié pour leur peuple. Ils ont souvent accédé au pouvoir soit avec l’aide d’une milice, soit avec l’appui de riches groupes financiers ou la - 72 - bénédiction des anciens colonisateurs qui désirent se m aintenir en Afrique. Une fois aux com mandes du nouvel Etat, ils se lancent dans une véritable inquisition. De fait, au lendemain de la décolonisation, le continent africain devient «la terre de la damnation et “d’indépendances m aléfiques“ où le carnaval des nouveaux dieux africains semble avoir tué sous ces “soleils des indépendances“ tous les rêves d’indépendance». 48 Pour museler les peuples dans la peur permanente et la terreur, les nouveaux hommes forts torturent ou n’hésitent pas à user de la force. En somme, ils installent de vrais systèmes de coercition à cause du mensonge et de la propagande idéologique. Certains intellectuels africains, qui prennent conscience de l’ampleur du désastre humanitaire, se pressent d’en témoigner dans des écrits qui dénoncent la légitimité m ême de ces pouvoirs où les violences succèdent aux privations de tous genres. Or, c’est dans ce contexte que paraît le premier roman d’Ahmadou Kouroum a. Bien plus que pour son originalité, cet ouvrage est l’un des meilleurs livres qu’un romancier africain ait pu écrire 49, surtout 48 Vuillemin, A., Le Dictateur ou le dieu truqué, Paris, Klincksieck, 1989, p. 237. Les Soleils des Indépendances bouleverse la structure de la langue française à cause des nombreuses irrégularités grammaticales et syntaxiques qui soumettent celle-ci à l'esthétique de la langue originelle du romancier, c'est-à-dire le malinké. Ainsi, le génie du créateur procède de ce que l'écriture ici s'enrichit de plus d'une signification. 49 - 73 - grâce au procédé mis en œuvre pour dénoncer les violences et les exactions des nouveaux dirigeants africains. Au lieu d’un simple témoignage, Les Soleils des Indépendances se décline ici comme une métaphore. Il s’agit, en fait, d’un récit vertigineux où se déploie un champ sémantique qui diffère du sens ordinaire ; car en créant un contact entre la langue française et la langue malinké, Ahmadou Kouroum a cherche à donner une autre signification que celle que l’on donne souvent au mot. Or, ce livre fait état de la déchéance d’un prince. Fama ayant été dépossédé de son trône puis ruiné par les indépendances est réduit à travailler aux pompes funèbres. Circonstance aggravante : Salimata, sa femme est stérile. Pour autant, tout v a de plus en plus mal : il est accusé de com plot contre le chef de l’Etat et condamné. Gracié peu de tem ps après, il est blessé à la frontière par un garde alors qu’il se rend à Togobala pour mourir. Les Soleils des Indépendances étonne et surprend davantage aussi par son agressivité et l’allure presque apocalyptique qu’il couve parfois comme dans le passage ci-après : U n ve nt f ou f r a p pa l e m ur , s' e n g ou f f r a par le s f e nê tr e s e t l e s h u bl ot s en si ff la nt r a ge u se me n t. Le s me n d ia n ts e nt a ssé s d a ns l 'e nc oi gn u r e s 'é p ou va n t èr e n t e t m ia ul è r e n t d ' u n e f a ç on i m p ie e t m al éf i q u e q ui - 74 - pr o v oq u a la f ou d r e. Le t on ne rr e ca s sa l e cie l, e nf l a mm a l 'u n i ver s e t ébr a n l a l a t er r e e t la mo s q uée . 50 Cette violence symbolise l’hostilité des «soleils» des indépendances. Quant à Ahmadou Kourouma, il laisse fantasmer sa plum e en accumulant les images qui donnent, en définitive, plus d’effet aux désastres causés par cette étrange ère. Bien mieux, il n’hésite plus à com parer le parti unique et les indépendances aux sociétés d’initiées où les grandes sorcières dévorent les enfants des autres : Mai s q ua n d l 'Af r i q u e dé c ou vr i t d 'a b or d le p a r ti u n i q ue ( le p ar t i u ni q u e , l e s a vez - v ou s ? r e ss e m ble à u n e s oc ié t é de s or ci è re s, le s gr a n d e s i n it i é es dé v or e n t l e s e nf a nt s d e s a u tr e s) , p u i s le s c o o p ér a ti ve s q ui c as sè r e nt l e c o mm er ce , i l y a va i t q uat r e- vi n gt s oc c as i on s de c on t e n ter et de dé d o mm a ger Fa ma q u i v ou l ai t êtr e se cr é ta i re gé né r a l d ' u n e s ou s- s ect i on d u p a r ti ou d ir e ct e u r d 'u ne c o op é r a t i ve. 51 D’autres romans d’Ahmadou Kourouma, à l’instar des Soleils des Indépendances, décrivent d’une manière générale la violence inouïe de ces régimes africains. Souvent, les forces en présence démontrent à suffisance le caractère inouï de celle-ci : l’armée, la police, la m ilice sont, en effet, les différents sym boles de ces régimes répressifs. 50 51 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 27. Ibid., p. 24. - 75 - Les indépendances populations africaines n’apportent pas escomptaient. le En répit effet, que les après la colonisation, elles sont surprises par la brutalité des nouveaux dirigeants. Aussi Les Soleils des Indépendances décrit cett e atm osphère délétère de violence et la m ain mise d’une poignée de scélérats sur les morceaux viandés des indépendances. Lorsqu’elle n’est pas im agée, la violence peut être visible, c’est-à-dire qu’elle peut s’exprimer dans les actes mêm e des personnages comme Koyaga, le président chasseur et dictateur de la république du Golfe que le romancier ivoirien assimile, d’ailleurs, à un chef d’Etat africain encore en exercice. Tout comme les dictateurs africains, cet être de papier exerce un pouvoir sans partage. Ainsi, à partir du modèle classique, Ahmadou Kourouma fait, presque avec précision, le portrait du dictateur réel. Cela dit, cette modélisation était telle qu’il n’y a plus de place à l’improvisation. Le fait qu'il se serve d’un dictateur réel pour reproduire le caractère de son personnage dénote la confusion qui règne, parfois, entre la réalité et la fiction. Aussi, il n’y a pas de lieu possible pour reproduction l’obstruction étant lié ici de à la la vérité : le description procédé de d’événements historiques réels. Les dictateurs représentés tour à tour dans le roman sont bel et bien des chefs d'Etat réels encore aux commandes ou déjà - 76 - morts. Le choix de ces personnages a conduit Ahmadou Kouroum a à désigner habilement les coupables des maux qui tétanisent l’Afrique tant sur le plan politique que sur le plan du développement technique. Surtout, il tém oigne le ralliement de l’auteur au cam p de la dissidence 52. En effet, la dénonciation de l’abus de pouvoir est monnaie courante et plus directe que cela ne paraît a priori. Aussi, si le premier roman d’Ahmadou Kourouma a sem blé ambigu quand, pour se dérober de la censure et dénoncer plus efficacement les maux qui ont tétanisé l'Afrique au lendemain des indépendances, il a choisi de s'attaquer à la condition d'un prince africain, ses romans suivants sont devenus m oins symboliques et peu à peu suggestifs : le rapport du rom ancier ivoirien à l'écriture et, par conséquent, à la diabolisation des hommes politiques africains sont devenus un jeu de juxtaposition. Au fil des ans et à la faveur de nouvelles publications, il a eu de plus en plus recours à un mode de dénonciation m oins implicite, plus dépouillé et quelques fois moins poétique : N ou s v o i là t ou s s ou s l 'a p ata m e d u jar d i n de v o t re r ési de nc e. T ou t e s t pr ê t, t ou t le m on d e e st e n p la ce . J e d ir a i l e r é ci t p u ri f ic a t oir e de v ot r e vi e d e m aî tr e c ha sse ur e t de di c ta te ur . Le r éc i t p ur if ic a t oi r e e st a p pe l é 52 La dissidence se caractérise par une nette opposition entre le prince qui détient le pouvoir politique et le scribe qui éduque les masses. Ainsi, un bon nombre d'intellectuels africains parmi lesquels l'Ivoirien Ahmadou Kourouma ayant fait le choix de ne pas se mettre au service des dictateurs africains étaient considérés par ceux-ci comme des opposants. D'ailleurs, ces derniers vivaient pour la plupart en exil d'où ils se manifestaient par des écrits contestataires qui dénonçaient les frasques de ces dirigeants. - 77 - en m al i n ké u n d o n s oma n a . C 'e st u ne ge s te. I l e st d it pa r u n s or a ac c om p a gn é p a r u n r é p on d e ur c o rd o u a. U n c o r d ou a e st u n i ni tié e n p ha se p ur if ica t oir e , e n p ha se ca t ha r ti q ue . Ti é c ou r a e st u n c or d ou a et c om m e t ou t c or d ou a i l f ai t l e b ou f f on , le pi tr e , le f ou . I l se p er me t t ou t e t il n ' y a r ie n q u ' o n n e l u i pa r d on n e pa s. 53 Ou encore : J e d éc i d e l e tit r e dé fi n i t if e t c omp l e t de m on bl a bl a e s t A ll a h n ' es t pa s ob l i gé d 'êt re j u ste d a n s t ou te s se s c h ose s ici - ba s. V oi l à . Je c o mm e nc e à c on t er me s sa la d e s. 54 Ainsi, si le premier roman d'Ahmadou Kourouma a paru équivoque, ceux qui suivent Les soleils des Indépendances l'ont été de moins en moins. De fait, on y lit ce que le romancier a bien voulu y mettre. Le mo yen de dénoncer plus efficacement la dictature étant de dire la vérité, Ahmadou Kouroum a a adapté son ton aux transformations du monde politique africain, c'est-àdire à m esure que les Etats se sont enlisés dans la violence. A la fin des années soixante-dix, environ vingt ans après la proclam ation entièrement des aux indépendances, mains des l'Afrique dictatures 55. 53 De est presque fait, l'écritur e Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p.10. Kourouma, A., Allah n'est pas obligé, op. cit., p.9. 55 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les anciennes colonies qui souhaitent s'exprimer en dehors du système Est-Ouest créent leur propre organisation pour mieux se faire entendre. En plus de l'afro-asiatisme dont l'objectif principal est l'indépendance, les dirigeants du Tiers-monde réunis à Bandung (du 18 au 24 avril 1955) déclarent rester neutres dans le conflit qui oppose 54 - 78 - d'Ahmadou Kourouma s'accompagne d'une prise de conscience de la peur dans laquelle les peuples africains étaient cloîtrés. Et plus les Etats africains se révèlent coercitifs, plus Ahmadou Kouroum a tend vers une dénonciation virulente et moins détournée. Ainsi, il s'est inspiré de plus en plus de faits réels tels qu'ils apparaissent dans son dernier roman, Allah n’est pas obligé. Cependant, Ahmadou Kourouma sem ble fasciné par la figure du tortionnaire à propos duquel il déclare la chose suivante : O ui, K o ya g a , j' a v ou e q u ' a u f on d d e m on c œ ur j ' ad m ir e s a br ut al i t é, sa br u tal i t é vi ol e nte . K o ya ga e s t ce r t ai n e me nt l e p ir e de s d i c tat e ur s, m ai s il y a u ne c er t a i ne l o gi q ue da n s sa f aç on d 'a gi r . Qu a n d il ar r i ve da n s m on h i st oi r e on n 'a pa s v ou l u le pr e n dr e c om me u n mi li ta ir e , s i on l 'a va i t e n ga gé c om me tir ail le ur , f i na le me n t c om me t ou t le m on d e , il se ser ait c on t e nté d e ça. C ' es t a l or s q u 'i l a c o m me nc é à f a ir e u n c o m b at de l u tt e , e t q u a n d i l a p r is l e p ou v oir , le p ou v o ir é ta n t l e p ou v oi r , h é bi e n i l s ' est déf e n d u pa r t ou s l e s mo ye n s p ou r le ga r d er . A cer t ai n s m ome n t s i l a p par a î t pr e s q ue s ymp a t hi q u e. Il e st s ymp a t h i q ue. I l gèr e le s af f a ir e s de f a ç on s ym pa t h i q u e, à 4 he ur es d u ma ti n il se r é ve i l le l'URSS aux Etats-Unis. Cependant, ils souhaitent intervenir dans les affaires du monde et prendre parti. Or, on sait que le Tiers-monde peine à s'imposer, à faire valoir ses opinions et à constituer ce troisième bloc qui permettrait de sortir du jeu bipolaire. Au-delà des formules et des discours, les contradictions qui apparaissent au sein du mouvement le fragilisent. Des oppositions armées éclatent, les idéaux communs ne résistent pas aux intérêts nationaux. Pis encore, certains dirigeants s'engagent clairement au côté de tel bloc et reçoivent son soutien. Aussi, malgré leurs efforts, les pays africains n'échappent pas au clivage Est-Ouest. Au lendemain des indépendances, l'Occident qui veut à tout prix maintenir son influence et sauvegarder ses intérêts soutient des régimes dictatoriaux, ultraconservateurs, corrompus et très impopulaires. (Cf. George Padmore, «Appendice V», Panafricanisme ou Communisme ?, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 449-457). - 79 - p ou r r e ce v oi r le s ge n s. Moi - mê me j' a i ét é r eç u pa r K o ya ga à q ua tr e ou ci n q he ur es d u ma ti n. 56 Les nom breux exemples de dictature que l'histoire a retenus ou qu'elle offre ont été souvent précédés d'une période de troubles comme, par exemple, dans les anciennes républiques romaines ou dans l'ancien empire de Russie 57. La situation de l'Afrique est particulièrement troublante dans la mesure où les figures connues de tyrans ne datent que des indépendances ; c e qui supposerait que ce continent en avait, jusque là, été épargné. Certes, l'Afrique a connu des périodes d'instabilité ; mais il est difficile d'affirmer que l'explosion des dictatures sur ce continent puise dans une longue tradition de terreur. Contrairem ent aux dirigeants actuels qui n'ont de l'exercice du pouvoir que la recherche de la satisfaction personnelle, leurs aînés ont avant tout recherché, dans la quiétude et l'harmonie, l'honneur et l'épanouissement des individus : 56 Propos recueillis par Marc Fenoli, 18 janvier 1999. La dictature est un système dans lequel tous les pouvoirs sont assumés par une même personne, un groupe ou un parti politique. Ces dictatures apparaissent au lendemain de la Première Guerre mondiale : en Russie en 1918, en Italie en 1922, en Pologne en 1926, en Allemagne en 1933 et en Espagne en 1939. Après la Seconde Guerre mondiale, celles d'Italie et d'Allemagne disparaissent alors que s'instaurent les dictatures communistes de type prolétariat en Europe de l'Est : Albanie, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, R. D. A., etc. 57 - 80 - Ce q ui f r a p p e, c he z l e s p e u pl e s n oi r s pr omu s à l 'a u t o n o mi e ou à l 'i n d é pe n d a n ce, écr it S en gh or , c 'e st l 'i n- c o n sc ie nce de la p l u pa r t de le u r s c he f s : le ur m é pr i s de s va l e urs c u l t ur e ll es né gr o- af r i ca i ne s. 58 En effet, les dirigeants africains actuels, pour la plupart, n'ont pas de la politique la définition d'autrefois, c'est-à-dire cet instrument de prospérité économique et de paix sociale. Ils n'ont de la notion du pouvoir, au contraire, que l'ascendant qu'ils peuvent exercer impressionnants sur la qu'ils population affectent au pour regard opprim er des moyens d'éventuels contradicteurs. En somme, ce ne sont que des pseudo-chefs à la solde de l'ancienne puissance coloniale. Mais ici, Ahm adou Kouroum a éclaire la part d'om bre de ces hommes. Aussi, en décrivant les coulisses du pouvoir de Koyaga, il dévoile les ruses que les chefs d’Etats africains emploient pour le garder longtemps. Ainsi, il y a, dans trois des romans d'Ahmadou Kourouma, trop de répression. Cependant, pour expliquer le châtiment honteux que les uns infligent aux autres, le narrateur n'hésite pas à user de la piste ethnique, un peu avec sarcasm e : N ou s l es N è gr e s, n ou s so mm e s c om me la t o rt u e, sa n s la br a ise a u x f es se s n ou s ne c ou r r on s ja ma i s : n ou s n e tr a vai ll e r o n s pa s, n e p ai e r on s ja ma i s n os i m p ô t s sa n s f or c e. I l f a u t i m m é d iat e me n t m on t er d a ns le s 58 Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 282. - 81 - vi ll a ge s, m on te r l a f or c e , re cr éer l a p e ur : l e s N oi r s n e r e c on n a is se n t pa s u n e ar me ca c hée da n s son f ou r r e a u. 59 1. La passivité du personnage Ecrire un roman ne signifie pas seulem ent suivre un raisonnem ent, c’est ajouter aux critères déjà existants des figures nouvelles. Or, le roman est, par définition, un cadre dans lequel vient se loger une histoire ou une action. Il se f ait rarement par anticipation, c’est-à-dire par ce qui arrive, mais par l’accentuation de l’événem ent ou par ce qui a déjà eu lieu. En d’autres termes, il décrit «les milieux et les mœurs et [expose] les lois qui les régissent ; le but de l’écriture n’[étant] plus l’esthétisation du réel mais le rendu fidèle des réalités les plus quotidiennes.» 60 Par ailleurs, le roman «sert à représenter des objets, des événements, des actions, des personnages». 61 Or, il ne se passe rien ou presque dans ceux d'Ahmadou Kouroum a. Certes, le grand empire m andingue s'est effondré à la 59 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 256. Il s’agit ici de l’approche réaliste du roman, qui triomphe vers la seconde moitié du XIXème siècle grâce aux auteurs comme Emile Zola. Gilles Philippe, «Triomphe et déclin du roman réaliste», Le roman. Des théories aux analyses, Paris, Seuil, coll. Mémo, p.33-39. 61 Todorov, T., La Notion de littérature, op. cit., p.17. 60 - 82 - suite de la conquête française. Cependant, pour faire face à l’intrusion des Européens, la résistance s'organise très mal. Ce qui explique, sans doute, l’immobilism e de l’action. Djigui et Fam a, les principaux personnages des deux premiers rom ans d’Ahmadou Kourouma sont agis par l'Histoir e car c’est par celle-ci que se réalise leur destinée. Ce sont des personnages sans épaisseur malgré la conscience ou la pertinence des événements qu’ils affrontent. Aussi ne sont-ils pas véritablement les maîtres de leur destin mais seulement ce que le sort en a pressenti. Ainsi, Djigui et Fama sont totalem ent négatifs. Ils subissent l’action ou n’offrent souvent que des réactions telles que la peur ou la colère aux différentes situations auxquelles ils sont confrontés. Leurs itinéraires ayant été indexés au préalable, ils demeurent enfermés à l’intérieur de la logique de l’Histoire. Ces personnages échouent dans toutes leurs épreuves. Et, ce sont les mauvais chem ins définis d’avance par la logique du récit qui s’ouvrent devant eux : Le pe s si m i s me de K ou r ou m a a n éa n ti t se s per son n a ge s. C ha q u e f ois q u’ il s’ a p pe sa n ti t s ur le s q u al i té s d’ u n être, c’ e st t ou j ou r s et u ni q u e me n t p ou r ac c us e r le s vic es de l’ ê tr e a n ta g on i s te q u’ il a vi l it. E t ch a q ue f o i s q ue le s c ir c on s t a nce s i n vi te nt l’ a ut e ur à p or t er u n ju ge me n t de v al e ur p o si tif s ur le p er s on n a ge ( … ) ou à l ui fa ir e ac c om p l ir u n ge st e h u m ai n, c’ e st- à- dir e n ob l e , gé n ér e u x, c e ju ge m e n t et ce ge ste s on t a u s si t ôt détr u it s s oi t par u ne si m p le i ma ge , soi t pa r l e - 83 - ju ge me n t ou le ge ste q u i s u it i m mé d iat e me n t , soi t pa r l’ ar ti f ic e d’ u ne si t ua ti on b ur l e sq ue ( …) , si t ua ti on à l’ al l ur e m oli é re sq ue . 62 Ils se font dans cette prédétermination, dans le montré ou le déjà là. De fait, l'outrecuidance du ps ychologism e fige autant l'action que les personnages. Ces derniers, en effet, n'arrivent que peu souvent à se débarrasser de l’emprise de la narration et ne sont pas les opérateurs de changem ent de l’action racontée. Mais, ils représentent le modèle anti-épique des événements dans lesquels ils sont engagés. En effet, ceux-ci les déshéroïsent, les dégradent. Il suffit, de fait, de recourir au contenu des récits pour s'en persuader. Le thèm e de la guerre, par exem ple, dans Monnè, outrages et défis est un fait que le rom ancier traite avec ironie alors que celle-ci est le lieu où chaque com battant fait preuve de courage et de bravoure : en effet, il n'y a pas de véritable engagement au com bat que la présence seule des troupes françaises aurait suffi à déclencher : S ur le c h a nt ier , l 'i na tt e n d ue a p p ar i ti on d ' u n e c ol on n e f r a n ça ise a u se i n d u t a t a a va i t par u a u x g en s de S ob a la ma n if e st ati on d ' u n e s or c el le r ie s u pér ie ur e à c el le d u r oi . T ou s l e s gu e r r ie r s ét a ie nt d e sce n d u s d e s m ur s et s 'é ta ie n t r é f u gi é s d a ns le s t ra n c hée s d ' où , d e t e m p s e n te m p s, ap p a ra issa ie n t, p ou r a u s si t ôt 62 d is p ar a îtr e, de s t êt e s t r e ssé es de s Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, op. cit., p.83-84. - 84 - gu er r ier s. 63 Ou, encore : E n t ou r é de se s su i va nt s, D ji gu i r e sta un te mp s à é c ou t er le s ex p l o si on s , à r e gar der l es f u mé e s e n ve l op p e r l a c ol l i ne . E n suit e , il s tr ot tè re n t par e s se u se m e nt l e l on g d u r e m p ar t i nac h e vé. Da n s le s f ossé s, tr a î na i e n t d e s f u si l s, d es sa ga ie s, de s pi oc h e s ; a c he va ie n t d e se c on s u m e r le s a m on c e lle me nt s de ma tér ie ls et de vi vr e s a u x q ue ls le s gu er r ie r s a va i e nt m i s le fe u a va n t de d é gu er p ir . 64 L'absence de combat et l'échec de Djigui dém ontrent combien rien de nouveau n’arrive. Bien plus, l'instauration des visites du vendredi, qui semble atténuer ce désastre renforce l'immobilisme et la passivité du personnage. Elle détourne l’élan du récit en ne renforçant que le pouvoir des colonisateurs : A u c ou r s de s si x pr e mi er s moi s d u p ou v oi r t o u ba b , pr ot é gé s p a r le s tir a i l le ur s, gu i dé s par le s sic a ir e s, le ca p it ai ne b la n c, D ji g u i et l 'i n ter pr ète é ta i e nt m on t és da n s t ou t es l e s m on t a gn e s, a va ie n t p ar c ou r u t ou te s l e s s a va ne s, a va ie nt tr a ve rs é t ou t e s le s r i viè r e s d e s p a ys d e S ob a p ou r vi si ter c ha q u e ch ef - l ie u de ca n t on . Pa rt ou t , d es f ê te s et de s da n se s l es a va ie n t acc u eil li s et l e ur a vai t ét é of f er t t ou t c e q ui se pr op os e à d e s h ôt e s de ma r q ue , m ê me l es vi er g e s p e u l es p ou r le r e p os . La pa i x, l ' œu vr e ci vi l i sat r ic e f r a nç a i se , l es l oi s d u B la n c e t le s 63 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.37. Ibid., p. 38. 64 - 85 - be s o gn e s d u N oi r a va ie n t ét é e x p li q u ée s à t ou s . 65 Les visites du vendredi qui redonnent de l’im portance à Djigui auraient pu servir à édifier une nouvelle action. Or, elles ne sont aussi que Ahm adou des impression Kourouma n’a fuyantes, pas d'autre un simulacre façon de puisque montrer la prégnance de l'événement déterm inant que de donner à son personnage l'illusion de redorer son blason. D’une manière générale, Fama et Djigui volettent sans pour autant créer un espace qui serait le leur. Aussi, par rapport aux déterminations reçues, aucun surcroît n’est inventé qui leur procurerait ce nouvel espace. Ils n’échappent pas à la détermination mais perdent le pouvoir d’être des personnages libres en se désappropriant. Le roman devient dès lors une form e inerte de fidélité à la passivité qu'il faut poursuivre : P our e nc ou r a ger et h o n or e r n ot re r oi, d es vi lla ge oi s sp on ta n é me n t vi n r e nt à l a mo sq u é e , c our bè r e nt la pr i èr e d u c omb a tt a nt e t de s di s ci p le s i na v ou é s d u ma r a b ou t Yac ou b a , e n pr of itè r e nt p ou r é gr e ner de s c ha p e l et s à on z e gra i n s pr oh i bé s. Le c o m m a n da nt e n jo i gn it le Ce n te na ir e de se sé pa re r d e s a n ti- B la nc s. A va n t q ue le Ké l é ma ssa n e se pr o n o n ç ât sur la r e q uê t e, Fa d ou a , l e p or t e- ca n ne et l 'e x p er t e n f éti c he s, op t a p ou r le d ial o gu e : «I l ne f a ut pa s of fr ir a u Tou b a b l es pr é te x te s d ' i nt e r di re l 'é tat d e gu e rr e e t d e su p pr i mer le s vi s ite s de 65 Ibid., p.72. - 86 - ve n dr e d i. » 66 En définitive, l'arbitraire n'a que peu d’im portance. À caus e du passé, il y a une exigence nouvelle de l'événement qui va beaucoup plus loin que l'écriture et qui s'accommode d'une détermination beaucoup plus impérieuse que celle du hasard. Aussi, Fama n'existe pas en dehors de la bâtardise des indépendances, Djigui non plus sans l'agression française. Ces personnages ne sont pas des bâtisseurs, mais des victimes de l'histoire. Bâtir aurait été produire quelque chose qui ne fût pas préconisée par quelque volonté ou quelque événem ent extérieurs au personnage. Cela aurait été établir une form e d’intelligibilité caractérisant non seulem ent l’attente du lecteur mais aussi une forme d’indétermination du personnage, une résistance au parcours déjà tracé. Mais Fama et Djigui sont à un tel point déterminés qu'il s'est produit indépendamment événement : pour l'un, d'eux la quelque désillusion du «malheureux » com bat des indépendances et, pour l'autre, l'effondrement de son autorité. Aussi, ils ne peuvent prétendre être autre chose que cet acharnement du sort sur eux, c'est-à-dire être des personnages libres de toute détermination car quelque chose ici a été conçue dans les rom ans par la possibilité seule qu'ils ont de dire le désenchantement du tem ps, l'agressivité de l'histoire. 66 Ibid., p. 188. - 87 - 2. Romans et recomposition fragmentaire L'histoire africaine de la colonisation exerce une telle influence dans l'œuvre d'Ahmadou Kourouma que cette dernièr e y est presque entièrement m oulée. Parmi les romanciers africains de sa génération, sans doute, est-il celui qui accorde une telle importance aux événements de cette époque. Depuis Les Soleils des Indépendances à Allah n'est pas obligé, en trente ans, Ahmadou Kourouma s'est, en effet, établi comme le romancier familier des tribulations de l'Afrique m oderne. Cela dit, au début des années cinquante, soit une vingtaine d’années avant la parution de son premier roman, ce qui singularise la toute jeune littérature africaine, c'est son goût pour l'engagement politique en faveur de la libération des peuples maintenus sous la domination étrangère. Les écrits qui paraissent alors n'ont guère pour préoccupation m ajeure que la colonie, et ce, malgré que le ton et la tournure variassent, souvent, d'un auteur à l'autre 67. 67 Bien que certains écrivains africains reprochèrent à d'autres leur transcendance à l'égard de la colonisation, il n'empêche que leurs œuvres, notamment celles du Guinéen Laye Camara ruinaient aussi l'image du colonisateur souvent plus que ne l'entendit, par exemple, le Camerounais Mongo Béti qui avait alors de la définition de l'anticolonialisme une espèce d'engagement politique de la littérature. - 88 - Aujourd'hui encore, la littérature africaine ne s'est pas totalement affranchie de cette tâche collective car, comm e auparavant, elle reste militante. Les années soixante s'ouvrent avec la parution d'un bel ouvrage : L'Aventure ambiguë 68 de Cheikh Hamidou Kane, désormais un classique de la littérature africaine. D'autre part, les écrivains africains, de plus en plus nombreux, ressentent le besoin de renouveler leur thématique. Aussi ne célèbrent-ils plus uniquem ent la vieille Afrique, lointaine et guerrière, mais traitent-ils de tout et, surtout, de l'homme et de son rapport à la société. Et même si un auteur comme Nazi Boni reste encore nostalgique à la tradition, le roman africain se diversifie : il devient antinomique et de plus en plus contestataire. Aussi, aux écrivains qui recherchent l'excellence bourgeoise et sécuritaire, ceux de la nouvelle génération opposent l'Afrique com me cadr e dans leurs récits 69. Or, c'est dans un tel contexte que paraît : Les Soleils des Indépendances. Trois autres ouvrages suivent sa parution. Et, tel un continuum, toute fin d’un roman paraissant comm e un début en 68 Kane, Ch. H., L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, (1961), 2000, 191 p. Dépassé le temps de la colère et de la fascination à l’égard des traditions et l'univers traditionnel, la nouvelle forme du roman africain s'offre en spectacle aux forces du mal et de l'angoisse. Dans sa représentation du monde, elle traduit le destin tragique de l'homme au lendemain des indépendances. Parmi les romanciers de cette nouvelle génération, il y a des précurseurs comme Ahmadou Kourouma et Yambo Ouologuem. 69 - 89 - puissance de l’autre, tous les romans d’Ahm adou Kouroum a mettront au jour différents aspects de l'Afrique m oderne, rompue à la corruption et infestée par les nombreuses dictatures. Ainsi, ces derniers s’inscrivent dans la lignée obsessionnelle de l'identification au passé. Nostalgiques parfois, ils scrutent , auscultent jusqu'au détail cette histoire qui détient, assurément, la clé de la com préhension des drames mis en scène. Aussi l'invention reste-t-elle rarement libre d'autant plus qu'en dépit de ses inclinations, le rom ancier ivoirien souhaite déclamer s a fidélité à la nature. Ainsi conçue comme organisation du temps, son œuvre se donne à lire, en définitive, comme une peintur e historique en m arquant ici davantage la primauté de la réalité sur l'imaginaire. Lorsque paraît Les Soleils des Indépendances à la fin des années soixante, l'Afrique compte presque déjà une décennie d'indépendance. Pourtant, elle a très vite déchanté car l'euphorie ne dure que très peu de temps. En effet, «les soleils des Indépendances» qui succèdent aux «soleils de la politique» s e heurtent à toutes sortes d'obstacles sur les plans politique, économique et social. Après le partage et la distribution des postes, les promesses sont restées inexécutées, les lendemains des indépendances africaines s'étant, en effet, révélés plus cyniques que jamais. Ainsi Fama, le personnage - 90 - principal des Soleils des Indépendances, est-il écarté du pouvoir par des fils d'esclaves, vilipendé par sa communauté : - A ssoi s t e s f e ss e s e t f e r me la b ou c h e ! N os or e il le s son t f a t i gu é es d ' e nte n d r e te s par ol e s ! C ' éta it u n c ou r t e t r o n d c om me u ne so u c he , c ou, br as , p oi n gs et ép a ule s de l ut te ur, vi s a ge d u r d e p ie rr e , q ui a va i t c ri é , s' e xc it a it c om m e u n gr i ll on af f ol é e t se h i ss ai t s ur la p oi n te de s p ie d s p ou r é ga le r Fa ma e n ha u te u r. 70 Ce personnage est à l'image de cette Afrique traditionnelle qui souffre, à cause du mépris et de l'indifférence des jeunes ou bien des nouvelles mentalités que ceux-ci ont acquises avec la colonisation et la modernité. Ainsi, pendant que d'aucuns sont préoccupés par les fresques de la révolte et du désespoir, Ahm adou Kourouma fait l'inventaire des changements effroyables de l'Afrique moderne, cependant que le sillon que creuse son œuvre est un véritable pèlerinage dans le temps et aux confins de la mémoire, un désir d'évoquer l'instant passé et de renouer avec le temps révolu. Au reste, ses deux derniers romans illustrent à merveille cet ancrage temporel. En effet, En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n’est pas obligé soulignent, à coups sûrs, les incertitudes de l'Afrique en proie à la dévastation. Qu'il s'agisse 70 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.15. - 91 - de l'échec des systèmes politiques ou de l'éclatement des guerres, rien n'est laissé au hasard. Bien au contraire. Ces deux romans égrènent les complots fomentés, les étranges amitiés et les persécutions, faisant, de fait, ressortir l’im age d'une Afrique maudite. L'œuvre d'Ahmadou Kourouma, est ainsi truffée de faits historiques concrets. Aussi ne paraît-elle plus simplem ent évoquée une incursion, une sorte d'escapade seulement mais elle devient familière du temps et de l'histoire tragique du continent noir dès lors qu'elle arpente la douloureuse et indicible réalité. Les rom ans d’Ahmadou Kourouma décrivent, en effet, les tribulations qui ont réellement eu lieu dans le temps. A propos, il déclare s'être inspiré d'une rencontre réelle pour façonner un des personnages de son avant-dernier roman : Moi - mê m e, di t- i l, j' ai é t é r eç u pa r K o ya ga à q u atr e ou ci n q he ur e s d u ma ti n . 71 Aussi la particularité du romancier ivoirien réside-t-elle dans cette représentation des événem ents réels comme faisant entièrement partie de l'œuvre de fiction et dans la manière 71 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999. - 92 - d'associer les uns à l’autre de telle façon que les faits réels finissent par être assimilés par l'artifice poétique. De fait, l'événem ent réel a plus d'im portance ici, voire plus de valeur que la fiction, lorsque celle-ci est considérée séparément. Ce procédé ayant trouvé une objectivation dans le fait que l'œuvre est presque entièrem ent hantée par la trace, laquelle scelle, en somme, l'œuvre et son existence. Eu égard à la façon dont la narration découle, il semble que le principe de vérité est à la base de l'acte de création. L'identification à un personnage réel étant d'une profonde utilit é telle que la véracité du propos en dépend. Ce qui suppose ic i que l'œuvre ne devient réalisable qu'avec cette prise en considération de la réalité. Trente ans après la parution de son premier roman, la perspective est restée la m ême puisqu'elle s'est poursuivie dans la réflexion de la trame historique. Voulant cependant rendre fiable son orientation discursive, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma a pris appui sur le socle que la réalité offrait. A cet égard, il déclare notamment recourir aux origines «pour donner une idée d'où est partie l'affaire» : - 93 - É v i de m me nt , il f a l l ai t q ue je p ar l e d es or i gi n e s, el le s s on t tr ès i m p or t a nte s c ar ç a d o n ne u n e i d ée d ' où es t pa r ti e l 'af f a i re et d u ch a n ge me n t i nte r v e n u. 72 Ainsi le romancier ivoirien puise-t-il systématiquement aux sources ou bien recherche-t-il un appui précis avant de réfléchir aux conditions de création de son œuvre. En somme, réalité et fiction entretiennent, ici, une étroite liaison. Et, dans leur collaboration, la sim ple vision d’un roman d’Ahm adou Kourouma devient une recomposition fragmentaire de l'histoire puisque que celui-ci suit pas à pas le chem inem ent historique. 3. Ironie de l’histoire et destin tragique du personnage Mis à part Koyaga et Birahima, Fama et Djigui se singularisent par le caractère prévisible de leur destin. Un nombre de traits aussi bien sémantiques que psychologiques voue ces deux personnages à un fort déterminisme. En effet, la 72 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999. - 94 - livraison de leur nom a quelque lien avec leur destin quoique celui de Fama soit négativement chargé. Ce dernier est le descendant d'une famille princière. A la mort de son père, c'est à lui que serait échu le trône ; mais les administrateurs coloniaux de l'époque l'évincèrent au détriment d’un cousin dénommé Lacina. Aussi, au lieu de grandeur, Les Soleils des Indépendances, se caractérise par la décadence du dernier descendant de la dynastie des Doumbouya. Fam a est défini, dès les premières pages du rom an, comme un «vautour» qui s'empresse de joindre, à la cérémonie des funérailles du septième jour de feu Koné Ibrahim a, le reste de la bande qui sévit dans la capitale : A u x f u nér ai l le s d u se p ti èm e jou r de f e u K on é I b r ah i ma , Fa ma al lai t e n r eta r d . Il se d é pêc h a i t e nc o r e , mar c hai t au pa s re d ou b l é d'un di a rr hé i q ue. I l é t ai t à l 'a u tr e b o u t d u p on t re l ia nt la vi ll e bla n c he a u q uar ti e r n è gr e à l 'he ur e de la de u xi è me pr i è r e ; la c é r é m on i e a va i t dé b u t é. 73 Le narrateur n'en dira pas davantage sur ce mystérieux personnage. souligner, Du d'une moins, part, cette les cérémonie activités qui est l'occasion occupent tous de les commerçants ruinés par les indépendances et de faire valoir, 73 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11. - 95 - d'autre part, le devoir de la communauté envers l'individu, notamment l'obligation d'assister les proches pendant un décès. Cependant, le motif réel de la présence de Fama aux funérailles rapportent de Koné beaucoup Ibrahima, plus reste qu'une le gain : simple ce qu'elles présence du représentant des Malinkés de la capitale ; car nul n'ignore que cette nouvelle «activité» permet de f aire vivre son ménage : C om m e t ou t e cér é m on i e f u né r a ir e r a p p or te , on c omp r e n d q ue l e s gr i ot s ma li n ké , l e s vi e u x Ma li n ké s, c e u x q u i ne ve n de n t pl u s pa r c e q u e r u i né s par le s I n d é pe n da nc es ( e t A ll a h se ul pe ut c omp t e r l e n om b re d e vi e u x mar c ha n d s r u i né s par le s I n dé p e n da nc es d a ns l a c a pi ta l e ! ) tr a va il le n t t ou s d a n s l es ob sè q u es e t le s f u n ér ai l l es. De vé r i ta b le s pr of es si on n e l s ! 74 Tout comme les autres «hyènes» de la bande présentes aux funérailles, Fama n’exerce plus aucune activité. Or, travailler dans les pompes funèbres est devenu sa seule source de revenus. Aussi, autour de la mort de ce mystérieux Malinké vient se greffer, non pas une vision de la mort de la société à laquelle il appartient, mais le sort de Fama. Non seulement, il a été écarté du pouvoir par la faute de la colonisation, mais l'héritier du trône du Horodougou est rejeté par les siens et, même, vilipendé par des fils de chien et des hommes sans caste : 74 Ibid., p.11. - 96 - L ' om b r e d u d écé d é al l a it tr a n sm et tr e a u x mâ n e s q u e s ou s le s s ol ei l s de s I n dé pe n d a nce s l e s Ma l i n ké s h on n i s sai e nt et mê me gi f la ie n t le ur pr i nce . Mâ ne s de s a ï e u x ! Mâ ne s de Mor i na, f on da t e ur de la d yn a st ie ! il ét a i t te mp s, v ra i me n t te mps de s 'a p it o ye r s u r le s or t d u der ni er et lé g i ti me D ou mb ou ya ! 75 Pour survivre à la spoliation, il a d’abord été un commerçant : ainsi, il a exposé dans tous les grands m archés d'Afrique : Dakar, Bamako, Bobo, Bouaké : Fa ma d é b ou c ha s ur l a pl a ce d u mar c hé de r r ièr e la m osq u é e d es Sé né ga la i s. Le ma r c hé éta it l e v é ma i s p e r si st ai e n t de s od e ur s ma l gr é le v e nt . O de ur s de t ou s le s ma r c h és d 'Af r i q ue : Da kar , B a ma k o, B ob o , B ou a ké ; t ou s l e s gr a n d s ma r c hé s q ue Fa ma a vai t f ou lé s e n gr a n d c om m er ç a nt. C e t te vi e de gr a n d c omm e r ça n t n ' é ta i t pl u s qu'un s ou ve n ir par ce q ue t ou t le né g oc e a va i t f i n i a v ec l 'e m bar q u e me n t de s c ol o n i sa t e ur s. 76 Lorsque surviennent «les soleils de la politique», Fam a délaisse son comm erce pour se consacrer entièrement à la lutte pour l'indépendance du Horodougou et venger l’imposture de Lacina. Or, au lendemain de l’indépendance, Fama est «jeté aux mouches comme la feuille avec laquelle on n'a fini de se torcher» et a vu ses illusions s'envoler. Aussi est-il contraint 75 76 Ibid., p.16-17. Ibid., p. 22. - 97 - d’intégrer la bande d'hyènes 77 et de m endier pour vivre car «tant qu'Allah résid[ait] dans le firmament, tous les fils d'esclaves, le parti unique, le chef unique, jamais ne réussiraient à le fair e crever de faim» 78. A la cérém onie des funérailles, probablement, l'un des seuls lieux fréquentés par les Malinkés qui respectent encore la coutum e, Fama subit, paradoxalement, le pire des affronts et des déshonneurs : il se fait m alm ener par Bamba, un descendant d'esclave, à l’allure ingrate («court et rond comme une souche, poings et épaules de lutteur, visage dur de pierre» 79) ; autrement dit, tout le contraire de Fam a dont la stature f aisait «le plus haut garçon du Horodougou, le plus noir, d'un noir brillant du charbon avec des dents blanches, les gestes, la voix, les richesses d'un prince» 80. En défiant le dernier représentant des Doumbouya, Bam ba brisait volontairement les règles de la tradition et faisait péricliter le dernier socle sur lequel reposait encore l'espoir de Fam a. D’ailleurs, les premières pages des Soleils des Indépendances se répandent comme un écho sur tout le roman : elles signalent les difficultés que rencontrera, plus tard, le personnage principal. 77 Dans la cosmogonie ouest africaine, l’hyène incarne le «symbole de la stérilité, de la nuit chaotique et du désordre perturbateur de l’harmonie universelle» contrairement au lièvre qui est le reflet des qualités morales positives telles que «la fécondité, la lumière, l’ordre, la Vie». Nous avons extrait cette citation au livre de Makhily Gassama, La Langue d’Ahmadou Kourouma, paru en 1995 aux éditions Acct-Karthala. L’auteur l’emprunte au livre de Gusine Gawdat Osman, L’Afrique dans l’univers poétique de Léopold Sédar Senghor, N.E.A., Dakar-Abidjan-Lomé, 1978. 78 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25. 79 Ibid., p. 15. 80 Ibid., p. 48. - 98 - Dès le début du roman, en effet, Fama est perdu et son destin scellé. Aussi, les insultes que lui profèrent certains membres de sa communauté de m ême que la prise du pouvoir par les descendants d'esclaves ne sont que les manifestations du mauvais sort qui pèse sur lui. Ces soleils sur les têtes, ces politiciens, tous ces voleurs et m enteurs, tous ces déhontés, n’étaient que le désert bâtard où devait s’éteindre la dynastie Doumbouya : I l é tai t pr é d i t de p u i s d e s si èc l es a va n t l es s ol e i ls d e s I n dé pe n d a nce s, q ue c 'é ta it p r è s de s t om be s d e s aï e u x q ue Fa m a de va i t m ou r ir ( …) 81 L'affront de Bamba signe le déclin des Doumbouya, la fin d'une époque et, par conséquent, accentue le conflit dont il est question tout dans ce roman mais qui apparaît déjà en filigrane, dans le premier chapitre, sous la forme, d'une part, du discours démodé et parfaitement rôdé dans la tradition qui est incarnée par Fama ; et, d'autre part, dans l'attitude désinvolte de Bam ba, qui tranche totalement avec la vision ancestrale et qui est le signe d'un changement d'époque. Ce qui se profile, dans ce chapitre déjà, c'est l'opposition entre l'ancien et le nouveau monde : un monde soucieux et respectueux des valeurs traditionnelles et un autre m onde, moderne, m ais perverti et encore mal canalisé. 81 Ibid., p. 185. - 99 - A défaut d'épouser cette nouvelle ère et «la bâtardise» des indépendances, Fama se replie sur son passé : il choisit de rester prisonnier de sa structure et du déterminisme de s on appartenance princière en dépit des changements politiques : A da pt e - t oi ! Ac ce p t e le m on d e ! O u bie n es t- c e p ou r l e s f u n ér a i l le s d e Ba ll a q ue t u ve u x p ar tir ? Ma i s l es f u nér a i l le s, ç a pe u t t o u j ou r s at t e n dr e. R e st e, Fa ma ! Le pr és i de n t e st pr ê t à pa ye r p ou r se fa i r e par d on n e r le s m or ts q u ' i l a s ur l a c on s cie n c e, l e s t or t ur e s q u ' i l vou s a f ait s u bir ; i l e st pr ê t à p a ye r p ou r q ue v ou s n e par lie z p as de c e q ue v ou s a ve z vu . Pr of ite de cet t e a u ba i n e ! B u v on s e n se m b le l e la it de l a va c he de te s p ei n e s. 82 Fama continue donc de cultiver l'im age du prince. Ce qui accroît, de toute évidence, son décalage, son anachronisme et l'humour, notamment à travers son allure fière et altière ou son charisme, quoique le narrateur ironise souvent sur l'autorité qu'il pouvait encore représenter. Il reste, malgré tout, l'héritier du trône du Horodougou mêm e s'il a perdu tout espoir de le reconquérir : Fa ma , a ve c sa di gn i t é ha b it u e l le, mar c h a e n c o re q uel q u e s pa s, p u i s s 'a rr ê t a e n c or e e t sc a n da le s mot s : 82 Ibid., p. 182. - 100 - - Re ga r dez D ou m b ou ya , le pr i n ce d u H or od ou g ou ! R e ga r dez le mar i lé g i ti me de Sal i ma ta ! A d m ir e z- m oi , f il s de c h ie n s, fi l s de s I n dé p e n d a nc es ! 83 Ou encore : Mai s t ou t ce l a é ta i t f i ni , t ou t ce la ne l ' i nt ér e s sa it p l us . Q u e la r éc ol t e d u s or gh o d e l 'ha r mat ta n pr oc ha i n s oi t b on n e o u ma u va i se , l e m ou r a nt s 'e n dé si n tér e s se . 84 Lorsqu'il arrive aux funérailles de Koné Ibrahim a, Fama se fait remarquer : il se pavane, sans doute, parce qu'il est de condition supérieure comparé au reste des Malinkés qui sont présents à la cérémonie et qu’il veut le montrer ; de fait, il ne manque pas l'occasion de rabrouer le griot qui se méprend, dans le partage des offrandes, de respecter la tradition en associant les Doum bouya aux Keita alors que ceux-ci sont princes du Horodougou, totem panthère et ceux-là rois du Ouassoulou, au totem hippopotame. Cela dit, nous sommes saisis par le contrepied qui caractérise ce personnage. Ainsi, contrairement Indépendances ne fait aux apparences, pas l'apologie Les des Soleils des indépendances africaines, ni l'éloge du principat. Il relate, plutôt, les errements 83 84 Ibid., p. 191. Ibid., p. 186-187. - 101 - du prince dans l'ère moderne ; expose, conséquem ment, la conception m alinké du sort ou destin. Celui de Fam a est prédit plusieurs siècles à l'avance et se réalise, avec précision, m algré le temps qui sépare ces deux événements car, non seulement Fama vit sous les funestes «soleils des Indépendances» mais le comble, c'est qu'il revient mourir à Togobala près des siens : Fa ma p ar t a i t da n s l e H o r od ou g ou p ou r y m ou r ir le pl u s t ôt p os si b le . I l ét a it pr é di t d e p ui s d es siè c le s a va n t le s sol e il s de s In d é pe n d a nce s, q ue c 'ét a i t pr è s d es t om b e s d es aïe u x q ue Fa m a dev a i t mou r ir . 85 Le verbe «devoir» - que nous soulignons, par ailleurs évoque l'implacabilité même de ce destin, le fait qu’il doit s’exercer. Il se laisse lire comme l’emblème où doit le porter son cruel destin. Par conséquent, quoiqu’il tentât, Fama était condamné d’avance. Aussi est-il déjà aveuglé par ce même destin, lorsque Balla veut le retenir dans sa ville natale : P er so n n e n e p e ut al le r en de h or s de l a v oi e de s on d e sti n . B a ll a é t ai t ah ur i. Apr è s t ou t , Fa m a , t u a s be a u êtr e l e de r n ier d es Do u m b ou ya , le ma ît r e de t ou t le H or od ou g ou , t u ne va l ai s q ue le pe t i t- f i l s de B al la . I gn or a nt c o m me t u é t ai s de s vi ei ll es c h os e s e t au ssi a ve u gl e e t sou r d da n s l e m on d e i n vi s i ble de s mâ ne s et de s gé n i e s q u e B al la l 'é t ai t d a n s 85 Ibid., p. 185. - 102 - n ot r e m on d e , t u de va i s d ' éc ou t er le vi e u x f é t ic he ur . U n v o ya ge a u ma u va i s s or t, c 'e s t u n acc i de n t gr a ve et st u p i d e, o u u n e t er ri b le ma la d i e, ou la m or t , ou u n e i nt r i gu e … 86 Dès que les funérailles avaient fini, Fama avait décidé de retourner à la capitale, en dépit des mises en garde du féticheur Balla. En effet, malgré les supplications de ce dernier, le prince du Horodougou revient auprès de sa L’éventualité d’un mariage avec Mariam femme, Salimata. aurait dû aiguiser l’appétit de Fama et permettre à ce dernier de concrétiser ce qu’il n’avait pas réussi à faire avec son épouse, c’est-à-dire assurer une descendance à la dynastie Doumbouya. Au reste, l'attitude contraire de l'héritier du trône du Horodougou étonne. Fama étant, assurément, un traditionalist e (car seul Allah sait quelle im portance il accordait à la magie !), tout porte à croire qu'il aurait suivi le féticheur Balla et serait resté à Togobala afin d’éviter le risque qu'il courrait en repartant dans la capitale. Or, une f ois revenu, les choses se gâtent. En effet, à cause d’un rêve, Fama est accusé de complot contre le président, est jugé et emprisonné, avant d’être rem is en liberté quelques mois plus tard. En réalité, en quittant Togobala, le dernier Doumbouya venait se jeter dans la capitale des Ébènes afin que s'accomplisse le 86 Ibid., p. 146. - 103 - funeste destin. C'est en prison que celui-ci se révèle nettem ent, d'ailleurs : Lu i Fa ma n ' a va it pa s é c ou t é l e s p ar ol e s pr op h é t iq u e s d u gr a n d s orc i er Ba ll a, l or s d u dé pa r t de To g ob a la. C ela l u i p ar ai s sa i t m ai n te n a nt in c r o ya b l e et c 'é ta it p o ur t a nt vr ai . P ou r q u oi ta nt d 'e n tê te me n t ? Pa rc e q ue Fa ma s u i va it s on de st i n. Le s par ol e s d e Ba ll a n ' on t p as é té éc ou té e s, pa r c e q u 'e ll e s ri c oc ha i e n t s ur le f on d de s or e il le s d ' u n h om me sol li c it é pa r son de sti n, le d es ti n pr es cr i t au d er ni e r D ou m b ou ya . «Fa m a, m a in te n a nt i l n ' y a p l u s de d ou t e , t u e s l e d er ni er D ou m b ou ya . C 'e st u ne vér it é net t e c o m m e u ne lu n e pl e i ne da n s u ne n ui t d ' h ar ma tt a n. T u e s la der n ièr e g ou t t e d u gr a n d f le u ve q ui se p er d et sè c he d a n s l e d és er t. C el a a é té d it e t é cr i t d e s si è cl es a va n t t oi . Acc e p te t on sor t » (… ) m ur m ur ai t- i l . 87 En fait, le patronyme «Fama», plus puissant que la magie de Balla, inscrivait son porteur dans un espace précis et fortement décalé du milieu moderne dans lequel celui-ci vivait au lendem ain des indépendances : M ai n te na n t, d it es - le- m o i ! Le v o ya g e de Fa ma d a ns la c a p it a l e ( d’ u n e l u n e , d i sa it- il) , s on r et ou r pr è s de Sa li m at a, pr è s d e se s a m is e t c on n a i ssa nc e s p ou r le ur ap pr e n dr e s on dé sir d e vi vr e déf i ni ti v e me n t à T o g ob a la , p o u r a r ra n ge r se s a f f a ir es, vr ai m e nt d ite s- le- m oi , c e la é ta it il vra i me n t, vr a i me n t né ce ssair e ? N on et n on ! Or de t rè s b on s sac r if ice s p o u v a ie n t l’ ad ou c ir , et p ou r l e dé t ou r ne r, de t rè s d ur s 87 Ibid., p.168-169. - 104 - sac r if ice s. B al la l ’ a di t et r e d it . Fa ma a d urc i l e s or e il le s, i l l ui f al la it par ti r . U n e c er t ai ne cr â ne r i e n ou s c on d u i te à n o t re per te. 88 «Fama» signifiant «roi», cette distinction référant aussi aux terres du l'obstination Horodougou du sur lesquelles descendant des il aurait Doumbouya dû régner, s'accommodait d'une délocalisation. En effet, Fama déterritorialisation et paie une son mort entêtement certaine, qui par entraîne, une par ricochet, le triomphe des indépendances ou du monde moderne sur le monde traditionnel et régressif, certes, mais humain, à l’égard du descendant des Doumbouya. La mort de Fama marque la fin du déterminisme et souligne, surtout, la spécificité de l'histoire comme continuité ou comm e évolution. Elle fait aussi apparaître l'idée de circularité dans la tradition, de mêm e d'ailleurs, que dans celui de destin. Les aïeux de Fam a étant enterrés à Togobala, c'est dans ce même village que la dépouille est conduite fermant, ainsi, la boucle : I l éta it pr é d it de p u i s d e s s ièc l e s a va n t le s sol e i ls de s i n dé p e n da n c es , q ue c 'é ta it p r è s de s t om be s d e s aï e u x q ue Fa m a de va i t m ou r ir . 89 88 89 Ibid., p. 146. Ibid., p. 185. - 105 - Ou encore : Fa ma a va it f i n i, é ta it f i ni . O n e n a ve r ti t l e c h e f d u c on v oi s a ni ta i re . I l f all a i t r ou ler ju s q u ' a u pr oc ha i n vil la ge où on a l la it s ' ar r ête r . C e vi ll a ge é ta it à q ue l q ue s k il omè tr e s, il s' a p pe la it T o g ob a la . To g ob a la d u H or od ou g ou . 90 La notion de circularité réfère ici au mode de vie que Fama a dû mener, m ême pendant la fameuse période des «soleils des Indépendances», comme prince et déshérité. Il n'em pêche que Fam a ne cessera de se vanter souvent d’avoir vécu en légitim e Doumbouya comme il se plaît à le rappeler peu avant sa mort : Fa ma , a ve c sa di gn i t é ha b it u e l le, mar c h a e n c o re q uel q u e s pa s, p u i s s 'a rr ê t a e n c or e e t sc a n da le s mot s : - Re ga r dez D ou m b ou ya , le pr i n ce d u H or od ou g ou ! R e ga r dez le mar i lé g i ti me de Sal i ma ta ! Ad m ir e z- m oi , f i ls de c h i e n, f il s de s I n dé p e n d a nc es ! 91 En effet, lorsqu'il se rend aux funérailles de son cousin Lacina à Togobala, pendant son escale à Bindia, chez ses beaux-parents, «il [est] salué (…) en honoré, révéré comme un président 90 91 à vie de la république, Ibid., p.196. Ibid., p. 191. - 106 - du parti unique et du gouvernement» 92. Aussi, malgré cet air de modernité des indépendances, Fama continue de recevoir les égards dus à son rang de prince du Horodougou. Dans Monnè, outrages et défis, la question du destin est aussi cruciale. Mais, cette fois, il s'agit d'un personnage dont le nom même em braye sur l'isolement dans lequel il som bre vers la fin de sa très longue vie : car «Djigui», en malinké, signifiait «mâle solitaire» 93 Ce roman critique repose, pour l'essentiel, sur la vision africaine de la colonisation française. La période qu'il relate s'étend sur plus d'un siècle ; ce qui équivaut à l'âge, plus ou moins, réel de Djigui. Celui-ci, que le narrateur surnomme aussi le Centenaire ou Patriarche, sans doute, à cause de son extraordinaire longévité, est le témoin des événements qui transform ent sa vie et celle du royaume ; une transformation faite de hauts et de bas et qu'il a, d'une façon générique, qualifiée de «saisons d'amertume» ou «monnew», ce dernier terme n'ayant pas d’équivalence en français. Sur près de trois cents pages, ce livre dresse un réquisitoire contre les conformismes et les pires com promissions dus au colonialisme. Dans ce roman, la pérennité des Keita qui règnent sur le petit royau me depuis plusieurs siècles est menacée de 92 93 Ibid., p. 95. Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161. - 107 - s'éteindre à cause de l’invasion des troupes coloniales. Auss i Djigui a-t-il ordonné aux sicaires et aux sbires d'imm oler des bœufs, des moutons, des poulets et mêmes des humains afin d'obtenir, des ancêtres, l'annulation du mauvais sort qui est suspendu, comme une épée de Damoclès, au-dessus de la dynastie. Une fois que celle-ci a été acquise, la narration, proprem ent dite, peut commencer. Cependant, ce qui frappe, c'est la tournure que prend le sacrifice. Ayant été offert aux m ânes pour écarter le funeste sort, celui-ci n'a pu garantir la pérennité des Keita. Bien au contraire, ce sont les prières qui triomphent : ce qui suppose ici que Djigui a récolté un demi succès : Le ma ti n, il é t ai t a l lé a u p l us pr e ss é : s e sa u ve r , sa u ve r le p ou v oi r, e t a va i t en ga gé l e c om b a t p ou r a ss u r er , q u oi q u 'i l ad vi e n ne , la p ér e n n i t é de l a d yn a s ti e de s Ke it a, le s r oi s d e So b a d on t l e t ot e m e s t l ' hi p p op ot a m e. D ' a b or d p ar le s s acr i f ic e s, e ns u i te pa r le s pr ièr e s. Le s sac r if ice s a va i e nt été va in s ; le s pr i è r e s a va i e nt tr i om p h é . 94 En fait, le mauvais sort n'a pas été totalement écarté mais seulement retardé. L'acceptation momentanée ou partielle des suppliques de Djigui ne serait alors qu'une parenthèse ouverte qui finirait par se referm er sur lui, tôt ou tard. En effet, le 94 Ibid., p. 16-17. - 108 - dénouement du roman donne raison au début puisque Djigui finira quand même sa vie en vieux «mâle solitaire». Le sort de ce dernier ressemble, à bien des égards, à celui de certains personnages des tragédies grecques. Son parcours a quelques traits communs, par exemple, avec celui de Œdipe dans la tragédie éponyme de Sophocle : Œdipe Roi 95. Ce dernier, accablé par le destin, a beau vouloir le fuir, n'y échappe pas. En effet, ayant appris de l'oracle l'abominable sort qui était réservé à leur fils Œdipe, Jocaste et Laïos décident de s'en séparer. L'enfant est alors recueilli par un berger et remis au roi Polybe qui l'élève comme son propre fils. Plus tard, Œdipe qui apprend les prédictions du dieu delphique prédisant son parricide quitte ses parents adoptifs croyant ainsi échapper à la fatalité. Cependant, la ville de Thèbes est terrorisée par un Sphinx. Plein de bonté et de sollicitude, le personnage de Sophocle répond aux plaintes de la Cité assiégée. Sur le chemin, au cours d'une rixe, il frappe à mort Laïos son père biologique. Accueilli en héros, il épouse sa mère. Œdipe, de cette façon, retombe dans les mailles du filet du destin. Toutefois, il faut se garder de tout comparer et lever au moins une équivoque. Pour les tragiques grecs, la fatalité n'est pas le ressort du hasard. Autrement dit, il y a une idée de cause à effet à laquelle nul ne se dérobe ; en l’espèce, le m alheur qui 95 Sophocle, Œdipe Roi, Paris, Le Livre de poche, «Classiques de poche», 1994, 140 p. - 109 - frappe Œdipe découle de la malédiction qui pèse sur le clan des Labdacos. En effet, ayant conçu une passion pour le fils de Chr ysippos qu'il enleva, Laïos et toute sa descendance avaient été maudits. En Afrique, cette même malédiction eut pu être détournée. Il aurait suffi, alors, de voir un marabout ou de recourir au féticheur. En somme, là où le destin grec implique la chute du héros, le marabout africain obtient le triomphe de sa m agie : U n v o ya ge s' ét u di e : on c on s u lte l e s or c ier , l e m ar a b ou t, on c her c h e le s or t d u v o ya ge q ui se dé ga ge f a v or a b le ou m a léf i q ue. Fa v or a b le, on je t te le s ac r if i c e d e de u x c ol as bl a nc he s a u x mâ ne s e t a u x gé n i e s p ou r le s re me rc ier . Ma léf i q u e , on r e n on ce , ma i s si re n on c er e st i n sa tia b le ( et i l s e pr é se n te de pa r eil s v o ya ge s) , o n pat ie nt e, on c ou r t c he z l e ma r a b ou t , le s or c i er ; de s s acr if i ce s a d ou ci s sen t le ma u va i s s or t e t mê m e le dé t ou r ne n t. 96 C'est dire que le mauvais sort, bien qu'il ait aussi une cause, en Afrique, n’est pas pour le m oins insurmontable. A propos, c'est encore un des romans d'Ahmadou Kourouma qui nous donne le meilleur exemple. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, en rencontrant Koyag a, son homme de destin, Maclédio a pu mettr e 96 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 145 - 110 - fin au sort qui pèse sur lui. Ainsi, le mauvais sort peut êtr e circonscrit par les puissances surnaturelles. Les marabouts, c'est-à-dire les saints musulmans sont mis à contribution car ils sont considérés comme des spécialistes dans l'art divinatoire. Tout comme les féticheurs, ils interviennent dans la rectification du mauvais présage. En Afrique de l’ouest et, en particulier, dans les milieux islam iques où s'allie si bien animisme et pratique religieuse, sacrifier pour solliciter la grâce des esprits des ancêtres n'est pas tout ; les prières aussi sont indispensables. Du moins, c'est le sens auquel prête la prière de Djigui. Cependant, le sort du roi de Soba étant scellé d'avance du fait d'une sém antisation non naïve de ce nom et à cause des événements qui se déroulent dans le royaume, l’édifice des Keita menace toujours de s’écrouler. Tout commence avec le défilé incessant des messagers censés annoncer à Djigui l'arrivée imminente d'une catastrophe. Le premier cavalier qui se présente au palais est aussitôt identifié par le roi pour qui, apprendre à le reconnaître, fut une branche essentielle du programme d'éducation : De va n t l e B ol l od a , sou s l 'ar br e à pa la br e s, l ' a tte n d a i t, a ssi s sur s on tr ô ne da n s s on h a bi t d ' a p par a t, D ji gu i , l e r oi de s pa ys d e Sob a da n s le Ma n di n gu e : «S oi s le b ie n ve n u, me ssa ger ! T u e s e n tr é da n s u n p a ys - 111 - de f oi, d ' h os p i ta li té et d 'h o n n e u r », sa l ua d 'u ne voi x f o r te et sû r e u n D ji gu i vi si bl e me n t sat i s fa it d 'a v oi r é té à l a ha u t eur de l 'é vé n e me n t. 97 La prédiction, telle qu'elle avait été annoncée par les devins et à laquelle les descendants des Keita avaient été préparés depuis le XIIème siècle, venait ainsi de se réaliser puisque Djigui reconnut le messager vermeil : C ’ é ta it l u i ! Le mes s a g er a ve c t ou s l e s si gn e s d i st i nct if s q u’ on l u i a vai t dé c r i ts : la gr a n d e ta il le e t le s bar b e s a b on d a n te s … l e c he va l a lez a n… la se ll e r o u g e … le gr a n d sa b r e ar a be d a ns son f ou r re a u r ou ge … l a c hé c hia r ou ge … l e s b ot t es r ou ge s ; le sa c e n ba n d ou l i èr e r ou ge … r ou ge … r ou ge. 98 Or, fort de l'assurance de ses fétiches et de la prom esse qu'il avait obtenue des prières de protéger Soba contre l’imminenc e d'une attaque, Djigui refuse de suivre les recommandations de ce m essager en les qualifiant de mensonges. D'ailleurs, le royaume était sur le point de dresser des rem parts et planter des fétiches sur la colline Kouroufi pour empêcher les troupes de pénétrer dans Soba. En somm e, pour Djigui, le royaume était imprenable. Puis, au fur et à mesure que d'autres grandes villes tom bent aux mains des conquérants, les m essagers affluent au Bolloda 97 98 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.18-19. Ibid., p. 17-18. - 112 - avec de nouvelles propositions de Sam ory qui souhaitait rallier Djigui à la résistance qu'il menait contre l'occupant français. Ceux-ci provoquent le trouble du roi et, par conséquent, déclenchent sa furie puisqu’il ordonne la mise à mort du dernier : «K a b a k o ! K a b ak o ( e xt r a or di n air e) ! Me tt e z- le à m or t. U n se u l ca val ie r e n r ou ge a va i t été pr op h é t is é ; ce l ui- ci est u n i m p os te ur ! » s 'é cr i a D ji gu i . 99 En effet, la m ultiplication des messagers est mal perçue au Bolloda du fait qu'elle contredit les prédictions des devins. Or, elle n'est, en fait, que le signe de la discordance ; la preuve que non seulement les prières n’ont pas réussi m ais surtout que la prophétie ne s'est réalisée que partiellement. L'afflux des messagers ressortit, en fait, au caractère illusoire et improbable de la divination : il renforce la dimension implacable du destin. Ce désordre relève, en effet, d'une faille : l'arrivée des messagers au Bolloda limite la portée du discours prophétique et la connaissance de l'homme en la matière. A ce propos, le chapitre trois, qui suit les mises en garde du narrateur sur les malheurs à venir, est sciemment intitulé : «Les hommes sont limités, ils ne réussissent pas des œuvres infinies». Ces mots du titre ne laissent guère d'autre recourt possible au personnage 99 Ibid., p. 24. - 113 - puisqu’ils résonnent comme une sentence. Aussi, quoi que pourrait essayer Djigui, ses moyens étaient limités d’avance. L'illustration parfaite de cette limite, s'avère l'inutilité du tata, ce mur géant qui aurait protégé Soba contre l'invasion. Ainsi, la puissance de la magie ici s'effrite dès lors que les troupes françaises apparaissent au sommet de la colline Kouroufi. Ce retournement de la situation m arque significativement le début des malheurs de Djigui qui est, après tout, contraint d'abdiquer et de f aire vœu d'allégeance aux nouveaux maîtres de Soba lesquels traduisent, aussitôt, cette apparente confianc e par la promesse d'un train. Or, le train n’est qu’une ruse pour le nouvel occupant pour mieux asseoir sa domination puisque autour de cet engin vont se greffer des scènes insoutenables de mauvais traitements telles que les humiliations, l'obligation de prélever toutes sortes de taxes et les multiples sévices qui contraindront les populations autochtones envers les colonisateurs. En effet, le train valait un tel sacrifice ignoré tout à fait par Djigui, qu’il croyait faire une affaire en acceptant d’honorer cette proposition : P our l a é n iè m e f oi s, le r oi nè gr e p osa l a mê me q u e sti o n à l 'i n te r p r è te q ui a uta n t de f oi s c on f ir ma . Al or s D ji gu i sol li cit a l a ma i n d u B la nc , l a ser r a et l 'e m br a s sa ; va c il la n t, le s u p pl ia; i l s e nt r èr e n t s' a sse o ir da n s - 114 - le K é bi ; c om m e So u m ar é l ' a va it pr é vu , le pr i nc e ma li n ké f a i bl is sa it s ou s l e p oi d s de l 'h on n e ur. 100 La construction du train de Soba se révèle faucheuse en vies humaines. En effet, tous les hommes valides sont conduits de gré ou de force sur le chantier, des sacrifices sont mandés aux habitants pour m ener le projet à son terme. Par ailleurs, au fur et à mesure qu’il envoie de travailleurs forcés, Djigui exige des colonisateurs l’exécution de leur promesse jusqu’au jour où, au cours d'une visite du chantier, il découvre l'horreur causée par le fameux train : La pr e miè r e vi s ite a v a it é t é r é se r vé e à u n e pe t it e gar e où la dé m on s t r a ti on d u t r a i n a va i t f a it f ui r le s su i va nt s d u r oi . D ji gu i e n ét a it s ort i d éç u mai s n o n af f li gé . C’ es t e n su i te q u’ il a va it é té h or ri f ié . Da n s le s a u tr e s c ha n ti e rs : le p or t, l es ca rr iè r e s e t le s e x p l oi ta ti on s f or es ti èr e s ; la s ou f f r a nc e, l a mi sèr e, l e s m ala d ie s, l a mor t d e s c or e l i gi on n a ir e s e n v o yé s a u Su d é t aie n t p l u s la id e s q ue c e q u’ il a va it i ma gi n é , p ir e s q ue ce q u e l’ i nte r p r èt e l u i e n a va i t di t. Da n s u n ch a nt ier , d es e nf a n t s de S ob a l’ a va i e n t me n acé ; da n s u n a u tr e, il s l ui a va ie n t t e n d u le s ma i n s en p le ur a nt e t c ha n ta nt de s s ou r a te s. 101 Djigui se désillusionne. En tant qu’homme d’honneur, il était, assurém ent, un impitoyable ennemi des masques et croyait aux promesses des colonisateurs. Or, voici qu’il apparaît lui-même 100 101 Ibid., p. 74. Ibid., p. 90-91. - 115 - comme la victim e de son illusion, qu’il est le jouet des apparences. C’est lui qui, trop crédule, s’en est laissé abuser. La visite du chantier lui fait prendre conscience des souffrances qu'endure son peuple. Bien plus, lorsqu'il entreprend une tournée dans son royaume, Djigui se trouve devant une étrange procession de zom bies : ( …) il c om p t a u n, d e u x, tr oi s, c i n q , vi n gt , d es ce nta i ne s d e re ve n a nt s q ui se s ui va ie n t, vol a i e n t p l ut ô t q u ' il s ne mar c ha ie nt à sa re nc on t r e, e t q ui , l ' u n a pr è s l 'a utr e , ar r i vé s à d e u x p as d e va n t l ui, da n s u n m ou ve m e nt q ua si a ut o m at i q ue , s 'a t té n u ai e n t, s 'é ca r ta ie nt et r éa p p ar a i ssai e nt à de m i cac h é s d a n s l es ha ut e s h er b es, o ù , à de u x au n e s d u f oss é, i ls c on s t it u èr e n t u n e vé ri t a b le d ou b l e h a i e d e f e mme s et d 'h o m m e s, t ou s se r ré s da n s l e m ê me pa gn e d e c ou ti l bl a nc. 102 Le royaum e sur lequel il règne n'est plus qu'une nécropole hostile où déambulent les âmes des défunts. Pis encore, la situation qu'il découvre sur le tard mêle, au sentiment d'échec, celui de l'im puissance : D ji gu i é ta it dé f ai t ! a va it é té c on gé d ié p ar se s s u jet s. I l ne se r e t ou r n a pa s, c 'e ût été lâc h e . E t i l n ' e st pa s vr a i q u 'i l p le ur a ; il n ' a va i t pl u s u n e g ou t te d e l ar me da n s l e c or p s. 103 102 103 Ibid., p. 122. Ibid., p. 125. - 116 - En effet, c'est au beau milieu d'un village fantôme et méconnaissable, comme on en dénombre un peu partout dans le royaume, que Djigui fait, pour la première fois, la cruelle expérience de la solitude. Ce qui rétablit alors la colonisation dans son rôle de nécessaire domination, qui m arque, à lui seul, l’antithèse mise en œuvre dans ce roman, à savoir le renversement et le contrepoids qui pourraient avoir conduits Ahm adou Kourouma à relire les thèses sur la colonisation. De fait, Djigui sombre dans une phase de dépression avant de reprendre sa lutte contre l'administration coloniale : J oi gn a n t l e s act e s a u x par ol e s, Dj i gu i r e pr it a u ssi t ôt son s ur n om d e gé n é r a l d 'a r mée , Ké l é ma ssa ( ma îtr e de la g uer r e) et D jél i ba e n l e l ou a n g ea n t c ri a Mas sa . A l a sui te d u gr i ot , n ou s cl a mâ me s e n c hœ ur le n ou ve a u sur n o m , et c ha cu n r e ntr a c he z l ui p ou r re ve nir a u B ol l o d a e n te n u e d e c om b a t. 104 Par ailleurs, au cours de cette même période, Djigui se met en quête de sainteté, recherche le salut de son âm e. Il en profit e pour faire le m énage dans son harem afin de ne garder que les quatre épouses que tolère l'Islam. D’autre part, il effectue un pèlerinage à la Mecque. En fait, sous l’impulsion du marabout Yacouba, que l'administration coloniale recherchait comm e activiste, la vie au 104 Ibid., p. 185. - 117 - Bolloda s'était recentrée sur les questions de spiritualité. Son influence sur la petite communauté des vieillards qui était restée fidèle au chef se traduit mêm e par la remise en cause de certains piliers de la royauté. Il commande, par exemple, la suppression des sacrifices dans lesquels il ne voit aucun bénéfice spirituel : ( …) le s t u er i e s e t of f r an d e s d u mat i n n ' ét ai e n t pa s d ' u n e gra n d e or t h od ox ie m u sul m a ne : el l es r e s se mb la ie n t au x pr at i q ue s de s r oi s pa ï e n s et c a fr e s a d or a nt a u r é ve i l le ur s d ji n n s, gr i s- gr i s e t a utr e s pa ga n i sme s n è gr e s. 105 Ou encore : A vec Yac ou b a , le B ol l od a d es te m p s de s r e s sen t i me nt s s'a n i ma p u i s cr a i gn i t le sil e n ce ma i s s ur t ou t v ou l u t Al la h ( … ) . 106 Austère et critique envers le colonialism e, Yacouba était à l'origine d'une nette amélioration. En revanche, lorsqu'il est arrêté, la consternation est grande au palais. Le simulacre de la résistance et sa présence ayant, pendant quelques temps, éloignés la pensée du colonialisme de l'esprit des habitants du Bolloda, les soucis réapparaissent. 105 106 Ibid., p. 164-165. Ibid., p. 165. - 118 - En effet, peu après l’arrestation de Yacouba, l'état du royaume et celui du roi recommencent à se dégrader : Br u s q ue m e nt d e s c r i s dé c hir èr e n t le ca l me : a p pa r ur e n t a l or s l es me n d ia n t s, le s m ê me s a ff r e u x lé p r e u x, s om me il le u x e t a ve u gl e s q u ' a va n t le s sa i son s d 'a me r t u me . 107 La colonisation, pourtant déjà très atroce, devient plus répressive. Et, surtout, arrivent les guerres : des conflits pour lesquelles Soba paie un lourd tribu et qui le contraignent à de nouveaux sacrifices. Cependant, Djigui, en jouant de toute son influence, tente d’infléchir le sort de la dynastie : ( …) i l é t a it a ll é a u p l us pr e s sé : se sa u ve r , sa u ver le p ou v oi r e t a v a it en ga gé le c o m b at p ou r as sur e r , q u o i q u ' i l a d v i e n ne , la pér e n n it é de la d yn a s tie , l a d yn a s tie d es Ke it a, le s r oi s de S ob a d on t l e t ot e m es t l ' hi p p op ot a m e. 108 Lorsqu'il se met, enfin, à comprendre l'histoire, il est un peu tard. En effet, le «Renouveau», l'idéologie inspirée par les partisans d'un néo-colonialisme a déjà fait du chemin dans le royaume. 107 108 Ibid., p. 220. Ibid., p. 16. - 119 - Sous l'impulsion du commandant Bernier, Béma, le fils de Djigui, a redonné à la colonisation un nouveau visage. Le commandant et Béma sont parvenus «à tirer des cachettes les quelques hommes valides que [les villageois] dissimul[aient] encore dans quelques villages [afin de les] envoy[er] dans les plantations des colons du Sud» 109. Ils ont rétabli les peines d'antan : le travail forcé, les impôts, les prestations, etc. ainsi que les règles de ségrégation qui permettent de distinguer les soumis de ceux qui détiennent le pouvoir : A vec l e p é t ai n is me , tr op de c h ose s a va ie n t ch a n gé : l es No ir s n e p ou va i e n t p l u s m on t er au Pl a tea u de l a ca pi ta le, l e q u a r t ier de s Bl a nc s, sa n s de s la i ss e z- p a sse r sp é ci a u x ; le g ou ver n e ur ne r e ce va it pl u s l es c o mm i ssi on n a i r e s d ' u n vi e u x c he f nè gr e r e t ra it é. Qu a n d l e s en v o yé s f ur e n t r e lâc h é s, on le ur a n n on ç a q ue le p ou v oi r de Dj i gu i ét a i t te r m i né ; le s vi s i te s de ve n dr e d i su p pr i m ée s. Le Ce n te na ir e de va it l e sa v oi r et ce sse r le s a gi t a ti on s st é ri le s. D a ns le s pa p ie r s d u g ou ve r ne u r , il n 'e xi sta i t p l us d e c h ef D ji gu i Ke ita . 110 Le remplacement de Bernier par le commandant Héraud marque l'entrée dans une nouvelle ère : il redonne, conséquemment, un peu d'espoir aux habitants du Bolloda, en particulier, à Djigui qui retrouve ses anciens attributs de roi. 109 110 Ibid., p. 194. Ibid., p. 195. - 120 - Pour autant, le commandant Héraud n'arrête pas le progrès amorcé depuis quarante ans. Des élections dém ocratiques propulsent, Touboug, le candidat du Centenaire, à l'Assemblée Nationale française au détrim ent de Bém a. Cependant, le vieillard ne tarde pas à déchanter puisque, sitôt après son élection, l'ex-instituteur se préoccupe moins du sort de Djigui que du bonheur des siens. Le retour en France du commandant Héraud marque la fin de cette belle époque que les historiens de Soba appellent les années «glorieuses de Soba». Sur le plan historique, les «glorieuses de Soba» correspondraient à la période 1930-1940 pendant laquelle on note de grands progrès sociaux et civiques dans les colonies, notamment la fin des brimades et des humiliations envers les populations autochtones. Pour la première fois, sont votées, au parlement français des lois sur l'égalité des droits entre les Français de la Métropole et ceux des colonies. Au même moment, de violents affrontements éclatent, à l’Assemblée nationale, entre les partisans de la décolonisation ralliés aux parlem entaires communistes et ceux qui soutiennent la colonisation. Voici comment le narrateur résume la situation : Mai s on p e ut p la n te r u n fr u it i er sa n s r a ma sser le s g ou s ses , r a ma sse r le s g ou ss es sa ns le s ou vr ir , l e s ou vr ir sa ns le s c on som me r . Le m on d e es t t ou j ou r s p l us n omb r e u x e t l a r ge q u 'o n ne cr oi t. A ll a h pe ut p l u s q u e - 121 - ce q u e t u c on n ai s ; t r op de c h os e s q u e n ou s n e sou p ç on n on s pa s s on t vr a ie s, t o u t ce q ue n ou s p ou v on s c o n c e v oi r est d u d oma i ne d u p os si b le . P er son n e ne c on n a ît le m on d e e n t ot al ité : il n e f a ut ju r er d e r ie n. 111 En fait, la vie de Djigui se conçoit comme un systèm e, c'està-dire qu'elle s'intègre dans un réseau «anthroponymique». Elle est d'abord circonscrite par le nom, qui est capital, et est ce autour de quoi vont se greffer le récit et tout ce qui affecte ce personnage, lequel déploie, ensuite, sur la totalité du récit, les caractéristiques liées à son sens. Le Patriarche (c’est ainsi que le narrateur le surnomme) qui fut entouré pendant longtemps par sa famille et ses nombreux courtisans, meurt dans une grande détresse. Tel est la fin de la très longue existence du dernier Keita dont le règne fut marqué, surtout, par de grands moments d'amertum e ; mais qui n’aura pas été égalé par son successeur, Béma. Ce qui fait la singularité de ce personnage, outre le sentiment de tristesse, c’est celui d'impuissance qui le caractérise au crépuscule de sa vie, le sentiment de ne pas avoir bâti de grandes œuvres. Aussi percevons-nous de cette fin tragique le reflet du destin qui était déjà gravé dans son nom : Djigui. Sur le plan linguistique, Djigui nous apparaît comme signe, c'est-à-dire qu'il a, d'une part, le côté signifié qui tient compte du 111 Ibid., p. 272. - 122 - fait que ce nom indexe déjà sa fin certaine et, d'autre part, le côté signifiant, c'est-à-dire la part qui sert d'apanage au personnage pour qu'il se réalise, enfin, comme il a été préconçu. Cela dit, le nom «Djigui» et les événements vécus par c e personnage sont, sinon liés par des liens étroits non arbitraires, au moins désirés. Aussi devons-nous cesser de nous étonner quand celui-ci est contigu et a valeur de sym bole car il rapproche le texte d'un des élém ents de sa dénotation, à savoir le référent. La vie de ce personnage tient d'une association du nom (signifié) et de la charge (négative) des événements (signifiant). Ainsi, le récit se réduit à sa plus simple expression de signe ou d'élément permettant la distinction du personnage par rapport au destin auquel son nom le vouait. Au regard de la conduite du roman, ce dernier livrait déjà sa trame. Le romancier ivoirien a, pour ainsi dire, su jouer sur le nom pour définir le type de situation. Le nom pourrait avoir été un catalyseur, un embrayeur du dram e qu'il entendait dénoncer ; d'autant que le destin du personnage est resté souvent rattaché à la finitude. Le comportement de Djigui se calquant sur le nom, ce dernier pourrait avoir actualisé le premier. Par ailleurs, l'accumulation d'un nombre de m alheurs n'a contribué qu'à accentuer le funeste destin. - 123 - Au reste, l'action n'aura davantage servi qu'à noircir le sort du personnage : puisque le procès avait déjà eu lieu dans le nom, elle n’aura permis que de confirmer cette sentence. De fait , Monnè, outrages et défis semble fondé sur une sémantisation où le destin du personnage se greffe sur le nom. Aussi, il ne pouvait arriver à Djigui, contrairem ent à Fam a, que ce qui était déjà signifié dans et par le nom, c’est-à-dire déchoir et être évincé du trône, tout comme «l'ancien chef de bande de fauves déchu et chassé de la bande par un jeune rejeton devenu plus fort» 112. 4. Un univers de nostalgie Ce qui frappe dans Les Soleils des Indépendances, c'est le cynisme des indépendances. Ahmadou Kourouma ne dissimule guère son désir de recueillir les souffrances et les déceptions nées des désillusions qui sont apparues peu après l'euphorie, le sentim ent d'échec ayant entraîné l'évocation d’une enfance heureuse mêlée, parfois, d’une certaine obsession pour la terr e natale. 112 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161. - 124 - Désillusion et enfance sont, en fait, les deux maîtres-mots de ce retournement temporel. En clair, elles rattachent, à bien des égards, à un passé, à un souvenir plus ou moins lointain. Cependant, s’il y a, dans les romans d'Ahm adou Kourouma, trop peu ou pas de récurrences à ces mots, pour autant, lorsque Fam a fustige le climat de la capitale de la Côte des Ébènes qui draine le mauvais tem ps, on ne peut penser, à juste titre, qu’au clim at toujours sec de sa terre natale du Horodougou : Vil le sa le e t gl u a nt e de pl u ie s ! p ou r r i e de p l ui e s ! A h ! n os t al gi e d e la te rr e n a ta le de Fa ma ! s on c ie l p r of on d et l oi n t a i n, so n s ol ar i de ma i s s ol i de, l e s jo u r s t ou j ou r s se c s. O h ! H or od ou g o u ! t u ma n q ua i s à ce t t e vi ll e et t ou t c e q u i a va it per m is à Fa ma de vi vr e u ne e nf a nc e h e ur e u se de p ri nc e ma n q u a i t a u s si ( l e s ol e il, l ' h on n e u r e t l 'or ) ( … ) 113 Cette opposition révèle, en effet, le ton général, qui n'éclate pas toujours au grand jour mais que le rom ancier ivoirien arrive, volontiers, à insinuer. Sans être réellement m arquée, la nostalgie est suggérée, c’est-à-dire qu’elle est associée à l'expression du passé qui est, du reste, évoqué un peu partout. Ce qui, d'abord, rattache sous cette notion, c'est une composition : non pas que l’œuvre romanesque certaine 113 d’Ahmadou homogénéité Kourouma au point soit qu'il Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21. - 125 - significative n'y ait plus d'une que ressem blance entre les différents romans ; mais c’est le cadr e qu'ils évoquent, c'est-à-dire les indépendances et la période qui a succédé qui rendent une atm osphère délétère où l'euphorie qu’elles devraient susciter cède à la terreur de la guerre froide. Pendant la colonisation, Fama, qui fut un riche commerçant, vit alors du produit de ses ventes, en dépit de la spoliation : il n’en a pas gardé toujours un mauvais souvenir mêm e si la lutt e qui a conduit le Horodougou à l'indépendance s'est avérée infructueuse et lourde de conséquence pour lui et pour son commerce. Car, à la place des postes à responsabilité qu’il convoita, il n'obtint que deux cartes d’identité. En revanche, s'il n' y avait eu ce malencontreux écart, tout porte à croire que le prince du Horodougou n'aurait point eu besoin de ce royaum e d'enfance. Or, ce n'est qu’à la suite de son désespoir qu'il se focalise sur son pays, sur la terre de ses ancêtres Doumbouya. Ce qui provoque la nostalgie, c'est le reniem ent de Fama par ses anciens com pagnons de lutte et, par conséquent, le dénuement qui en résulte au niveau matériel. Autrement dit, s'il avait obtenu le poste de secrétaire de sous-section du parti ou de directeur de coopérative, Fam a aurait probablement connu une autre fin : Fa ma v o ya ge a it a ve c s on a m i Ba ka r y. Cel u i - c i n e ce s sai t pa s d e l 'e m br a ss er . «N e r e g re tt e r ie n, d isa i t- i l, t u ser as he ur e u x mai n te n a nt . » - 126 - U ne e m br a ss a de. «T u a s de l 'ar ge n t e t t u p ou r ra s e n a v oir b ea uc ou p pl u s. » 114 Avec une carte d'identité de citoyen ivoirien et une carte du parti dont il était mem bre, le sort du descendant des Doumbouya se réduit à travailler dans les pom pes funèbres et à mener une vie de déshérité. Bien plus, Fam a qui fut aussi déchu de son titre de prince du Horodougou est renié par des gens sans importance, en particulier les fils d'esclaves dont Bamba qui s'était alors autorisé de le défier : L ' om b r e d u d écé d é al l a it tr a n sm et tr e a u x mâ n e s q u e s ou s le s s ol ei l s de s I n dé pe n d a nce s l e s Ma l i n ké s h on n i s sai e nt et mê me gi f la ie n t le ur pr i nce . Mâ ne s de s a ï e u x ! Mâ ne s de Mor i ba, f on da t e ur de la d yn a st ie ! il ét a i t te mp s, vra i me n t te mps de s 'a p it o ye r s u r le s or t d u der ni er et lé g i ti me D ou mb ou ya ! 115 Ce geste tém oigne du renversement qui s'opère dans cette société malinké avec les indépendances et la crainte que cett e nouvelle ère inspire. Les premières pages des Soleils des Indépendances sont assez explicites, à cet égard. Elles montrent un prince Doumbouya qui redouble le pas pour se rendre aux funérailles du m ystérieux Koné Ibrahima : drôle de période, que celle des «soleils des Indépendances» où l'on voit des princes 114 115 Ibid., p. 175. Ibid., p. 16-17. - 127 - se précipiter, comme des diarrhéiques, aux funérailles d'un illustre inconnu ! Une fois sur place, il ne parvient qu'à trouver un bout de natte au lieu du trône qui lui aurait été réservé en pareille circonstance. Lorsqu'il prend la parole et veut rappeler, à l'occasion, les tables de la coutume, il est injurié par la foule qui assiste la famille endeuillée. Une telle hostilité était inim aginable dans la société traditionnelle. Vers la fin du rom an, à sa sortie de prison, alors m ême qu'il vient d'obtenir la promesse d'une vie meilleure, Fama décide, à la surprise de son ami Bakary, de retourner finir ses jours à Togobala. Ainsi, ce roman a-t-il, dans une certaine m esure, une fibre de nostalgie. Nostalgie du royaume Horodougou avec son tem ps «toujours» sec et son ciel «toujours» profond ; mais nostalgie aussi de ces tem ps immém oriaux où les traditions étaient respectées : É cla t s de r ir e. Fa ma t e n di t l ' or e il le . I l a va it eu r ai s on de n e p oi n t dé c olé r er , d e ne p oi n t par d on n e r , le f il s d 'â n e de gr i ot mê la i t a u x él o g e s d e l 'e n ter r é d es all u si on s ve n i m e use s : q uel r a p p o r t l 'e nter r é a va i t- i l a ve c le s de sc e n da n t s de gr a n de s f a mi ll e s gu e rr i è re s q u i se pr os t it u aie n t d a ns l a me n di c i té, la q ue r e l le et l e d é sh on n e ur ? Fi l s de ch i e n pl u t ôt q u e d e ca st e ! Les vr a i s gr i ot s, le s der n ie r s gr i ot s d e c a st e - 128 - on t é té e nter r é s a ve c l es gr a n d s c a pi tai n e s d e Sa m or y. Le c i- de va n t ca q uet a nt n e sa va it ni c ha n ter n i par ler ni é c ou t er . 116 La fourberie du griot de même que la dépravation dans laquelle vit la nouvelle société malinké déclenche chez Fama un monologue, qui véhicule, dans le texte, un exutoire. En effet, privé des seuls postes qu'il escomptait après les indépendances, Fam a s'est réfugié dans son passé. Et mêm e si celui-ci n'a jamais été radieux à cause d’un petit garnement européen d'administrateur qui commandait le Horodougou, au moins, grâce à son rang de Prince inspirait-il encore le respect. Or, les indépendances ont tout transformé : L ' om b r e d u d écé d é al l a it tr a n sm et tr e a u x mâ n e s q u e s ou s le s s ol ei l s de s I n dé pe n d a nce s l e s Ma l i n ké s h on n i s sai e nt et mê me gi f la ie n t le ur pr i nce . 117 La colonisation a mis fin à la guerre alors que celle-ci avait permis de subvenir aux besoins des populations. Quant aux indépendances, elles avaient entraîné la ruine de nombreux commerçants. Ces deux événem ents sont vécus com me une malédiction par le personnage. Aussi, c'est la raison pour laquelle, pour toute 116 117 Ibid., p. 17-18. Ibid., p. 16-17. - 129 - trêve, ne lui restait-t-il que le nostalgique souvenir de son enfance ; ou bien ce retour à Togobala auprès du petit groupe de serviteurs qui est resté fidèle à la cour des Doumbouya, un retour pendant lequel Fama restaure le lointain Horodougou : Ré ve i llé a va n t l e pr e mi er cr i d u c oq Fa ma p u t se la ve r , se p a r er , pr ier , d i re l on gu e m e n t s on c h a p el et, c ur er vi g ou r eu s e me nt s es d e nt s e t s 'i ns ta ll e r e n lé gi t i me d e sc e n da n t d e l a d yn a s tie D ou m b ou ya de va n t l a ca se pa tr i ar ca le c omm e s 'i l y a va it d or mi . Le gr i ot Di a m ou r ou se pla ç a à dr oi t e, le c hi e n se ser r a s ou s la c ha is e pr i nc i è r e et d 'a u t re s f a mi li e r s se r é pa n d ir e n t s ur d es n a tt es e n de mi - cer cle à se s p ie d s et on a tt e n di t le s va gu e s d e sal u e ur s. 118 Le nouveau monde dans lequel vit Fam a est, en effet, impitoyable. Or s'il veut garder la vie et l’honneur saufs, il doit s'en retrancher ainsi que le suggère le féticheur Balla ou bien s’acclimater comme le supplie de faire son am i Bakary : ( …) A d a pte - t oi ! Ac c ep te l e mon d e ! O u bi e n e st- ce p ou r l e s f u né r ai l l es de B a ll a q u e tu ve u x pa r ti r ? Ma is l es f u nér ai lle s, ç a p e ut t ou j ou r s at te n dr e. R es te , Fa ma ! Le pr é s i de n t e st pr ê t à pa ye r p ou r se f air e par d on n e r le s m or ts q u 'il a sur la c on sc i en ce , l es t or t ur e s q u ' il v ou s a fa it su bir ; il e st p r êt à pa ye r p ou r q u e v ou s n e pa r l i ez p a s d e ce q ue v o u s a v ez vu . P r of ite de c et te a u bai n e ! 119 118 119 Ibid., p. 106. Ibid., p. 182. - 130 - Mais, Fama est attaché au passé. Cela se voit d’ailleurs lorsqu'il est en compagnie des m embres de sa génération : il s e récrée l'atmosphère qui caractérisait le temps de son enfance. L'inadaptation de Fama au monde moderne reste bien ce qui permet de le replonger dans le passé, un monde qu'il connaît parfaitem ent puisqu’il y retrouve l'apaisement. Pourtant là aussi, Fama échoue car ce qui motive ce retour aux sources, outre la désillusion causée par les indépendances, ce sont le désir de vengeance et la volonté de reconquérir une chefferie qui aurait dû lui échoir à la m ort de son père. Il est ainsi nourri par l'espoir d'hériter de la belle Mariam et de pouvoir, enfin, procréer et assurer, éventuellement, une descendance à la dynastie des Doumbouya : Dia m ou r ou le gr i ot f r ét ill a i t. Il a va it be a uc ou p à r a c on t er . Fa ma ne l 'éc ou t a it p a s, l es pe n sé es d u p r i nc e é ta i e nt a i ll eur s. 120 Aussi, la nostalgie n'est pas toujours marquée par le regret, comme dans les souvenirs d'enfance du personnage mais elle peut être souligné dans l'espoir qui renaît avec l'éventualité des épousailles avec Mariam, éventualité qui donne l'impression de ressusciter le passé : 120 Ibid., p. 106. - 131 - «N o n ! il n ' y a p as de m al he ur , il n ' y a p a s de d éf a ut sa n s r e m è de. E u h ! Eu h ! mur m ur a l e f ét i c h e ur B al la . Rie n ne d o it dé t ou r n er u n h om m e s ur l a p ist e de la f e m m e f éc on d e, u ne f e mm e q u i a bsor b e, c on se r ve et f r u cti f ie , r ie n ! E t Mar ia m é tai t u ne f e mm e a yan t u n b on ve n tr e , u n ve n t re ca p a ble de p or te r d ou z e m at er ni té s. B al l a l 'a va i t vu , a va n t s a cé ci té , à l a dé m ar c h e de l a je u n e f e m me ( … ) » 121 L’espoir, en effet, ne se disjoint pas d'un brin de nostalgie car l’éventualité d’un mariage de Fama avec Mariam relance la possibilité d’une procréation et, par ricochet, l’idée que le principat résisterait aux Etats modernes africains. Diamourou et Balla nourrissent assurém ent cette hypothèse puisque tous deux insistent pour que le dernier Doumbouya reste à Togobala. D’autre part, l'arrivée de Fama à Bindia dans le village de ses beaux-parents ressuscite et remet au goût du jour les vieux sentim ents, les usages qui, autrefois, étaient réservés à une personnalité de son rang : Fa ma f ut sa l ué par t ou t Bi n d ia e n h on or é, r é vér é c om m e u n pr é si de n t à vi e de l a Ré p u b li q ue , d u p ar t i u ni q u e e t d u g o u ve r n e me n t , p ou r t ou t di r e, f ut sa l u é e n ma li n ké mar i d e Sa li ma t a d o nt l a vil l e na t al e ét a i t Bi n d i a. D e va nt s a c as e, l es s al u e ur s s e s uc cé dèr e n t, p u i s e n s o n h on n e ur s 'a l i gn èr e n t le s pl at s de t ô, d e r iz e t mêm e on m i t à l ' at tac h e u n p ou l e t et u n ca b ri . 122 121 122 Ibid., p. 130. Ibid., p. 95. - 132 - Au total, ce que l'on peut dire sur la nostalgie est contenu dans ces allusions. Cependant, d'autres rom ans d'Ahmadou Kouroum a abondent d'exemples relatifs à la nostalgie. Ainsi, dans Monnè, outrages et défis, si elle n'est pas clairem ent énoncée, néanmoins est-elle suggérée. Le titre, déjà, est assez évocateur, la période relative aux «monnew» étant mise en opposition ici avec l’harm onie d’antan. Quoique ce m ot ne trouve pas d'équivalence dans la langue française, le «m onnè» fait néanmoins allusion à un grand «anéantissement». Or celui-ci est considéré par Le Petit Robert comme une annihilation, comme une ruine : le «monnè» serait une «destruction» complète. A la lumière des événements, nous savons que le royaum e de Soba s’est transformé une fois qu’il est passé aux m ains des colonisateurs. La période relatée n'est pas la plus heureuse de l'histoire de ce petit royaume car la simple présence des troupes françaises est vécue comm e une agression qui met fin à une longue période de quiétude. En effet, bien avant l’arrivée de ces dernières, nous ne savons presque rien de l'existence de ce royaume si ce n’est qu’il a été fondé au XIIème siècle par un ancêtre de Djigui. En revanche, le récit se focalise sur la vie actuelle de la cour et du roi. - 133 - Ainsi, si le romancier ivoirien ne s'étale pas sur cette période qui précède la conquête de Soba, c'est sans doute qu'aucun fait marquant n’est venu troubler la tranquillité des villageois avant l'arrivée des Européens. En effet, après la chute de Soba, les travaux forcés contraignent de nombreux habitants à quitter leurs villages. Mais à travers les décors de désolation que décrit ce roman, Ahmadou Kouroum a invite non seulement à une prise de conscience des méfaits de la colonisation ; mais surtout, il veut aviver le souvenir d'une société harmonieuse. Dès lors, la nostalgie, qui apparaît derrière l'évocation de ce douloureux moment, se dérobe à travers l'imagination. Ce que sem ble rappeler Ahm adou Kourouma, ici, c’est le sentiment de terreur qu’inspire la colonisation. Cependant, le romancier ivoirien laisse en suspens cette constatation, ne donne pas d'exutoire comme il s'est agi, par exem ple, de Fama rêvant de son royaum e d'enfance. La peinture de la nostalgie dans Monnè, outrages et défis n'est pas aussi décisive que dans Les Soleils des Indépendances mais seulem ent transparente au récit et tissée au fil invisible du sens de l’événement. - 134 - 5. Le nom du protagoniste Pendant longtemps, la notion de personnage ne s’est appliquée qu’au théâtre et, notamment, à la tragédie, genre par excellence des Grecs Anciens. Elle renvoyait alors au rôle de représentation qu’on avait de l'acteur : De p ui s l e s or i gi n e s, q ue ce so i t sur l a s cè ne d’ u n t h éâ t re ou d’ u n r éc i t , le p er s on n a ge m ul ti p li e le s f i gu r e s s ou s le s q ue ll e s i l p ar a ît. D a ns l’ é p op é e et le r o m a n f r a nç a i s d u Mo ye n A ge , i l c or r e s p on d e n gé n é r a l a ve c u n t yp e i d éa l, t a nt ôt ce l ui d u h ér os ob é i ss an t à son de v oi r e t se c ou vr a n t de gl oir e p ar l es ha u t s f a i t s ( …) , ta nt ô t ce l ui d u pr e u x ch e val ie r , ép r i s d’ u n e da m e et e n q uê t e d ’ a v e n t ur e ( … ) . Da n s le th é â tr e m é dié va l, le s tr ait s t yp i q u es s on t e n c o re pl u s ma r q ué s e t l es f i gu r e s pl u s sc h é ma ti q ue s. A u ss i le t er me d ’ «a c t e ur » se mb la i t- il ap pr op r ié . 123 Cela dit, l'idée qu’on avait alors du personnage était strictement fonctionnelle, à savoir que celui-ci ne servait qu’à «fabriquer» des codes, à désigner un ensem ble de f onctions. Ce n’est qu'au Moyen Age que l'on commence à s’affranchir de cette esthétique, grâce à l'émergence d’un nouveau genre : le roman, décrit à l'époque comme un genre mineur. 123 Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Puf, 2002, p. 434. - 135 - En effet, même si des romans comme L'Astrée 124 d'Honoré d'Urfé ou Le Roman bourgeois 125 de Furetière sont encor e fortement teintés de sym bolisme et d’allégorie, la notion de personnage se particularise, peu à peu : l’«être de papier» qui n’avait pourtant d’épaisseur que dans le champ de la littérature se dote, enfin, d’une identité et d’une psychologie. Il a désormais un nom, une adresse, un travail et une histoire. Cette transformation, assurém ent, a été due aussi bien à l'évolution de l'histoire qu’à l'accroissement de l'importance du roman. Le personnage bénéficie, en fait, de l'influence des théories historiques qui avaient l'homme pour perspective et centre de la Création. Celles-ci permettent non seulem ent une réévaluation du concept mais, elles servent, surtout, à l’identification du personnage, à la transmission et à la lisibilité du message dont il est porteur. Au début du siècle dernier, l'intrusion de disciplines formelles telles que le structuralism e dans le discours métalittéraire modifie encore la donne. En effet, l’entrée dans le domaine littéraire de notion comme structure, dans le souci d’un nouvel éclairage sur l’œuvre ou d’une meilleure interprétation, le conditionne comme signe, comme solidaire perspective 124 125 du reste de anthropocentrique l’œuvre. au profit En de abandonnant la la conception Urfé, Honoré (d’), L’Astrée (1984), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2002, p. 442. Furetière, A., Le Roman bourgeois (1981), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2001, p. 306. - 136 - dynamique du texte littéraire comme réseau, la littérature devient une activité réflexive, repliée sur elle-même et le personnage une figure, un actant. Ce dernier concept, en narratologie, éclat e la dimension personnage, anthropom orphique un ensemble de et rattache, choses aussi à l’idée bien de concrètes qu’abstraites. Ainsi, le personnage devient tout. Pour un élargissement du sens et une meilleure compréhension, on y englobe des notions comme que le nom qui n’est plus indifférent à la personnalité du personnage. Dans les rom ans d'Ahmadou Kourouma, le patronym e apparaît presque souvent dès les premières pages. Com me pour justifier l’emprise de celui-ci sur le récit. En effet, les noms sont féconds, c’est-à-dire qu'ils fonctionnent comme des catalyseurs ou embrayeurs narratifs. Ainsi, celui de «Djigui» suffit à provoquer l'ém oi escompté car, d'après la définition qu'en donne le rom ancier ivoirien, ce nom signifie, en malinké, «le mâle solitaire, l'ancien chef de bandes de fauves déchu et chassé de la bande par un jeune rejeton devenu plus fort». Aussi «Djigui» déclenche-t-il le vrai programme du livre : raconter l'isolement du personnage principal pendant la saison des amertumes. Le fait que le romancier le dénomme ainsi n'est pas un simple hasard : au contraire, ce nom, dans sa livraison, sous-tend le sort qui est réservé au personnage. De ce fait, il est - 137 - aussi bien lourd de signification qu'il limite, de prime abord, les efforts et l'action du personnage qui le porte. Le nom s’accompagne ici d’une constellation de prédicats qui créent autour du personnage un espace où chacun d’eux devient la métonymie, la métaphore du nom et prend le personnage au piège de cette détermination. Le recours à une telle onomastique, assez répandu chez Ahm adou Kourouma, n'est pas vain. Tout au contraire, la motivation du nom permet d'élargir le champ de la vision et de l'interprétation ou de saisir la portée du récit uniquement à partir de son sens. Ainsi, la «motivation est construite (…) en fonction de la «valeur» du personnage, c’est-à-dire en fonction de la somme d’informations dont il est le support tout au long du récit, inform ation qui se différentiellem ent construit dans le à la cours fois successivement de la lecture, et et rétrospectivement à la fois.» 126 Cependant, lorsqu'il ne s'agit pas du nom proprement dit, c'est la dénomination ou périphrase qui l'accompagne qui en dit long. Ainsi, les noms tels que Fama et Koyaga qui sont souvent affublés des qualificatifs ou d'appellations renseignent davantage sur les caractères des personnages. De fait, le sort qui frappe, Fama, le personnage principal des Soleils des Indépendances est-il moins impitoyable lorsque le 126 Hamon, Ph., «Pour un statut sémiologique du personnage» in Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. Points, 1977, p. 147. - 138 - narrateur réfère uniquement à son origine princière que lorsqu'il le désigne sous les vocables de «dernier descendant des Doumbouya». De même, la violence particulière de Koyaga, sa tendance à traiter l'humain comme une bête, ainsi que le plaisir qu’il a à considérer les cadavres de ses ennemis comme de vulgaires dépouilles, ont-ils un lien avec son extraordinair e histoire et, surtout, avec son intrépidité. Le nom, chez Ahmadou Kourouma, développe tout un métalangage sur le discours romanesque et participe à la construction de l'univers du rom an ; car, en attribuant tel nom à tel personnage, c'est un peu de la vie de celui-ci qui transparaît. Les titres ne sont pas en reste. Le nom du personnage principal est presque éponyme, compte tenu de l'importance que celui-ci revêt dans l’histoire. A propos, Ahmadou Kourouma a souligné l'importance du personnage dans l'attribution du titre de son avant-dernier roman. En effet, c'est à la fin du récit, au regard de «l'aspect politique» que «la geste du Maître chasseur» a déterminé le choix du titre final : I l y a u n e pr o gr e ss i on de se n s e n tr a î née pa r l ' écr i t ur e. J e l 'a i vu p ar ex e mpl e a ve c la f i n de l 'h is t oir e, q ui s 'e st r é vé l ée pe u à p e u, dé t er mi na n t le ti tr e d u r om a n. Lon gt e m p s, le t itr e a été l e s ui va n t : «L a g e ste d u Ma ît r e c h a sse ur ». Ce t it r e ne f ai sa it pa s a ss ez r e ss or t ir l 'a s pe ct p ol i ti q ue d u r o ma n . Le t i tr e i n i ti al a été «Le D o n so m a n a d u - 139 - G ui de s u pr ê me » (… ) [ Le ti tr e d u r oma n] m 'a é t é i ns p ir é pa r m on b o y q ua n d j'h a bi tai s à Lom é 127. Même s’il confie s’être inspiré de son em ployé de maison, le titre du rom an sert à désigner, tout comme le nom sert à tirer de l'anonym at les personnages que le narrateur ou le romancier n’a pas expressément tu ou voulu maintenir dans l'ombre comm e c'est le cas de Salimata dans Les Soleils des Indépendances ou de Moussokoro dans Monnè, outrages et défis. Le nom est un emblèm e. Or, si Fama n'avait été qu'un Malinké ordinaire et que son sort n’avait pas été lié au destin des familles princières africaines, il n'aurait probablem ent pas suscité un tel apitoiement du narrateur : ( …) il é t ai t t e mp s, vr ai me n t te mp s d e s'a p it o ye r sur le s or t d u der n ier et l é gi ti m e D ou mb ou ya ! 128 «Fama» en m alinké, signifie «roi» ou «prince». Cette marque de distinction traditionnelle ayant perdu tout son sens et son importance dans la société m oderne, il était devenu archaïque voire anachronique, à l'orée des indépendances, de revendiquer son ascendance princière. 127 128 Entretien paru dans Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999. Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 17. - 140 - En effet, «les soleils des Indépendances», marquent la constitution d'états modernes et de républiques qui nuisent à la tradition et au pouvoir traditionnel et, par conséquent, à la conception de l'idée de terre ancestrale. Fam a, d'ailleurs, est rattrapé par l'histoire une première fois, d'abord, lorsqu'il se rend à Togobala pour assister aux funérailles de son cousin et une seconde fois, ensuite, lorsqu'il quitte définitivement la capitale de la Côte des Ébènes. Parvenu à la fin de la première étape de son voyage, il est interpellé par un garde-frontière à la limite qui scinde désormais l’ancien Horodougou en deux républiques souveraines mais ennemies : au nord, la république socialiste du Nikinai ; au sud, celle des Ébènes. Il ne peut aller plus avant, au-delà de la ligne imaginaire qui sépare ces deux Etats indépendants sans avoir présenté ses pièces d’identité. A sa sortie de prison, il est une nouvelle fois aux prises avec cette frontière qui l'empêche de regagner son village natal, de l'autre côté du fleuve. Refusant d'exécuter les recommandations d'usages et de se soum ettre aux sommations du garde, Fam a franchit le barrage et saute sur le bord du fleuve d'où il est mortellem ent blessé par un caïm an sacré. A cause d’un extraordinaire pacte conclu avec l’animal et les ancêtres de Fama, il se croyait à l’abri du danger. Or, cette absurdité coûte la vie au dernier Doumbouya avec qui s'éteint la dynastie : - 141 - I l éta it pr é d it de p u is de s s ièc le s a va nt l es sol e il s d e s I n dé p e n da nc e s, q ue c 'é ta it p r è s de s t om be s d e s aï e u x q ue Fa m a de va i t m ou r ir ( …) 129 L'attitude de Fama à la fin du récit et, surtout, sa croyance en la magie accentue le caractère anachronique et im prévisible de ce personnage qui avait refusé d’écouter les prédictions du sorcier Balla. Le fait qu'il était un descendant des Doum bouya, avait-il cru, le rendait invulnérable, le protégeait même d'une attaque éventuelle des caïmans : Le s gr os c aï m a ns sa cr é s fl ot t aie n t da n s l ' ea u ou se r é c ha uf fa ie n t su r le s b a nc s d e sa b le . L es ca ï ma n s s acr é s d u Hor od ou g ou n ' os er on t s 'a tt a q uer a u der n ier d esc e n da nt de s D ou mb ou ya 130. Il sem blait ignorer qu’après la remise en cause par la colonisation des croyances ancestrales, le sacré aussi avait détourné son visage des hommes : Fama n'était pas à l'abr i d'une attaque des génies du fleuve. Le nom «Fama» reste d'autant plus attaché à la dimension actantielle du roman que ce dernier ressortit à une cohésion entre le nom et le personnage et, inversement, au reflet des aspects de ce mêm e nom avec le personnage. 129 130 Ibid., p. 185. Ibid., p. 191. - 142 - En effet, Fama n'a jamais renoncé à être un prince car il a souvent revendiqué son ascendance royale puisqu’il en avait les qualités et le physique contrairement à Lacina qui n'était pas de cette condition : E ll e [ Sa l i ma ta] s 'é ta it r ap p el é l a pr e mi èr e f oi s q u ' e lle a va i t v u Fa m a da n s le cer c l e d e d a n se : l e p l us ha ut gar ç on d u H or od ou g ou , le p l u s n oi r , d u n oi r br i lla n t d u c har b on , le s de n ts b l a n c he s, le s ge ste s, la v oi x , l es r ic h e ss es d 'u n p r i nc e. 131 Outre les actes, le nom assure une transparence partielle du personnage. En revanche, le recours systématique au milieu naturel de la chasse pour évoquer souvent la personnalité de Koyaga induit d'emblée le lien de ce dernier avec l'univers de la traque. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, nous som mes véritablem ent en présence de scènes de dépeçage. Les bêtes et les hommes sont traités avec une égale cruauté. Mais, une pareille sauvagerie, à l'évidence, a un lien avec l'histoire personnelle du président-dictateur Koyaga, lui-m ême membre de la comm unauté «paléo» qui vit en marge dans les montagnes de la république du Golfe. Cette tribu com posée d’hommes «nus» étant réputée pour sa violence et, m ême, redoutée par les colonisateurs, l'enfance de 131 Ibid., p. 48. - 143 - Koyaga reste essentiellement caractérisée par la terreur qu'il répand, par ailleurs, autour de lui. Ainsi, avant d'être incorporé dans l'armée coloniale, il dissémine tous les anim aux qui terrorisent les montagnards. Sur les champs de bataille, son intrépidité lui vaut la reconnaissance de la France et, m ême, une décoration comme son père, avant lui. Quant à Djigui, comme son nom l'indique, il est le «mâle solitaire», en plus d'être roi ou le «fama» de Soba. «Fam a Djigui» est un sync rétisme de la fonction et de la situation de ce personnage ; un assemblage de deux identités du Patriarche, à savoir : sa qualité de roi et sa solitude de mâle. Il a, de ce fait, un peu du caractère du personnage principal des Soleils des Indépendances car, tout comme ce dernier, il rejette le présent. Ahmadou Kourouma en a fait un personnage double puisqu’il lui a conféré deux fonctions distinctes : l’une qui l’engage dans le rôle de collaborateur et l’autre qui fait de lui le roi soucieux du bien-être de ses sujets. Il est à la fois l’auteur des relations avec la France et le protecteur d’un peuple qu’il a soumis à la colonisation. Ainsi, Djigui justifie toute son implication dans le roman qui met en jeu les humiliations. De la protestation à l'isolement politique, Djigui est progressivement passé à l'arrière-plan. Ainsi, nous revenons à la conclusion que le nom, chez Ahmadou Kourouma, a quelque - 144 - chose de préconçu, une valeur de signification et de justesse auxquelles le personnage se colle parfaitement. Fama, Djigui, Koyaga sont ainsi livrés pour accom plir leur dessein. Ils permettent un temps aussi d'analyser le roman comme un réseau où rien alors n'est impossible. Dans un article qu'il a consacré à l'étude du nom propre dans La Recherche de Proust, Roland Barthes a montré l'importance et le rôle que celui-ci joue dans la signification au mêm e titre que les actes du personnage : ( …) il e st u n e c la sse d ' u n i té s ve r ba le s q u i p os s èd e a u pl u s h a ut p oi n t ce p ou v oir c on st i t ut i f, c 'e st ce l le d e s n oms pr op r e s. Le N om pr op r e di s p ose de s tr oi s pr op r iét é s q ue le n ar r ate u r r ec on n a î t à la r é mi n is ce nc e : l e p ou v o ir d 'e s se n tia li sa ti on ( p u is q u 'i l ne dé si gn e pl u s q u ' u n se u l r éf ér e nt) , le p ou v oi r d e ci tat i on ( p u i sq u ' on pe u t a p pe ler à di s cr ét i on t ou t e l 'e sse n ce e nf e r m ée da n s l e n o m, e n le pr of é r a nt) , le p ou v oi r d ' e x pl or a ti o n (p u i sq ue l 'on «d é p lie » un n om pr op r e ex a ct e me n t c om m e on f ait d ' u n s ou ve n ir ) : l e N om p r op r e es t e n q ue l q u e s or t e la f or m e l i n gu i st i q u e de la r é mi n i s ce nc e. 132 La livraison du nom, dans le système qu'est le texte, soulève indubitablement aussi bien les questions de sens ou de sém antique, (car son sens est reconnu et signifié) que les problèmes de syntaxe, d'autant que celui-ci parfaitem ent, au roman. 132 Barthes, R., Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. Points, p. 121. - 145 - s'intègre, Si on ne peut nier que les noms des personnages des romans d'Ahmadou Kourouma soient créés de toutes pièces, ceux des personnalités réelles telles que de Gaulle, Houphouët-Boigny ou Mobutu qui foisonnent, servent à authentifier les romans. Aussi, il devient le gage de la fiabilité ; et, Ahmadou Kourouma a, sans doute, eu besoin d’un tel recours pour un surcroît de vraisemblance, quitte à compenser ce qui s’est perdu en vigueur. Mais, parfois, par crainte de la censure, Ahm adou Kouroum a choisit la dérision pour se mettre à l'abri des poursuites, en grossissant les traits de certains de ses personnages. Ainsi, à la place de leur vrai nom, il utilise un sobriquet ou un autre procédé dérivationnel. Les pays que Koyaga visite au cours de son voyage initiatique ou de formation chez ses pairs dictateurs africains ne se distinguent plus alors que par rapport aux totems de ceux-là. Ainsi, le dictateur au totem caïman est le maître de la République des Ébènes ; celui au totem hyène est l'empereur du Pays aux Deux Fleuves, etc. Cela s'est déjà vu dans Les Soleils des Indépendances où Fam a, affublé du totem panthère, était, lui-m ême, panthère. En attendant le vote des bêtes sauvages est encore plus éloquent en la matière puisque, hormis le fait que l'exercice du pouvoir est assimilé à la pratique de la chasse, ce rom an est un véritable bestiaire. Toute la faune, en effet, y répertorié jusqu’au plus sauvage des mam mifères. Le l ycaon que Koyaga adopte comme - 146 - emblème de sa garde rapprochée fait bien plus que s'identifier à cet animal en rivalisant de férocité : ce qui explique, sans doute, le caractère insoutenable et, particulièrement, violent des scènes. D'ailleurs, la barrière qui sépare l'espèce animale de l'espèc e humaine a, depuis longtemps, été franchie. La récurrence des dénominations du règne animal en attestant le caractère mihomme mi-bête. En attendant le vote des bêtes sauvages fait, in fine, l'apologie du vice telle que la malhonnêteté, le despotisme ou encore l'im pudeur ; tout comme la violence qui l'anime est le reflet de l'animosité qui caractérise les régimes qui sévissent impunément, en Afrique, presque depuis un demi-siècle. 6. Roman et condamnation du colonialisme Le roman d'Ahmadou Kouroum a qui critique profondément le colonialisme est assurément Monnè, outrages et défis. Ce livre prend tout à fait le contrepied du point de vue des colonisateurs et propose de raconter l'histoire de la colonisation selon la perspective du colonisé. Probablem ent, le romancier ivoirien - 147 - estim e que l'histoire reproduite par les premiers ne peut rendr e une image vraie et objective de la colonisation, à cause de leurs préjugés racistes. Monnè, outrages et défis relate la traversée d'un long siècle d'humiliations et de violences. La situation historique de ce livre, très fortem ent prononcée, permet d'évoquer des personnalités connues de cette époque. Le récit se focalise sur une vie, celle d’une cour colonisation. l'expansion évidemment royale Il africaine se coloniale. le livre Le avant, ensuite à catalyseur quiproquo auquel pendant la de et après démystification celle-ci Madeleine étant la de bien Borgomano consacre, à juste titre, une analyse dans son ouvrage, Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot 133. Ce disant, le critique littéraire fait observer que l'un des principaux méfaits de la colonisation reste l'incom préhension suscitée dès le premier contact avec le colonisateur : l ' hi st oir e de l a c o l on i sa t i on f r a n ça ise e n A f r i q ue d e l ' Ou e st e st a u s si et pe u t -ê tr e s ur t ou t, u n e é n or me hi st oi r e de ma le n t en d u s. 134 En faisant le choix de raconter la vie d’un descendant de l'une des plus anciennes dynasties du Mandingue au détrim ent du 133 134 fait historique, Ahm adou Kourouma veut faire Borgomano M., Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot, Paris, L’Harmattan, 1998, 252 p. Ibid., p. 128. - 148 - du révisionnisme puisqu’il nous propose une nouvelle approche du colonialisme. A plus de cent vingt-cinq ans, Djigui reste le témoin oculaire des changements qui s'opèrent dans son royaum e. Le choix de l'âge n'est pas fortuit ; ici, il a une importance capitale car c e grand âge souligne, à la fois, la foi du témoignage et l'objectivité des faits. C'est beaucoup plus qu'une démarche d'historien en quête de vérité, beaucoup plus qu'une reconstitution d’un destin car le point de vue du patriarche a le mérite d'être une fresque «cohérente» des affronts essuyés pendant la colonisation. Une façon aussi de jeter le discrédit sur ses bienfaits. En résumé, il s’agit des «monnew» du roi de Soba, Djigui. Ce mot, qui apparaît, d'ailleurs, dans l'épigraphe, est la source d'une prem ière difficulté, à cause de son intraduisibilité. Ce qui empresse le personnage de conclure que les Européens, dans leur existence, ignorent «le mépris, l'humiliation, l'outrage, l'injure», etc. Ahmadou Kouroum a part du constat que la colonisation est un échec pour plonger le lecteur au cœur de la dureté du colonialisme et dérouler le cynisme de ses auteurs. Il se livr e ensuite à une vraie autopsie de l'histoire, une révision des hécatom bes engendrées par le contact avec le colonisateur. Alors que beaucoup de romanciers africains ont abandonné le terrain du colonialisme, avec ce roman, Ahm adou Kouroum a, qui - 149 - est d'abord apparu comme un iconoclaste, relance le propos. Cependant, il s'agit moins de revivre dans une sorte de musée, mais d'intégrer et d'éveiller au monde, hic et nunc, ce qu’a représenté le passé colonial et ce qu'il continue de représenter. En effet, ayant épuisé le thème de la colonisation, depuis le début des années soixante-dix, la littérature africaine évolue, progresse au gré d'un renouvellement presque décennal. Elle a ainsi été, pendant les années quatre-vingt, portée par le désenchantement car ce que la génération d’écrivains d’alors reprochait aux aînés c'était de ressasser le passé m orbide alors même qu'il fallut s'attaquer au sous-développement 135 ; puis, dans les années quatre-vingt-dix, à cause du scepticism e lié à la conjoncture économique morose, elle s’est complue à symboliser le désordre et les catastrophes diverses 136. Au m ême moment, les préoccupations ainsi que l'horizon se sont élargis car elle a fixé le cadre de certaines de ses fictions au-delà de l'Afrique 137. Pourtant interrogé sur ses rapports avec la Négritude, le romancier ivoirien nie tout lien avec ce mouvement. Il explique son choix à contre-courant par l'intérêt que suscite l'histoire de la colonisation, comme il s'était agi ici de traiter une question laissée alors en friche. 135 Cette nouvelle école eut pour défenseur le Béninois Stanislas Spero Adotevi qui, dans un livre remarquable, accuse les chantres de la Négritude de constituer un alibi pour se défiler devant leur responsabilité. Ainsi, dénonçant les dévoiements de la Négritude et ses inventeurs qui justifiaient tout par les discours, il propose dans Négritude et Négrologues de la dépasser. 136 Cette tendance est le fait, par exemple, du Kourouma de En attendant le vote des bêtes sauvages et de Allah n'est pas obligé ; du Mongo Béti auteur de Trop de soleil tue l'amour ou encore du Tierno Monénembo de Un Attiéké pour Elgass. 137 Certains de ses romans tels que Le Petit Prince de Belleville ou Les Honneurs perdus de Calixthe Beyala sont consacrés à la peinture de l'émigration en France. - 150 - Il estime, en fait, que la vision que nous avons de la colonisation et à laquelle il s'oppose, a été induite par et pour les colonisateurs. Par conséquent, il s'agit, pour le romancier ivoirien de définir, dans ce roman, une coupure épistém ologique ou de prendre le parti des faibles et d'écrire, enfin, la véritable histoire de la colonisation. Dans ce désapprouvée, livre, la conquête notamment dans coloniale l’image est, que en effet, l’histoire a véhiculée sur le type d’accueil que les populations autochtones ont réservées aux premiers colonisateurs en prétendant qu’il s’est fait sans heurts. Or, lorsque sont apparues les troupes françaises sur la colline de Kouroufi, la réaction de Djigui a d'abord été de s’opposer à cet ennemi. Son intention n'a pas été de se rendr e à ce conquérant. En effet, n'eut été l'intervention de Soumaré, son «frère de plaisanterie», Djigui aurait probablem ent, préféré la mort dans l’honneur à la soumission : - Dis a u Bl a nc q ue c ' e st c on t r e e u x, N aza r a s, inc ir c on c i s, q ue n ou s bâ t i ss on s ce t a t a. A n n o nc e q u e je su i s u n Ke ita , u n a ut h e nt i q ue t ot e m hi p p op ota me , u n mu s ul ma n , u n c r o ya n t q u i m o ur r a p l ut ô t q ue de vi vr e da n s l ' ir r él i gi on . E x p li q u e q ue je s u i s u n a ll i é, u n a mi , u n f r èr e d e l 'A l ma m y q u i su r t ou s l e s f r on t s le s a va i nc u s. 138 138 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 35 - 151 - En effet, au nom d’une pseudo-parenté, Soum aré tourne le défi de Djigui en rodomontade, au désespoir du narrateur qui constate : Le d ial o gu e éta i t pa t hé t i q ue. Le c ur ie u x é tai t q u 'i l n e se mb l a it pa s i m pr e ssi on n e r c e l ui q ui éta it a u cœ ur de l 'é v é n e me n t, l e t i ra i ll e ur in te r p r è t e. C e l ui- ci a f fic ha it u n sou r ir e sar ca st i q ue q u i ne f i ni s sa it p as d ' a gac er D ji gu i . 139 Ainsi, Soumaré a délaissé la solennité du moment pour un discours démagogique qu’il agrémente d'éloges à la solidarit é afin d’épargner «son frère de plaisanterie» d'une mort certaine. Devant la menace, Djigui n’avait pas d’autre recours que la capitulation. Il échafaude alors un accord de conciliation avec le commandant des troupes françaises, qui maquille la résignation de Djigui en acceptation de la présence étrangère dans son royaume. Pourtant, c'est un tel accord cordial que les colonisateurs ont souvent considéré comme un accueil bien accepté par les populations autochtones alors même que celles-ci l’ont vécu comme une humiliation, une imposture (Djéliba, le griot que Djigui prend à son service le dira plus tard) desquelles Djigui ne se remettra pas. 139 Ibid., p. 35. - 152 - Il n'empêche que le dégué, c’est-à-dire la cérémonie qui consiste au changement de suzerain ou à faire allégeance aux nouveaux m aîtres de Soba se déroule normalement comme s’il s'était agi de célébrer une victoire remportée sur le cham p de bataille. Celle-ci consacre alors Djigui comme une des pièces maîtresses du colonialisme : De va n t la m osq u é e q u i, a vec t ou te s l e s r ue s e t pla ce s e n vir o n n a n te s , ét a it c har gé e et gr ou i l l ait de c r o ya n t s, j' a i l e v é l es ye u x et a i vu le n ou ve a u c iel d e mon pa ys ; il s ' ou vr a i t li mp i de et pr of on d , d é ba r r a ssé de s c ha r o gn ar d s q u i de p ui s la d éf a ite le h a nt ai e nt . 140 Ou encore : Le d é g ué e s t u ne b ou i l l ie de fa r i ne d e mi l ou de r i z dé la yé e da n s d u la i t ca i ll é. C ' ét ai t u ne cér é m on i e p u b li q u e, a u ri t u el r é g l e me n té, q ui a va i t l ie u s ur le c h a mp de b a t ai lle où le c om b a t a va i t é té g a gn é . Da n s le ca m p de s va i n q ue ur s, aut ou r d u r o i à c he va l, se r e gr ou p a ie n t le s s ui va n t s et l e s g é né r a u x , é gale me nt à c he va l. Le ur s gr i ot s, a u x q ue ls se joi gn a ie n t c e u x d e s vai nc u s, l e s e n t ou r a ie n t, jo u a ie n t de la c or a, d u ba l af on , l ou a n ge a ie nt et c h a nt ai e n t le s pa n é g yr i q ue s d u va i n q u e ur . 141 Ainsi, Monnè, outrages et défis dénonce ce colonialisme qui consiste en l'exploitation des colonies et non pas de l'apport 140 141 Ibid., p. 48. Ibid., p. 44. - 153 - civilisateur qui a justifié les luttes contre la traite en ne manquant pas de souligner ses néf astes conséquences, notamment en son principe de déshumanisation qui détourne son véritable sens aux seules fins de légitimer la subordination. La trom perie et la supercherie orchestrées par les colonisateurs avaient, en effet, constitué le «topo» du discours du nouvel arrivant. C'est en cela même que le train devient une simple promesse puisque lorsqu'elle est faite à Djigui, les colonisateurs occultent, sciemment, le prix à payer pour sa réalisation. Elle est, au contraire, présentée comm e un honneur de la France à Djigui pour sa collaboration à l'expansion coloniale : Vi n t c e ve n dr e d i, ve n d r ed i q u i sce l l a l e de st i n d e D ji gu i , ve n d r e di d on t t ou t e sa vi e i l se s ou vi e n dr a i t [ … ] Le g ou ver n e ur de la c ol on i e , T ou b a b q u i e st le c h ef d u c omm a n da n t , e t à q u i n ou s , Nè gr es , ap p a r t e n on s t ou s j u sq u ' à n os c a c he- se x e, r é c omp e n se v otr e dé v ou e me n t e t v ot r e a m ou r p ou r l a Fra nc e ; il v ou s a n om mé c he f pr i nci p a l, le c h ef nè gr e le pl u s gr a dé d e l a c o l on ie. Et c om me ce t t e gu er r e ne suf f i sa it pa s [ … ] l e gou ver n e ur a a j ou té à ce t h on n e u r ce l ui, in c o mm e n s ur a ble , de t ir er l e r a il j u sq u 'à S ob a p ou r v ou s o f f r ir la pl u s gi ga n t esq u e de s c h ose s q ui se d é pla ce n t sur te rr e : u n tr a i n, u n tr a i n à v ou s e t à v ot r e p e u pl e. 142 142 Ibid., p. 73-74. - 154 - La promesse du train permettait d'instaurer un climat de confiance et surtout d'asseoir un régime partisan, tyran et excessif. De nom breux sicaires à la solde de Djigui sont, ainsi, envoyés dans les villages alentours de Soba pour recruter massivement de gré ou de force les futurs travailleurs du chantier. Aussi ce train, qui devient le sym bole de sa gloire et celle de la dynastie, devient-il, d'une certaine manière, celui de la répression et de toutes form es de crime : P our fa i r e ar r i ver l e t r a i n, on p o u vai t c omp t e r s ur moi , D ji gu i. J e c on n a i ssai s mon pa ys , je sa va i s où ré c ol ter l e ve r t q ua n d t o u t a j a u ni et séc h é s ou s l ' ha r ma tt a n et sa ur ai s l ' ob t e nir q ua n d mê me l e d és er t par vi e n dr a i t à occ u p er t ou t e s n os p la i ne s. Je s aur ai s t ou j ou r s y t ir er de s f êt es , d u bé t a il et d e s r éc ol te s. Je j u ra i s q u ' on p ou va i t e x tra ir e d u pa ys de s h o m me s e t de s f e m me s p ou r l e s pre sta t i on s e t le s t r a va u x f or cé s, de s r e cr ue s p ou r l 'a r m ée c ol on i al e , de s f il l e s p ou r l es h o m me s au p ou v oi r , de s e nf a n t s, p ou r le s éc ol e s, de s a g on i sa nt s p ou r le s di s p e ns air es et y p u i se r e n sui te d ' a utr e s h om me s et f e m me s p ou r t ir er le r a il . 143 En effet, à cause de celui-ci, une véritable chasse à l’homme gagne le royaum e : des villages entiers sont délaissés pour éviter de payer l'impôt et servir de foyer de recrutement des travailleurs forcés. 143 Ibid., p. 75. - 155 - Ainsi, pour mieux asservir les populations autochtones, les colonisateurs s’étaient-ils prêtés à tous les mensonges quitte à faire croire au roi que le train était moins le signe d'une soumission que celui de la distinction. Ainsi, pendant que Djigui se presse de faire aboutir ce projet, ils en profitent pour collecter plus d'impôts et infliger plus de souffrances et d'humiliations : Dè s l e s pr e m ier s r a yo n s d u jou r , l a f usil l a de é cla tai t et le s ha bi ta n ts q ui c on n a i ssa i e nt la si gn i f i cat i on de la v oi x de la f ou d r e se r éu n i ssa i e nt s ur la pl ace de p al a bre s où on pr o c é da it tr a n q u il le me nt a u r ec e n se me n t et pr é le va it ce q u i e st d û a u x B la nc s e n h u m ai n s , be s tia u x , b ot te s ou pa n i er s d e moi s son s . C 'é ta it la r e ce t te d es ma gn a n ou d e la p ar ol e de la p o u dr e . 144 Pourtant, il est difficile de tenir Djigui pour responsable dans cette entreprise de dépersonnalisation. Il s'en dém arque nettement, d’ailleurs, après sa visite sur le chantier du fameux train lorsqu'il découvre, avec stupeur, la perdition de son peuple : Le B la nc gu i d ai t D ji g u i e t se s s ui va n t s d a n s la pe ti te gar e. Le s éc ha n ge s ét a i e nt e nt r ec ou p é s de sil e nce [ … ] La vi s it e se p ou r s ui vi t [ …] Le s l on gu e s e x p li ca t i on s d u Bl a nc, l ' e nt h ou si a sme de l 'i n ter pr ète e t d u gr i ot ne c on va i n q ui r e n t pa s l e r oi; t ou t le m on d e c on st a t a a ve c 144 Ibid., p. 81. - 156 - dé c ou r a ge m e nt q ue D ji gu i di ssi mu l ai t ma l un ce r ta i n dé se n c h a n te me n t. 145 Pour échapper aux «monnew», Djigui a encore l'énergie nécessaire de se reprendre en main. Au reste, c'est un homm e d'honneur. Son erreur ne serait pas due au fait qu'il ignorait de quoi étaient capables les colonisateurs, mais, probablement, de ce fait qu'il les honorât trop en les traitant en «honnêtes hommes». En quoi, il ressemble, ici, au «dyambour» sénégalais pour qui le sens de l'honneur est l'un des traits de la personnalité 146. En acceptant l'honneur que lui faisait la France, Djigui se devait, en retour, de traiter ses représentants comme il fallait. Cependant, lorsque, sur le tard, il réalise qu'il est la victime d'une m achination, il ne voudra plus entendre parler d’un train plus grand vu les efforts que le premier coûtèrent déjà : Le tr a i n de Fra nc e é t ai t d i x f oi s p l us gr os q u e ce l u i d 'Af r i q u e. D e r et ou r à S ob a, le c om m a n da n t a n n on ç a q u ' a pr ès l 'a rr i vé e d u pe ti t tr a i n d ' Afr i q ue a u B ol l od a , la Fr a nce a ll ai t at t r i b uer au x K ei ta u n t ra i n a u x di m e n si on s f ra n çai se s. D ji gu i s 'e m pr es sa d e re fu ser ; il n 'a i ma i t pa s le s gr os t r ai n s. Le p et it tr ai n q u ' il s'é ta i t pr om i s se r é vé l ai t d é jà 145 146 Ibid., p. 88-89. Senghor, L. S., «L'Ethique négro-africaine» in Liberté, tome 1, op. cit., p. 277-279. - 157 - c om m e u ne ga ge ur e a u s si ir r éa li sa b le q ue d e t ir er de l a f or ê t u n b uf f l e vi va n t. Q u ' a ur a it c oû t é u n tr a i n de Fr a n ce ? 147 Pour autant, les stratégies ne m anqueront pas pour appâter Djigui et le contraindre à collaborer davantage. Aussi l'exposition coloniale de 1931 est une aubaine pour les colonisateurs qui s’empressent de lui adresser une invitation : A vec le s ou ri re , i ls m' a n n on c èr e n t d e u x b on n e s n ou ve ll e s. Le tr a va i l d u tr a i n à d es ti n at i o n de S ob a a va it a va n cé ; l e g ou ve r ne u r e t l e m i ni str e de s C ol on ie s m' in vi t ai e nt à l 'E x p osi t i on c ol on i a l e à P ar i s. J 'a ll ai s e nf i n c on n a îtr e l e p a ys de s B l a n cs q ue l es a nc ie n s c om b a t ta n ts m 'a va ie nt ta n t va n té. Je de sc e n di s a u p or t. 148 Les m alentendus linguistiques dont foisonne Monnè, outrages et défis ainsi que les conséquences négatives qu'ils induisent sont les aspects qui, à coup sûr, ont perverti la colonisation. Les chantres de la Négritude et tous les aèdes de l'Afrique lointaine et insouciante n'avaient pourtant donné de la voix que pour des écrits compartim entés ne représentant que les laissés-pourcom pte de la colonisation et ses bénéficiaires. Or, avec c e nouveau roman, Ahm adou Kourouma corrige une vision du colonialisme que n'ont pas perçue les pionniers de la littératur e 147 148 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 104. Ibid., p. 103. - 158 - africaine, en arguant les problèmes de communication liés à l'incompréhension d'autrui. La question que le romancier semble avoir formulée alors est de savoir comment un handicap linguistique eut pu être surmont é et permettre une cohabitation sans heurts. Aussi constate-t-on qu’il n’a souvent été question que de mascarade lorsqu'il s'est agi de vanter les bienfaits de la colonisation aux populations africaines alors même qu'elle fut plutôt ressentie comme une agression. En effet, il n'est guère fait mention, avant Ahmadou Kouroum a, de la situation de communication dans les rapports entre colonisateurs et colonisés, dans les romans qui ont ouvert la polémique sur les méfaits du colonialism e, ni mêm e formulé le fait que la langue ait pu, de temps à autre, s’ériger en obstacle. Or, il semble que pour le rom ancier ivoirien, cette dernière a été capitale pour réussir ou échouer la colonisation. Monnè, outrages et défis peut, de fait, paraître révisionniste. Pour autant, il ne s'agit pas d'établir une nouvelle vérité sur la colonisation m ais d'attirer l'attention ou de faire la lumière sur une situation que l'on a, sem ble-t-il, souvent ignorée. Ahmadou Kouroum a dresse un tableau où il m ontre aussi bien l'implication des Africains dans l'impérialism e français que les difficultés qui étaient liées à la langue et, par conséquent, le fait que la colonisation s’est bâtie sur des malentendus. - 159 - Ainsi la langue aura-t-elle été décisive dans la tournure des événements. En atteste le quiproquo entre Djigui et «son frère de plaisanterie». En somme, non seulement la colonisation apparaît ici comme l’annexion d’un territoire par une puissance étrangère, mais encore est définie par sa f orme langagière et doit, pour ainsi dire, être comprise comme tout, c’est-à-dire à la fois dans sa forme, son sens et par rapport à la désorganisation sociale qui en résulte ; puis finir par connoter le décrochem ent qu’illustre, par exemple, le m ot «liberté» dans la bouche de l’interprète du com mandant : L’ i n t er pr è te a d it g n i b ai té p ou r li b er t é ; da n s le s c om m e n ta ir e s d u gr i ot, ce t te g n i b a i té e st d e ve n ue n a b at a q u i li t tér al e me n t si gn i f ie «v i e n t pr e n d re ma m a n ». La li b er té , l a n a b at a a vai t, p ou r ce u x d u B ol l o d a, c e tt e der n ièr e si gn if ic a ti on . Le Ce n te na ir e d é c on c e rt é se de m a n da it p o u r q u oi de Ga ul l e v o u l ai t a b s ol u me n t é q u i per t ou s le s N oir s d’A f r i q ue , n ou s ga r a nt ir à n ou s t ou s d e s p or te ur s de vi ei ll es ma m a n s. 149 L'histoire a été falsifiée dès le premier contact avec le colonisateur et cette fausseté a été am plifiée par le caractère approxim atif des rapports qui ont été établis. Les nombreux échanges de Djigui avec l'interprète ou encore certains termes intraduisibles dans la langue vernaculaire ont eu pour conséquence la désinformation voire une certaine insoucianc e 149 Ibid, p. 218. - 160 - de Djigui face aux grands bouleversements de l'histoire. C'est ainsi alors que le mot «député» qui est traduit en malinké par «djibité» ou «courtisan» n’a conduit qu’à sous-estimer l'importance politique de ce parlementaire : - La dé p u ta t i on p ou r r ai t ê tr e u n e ca u s e p ou r l e s a u tr e s c h ef s, e l le ne l e ser a ja ma i s p ou r u n Ke it a : le sa br e d e pa r a d e de s u n s n ' e st q ue le c ou p e - c ou p e à dé f r ic h er de s a utr e s. I l ne c on vi e n d ra ja ma i s à u n Kei ta d ' êtr e c ou r ti sa n da n s l a c our d ' u n mé cr é a nt , q ua n d m ê me ce l ui- ci se r a i t le gr a n d e t vi c t or i e u x gé n ér a l de Ga ul le. T u te tr o m p e s, m on f il s, q ua n d t u vi e ns sou h a i ter le s bé né d ic ti on s , l e s s a c ri fi c e s e t l e s s ou t ie n s de t on pè r e p ou r u n e a ve nt u r e de r a pe ti s se me nt d e n otr e d yn a st ie 150. Djigui ne voit dans ce nouveau pouvoir qu'une autre forme de servitude dont se passerait un descendant de la dynastie des Keita auquel il préfère Touboug, l'ancien instituteur de Soba : D ji gu i sou m i t l e s or t d e l 'i n st it u te ur e t de s a u t re s pr é te n d a nt s à d es s or c ier s, de s ma r a b ou t s et de s sa va n t s, y a l la de se s pr o p re s r e c et te s : bé n é dic ti on s , sa c r if ice s e t c on se i ls. R a ss ur é , Tou b ou g r e ga gn a s o n pa ys e t a c h op p a à l ' h os til it é de ce r t ai n es tr i b u s q u i ne v ou l ai e n t d ' u n m u sul m a n c omm e c h ef : p ou r el le s, l es mu s ul m a n s, le s D i ou l as éta i e n t de s es cla ve s . 151 150 151 Ibid., p. 230. Ibid., p. 233. - 161 - En revanche, quoique l'on ait parfois reproché aux administrations coloniales de n'avoir pas accordé la priorité à la formation des cadres africains, lorsque celles-ci durent le faire, elles ne recrutaient le plus souvent qu’au sein des familles régnantes. Or, il arriva que les colonisateurs se heurtassent au refus des parents qui préféraient envoyer, à la place des leurs, les fils de leurs esclaves ou de leurs courtisans. Nous en voulons pour illustration la situation de Sam ba Diallo, le personnage principal de L'Aventure ambiguë 152 de Cheikh H. Kane et cet échange vif entre la Grande Royale, la sœur du roi des Diallobé, implorant l'envoi des enfants Diallobé à l'école française et partisane d'un nouvel apprentissage, et Tierno, gardien de la tradition et maître incontesté de l'école coranique, que fréquente le jeune Diallobé, qui est opposé à toute réforme de la société : La Gr a n d e R o ya l e é t ait r e n tré e sa n s br u i t, se l on s on h a bi t u de . E l l e a va i t la i ss é se s ba b ou c h es der r ièr e l a p or te. C 'é t ait l ' he ur e d e sa vi si te q u ot i di e n ne à son f r èr e . Elle pr i t p lac e s ur la na t te, f a ce a u x d e u x h om me s. - Je m e ré j ou i s de v o u s tr ou ve r i ci, m aî tr e . P eu t -ê t r e a ll on s - n ou s me tt r e le s c h os e s a u p oi nt , ce soi r . - Je ne voi s pa s c om me nt , m a da me . N os v oi e s son t par al lè l e s e t t ou t e s de u x i nf le xi b le s. 153 152 153 Kane, Ch. H., L'Aventure ambiguë (1961), Paris, 10/18, 2000, 191 p. Ibid., p. 45. - 162 - En effet, L'Aventure ambiguë du Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, attachant par bien des égards, offre deux visions du monde parallèles : une vision passéiste, méfiante et prompte au repli sur soi et une autre vision du m onde élargie aux dimensions du tem ps et à laquelle l'homme moderne devait s'intégrer, c’està-dire une vision universelle qui aspire au dialogue interculturel tel qu'il est prôné, ailleurs, par le poète et Académicien Senghor 154. Or, dans les romans kourouméens, les personnages qui détiennent le pouvoir moderne, sont le plus souvent d’origine modeste, Blancs contrairem ent qui auraient aux aspirations souhaité recruter des administrateurs dans les familles régnantes. Ce sont, en apparence, des gens ordinaires ; excepté leurs noms qui ne sont pas toujours communs. Qu'il s'agisse des Soleils des Indépendances ou d'En attendant le vote des bêtes sauvages, ils sont descendants d'esclaves, des «bâtards», comme aime à les traiter Fama, l'héritier du trône du Horodougou ou des revanchards comm e Koyaga. Ici, Ahmadou Kouroum a montre non seulement comment le pouvoir traditionnel est tombé en décrépitude mais, surtout, il désigne les responsables d'une part, les colonisateurs qui l'ont perverti et favorisé l'émergence de nouvelles classes dirigeantes 154 Parmi les thèmes autour desquels s’articule la pensée d'un des maîtres de la Négritude, il y a la «recherche des conditions de réalisation de cette civilisation de l'universel qui serait fondée sur l'interprétation, le dialogue, l'influence réciproque de toutes les cultures». - 163 - et, d'autre part, les Africains qui ont eux-mêmes pris part à la déconstruction de ce pouvoir et qui ont consolidé la colonisation, Djigui en étant l'illustre exem ple. Fonctionnant sur un mode endogène, les sociétés traditionnelles africaines d’avant les conquêtes européennes reposaient sur une coexistence entre castes, fraternités d'âge ou confréries. Cette hiérarchisation garantissait l'harmonie de la communauté. Il fallut alors que des Européens débarquassent pour que celle-ci fût remise en cause. Là encore, la littératur e africaine regorge d'exem ples. Mais, ne pouvant les énumérer tous, nous ne citons que l'œuvre du Nigérian Chinua Achebe, Le Monde s'effondre 155. En effet, ce livre est un des brillants témoignages que la littératur e africaine, dans son ensemble, ait pu féconder pour nous offrir l'image d'une société traditionnelle qui agonise après le débarquem ent des missionnaires. Dans Monnè, outrages et défis, le député Touboug, à l'instar de ses «fils de bâtards» que Fam a injurie à longueur de journée, est le détenteur de cette nouvelle forme de pouvoir en Afrique. Après son élection à ce poste, il ne m énage pas ses efforts pour faire la prom otion des siens se détournant de Djigui dont le soutien fut pourtant indispensable : 155 Achebe, Ch., Le Monde s'effondre, Paris, Présence Africaine, (1966), 1973, 254 p. - 164 - C ' es t bi e n p l u s t ar d q u e le s pa r ol e s de Bé ma se r é vé l è re nt e xa c te s . T ou b ou g, u ne f oi s d ép u té , se pr é oc c u pa de s a u ve r du s ou s- dé ve l op p e m e nt c e u x d e sa f a m il le , de son vi l l a ge e t d e sa t r i b u. D a ns le p ar t i u n i q ue , il s ou t i n t q ue ce u x de S ob a ne mé ri t ai e nt p a s l a li be r té de v o t e par ce q u 'il s ne sa va ie n t pa s se dé pa r ti r de la s ol i da r i té tr i b ale , n ' ar r i va ie n t pa s à t r a n sc e n d er l e u r a p p ar t e na nc e t ri b a le. 156 L’alliance de Touboug avec le R.D.A. 157 en fait plus tard un instrument du communism e : ( …) on v ou l ai t m on tr er q ue ce r t ai n es ma i n s é ta i en t r ou ge s : c e lle s d u c om m a n da n t c om m u n i st e s Hér a u d, du f r a n ç a is. d é p uté N ot r e Tou b ou g d é p uté et s 'é ta i t ce ll e s af f il ié des dé p u té s au gr ou p e c om m u n i st e à l 'A sse m bl ée na ti o n a le f r a nç ai se. 158 Bénéficiant de l’appui des parlementaires communistes à l’Assemblée Nationale, ce parti, à l’origine, milite pour l’émancipation des colonies à laquelle Bém a est défavorable à cause du soutien d’une frange de colons qui désirent encore rester à Soba. Monnè, outrages et défis dénonce, ici, l'acharnement de la France qui veut, à tout prix, conserver une 156 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 244. Après les premiers succès que les élus africains avaient remportés au sein du Parlement de l'Union française, leur tâche s'était compliquée. Aussi, pour y faire face, ils avaient décidé de s'organiser pour mieux coordonner leurs actions. Ils créèrent ainsi le R. D. A. (Rassemblement Démocratique Africain). Dans un Manifeste, en septembre 1946, ils exposèrent leurs motivations, notamment l'élan des peuples colonisés vers la liberté. Dès lors, ce parti reçut le soutien du Parti communiste qui combattait le colonialisme. 158 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 254. 157 - 165 - présence dans ses territoires malgré les gages qu'elle a faits d'une indépendance certaine 159. En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors qu'elle avait perdu son prestige et son influence d'antan, la France s'était retrouvée minoritaire au sein de la nouvelle organisation des nations qui affichait son anticolonialisme, à la tête desquels les Etats-Unis qui entendaient assurer, à chacune, son indépendance. Pressée par ses alliés de tenir ses engagements de libérer les peuples qui étaient encore sous son emprise, la France, qui était en train de perdre toutes ses possessions coloniales d'Indochine -alors qu'elle vient de s'enliser dans un nouveau conflit dans ses anciens territoires de l'Afrique du nord-, ne pouvait cependant adm ettre de tout perdre. Dans un premier temps, elle propose, aux colonies désireuses de rester sous sa protection, d'intégrer un cadre : la Communauté française dans laquelle les droits des colonisés seront alignés sur ceux des Français vivant en métropole. 159 Alors que Hitler est en passe de perdre la guerre en Europe, le général De Gaulle réunit à Brazzaville, au cœur du continent noir, tous les gouverneurs de l'Afrique française. La Conférence de Brazzaville (du 30 janvier au 08 février 1944) recommande alors une large représentation des colonies dans les futures Assemblées, la création d'un Parlement fédéral, un nouveau régime de travail et des progrès sur le plan de l'équipement. Alors que l'opinion ne retient de celle-ci que l'amorce de l'émancipation des colonies, les résolutions prises tendront plutôt à renforcer les liens entre la métropole et les colonies qu'à les assouplir. Au lieu d'un changement de rapport de forces, le général De Gaulle, sans se compromettre ni s'engager, propose aux colonies d'intégrer, pour leur développement, l'Union française, qui naît officiellement de la Constitution de 1946. Le discours de De Gaulle jette ainsi les bases d'un empire encore plus puissant puisqu'en 1958, l'Union française devient la Communauté grâce à laquelle les intérêts, les aspirations et l'avenir des peuples colonisés furent alignés sur ceux de la métropole. (Cf. Fluchard Claude et al., L'Europe et l'Afrique du XVème siècle aux indépendances, Bruxelles, De Boeck-Wesnael, 1987, p. 269-282). - 166 - Elle organise alors un Référendum par lequel les Africains sont invités engagées 160 à s'autodéterminer. dans la campagne, Mais, seule parmi la les colonies Guinée opt e immédiatem ent pour l'indépendance tandis que le reste choisit d'intégrer ladite Communauté qui s'emploie, dès lors, à la formation des futurs cadres de la nouvelle administration, en l'occurrence ceux qui défendront les intérêts des colonisateurs 161. Le candidat du R.D.A. n’étant pas une garantie pour les intérêts de la France, celle-ci s’employa à le persécuter et le contraindre à abandonner son poste de député au profit de Bém a. Aussi, si l’expérience communiste, en Afrique, a été de courte durée, c’est parce que partout où l’on adhère aux thèses marxistes, une véritable chasse aux dirigeants est ouverte avec la bénédiction des régim es occidentaux qui souhaitent mettre aux commandes des nouveaux Etats leurs vassaux : La bar bar ie c om mu n i ste vou l a i t d é tr uir e l e mon de l i br e , s'e m p ar er de l 'Af ri q u e , le mon d e li br e l 'a va i t e nf i n c omp r i s e t s ' ét ait e n ga gé da n s l a gu er r e f r oi d e : p a rt o ut on p ou r c ha ssai t l es c omm u n i s te s. Le s c om m u n i st e s s on t l e s en ne mi s d e Di e u, d e la r e l i gi on , de l ' or dr e, de l a 160 Dans son discours d'accueil au général de Gaulle à Conakry, le 25 août 1958, c'est-à-dire un mois avant la date du Référendum du 28 septembre par lequel la Guinée avait choisi l'indépendance, Sékou Touré avait dit : «Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage». Ainsi, excepté la Guinée, toutes les autres colonies françaises optèrent pour la Communauté. 161 En 1914, l'Afrique profonde est le domaine de l'analphabétisme (…) A partir de 1945, l'Afrique française prend une figure nouvelle sous l'action de l'éducation française (…) Dès 1946-1947 s'exprime la volonté de doter chaque territoire d'un jeu complet d'établissement, non seulement primaire, mais surtout secondaires et techniques. En 1958, les résultats ne sont pas négligeables (…). (Cf. Valette Jacques, «Les effets de cette politique», La France et l'Afrique : l'Afrique subsaharienne de 1914 à 1960, Paris, Sedes : coll. Regards sur l'histoire, 1994, p.237-262). - 167 - f a mi lle e t de l a li be r t é. Lu i, Le f or t , é ta it v en u a v e c de s p ou v oi r s ét e n d u s p ou r e x tir p er l e c om m u n i sm e de S ob a . ( … ) Sur - l e -c ha m p i l c on v oq u a Bé m a. 162 Cependant, c’est à tort qu’on accuse ces derniers d'être à la solde de l'Union soviétique et, notamment, de bafouer la démocratie et les libertés fondamentales alors même que les partisans du monde libre s'avèrent aussi cyniques et inhumains que leurs prédécesseurs dans leur exercice de l’autorité. En contrepartie de l'indépendance politique, la France, en fait, exigeait des anciennes colonies qu'elles coopérassent avec les Occidentaux plutôt qu'elles se convertissent au Communisme. En effet, il était loin d'im aginer qu'une fois l'indépendance acquise, l'ancienne puissance -qui avait pendant longtem ps consenti aux manœuvres de l'administration coloniale et avait organisé l'exploitation des colonies en assurant sa prospérité- changeât brusquement de politique à leur égard. Ici , le rom ancier ivoirien indexe les manipulations des colonialistes qu’il rend, pour ainsi dire, responsables des exactions commises sur les peuples africains, surtout du fait qu'ils soutinrent et continuent de soutenir des régimes tortionnaires. Pourtant, en 1955, ces mêmes dirigeants Africains réunis avec les Asiatiques au cours d'une conférence à Bandung avaient choisi de s'aligner sur le principe de neutralité dans le 162 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 255. - 168 - conflit qui opposait l'Est à l'Ouest. Or, dans les faits, c’est le continent africain qui a le plus souffert de cette bipolarisation en servant souvent de terrains d’entraînements ou d'affrontements d'intérêts entre ces deux blocs. La France, soutenue par ses alliés occidentaux, opte pour un choix stratégique. Ainsi, au nom de la lutte contre le communism e en Afrique, de faux complots ainsi que des coups d'Etat prolifèrent sur ce continent dans le but uniquement d'évincer du pouvoir ceux qui étaient considérés indésirables. Par ailleurs, Ahmadou Kourouma épingle, avec sarcasme, la participation de la religion dans la fameuse lutte contre les communistes. Ainsi, l’Islam a été utilisé comme rempart contre le communism e puisque les alliés des Occidentaux, en particulier Bém a qui se présente comme le combattant des athées, l’accusent d’une irréligion : I l [ Bé ma] e x pl i q ua q ue le s pr o gr e ssi st es n e v o u l ai e nt pa s r asse oi r le s tr a va u x f orc é s n i r e c o m m e nce r l a c on s tr u ct i o n d u c he m i n de fe r de S ob a, ma i s e x or c is er l ' at hé i s me. Le R DA ét ait c on tr e Al l a h, s o n en v o yé Moh a m e d e t s on Li vr e , le C or a n. 163 La vision qu'il donne n'a rien d'une banale critique du colonialisme : elle prend, plutôt, le contrepied des chroniques officielles. 163 Aussi, sans paraître Ibid., p. 265. - 169 - véritablement un docum ent historique, Monnè, outrages et défis évoque la tragique réalité. Le fait que ce roman réfère, par exemple, aux personnalités qui ont réellem ent marqué l'histoire de cette seconde moitié du XXème siècle démontre à suffisance le souci de plausibilité. En effet, la présence d'un personnage réel induit assurém ent une assise dans le souci de vérité. Et même si Ahmadou Kouroum a prend parfois de la distance, un lectorat averti démêle le faux du vrai. A travers le regard de Djigui, pour le rom ancier ivoirien, la colonisation ne justifiait pas une telle déréalisation de l’individu d'autant plus que les objectifs qu'elle proclamait étaient la promotion des peuples indigènes grâce aux bienfaits de la civilisation européenne. Ainsi, dédaignant la manière dont les troupes françaises avaient pris possession de son royaume, son personnage fait mine d'ignorer que Soba a été colonisé, allant, de fait, jusqu'à décréter la guerre : I l dé li m it a le t e r r i t oi r e à déf e n dr e c on t r e l e s i n f i dè l e s : i l se ci rc on sc r i va it a u B ol l o da et à la m osq u ée . Les sol d a t s a p pe l é s se r éd u i sai e nt a u x c ou r ti s an s e t vi ei ll ar d s q ui, e f fe ct i ve m e nt, s' ét ai e n t tr ou vé s s u r le t a t a le j ou r de l ' ar r i vé e de s pr em ier s B la nc s à Sob a . J oi gn a n t l e s act e s a u x par ol e s, Dj i gu i r e pr it a u ssi t ôt son s ur n om d e gé n é r a l d 'a r mée , Ké l é ma ssa ( ma îtr e de la g uer r e) et D jél i ba e n l e l ou a n g ea n t c r i a «Ma s sa ». A l a s ui te d u g r i ot , n ou s c la m â me s e n c hœ u r - 170 - le n ou ve a u sur n o m , et c ha c u n re ntr a ch ez l u i p ou r r e ve n i r a u B o l l od a en te n u e de c om b a t. 164 Dans le désespoir de voir que les colonisateurs n'avaient pas tenu leurs engagements, cette déclaration de guerre devient le véritable signe d'une désapprobation. Ainsi, la colonisation que les m étropolitains perçoivent comme un bienfait pour les autochtones n'a induit que le chaos ; tout comm e elle n'a été que la source de grandes discordes. De fait, Djigui est deux fois trahi : tout d'abord, parce qu'il n’a pas obtenu l’entière confiance des colonisateurs ; puis, parc e qu'il est chassé du pouvoir par son fils ; car les colonisateurs préfèreront, à la place de ce roi grabataire et centenaire, Bém a qui consent à leurs méthodes : Ar r i vé s a u x a p pr oc he s d u pr e m ier vi l la ge , il s [ Bém a, l e c om ma n d a nt Le f or t et u n dét a c he m e nt de tir ai l le ur s] l e ce r n èr e nt e n si le nc e ( …) Le s gar d e s b on d i r e nt de s c ac h e s, se f a uf il èr e n t en t re l es c on c e ssi on s , déf on c èr e n t le s p or t es e t ar r êt èr e nt l e s r éc a lc it ra n t s. L' o d e u r de l a p ou d r e se mê la a u x p ua nt e ur s d u vi ol e t d u v ol c om me i l se d oi t a pr è s le pa s sa ge de t rè s b o n s ga r d e s d a n s u n vi l la ge r eb el le. 165 A travers le parcours de Djigui, Monnè, outrages et défis retrace l'épopée tragique de l'histoire coloniale. Ce récit donne 164 165 Ibid., p. 185. Ibid., p. 256. - 171 - la parole au témoin oculaire afin que celui-ci décrive sa propr e vision du colonialisme. Ce qui peut paraître comme une plaidoirie. En fait, ce roman peint l'histoire de la colonisation de l'intérieur en contrebalançant les arguments des colonisateurs. Tout en réitérant le rôle que l'Afrique a joué dans cette tragédie, Monnè, outrages et défis rappelle que la colonisation est aussi une question de malentendus et de contresens. Aussi la collaboration africaine devrait-elle nuances. - 172 - induire ici quelques Deuxième partie De l’histoire à l’écriture de l’histoire - 173 - Préambule Lorsqu’à la fin des années soixante, Ahmadou Kouroum a entreprend l’écriture des Soleils des Indépendances, l’Afrique est mal partie 166. En effet, peu après les indépendances, ce continent sombre dans la dictature. Aussi cette période qui commence a-t-elle servi à l’élaboration d’une œuvre romanesque engagée où est proposée, de façon plus ou m oins directe, une critique de ce système. A la différence des thèses officielles qui idéalisent l’histoire de du continent noir, l’œuvre d’Ahmadou Kourouma offre une nouvelle vision du colonialisme, des indépendances et de la guerre froide. Elle met en lumière les aspects qui sont demeurés ou demeurent encore obscurs. Pour autant, le romancier ivoirien ne conçoit pas l’écriture du roman comm e le travail de l’historien car, lorsqu’il fait revivr e l’histoire ou bien garde un degré d’historicité à son œuvre, son roman reste quand même une fiction. Il n’en conserve le caractère référentiel que pour perm ettre l’établissement d’une vraisem blance. En effet, la symbiose qui se produit entre l’acte imaginaire et la situation qui l’a engendré (et que l’on ne peut ignorer ici) conditionne la constitution de l’œuvre pour qu’elle ait la double fonction d’être fiction et réflexion sur l’histoire événementielle. 166 Nous citons ici le titre du livre de René Dumont L’Afrique noire est mal partie (Paris, Seuil, 1962, 277 p.). Dans ce livre, il indexe la tournure qu’elle a prise pour rattraper le retard de son développement sur les pays industrialisés en stigmatisant les dommages causés par la mainmise de l’Europe bureaucratique. - 174 - Chapitre 5 ---------Le ton de la dénonciation Dès la fin des années soixante, l’écriture, en Afrique, se démocratise 167. Il s'agit, pour la plupart, de formes qui remettent en cause les indépendances. Face à l'austérité des systèmes politiques en place, la tentation est grande, en effet, de s e réfugier dans l'imaginaire. Les romans foisonnent, qui abordent cette période mouvementée et inouïe. Aussi ne faut-il plus faire une lecture des romans d’Ahmadou Kourouma uniquem ent sous leur form e scripturale comm e des récits de tous les scrupules 168. En effet, lorsqu’on considère Les Soleils des Indépendances comme métaphore, ce roman regorge de contenus sém antiques 167 «Depuis 1968, avec d’une part Les Soleils des Indépendances de Ahmadou Kourouma, et d’autre part Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, un grand nombre de consciences se sont exprimées, un grand nombre de langues se sont déliées, un grand nombre d’écrivains se sont révélés, en abordant avec courage et lucidité la situation politico-sociale de l’Afrique «en voie de développement». (L. Kesteloot, Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 438). 168 De nombreux travaux consacrés à l’étude des romans d’Ahmadou Kourouma, comme ceux de Maliky Gassama, se sont, en effet, complus dans le commentaire du désenchantement des indépendances et de la «malinkisation» de la langue française. - 175 - étrangers au cham p attribué ordinairem ent aux objets. Ainsi la stérilité de Fam a frappe, non plus seulement comme symbole de l’impuissance, m ais elle devient le signe de la misère sous cett e fameuse ère. Elle est le lieu d’une expérience im aginaire pour une théorie généralisée du désastre des indépendances. Soustraite de son contexte habituel, l'infécondité devient, avec Ahmadou Kouroum a, l'expression d’un désenchantement, voire de la déchéance hum aine. Ce faisant, il nous faut lire entre les lignes, creuser le mot pour déceler le destin tragique de l'Afrique qui paie le prix de ses illusions. On voit d’ailleurs, dans les premières pages des Soleils des Indépendances, s'élaborer les traits constitutifs de leur caractère et de leur expression. Les déboires de l’héritier du trône du Horodougou m ais aussi son incapacité à générer la vie afin de pérenniser la dynastie des Doumbouya sont autant de signes qui destinent au drame, à la déshéroïsation. Cependant, à travers la misère de son personnage, le romancier ivoirien veut peindre le misérabilisme des peuples africains entiers. En effet, lorsqu’il fait le choix poétique de l’existence moribonde et de la révolte contre un système impitoyable, la souffrance du personnage kourouméen dissimule mal un engagement idéologique, Ahmadou Kouroum a a yant fait celui de la dissidence politique. Aussi, ce que le romancier ivoirien - 176 - n'énonce pas est tout de même suggéré. Ainsi s’abstient-il, dans Les Soleils des Indépendances, d’un réalisme ordinaire. Il est politiques certain que, africains, devant Ahmadou à l'ostracism e Kourouma des propose régimes et même oppose un monde parallèle où fourmillent les im ages, les allégories et les métaphores les plus inattendues. Le fossé sem ble large entre la réalité qu'il décrit et l'imagerie à laquelle il recourt que son écriture paraît, de prime abord, surréaliste. Or, Ahmadou Kouroum a va ultérieurement s'attaquer au récit réaliste. Et, ce que l’on perçoit dans cette nouvelle attitude, c'est la volonté surtout de s'affranchir d'un systèm e de création qui pourrait, à la longue, s’avérer inconséquent pour le roman. Il va s'adonner avec fantaisie à la critique de la société africaine. Il n'a, d’ailleurs, de cesse de le rappeler, lui qui s'engouffre dans l'imaginaire pour mieux transcrire la réalité. Ainsi, le produit de l'imagination ici ne tranche pas avec les intentions réelles du romancier pour qui l’écriture doit recourir à des rapprochements incongrus, à des images insensées. Une manière de procéder qui institue, assurément, une façon particulière de contaminer la vision de la réalité. A travers la forme de ce style particulier, Ahmadou Kouroum a offre le rêve de se pencher sur une écriture faite dans la symbiose des genres m ythe, légende et histoire. - 177 - Cependant, l’œuvre romanesque d’Ahm adou Kouroum a confirme une tendance du siècle où le rom an s’est caractérisé par la volonté de faire éclater les critères du genre afin de mieux exprimer la complexité et la dissolution du monde moderne. Aussi les anim aux sacrés peuvent-ils côtoyer librement les humains de telle sorte que l'idée qu’on se forge de l'espace ainsi recréé surpasse celle de la réalité alors qu'il ne s'agit guère, pour le moins, que d'une écriture dont la visée reste une adéquation au monde réel. Le roman n'est plus ce qu'il semble être, par définition, c’està-dire une vision de la réalité. Mais, il veut exister comm e expérience possible de l’im possible. Or, en relevant les métaphores et les mises en abîme, on découvre le ton réel de la fable d'Ahmadou Kouroum a, qui élabore son sens en déroutant, en usant de contre-affirmations et de seconds degrés. Le dire paraît limpide. Cependant, il faut scruter l’intérieur des lignes pour recueillir sa quintessence car la réussite du roman kourouméen sem ble se mesurer dans sa capacité à dissimuler ou à tourner en dérision ce qui se conçoit clairement. Sous la dictature et la censure, le romancier étant obligatoirem ent soumis à la pression des autorités locales, l’act e de création littéraire repose donc sur l'apparence. En effet, les écrivains africains ne sont guère nom breux qui se vantent de jouir d'une liberté de création totale dans des Etats où la moindre expression artistique est soumise à leur - 178 - contrôle. Bien au contraire, ceux-ci enjoignent souvent aux premiers de se taire lorsqu'ils ne font pas l'apologie du chef et de son parti. De fait, les auteurs qui ont voulu s'exprimer librement ont fait le choix de l'exil. En revanche, les romans d'Ahmadou Kouroum a reposent sur écriture sym bolique dense et l’emploi de la dérision et du soupçon. Ils privilégient l'allusion par une mise à distance de la réalité historique. Ainsi, le drame des indépendances est évoqué sur le mode allégorique dans Les Soleils des Indépendances, le style adopté pour ce roman semblant moins im putable à l'inexpérience du romancier qu'à une form e de dénonciation purem ent rhétorique. Dans ses romans ultérieurs, Ahmadou Kourouma choisit de faire évoluer des figures, c'est-à-dire des personnages qui, audelà de leur fonction actantielle, m ettent en valeur le cortège d'indicibles souffrances. Ainsi, le désenchantement apparaît en filigrane ou est évoqué discrètement en renvoyant, de façon indirecte, aux prom esses non tenues. Ahmadou Kourouma, de fait, est un romancier implicite mêm e si, progressivement, ses romans deviennent, on ne peut plus clairs voire plus directs dans la mise en cause des systèmes politiques alliés de l'ancienne puissance coloniale. Dans un mouvement de redynam isation du passé et de l'histoire des indépendances, le - 179 - romancier ivoirien rend volontiers les événements imprévisibles, en les présentant plutôt d'une façon inattendue, en marquant le triomphe de l'irrationnel sur la réalité. Il donne la toute puissance à la subversion qui devient, dès lors, la seule alternative à la répétition. Pourtant, ses romans ne visent pas, de prime abord, le détail et les particularités, ni même la précision. Ils s'imprègnent tout juste d'un esprit, ils érigent une fonction de description persuasive. Ce n'est qu’après avoir opéré cette synthèse que l'on procède légitimem ent au repérage des situations mises en scène avec plus ou m oins de rapprochement avec l'époque. A cet effet, nous ne devons pas sous-estimer tout le travail consenti au préalable par le romancier, Ahmadou Kourouma ayant fait la preuve d'une certaine liberté dans sa façon de retranscrir e l'histoire. En conséquence, le récit des événements qu'il propos e importe peu au détriment de leurs implications et des réseaux de significations qu'ils engendrent. - 180 - 1. Démesure et stylisation Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, ce qui frappe d’abord, c'est l'abondance des scènes de violence, en particulier celles qui ont trait aux assassinats du président Fricassa Santos et des anciens m embres du comité d'insurrection. Elles ont pour finalité de grossir le trait de la caricature. Aussi, ce que l'on voit s’élaborer dès lors, c'est le goût du rom ancier pour la surimpression ou stylisation. En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma exagère les caractères des personnages. Ainsi certains comparent la politique avec une partie de chasse : La p ol i ti q u e e st c om m e la c ha sse, on e n tr e e n p ol i t i q ue c om m e on en t re da n s l 'a ss oc ia t i on d e s c h a sse u r s. La gr a n de br ou ss e où op è r e le ch a ss e ur es t va st e, i n h u ma i ne e t i m p it o ya b l e c om m e l ' e spa c e, l e m on d e p ol it i q ue. 169 En attendant le vote des bêtes sauvages, qui n'épouse pas les structures classiques du roman, fait l'apologie du crim e en politique. La forme expectative du titre donne plus de sens en conviant de se projeter dans l'univers de l'animal. 169 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171. - 181 - Rien n'est donc laissé au hasard pour tenter d'accabler le personnage. D'une part, son origine. Le despotisme de Koyaga s’inscrit dans son histoire personnelle et dans celle de la communauté paléo à laquelle il appartient. Longtemps insoumis e jusqu'avant la transgression de son père, celle-ci est réputée, chez les colonisateurs, pour son esprit farouche. D’autre part, Ko yaga est doté de peu de qualités positives. Son mépris du danger n'est guère un acte de bravoure, une qualité qui susciteraient l'admiration puisqu'il ne tue que pour la gloire, pour le plaisir et par habitude : - je vi e n s p ou r t e t u e r , a n n on c e K o ya ga sa n s d é t o ur s. - Je su i s ét er nel c o m m e ce p a ys , i m pé né tr a b le par le s b a l le s c om me c es mon t a gn e s et i m m or t e l c om me le f l e u ve d a n s l e q ue l t u te mir es. C ' est t oi , ch as se ur pr és o mp t ue u x , q ue je t uer a i ce m at i n . J e f e ra i d e t oi m on dé je u n e r de c e m at i n. K o ya ga n 'a tt e n d p as q u e la b ê te a c hè ve s on d i sc ou r s pr é t e nt ie u x p ou r l a vi se r e t d éc h ar ger son a r me . 170 Ayant perdu son père dès l’enfance, Koyaga a dû se prendre en charge. Mais afin de justifier sa particularité d'être en ruptur e avec les tables sociales et hum aines et de pratiquer toujours la destruction, il est décrit comme un être prim aire. Bien plus, son 170 Ibid., p. 70. - 182 - extraordinaire venue au monde le prédispose à une existence singulière : La ge sta ti on d ' u n bé bé d ur e n e uf m oi s ; Na d jou m a p or ta son b é b é d ou z e m oi s e n t ier s. U n e f e m me s ou f f re d u ma l d 'e n fa n t a u pl u s de u x jou r s ; la ma ma n d e K o ya ga pei n a e n gé si n e pe n da n t u n e se ma i ne en t i èr e. Le b é bé de s h u ma i n s n e s e pr é se nt e p a s p l u s f o rt q u ' u n bé b é pa n t h èr e ; l 'e n fa nt de N a d j ou ma e ut le p oi d s d ' u n li on c e a u. 171 Engagé dans les troupes coloniales, Koyaga s'illustre par son courage dans les guerres d'Indochine et d'Algérie. Tuer à tort ou prouver qu'on a le cœur dur, les occasions ne manquent pas au personnage pour se rendre immortel. De retour dans son pays, fraîchem ent indépendant, le nouveau gouvernement qui refuse son intégration dans l'arm ée fait les frais de sa témérité. En effet, appuyé par d'anciens com battants de sa communauté, il organise un complot, renvers e le pouvoir en place et s'installe aux rênes avec trois complices de l'insurrection : le colonel Ledjo, le métis Crunet et l'intellectuel Tima. Cependant, les dissensions apparaissent au sein du comit é qui se scinde en deux groupes. tentatives de réconciliation, le En dépit de nombreuses pouvoir échoit finalement à Koyaga après avoir échappé au complot orchestré par Ledjo et 171 Ibid., p. 21. - 183 - Tim a. Pendant cette journée, particulièrement effroyable, le futur dictateur illustre sa toute-puissance guerrière. Surtout, il manifeste sa folie destructrice. Obéissant à un rituel qui préconise de trancher la fin et de la planter dans vengeurs du le comm encement mort, il afin recommande à d'annihiler sa garde les esprits rapprochée l'ablation des parties génitales de ses victimes 172. Cependant, Koyaga a eu, auparavant, maintes occasions d'étaler sa monstruosité, notamment par ses exploits de chasseur. Peu après son rapatriem ent d’Indochine, s'étant rendu dans les montagnes pour dépenser son pécule, il réunit son courage et va à la rencontre des animaux qui terrorisaient la région. Ainsi, il abat sans coup f érir la panthère, le buffle, l'éléphant, le caïman. Chaque fois, il se fut agi d'un animal légendaire ou sacré et, par conséquent, de combat où la magie fut au centre et très opérante. Néanmoins, le mépris avec lequel il traite ces bêtes est à peu près égal à celui qu'il réserve, plus tard, aux humains, Koyaga ne faisant pas de distinction entre les deux espèces. En somme, c'est uniquement l'efficacité de l'action qui com pte. La m utilation sert, par exem ple, à garantir sa supériorité aussi bien sur l'animal que sur l'hom me. En revanche, la magie joue un rôle important dans la course au pouvoir. Elle sert, 172 Ibid, p. 94. - 184 - notamment, à se débarrasser de Fricasa Santos puis à conserver le pouvoir pendant plusieurs décennies. En sus de sa connaissance du milieu de la chasse, Koyaga bénéficie de deux atouts majeurs pour accéder au pouvoir, à savoir la couverture de sa mère Nadjoum a qui est réputée maîtresse dans l’art de la sorcellerie et celle du marabout Bokano dont le Coran sacré lui assure une protection divine. Cependant, ce qui sous-tend le donsomana de Koyaga, le récit de la purification, c'est la récurrence d'images excessives. Ainsi, quoi qu’il ait la panoplie du dictateur africain (Koyaga a des troupes sont à sa solde, il règne sans partage, exerce sur le peuple un droit de vie et de mort, est l'homme le plus riche de la république du Golfe et entretient, de surcroît, un harem), les traits de ce personnage semblent quelque peu surexprimés. Or, évoquer la surimpression ou stylisation, dans l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma, c’est un peu comparer la performance du romancier ivoirien à celle du griot traditionnel. Maître de la parole, celui-ci est reconnu pour son don à jongler, presque évangéliquement, avec le verbe. A la suite du poète Senghor, nous dirons que les griots - 185 - f on t m ét ie r d e p oé s ie ( … ) Il s sa ve n t l e s «p ar ol es pla i sa n te s au c œ ur et à l ' or e il le » e t, a ve c l e s par ol e s, le r yt h me q ui c on vie n t , e n te l l e ci rc on st a nce , à te l «o b je t c ha n té ». 173 Jongleur facile, Ahm adou Kourouma, tout comme le griot africain, a le don de l’exagération. Celle-ci s’observe à travers l’intervention d’animaux sacrés, de la magie ou du surnaturel. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le romancier délègue cette compétence à Bingo car, à l'instar des chantres dont la fonction est de dire des concerts de louanges, c’est à lui que revient le pouvoir de transformer en légende la vie du dictateur. Aussi, ce rom an se caractérise par une odeur d'amplification car si Koyaga est bel et bien le modèle même du dictateur africain, il apparaît que les combats qu'il livre respectivement avec la panthère, le buffle, l'éléphant et le caïm an relèvent de la pure fabulation. Pour paraître intouchable, le griot ou le romancier ont usé d’artifices pour transformer la cruauté du dictateur en un récit épique. Nous n'ignorons pas comment, en Afrique, les chefs d'Etat ont abusé du culte de la personnalité et ont cherché à s e rattacher à une divine ascendance pour mieux soumettre leurs peuples. 173 Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 127. - 186 - Si l'existence de Koyaga n'est pas avérée, à travers les actes de son personnage, le rom ancier veut atteindre un niveau d'exagération et élever, par la présence de la m agie, les traits de celui-ci jusqu'au paroxysme. Par conséquent, nous ne pouvons nous em pêcher de penser que plus Ahmadou Kouroum a s'engage dans des thèmes profonds tels que le culte de la personnalité et du parti, plus il s'autorise de dépasser l'analogie. Puisque la classe politique africaine ressemble plus à une fratrie de chasseurs qu’à un ensemble de décideurs, elle est régie par des codes ou des lois telles, par exem ple, celle qui oblige le promu en dictature à faire le tour d'horizon des doyen s de chefs d’Etat devenus des m aîtres dans la périlleuse science de l'autocratie : La p ol i ti q u e e st c om m e la c ha sse, on e n tr e e n p ol i t i q ue c om m e on en t re da n s l 'a ss oc ia t i on d e s c h a sse u r s. La gr a n de br ou ss e où op è r e le ch a ss e ur es t va st e, i n h u ma i ne e t i m p it o ya b l e c om m e l ' e spa c e, l e m on d e p ol it i q u e. Le c h a s se ur n o vi c e a va nt de f r éq u e nte r la br o u s se va à l 'é c ol e de s ma îtr e s c h a sse ur s p ou r l es éc ou t e r , le s a d m ir er e t se f a ir e in it i er . ( … ) Il v ou s fa u t a u pr é a la b le v o ya ge r . Re nc on t r er e t é c ou t er le s m aî tr e s de l 'a bs ol ut i sme e t d u pa r ti u n i q ue, l es pl u s pre st i g i e u x d es ch e f s d 'E ta t de s q ua t re p oi n t s c a r di n a u x de l 'Af r i q ue l i b er t ic i de . 174 174 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171. - 187 - Le voyage qu'entreprend Koyaga chez ses homologues africains est une véritable initiation. L'analogie a consisté ici à com parer le monde de la politique à une société ésotérique. Ainsi, le exagération. récit gagne Autrement aussi dit, bien en intensité lorsqu'Ahmadou qu’en Kouroum a entreprend la peinture des coulisses des présidences africaines, il tente néanmoins une distanciation avec la réalité pure. Et, même si elle revient comm e un leitmotiv dans ses romans, ceuxci ne peuvent que la refléter seulement. La nécessité de n'être que de l'art, avec quoi tout s'agrandit jusqu'aux associations les plus invraisemblables, l'emporte, en définitive, sur la réalité. La peinture des mœurs de la classe politique dans les romans d'Ahm adou Kourouma est, certes, l'une des plus accablantes et des pires qui soit mais elle reste, aussi, l'une des plus inattendues. Ainsi, dans Les Soleils des Indépendances, le cynisme des «fils d'esclaves», poussé à son paroxysme, est com paré à la plus inique des pensées qui puisse exister, c’est-àdire «fermer l'œil même sur une abeille» 175. Après s'être jeté dans le combat pour l'indépendance, Fam a a été abandonné par les siens, oublié aux mouches comme «la feuille avec laquelle on s'est torché». Accablé par la stérilité de sa femme, il ne peut non plus assurer une descendance à la dynastie des Doumbouya. Ne pouvant, par ailleurs, survivre au monde m oderne, il retourne mourir à Togobala près de ses 175 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 168. - 188 - aïeux. C'est ainsi, du moins, que, dans ce roman, Ahmadou Kouroum a a représenté le naufrage du pouvoir traditionnel à travers un personnage dont il a expressément rehaussé les traits et accru la misère. Au moment où a paru ce livre, sans doute, existait-il des centaines de «Fama» qui, en Afrique, ont vu l'euphorie des indépendances tourner au mirage. L’histoire de ce personnage prend donc fait dans la réalité. Elle représente une catégorie d'Africains qui a été prise en tenaille entre la certitude de l'effondrement du système traditionnel et l'étrangeté du monde moderne. De ce fait, Fama apparaît ici comm e un modèle. Cependant, en marge du plaisir qu'il prend à peindre un personnage tout à fait typique, Ahmadou Kourouma lui prête des attributs du pouvoir. Ce qui a, certainement, pour effet de rendr e Fam a encore vulnérable. Il a, en sus du sentiment commun à la majorité des Africains qui pensent que les indépendances n’ont été qu’un leurre, le titre de prince du Horodougou. Ce qui justifie cet apitoiement du narrateur : Mâ ne s de s a ïe u x ! Mâ ne s de M ori ba , f on d at e ur de la d yn a sti e ! i l ét a i t te m p s de s ' a pi t o ye r s ur l e sor t d u d er nie r e t lé gi t i me D ou mb ou ya ! 176 176 Ibid., p. 17. - 189 - Cependant, il pourrait avoir eu une prise de distance avec le modèle aussi. En effet, au lieu de décrire la situation d'un Africain quelconque, pour rehausser le côté tragique du destin de son personnage, Ahmadou Kouroum a choisit de peindre la déchéance d'un des représentants du pouvoir traditionnel qui est mis à m al par la colonisation et les indépendances. En plus de la déception, Fam a doit faire face à l'hérésie des indépendances qui grignotent, un peu plus, son pouvoir. L'amplification est alors un lieu de passage du commun au hors du commun. Ainsi, à cause de ses attributs royaux, Fama, le descendant de la dynastie des Doumbouya, n'est plus un Africain comme les autres, un personnage ordinaire : All a h le t ou t - p ui s sa nt ! U n c aï m a n sa cr é n’a t t aq u e q ue l or s q u’ il e st dé p ê c hé pa r l e s mâ n e s p ou r t u er u n tr a n s g r es se ur de s l oi s , de s c ou t u me s, ou u n gr a n d sor c ie r ou u n gr a n d c h ef . Ce m al a de n’ e st d on c pa s u n h o m m e or d i na i re . 177 D'autres situations sim ilaires, comme l'impuissance qui frappe ce personnage ou encore la spoliation pétrissent à leur aise le modèle. Ainsi, au lieu de créer un personnage ou une figure qui eut vécu cette période des indépendances sans heurt, Ahm adou Kourouma choisit un représentant de ceux qui en 177 Ibid., p. 194. - 190 - souffraient le plus. Car, de par ses origines et son éducation, Fam a devient un cas particulier. La création de cette chair de papier, en somm e, l’existence de Fama, montre à quel point la littérature transform e le réel et comment, souvent, cette expérience prend des proportions incontrôlées. Madeleine Borgom ano rend hommage à ce personnage de la façon suivante : Il y a là , a u s si, u ne f or me d ' a m p lif ic at i o n é p i q ue du pe r son n a ge , q u i pr e n d u ne di m e ns i on d é me s ur é e . Le «d ou t e » et l 'ir on i e q u i car a c t ér i sa i en t le r o ma n s on t u n pe u ou b l ié s, e n f a v e ur d ' u n r e t ou r à l 'é p op é e «q u i gl or i fi e ». O n n e pe u t é vi t er de pe n ser à l 'É va n gil e et a u x ma nif e st a ti on s mé té or ol o gi q u es q ui ac c om p a gn e n t la m or t d u C hr i st. Fa m a a p p ar a ît al or s c omm e u n e s or t e d e C hr ist dér i soi re . 178 En fait, pour m ieux élever le personnage au rang de protagoniste, Ahmadou Kourouma daigne les reliefs et tout c e qui permet de l'embellir ou de le desservir. Il n'hésite pas à recourir à la fantaisie, au merveilleux ou encore à la relation la plus incongrue comme le fait de comparer le prince du Horodougou, respectivem ent, à la panthère, à l'hyène ou encor e au vautour : 178 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 94. - 191 - Fa ma Dou m b ou ya ! Vr a i D ou mb ou ya , pèr e D ou mb ou ya , m èr e D ou m b o ya , d er n ier et l é gi ti m e de sce n d a nt de s p r i nc es D ou m b ou ya d u H or od o u g ou , t ot e m pa n t hèr e, é tai t u n va u t ou r . U n pr i nce D ou m b ou ya ! T ot e m pa nt h èr e f a is ai t ba n de a ve c le s h yè n e s . A h ! l e s s ol e i l s de s i n dé pe n d a nc e s ! 179 On voit, dans la com paraison qui est tirée ici ainsi que dans le fait que foisonnent, dans ses rom ans, le conte, le chant, la légende, un moyen, pour la réalité, de composer sim plem ent avec les strates qui dépassent le sérieux de la représentation, une façon d’élargir la vision du réel. Ainsi, le fait de recourir à plusieurs genres, chez Ahmadou Kouroum a, décuple la réalité ou en exagère la perspective. En gommant les distances qui les séparent mais aussi la frontière entre l'homme et l'anim al, le désir de peindre la réalité s'accroît au risque de briser les mécanismes habituels de la description réaliste. En principe, la peinture des mœurs de l'Afrique post- indépendance ne devrait pas poser problèm e à quiconque veut faire valoir son talent de créateur. Dire cette expérience est, d'ailleurs, la tendance d'un grand nombre de rom anciers qui ont choisi de faire de leur œuvre le berceau des thèses pittoresques où se mêlent tableaux de l'expérience humaine et peinture de l'idée. 179 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11. - 192 - Or, pour ne pas faire défaut à son rom an, Ahmadou Kouroum a, à tout moment, étonne et ne cesse de surprendre son lecteur. Cela passe aussi bien par le choix du cadre que par les argum ents utilisés. Chez lui, leur dissociation conduirait au gel de la pensée ou nuirait à la création littéraire. Au demeurant, les circonstances sont telles que la nature induite par les romans d’Ahm adou Kourouma est insécable car l'un sans l’autre est inenvisageable. Dire la dupliquer, réalité, ni même pour Ahmadou la reproduire Kouroum a, à n'est l'identique. pas C’est, la au contraire, suggérer, étendre le propos ou le sens de l'image de façon à ce que le réel devienne im possible. Ce dessein dépasse la vision de la littérature comm e réalité. Ici, s’il veut rester crédible, le roman doit recomposer et n'être que le résultat d'un travail. 2. Stratégie discursive et historicité textuelle Ahmadou Kourouma a fait de la littérature le lieu de la dissidence car le ton qu'il annonce dès la parution des Soleils des Indépendances est particulièrement contestataire. - 193 - Ainsi, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma transcende la simple finalité poétique. En effet, la vision de la perte du sens moral ainsi que la mésaventure des personnages kourouméens cachent médiocrement la souffrance et le malaise de la nouvelle Afrique. Même en se limitant à des notations indirectes, c'est-àdire à la description métaphorique, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma côtoie donc l'abjecte réalité. Des Soleils des Indépendances à Allah n'est pas obligé, ses romans le consacrent comme l'auteur familier des «saisons d'anomie» 180. En fait, il n' y a pas de roman d’Ahmadou Kouroum a qui ne retienne l'attention sur les années sombres des indépendances. L’œuvre qu’il esquisse renvoie explicitement du passé colonial de l'Afrique. Elle détermine la part du romancier dans le grand chantier de revalorisation historique. Les romans d’Ahmadou Kourouma traduisent un puissant fantasm e qui renforce la véridicité dans les faits qu’ils décrivent. L'histoire réelle est ainsi une force qui transfigure les romans et transmet aux figures angoissées de leur monde im aginaire tout e son énergie. Et si le romancier s'en sert, sans doute, veut-il, dans les romans, scruter l'opacité des indépendances. En imposant l’histoire comme unique explication, la description à laquelle le roman kourouméen se livre mérite qu'on 180 En paraphrasant le titre du roman de Wole Soyinka, nous voulons montrer à quel point les romans d’Ahmadou Kourouma se calquent sur «l’anarchie» et «le chaos» des Etats africains «devenus fous» et qui entraînent, dans leur folie, tout un discours du roman. Une saison d’anomie (Paris, Librairie générale française, 381 p.) est, en effet, un roman directement inspiré des tragiques événements qui ont dévasté l’Etat fédéral du Nigeria à la fin des années soixante. - 194 - s'attarde sur le soin apporté aux détails car ils restent liés à l'objectif que s’assigne le rom ancier ivoirien. En effet, le détail évoque la valeur ou l'imprégnation totale du cadre historique. Il donne une certaine légitimité à la m anière de procéder et à la mesure du travail effectué. Mais, l'histoire dans laquelle Ahmadou Kourouma engage ses romans est particulièrem ent cruelle et tragique. Elle fait le lit de la barbarie : La fl è c he se f i x e da n s l 'é pa ul e dr oi te . Le Pr é si de n t sa i gn e, c ha nc el le et s'a s si e d dans le s ab le . K o ya ga fait si g ne aux s ol d a t s. Il s c om p r e n ne n t e t r e vie n n en t, r éc u pè r e nt le u r s ar me s et le s déc h a r ge nt s ur l e ma l he ur e u x P ré si de n t. Le gr a n d i n it ié Fr ica s sa S a nt os s 'éc r ou l e et r â le . U n s ol d at l 'a c hè ve d 'u ne ra f al e. De u x a u tr e s se pe nc h e nt s ur l e c or p s. I l s dé b ou t on n e nt le P r é si d e nt, l 'é m a sc ul en t, e nf on c e n t le se x e en sa n gl a n té e n tr e le s d e n t s. 181 En fait, dans tous ses romans, les personnages sont des êtres agressés par l’histoire. Ils connaissent souvent une fortune différente de leur sort initial. Ainsi, Fama, qui a été écarté du pouvoir par ses anciens compagnons de lutte, aurait dû être le tribun de tout le Horodougou, à la m ort de son père : 181 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 94. - 195 - S on pèr e mor t, le lé gi t i me Fa m a a ur a i t d û s u ccé der c om m e c h e f de t ou t le Hor od ou g ou . Ma i s il b ut a sur i nt r i gu e s, d és h on n e u r s, ma r a b ou t a g e s et me n s o n ge s. Pa rc e q u e d 'a b or d u n gar ç on n e t, u n pe t i t gar n e me n t e u r op é e n d 'a d m i ni str at e ur , t ou j ou r s en c ou r te c ul ot te sal e , r e m ua nt e t i mp o l i c o m me la b ar bi c he d 'u n b ou c, c om m a n d ai t le H or od ou g ou . É vi d e m m e nt Fa ma ne p ou va i t p as l e r e s p ect er ; se s or e il l e s e n on t r ou gi et l e c omm a n d a nt pr éf ér a , vou s sa ve z q u i ? L e c ou s i n Lac i na, u n c ou si n l oi n t a i n q ui p ou r r é u ssi r m ar a b ou t a , t ua sac r if ice s su r sacr if i ce s, i ntr i gu a , me nt it e t se r ab a i ssa à u n te l p oi n t q ue … 182 Au-delà de la dim ension iconoclaste que l'on peut rattacher à ce rom an, à savoir un syncrétism e original entre la langue malinké et la langue française, Les Soleils des Indépendances se singularise par une mise en scène de la faillite. Il déploie la trajectoire d'un antihéros ballotté, désabusé et pris dans le vertige de l'histoire qu'il croyait maîtriser alors même qu’elle s'est avérée fatale pour lui : Le s so l ei ls de s In dé p e n da n c e s s' ét a ie n t a n n o nc é s c o m me u n o ra ge l oi nt a i n e t dè s le s p r e m ie r s ve n t s Fa m a s 'ét a it d é ba r r a ssé de t ou t : né g oc e s, a mi t i é s, f e mm es p ou r u se r le s n u it s, l es jou r s, l 'a r ge n t e t l a c ol èr e à i n jur ier la Fr a nc e, l e pè r e , la m èr e d e la Fr a nce . Il a va it à ve n ge r c i n q ua n t e a n s d e d omi n a ti on et u n e s p ol i ati on ( …) Mai s a l or s, q u ' a p p or tèr e n t le s I n dé p e n da n c es à Fa ma ? R i e n q ue la ca r t e d ' i de n ti t é n a t i on a le et ce lle d u p a r t i u ni q u e . E l le s s on t l es 182 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23. - 196 - m or cea u x d u pa u vr e d a n s l e pa r ta ge et on t la séc her e sse et l a d ur et é de la c hai r d u ta ur ea u. Il p e u t tir er d ess u s a vec l e s ca n i ne s d ' u n mo l oss e af f a mé, r i e n à e n t ir er , ri e n à s u ce r, c 'e st d u ne r f , ç a ne se mâc h e pa s. 183 Le rom ancier ivoirien aborde la période des indépendances africaines comme une chose qui porte déjà les germes de la rupture. Cependant, la précision qu'il semble apporter dans l'exposé de certaines situations montre le rôle prépondérant du détail. Celui-ci a pour effet d’accréditer l’hypothèse d’un réel par le biais d’une orientation du discours rom anesque vers cett e extériorité. Aussi les nombreuses allusions qui sont rattachées au rom an tém oignent-elles de l’importance de l’envisager comme problématique de la preuve. Les romans d'Ahm adou Kourouma ont, en effet, l'aspect de véritables s’aventurant récits dans historiques. le m onde Ils réel. dévoilent Ils la combinent vérité en tous ses domaines géographiques et sociaux comme pour éviter tout glissement dans l’abstrait. Ainsi, la déclaration de de Gaulle à la Conférence de Brazzaville (du 30 janvier au 8 f évrier 1944) dans Monnè, outrages et défis ou les allusions à la loi Guèye 184 qui permet 183 Ibid., p. 24-25. L'Union française préconisée par le général De Gaulle possédait trois organes : la Présidence, assurée par le président de la République Française ; le Haut Conseil de l'Union, qui assistait le 184 - 197 - d'élargir les droits dont bénéficient les citoyens français aux administrés des colonies, induisent-elles une conviction : Le Ce n te n a ir e déc on c er té se de ma n d ai t p ou r q u oi de Ga u ll e v ou l a i t ab s ol u m e n t éq u i per t ou s les No i rs d ' Afr i q ue , n o u s gar a n tir à n ou s t ou s de s p or te ur s de vi ei ll e s ma m a n s. A pr è s d e va i ne s e t é p ui sa n te s ex p l i cat i on s , p ou r f air e sa i sir le s n ot i on s d e cit o ye n e t d ' é ga l it é «D é s or ma is, Ar a be s e t N oir s d es c ol o n ie s so n t de s c it o ye n s a ve c é ga l ité d e dr oi t a ve c les Fr a nç ai s de Fr a nc e », on d é m on tr a a u Ce n te na ir e q ue, s ' i l n ' a va it p a s r e n on cé à t o u te s é p o u sa i l le s, i l a ur a i t p u dé s or ma i s f a ir e ve n ir d e Pa ri s u ne j e u ne vi e r ge t ou te r os e p ou r c om p lé t er son h ar e m : p er sp e c ti ve q ui a rr a c h a u n l é ge r s ou r ir e a u vi e i ll ar d. 185 L'histoire est ainsi la puissance évocatrice des romans kourouméens. Elle perm et de comprendre ce qui, dans l’œuvre, justifie une forme d'em pathie à l'égard des opprimés. En effet, on n’im agine mal comment Ahmadou Kourouma aurait pu opposer à sa démarche une autre fin, comment il aurait pu se passer de l’histoire réelle pour recourir, indifféremm ent, à des procédés qui «endormiraient» ses récits, alors même que l’histoire reste leur matrice. Gouvernement et l'Assemblée qui n'avait qu'un rôle consultatif. Naturellement, dans cet ensemble politique, la prépondérance de la France était nette. Néanmoins, dès la première constituante, les élus africains avaient enregistré quelques succès : - extension du droit de vote - abolition du régime des prestations de travail (travail obligatoire) : loi Houphouët-Boigny du 11 avril 1946 ; - attribution de la citoyenneté à tous les ressortissants de l'Union française : loi Lamine Guèye du 7 mai 1946. 185 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218. - 198 - En fait, les romans d'Ahm adou Kouroum a sem blent êtr e articulés autour d'une idée fixe bien forte. Le romancier ivoirien voit en chacun d’eux un moyen de saisir l’archétype du damné, la silhouette prom ise à un destin implacable, c’est-à-dire une existence rarement autonome. Il ne tente guère d'influencer le cours des actions des personnages. En revanche, la logique qu'il met en œuvre est plutôt celle du inexorablement. d'activer héros Ainsi, pleinem ent qui la voit son thém atique toutes les sort mise au caractéristiques s'accomplir jour permet du genre tragique puisque le fatalisme, qui apparaît dans les romans, rattache au protagoniste kourouméen les définitions du personnage de ce genre. En effet, les personnages d’Ahmadou Kourouma non seulement sont aveuglés par le destin ou sont misérables mais ils m eurent. En cela, ses romans gagnent en consistance, leur mise en scène reposant sur une recomposition d'actes dont la somme nous mène, en définitive, vers une subordination du réel et où l'imagination recourt au cliché, faisant apparaître l’œuvr e romanesque moins comme une fiction que comme un récit historique. La fictionnalisation est, en fait, un moment intense de symboles et de m émoire. Aussi les situations décrites dans les romans d’Ahm adou Kourouma sont-elles non seulement des épisodes de repérage mais elles - 199 - représentent surtout la trajectoire des événements qui jalonnent le cours de l'histoir e africaine, de la période précoloniale à nos jours. Les romans d'Ahmadou Kourouma obéissent à une structure de continuité. Ils ont des rapports qui dénotent une certaine cohésion d’autant plus qu’ils induisent un ordre logique presque parfait des actions qui ressortit, en définitive, à un sens de la tem poralité. Le système tissé par le réseau des textes sem ble, en effet, réhabiliter ou laisser intact le temps. On comprend toute l'importance de ce dernier phénomène à la façon dont le romancier ivoirien procède et au regard du lien qui unit le passé et le présent. L’œuvre d’Ahmadou Kouroum a est un déploiement de l’histoire, de l’histoire de la colonisation à celle des dictatures actuelles. Aussi le sort qu'il réserve aux personnages n'a-t-il d'ancrage véritable que dans cette tragédie africaine que conserve le champ littéraire : Mai s q u ' a p p or t èr e n t l e s I n d é pe n da n ce s à Fa m a ? Rie n q ue la c a r t e d ' i de n ti té n a t i on al e e t c el l e d u p ar t i u ni q u e. E l le s s on t le s mor ce a u x d u pa u vr e da n s le pa r ta ge e t on t la s éc h er ess e et l a d ur e té d e la c ha ir d u t a ur e a u. I l p e ut t ir e r de ss us a ve c de s ca n i ne s d ' u n mol os se af f a mé , r ie n à e n tir er , r ie n à su c er , c 'e s t d u ner f , ça n e se mâ c h e p as. Al or s c om m e i l ne p e ut p as r e p ar t ir à la ter r e p ar ce q ue t r op â g é (l e sol d u H or od ou g ou es t d ur e t ne se l ai s se t ou r ne r q ue par de s b r a s s ol i de s e t de s r e i ns sou p l e s) , i l n e lu i re ste q u ' à a t te n dr e l a p oi g n ée de r iz de la pr o vi d e nc e d 'A ll a h e n p r ia nt l e B i e nf a ite ur m i sé r ic or d ie u x, pa rc e q ue ta n t q u 'A ll a h r é si d er a d an s le f ir m a me n t, mê m e t ou s l es c on ju r é s, t ou s - 200 - le s fi l s d 'e sc la ve s , le par ti u n i q ue, le c h e f u ni q u e, ja m ai s i l s n e r éu s si r on t à f a ir e c r e ver Fa ma de f ai m . 186 Ballottés par le présent, les personnages d’Ahmadou Kouroum a sont inaptes à appréhender la réalité. Ils ne peuvent être impliqués dans l'action que comme opposants et non comm e adjuvants. Ainsi en est-il de Djigui qui accepte le marché de dupes que lui propose Soumaré, l'interprète du commandant : C ' es t à ce mo me n t q u ' ar r i va l ' i nt er pr è te , q u i t o ut de s ui te c om p r it l a si t ua ti on . Sa ns sa l ue r, i l p é né t ra da n s l 'ha b it at i o n. le f u si l éta i t ac c o t é au mur . D ji gu i , e n ha bi t d 'a p p ar a t, éta i t e n pr i èr e sur u n r i c he ta p i s ( …) A pr è s l es d er ni er s r a ck at , l es d e u x h om m e s c h uc h ot èr e nt ju s q u 'à la n ui t t o mb a nt e. Un gu e r r ier e n tra à p as f e utr és et al l u ma l a la m pe à h ui le . Il s c on t i n u èr e n t à é gr e n e r l es c h a pe le t s e t à mur m ur er - n ou s n ' a v on s ja m ai s s u ce q u 'il s s 'é ta ie n t di t c e s oi r - l à . 187 Afin de saisir toute la dimension réelle du récit et d'en restituer la substance, Ahmadou Kouroum a ne se prive donc pas d'exhiber les actes dont les origines remontent au drame de la colonisation. Aussi le romancier ivoirien se trouve-t-il au cœur de nom bre d'antinomies politiques et historiques car il veut mettre en garde contre une certaine m anif estation de la réalité. 186 187 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25. Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 39. - 201 - En fait, Ahmadou Kourouma adopte, dans ses rom ans et au regard de l’histoire, une démarche linéaire qui conduit à gagner, à la fois, en clarté et en cohérence. Mais, entre l'originalité du romancier, qui cherche d'abord une cohésion dans l'histoire et la nécessité de déborder de ce cadre, la stratégie discursive suit la somme des chronologies du passé et du présent car les romans sem blent se structurer et décrire les événem ents qui, dans leur épaisseur, n’ont véritablement de sens que dans la tragédie de l’histoire. 3. La fonction du réel Pour une m ajorité de rom anciers africains, l’aventure de l'écriture a reposé ou continue de reposer sur une forme de réalism e. Et forts de ce principe, ils se sont efforcés de cheminer vers ce lieu de son assomption 188. Leur vision de la littérature a ainsi tendu vers une mise à nu du monde. Celle-ci entendant à accorder au réel une place prépondérante, cette littérature de situation, comme la définit 188 Le roman africain naît dans des circonstances particulières ; aussi son approche reste-t-elle avant tout collective. Pour paraître le plus vraisemblable possible, les premiers romanciers africains puisent directement dans leur culture, tout en proclamant leur fidélité à la nature. - 202 - Jean-Paul Sartre 189, a été conçue comme capacité du discours à prendre conscience du monde extérieur par une écriture devant reposer, non seulem ent sur une certaine prise en com pt e spécifique de la narration mais aussi sur une prise de position particulière. La frontière avec l'imaginaire était, dès lors, floue et le fossé presque inexistant. Ahm adou Kourouma a entrepris cette mêm e vision de la littérature. En effet, les indépendances s'étant heurtées à la «bâtardise» des «fils d'esclaves», il fallait s'attendre à ce que les romans d'Ahmadou Kourouma empruntassent ce gouffre d'autant plus que Les Soleils des Indépendances fût déjà le reflet de la société africaine au lendem ain de la décolonisation. Cependant, inférer des événements historiques réels et réduire le discours romanesque à leur implicite évocation revient à formuler l'idée de preuve ou à réfuter la nuance qu’on peut induire dans la production littéraire pour que celle-ci diffère de ce à quoi elle se rattache, à savoir l’histoire réelle. Atteindre le réel est comme un défi lancé à l'écriture, un impossible sur lequel Ahmadou Kouroum a fonde le principe de toute fiction Or, ses romans s’ouvrent, dans cette fonction de correspondance avec l’en-dehors, par une imitation de ses caractéristiques générales, notamment la conception de l’espac e 189 En effet, dans un bel essai (Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, «Folio essais», (1948), 2002.), Jean-Paul Sartre a exposé sa vision de la littérature qu’il considère non pas comme objet esthétique mais comme moyen. Aussi y retrouve-t-on sa philosophie de l’action. - 203 - et du lieu : L’ oa si s d on t l e pri n ce Kar i m é ta it l e c he i kh s e si t uai t a u x c on f i n s de l’ A l gér i e , d u Ni ger et d e la Li b ye . ( Da n s le c on ti ne n t af r ica i n de cet t e ép oq u e - l à, le s pa ys é ta i e n t p l us c on n u s par l e s d és i gn a ti on s d e l e ur s di c t ate u r s q ue p ar le ur s p r op r e s n o ms . E mpr e s s on s- n ou s de r a p p e le r q ue l’ Al gér ie a vai t p ou r d ic t at e u r B ou m e d ie n e, le N i ger K ou n t c hé o u Ha ma n i Di or , la Li b ye Ka d ha f i. ) C h ac u ne d e ces t r oi s d i c tat ur e s r e ve n d i q u ai t l ’ oa si s e t y en v o ya i t de te m p s e n t e m p s de s p atr ou i l le s. 190 En mettant l’accent sur les situations spatio-temporelles réelles, les romans d’Ahmadou Kourouma recréent inconsciemment ou non, les structures identiques à celles qui ont f avorisé leur réalisation. Ils permettent de structurer l'idée même d'une vraisemblance référentielle. De ce fait, l'agencement des événem ents et parfois leur coïncidence avec la réalité prouvent à quel point l'imaginaire et le réel se coordonnent. L'univers romanesque n’est plus univoque, à savoir le fruit d’un irréel seulement. Bien au contraire, c’est aussi le produit d’un antérieur, c’est-à-dire ce qui énonce un degré d'association ou de parenté avec la réalité puisque l’univers romanesque se structure à partir d'une trame extérieure en faisant paraître, dans 190 Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 150. - 204 - les romans d’Ahmadou Kouroum a, la possibilité de ne dévoiler le monde qu'à partir de sa copie seulement. 4. Espace réel et espace fictif : enjeu du roman A partir de certains noms de lieux, on ne peut guère nier l’existence, dans accrochage du les réel. romans En d'Ahmadou effet, Ahm adou Kourouma, Kourouma d’un recourt souvent à une énumération abondante de noms de lieux vrais, en particulier dans En attendant le vote des bêtes sauvages lorsqu'il s'est agi de retracer les itinerrances 191 de Maclédio avant qu’il ne devînt le proche collaborateur du dictateur Koyaga. Comme il est question de magie dans ce rom an, la cause de la séparation de Maclédio d'avec ses parents est le mauvais sort qui pèse sur lui depuis sa naissance. Pour s’en défaire, il doit quitter le domicile familial et partir à la rencontre de l'homme ou de la femme qui le dénouerait. La troisièm e veillée, contrairement aux cinq autres qui retracent plutôt la vie et les œuvres sanglantes de Koyaga, lui est entièrement consacrée. 191 Néologisme formé par interfixation de deux mots autonomes (itinéraire et errance) pour caractériser le parcours de Maclédio. - 205 - Celle-ci ressortit au récit d'aventures, notamm ent, à caus e des péripéties que traverse le personnage. Maclédio qui s'est lancé à la recherche de son sauveur va arpenter une bonne partie de l'Afrique : du Cameroun en Algérie, en passant par le Niger. Il va séjourner à Paris avant de rentrer définitivement en Afrique. Ce qui vaut qu'on traite, dans ce long détour, de la vie de ce personnage et non pas de celle de Koyaga, trouve son objectivation dans la particulière affinité qui va caractériser les deux hommes. La rencontre de Maclédio avec Koyaga met fin à sa quête. Décrit comm e le seul intellectuel de l'entourage du dictateur, c e clerc se met rapidement au service de ce dernier au lieu de le com battre. Mais, au-delà de ce personnage, le rom ancier ivoirien épingle ces pseudo-intellectuels africains qui ont, sans cesse, apporté leur soutien aux politiques sans vergogne qui ont pollué l’Afrique dans le but de satisfaire, uniquem ent, leurs intérêts et ceux des puissances étrangères au lieu de ceux de leurs administrés. Le comble est que Maclédio est nommé ministre de l'orientation. Il a en charge la propagande, c'est-à-dire la diffusion de l'idéologie du parti unique et le culte de la personnalité de son président. Pour tém oigner l'importance de cette fonction, il est présenté à la droite de Koyaga, au centre du cercle qui assiste aux scènes de purification. Ce n'est pas peu - 206 - dire car cette position rappelle une autre bien plus significative : celle du Christ assis à la droite du Dieu des Chrétiens. Lorsqu’il quitte ses parents, Maclédio se rend, dans un premier temps, à Bindji, à cent quatre-vingt-cinq kilom ètres du domicile parental, chez un oncle infirmier en qui il croit voir son homme de destin. Mais à cause d'un meurtre dont il est accusé à tort, Maclédio est contraint d'abandonner Koro et de se placer comme boy chez le directeur de l'école. Reçu par ce dernier, il pense d'abord qu'il est le détenteur de la puissance contraire qui annulerait son funeste sort m ais il se désillusionne. Admis à l'école primaire supérieure de la colonie, Maclédio s’allie d'amitié avec Bazon qui s'avère plutôt bon serviteur que maître. Après de vaines tentatives, tel le personnage des Métamorphoses 192 qui va d’un lieu à un autre et ne se délivre d’un précipice que pour retomber dans un autre, s'étant pris à partie avec Richard, son professeur de français, Maclédio est renvoyé de l'établissement et enrôlé de force dans l'armée indigène. Refusant de cautionner les exactions que celle-ci commettait, il déserte avant d'arriver sur un chantier forestier au Cameroun, d'où commence son périple. En fait, comme l'avait prédit le géomancien-sorcier que ses parents consultèrent, l’unique chance de contourner l’obstacle, c’était que Maclédio trouvât son homme de destin. 192 Apulée, L’Ane d’or ou Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, «Folioclassique», 2000, 308 p. - 207 - Au Cameroun, malgré les soins qu'on lui réserve dans la cour du chef Bamiléké qui comptait plusieurs centaines d'épouses dont Hélène avec laquelle Maclédio eut un fils, il est contraint, une nouvelle fois, de partir. La tradition bamiléké autorisait qu'on eût des enfants avec les femmes du roi et non pas que le géniteur en revendiquât la paternité. Or, Maclédio transgresse cette loi et doit s'enfuir s’il veut garder sa vie sauve. Il embarque alors à Yaoundé dans un bateau en partance pour la Côte-del'Or (actuel Ghana) puis arrive chez les Agnis. D'abord acclamé comme le Messie, il est promis à la mort peu de tem ps après avoir eu des jumeaux avec leur princesse. Devant cette nouvelle menace, Maclédio quitte le village. Mais ici, tel le héros tragique grec qui croit échapper à son destin, alors que ce dernier ne fait que s'y jeter, il se retrouve chez les Songhaïs du Niger puis chez les Touaregs. Il erre dans le désert du Sahara avant d’être fait captif chez le cheikh Mahomet Karami Ould Mayaba. Avec la femme de ce dernier, Maclédio a un cinquième fils. Une énièm e fois, il espère, avec cette princesse, avoir rencontré le nõrô transformateur. Or, une armée de tirailleurs vient l'en déloger. Remis en liberté, il arrive à Alger avant d’embarquer pour la France. Dans la capitale française, il fréquente l'université. Il y prépare même une thèse sur la civilisation paléonigritique, une thèse qu'il interrompt peu de tem ps après. En fait, séduit par - 208 - l'appel des dirigeants africains qui recherchaient des cadres Noirs pour leurs nouvelles administrations, Maclédio rentre en Afrique. De Yaoundé à Paris et de Paris à Conakry, l’espace couvert par ce personnage est scandé avec vraisem blance ! Lorsqu’il arrive en République des Monts, le premier Etat africain véritablement indépendant, Maclédio est nomm é directeur général adjoint de Radio-Capitale, puis responsable de l'idéologie à la radio, un poste qui, dans la pratique, le plaçait au-dessus du ministre de l'Information. Accusé plus tard de complot contre la vie du président, il est condamné puis libéré grâce à l'intervention de Fricassa Santos, le président de la République du Golfe. Dans la capitale de la République du Golfe où il a débarqué avec ce dernier, il est employé comme vacataire à la radio jusqu'au jour où il rencontre Koyaga avec qui il se lie. Cette troisième veillée que le romancier consacre entièrement à la vie de Maclédio étonne par sa structure même. Elle ressortit aux caractéristiques classiques du conte d’autant plus qu’elle s'illustre par une succession des paliers du schém a narratif. En fait, comme écrit Claire L. Dehon, La r é p on se e st si m p le : [ En a tte n d a nt l e v ot e d e s bê te s s a u va ge s] ap p a r t ie n t à u n gr ou p e de p l u s e n p l us lar ge de r oma n s c om p o si te s o ù se m él a n ge n t l e s t on s, le s f or me s, l es m od e s et le s ge nr es e t q ui , à - 209 - ca use de ce tte h yb r i di té , r e me tte n t en q u es ti on les c a t é g or ie s oc c i de n ta l e s tr a di ti on n e l le s. 193 Il y a, effectivement, le manque qui initie le personnage à la quête ; puis, le parcours hérissé d'embûches, de multiples obstacles que le personnage doit franchir ; enfin, la satisfaction qui met fin à la quête. Cependant, il est intéressant de voir que, tout au long du parcours, Maclédio traverse des régions réelles. Aussi, les nombreux arrêts qu'il marque, pendant sa longue quête, cachent une intention qui est de donner, dans une moindre mesure, une valeur documentaire au récit. En effet, l'accumulation des noms de lieux réels lève le voile ou jette un éclairage sur le camouflage que le romancier aurait pu choisir. Ainsi, l’itinerrance de Maclédio invite à voir et non plus seulement à lire. De fait, ce récit qui est em boîté dans la narration devient une succession de tableaux, une manif estation locale et non plus dicible, comme si l’organisation de l’espace que traverse le personnage se déployait, ici, pour dire la vérité. D’ailleurs, lorsque nous tenons compte des déclarations d'Ahmadou Kourouma sur son écriture (cf. Entretien avec le romancier en annexes), le romancier ivoirien ne dissocie pas la réalité de la fiction. Du coup, nous percevons dans l’énumération des lieux la garantie d'une cohérence, voire l'adhésion du 193 Dehon, Cl. L., Le Réalisme africain : le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 320. - 210 - littéraire au réel pour que le rom an fonctionne comme l’élaboration d’une preuve. En faisant la part belle à la réalité dans le récit de la vie de Maclédio, Ahm adou Kourouma ne vise, ni plus ni moins, qu' à épuiser la dimension textuelle du rom an. Cette veillée ramène, de fait, au cœur de la problématique de la vérité dans le roman. Certes, la République du Golfe est un produit de l'imagination mais il n'em pêche que, en suivant l'itinéraire de Maclédio, le lecteur arrive à établir une cartographie des régions qu’il traverse pendant sa longue quête. Ainsi, parenthèse mêm e si cette troisième dans le roman, le veillée cadre dans n’est lequel qu’une elle se développe est particulièrem ent vrai, à l’exception de quelques noms. Il permet, d'ailleurs, de lever le mystère sur l'identité des personnages impliqués dans la narration et, par conséquent, sur l'objectivité du narrateur. En effet, truffé tel quel par la présence de personnalités historiques, En attendant le vote des bêtes sauvages restitue, dans sa complexité, les mom ents tragiques de l'histoir e africaine. Les lieux qu'il évoque sont constitutifs d'une vraie atm osphère réaliste. Ainsi, l'intrusion de l'espace réel, dans le récit de fiction, permet de dégager une relation de vraisemblance m ais aussi de ranger ce rom an au nombre de ce qui montre le rôle qu'a joué - 211 - l'Afrique dans la lutte contre le communisme et que ce continent s'est avéré, surtout, être le théâtre de l'antagonism e entre les blocs Ouest et Est. Au nom de la lutte contre le communisme, de nombreuses exactions ont, en effet, été commises sur le continent africain. Celles-ci ont eu pour conséquence l'instauration de dictatures de type stalinien au sommet desquelles le président et son parti, soutenus par les démocraties occidentales, ont eu les pleins pouvoirs. Les noms de lieux tiennent donc une place fondamentale d'autant qu'ils participent d'une certaine m anière à la révélation de la vérité. En somme, ils figurent une intention. Ils dévoilent la dimension historique du roman. - 212 - Chapitre 6 ---------Jeu de l’imaginaire : déplacement et mise en présence Pendant la seconde m oitié du XXème siècle, la notion d’imaginaire connaît un recentrement, grâce notamment aux réflexions de Jean-Paul Sartre 194. Toutefois, son champ sémantique reste marqué du trait de la vraisemblance. En fait, l’étymologie latine seule (imago) n'étant ni plus ni m oins que la représentation-reproduction affinée d'un monde réel, l'imaginaire reste associé à l'illusion de la réalité : 194 Nous adoptons, ici, un extrait des excellents arguments qu’a retenu Eric Bordas pour éclairer l’hypothèse d’une réflexion sur la question : «Peu après Bachelard, Jean-Paul Sartre propose, en philosophe phénoménologue, une description de la grande fonction «irréalisante» de la conscience – ou «imagination» et son corrélatif, «l’imaginaire». Sartre définit l’image comme «un acte qui vise un objet absent ou inexistant, à travers un inconnu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de représentant analogique de l’objet visé.» Cette conception l’amène à conclure qu’il n’y a pas d’images mais un monde imaginaire, qu’il n’y a pas d’imagination mais une conscience qui vise l’irréel.» (cf. «Imaginaire et Imagination» in Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Puf, p. 289-291). - 213 - L’ i ma gi n a ir e t a nt ô t d ési g n e le pr od u i t, l e s œ u vr es de l’ i ma gi n a t i on e n ta n t q ue f a c u l té me n tal e , gé né r al e me n t a ss oc ié e à u n ju ge me n t mé fi a n t s ur le u r p se u d o- c on s i st a nce , ta n t ôt i l c on f o n d l es pr od u i t s a ve c l’ i m a gi na t i on e l le- mê me e n ta n t d yn a m i s me , u ne p u i s sa nc e q u’ il p oï ét i q ue i nt è g r e de s de la i ma ge s, fa c u lt é un s ym b ol e s et m yt h e s. 195 La réalité, c’est ce qui se donne à voir ou bien s'expose au regard et qu'Ahmadou Kourouma s'approprie. C’est la transcription de la vision de l’observateur qui a son fondement dans la subjectivité seule du rom ancier. Bien que donnée, cett e vision reste néanmoins à dédoubler. Aussi, pendant que s'aliène la réalité dans le rom an, un îlot de l'imaginaire se bâtit. Ainsi, il y a, chez Ahmadou Kourouma, une sorte de représentationreproduction sous l’idée d’une mise en présence ou déplacement. Cette mise en présence ou déplacement obéit à un impératif précis. Elle vise une intériorisation de la réalité. Et, c'est avec bonheur la signification que prend la production littérair e d’Ahm adou Kourouma car la réalité qui est y exposée est bien assimilée, c'est-à-dire appropriée au moyen d’une écriture qui sort du cham p ordinaire du langage. Ce qui ressortit alors, c'est l'idée que la réalité précède tout e action de représentation laquelle, par conséquent, n'est pas désinvestie de modelage. 195 Wunenburger, J.-J., L’Imaginaire, Paris, Puf, coll. «Que sais-je ?», p. 15. - 214 - En effet, l’œuvre romanesque d'Ahm adou Kourouma est un lien nécessaire entre réalité et imaginaire. En revanche, l’écriture du rom an kourouméen revêt un rôle capital puisqu'aux confins des univers, réel et imaginaire, elle rend bien compte, à la fois, du pouvoir de détourner cette réalité et de la dénicher. Cette étape im portante, que les romans d'Ahmadou Kouroum a dépassent, donne à la littérature une finalité de reproduction de la réalité. Ceux-ci coordonnent aussi bien la perception que la complexification grâce à l'assim ilation de la première par une mise en œuvre des schèmes de l'imagination. La réalité, même donnée, n'en est pour autant pas déformée ou bien mise en congé du réel. Elle n'est pas niée mais seulement transposée, mise ailleurs. Et cette «mise ailleurs» fictive du réel dénote assurément le trait constitutif des romans kourouméens. En se nouant à la réalité, l'univers fictif, dans les romans d'Ahmadou Kourouma, est évoqué comme répétition de cett e structure et de ce dehors. En som me, il ne reproduit qu'une vision antérieure. Comme procédé, il n'a d'appui que dans le déjà là. Il n'est pas immédiat, c'est-à-dire présenté comme n'ayant pas eu lieu mais il suggère et ne conduit qu'à présenter les choses telles qu'elles auraient été vécues. L'univers fictif kourouméen n'est donc rien d'autre que ce lieu - 215 - de l'imitation de l'événement plus ou moins réussie ou «réinstanciée 196». Il est ce lieu de la perception où l'imitation parvient plus moins à se confondre avec la réalité elle-mêm e. Ce qui suppose qu’il n'y ait plus, dans l’œuvre romanesque d’Ahm adou Kourouma, de distinction possible entre le monde réel et l’univers fictif, le but apparemment recherché étant de faire coïncider l'un et l'autre. Cependant, il faut distinguer ces deux univers. Celui des événements réels et celui de l'imagination. En effet, les romans étant surtout des inventions de l'esprit et considérés seulem ent de ce point de vue, ils prennent parfois le contrepied de la réalité. Ainsi, la fiction kourouméenne n'apparaît plus ici comme l'exacte transposition du monde réel mais celle de l'annonce de sa manifestation. En somme, le réel se trouve structuré et assure, à part inégale, le compte rendu de la signification car ce qui intéress e dans les romans ce n'est pas qu’ils soient des significations d'un réel mais celles d'un univers im aginaire. Leur sens n'est pas 196 La réinstanciation consiste dans le rapprochement du texte imaginé de la réalité ; c’est le lieu où s’amorce l’inclusion du réel dans l’imaginaire. Nous empruntons ce terme à J.-M. Schaeffer qui, en parlant de l’imitation, évoque l’acte ou la passage qui résulte, au titre d’une prise de distance ou jeu des écarts, avec le modèle : «Imiter un tableau n’est pas équivalent à faire un faux, c’est-à-dire à vouloir faire passer l’imitation pour ce qui est imité, même si faire un faux implique un acte d’imitation. L’activité des apprentis peintres qui copient des tableaux de maîtres ne relève pas du faux mais de l’apprentissage par imitation (…). Il se peut que le chrétien qui imite saint François veuille non seulement ressembler au saint en le prenant comme modèle, mais encore, à travers cette imitation, accéder lui-même au statut de saint, donc devenir ce qu’il imite, sans que ceci n’implique la moindre feintise de sa part : l’imitation en question relève de la réinstanciation.», Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 93. - 216 - celui qui est fourni par ce dehors-là mais par un autre : un jeu qui explique et donne du sens à la réalité. Leur coalescence n'est plus seulement, de ce fait, une recherche mais une visée également. 1. Réalité et fiction Il est clair qu'à la lisière des romans d'Ahm adou Kourouma se profile l'histoire de l'Afrique. Celle-ci est la matrice de l'écriture puisqu'il est relativement aisé d'établir un ordre de com position romanesque. En fait, le lien entre réalité et fiction résulte, à la fois, du mélange subtil entre événements et fiction et de l'intérêt que suscite l'histoire collective, au regard du romancier ivoirien. Les récits de Fama, de Djigui, de Birahim a et de Koyaga ou encore les souffrances décrites dans ses romans sont un peu celles des Africains. Aussi, les drames que les uns vivent s e rapportent au sort des autres. La vie de Djigui, par exemple, expose plus d'un siècle d'histoire africaine inexécutées, les indépendances ponctuée souvent contradictions ont et suscitées. - 217 - les par des promesses espérances Cependant, que chacun les des personnages principaux des rom ans d'Ahmadou Kourouma paraît comme un fragment du temps reconstitué par son quatuor : Les Soleils des Indépendances, Monnè, outrages et défis, En attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé. Loin d’être des cercles isolés, sans lien apparent entre eux, chacun des romans d'Ahmadou Kourouma est comme un maillon de la chaîne. Ils sont liés les uns aux autres d’une façon telle qu’ils ne produisent plus qu'un courant d'interférences qui les conduit au cœur de l’histoire effective. De fait, ils évoluent comme prétextes pour prendre place dans le vécu quotidien et permettre le lien avec la réalité qui fait l’objet, lorsqu'elle est soulignée, d'une reconstitution poétique ou réinstanciation. La réinstanciation en tant que poétique de la reconstitution ou de l’identification est une caractéristique du roman d'Ahmadou Kourouma qui s’ouvre largement sur l’en-dehors. Aussi, ce rapport-ci l’inscrit, d’emblée, dans la plus grande ambiguïté. Même si ses romans paraissent, avant tout, des fictions pures, il n'en demeure pas moins qu'ils entretiennent avec la réalité des liens étroits. Ils sem blent obéir ou répondre à une nature propre d'imbrication et de distanciation. Cette relation, pour le moins, ambiguë s’inscrit au cœur de la discussion sur la question de l’indépendance du rom an vis-à-vis de la réalité. En usant abondamment de ce procédé, Ahmadou - 218 - Kouroum a pose le problème de leur définition. En effet, qu’est-ce que la réalité par rapport à la fiction ? Une tentative de réponse pourrait provenir du fait que les événements réels qui foisonnent dans le rom an kourouméen peuvent se contredire ou s’opposer à la réalité suivant la position adoptée par Ahmadou Kourouma : ce qui n’en fait plus que des œuvres fictives. En fait, le récit de fiction se distinguerait ici de la réalité, qui tire son intelligibilité de s a structure interne, par sa seule prétention à décrire cette réalité. Autrement dit, la distinction apparaît au niveau des régimes, le roman relevant surtout de l’aspect esthétique ou thématique tandis que la réalité reste empirique, c’est-à-dire propre à ellemême. N’ayant pas apprécié la spoliation de l'héritier du trône du Horodougou, les derniers serviteurs des Doumbouya tentent de ressusciter le passé et la chefferie. Aussi, si la stérilité qui accable Fama l'emporte sur toutes les autres questions que soulève Les Soleils des Indépendances, ce roman restitue, sous une apparence fictive, la vertigineuse interrogation que formulaient déjà les Africains après la scission du continent et son accession à l'indépendance, à savoir la place de la tradition dans la m odernité. Ainsi, aux vicissitudes de Fama correspond une angoisse étrange de l'Afrique sur le présent mais aussi sur son devenir. - 219 - En revanche, son impuissance n'est plus alors évoquée que pour mieux cerner la désillusion qu’ont enfantée les indépendances. Cette inquiétude qu'Ahm adou Kourouma formule, de bonne heure, débouche, quelques années plus tard, sur de nombreux cataclysmes tels que les dictatures de type stalinien qui émergent presque partout en Afrique avec, hélas, la bénédiction des régim es libéraux occidentaux. Avec Monnè, outrages et défis, Ahmadou Kouroum a reconsidère le m al qui gangrène le continent noir, en particulier l'ignorance de certains de ses décideurs dont Djigui, le roi de Soba, en est l'incarnation parfaite. A la fin de la conquête de ce minuscule royaume, pour mieux exercer sa domination, la France avait promis à Djigui un train. Celui-ci avait accueilli cette prom esse comme une marque d'honneur, en dépit des mises en garde du gouverneur de la colonie qui demandait au roi de tempérer sa joie car Djigui ignorait tout des peines que sa construction ferait endurer à ses sujets : P our l a é n iè me f oi s, le r oi nè gr e p os a l a mê m e q ue s ti on à l’ i nt e r pr è te q ui a uta n t de f oi s c on f ir ma . Al or s D ji gu i sol li cit a l a ma i n d u B la nc , l a ser r a et l’ e m br a s sa ; va cil la n t, le s u p pl ia ; il s e nt r èr e n t s’ ass e oir da n s - 220 - le K é bi ; c omm e Sou m a r é l’ a va i t pr é vu , le pr i n ce ma li n ké f ai b li s sa it s ou s l e p oi d s de l’ h o n n e ur . 197 Il faut, sans doute, rappeler que Djigui est Malinké. Pour se faire, il devait honorer la confiance que la France lui avait faite. Aussi se sentit-il colonisateurs. C'est, obligé de se du moins, mettre cette au fibre service des culturelle qu' a exploitée le romancier ivoirien pour expliquer l'attitude de ce personnage. (cf. Entretien en annexes). Ainsi, à cause de son ignorance, Soba et ses habitants paient plus tard un construction tribut du lourd train à la colonisation. engendre des En travaux effet, forcés la et métamorphose Djigui en instrum ent du colonialisme. Sous son ordre, des villageois sont enlevés pour pourvoir en main d'œuvre le chantier du train. Les populations sont déplacées, contraintes à la fuite à cause des nombreuses taxes qu'elles ne peuvent honorer mais que les colonisateurs justifient pour financer l’urbanisation du royaume. Le train de Soba réfère, à bien des égards, aux projets ambitieux et pharaoniques que les dirigeants africains, au milieu des années soixante - serait-ce un anachronisme (in)volontaire ? - ont tenté de réaliser pour satisfaire leur ego et qu'ils ont justifié sous forme de projets d’équipement de leurs Etats. Pour autant, Ahm adou Kourouma reste fidèle à l'histoire coloniale qui lie, en 197 Kourouma A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 74. - 221 - Afrique noire, la colonisation à la construction des chemins de fer : La c on s tr uc ti on d u c h e m in d e f er ( a i ns i q ue c el le de s r ou t es ) a e n ef f e t ét é l'une de s pr é oc c u pa ti on s p r i or ita ir e s des c ol on i sa te ur s, q ui pr e n a i e nt p oss e s si on d e p a ys sa ns a xe s d e c om m u n ica ti on s m od e r ne s, da n s le sq ue l s i l n ' y a v a it q ue d es pi st e s, par c ou ra b le s u n i q ue m e nt à pi e d ou à c he v a l e t , pa r f ois , d e s f le u ve s . D ot e r les p a ys c on q u i s de r ou te s et de v oie s fe r r é es , c 'é tai t s' of fr ir la p oss i b ili té d ' y c ir c u le r f ac i le m e nt, de c on tr ô l e r et s ur t ou t de tr a n sp or t e r le s mat ièr es ex p or ta b le s e t de fa ir e d u c o mm er ce. C es c on s tr uc ti on s la nc ée s pa r l e s c ol o n i sa t e ur s on t ét é l a r ge me nt f i na n cé e s par le s r e s sou r ce s l oc a le s de s c ol on i e s. E t, e n p ar ti c ul ier , p a r le «t r a v ail f o rc é », i mp ô t e n na t u re . 198 Les romans d'Ahm adou Kourouma mettent, ainsi, en évidenc e aussi bien les aspects de l'histoire douloureuse que la condition misérable du colonisé. Ils tentent de faire comprendre le caractère inouï du passé et du présent. Ce sont des réceptacles de figures, des romans qui veulent bien retourner sur le chemin même où la plus haute négation de l’homme a retenti. Au-delà du fait qu’ils sont des fictions pures, les romans d'Ahmadou Kourouma rendent com pte de l'expérience commune des Africains. Aussi, quoique les noms des lieux et certains personnages 198 soient souvent inventés de toute Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 194-195. - 222 - pièce, il n'em pêche que le romancier ivoirien puise aux sources mêmes de la mémoire vive. Pour se faire, ses romans, comm e autant de fragments de cette mém oire, sont un écho au temps qui risquerait de s’abîmer dans l'oubli. En tant qu’espaces de créativité, les rom ans d'Ahmadou Kouroum a donnent de la voix à ce qui ne peut l'être que dans un tel mixte. impalpable, Ils métamorphosent l'histoire réelle la réalité demeurant, en pour une ainsi matière dire, le berceau de cette aventure dont l'écriture, comme espace où caracolent des pièces de la réalité, suit l'itinéraire d'une marche incessante. Réalité et fiction sont engagées dans une même aventure. La seconde est anim ée non pas du dessein d’annihiler la première mais par une volonté poétique de référence historique. En revanche, elles tendent, respectivem ent, dans ce qui est présent, vers l'entremise de l'événement et, dans ce qui est absent, vers un modèle achevé du discours circulaire autour de l'objet de la littérature comme mouvement vers l’extérieur. Réalité et fiction kourouméenne mènent, en somm e, vers une homogénéité ou vers une liaison qui fait apparaître aussi bien le travail de transformation, en amont, que le souci de faire valoir, sous cette autre forme et, en aval, le passé. Elles opèrent sur une voie où l'événement réel contamine le récit de fiction pour mieux transparaître, probablem ent, ou pour mieux émerger et - 223 - trouver sa place dans une écriture qui quitte les imageries incertaines de la poétique afin de devenir une écriture réaliste. Ahmadou Kourouma procède, de fait, d'une démarche où la fiction obéit au guide de la réalité. Ce qui est, à l'évidence, indispensable pour la cohérence. Ainsi les romans d'Ahmadou Kourouma suivent-ils les méandres de l'histoire m ouvementée de l'Afrique, une histoir e qui plonge ses racines au cœur du drame colonial et des indépendances. Au demeurant, il n'y a pas de place pour la spontanéité car ils n'ont plus ici le pouvoir de transformer une situation, mais la faiblesse de n'exister que par cette transcription. 2. Diction et vérité Lorsqu'il choisit de s'attaquer à la corruption et à la violenc e de la classe politique africaine, à savoir les grands maux qui affectent les Etats modernes africains, Ahm adou Kourouma ne se contente pas de les dénoncer sèchement, c'est-à-dire de plaquer la réalité uniquem ent. Il la saisit et essaie de la rendre. Autrement dit, il l'exprime mais ne la copie pas. Ainsi faut-il - 224 - com prendre toute la dimension du vrai dans ses romans, tout comme dans n'importe quelle œuvre littéraire qui mêle le vrai au faux, le vrai au probable. Dans sa Poétique, Aristote distingue déjà im itation rigoureuse et imitation libre, c'est-à-dire d'une part, l’imitation qui se borne à reproduire servilem ent la nature et celle qui, d'autre part, en dispose autant qu'elle veut ou mimésis : La m i mé si s n’ e st pa s p u r e c op i e, c omm e p ou r r a i t l e la i sser e n t e n dr e s a tr a d uc ti on c on s a cr ée ; e l le e s t cr é a ti on , c ar tr a n s p osi ti o n e n f i gu r e s d e la r é al it é – o u d ’ u ne d on n é e nar r at i ve [ …] . E ll e q ua l if i e à la f oi s l’ ac ti on d’ i mi ter u n m od èle , m ai s é ga l e me nt l e r é su lt a t de ce tt e ac t i on , la r e pr é se nt at i on de c e m od è le [ … ] . 199 Les romans d'Ahm adou Kourouma n'échappent pas à cette modélisation puisqu’ils différencient copie exacte du réel ou imitation servile et imitation libre. Ainsi, en dépit de certaines ressem blances avec la vie du romancier, le récit de Fam a se distingue de l’autobiographie d’Ahm adou Kourouma. En effet, lorsqu'il évoque l'origine des Soleils des Indépendances, Ahmadou Kourouma ne m anque pas souligner souvent les circonstances qui ont précédé sa publication ainsi que le lien qu'il y a entre ce livre et sa situation personnelle à 199 Aristote, Poétique, Le livre de poche, «Les classiques de poche», Paris, p. 25. - 225 - l'époque (cf. Annexes). D'ailleurs, Doum bouya et Kouroum a n’ont-ils pas la même signification chez les Malinké ! 200 Le lien entre la personne réelle et le personnage permet de tenir com pte, ici, de la dimension essentielle à la perception de la réalité, mêm e dans ses rapports les plus incongrus. Pourtant, que la vie de Fam a refigure celle d'Ahmadou Kouroum a et que le récit investisse la forme d’une «biohistoire» 201 ou fiction pseudo-autobiographique à travers la transposition des épisodes de l’existence du romancier ivoirien, notamment à cause de nom breuses pistes qui sont offertes telles que le lieu de naissance du personnage qui est commun à celui du rom ancier ou l'implication de Fama dans un faux com plot comme se fut le cas pour Ahmadou Kouroum a, Les Soleils des Indépendances reste un roman, c’est-à-dire une fiction. Que dire ici de ces élém ents de vraisemblance, si ce n'est que, parfois, le romancier duplique la réalité, qu’il s'inspire des événements de la vie réelle pour leur conférer, en définitive, une intention ou un sens poétiques ! En effet, Ahmadou Kourouma se nourrit abondamment de circonstances réelles à un tel point que son œuvre romanesque renvoie, de manière explicite, à la réalité. Ainsi, certains romans 200 Nous référons à Jacques Fame Ndongo qui, dans son ouvrage Le Prince et le Scribe, op. cit., page 151 cite : «Kourouma et Doumbouya sont un seul nom chez les Malinké». 201 Nous empruntons cette expression à Coates C. F. qui, dans un article consacré au lien entre la vie et l’œuvre de cet auteur, évoque la «toile de fond bio-historique». Cette expression désigne donc la mise en rapport du «contexte biographique et la renommée» du grand écrivain. (cf. «Le bilakoro à l’honneur : les prix et les titres honorifiques d’Ahmadou Kourouma» in Présence francophone, n° 59, 2002, p. 142-152). - 226 - comme En attendant le vote des bêtes sauvages saisissent des scènes de la vie quotidienne dans un palais présidentiel africain. D’ailleurs, il déclare, à propos des réceptions matinales de Koyaga, s’être inspiré du protocole d'un chef d'Etat, alors en exercice, qui établit comm e habitude de recevoir vers certaines heures : ( …) j' a v ou e q u ' a u f on d de m on c œ ur j' a d mi r e sa br ut a li té, sa br u ta li té vi ol e n te. K o ya ga e st ce r ta i n e me n t le pi re de s di c t ate u rs, ma i s i l y a u ne c e rt a i ne l o gi q u e d a n s s a f a ç on d ' a gir ( …) A ce r ta i n s m ome n t s i l ap p a r a ît pr esq u e s ym p a t hi q u e. I l e st s ym p a t h i q ue . Il gè r e le s af f air es de f a ç on s ym p a t h i q ue , à 4 h e ure s d u m at i n i l se r é vei ll e p o u r r ec e v oi r le s ge ns . M oi- m ê me j' ai été r eç u pa r K o ya ga à q ua tr e ou ci n q he ur e s d u m at i n. 202 Cela montre s’im briquer. au Mais, moins cela que nous fiction renseigne et réalité également peuvent sur la conception de la vérité dans la fiction. Allah n'est pas obligé, son dernier roman, com porte de nombreux exemples aussi bien sur les facteurs historiques du déclenchement des guerres civiles du Libéria et de Sierra Leone que sur les tractations menées pour éviter l'enlisement de ces deux conflits. Par ailleurs, les noms des principaux belligérants sont authentifiés : Sam uel Doe, Prince Johnson, Charles Taylor, etc. 202 Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999. - 227 - En fait, le te x t e [ All a h n ’ e st p a s o bl i gé ] s e pr é s e nte c o mm e u ne f us i on e n tr e f ict i on et re p or t a ge s ur le vif . E n ef f e t, si l’ i nt r i gu e e st f ic ti ve , e n r e va n c he , le s l i e u x me nt i on n é s e t le s f a it s hi st or i q ue s re lat é s s on t , eu x , str ic te m e nt c on f or me s à l a r éal it é ( … ) A uss i b ie n la f ic t i on pr op r e me nt di te est -e ll e «c ou su e de f i l b la nc », c’ e st- à- dir e a p p a re n t. Der r ièr e l es pa r ol e s d e l ’e nf a n t, le s l ec t e ur s p e u ve n t f aci le m e nt dé c el er la v oi x d e l’ a u t e ur q u i c her c h e à le s i n f or me r, à té m o i gn er e t enf i n à dé n on c er . 203 Lorsqu’Ahm adou Kouroum a s'emploie à dégager la vérité profonde d'une situation ou d'un événement, il ne se borne pas à le raconter tel quel, à la manière d'un historien. Ainsi, ce qui distingue ici la fiction de la réalité, c'est le fait que la premièr e ne soit que le genre, à savoir que le rom ancier ivoirien la fait varier en fonction de l'angle à partir duquel il l’observe, alors que la réalité reste le modèle sur lequel il va construire son récit. En tant qu’élément d’interaction de deux modèles de discours, la fiction tend à ressembler à la réalité ou à dire la vérité. Elle est aussi le lieu où l’on rencontre la feinte. C’est le terrain vague où se crée le récit alors que c'est la réalité qui fournit les traits de la vraisem blance. La vérité romanesque ne 203 Doquire Kerszberg, A., «Kourouma 2000 : humour obligé !» in Ahmadou Kourouma écrivain polyvalent, Présence francophone, n°59, p. 110-125. - 228 - reste donc qu'une re-création, une duplication de la réalité et non pas une transcription telle que la conçoivent les historiens en toge. 3. Approche kourouméenne du réalisme L'effet d'exagération structure le rom an kouroum éen comme le signe de sa stylisation. Ce qu'il décrit a, effectivem ent, eu lieu un peu partout sur le continent africain et, en particulier, dans la région occidentale où Ahm adou Kourouma situe ses récits. Néanmoins, la peinture qu'il évoque est supplantée par la présence d'images plus com plexes. C'est, qu'en réalité, le romancier ivoirien n'est pas un prosateur qui n'a du réalisme que la réappropriation de la nature. Le réalism e chez Ahmadou Kourouma dépasse les exigences de ce genre romanesque. Il est agi par un système qui compos e et qui allie aussi bien simplicité et transfiguration. En effet, le réalisme kourouméen s'accomplit ou s'achèv e dans une synthèse 204où doit être considéré ce qui relève de la 204 Selon Claire L. Dehon, qui cite les propos de Harry Levin : «le roman réaliste au lieu d'imiter la vie selon le concept de mimesis, la «réfracte», pour employer l'expression de Harry Levin, c'est-àdire en fait dévier la représentation selon différents angles de perception» in Le Réalisme africain : - 229 - dimension réelle et être apprécié les détours, mêm e les plus incongrus. Cela va du titre le plus déroutant à l’évocation du personnage. Ce qui, souvent, attise la curiosité et est, pour le moins, surprenant, c'est d’abord le titre. Celui-ci est soit énigmatique tel qu'Allah n'est pas obligé, soit programmatique comme, par exem ple, En attendant le vote des bêtes sauvages, soit l'un et l'autre, à la fois, comme pour Les Soleils des Indépendances. Ahmadou Kourouma a, ainsi, la particularité de réunir dans ses rom ans des caractéristiques dont la visée est de dériver davantage de la réalité la moins abstraite. Évoquer des bêtes alors qu'il veut parler des hommes est, sans conteste, plus détonateur pour attirer l’attention sur les misères de la politique en Afrique que parler tout simplement de la geste du chasseur. Ainsi, pour Ahmadou Kouroum a, l'homm e politique est-il plus proche de la bête que de l'humain. En effet, à propos de son avant-dernier roman, Ahmadou Kouroum a a hésité entre plusieurs titres, «La geste du Maîtr e chasseur», «Le Donsomana du Guide suprême» qui, selon lui, étaient ou bien trop ou bien pas assez accommodés aux attentes de son lectorat essentiellement européen, avant d'opter, finalem ent, pour En attendant le vote des bêtes sauvages : le roman francophone en Afrique subsaharienne, op. cit., p. 17. - 230 - [ Le t itr e d u r om a n] m' a é té i n s pir é par m o n b o y, q u a n d j 'h a b i ta i s à Lom é . Il e st t o g o la i s et s ou t ie n t le p ré si d e nt e n pl ace . I l m 'a di t : «S i d ' a ve nt u r e le s ge n s ne v o tai e n t pa s p ou r E ya d e ma , le s bê te s s a u v a ge s sor tir a ie n t de l a f o r êt e t vot er ai e n t p ou r l u i ». Le s ge n s cr oi e nt q u 'E ya d e ma e st ca pa bl e, p ar la ma gi e , d ' a me n er l es a n i ma u x à v ot er p ou r l u i . C 'es t, c er te s, di ff ic il e à f air e a d me t tr e à u n oc c i d e nta l. 205 D'après le romancier ivoirien, cette dernière proposition correspondait aussi bien aux aspects politiques que magiques de ce roman, suivant une opinion assez répandue, en Afrique, qui attribue aux hommes politiques des pouvoirs ésotériques. D’autre part, dans Soleils des Indépendances, ce qui frappe, c'est l'accord déroutant du mot «soleil» au pluriel alors mêm e que celui-ci est, habituellement, employé au singulier. C'est que la logique y a été désarticulée et la langue française trahie. A la parution de ce roman, Ahmadou Kouroum a n'a pas eu que des sym pathisants. Il a, en effet, fait les frais de son affront. Il a, ainsi, été m arginalisé par une certaine élite universitaire qui lui reprochât cette audace 206. Le «soleil» est un astre de lumière et de chaleur. Il brille, par essence. Vu le nombre im portant sous l'ère des indépendances, 205 Magazine Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999. C’est Lilyan Kesteloot qui en parle le mieux dans son Anthologie négro-africaine à la page 445 : «Le roman de Kourouma, d’abord paru au Canada en 1968 puis repris par Le Seuil, a été au début très mal compris. Les Soleils des Indépendances, qui est aujourd’hui un classique au programme de toutes les universités africaines, fut mal accueilli à cause d’un style déroutant, douteux et même fautif.» 206 - 231 - celle-ci aurait dû être radieuse ou plus lumineuse. Ils auraient, par conséquent, asséché le ciel de la Côte des Ebènes qui draine un mauvais pourri. Mais, au lieu de quoi, il y faisait un tem ps exécrable ! : L’ or a g e é t ai t pr o c h e. Vil le sa l e e t gl u a n te de p l u ie s ! p ou r r ie d e pl u ie s ! A h ! n o st al gi e d e l a t er r e na t al e de Fa m a ! S on c ie l pr of on d e t l oi nt a i n, s on s ol a r i d e m ai s s ol i de, le s j ou r s t ou j ou r s se c s. O h ! H or od ou g ou ! t u ma n q u a i s à ce t te v i l le ( … ) . 207 En fait, le «soleil» est plutôt révélateur d'une certaine hostilité envers Fama car, à «l'ère des Indépendances», le descendant des Doumbouya devait faire face à la horde de bâtards qui avait pris le pouvoir en Côte des Ebènes. Ayant été déchu du trône du Horodougou puis ruiné par les indépendances, Fama, pour subvenir à ses besoins, ne com ptait plus que sur la générosité des Malinkés de la capitale. Comme métaphore, Les Soleils des Indépendances évoque, la période de désenchantement des années soixante que les Malinkés désignent par le pluriel du mot «soleil». D'après les explications que donne Madeleine Borgomano dans Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot, pour désigner «une saison», «une période», le Malinké emploie le pluriel du mot «soleil» alors que ce mot, au singulier, signifie «un jour». Aussi, 207 Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21. - 232 - Ahm adou Kourouma reste «fidèle à l'odeur du peuple», pour paraphraser une expression qu’emploie Makhily Gassama pour caractériser le singularisme du st yle du romancier ivoirien : Le l a n ga ge d ' A h ma d ou K ou r ou ma e st ce l ui de son p e u ple : l e pe u p le ma l i n ké es t c er t ai ne me nt l ' u n d es pe u pl e s af r i ca i n s q u i a cc or de n t le plus d ' i nt ér ê t, da n s la vie q u ot i di e n ne , à l 'e x pr e ss i vi té d u m ot et d e l ' i ma ge, et q u i g oû t en t le m ie u x le s va le ur s i nte ll e c t uel le s, c ré a tr ic e s de p ar ole . 208 Le romancier ivoirien ne choque personne, excepté le purist e qui n'y verrait que le signe de la médiocrité. Or, un lecteur averti, le Malinké – qui est pris à témoin par Ahmadou Kouroum a lui-mêm e 209- s’y retrouverait parfaitement. Au demeurant, l’emploi du mot «soleil» au pluriel montre clairement qu’il opte pour une construction de figure créatrice de symboles. Ce qui est lisible dans le paratexte, l'est aussi dans le text e lui-mêm e. En effet, Ahmadou Kourouma allie les deux avec malice. Cependant, «l'odeur du peuple» ou la rhétorique locale prédomine. Makhily Gassama poursuit ainsi l'analyse du style du romancier ivoirien : Si l e s f ait s d ' e x pr e s si on ne p ar vi e n ne n t p a s à e nr a ye r la m is èr e ma té r ie lle , i l s par vi e n ne nt , t ou t de m ê me, à r e n d r e m oi n s a m èr e 208 209 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51. Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 9. - 233 - c et te m is èr e q u ot i di e n ne et à c on cé d e r , a u l oc u t e ur ou à l 'a l l oc u ta ir e , u n s e m bl a n t de d i gn i té . 210 De fait, il y a, dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, un second cham p qui ne se contente pas d'em bellir facilement les choses ou d'égayer momentanément l'existence, un cham p qui dit avec une grâce terrible le monde qu'il a réellement vu. Le réalisme s'explique donc par la révélation, à savoir que lorsqu'il s'agit de dénoncer un crime ou de s'attaquer aux plaies de la classe politique africaine, le romancier ivoirien ne ménage pas sa plume pour noircir davantage le tableau. Bien au contraire, il pénètre parfaitement le mal qu'il décrit. Il le connaît si bien qu'il l'embrasse de toute part, sans doute, comme il vient. Il opère alors avec l'allégorie, la parallèle ou encore la fable, une mosaïque de choses qui rend l’atmosphère, vraisemblablement, plus délétère. En somme, la référence à plusieurs types de discours, notamment la référence de la politique à la chasse rend plus réaliste ou plus vraisemblable la description. Cependant, ce souci de réalisme est sitôt débordé, probablement même avec facilité, lorsque Ahm adou Kourouma ne se contente plus uniquem ent de scruter les démons du colonialisme et des indépendances. Aussi son secret serait-il de tordre toujours, d’oser même s'il casse, oser pour qu'il passe. 210 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51. - 234 - La m arque de fabrique du réalisme kourouméen n'est plus seulement une nécessité de témoigner mais une nécessité poétique de bouleverser l'ordre des choses, en tenant lieu de réalité ce dont la fiction n’est que le signe comme, par exem ple, le fait de peindre l'homme comme un animal. Ainsi, Ahm adou Kourouma ne se borne pas seulement à décrire la société, il en dégage aussi l'esprit en frappant le lecteur plus par l'imagination que par des simplifications accessoires. 4. Dialectique du roman kourouméen Les Soleils des Indépendances a souvent été considéré, avec Le Devoir de violence 211 du Malien Yambo Ouologuem, comme un roman d’avant-garde. Tous deux se sont, en effet, démarqués des productions antérieures par la nouveauté qu'ils insufflaient dans le roman africain subsaharien d'expression française 212. 211 Ouologuem, Y., Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, 207 p. A leur parution, ces deux romans n’ont pas été accueillis avec chaleur. En revanche, leurs auteurs ont été couronnés de prestigieux prix littéraires, notamment du prix Renaudot, respectivement en 1968, pour le Malien Yambo Ouologuem et, en 1999, pour l’Ivoirien Ahmadou Kourouma. Ils ont de la sorte contribué à façonner une autre image de la littérature africaine à la suite de quoi de nombreuses maisons d’édition, longtemps réticentes, ont ouvert leurs portes à une nouvelle génération d’auteurs qui n’étaient encore qu’à leur premier essai : Sony Labou Tansi, Maryse Condé, etc. 212 - 235 - Les Soleils des Indépendances a été suivi, vingt ans plus tar d par un rom an, Monnè, outrages et défis, puis, en 1998, par un autre encore, En attendant le vote des bêtes sauvages. Le dernier rom an d’Ahm adou Kourouma, Allah n'est pas obligé a paru en 2000. Lorsqu'il entre en littérature, vers la fin des années soixante, Ahm adou Kourouma jette son dévolu sur l’histoir e événementielle. Puis, au fur et à mesure qu'il enchaîne les productions, ce thèm e devient une obsession, une hantise d’où se révèlent, de fait, les préoccupations du romancier ivoirien, à savoir la résistance africaine contre les conquêtes colonialistes, l'héritage de la colonisation, le fardeau du néocolonialisme, etc. A n'en point douter, il se m et au service de la réalité, Ahm adou Kourouma préférant mettre l'histoire au cœur de s a création littéraire. Au début du XXème siècle, entre deux guerres mondiales et jusqu'au milieu des années soixante, pour faire face à la domination ressusciter, étrangère par le qui biais a de causé la l’acculturation, littérature, les il fallut civilisations ensevelies, les cultures englouties par le colonialisme afin de tém oigner au m onde entier qu’en Afrique noire, bien avant le contact avec la civilisation européenne, il existât des sociétés organisées aussi bien politiquement, économiquement que culturellement. De ce fait, les romanciers africains ont ét é nombreux à réhabiliter le passé. - 236 - Dans les années soixante-dix, la tendance s'inverse. En effet, les romanciers africains délaissent l’éloge de l’Afrique lointaine et la critique du colonialisme pour s'attaquer aux grands chantiers qu'avait ouverts l'euphorie des indépendances avant que celle-ci ne se heurtât à l'inquisition des nouveaux guides providentiels et autres Pères de la nation. Dix ans seulement après l'accession des anciennes colonies françaises à la souveraineté, l'échec des indépendances africaines était total. Mais alors que la plupart d'entre eux jettent l'anathème des maux africains Ahm adou Kourouma revient sur les nouveaux régimes, à l'analyse de la colonisation, réexamine le présent à l'aide du passé. Sans en avoir eu probablem ent conscience, il définissait les bases d’une théorie généralisée du littéraire, à savoir une position de la littérature totalem ent ancrée dans chaque moment de l'histoire africaine, à un tel point que ce dernier est devenu le sésame de la com préhension de ses romans car le dessein de tém oigner et d'éclairer certaines zones d'om bre de l'histoire est celui qu’Ahmadou Kouroum a assigne au roman. Aussi, l’objet de la littérature est clairement défini. Écrire devient un acte de bravoure, un devoir envers la collectivité. Ce qui explique, probablement, pourquoi les romans d'Ahmadou Kouroum a accordent une significative im portance à l'histoire et conçoivent le rôle qu’elle joue comm e prépondérant. - 237 - L'histoire de l'Afrique que décrivent ses rom ans relève, en effet, malheureusem ent colonisation. Ceux-ci du cataclysm e réfèrent à ce engendré nouvel ordre par non la pas seulement avec la simplicité, la curiosité ou la neutralité de l'archéologue qui f ouille le passé mais en prenant position et, surtout, en dénonçant l'interventionnisme français. Cette ivresse de l'histoire se scinde, néanmoins, en une histoire faite de dates comme celles qui marquent le début de la colonisation et en une histoire sans date, c’est-à-dire celle qui raconte la vie quotidienne des peuples africains qui ploient sous la misère et le poids des régimes marxistes. Il découle, en définitive, chez Ahm adou Kourouma, une vision de l'écritur e résolue au témoignage de l'histoire et à la reconstitution du passé et du présent et le dessein d'être la mém oire des faits historiques lointains ou proches et des grands maux du colonialisme : la corruption, la dictature, la répression, etc. Les romans d'Ahmadou Kourouma dévoilent ainsi l'histoire africaine. Ils perpétuent, à leur guise, ce qui est utile à la connaissance historique en intégrant des épisodes vrais. Le romancier ivoirien ayant une conception linéaire de l'objet littéraire, ses romans créent non seulem ent des liens mais ils portent aussi la marque de la continuité historique. En revanche, ils évoquent l'histoire sans réellement faire de l'historiographie. Les romans d’Ahmadou Kourouma tiennent lieu de transmission du savoir. Ce sont des objets de l'expression de la - 238 - mémoire car, Ahmadou Kourouma y reconstitue, non seulement, le déroulement chronologique mais il dote la littérature d’une prise de conscience historique. Cette prise de conscience ne s'oppose pas à la création pour autant qu'Ahmadou Kourouma est anim é du désir de métaphoriser. En effet, comme m étaphore, son œuvre instaure la confusion. Elle rend l'idée encore plus sensible car elle n'est nullement le fait d'une divergence m ais n'est que l'analogie, c'est-à-dire que l’œuvre romanesque est compréhension de l'histoire et seulement un expérience du temps, du passé et du présent. De fait, Ahmadou Kourouma n'est pas catalyseur. Il est aussi un clarificateur, dans la mesure où il s'intéresse au sens de l'héritage historique et culturel. Histoire et héritage découlent d'une même origine. L'une et l'autre informent sur la manière de décoder ses romans. Ainsi, par exemple, l'attitude de Koyaga est compréhensible lorsqu'elle intègre le passé de ce personnage : K o ya ga e s t ce r ta i ne me n t le pir e d e s d i c tat e ur s, ma i s i l y a u ne ce r ta i ne l ogi q u e da n s s a f aç on d ' a gir . Q ua n d i l ar r i ve d a n s mon hi s t oir e on n 'a pa s v ou l u le pr e n dr e c o mm e m i li tair e, si on l 'a va it e n ga gé c o m m e tir a i l le ur , f i n a l e me n t c o m m e t ou t le mon d e , i l s e ser a it c on t e nt é de ça . C ' es t a l or s q u ' il a c om me n cé à f a i re u n c o mb a t de l u tt e, e t q u a n d il a - 239 - pr is le p ou v oi r , le p o u v o i r é ta nt le p ou v oi r , h é b i e n il s 'e st d éf e n d u par t ou s l e s mo ye n s p ou r l e ga r der . 213 Rendre par les mots les conséquences atroces engendrées par ces deux hécatombes est, de la sorte, plus approprié que le détour que beaucoup de romanciers africains ont opéré, aujourd'hui, en faveur d'une écriture imaginative. Certes, Ahmadou Kourouma n'est pas le seul romancier à avoir consacré à l'histoire africaine une telle im portance mais son cas paraît exceptionnel puisqu’il concilie histoire et littérature dans un souci de conceptualisation, c'est-à-dire dans une approche des romans sur le mode historique, surtout sur le colonialisme et les répercussions de la guerre froide, en Afrique. Par ailleurs, le romancier ivoirien introduit son lecteur dans un rapport de savoir, en instaurant un contrat entre le roman et son destinataire de sorte que l’œuvre romanesque fonctionne comme discours dialectique qui parle le langage du lecteur, raconte les faits plus qu’il ne les commente et les présente sous l’angle de la réalité. En optant pour la dénonciation des manœuvres politiciennes africaines, Ahmadou Kourouma a, dans une certaine mesure, inconsciemment ou non, fait le choix de la condamnation. 213 Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999. - 240 - Troisième partie Le réel comme modélisation - 241 - Préambule Comme fille de l’histoire inouïe et m ouvementée, l’écriture du roman kourouméen définit le dram e dans lequel le romancier fait revivre les affres de la rupture, en avivant les blessures originelles. Cependant, tém oigner pour soi, mais aussi pour la communauté, passe nécessairement par le filtre de ce que le romancier ivoirien a longtem ps gardé en mém oire. De fait, l’écriture, en tant que phase essentielle du processus de production romanesque, respecte certaines étapes qui ont trait à sa nature. Avant de devenir des fictions, les romans d’Ahmadou Kouroum a passent par un niveau antérieur qui intègre les situations connues ou vécues du romancier. Ils tiennent ainsi ensemble histoire et mémoire. Cette partie esquisse une archéologie du réel grâce à la mise en évidence des aspects qui ont favorisé l’ém ergence de l’œuvre. - 242 - Chapitre 7 ---------Ecriture et représentation Nous nous proposons, dans le présent chapitre, d'établir la relation entre roman et histoire. Autrement dit, de découvrir la part de la réalité dans les romans d'Ahmadou Kourouma, une notion essentielle à ce rapprochement. Tout d'abord, qu'entend-on par histoire ? L'histoire est, par définition, un langage qui porte la condition du monde. Elle fait aussi apparaître ou valoir l'action de l'homm e dans son existence. Pour se faire, elle a un rapport avec la mémoire. L’histoire contrairement, au n'a rom an donc pas qui est, une par visée créatrice, essence, une représentation imagée de la réalité : D u la ti n hi s t or i a, l’ h i st oi re e s t «c on n a i ssa n c e de s é v é n e me n t s d u pa s sé, de s f ai t s r el a ti f s à l’ é v o l u t i on de l’ h u ma n it é ( d ’ u n gr ou p e - 243 - s oc ial , d’ u ne ac ti vi t é h u ma i ne) , q ui s on t d i gn e s ou j u gé s di gn e s de mé m oir e. ( Le P et it R o be rt) Ainsi, de prime abord, histoire et roman paraissent antithétiques. La première qui ne représente que les actions de l'homme ne peut, en effet, prétendre à un quelconque savoirfaire tandis que le second est une imitation arbitraire de la réalité. Or, comme la mimésis, l'écriture kourouméenne opère une sélection des événements réels qui sont, ensuite, réorganisés de façon à produire une histoire, c'est-à-dire une structure qui rappelle le m onde réel. Cela dit, l’œuvre rom anesque d’Ahmadou Kouroum a recompose avec le fait en s’épurant, tant bien que mal, des traits de la réduplication. Elle condense et rehausse les formes et les couleurs de l'univers comm e, en peinture, le geste du faiseur de toile q ui a br è ge , c on d e n se et c omb i n e les s i gn es p la st i q u e s de s on al p h a be t. 214 L'écriture kourouméenne ne se laisse donc pas prendre au piège de la réalité car il y a la part fantaisiste du romancier, 214 Ricœur, P., «La fonction narrative» in La narrativité (recueil préparé sous la direction de Doriau Tiffeneau, coll. Phénoménologie et herméneutique), Paris, éd. du CNRS, 1980, p.55. - 244 - c’est-à-dire la m anie qui permet de distinguer, dans le roman, l'accompli, ou ce qui perm et de dissimuler la trace effective du réel, de son contraire, c’est-à-dire l’état objectif du monde. Au-delà de ce qu’ils délivrent comme prescience ou comme possibilité du réel d'exister comme écho dans l’œuvre, il y a ce que les romans possèdent proprement, ce qui ne se contient pas dans la rém anence des choses d'antan. Aussi y a-t-il, dans les romans d’Ahmadou Kourouma, une structure non plus antithétique m ais constructive. Il pourrait s' y être estompé le vieil antagonisme, la vieille querelle entre littérature et histoire au détriment d'une symbiose de discours ou d'une interaction qui permet d'instaurer une véritable com plicité. Car, l’effet de réel qui vise à donner aux romans d'Ahm adou Kourouma une dimension historiographique, c’est-à-dire une dimension totale est aisément contrebalancé par la fantaisie qui contrecarre toute référence directe à la réalité. L'histoire réelle ainsi se dissout dans sa com position avec la vraisemblance. Par conséquent, au lieu d'un éloignement, les romans d'Ahmadou Kourouma bénéficient d'une attache où histoire et littérature finissent par produire un même son. En effet, monde imaginaire et monde réel interagissent mutuellement pour se dépasser. Mais, en échange de cette interaction, entre ce qui n'est au départ qu'une invention ou - 245 - mime et la structure qui f ournit cette copie m ême, survient un style qui refuse de se laisser prendre en défaut par la m imésis. La relation littérature-histoire est, chez Ahmadou Kourouma, un espace dans lequel se fixent aussi bien la voie ouverte à l'imagination que la réponse à l’appel du réel car ses romans renferment un m onde dans lequel est audible cet appel du réel. Aussi, au lieu de s'opposer, le couple rom ans-histoire réelle offre une esthétique particulière. Et, du fait que les romans d’Ahm adou Kourouma se réfèrent presque souvent au fait, il s’y élabore une écriture de juxtaposition, une écriture qui ne peut s'envisager plus que dans une relation de complémentarité. Sans doute, peut-on imaginer ses romans sans cette dimension historique, mais Ahmadou Kouroum a ne risque-t-il pas alors de ne plus nous proposer que des objets vides ? Or, les deux form es de discours se complètent et ses romans ne demeurent véritablement possibles que par la manifestation d’un écho du monde réel. En revanche, s’il n'a pas de rapport avec l'histoire, ce que le roman décrit ne peut prétendre seul à une explication plausible. Car, c'est la considération l’ensemble qui échoit bien à ce genre de poétique. - 246 - de 1. Analepse et reconstruction Souvent, pour com prendre le contenu d’un roman africain, la critique a cherché une hypothèse dans l'histoire des Etats. Ainsi, par exem ple, la création littéraire des années cinquante a-t-elle partie liée avec le contexte, lequel a progressivement entraîné l'élite africaine dans le débat pour l’indépendance des colonies. Dans ce m ouvement d'éclosion de la littérature, la conférence afro-asiatique de Bandoeng 215 marque la détermination des colonies françaises représentées d'aller de l'avant en affirmant leur volonté de s'émanciper des grandes puissances et du colonialisme : Sa n s v ou l oir é ta bl ir u n l ie n méc a n i q ue e nt r e le s é v é ne me n t s p ol i ti q ue s et l it tér a ir e s, on pe ut ( … ) r et e n ir q ue , e ntr e 1 9 4 5 e t 1 9 6 0 , i l se pr od u i t u n cer ta i n n om b r e de f a it s q ui mar q u e nt l’ é mer ge n ce d u Ti er s- m on d e da n s l’ hi s t oir e m on d i ale . Ces é vé n e me n ts ne son t pas sa n s c on sé q u e n ce s ur l’ ar t e t la l it tér a t ur e . 216 215 Bandoeng confirme la montée des aspirations des anciennes colonies à l'indépendance. Vingtneuf délégations africaines et asiatiques réunies dans une ville de Java affirment les droits des peuples à disposer d'eux-mêmes et appellent à lutter contre toutes les formes du colonialisme. Surkano, le présidant indonésien ouvre d'ailleurs ainsi la première séance : «Nous vivons un nouveau départ dans l'histoire du monde». 216 Mateso, L., La Littérature africaine et sa critique, Paris, Karthala, 1986, p. 117. - 247 - Le dévoilem ent du monde occupe donc l’esprit à l’heure où la littérature prend la forme de l’engagement politique 217. En effet, au m oment où l’on assiste à l'essor de la littérature africaine, la pression morale est telle que le véritable sens de l'œuvre ne réside que dans la critique du colonialisme 218. A la fin des années cinquante, les premières victoires politiques se concrétisent par l'élargissement de certains droits et la proclam ation des premières indépendances. Ce vent de libération souffle aussi dans les années soixante. Cependant, l'instauration de nouveaux Etats a eu, sur le continent, des conséquences politiques et économiques tragiques car les indépendances africaines sonnent le glas des libertés dém ocratiques avec l'apparition de la censure, du parti unique, de la torture institutionnalisée, etc. Dix ans après seulem ent, on assiste, en Afrique, à une montée en puissance de systèmes totalitaires 219. Le retour au pouvoir d'autochtones n'est pas le signe d’un apaisement. Il déclenche, au contraire, une vague de violences et d'exactions de tout genre comme en témoignent, plus tard, les romans d'Ahmadou Kourouma. 217 Dans les années 1950, la nouvelle génération d’écrivains africains avait dévolu à la littérature la représentation comme finalité. 218 La Négritude est avant tout une réaction, un cri de révolte de l'esprit contre la dénaturation de l'homme noir. Mais, ce concept est devenu, au fil du temps, un mouvement artistique et littéraire. En fait, la Négritude est tributaire de l'histoire de la traite et de la colonisation. Alors, comme réaction, elle s'oppose à l'entreprise de déculturation et d'assimilation de l'occident colonial. 219 Vuillemin, A., «Les dictateurs africains», Le Dictateur ou le dieu truqué, op. cit., p. 236-237. - 248 - Les années soixante-dix se caractérisent par un usage pervers et permanent de la répression. Les nouveaux Etats indépendants se repliant sur eux-mêmes et s'érigeant en véritables polices, leurs dirigeants contraignent à l'isolement, instituent la terreur comm e tactique pour conserver le pouvoir. Comme si cela ne suffisait pas, ils s'em ploient à écarter discrètement d'éventuels opposants en fom entant des complots. Dans un tel contexte, tout mouvement de contestation est durem ent réprim é. Le rom ancier ivoirien a, cependant, pris le parti de représenter l'histoire moderne de l'Afrique, du déclin de l'empir e de Samory aux récentes guerres civiles du Libéria et de Sierr a Leone. Le récit de son deuxième rom an, par exem ple, est situé au début de la colonisation. Il se livre à la critique des situations modernes et de leurs «démons» (am our de la gloriole, corruption, culte du parti unique, etc.). A l'instar des autres romans, Monnè, outrages et défis a une attache particulière avec l'histoire réelle d'autant plus qu’il manifeste, dans sa représentation des événem ents, une juste forme des calamités qui accablent le continent noir. L'organisation sociale de l'Afrique a com plètem ent explosé. De la fin du XIXème siècle au milieu des années 1980, on ne com pte plus les sociétés désorganisées, les espoirs effilochés, - 249 - les guerres et les mutineries déclenchées ! Au début des années soixante-dix, l'indépendance qui devait plutôt être défendue par les Africains est, au contraire, confisquée par des pouvoirs caporalistes qui s’illustrent par la terreur. Ainsi, la littératur e s'ouvrant à la critique de ces régimes, certains romanciers s'offrent de caricaturer les mœurs des politiques en vigueur. Aux confins de faits fictifs, il y a donc l'évocation des événements historiques réels. A cet effet, Les Soleils des Indépendances retrace, à travers la vie de son personnage principal, des étapes de l'histoire de la décolonisation : Le s so l ei ls de s In dé p e n da n c e s s' ét a ie n t a n n o nc é s c o m me u n o ra ge l oi nt a i n e t dè s le s p r e m ie r s ve n t s Fa m a s 'ét a it d é ba r r a ssé de t ou t : né g oc e s, a mi t i é s, f e m m es p ou r u se r le s n u it s, l es jou r s, l 'a r ge n t e t l a c ol èr e à i n jur ier la Fr a nc e, l e pè r e , la m èr e d e la Fr a nce . Il a va it à ve n ge r c i n q ua n t e a n s d e d omi n a ti on et u n e s p ol i ati on . 220 Lorsque Ahmadou Kourouma publie son premier roman, au moins deux guerres civiles ont éclaté en Afrique : au CongoKinshasa en 1961, au Nigeria en 1967. Des militaires ont remplacé des civils au pouvoir au Togo, au Congo Brazzaville, en Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), en Centrafrique, au Niger, au Ghana, etc. 220 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24. - 250 - L'effondrem ent du continent ne s'arrête pas là puisque des personnages aussi grotesques que sinistres tels qu'Idi Amin Dada, Bokassa, etc. vont surgir, mêlant dans les appareils de l’Etat corruption et détournem ent des richesses. Dans ce décor d'insécurité politique, des voix se sont pourtant levées pour dénoncer le gaspillage et la gabegie. Ains i les romans d’Ahm adou Kourouma se sont attachés à mettre en évidence l'existence des laissés-pour-com pte des indépendances ou à évoquer les m om ents difficiles et, surtout, la cruauté de ces régim es qui opèrent en toute im punité. A l'instar de ses personnages qui subissent les revers de fortune des totalitarismes africains, les populations croulent sous le poids des bouleversements qu'entraîne l'instauration de ces dictatures. L’hostilité que ressent le personnage kouroum éen est ainsi directement liée à l'existence concrète des Africains. Aussi ses romans esquissent-ils la reconstitution du clim at politique et social à un m oment donné de l'histoire africaine. A mesure Kouroum a va que la production augm enter, les romanesque personnalités d'Ahmadou historiques (de Gaulle, Houphouët-Boigny, Mobutu, etc.) ne vont pas cesser d’apparaître. Et mêm e si, pour la plupart, elles sont signalées sous des noms totémiques ou d'emprunt, leur présence souligne - 251 - un souci d’authenticité et sem ble le signe aussi d'une prédilection à l'histoire. La structure qui se dégage de ses romans paraît, en définitive, dépasser la simple évocation des aspects connus ou moins connus de l'histoire puisque surviennent des axes qui permettent de lire les diverses formes de conjonctures structurelle, politique et économique auxquelles l'Afrique est confrontée. En effet, ce continent est en proie à la crise, essentiellement, à cause de la mauvaise gestion des indépendances et, en particulier, à cause des dirigeants politiques qui ont pris les commandes après le départ des colonisateurs et qui n'ont pu réaliser la prospérité des Africains. Ainsi, le cadre dans lequel se meuvent les personnages d’Ahmadou Kourouma est lié au désespoir et à la répression et du fait de la terreur qui fait son apparition au lendemain des indépendances. La représentation que font ses romans tient donc, en partie, du refoulem ent et de l'inversion des valeurs qui ont empêché le bien de se répandre sur ce continent. - 252 - 2. Effondrement de signes et représentation historique Dans les précédents chapitres, il a déjà abondamment été question du lien entre histoire et fiction, le fait étant qu’elles ne sont pas incompatibles. Or, la relation entre les romans d'Ahmadou Kourouma et les facteurs extérieurs, leur caractèr e historique, en somme, n’est pas auxiliaire dans la lutte que le romancier ivoirien déclare aux systèmes politiques sclérosés qui ont pris les rênes du pouvoir, en Afrique, depuis plus de quarante ans. Sans doute, la littérature comme reflet de l'histoire est-elle essentielle pour dénoncer les violences que subissent les Africains depuis les indépendances. Aussi y a-t-il, chez Ahmadou Kouroum a, la mise en place d’un antagonisme entre pouvoir et individu traduit, dans Les Soleils des Indépendances, par un nouvel ordre moral où, sous le signe de la déshérence du princ e Fam a, se dessine un destin inaccessible pour lui et les gens de sa génération. Avant la colonisation, les sociétés africaines reposaient sur des valeurs sûres et justifiables. A l'éclairage des romans comme Crépuscule des temps anciens 221 du Burkinabé Nazi Boni ou Le Monde s'effondre du Nigérian Chinua Achebe, celles-ci ne 221 Boni N., Crépuscule des temps anciens, Paris, Présence Africaine, (1962), 1994, 256 p. - 253 - se concevaient qu'en tant que communauté. Ce qui obligeait, par conséquent, l'individu à rechercher, en toute chose, le respect des anciens. Or, l'ère qui s'ouvre avec les indépendances est aux antipodes de la société traditionnelle africaine dans laquelle l’individu s'épanouissait et s'illustrait par l’observation des coutum es en tant qu’elles étaient la source de toute grâce et commandaient le fondement de la vertu et de la morale. Ainsi, Fam a dont le nom seul évoque, dans la conscience collective malinké «le chef» ou «le roi» dut-il, en toute logique, devenir le tribun de tout le Horodougou, à la mort de son père, et connaître, probablem ent, l'existence à laquelle son nom le prédestinait. Mais, ironie du sort, cette destinée a ét é contrecarrée. Et, c'est à ce moment précis, qu'en dernière analyse, le roman d'Ahmadou Kourouma déploie une véritable sémiologie de l'étrangeté et porte, aux fonts baptism aux, une crise des signes. Les indépendances ayant constitué un précédent à son éviction, Fama, in fine, est voué à la déchéance. Ainsi, au départ confiné à la satire politique, Les Soleils des Indépendances, à cause de l'agressivité des nouvelles institutions, parvient à s'imposer comme le récit du divorce inquiétant vers un désordre m oral. - 254 - et du cheminem ent Le fait est que la dénonciation d'une vision politique n'est plus incom patible avec une expression certaine de l'angoisse qui naît des mutations que subit la société africaine au lendemain des indépendances. Dans ce rom an, le conflit de générations apparaît comme l'axe de représentation de l'histoire dans laquelle le personnage principal se retrouve confronté au pouvoir. Cependant, ce conflit ne se situe plus uniquement au niveau actantiel, c'est-à-dire sur le plan de la représentation historique et emblématique comme le signe de la déliquescence de la société traditionnelle, mais au niveau discursif car Fama devient le sym bole de cette désillusion, la victime que l'on jette en pâture aux régimes qui vont sévir pendant près d'un dem i-siècle en Afrique. Ainsi, Ahm adou Kourouma crée ici une musique originale puisqu’il pose les jalons d'une situation politique de crise au centre de laquelle l'exercice abusif du pouvoir et la multiplication des dictatures apparaissent comme les pivots de la littérature. - 255 - Chapitre 8 ---------Écriture kourouméenne et souvenir Le souvenir est le réservoir des actions que l'on souhaite faire revenir. Et ce dont il est question ici, c'est du cours de l'imagination, de l'intuition et de la retranscription des actions qui structurent les romans kourouméens. Ce qui y est presque banal, c'est l'aisance, une sorte de manie ou de facilité qu'a le romancier de briser le tabou de la cécité collective et de faire parler le silence de l’histoire. A l’aide de détails, Ahmadou Kourouma réussit à restituer les affres d'une époque. Tout rejaillit, en effet : les humiliations, les guerres, ou les résistances. Un pan de l’histoire qui avait dispar u ressuscite sous la magie de ce démiurge. Et, dès lors qu'à la place du vide le passé est réinventé, c’est le souvenir qui parle : O h ! H or od ou g ou ! t u ma n q u ai s à c e tte vi ll e e t t ou t c e q u i a va it per mis à Fa ma d e vi vr e u ne e nfa n ce h e ur e use d e p ri n c e ma n q ua i t a u s si ( le - 256 - s ol ei l, l’ h on n e u r et l’ o r ) , q u a n d a u l e ver l es e sc la ve s pa lef r e ni e rs pr é s e nta i e n t le c h e va l r éti f p ou r la c a val c a de ma ti n a le , q ua n d à l a de u x i è me pr i è r e le s gr i ot s et le s gr i o t te s c ha n t aie n t l a pér e n n it é e t la p ui s sa n ce de s Dou m b o u ya , e t q u ’ a prè s, le s ma r a b ou t s r éc i ta ie nt et en se i gn a ie n t l e C or a n, l a p i t ié e t l’ a u m ô n e. 222 Ce qui d’abord justifie son intervention, c'est la préservation ou encore l'effort que le romancier consent pour retranscrir e l'événem ent. En effet, lorsque Ahmadou Kourouma entreprend de situer tem porellement son écriture, ce qu’il vise dans ses romans, ce n'est plus seulement l'«aujourd'hui», c’est-à-dire l'instant présent mais l'arrière de l'œuvre, son «autrefois». Une telle entreprise est rendue possible par une vision synoptique et le vaste m ouvement qui agence, à la fois, le diagnostic de la société africaine et la rem émoration car le roman kourouméen se définit, ici, comme la chance qu’a l’homme, par rapport aux espèces végétale et animale, de ne pas s’oublier soi-mêm e. Ainsi ne se donnent-ils plus seulem ent comme simple narration mais, grâce à cette dernière, ils s’inventent autres, c’est-à-dire qu’ils remontent le fait jusqu’à ce qu’ils coïncident avec l’histoire. De fait, il y a une double posture. L'une est rétrospective, c'est-à-dire qu’elle s’invite comme première ou comme le vivier où puise le rom ancier, l'autre, est représentative ou habile à 222 Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21. - 257 - décrire le passé et le présent. Ainsi, les romans kouroum éens deviennent des manifestations d’un hors-texte. Le chemin qu'ils serpentent est inverse, à savoir qu’ils vont des bouleversem ents de nos jours à l'harmonie d'antan. La mémoire y est donc prise comme objet d'écriture d'autant plus que c'est elle qui ressortit, telle qu'elle est perçue, dans le mouvement de chute de l’histoire. Tout du rapport au souvenir apparaît mais dans la représentation du présent. On pourrait alors dire des romans d'Ahmadou Kourouma qu’ils sont des romans de récapitulation d’autant qu’ils retournent vers le lieu de leur assom ption, c’est-àdire l’histoire. Seulement, le lien entre la récapitulation et la fiction, en somme, la mise en écriture ne se concrétise que par le fait d'une transfiguration ou par l’institution d'une sorte de langue de transition. 1. Ecriture et mémoire Ahmadou Kouroum a est, sans doute, l'un des romanciers de sa génération qui donne à son œuvre un caractère historique fort. Ce qui lui vaut cette distinction, c'est le fait simple qu'il - 258 - entretient avec l’histoire africaine des liens étroits, des liens incontournables. En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma combine habilem ent réalité historiographique, historique en et imagination. apparence, signale non Cette pratique seulement la vocation documentaire de l’œuvre m ais elle témoigne, surtout, d'une présence dense de souvenirs. Le rom ancier ivoirien joue sur plusieurs registres de l’histoire africaine : précolonial, colonial ou postcolonial avec prédilection. Ceux-ci lui confèrent toute la matière dont il va disposer pour ressortir sa com plexité. Cependant, ce qui intéresse, ce n’est plus l’histoir e seulement mais le moment où celle-ci croise le chem inem ent personnel de l'auteur et devient, non pas le récit de la vie d’Ahmadou Kourouma, m ais l’histoire de l'hum anité noire. Le roman kouroum éen devient, de fait, un sillon tendant à souligner cette trace, il retourne vers ce lieu de la fabrique. A travers son œuvre romanesque, Ahmadou Kouroum a modèle un regard. En tant qu’artefact poétique, elle trouve son objectivation dans l'infamie des eaux troubles de l'Afrique. Or, en se donnant comme regard, elle devient aussi un horizon de mémoire puisqu’elle intensifie le lien particulier entre l'œuvre et les faits historiques. - 259 - Aussi, la fonction des romans est désormais de structurer le tem ps, c'est-à-dire de construire l'expérience humaine comm e narrativité ou comme récit du déploiement d'une présence, suivant un axe diachronique, un axe relatif à l’écoulement de ce tem ps. C'est alors, dans un enchaînem ent du tem ps, que la mémoir e ressortit, qu'elle devient le m oyen de médiation entre un pass é relaté et sa réactualisation dans le présent de l'écriture, cett e dernière faisant apparaître l’œuvre romanesque kourouméenne comme appropriation de ce qui a été ou comme reconstruction historique sous-tendue par l’im agination. Autrement dit, l’œuvr e romanesque kourouméenne se déploie comme re-présentation ou réécriture. Au niveau narratif, elle ne distingue plus récit de fiction et histoire d'autant plus que le rom ancier et l'historien se confondent dans une même personne. Du fait que les événem ents rapportés par le romancier ivoirien ne sont pas tout à fait ce qu'ils ont été, il est presque certain que domine surtout l'aspect fictif de leur actualisation. Cependant, le principe qui participe de cette création advient par la mémoire, c'est-à-dire par la restitution. En conséquence, Ahm adou Kourouma apparaît comme un auteur de la re- construction, c’est-à-dire une sorte de gardien de la mémoire, un - 260 - «gardien du tem ple» pour paraphraser le titre d'un des romans de Cheikh Hamidou Kane 223. La m émoire, c'est ce à quoi se résout, en effet, l'auteur des Soleils des Indépendances dans la traduction de son œuvre car il n' y a pas chez lui un fait ou un événement qui ne soit pas rattaché à celle-ci. C'est donc une dialectique ou un mode qui fait des romans d’Ahmadou Kourouma une sorte de transport dont la préoccupation reste de ne pas oublier le facteur originaire dans le drame de l'Afrique noire. Ainsi, ce qui caractérise l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kouroum a, c’est sa capacité à puiser dans la mémoire personnelle ou collective afin de se créer. Autrement dit, ce qui a été réellement vécu ou ce qui passe a plus d’effet que n'im porte quelle tentative de dresser, dans les romans, des situations ou des sensations imaginaires accessoires et sans réelle conséquence pour la littérature. C'est dans le rapport m ême que la mémoire entretient avec l'histoire qu'il faut décrypter ce double sens. Cependant, l'existence de ce lien presque naturel n'em pêche les artif ices : Le s s ol ei l s de s I n dé p e n da n c e s s’ é tai e nt a n n o nc és c omm e u n o ra ge l oi nt a i n et d ès le pr e mi er s ve n t s Fa ma s’ éta it dé b ar r a s sé d e t o u t : 223 Plus de trente années après son roman L’Aventure ambiguë (1961), Cheikh H. Kane publie aux éditions Stock Les Gardiens du temple (1997), l’histoire d’un pays africain à peine d’indépendant mais déchiré entre tradition et modernité. L’on retrouve donc le sempiternel antagonisme culturel noir et blanc. - 261 - né g oc e s, a mit ié s, f e mm es p ou r u se r le s n ui t s, l e s j ou r s et la c o l èr e à in ju r ie r la Fr a n ce , le p èr e, la mèr e de la Fra n ce. 224 Aussi les romans d'Ahmadou Kourouma reflètent-ils le sens historique et l'irréalité simple de la création littéraire. Ils se doublent aussi d'un caractère régressif, c'est-à-dire d’un mouvement de retour vers le passé. En fait, ils tendent tous vers un équilibre de deux tensions contradictoires. En cela, ils ne sont pas simples ou faciles à dépouiller car ils ne se laissent pas apprivoiser sans difficulté. Au dem eurant, caractérisent, d’une les rom ans part, par d’Ahmadou une Kouroum a dialectique se paradoxale, notamment lorsqu'il s'agit de considérer la place de la mémoir e en tant que m atrice de la création, c'est-à-dire comme trajectoir e dans laquelle ils se structurent. D’autre part, ils se manifestent par une tendance antithétique propre à l'esprit d'irréalité de la création littéraire. Ils s'élaborent, de fait, comme le centre d'où s'instaure un antagonisme entre la mémoire et l'écoulem ent qui tend à effacer les traces d'où advient l'écriture. Ils ont une source qui les porte vers le passé et ils tendent, en même temps à la dépasser, dans la mesure où l'œuvre romanesque, qui délaisse l'immense poids du passé, est moins un récit empirique, c'est-à-dire un récit historique, qu’une œuvre à laquelle on accède par l'imagination. 224 Kourouma, A, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24. - 262 - Toutefois, le lien entre mém oire et imagination ne doit pas faire perdre de vue que les romans d'Ahm adou Kourouma sont construits sur le rappel ou le souvenir. Ils mettent l'accent sur des situations concrètes. Cependant, l'attachem ent au passé ne doit pas non plus occulter la réalité du présent. Et, d'ailleurs, si le romancier touche aux profondeurs des choses de ce passé, sans doute, c'est pour mieux laisser transparaître l’illusion du présent. En fait, Ahmadou Kouroum a a su donner une form e, une figure à ce déploiement de la mémoire. Il s'agit de Djigui, le roi de Soba. Il a fait de ce personnage un em blèm e en tant qu'il est au-delà du temps, qu'il transcende les âges et s'invite dans toutes les confrontations avec l'histoire africaine. La mémoir e s'écoule donc dans ce vieux corps qui décline les trois grandes périodes (précoloniale, coloniale et postcoloniale) que l'auteur indexe dans ses romans. De fait, il est relativem ent aisé de comprendre toute sa portée par la présence de ce descendant des Keita qui apparaît comme le symbole m ême de la coalescence entre passé et présent. - 263 - 2. Le lieu de la mémoire A vouloir loger dans un espace l'auteur des Soleils des Indépendances, son œuvre a fini par se placer devant un terrible dilemme, à savoir risquer de tout perdre ou bien défendre ce qui menaçait de crouler sous l'oubli ? Perdre la mémoire, c'est risquer de perdre le présent mais le passé également, c'est-à-dire la possibilité de se raconter et donc de situer sa propre historicité. En revanche, en s e définissant comme accès à la compréhension de ce qu'on est et de ce qu'on a été, «la m émoire est la propriété de conserver et de restituer des informations». 225 Serge Brion en observe trois niveaux : - le niveau élémentaire qui correspond à la capacité des tissus cellulaires de comporter des phénomènes comme l'immunisation ou l'accoutumance à l'usage de stupéfiants. - le niveau de t ype associatif qui correspond à la mémoire du système nerveux permettant des acquisitions dont la complexité correspond intéressées également en à mêm e celle tem ps des structures qu'elle nerveuses dépend des conditionnem ents et des apprentissages sensori-m oteurs ; c'est à ce niveau que se rattache la plupart de nos habitudes comm e, par exemple, «manger». 225 Brion, S., «La Mémoire» in Encyclopediae Universalis, n° 14, p. 945. - 264 - - le niveau représentatif «qui correspond le mieux à l'usage courant du mot «m émoire» et qui est extrêm ement complexe car il nécessite des opérations m entales qui permettent de s e représenter les objets ou événements en leur absence et dont les principaux modes sont le langage et l'image mentale visuelle.» 226 Nous écartons les deux premières acceptions de cette notion et ne retenons que la dernière définition qui nous paraît essentielle à notre étude puisqu'elle ramasse une certaine quantité d'éléments de notre aventure qui sont l'observation, l'identification visuelle ou l’appropriation par l'écrit. Devant l'amnésie des nouveaux temps, Ahmadou Kouroum a sem ble avoir pris son parti. Il a voulu, devant la tournure pris e par l'histoire m oderne, attirer l'attention sur la signification du passé, en ce sens que celui-ci a donné le change à l'ère des bouleversements. Aussi ses romans pénètrent-ils les labyrinthes de la réalit é historique afin de sauver ce qui peut-être n'aurait pas de place si cela ne s'était réfugié dans la plume du rom ancier. Ils sont donc les yeux et la bouche de ce qui ne voient ni parlent. Tant qu'ils portent, en effet, sur des choses passées et même présentes, les romans d’Ahm adou Kouroum a sont centrés sur la mémoire car ils se donnent à lire comme possibilité d'une rencontre avec l'expérience et comme ancrage dans un point 226 Ibid., p.946. - 265 - précis de l'histoire. Leur structure même est du passé et rattache aussi aux notions qui retracent la dimension historique, à savoir le souvenir qui rend possible l'existence des choses passées. En ayant directement recours au temps, les romans kourouméens donnent de la voix à la condition humaine. Ils le reconstruisent, transmettent le les décrivent, actes le passés, racontent. notamment à Surtout, ils travers les nombreuses allusions aux événements qui ont eu cours dans le tem ps. Ils font donc acte de mém oire dans la mesure où ils s e conçoivent avec le dénominateur historique : Le c om m a n da n t Hér a u d p a rl a l o n g t e mp s ; l 'i nt e rp r è t e t r a d ui s it ; p ou r la c o m p r é he n s i on d u C en te na ir e , l e gr i ot c om me n ta et i n ter pr é ta le s der n ie r s é vé n e me n t s i nt e r ve n u s d a ns le m on d e pe n d a nt q ue l e B o l l od a vi va i t le s sa i son s d 'a m er t u m e. L' i n f r uc t ue u se t e nt a t i ve de dé b a r q u e me nt à D a kar n e dé c ou r a gea pa s l e gé n ér al d e Ga ul le . Bie n a u c on t ra ir e. Il m on t a e t r en c on tr a s es tr oi s a ut r e s c ol lè gu e s. Il s s e r éu n ir e n t à q ua tr e, le s q ua tr e gr a n ds p a r mi le s c i n q q u i s'é ta i e nt par ta gé l e mon d e . 227 Il y a la possibilité de rencontrer des situations et des figures historiques car les rom ans d’Ahmadou Kouroum a, en définitive, font le récit de notre propre historicité. 227 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 215-216. - 266 - Le fait de la raconter nous y lie étroitement et chaque fois que les romans d’Ahm adou Kourouma reviennent sur nos traces, c'est immanquablement la dimension de la mémoire qui s’escompte. Cette dimension-là passe comme une action sur les choses passées, d'autant plus que les romans d’Ahmadou Kouroum a agissent toujours sur le vécu. Dès lors, ils existent comme lieu de mémoire. Ce qui suppos e ici la prise de conscience d'un héritage renvoyant à l'existence préalable de quelque chose. Les rom ans d'Ahmadou Kourouma induisent aussi bien un retour vers le passé qu'une prise en charge de celui-ci. Ils transcendent l'expérience qu'ils ont auparavant reçue et servent de relais entre le passé et l'avenir. L'étirement du temps mêm e est une véritable enveloppe conçue du commencement jusqu'à la fin. Cette linéarité, cette unité sont déterminées par la capacité des romans à se constituer un sens, c'est-à-dire à concrétiser une reprise de l'événement passé. - 267 - 3. Situation temporelle du roman kourouméen Il s'agit de voir comment le passé, le présent et le futur, dans une moindre mesure, sont abordés par les personnages dans les romans d'Ahmadou Kourouma car ils ne perçoivent pas toujours ces temps de la même manière ou, du moins, avec la mêm e intensité. 3.1. Le passé Les personnages qui sont caractéristiques de cette portion de tem ps sont Fama et Djigui et, bien sûr, leur entourage. Fama et Djigui n'existent que par lui. En effet, les allusions aux périodes de l'enfance ou bien quelques fois leur réserve à l'égard des transformations amorcées par le changem ent d'ère laissent transparaître leur méfiance envers le présent. A l'ère du renouveau, une idéologie dont il se moque bien, Fam a n'est plus que l'om bre de lui-mêm e, c'est-à-dire un princ e sans royaume, un charognard de la bande des h yènes. Fama, qui a eu une enfance heureuse, arpente les rues de la capitale de la Côte des Ébènes, à la recherche de quelque événem ent qui lui offrirait la possibilité d'empocher quelques billets de banque ou des noix de colas. Le dernier descendant de la - 268 - dynastie des Doumbouya qui est né dans «l'or et le m anger», est presque devenu, «sous les soleils des Indépendances», un employé des pompes funèbres. Dans la com paraison qui est tirée, Ahmadou Kouroum a montre ce qu'était ce personnage pendant la colonisation, à l'époque du règne de son père alors qu’il n’était qu’un petit garçon, et ce qu'il est devenu après, c'est-à-dire au lendemain des indépendances africaines. A sa mort, Fam a aurait dû hériter du trône. Or, c’est son cousin Lacina qui est pressenti par l'administration coloniale. Pour subvenir à ses besoins et à ceux de Salimata, son épouse, il lui reste le comm erce. Quand viennent «les soleils de la politique», Fama qui «avait à venger cinquante ans de domination et une spoliation», se jette dans la bataille. Son com bat, pour l'indépendance n’est pas vain puisque, quelques tem ps plus tard, elle est accordée au royaum e du Horodougou. Mais au lieu de repartir à Togobala reconquérir son trône, Fam a espère surtout l'attribution d'un poste de responsabilité politique. Il rêve, en effet, de secrétariat général de sous-section du parti dont il est un m em bre actif ou de la direction d'une coopérative : des postes qui, selon lui, ne requièrent pas d’instruction particulière mais, uniquement, une totale fidélité au président de la République et au chef de parti. - 269 - Or, «comm e le petit rat de marigot [qui avait] creusé le trou pour le serpent avaleur de rats, [les] efforts [de Fam a] étaient devenus la cause de sa perte». 228 En contrepartie de son engagement pour l'indépendance de la colonie, Fama ne récolte que la carte d'identité de citoyen ivoirien et celle du parti : des «morceaux du pauvre dans le partage et [qui n']ont [d'autre que] la sécheresse et la dureté de la chair du taureau. Il peut tirer dessus avec les canines d'un molosse affamé, rien à en tirer, rien à sucer, c'est du nerf, ça ne se mâche pas» 229. Fama est donc écarté par ses com pagnons de lutte qui le trouvent trop vieux ou prétextent son illettrisme ou encore le jugent incapable de fournir l'énergie que requerrait la modernisation du jeune Etat qui n'aspire, probablement, qu'à com bler son retard sur les plans économique et industriel. Aussi ne lui restait-il comme autre possibilité que de retourner cultiver la terre. Mais, là, bien plus qu'ailleurs, il fallait avoir des bras solides et des reins souples. A cause des rhumatism es dus, sans doute, à son grand âge, Fam a étant incapable de labourer, il intègre la bande d’hyènes qui sévissait dans la capitale de la Côte des Ebènes. Il est intéressant de voir ici comment, en dépit des énergies qu'il déploie pour s'en détourner, la fatalité s'exerce et comment 228 229 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24. Ibid., p. 25. - 270 - le mauvais sort s'acharne sur le dernier survivant de la dynastie des Doumbou ya. En fait, cette dynastie touche à sa fin. L'heure de la rencontre avec le destin que les devins avaient prédit est tout e proche : C om m e a u t he nt i q ue d es ce n da nt i l ne r est a it q u e l ui , u n h om m e sté r il e vi va n t d’ a u mô n e s d a n s u n e vi ll e où le s ol e il n e se c ou c he pa s ( le s la m pe s é le c tr i q u es é cl ai ra n t t ou t e la n u it da n s l a c a pi tal e ) , où le s f i l s d’ e s cla v e s et le s bâ t a rd s c omm a n d e n t, t ri o m p he n t , en l ia n t le s pr o vi n ce s par de s f il s ( le t é lé p h on e ! ), d e s ba n de s ( l es r ou t e s ! ) e t l e ve n t ( le s di sc ou r s e t la r a d i o ! ) . 230 Fama ne peut donc rien faire d'autre que subir d’autant qu’il n’arrive pas échéance, à s'adapter. Ahmadou Cependant, Kourouma pour choisit retarder cett e d’évoquer les préoccupations politiques du moment. Il préfère traiter de la place du pouvoir traditionnel dans le monde moderne. Ce qui paraît alors invraisemblable, c'est la stérilité qui frappe Fama et l'em ploi qu'en fait le romancier ivoirien pour attirer l'attention sur le drame causé par les indépendances. Il n’est pas, en ef fet, absurde de constater que le dernier descendant de la dynastie des Doumbouya est gouverné par des faits extérieurs. 230 Ibid., p. 99-100. - 271 - Le t ype de vie que mène Fama n'est que le signe que le destin doit s'accomplir. En revanche, nous pouvons supposer que s’il n'avait pas été prédestiné à ce triste sort, Fama aurait probablem ent été nommé secrétaire général de sous-section ou directeur de coopérative. Ce qui aurait atténué l'infernale machine du destin. Il n'aurait plus eu de problèm es matériels. I l aurait, probablement, multiplié les mariages pour accroître ses chances de procréer -Fama n'étant pas suspecté jusqu'ici, comme la cause de la stérilité était plutôt rejetée sur Salimata, sa femme- et, ainsi, il aurait assuré une descendance à la dynastie. Or, Fama a de plus en plus de m al à s'acclimater au nouveau monde. Mais faut-il rappeler que Fam a est le prince ? Aussi s'il fustige le présent, c'est, probablement, plus par orgueil que par désillusion : l'orgueil étant avec le courage et la générosité l’un des caractères qui perm ettaient de reconnaître les grands hommes comme celui qu'il prétendait être 231. Ainsi, entre la majesté de son rang et la servitude, le dernier Doum bouya choisit la noblesse de sa condition et devient, de ce fait, l’archétype des victimes de la conspiration des indépendances. Lorsqu'il apprend le décès du cousin usurpateur, Fama voit, au-delà sa présence aux funérailles, d’une part, un moyen pour 231 «Celui-ci [l'honnête homme ou dyambour] s'affirme, essentiellement, par la culture des vertus que voilà, et, d'abord, par la loyauté, le courage, la générosité, cette dernière étant l'expression nègre de la justice. Cependant la personne peut être offensée, et, parfois, les circonstances nous empêcher toute riposte efficace. Nous n'avons plus alors qu'une solution : abandonner notre souffle vital pour sauver notre vie personnelle, notre âme. Le suicide est l'exigence dernière de l'honneur.», Senghor in Liberté, tome 1, p. 277-278. - 272 - reconquérir la chefferie dont il avait été écarté un demi-siècle auparavant et, d’autre part, la raison de retourner dans son passé. En effet, il y a, dans l’attitude de Fama autre chose que le désir de conduire les funérailles cet imposteur. Sa présence à Togobala s’explique avant tout par la possibilité qu’il y a de rentrer en possession de l'héritage du défunt, en particulier de la jeune Mariam sur laquelle Fam a fonde encore l'espoir d'avoir des enfants afin de garantir une descendance à la dynastie. S a présence aux funérailles de Lacina est liée à ce rêve de la gloriole qu'il caresse toujours. Devant l’im possibilité de vivre décem ment dans la capitale, le voyage de Togobala apparaît comme une occasion de renouer avec son passé. D'ailleurs, à la fin du roman, à sa sortie de prison, au lieu de dem eurer auprès de Salimata, alors qu'il avait obtenu du président de la république des Ébènes la promesse de voir ses desseins se réaliser, Fama préfère repartir à Togobala, le berceau de son enfance : E ta it- c e d ir e q ue Fa ma al l ai t à T o g ob a la p ou r se r e fa ir e u ne vi e ? N on et n on ! Au ss i p ar a d ox a l q u e ce l a p u i sse par a îtr e , Fa ma p ar t ai t d a ns l e H or od ou g ou p ou r y m o ur ir l e p l u s t ô t p o ss i ble . I l ét ai t pr é d it de p u i s de s si èc l es a va n t le s so l ei l s d e s I n dé pe n d a nce s, q ue c ' é ta i t pr è s de s t om b e s de s a ï e u x q ue F am a d e vai t m ou r ir ; et c 'é t ai t p e ut- ê tr e ce t t e de s ti né e q u i e x p l i q u ai t p ou r q u oi Fa m a a va i t s u r vé c u a u x t or t ur e s de s ca ve s de l a Pr és i de nc e, à la vie a u ca mp s sa n s n o m; c 'é tai t e nc or e - 273 - ce t te de st i né e q ui e x pl i q u a it cet te s ur pr e n a nt e l i bé r a ti on q u i l e r ela n çai t da n s u n m on d e au q u e l il a va it cr u a v oi r d i t a di e u . 232 Djigui s'opèrent aussi, dans quoique son conscient royaume, des préfère changem ents garder une qui certaine distance avec le présent. Son état le prédestine, de fait, à affronter les bouleversements de son royaum e avec, pour arme, la seule résistance. Son refus d'apprendre la langue français e illustre, fort bien, la prudence et la volonté de garder saufs l'honneur et les choses dans leur état, c'est-à-dire avant l'arrivée des colonisateurs à Soba. Cependant, Djigui sait que rien n'est plus comme avant. Mais, tant que le Bolloda, le palais royal, n'avait pas été pris, occupé par les troupes françaises, il espérait voir Soba redevenir la terre sainte, le «pays de foi, d’hospitalité et d’honneur» qu’il avait été avant l’invasion des «Infidèles», car la colonisation est perçue comme une conversion des musulmans au christianisme. En refusant l'évidence des transformations de son royaume, le roi de Soba persiste donc à croire au passé. La résistanc e qu’il désigne «la fin des reculades» 233 caractérise cette folle obstination. Cependant, elle n'est qu’une vaine déclaration de guerre car ce simulacre ne mène pas au conflit qui aboutirait au retrait 232 233 des troupes françaises du royaum e Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 185. Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 184. - 274 - et restaurait l'ancienne monarchie. D’ailleurs, certains courtisans qui craignent de voir retirer l'un des privilèges qu'ils ont obtenus après leur allégeance tentent de le dissuader : Q uel q u e s c ou r ti sa n s c o ura ge u s e me n t f ir e n t r e ma r q ue r a u pa tr i a rc h e q ue le s mur s d e s f or t if i ca t i on s s ur le s q uel s la c ol on n e f r a nça ise n ou s a va i t s ur pr i s a va i e nt ét é q ua si d é tr u it s. N ou s é ti on s sa n s ar me s, t ou s le s h omm e s v a li d es d e n o t re r a c e éta i e nt soi t d an s l’ ar mé e c ol on i ale , s oi t sur le s c h a nt ier s de s tr a va u x f or c és. E s vi e il lar d s per cl u s, le s f e m me s e t le s e n fa nt s q ui r e st ai e nt d a n s l es vi ll a ges n’ e n te n dr a i e n t pa s l’ or dr e de m ob i l i sat i on , par c e q u’ il s é tai e nt r o m p u s par l a f a ti gu e et a va ie n t l e c œ ur ser r é e t le ve n tr e vi d e. 234 L'un des multiples narrateurs fait remarquer, à juste titre, l'absurdité d'une telle résolution. Le tem ps où Djigui aurait dû livrer bataille aux troupes françaises étant révolu, tous les hommes valides d'alors n'étaient plus en état de faire la guerre : Le s S ol da t s a p p e l és se r é d u i sa i e n t a u x c o u r t i sa n s et vie il lar d s q ui, ef f ec ti ve m e nt , s 'é t a ie nt tr ou vé sur le t a t a l e jou r de l ' ar r i vée d e s pr e m ier s B l a nc s à S ob a . J oi gn a nt le s ac t es a u x pa r ole s, D ji gu i r e pr it au s si t ôt s on s ur n om d e gé n ér a l d 'ar mé e, Ké l é ma ss a ( maî tr e de l a gu er r e) e t D jél i ba e n l ou a n ge a nt cr ia «M a ss a ». A la s ui te d u gr i ot , n ou s c la mâ m e s e n c hœ u r le n ou ve a u s ur n om , e t ch ac u n r e ntr a c he z l u i p ou r r e ve ni r a u B o l l od a en te n u e de c om b a t. 235 234 235 Ibid., p. 185. Ibid., p. 185. - 275 - La stupidité de Djigui marque son ancrage dans le passé car la déclaration de guerre aux colonisateurs est une façon de souligner sa présence et de nier, symboliquement, tout ce qui est advenu depuis ce jour où Soum aré, son frère de plaisanteries, a «débité des menteries aux Blancs», au nom d'une tradition qui obligeait à l'assistance la fratrie des Moussa, à laquelle l’interprète appartenait, lorsque celle des Keita était en péril. N’eût été l’intervention de Soum aré, Djigui aurait, probablem ent, subi le même sort que les alliés de Sam ory, c’està-dire qu’il aurait été exécuté. Mais en relatant l’implantation d’une colonie sous la contrainte, le narrateur a voulu non seulement dénoncé le procédé utilisé lors de la signature du traité qui donnait tous les droits aux premiers d'occuper un territoire, mais, surtout, il a voulu souligner le quiproquo, le malentendu qui a prévalu au moment de sceller cette nouvelle alliance. C'est pourquoi, il qualifie le dialogue entre Djigui et l'interprète du com mandant de «pathétique». De cet aspect pathétique, qui m et en exergue les difficultés liées à la langue, au moment où s'est faite la rencontre de Djigui avec le commandant des colonnes françaises, Marguerite Borgomano en a fait une analyse dans Ahmadou Kourouma, «le guerrier» griot. Elle y m ontre comment l’incompréhension entre Djigui et ses interlocuteurs blancs a modifié la face de l’histoire : - 276 - Ai n si, le r om a n d’ A h ma d ou K ou r ou m a m on t r e c om me n t l ’ " ou tr a ge " li n gu i s ti q u e , sou s t ou t e s se s f or m e s, a é t é l’ u n d es pir e s " m on n e w" e t le ma sq u e de t ou s le s a u tr e s. 236 Ce n’est donc que devant la contrainte que le roi de Soba accorde aux colonisateurs un droit de cité. Cependant, la cérémonie du dégué qui marquait sa reddition n’ayant pas ét é conduite suivant les règles, Djigui pouvait encore se parjurer : T ou t c e q u i ét a it sur v en u a p r è s c e mé m or a b le jou r n’ é ta it ja ma i s ad ve n u : ni la c ol on i s at i on , n i le s t r a va u x f or c és, ni l e tr a i n, ni l es an n é e s, n i n o tr e v i ei ll e sse n ’ a va ie n t e x ist é. N ou s n’ a vi on s p a s é té c ol o n i sé s pa r ce q u e n o u s n’ a vi on s p a s é t é vai nc u s a pr è s u ne ba tai l l e r an gé e. 237 De ce fait, la déclaration de guerre sonne le glas du présent car elle marque le désaccord du roi avec le chaos qui a transfiguré son royaume après l'arrivée des Blancs. Ne refuse-til pas, d'ailleurs, de quitter Soba comme l'invitait à le fair e Sam ory ? Or, com ment eût-il pu, lui qui «étai[t] [attachée à Soba] [comm e] une chèvre (…) à un pieu, obligé de brouter dans le lieu où [il se] trouvai[t]» ? 238 236 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma, le «guerrier» griot, op. cit., p. 174. Ibid., p. 184. 238 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 33. 237 - 277 - Ce refus d’obtempérer impliquait déjà une échelle du temps propre à Djigui qui n'en a, sans doute, qu'une conception cyclique. Autrement dit, le roi déchu de Soba persiste à croire que son heure reviendra et que sa gloire retentira car son peuple et lui ne pouvaient accepter pendant longtem ps cette présenc e étrangère et supporter les malédictions des autres, «les saisons d'am ertume ennuyeuses et longues» 239. 3. 2. Le présent Nous l'abordons ici en tant que le temps de la narration ou de l'écriture. En effet, mêm e si souvent les faits retranscrits remontent au passé ou se déroulent pendant la période coloniale ou encore avant, il n’en demeure pas moins qu’ils ont une attache avec le présent. Certains personnages principaux tels que Fama ou de Djigui vivent, en général, à cheval sur deux époques. Ils sont nés avant l'arrivée des Européens et ne meurent qu'après les indépendances. Quelques repères psychologiques permettent de comprendre leurs attitudes. Ainsi, si Fama et Djigui paraissent rétrogrades, c'est, probablement, parce qu'ils ont plus d'expériences. Aussi, ils sont mieux placés pour apprécier ou non le temps présent. 239 Cette citation figure p. 184 de Monnè, outrages et défis. - 278 - A cent vingt-cinq ans, Djigui a le rôle du patriarche, en plus de ses attributs royaux. Grâce à ce grand âge, il paraît un homme mûr et raisonnable. Il est la personne dont la longévité rapproche de la sagesse. D'ailleurs, en Afrique, il est admis que l’une va de pair avec l'autre. Dans Les soleils des Indépendances, il n'est guère fait mention de l'âge de Fam a. Cependant, grâce aux déictiques comme la durée de la spoliation (cinquante ans), l'année des premiers bilans des indépendances (c'est-à-dire, la fin des années soixante, soit dix ans) et l'âge qu'il avait à l'époque où régnait le commandant qui plaça Lacina sur le trône du Horodougou, à savoir cinq ou six ans, nous pouvons déduire qu'il a entre soixante et soixante-dix 240. Aussi, c'est en hommes d’expérience que Djigui et Fam a observent les changements qui s’opèrent dans leurs milieux respectifs. Le constat est rapidement dressé et est sans équivoque dans Les Soleils des Indépendances. Il se résume dans le term e générique de «bâtardise», une expression qu'emploie souvent le personnage stigm atiser principal aussi bien pour nommer les nouveaux l'innommable, régimes issus pour des indépendances que les sentim ents de honte, d'angoisse mais aussi d'étrangeté qu'a engendré cette ère. 240 Sur un tout autre mode de calcul, le critique camerounais Jacques Fame Ndongo est parvenu à peu près au même résultat, à savoir que Fama serait né en 1905 (cf. Le Prince et le Scribe, p. 155). - 279 - Pour Fama, le présent n'est absolument pas satisfaisant. Des com bats qu'il a menés pour venger cinquante ans de domination et une spoliation, il n’a retiré que deux cartes alors qu'il en espérait beaucoup plus. Il y a donc dans le présent l’expression d’un malaise, un sentim ent profond de trahison et de vide d'autant plus que le dauphin du roi est frappé d'impuissance et que le sort auquel il est voué prend forme de jour en jour. Contrairement à Fama, Djigui n'est pas si catégorique dans son appréciation du présent. Sa désillusion est arrivée un peu tard. En effet, il a d'abord accepté de collaborer avec les Français avant de réaliser que la colonisation n'apportait que des soucis au royaume et à la monarchie. Peu après avoir scellé l’alliance avec les nouveaux maîtres de Soba, Djigui s’aperçoit que le royaum e et lui sont entrés dans une nouvelle ère : celle d'am ertume», des notions des «monnew» ou des qu'il utilise pour «saisons caractériser l'am biance qui prévaut pendant la colonisation. Le chapitre qui retrace la rencontre de Djigui avec Moreau, le commandant des troupes françaises, occupe une position stratégique dans le roman. Il révèle nettem ent l'attitude de Djigui face aux angoisses qui commencent - 280 - sous l'égide du colonisateur. Il est si justement intitulé : «Les homm es sont limités, ils ne réussissent pas des œuvres infinies.» 241 Dans ce troisièm e chapitre de la première partie, il est question de la construction du tata, c’est-à-dire d'ériger une sorte de rempart autour de Soba afin de le protéger contr e l'attaque imminente des troupes françaises. Cette construction titanesque, pense le narrateur, s'avèrera inutile puisque l'armée française pénètre dans le royaume sans rencontrer de résistance. Hormis la démesure d'un tel projet, construire un mur autour de Soba, c'est la stupéfaction dans laquelle se trouve Djigui lorsque les troupes françaises ont franchi le barrage de sortilèges dressé par les marabouts qui montre les limites de l'action humaine et celles de la magie, surtout. Le chapitre suivant décrit la résignation, notamment celle de l'émissaire de Samory, le griot Mory Diabaté. Il prend de l'importance du point de vue de sa disposition ou de sa place dans le roman car il clôt la première partie, dans laquelle il est essentiellement question de l'ancrage des événements. Il marque, de fait, une rupture. Le quatrième chapitre se présente, en effet, comme une charnière entre la période qui précède les «monnew» et celle où commencent vraiment les humiliations. En effet, après avoir 241 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 28. - 281 - défini le ton général du roman, le romancier commence la narration des événements proprement dits. Le présent est donc vécu comme une ère d’humiliations. Les catastrophes qui surviennent dans le royaume, et notamment les réquisitions des habitants pour la construction du chemin de fer, l'instauration par la force de toutes sortes d'impôts, sont imputées à la présence des colons français. Aussi, s’il s'est d’abord montré conciliant par son implication dans les cam pagnes de recrutem ent des travailleurs forcés, Djigui ne dissimule plus son agacement. Il ne cache plus sa m éfiance à l'égard d'un système qui spolie l'Homme, décime des villages au nom du développement et du «Renouveau» 242. Ainsi, Djigui prend de la distance avec ces temps modernes. Il se renferm e. Il reprend, notamment, goût au passé, profite de l’éloignement avec l’administration coloniale pour remettre de l'ordre dans sa vie. Il consacre plus de temps à la prière et aux enseignements du Coran. Il fonde un orphelinat, vide son harem et prépare des pèlerinages à la Mecque, le lieu saint de l'Islam. Djigui se montrant très critique envers la colonisation, Djéliba, son griot, veut encore le pousser plus loin. Il souhaite, en particulier, la fin de toute collaboration, en dépit de l'opposition de Fadoua, «le victimaire officiel du régime» : 242 Ce terme fait allusion à l'allocution du général de Gaulle pour caractériser la nouvelle ère dans laquelle entraient les relations entre la France et ses colonies africaines lors de la conférence qui réunit à Brazzaville, en 1944, les gouverneurs des territoires. - 282 - Le s vi si te s d e ve n dr e di , d it - il , q u oi q u 'o n e n d ir a, r e ster on t t ou j ou r s le s r i te s d ' al l é ge a nc e d 'u n vai n c u. U n K e i ta li br e me n t ne p e ut le s c on t i n u er . C e n ' e st pa s par ce q u ' el le e s t gra sse q ue l a c on s om m a t i on par u n cr o ya n t de l a via n de de la bêt e é g or gé e par u n ca f r e e st moi n s c on d a mna b le ». 243 Le passage ci-dessus renvoie quarante ans en arrière. Cependant, on peut supposer que ce n'est uniquement parce que le nouveau systèm e a échoué que Djigui et son entourage ont perdu toute confiance. Du présent et de sa collaboration, le roi n'a pas obtenu les garanties nécessaires à une transition en douceur puisque tout se dérobe autour de lui. En effet, le royaume se fissure et n'est plus qu'une immense nécropole. Or, en recherchant le conflit, sans doute, Djigui pense encore avoir de l’emprise sur le temps : Q u’ à ce la n e tie n n e, r ép on d i t l e Ce n te na ir e , le c om b a t c on tr e le s Naz a r a s » r e pr e n d q ua n d mê m e : le br a ve mor d a ve c le s de n ts q ua n d se s br a s son t l i g ot és a u d os. 244 Dans le dernier paragraphe du deuxièm e chapitre de Monnè, outrages et défis, la vision angoissante du présent est relayée sous la prolepse suivante. Après sa rencontre avec Samory, le chef de la résistance malinké, Djigui fait un rêve prémonitoire : 243 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 160. Ibid., p. 185. 244 - 283 - C’ e s t u n r ê ve q ui t ou t e sa vi e l u i r e vi e n dra i t c ha q ue f oi s q u ’ i l s e s ou vi e n dr ai t d e Sa m or y. Le s d e vi n s a va i e nt e x pl i q ué q u’ i l si gn i fi a i t q ue l’ Af r i q ue, u n jou r , ne ver r ai t pa s, pe n da n t d’ i n ter m i na bl e s sa is on s, d e n ui t t om b er ; pa r c e q ue le s lar m es de s d és h ér i té s e t de s dé se s p ér é s n e pe u ve n t êtr e a s se z a b on d a nt es p ou r cr éer u n f le u ve n i le u r s cr i s de d ou l e ur as s ez pe r ç a nt s p ou r ét e i n dr e d e s i n c e n di es . 245. 3. 3. Le Futur Fort des analyses qui précèdent, il est difficile, pour ces deux personnages, de concevoir l'avenir sous de bons auspices, dès lors que le présent s'avère déroutant. La question se fut déjà posée avec Fama dans Les Soleils des Indépendances et on sait que les espoirs qu'il fondait alors se f urent envolés, une fois que l'euphorie des indépendances retombât. En effet, caressant le rêve de devenir secrétaire général de sous-section du parti ou directeur d'une coopérative, il ne se doutait guère qu'il serait trahi par ses compagnons de lutte. Or, Fama dut abandonner ses projets et se réduire à vivr e d’aum ône. Dans Monnè, outrages et défis, le futur réserve bien des conjonctures. Plus tard, dans son troisième roman, Ahmadou Kouroum a prédit les cataclysm es qui se produiront en Afrique : 245 Ibid., p. 27. - 284 - E t, à p ar t i r de ce jou r , c omm e nç a i t le t it a n es q u e c om b at d u P èr e d e la na t i on e t d e l ' i n dé pe n d a n ce c on tr e le s ou s- d é ve l op p e m e nt . C om b a t d on t c hac u n c on n a î t a u j ou r d ' h u i l e s r és u lt at s, c 'e st- à- d ir e l es tra gé d ie s da n s l e sq u e l le s le s i n ef f a bl es a b er r a ti on s on t p l on gé le c on t i n e nt af r ic a i n. C on c l u t T iéc ou r a . 246 En attendant le vote des bêtes sauvages s'inscrit, en fait, dans la droite ligne historique qu'a choisie le romancier ivoirien après la publication de son deuxièm e roman. En effet, si dans Monnè, outrages et défis, Ahmadou Kourouma est revenu sur la période qui précède les indépendances - comme pour souligner la cohérence entre ce roman et Les Soleils des Indépendances qui retrace la période éponyme - son avant-dernier roman permet la mise en évidence du caractère linéaire et référentiel de l’œuvre puisqu’il prolonge le va-et-vient du flux temporel. En attendant le vote des bêtes sauvages nous plonge, véritablem ent, dans le contexte de la guerre froide qui succède immédiatem ent aux indépendances africaines. Il recrée, en six veillées, la vie et les œuvres du dictateur Koyaga et celle de Maclédio, son adorateur qu’il a nommé le ministre de l'Information. Cependant, ce qui est frappant ici, c'est la relation qui unit les différents romans et l’enchaînem ent des uns aux autres qui dégage une coordination entre passé, présent et futur. 246 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 79. - 285 - Face au passé peu glorieux des sociétés traditionnelles africaines et au présent de plus en plus incertain, il aurait été logique de se tourner vers le futur. C'est du moins l'hypothèse que nous aurions retenue. Or, Ahmadou Kourouma exclut tout espoir à la fin de Monnè, outrages et défis. Aussi, avant m ême de découvrir ce que nous réserve le roman suivant, grâce au dernier paragraphe de celui-là, nous connaissons déjà la couleur de l'avenir. En effet, le narrateur de Monnè, outrages et défis nous avertit que les grands rêves des indépendances ne se concrétiseront pas. Dès lors, nous savons tout du futur dès la fin de ce roman : N ou s a t te n da i e n t le l o n g de n ot r e d ur c he mi n : le s i n dé pe n d a nce s p ol it i q ue s, le par ti u n iq u e , l ' h om me c har is ma ti q u e, l e p è re de l a na t i on , le s p r o n u nc i a me nt o s d ér i s oi r e s, l a ré v ol ut i on ; p ui s le s a u tr e s m yt h e s : l a l u tte p ou r l ' u ni té na t i on a le , p o u r le d é ve l op p e m e nt , l e s oc ial i sme, la pa i x, l 'a u t osuf f i sa nc e al i me n t a ir e et l e s i n d é pe n da n ce s éc on omi q u e s ; e t a u ssi l e c om b a t c on t r e la sé c h er e ss e e t la f a m i ne, la gu er r e à l a c or r u p t i on , a u tr i b al i s me , a u n é p ot is me , à l a dé li n q u a nce, à l 'e x p l oi ta t i on de l ' h om me p ar l 'h om me , sal m i g on d i s de sl o ga n s q u i à f or ce d 'ê tr e ga l va u d és n ou s on t r e n d u s sc e pti q u e s, p e lé s, de m i- sou r d s , de m i- a ve u g l es, a p h on e s, br ef pl u s nè gr es q ue n o u s n e l ' ét i on s a va n t e t a ve c e u x . 247 247 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287. - 286 - Le futur, par définition, «situe le procès dans l'avenir» (Le Petit Larousse Illustré). Quant à son corollaire, le futur antérieur, il définit «une action [qui] aura lieu avant une autre» (Le Petit Larousse Illustré). Ainsi, il y a, dans le futur, l’idée d’une anticipation ou d’un devancement. Et, c'est par bonheur le rôle que joue ce dernier paragraphe. D'ailleurs, sa tournure, particulièrem ent significative, indique que l'action a déjà eu lieu, même s’il a f allu, en réalité, attendre près de dix ans pour en savoir davantage 248. A la différence du passé et du présent qui sont clairement identifiés grâce aux focalisations internes et externes de la narration, il n'y a pas ou presque de marques grammaticales du futur dans les rom ans d'Ahmadou Kourouma. Ce temps n'est que sous-entendu ou supposé, allusif ou suggéré. L'emploi du futur supposerait, en fait, un espoir. Il permettrait toutes sortes de rêves. Or, il est incertain que les personnages d'Ahmadou Kourouma sont im puissants ou n'échafaudent pas de plans pour l'avenir. Le présent paraît sombre et les personnages ne retrouvent, paradoxalement, leur lucidité qu'en replongeant dans le passé. Ainsi, la nostalgie fait tout sim plem ent obstacle au futur qui est perçu comme le temps de l’apocalyps e. 248 Entre la publication de Monnè, outrages et défis et celle de En attendant le vote des bêtes sauvages, il s’est écoulé exactement huit ans. - 287 - Compte tenu du contexte dans lequel ont paru les romans d’Ahm adou Kourouma, il est certain que le futur ne peut pas se parer de ses plus belles couleurs d'autant que le tableau du présent est assombri. Pour autant, le scepticism e que l’on déplore dans ses romans n'a rien à voir avec la visée thérapeutique sur laquelle le romancier ivoirien fonde le pouvoir de la littérature. 4. De la connaissance du présent Si une certaine vision du passé est récurrente dans les romans d'Ahmadou Kourouma, c'est peut-être que le monde du présent ne peut exister sans ce rapport avec le déjà vécu. En conséquence, le présent, comme thèm e de l’écriture, ne peut prendre forme qu'en assimilant le passé, un peu comme si la connaissance que nous en avons n'était que la représentation d'un m onde antérieurement vécu. Mise à part cette prétendue idée d'inconsistance du présent, celui-ci reste, néanm oins, un point de passage entre l'image enchantée d'un passé précolonial insidieusement traitée dans les romans et le futur incertain, ou en creux, engendré déjà par la - 288 - désillusion des indépendances. Il est présenté comme le régulateur du passé et de l'avenir. C'est aussi le point où, pour qui a su tirer un enseignement du passé, se restituent, telles quelles, les laideurs de l'existence du monde moderne. Le présent ne cherche donc qu'à donner une copie conforme et signifiante du monde contingent pour lequel la vie n'est que désillusion. L'univers des personnages que le romancier décrit est étouffant car ni Fama, qui a cru aux indépendances avant de réaliser que celles-ci n’ont causé que sa perte, ni Djigui, d'ailleurs, qui a cru, lui aussi, à l'honnêteté de l'homme blanc, ne le supporte. Pis encore que cet étouffement, le présent déploie une véritable déconstruction du fait même d'un désaccord entre les actes du chef et le principe qui régit toute bonne gouvernance. En abordant cet aspect-là du présent, Ahmadou Kouroum a adopte une attitude de dénonciation qui consiste à faire voir c e que personne n’ignore, à savoir que depuis les indépendances de 1960, l'Afrique est aux mains d'autocrates zélés. Ainsi, mêm e s'ils font vivre le monde d'antan, ses rom ans étalent surtout le monde réel toujours en deçà des affiches officielles qui valent les s ym pathies des certains dirigeants occidentaux. En plus d'exprimer le désenchantement, ils m ontrent le nonrespect des engagements et attestent de la forme de décadence morale des Etats africains. - 289 - Le présent signale une im age de la société africaine rongée par le vice, le dégoût et les atrocités des régimes politiques. C'est une période que subit l'individu puisqu’il est incapable de changer son existence qui est toute pressée par les scènes d'une indescriptible violence. Au lieu de quitter ce monde réel de la barbarie et accéder, par le biais de l'imagination, à une vision propice au romantism e, les romans d'Ahmadou Kouroum a conjuguent avec le chaos du présent en espérant mieux. Dans l’entretien qu'il nous a accordé, le romancier avoue, en effet, avoir ajouté à la dénonciation un espoir car, dit-il, il rest e confiant en l'avenir de l'Afrique, en dépit des déceptions qu'elle rencontre aujourd'hui. La vision chaotique du présent débouche donc sur une autre vision plus juste. Ce temps n'est alors plus seulem ent celui de la condamnation mais il devient celui aussi celui de la recherche du com prom is et du bonheur, caractérisé non pas par un retour vers un âge d'or d'antan mais par une projection : E n moi n s d’ u ne se ma i ne, t ou t c ha n ge a da n s l es pa ys d e Sob a : L’ h a r ma t t a n pa s sa , u n n ou ve l h i ver n a ge occ u p a le cie l ; de s pl u ie s r é gu li è r e s et m od é r ée s, u ne t er re pr of on d é m e n t mou i l lé e et de s n ui ts f r aîc h e s a r rê t èr e n t le s v e n t s e t l es m al a die s. O n c es sa d e n ou s e n v o ye r le s c ol l ect e ur s e t le s r ec r ut e ur s. Cer te s, r e st a ie nt t ou j ou r s p ost és l e l on g d u f le u ve n ou s sé pa r a nt d es p os se ssi o n s br i ta n n i q ue s, de s tir a i l le ur s p r êt s à t uer , pi ll er et v i ol er . No u s l e sa vi on s p e r s on n e ne s’ a ve n t ur a it d u c ô té d e s f r on t ièr e s. O n n’ a va i t p as le te m p s, n ou s - 290 - a vi o n s tr op de be so gn e : tr op d e ter r e à l a b ou r er , le s n ôtr es , c el le s d es m or t s e t de s r éf u gi é s ( … ) Le s pr ièr es d u C e n te na ire de va ie n t a v oir e nf i n atte i nt le f a i se ur de s i m p oss i ble s et se s sac r if ic e s de v a i e nt ê tr e a r r i vé s à le ur s de s ti na t a ir e s : l a sa i son de s a mer t u me s ne p ou va it p l us d ur er . 249 Ainsi, la vision pessimiste du présent chez Ahmadou Kouroum a est, au-delà du fait qu'elle ne m ontre que des déceptions, une sorte de mystique en vue de la connaissance de la réalité puisque le rom ancier l'em ploie comme une arme pour la défense de l'homme. Dans cette sorte de paradis perdu que tissent les romans d'Ahmadou Kourouma, le présent prend une place important e bien que qu’il ait été perdu dans les violences qui ont émaillé le fond des politiques dictatoriales. Il sert, en fait, de transition entre un passé riche en désillusions et un futur incertain. Aussi, même si le présent expose avant tout une «bâtardise» sans équivoque, il ne souligne qu'une étape à franchir. Au demeurant, il ne l’expose que dans le but de conjurer le mauvais sort du passé et donner une signification à l'avenir. Le ton pessimiste du romancier ivoirien invite, en somme, à mettre fin aux incantations des souffrances et vise à atténuer l'accent funèbre qui charge chaque jour la barque des Africains. 249 Ibid., p. 207-208. - 291 - Sa place tient de ce que l'édification du futur s'articule sur la dénonciation des faits du présent. En effet, le présent est un outil de transform ation. C'est, à la fois, un élan par lequel Ahmadou Kourouma élabore une connaissance de soi et une mesure de la projection. Il consiste à rendre présente une réalité - ce qui est le fondement même de toute représentation en ce qu'il y a, dans le présent, l'idée d'une mise en présence. Or, celle-ci ne va pas sans l'indispensable conscientisation. Aussi, le présent est source d'espoir et rend bien com pte de la réalité de manière à ce qu'on anticipe l'action à venir. La dénonciation de l'action du politique est, ainsi, utilisée comme facteur de production, sur le plan de la conscience, des réactions Kouroum a ps ychologiques. débordent la De fait, vision du les romans roman d’Ahmadou comme espac e d'évasion puisque, dans ce cadre, il s'agit d'une substitution de la littérature et d’une prise en compte de la représentation par les sciences du comportement. De la représentation qu'il fait du présent, Ahmadou Kouroum a veut atteindre un but. En effet, il préconise que l'on considère, dans ses romans, une finalité. Pour se faire, la représentation du présent vise la production d’un autre monde ou bien la projection dans un ailleurs. - 292 - Certes, il faut se garder de toute sorte de spéculation. Cependant, nous n’évoquons par-là même que l'optimisme du romancier ivoirien qui croit aux chances de l'Afrique et à son développement. Ainsi, pour la conclusion de son avant-dernier roman En attendant le vote des bêtes sauvages, voit-il qu’ A u b o u t de l a p a ti e nce, i l y a le cie l L a n ui t d u re l o n gt em p s m ai s l e j o u r fi n i t p a r a rri ve r. 250 De fait, le présent apparaît comme un relief. Il met en valeur et laisse transparaître les formes de despotisme qui existent en Afrique. Il m et aussi l'accent sur les désillusions qu'ont entraînées les indépendances et anticipe sur les moyens d'une réaction constructive. Il entre, pour ainsi dire, dans une sorte de relation implicit e avec le futur non pas pour sous-tendre que le présent, comme période d'anéantissem ent, est nécessaire et qu'il s'inscrit dans la logique de la décolonisation mais pour permettre de percevoir l'urgence de finir avec le lot de catastrophes. 250 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 358. - 293 - 5. Ecriture et oubli Il s'agit de confronter l'ordre chronologique des récits avec l'ordre historique ou de comparer histoire et fiction, c'est-à-dir e le fait que l'histoire racontée se réalise comme fictivité. Il y a chez Ahm adou Kourouma une fascination du récit de fiction à recourir souvent à l'histoire réelle, du m oins, dans ses grandes articulations : les guerres de résistance, la colonisation, les indépendances, etc. Ce recours témoigne, en tout cas, de la prégnance de la seconde sur la prem ière. En effet, les romans d'Ahmadou Kourouma abondent de références aux événements du passé et même du présent. Ils sont, à cet égard, une forme d'expression de l'histoire. D'autant plus que le romancier ivoirien a, pour la littérature, une visée d'abord pratique voire pragmatique. Bien qu’il faille ici distinguer entre le ton historien et le discours historique, c'est-à-dire entre ce qui relève d'une attitude de compréhension et d'actualisation des événements et ce qui dépend d'une logique de prise en considération de l'acte de mémoire, la visée pragmatique s'applique aux conditions d'intelligibilité qui permettent de reformuler les méprises ou même d'effacer les incompréhensions. Aussi, la littérature s e trouve prise au piège de l'opération historiographique ou bien inscrite dans un effort d'identification. Elle cherche, de fait, - 294 - l'efficacité par une sorte de substitution ou de recréation du fait historique. En effet, Ahm adou Kourouma transpose la société africaine dans ses rom ans. Cette transposition consiste en une opératoire simple puisqu'elle propose un «dire mêm e chose» dans une sorte de «langue étrangère». Ainsi, l'im portance de l'histoir e chez Ahmadou Kourouma relève de la force qui élabore, dans un mouvement, un plan d'écriture. Elle accapare toute l'attention du fait qu'elle mentionne un savoir qui f ait des romans d'Ahm adou Kourouma une sorte de lieu de pèlerinage. D’où, cette écriture qui préserve de l'oubli et maintienne le lien avec l'histoire. Sans doute, le sentiment du passé persiste d'autant plus qu'il sert d'empreinte ou d'appui au rom ancier pour graver, comme sur une pierre, sa fiction. Ahmadou Kourouma vise, en fait, une forme d'exactitude contre une opinion répandue. Comme si le fondement de la littérature consistait à rendre recevable ici une chose que nul n'ignore, l'histoire événem entielle entre dans une sorte de parentèle avec la fiction. Il y a, dans ses romans, comme un jeu d'affinité et de répulsion. En effet, histoire et fiction s'attirent et se repoussent continuellement. Kouroum a, Cependant, souvent, parvient quoiqu'il à les arrive, concilier. Ahmadou Il s'appuie, notamment, sur l'histoire extérieure aux personnages pour mieux - 295 - densifier son œuvre. Ainsi, c’est grâce au «roman familial» que ceux-ci sont mieux com pris : L’ i ma ge de mon p èr e e n a g on i e, e n c haî n e s, au f on d d’ u n c ac h ot , r es ter a l’ i m a ge de ma v i e. Sa ns c e ss e, el le ha n ter a me s r ê ve s. Q ua n d je l ’é v oq u er ai ou q u ’ el l e m’a p par aî tr a d a ns le s ép r e u ve s ou l a d éf ai te , el l e d é c u p ler a ma f or c e ; q u a n d e l le me vi e n dr a da n s l a vic t oir e, je de vi e n dr ai cr ue l, sa n s h u ma n it é n i c on c e ssi on q u e lc on q u e . T er mi n e K o ya ga . 251 Et bien que celle-ci détermine chaque personnage, l'histoir e n'est pas quelque chose que ce dernier s'approprie véritablem ent et qu'il assum e en totalité. Elle évoque plutôt la rupture, le déchirem ent et, parfois, un douloureux souvenir : S on pèr e mor t, Fa ma aur ai t d û s u ccé d er c o m me c h e f de t ou t l e H or od ou g ou . Ma i s i l b u ta s u r i nt r i gu e s, d és h on ne ur s, m ar a b ou t a ge s e t me n s on ge s. Pa rc e q ue d ’ a b or d u n gar ç on n e t , u n pe ti t ga r ne me n t eur op é e n d’ a d mi n i str a te ur , t ou j ou r s e n c o u r te c ul ot t e sal e , r e mu a nt e t i m p ol i c o m me la bar b i c h e d’ u n b ou c, c om m a n da it l e H or od ou g ou . E v i de m me nt Fa ma ne p ou va it pa s l e r es p ec t e r ; se s or e i l le s e n on t r ou gi e t l e c o mm a n d a nt p ré fé r a, v ou s sa vez q u i ? Le c ou s i n La ci n a , u n c ou s i n l oi n t a i n qui p ou r r é u ssir m ar a b ou t a , t ua s ac r if ic e s sac r if ice s, i ntr i gu a, me n tit et se r a b ai s sa à u n t el p oi n t q u e… 252 251 252 Ibid., p. 20. Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23. - 296 - sur Chapitre 9 ---------Sortie de l’œuvre 1. Composition romanesque et intertextualité Un lien fort étroit existe entre certains personnages des romans d'Ahmadou Kouroum a ainsi que le m ontre le dramaturge d'origine ivoirienne Koffi Kwahulé dans librement deux inspirée des premiers Fama 253, romans une de pièc e son com patriote, Les Soleils des Indépendances et Monnè, outrages et défis. Selon Koffi Kwahulé, le lien qui rattache Fama à Djigui est filial. Autrement dit, Fam a est le fils légitim e de Djigui. Ce qui donne un peu plus de cohésion à l'œuvre, plus d'unité à l’ensemble rom anesque. Djigui et Fam a ont, tous deux, une vision archaïque du pouvoir. Celui-ci, d’après ces personnages, doit revenir au dauphin et non pas échoir aux mains d’imposteurs. La question 253 Kwahulé, K., Fama, Morlanwelz, Lansman, 1998, 59 p. - 297 - de la succession qui est, à cet égard, centrale dans Les Soleils des Indépendances est substantiellement reprise dans Monnè, outrages et défis. En effet, deux des fils de Djigui dont l'un est rentré d'un long exil s'affrontent, dans ce roman. Béma, notamment, multiplie les intrigues, les manigances et les ensorcellem ents, pour parvenir à ses fins et priver Kélétigui de pouvoir alors même que Djigui a déjà choisi celui qui en héritera. Deux conceptions du pouvoir s' y confrontent. La première est incarnée par Djigui qui pense que la nouvelle forme du pouvoir, n'est qu'une édulcoration de la forme traditionnelle. La seconde est défendue par son fils, Bém a qui croit, au contraire, que la députation est encore plus puissante que la chefferie. De ce fait, il supplie son père de le désigner comme son successeur légitime. Tout comme Bém a, Fama rêvait de prendre la place de son père. Mais, une fois que ce dernier eut décédé, c'est à un cousin lointain que revint le trône. On retrouve ainsi le schéma conçu dans Les Soleils des indépendances puisque, dans Monnè, outrages et défis, c'est l'instituteur Touboug, qui apparaît aux yeux de Béma comme un imposteur, qui est préféré au fils du roi. A l'inverse, tout comm e Fama, Béma vit très mal cette «usurpation». Il appert, en fait, de la constatation que nous dressions plus haut, à savoir que - 298 - les romans d'Ahmadou Kouroum a présentaient, sur certains points, des similitudes. Ainsi, Fama, qui est, comme Béma, confronté aux mêmes problèmes de succession, présente-t-il les caractéristiques d'un des fils de Djigui. Cependant, ce qui frappe dans cette question du pouvoir, c'est la cohésion qu'elle implique à l’échelle temporelle et la conviction, surtout, que Les Soleils des Indépendances pourraient parfaitement s'enchâsser dans Monnè, outrages et défis. Ce qui inscrirait, d’emblée, les romans d'Ahmadou Kouroum a dans une davantage, nouvelle dans linéarité, l'adaptation une de évolution l'écriture qui se romanesque lirait, aux questions qui touchent l'actualité. Les romans d'Ahmadou Kouroum a ont, en effet, chacun une magie propre. Cependant, ils donnent naissance aussi à un subtil mélange. Ainsi, Monnè, outrages et défis deviendrait le point d’ancrage, le roman qui dévoile le visage ignoble de la colonisation et les cataclysm es qu'elle a engendrés tandis que les autres ne seraient plus alors que l'onde qui se propage après le choc de la rencontre entre les civilisations européenne et africaine. On com prendrait, dès lors, pourquoi les romans d'Ahmadou Kouroum a condensent africaine, à savoir les grandes l’histoire - 299 - de épopées la de l'histoire colonisation, des indépendances et des guerres civiles actuelles, soit plus d'un siècle d'histoire ! Car, il apparaît que le romancier ivoirien veut décrire, à sa manière, l'histoire sombre de la colonisation et les conséquences sur la gestion actuelle de l’héritage colonial. Aussi, les questions du pouvoir, en particulier celles liées à la succession, qu'il aborde dans son œuvre romanesque sont les plus caractéristiques pour accréditer l’hypothèse de l'échec de la colonisation française et des indépendances en Afrique. En effet, l'histoire africaine n'est guère indissociable de la lutte pour le pouvoir traditionnel ou m oderne, du moins depuis la décolonisation. Ainsi, au-delà des différences apparentes, ce que problématise l’œuvre romanesque d’Ahm adou Kourouma, c'est cette question-là, celle de la gloriole. Souvent, le personnage principal se lance à la recherche de l'objet de toutes les frustrations. Il peut l'atteindre, com me c'est le cas avec Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages ou bien le manquer, comme Fam a, dans Les Soleils des Indépendances. Dans Monnè, outrages et défis, Béma court après le fauteuil de député de la circonscription de Soba alors que Djigui s'y oppose. Dans Allah n'est pas obligé, il s'agit moins d'un individu que de plusieurs factions qui s'affrontent pour le contrôle des régions riches du pays. - 300 - La question du pouvoir reste, pour ainsi dire, capitale chez Ahm adou Kourouma. Cependant, ce qui diffère d'un roman à l'autre, c'est la façon de la traiter. Dans les deux premiers, la lutte du pouvoir couve sous la forme d'un conflit de générations. L'ancienne, étant fondée sur le respect de la coutum e, elle a Djigui et Fama pour représentants tandis que la nouvelle, en rupture avec la tradition et élaborée, de surcroît, sur le modèle occidental, est défendue par Béma. Cette rivalité trouve son objectivation dans l'inquiétude de la modernité dont les premiers cernent encore très m al les contours. Dans les deux derniers rom ans, il est surtout question de l'aspect moderne de la montée en puissance ou de la prise du pouvoir. Celui-ci est marqué par une multiplication d'actions violentes. En effet, en Afrique moderne, le pouvoir s'acquiert par la force ou la ruse. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, c'est grâce à ces m éthodes que Koyaga accède à la présidence de la République du Golfe alors que, dans Allah n'est pas obligé, des bandes rivales s'éventrent, au point d'occulter la raison manifeste de ce roman, à savoir témoigner sur les conditions existentielles des enfants somaliens confrontés à la guerre dans leur pays. - 301 - Ces deux dernières form es de prise de pouvoir ont fait des ravages sur le continent noir. Aujourd'hui, l'une d'elle seulem ent a triomphé. En effet, depuis plus de quarante ans, les coups d'Etat fleurissent sur en Afrique à un tel point que, dans les années soixante-dix, presque tous les Etats indépendants étaient aux mains de militaires et autres dictateurs ou guides providentiels. Par ailleurs, on relève, chez Ahmadou Kourouma, une certaine sympathie pour les pouvoirs traditionnels d'autant que le romancier com patit souvent au sort des descendants des dynasties royales. En effet, le romancier ivoirien prend souvent le parti des princes déchus. Probablement, cherche-t-il à susciter, en évoquant l’apitoiement de Fama ou de Djigui, une espèce de grandeur. Cependant, les romans d’Ahmadou Kouroum a évoluent et prennent bien place dans leur époque. Cette évolution permet, d'ailleurs, de percevoir un écoulement du temps dans le changement de m entalité. Aussi, si dans ses romans, les prises de pouvoir se terminent le plus souvent dans un bain de violence et de folie, c’est qu’elles ne font que cam per le chaos actuel. Ces luttes qu'ils illustrent bien ainsi que l'opposition entre l'ancien et le nouveau régim e sont la preuve spectaculaire d'une continuité. - 302 - L’attitude de certains personnages m ontre donc l'emprise du nouveau pouvoir sur l'ancien. Il en est, par exemple, de celle du commandant Héraud, dans Monnè, outrages et défis, qui décrèt e le début d’une nouvelle ère qu'il baptise «Renouveau» et qui est caractérisé par une forme d'organisation sociale nouvelle. Cette époque qui se définit comme telle est vivem ent critiquée par les défenseurs de la tradition qui tentent de m ettr e fin aux reculades, en préconisant le boycott des visites du vendredi, ou en appelant à la guerre qui aurait dû avoir lieu plusieurs décennies plus tôt. Ainsi, il y a, dans Monnè, outrages et défis, ces deux approches m anichéennes du pouvoir et, par conséquent, du temps. D'une part, une vision traditionnelle et c yclique qui préconise qu'on retourne aux anciennes sources et, d'autre part, une conception moderne et séculaire qui s’ouvert au changement. Cette confrontation débouche, en définitive, sur l'isolem ent de Djigui, une mise en demeure qui favorise l'éclosion de Béma. Fama aussi, d'une certaine manière, est soumis aux reculades. Il est contraint de quitter la capitale de la Côte des Ébènes pour se réfugier dans le Horodougou. La «bâtardise» des indépendances a ainsi eu raison du dernier descendant des Doumbouya, du représentant du pouvoir ancestral, tout comme la colonisation a vaincu Djigui. - 303 - L'adjectif qui est, souvent, accolé à «Doumbouya» ou «prince», dans Les Soleils des Indépendances atteste une attention particulière. «Dernier» signifie «qui vient après tous les autres dans le tem ps» (Le Petit Larousse Illustré). Mais, il veut aussi dire ce «qui est le plus récent» (Le Petit Larousse Illustré). Cependant, il renvoie, dans le texte, à «fin», «extrémité» ou encore à quelque chose qui s'achève. A la fin du rom an, c'est bien ce sens que revêt cette épithète car Les Soleils des Indépendances s’achève sur la m ort de Fam a. Le retour à Togobala n'est pas, en soi, un retour aux sources. C’est plutôt le signe d'une mort certaine du personnage sur laquelle s’ouvre une ère apocalyptique caractérisée par les «monnew», les «outrages» mais également les pronunciamientos que retracera En attendant le vote des bêtes sauvages : N ou s a t te n da i e n t le l o n g de n ot r e d ur c he mi n : le s i n dé pe n d a nce s p ol it i q ue s, le par ti u n iq u e , l ' h om me c har is ma ti q u e, l e p è re de l a na t i on , le s p r o n u n ci a mi en t os dér is oi r e s, la r é v o lu ti on ; p u i s l es a utr e s m yt h e s : l a l u tte p ou r l ' u ni té na t i on a le , p o u r le d é ve l op p e m e nt , l e s oc ial i sme, la p a i x, l 'a u t osu ff i sa nc e a li me n ta ir e s e t le s i n dé pe n d a nce s éc on omi q u e s; et a us s i l e c omb a t c on tr e l a sé c h er e sse e t l a f a mi n e , la gu er r e à l a c or r u p t i on , a u tr i b al i s me , a u n é p ot is me , à l a dé li n q u a nce, à l 'e x p l oi ta t i on de l ' h om me p ar l 'h om me , sal m i g on d i s de sl o ga n s q u i à f or ce d 'ê tr e ga l va u d és n ou s on t re n d u s sc e pti q u e s, pe lé s, de m i- sou r d s , - 304 - de m i- a ve u g l es, a p h on e s br e f , p l u s n è gr e s q ue n o u s n e l ' ét i on s a va n t e t a ve c e u x . 254 Etant donné la portée du sacrifice dans la tradition africaine, on aurait dû s'inquiéter lorsque les offrandes présentés par Djigui n'avaient pas été acceptées par les ancêtres car leur refus signifiait autom atiquement que le sort qu'il voulait rectifier ne l'avait pas été. En effet, Monnè, outrages et défis, s’ouvre sur une aire sacrificatoire. Des sacrifices ont été organisés en vue de préserver la dynastie des Keita et, en particulier, le règne du roi Djigui contre la menace qui pèse sur lui. Le ton est donc donné, dès les premières pages du rom an. Aussi, la question que pourrait avoir initialement formulée le romancier est : la dynastie des Keita survivrait-elle ou non aux malheurs qui s'annoncent ? Les sacrifices n’ayant pas été accueillis favorablem ent par les ancêtres, Djigui obtient de ses prières que le destin s’endorm e. La pérennité n'ayant donc pas été garantie, la dynastie était toujours sous la menace du mauvais présage. Autrement dit, une fois que l'effet produit par les prières ser a passé, le sort s'accomplirait indubitablem ent. Aussi, dès l’abor d du roman, nous sommes renseignés sur le sort réservé à Djigui. La dynastie ne survivra pas et il n'y aura pas non plus de répétition cyclique du temps. La dynastie des Keita s’éteindra et 254 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287. - 305 - les temps modernes succèderont aux tem ps anciens. Les premières pages de Monnè, outrages et défis annoncent ainsi le programme du livre, c’est-à-dire le déploiement de la fatalité. Les trépidations de Djigui, tout com me que celles de Fam a, ne supposeraient pas un dépassement de la situation initiale car, de toute évidence, leurs destins doivent s’accom plir. En d’autres termes, même si les romans d'Ahm adou Kourouma regroupent à quelques retours en arrière, ils vont résolument de l'avant. 2. Intrigue et intentionnalité Le cham p que nous allons investir à présent est celui où s'opère une perception nouvelle de la dimension métalittéraire des romans d'Ahmadou Kouroum a. En effet, autre chose qu'un inventaire des désillusions des temps modernes est catalogué dans l'ensemble de son œuvre. Il s'agit d'une préoccupation majeure dont les figures et les modèles, incarnés par chacun des personnages, dissimulent mal le malaise de la société moderne. En somme, l’œuvre rom anesque d’Ahm adou Kourouma se dissout ici au détriment du sym bole ou de la fonction. Outre le fait que Fam a, le dernier descendant de la dynastie - 306 - des Doum bouya et Djigui, le roi déchu de Soba, prennent les traits de la d'Ahmadou déchéance Kouroum a physique et suggèrent morale, que ces les romans personnages deviennent, pour nous, les prototypes d'une société qui aliène l'individu. Ils figurent donc l'une des crises essentielles de la modernité, c’est-à-dire la crise de l'humanism e : Le s «In d é pe n d a nc e s », à la d if f ér e nce de la C ol o ni s at i on , on t r é u s si , e n q ue l q u e s dé ce n n i e s, à p ol l uer le s s oc iét é s a f ri cai n e s, à le s «d é vi ri l i se r » e t à tr a n sf or m er l’ h o m me af r i ca i n de f on d e n c om b l e. 255 Ou, mieux : Ce s «s ol e i l s ma léf i q u es » se ca r a c tér is e nt e sse nt i e lle m e nt par le r en ve r se me n t de s va le ur s –i l s’ a gi t be l e t bi e n d ’ u n «m on d e r e n ve r s é »et p ar u n c er t ai n d é sor dr e q u e l e s t yl e de K ou r ou m a s’e f f or ce de r ef lé t er , dé s or dr e q ui ac ca ble l e s p er son n a ge s e t , c h ose c ur i e us e, ce u xci ne p a r vi e n ne n t pa s à s’ y a d a pte r . 256 L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kouroum a s’inscrit, d’emblée, dans l’histoire totale. Elle ne traite plus seulement de l’histoire africaine car elle s’investit dans les grandes préoccupations que soulève son siècle. 255 Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil de l’Afrique, op. cit., p. 51. 256 Ibid., p. 58. - 307 - Le terme «humanisme» désigne, dans son acception moderne, l'ensem ble des valeurs que les hommes se f ont de leur destin, du progrès de leur civilisation et une adm iration pour l'homme. Sur le plan des idées, il se traduit, dans les cercles occidentaux, par une suprématie de l'homme aux dépens de Dieu qui était jusqu'alors la source de toute chose. Celui-ci n'assurant plus l'essence et la production du monde, l'homme s'approprie son destin : ( …) l’ h u ma n is me est l a d oct r i ne q u i a ss i gn e à l’ h om m e le r ô le d e s u jet, c ’e st- à - di r e d e c on s c ie nc e- de- soi c omm e si è ge de l’ é vi d e nc e , da n s le ca dr e d e l ’ ê tr e p en sé c omm e G r u n d, c om me pr é se nc e pl e i n e. 257 Au centre de la nouvelle philosophie qui refuse tout e intervention divine ou providentialisme apparaît l'idée de la «mort de Dieu» et l'illusion d'un avenir radieux sans Lui. Ainsi, toute une conception du monde est inversée et induit une culture où désormais alterne le vieux et le nouveau, l'ancien et le moderne. L'idée qu'on s'est fait au départ de parfaire l'humanité de l'homme a conduit à des considérations graves. D'une part, la foi qu'on a placée en lui a pourvu en bloc l'humanité des pires hécatom bes et, d'autre part, la société de l'universel qu'on a 257 Vattimo, G., La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, p. 48. - 308 - voulu instituer dans le dessein de l'homme, sur le principe de la raison, s'est dissipée avec l'émergence des autoritarismes et la multiplication des crim es contre l'hum anité. Cependant, étant donné que l'histoire africaine n'a pas connu le même cheminement, les m êmes déchirem ents que l'Occident, c'est sur un tout autre plan que l'on perçoit, en Afrique, cette crise de l'humanisme. Ainsi, de la façon dont l'Occident a établi le contact avec l'Afrique point aujourd'hui l’une des causes de la déshumanisation en vogue sur le continent. Car, nous entendons par-là, le processus de dérèglement au cours duquel toutes les catégories du sacré se détournent de l'homm e en fondant une nouvelle vérité, Dieu et les avatars sur lesquels reposaient jadis les Africains ayant décidé de les quitter ou de détourner leurs visages : O ui, t ou t r ép u b li q u es t o m b er a it de s sol e il s i né vi t a bl e , de p ou r la I n d é pe n da n ce s r a is on si m p le n’a va ie n t pa s que les pr é v u d’ i ns ti t ut i on s c om m e l es f ét i c he s ou le s s or c ie r s p ou r p a re r le s ma l he ur s. Da n s t ou t e l’ Af r i q u e d’ a va nt le s s ol ei l s de s I n dé p e n da nc e s, l es ma l he ur s d u vi l la ge se pr é ve n ai e n t par de s s acr if ic e s. On se sou c i ait de de vi n er , d e dé v o i l er l’ a ve n ir . 258 258 Kourouma, A. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 154. - 309 - 3. Romans kourouméens et modernité Il s'agit de coordonner les rom ans d'Ahmadou Kouroum a avec l'expérience de l'existence, de thématiser des traits qui ont eu pour effet de poser les postulats d'une connaissance structurée. Cette partie de notre étude traite de l'intention ou encore de la radicalisation des écrits de cet auteur sur les conditions d'existence des personnages qu'il décrit. L'effet que nous escomptons doit, par conséquent, nous conduire à l'élaboration d'un discours méthodique. Sans tomber dans la naïveté de la systématisation, notre propos tend à dépasser toute légèreté et à toucher aux choses mêmes qui s'expérimentent dans l'œuvre romanesque d’Ahmadou Kouroum a. Nous nous efforçons d'aller au-delà des sentiers battus et de dégager une cohérence des problèmes qu'elle soulève et qu'elle contribue à mettre en lumière à travers les existences des différents personnages. Il s'agit donc de dévoiler l'étendue de leur m anifestation. D’apparence univoque, les romans d’Ahmadou Kourouma ont pourtant l’avantage d'éprouver le réel, autrement dit, de s'inscrire dans une sorte de préhension de la figure concrète. Or, cette caractéristique, même tournée vers la réflexion, permet de saisir le dessein extralittéraire - 310 - des rom ans d'Ahmadou Kouroum a. En fait, ces derniers ont ici plus qu'un simple rôle d'élucidation ou de fantaisie. Le véritable sens du problèm e qu'ils posent est délaissé à la réflexion philosophique qui a pour objet de charger leur description d'un discours approfondi et d'apporter à la compréhension l'éclairage nécessaire. La perspective des romans d'Ahmadou Kourouma se dégage, en effet, dans un schéma banal et simple, à savoir le dévoilement de l'existence et le dépouillement de la misère. Dans les situations les plus antagoniques, les personnages sont moribonds physiquement ou bien mentalement. Ils sont souvent jetés ou abandonnés à leur triste sort ou bien limités dans leurs entreprises : Mai s, h él a s ! t ou t ce l a éta it d e ve n u pa s sé r é v ol u ! A ve c l ' â ge , le r es se n ti me nt, Fa d ou a n ' a vai t p l u s le s os de p a r e il le s p r at i q ue s, m oi je n ' e n a va i s n i l a p ui ssa n ce ni le g oû t. La vie il l e sse e n e l l e- mê me e s t m o n nè fi ( m o n n è de n se ), m o n n è b o be ll i ( m o n n è i n ve n ge a b le) . A u ssi, sa n s m ' of f e n ser d e l ' a p par e nc e d u mar a b o u t, j'a i ré p on d u à se s sa l uta t i on s ; je l ui ai p a r lé , l ui a i de m a n dé de d em e ur er q u el q u e s j ou r s m on h ô te : j' a va i s be s oi n d e pl u s d e pa r d on et d e c on n a i ss a nce d 'A ll a h. il n e me r e st ai t q u e r e pe nt i r s, r é si p i sce n c e et tr è s p e u d e jo u r s à vi vre , tr è s pe u d e pr i èr e s à c ou r be r p ou r mé r it e r la m is ér ic or d e di vi n e. 259 De l'isolement à la trahison, en passant par l’errance, tout est 259 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 162. - 311 - organisé en pièges et dénote l'irrationalité, le vague de l'existence et la rupture entre l'individu et son environnement social. Loin de présenter des hommes libres et bien portants, Ahm adou Kourouma fait, de la connaissance de la réalité, un cham p de souffrances et de désillusion. Ses romans décrivent, en effet, des situations spéciales. Qu'ils soient en proie à la folie comme celle qui s'empare de Fam a 260 ou à l'errance comme Birahim a, l'enfant-soldat des forêts ouest africaines, les rom ans d’Ahm adou Kourouma montrent bien l’inutilité profonde des êtres. Ils exposent, à travers la forme que prend chaque personnage, un détail de la vie misérable de l'hom me, une minceur de son existence. Ils se donnent comme ouverture d'autant plus qu'ils pensent l'existence et rendent accessible un certain nombre de choses qui lui sont liés. Les rom ans d'Ahmadou Kourouma s'identifient, en effet, par un réinvestissement des élém ents originaires de l'existence et parfois même par une extension de ceux-ci. Ce qui permet, au fond, une attitude de pensée soucieuse de voir dans l'écritur e une vocation à la dénonciation. Ils ne sont plus seulem ent des œuvres de constatation, des 260 «Le convoi démarra. Au chevet de Fama dans l’ambulance deux infirmiers veillaient. Ils l’examinèrent et lorsqu’ils constatèrent qu’il n’y avait aucune trace de balle, ils se récrièrent. Allah le tout-puissant ! Un caïman sacré n’attaque que lorsqu’il est dépêché par les mânes pour tuer un transgresseur des lois, des coutumes, ou un grand sorcier ou un grand chef. Ce malade n’est donc pas un homme ordinaire. Lui Fama délirait, rêvassait, mourait. Des cauchemars ! Quels cauchemars !...», Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., 194. - 312 - formes inertes de la représentation d'où il faut ignorer les certitudes médiates de la description. Bien au contraire. Ils sont en mouvement, c'est-à-dire qu'ils vivent, d'autant plus qu'à travers les péripéties de chaque personnage, ils indexent des sorts. Chaque situation du personnage est une partie de l'existenc e dans laquelle s'intègre l'existence elle-même -si tant est que cette dernière est une totalité d'infim es existences. Ainsi, les romans d'Ahmadou Kouroum a produisent du sens à l'existence à partir des transports fictifs des personnages. Cependant, ces différents transports sont des transferts d'une existence réelle. C'est de cette existence latente dont ils tém oignent puisque, au-delà de l'acte de création littéraire, il y a véritablem ent une logique de la vision réelle du monde, une vision du monde qui n'est plus au niveau du sens clos et achevé dans lequel les romans d’Ahmadou Kourouma ont, jusqu'ici, été circonscrits. Cela suppose donc que le romancier anticipe ou bien qu'il y ait une prise de conscience préalable à toute imagination, à savoir que les divers parcours qu'empruntent ses personnages émanent d'une préoccupation originaire qui rende transparent c e qui est essentiel. Il ne s'agit guère de quereller la validité des significations qui entourent les romans d'Ahmadou Kourouma, mais de s'interroger - 313 - sur le bien fondé d'une telle écriture. Ceux-ci ne sont plus des relais où des visages, des hommes, des figures passent. Bien au contraire, ils demeurent désormais afin de percer leur mystère. De fait, les romans d'Ahmadou Kouroum a ne sont plus seulem ent des f ables politico-historiques, m ais de véritables possibles où une identité est conférée. A cet égard, l'attitude du romancier ivoirien est non seulement porteuse d'un message optimiste sur le devenir de l'Afrique mais elle perm et aussi la mise en évidence de significations plus globales comme la dominance des catégories ou des visages universels car il y a une prise de conscience profonde sur captivent, par laquelle une les romans réflexion d'Ahmadou abstraite, une Kouroum a intention métalittéraire. Il y a, chez le romancier ivoirien, une puissance à travers laquelle, dans un regard oblique, on peut percevoir le cham p qu’il assigne à sa littérature, à savoir le lieu d'un possible, d'un sens et d’une référence. Hormis les figures cachées de chaque personnage, ses romans rappellent un monde où se mêle, dans le circuit des réseaux de signification, l'expérience présente par l'écriture. C'est que préconçue, l'activité c'est-à-dire littéraire qu'elle d'Ahmadou est motivée Kourouma par est quelque signifiance du fait qu'elle est particulièrement influencée par une sorte d'essence suprême qui n'est autre que le concret de la vie - 314 - en tant que fondem ent premier. En effet, il est difficile, à ce moment précis de notre analyse, d'im aginer, chez Ahm adou Kourouma, la pratique de la littérature sans son intention, autrement dit, sans la considération d'une chose cachée, sans confondre l'une et l'autre car les rom ans et les personnages l'aboutissement, qu'ils leur représentent, fondement est s'ils ailleurs, ne sont que c'est-à-dire à rebours des commodités habituelles. Cela revient à dire que le regard que l'on porte est soit réversif, soit un acte pur de voyance. Ainsi, vu la perspective, c'est l'apparence qu'il faut dévoiler et apprendre à regarder. Il est tout à fait normal de penser que la signification des romans d'Ahmadou Kourouma est offerte d'avance, que leur sens est com pris dans leurs avènem ents bruts et que, par conséquent, ils n'exigent aucun effort pour se mouvoir dans leur univers. Mais, c'est aussi vrai qu'il y a tout un apprentissage à faire pour ne pas retomber dans l'évidence et distinguer ce qui ne se laiss e pas appréhender par le regard naturel et naïf, mais qui est, cependant, impliqué dans l'apparence. - 315 - Conclusion Notre étude envisageait l'examen du concept d'histoire tel qu'il s'impliquait dans les romans d'Ahmadou Kourouma. Cett e démarche visait, à terme, à faire ressortir, à la lumière de l'histoire africaine, la conception de la littérature chez le romancier ivoirien. L’œuvre romanesque d’Ahm adou Kourouma plonge au cœur d'une double postulation qui convoque le récit de fiction et le récit historique à parts égales, pour extraire l‘historicité de la littérature. Bifurcation du temps humain comme temps raconté, produit de l'application du récit aux paradoxes du tem ps : telle est la réciprocité en quoi tient l'œuvre d'Ahmadou Kourouma. Le récit, chez ce rom ancier, façonne l'expérience, l'ambition de la fonction narrative étant de refigurer la réalité historique et de l'élever au niveau d'une conscience unifiée. - 316 - Ainsi l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma se nourritelle de l’histoire réelle, mais elle ne se contente pas de l’imiter servilement. Au demeurant, elle tente, par son entremise, de recréer le temps par la mise en œuvre, par le détail, de l’histoire. Elle ne se livre pas au travail de l’historien qui approfondit tel événement, ni même ne cherche à saisir une quelconque totalité. Elle s’offre plutôt comme une interaction entre imaginaire et histoire. Si elle aspire à devenir un modèle de vérité de représentation, c’est aussi une œuvre qui s’éprouve et repos e sur la perception : E ll e e st d on c , a u c on t r air e de ce q u i p r é va u t da n s le r e gi s tr e d e l’ i m pr ess i on , u n e a ct i v it é de l’ e s pr it q ui f aç o n ne l e r é el sel on s on pr op r e v ou l oi r . En somme, 261 l'œuvre romanesque d'Ahm adou Kourouma modifie, se joue de l’inscription sur laquelle elle s’est façonnée et dérive vers un jeu double de préhension de l'extérieur et du drame. Cependant, la sensation que l'on éprouve dans cett e préhension-dram atisation n’est pas seulement une répétition simple de la structure externe. C'est, au contraire, une œuvre de la mémoire qui obéit à une organisation ou à un ordre de déconstruction-reconstruction 261 et, Jackson John E., op. cit. p.27 - 317 - qui, lorsqu’elle saisit l'extérieur, le transforme justement en mêm e temps qu’elle s’invente contre l’exactitude du f ait réel. Le fait historique n’est plus alors figé. Mais au contraire, en fusionnant mémoire et imagination, c’est immanquablement un autre temps qui rejaillit. Mais parce que des changem ents ont brisé le cours normal des choses, les romans d'Ahmadou Kouroum a ont réinventé la trame de la vie collective. Usant de la langue, ils ont transposé les lieux. A l’enchaînement quotidien de la vie, ils ont ajouté leur coloration personnelle. Ses rom ans surgissent désormais comme l'empreinte de l'image, comme la présence d'une marque laissée pour ajuster l'image présente. Ils cèdent, enfin, à quelque chose qu'on a éprouvé, et poursuivent l’effort contre la suppression du souvenir et pour le rêve de conservation. Ils n'échappent plus à une prise de conscience de ce lien majeur avec l'histoire. Mais les romans d’Ahmadou Kouroum a s'enfoncent désormais dans les m éandres du passé et parfois les labyrinthes du présent pour surgir comme le devoir éternel d'inventaire du romancier. Soucieuse de poursuivre le dialogue avec l'histoire, sa voisine, ou de préserver ce lien, l'aventure kourouméenne devient, de ce fait, un espace de rencontre entre histoire et mémoire. - 318 - Annexes - 319 - Index des notions A Accompagnement (mutuel), 13 Actant, 137 Actualisation, 44, 260, 294 Amplification, 186-191 Archéologie, 242 Authenticité, 51, 252 Autobiographie, 47, 225 C Cartographie, 12, 21& Catégories (témoins), 14 Complexification, 215 Condition (existentielle), 12 Conscience (collective), 254 D Dépersonnalisation, 56, 156 Déréalisation (entreprise de), 56, 170 Déshéroïsation, 176 Déterritorialisation, 105 Distanciation, 51, 188 Dram atisation, 317 - 320 - E Effet (de réel), 245 Exagération, 189-190, 233 F Fiction, 11, 16-17, 46, 51-58, 64-66, 71-76, 92-94, 174, 199-203, 210-217, 226-227, 235, 253, 260, 294-295, 316 Fictivité, 299 H Homogénéité, 125, 223 I Imaginaire, 14-18, 46-51, 71, 90, 141, 174-177, 194, 203-204, 213216, 245, 317 Imagination, 10-15, 40-47, 134, 177, 199, 211-216, 235, 246, 256262, 290, 313-318 Intelligibilité, 87, 219, 294 M Macrostructure, 12 Mém oire, 10, 14-18, 44, 57-62, 91, 199, 221, 238-244, 258-267, 294, 317-318 Modélisation, 76, 225, 241 Morphisme, 51 N Narrativisation, 27, 40 - 321 - O Oubli, 44, 221, 264, 294-295 R Réactualisation, 260 Réalisme, 177, 202, 229-235 Redynamisation, 179 Réel, 10-11, 14-18, 44-46, 51-56, 71, 76-82, 93-96, 107, 170-178, 191-197, 205, 211-216, 223-225, 241-246, 289-290, 310-317 Réinstanciation, 216-218 Représentation, 10-11, 16, 89-92, 135, 166, 192, 213-214, 225-229, 243-258, 288-292, 313-317 Révisionnism e, 149 S Stylisation, 181-185, 229 T Théâtralisation, 46 V Véridicité, 194 Vérité (historique), 27, 57 Visée (historienne), 53 Vraisemblance, 48, 64, 146, 174, 204, 209-213, 228, 245 - 322 - Entretien avec Ahmadou Kourouma Le présent entretien a été réalisé au domicile de l’auteur à Lyon, le 6 Novembre 2002. Mesmin YAUSSAH : Bonjour, monsieur Ahmadou Kourouma. Ahm adou KOUROUMA : Bonjour. M.Y. : Je prépare en ce moment une thèse. Elle porte sur l’étude de votre œuvre romanesque : Les soleils des indépendances, Monnè, outrages et défis, En attendant le vote des bêtes sauvages - 323 - et Allah n'est pas obligé. Ce qui m'a conduit à m'interroger sur celle-ci, c'est le fait qu'un personnage l'a marquée : Djigui. Il est sans doute la représentation de quelque chose d'important. Le fait que vous l'avez appelé le centenaire m'a incité à m'interroger sur l'aspect historique et la façon dont vous représentez l'histoire dans vos romans. Cependant, la question que je vais vous poser concerne la nécessité de votre formation initiale et le passage à la littérature ? A.K. : Écoutez, c'est très sim ple. Je suis arrivé chez moi en 63-64. J'étais alors actuaire et je m'occupais des statistiques et des mathématiques des assurances. Lorsque je suis arrivé en Côte d'Ivoire, c'était la guerre froide. Pendant cette période, en Afrique, les présidents faisaient ce qu'ils voulaient. Ils étaient les patrons et se perm ettaient tout. Je crois l'avoir dit dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Houphouët-Boigny était un dictateur de Droite et craignait un coup des éléments de Gauche. Il a monté un com plot pour nous éliminer. Il a arrêté plusieurs personnes dont moi. J'ai été rapidem ent libéré parce que j'étais marié avec une Française. Cependant, il m'était interdit de travailler. J'ai traîné en Côte d'Ivoire pendant sept (7) mois ; j'étais embêté. Je me suis dit que c'était injuste qu'on mette mes cam arades en prison pour rien. Alors, j'ai voulu écrire un livre pour dénoncer ce qui était arrivé, ce qui m'était arrivé et ce qui était arrivé à mes cam arades. Et au lieu d'écrire un essai, j'ai voulu écrire un roman, une fiction dans - 324 - laquelle les personnages, les noms des gens allaient disparaître pour que je puisse éditer mon livre. Houphouët-Boigny étant un pivot de la guerre froide, on ne pouvait pas écrire contre lui. J'ai écrit et passé mon manuscrit un peu partout sans trouver d'éditeur. A l'occasion d'un concours organisé par l'université de Montréal, j'ai envoyé mon œuvre qui a été couronnée. Je suis parti à Montréal pendant quinze jours pour corriger les passages journalistiques qui parlaient des tortures d'Houphouët-Boign y afin d'être édité. Après le succès du livre obtenu à Montréal, le professeur Vachon qui avait organisé ce concours est venu le proposer aux éditions du Seuil qui auparavant avaient refusé d'éditer mon manuscrit. Voilà comment je suis venu à la littérature. Lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai pensé au devoir de mémoire que j'avais vis-à-vis de l'Afrique et qu'il fallait indiquer les grandes étapes de son histoire. M.Y. : A considérer le rôle que vous assignez à Djigui, chacun de vos ouvrages me paraît une occasion de renouer avec un certain savoir. Est-ce le cas ? A.K. : Oui, je l'ai voulu. Ce livre, Monnè, outrages et défis que les analystes de la littérature considèrent comme le meilleur parmi tous et que j'ai pris vingt ans à écrire rappelle le clim at en France à mon arrivée en 1954. Les Français ne parlaient que de l'Occupation allem ande. Quatre ans seulement mais ils en parlaient et n'ont - 325 - d'ailleurs pas fini d'en parler. Chaque année, ils rappellent ce qui s'est passé pendant la Résistance. Cependant, nous avons été occupés pendant au moins un siècle. Mais, on n'en parle pas. Ce que j'ai voulu montrer dans ce livre, c'est que nous avons, nous aussi, subi une occupation beaucoup longue et que cela a été plus terrible encore. D'autre part, j'y évoque une connaissance historique, un passé donné. M.Y. : De la lecture que j'ai de vos romans ne découle plus seulement la dénonciation des systèmes politiques en place en Afrique mais la sensation aussi d'un écoulement du temps. J e voudrais revenir là sur votre manière d'appréhender le temps puisque de Monnè, outrages et défis à Allah n'est pas obligé, j'ai le sentiment que cent ans d'histoire africaine y sont condensés. Avezvous eu l'impression de refaçonner ce siècle ? A.K. : Oui, c'est évident. Je voulais présenter ce que nous avons souffert, ce que nous avons été. Un peuple qui ne connaît pas son histoire est obligé de recommencer. Je suis un écrivain ; je n'ai pas les moyens de changer l'histoire ; néanm oins, je dois rappeler aux gens ce qu'ils ont fait, leur m ontrer ce qu'ils ont fait. A partir de cela, ils doivent se méfier du futur. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, je présente ce qui s'est passé pendant la guerr e froide. Cela permet de ne plus recommencer ce qui est arrivé. Je prends, je donne, je présente la colonisation dans tous ses - 326 - aspects. M.Y. : Il y a un autre aspect qui apparaît dans Monnè, outrages et défis. C'est celui de la responsabilité de l'Afrique dans l'œuvre de la colonisation car Djigui, en acceptant le marché que lui propose l'interprète collabore, en effet, avec l'ennemi. A travers ce personnage, avez- vous cherché à montrer l'implication de l'Afrique ? A.K. : Évidemment. Lorsque nous analysons la colonisation en dehors, beaucoup d'Africains, presque la m ajorité, au début des guerres coloniales, étaient pour la colonisation. Samory, lui, détruisait, faisait des violences contre ceux qui ne voulaient pas lutter contre la colonisation ; il ne représentait qu'une minorité. Aujourd'hui encore, il y a des villages : W assoulou, où quand quelqu'un arrive et qu'il veut passer la nuit, on lui demande son prénom ; s'il dit : «je m'appelle Touré», les gens disent «les Touré ne passent pas la nuit ici» ; ils te donnent de l'eau à boire et tu t'en vas. Cela veut dire que Sam ory a tellem ent été sévère envers ces gens, et qu'il a détruit leurs villages parce qu'ils refusaient de l'aider, ils sont violemm ent contre Samory parce que Sam ory a commis des brutalités, des violences pour pouvoir imposer la guerre aux Français. M.Y. : De l'autre côté, les personnages qui paraissent dans vos - 327 - œuvres ici et là, notamment Fama, Birahima et, dans une certaine mesure Djigui, sont des laissés-pour-compte. A travers eux, avezvous voulu faire l'histoire des faibles ? A.K. : L'histoire des faibles. C'est vrai qu'ils sont faibles, c'est vrai qu'ils sont perdus. Mais c'est l'histoire qui fait ça. Djigui raisonne en vieux Malinké : quand quelqu'un vient chez toi et qu'il t'apporte un cadeau, tu es son obligé. Et Djigui se croit l'obligé des Français parce que les Français lui ont apporté un train. C'est une conception absolument différente de celle des Occidentaux qui veulent développer, qui veulent créer des choses. C'est pourquoi il paraît dépasser. Mais dans sa logique à lui, il dit que les gens sont venus, qu'ils ont quitté leur pays, sont arrivés de très loin et me disent qu'ils vont m'apporter l'animal le plus grand. C'est s a mentalité qui fait qu'il paraît dépassé. Dans sa mentalité de Malinké, de vieux qui croit que des gens sont honnêtes, tout le monde est correct, il croit être ça, c'est ça l'histoire. M.Y. : Je crois savoir que vous faites aussi allusion dans vos commentaires à l'histoire réelle. Je voudrais alors vous demander quelle place lui accordez-vous dans vos fictions ? A.K. : L'histoire est la trame de mes rom ans parce que nous sommes victimes de ce que l'histoire nous a fait. Nous, Africains sommes victimes, nous avons souffert : on a eu l'esclavage, on a - 328 - eu la colonisation, on a eu la guerre froide, on a eu les échanges inégaux. On est victimes de l'histoire. Pour parler de l'Afrique, pour parler de notre temps, il faut se référer à l'histoire et aux détails de l'histoire. M.Y. : On a l'impression, lorsqu'on vous lit, d'être tiraillé entre deux situations : entre produire une fiction et rassembler un grand nombre de preuves. Ne craignez-vous pas de tomber dans le document historique ? A.K. : Oui. Évidemment, je tends vers le docum ent. On m e demande pour qui j'écris. Avant de répondre à votre question, je vais résoudre ce problème. J'écris pour qui ? Je dis que j'écris pour les Européens ainsi que pour tous les Africains pour dire ce qu'il y a. C'est l'histoire. Les faits historiques sont des faits ; c'est la trame pour les joindre qui constitue la fiction. Ce que Djigui a vécu, tout ce qu'il dit est vrai mais pour faire ressortir tout cela, le représenter, il faut faire Djigui. Et c'est là, la tram e de l'histoire, la façon de joindre ça ; sinon, toute la vie, tout ce qu'on écrit, c'est le document. C'est la façon de présenter les éléments pour joindre avec la fiction. M.Y. : Reprenant le titre de votre pièce Le Diseur de vérité, je pense que vous n'êtes pas qu'un diseur de vérité, vous agisse z pour la justice, en faveur des faibles. Ainsi qu'on peut le voir dans - 329 - En attendant le vote des bêtes sauvages, la purification est une forme de procès, est-ce une bonne définition de vous que de vous considérer comme un procureur, comme quelqu'un qui défend la justice ? vous sentez-vous dans ce rôle, dans cette définition de vous ? A.K. : Non, je ne me crois pas procureur. Ce qu'il y a, c'est que je voudrais montrer aux Africains et aux Européens que nous avons vécu une histoire dangereuse, une histoire terrible. Je sors ça et je voudrais que les Africains prennent connaissance de ce que j'ai dit historiquement pour qu'ils ne recommencent pas. Voyez ce qui arrive en Côte d'Ivoire. Malgré, tout ce qui est arrivé, on recommence les m êmes erreurs. Et c'est ce que je voudrais éviter. M.Y. : Voulez-vous donner des leçons à la classe politique à partir de vos œuvres, êtes-vous un redresseur de tort ? Il y a un dessein pédagogique, vous insiste z sur le fait que l'histoire a déjà été cruelle avec les Africains et qu'il ne faut pas la recommencer, vous proposez-vous de changer la vie ? A.K. : Je ne voudrais pas changer la vie mais changer la façon dont les gens ont agi. Je voudrais reprendre le passé, dire que pendant la guerre de Samory, c'est vrai qu'il était violent, mais qu'on aurait dû nous rassem bler. On aurait dû savoir que pendant la guerre froide, nous avons eu des dictatures et si elles ont agi, c'est parce - 330 - que nous étions tous responsables. C'est que l'histoire n'est pas comme on dit, il y a d'une part les bons et de l'autre les méchants. Tout se mêle ; et c'est ce que je voudrais montrer ; qu'il y a du bien, du mal de chaque côté et que nous devions faire attention. M.Y. : Dans un de vos livres, vous comparez l'arrivée des indépendances avec un vol de sauterelles, c'est-à-dire quelque chose qui s'est fait avec brutalité ou qu'on n'a pu maîtriser, ni même prévoir. N'ont-elles pas préludé le cauchemar qui va s'abattre des années plus tard sur l'Afrique ? A.K. : Quand prophétisé. j'ai Nous écrit Les n'avons Soleils pas eu des indépendances, d'indépendance. j'ai Notre indépendance s'est faite pendant la guerre froide. Personne ne nous a donné l'indépendance. Nous avons été donnés mains et pieds liés à des dictateurs. Et ces dictateurs faisaient de nous ce qu'ils voulaient. De quelque façon, nous n'avons pas eu d'indépendance. C'est à partir de la fin de la guerre froide que les peuples ont commencé à prendre leurs responsabilités. Mais avant, nous n'avons pas eu d'indépendance. Ce que j'ai voulu dém ontrer, c'est que nous étions des objets. Maintenant, nous sommes indépendants. La lutte que nous menons, par exem ple, en Côte d'Ivoire, celle que nous menons au Gabon, c'est pour avoir la démocratie. Tout ça tend vers la démocratie et tant que nous ne l'aurons pas nous continuerons de lutter. Le Mali, le Bénin ont - 331 - terminé leur histoire parce que ces états ont eu leur indépendance déjà. Nous, nous ne l'avons pas encore ; nous nous battons pour l'avoir. M.Y. : Cette forme d'optimisme que vous affichez, croyez-vous vraiment que l'Afrique va soigner ses maux qui sont la corruption, la délation, la gabegie, le despotisme, etc. ? A.K. : L'Afrique va se guérir et elle est entrain de le faire. Ce qui frappe les médias, ce sont les quatre ou cinq états qui se battent pour avoir la dém ocratie. Autrement dit, les autres sont tranquilles. Il y a en Afrique la Côte d'Ivoire, le Libéria, la Sierra Leone, la R.D.C., le Congo Brazza qui sont en train de se réveiller ; mais sur un ensemble de cinquante quatre états, une grande majorité est sur la voie de la dém ocratie. J'ai cité les cas du Mali et du Bénin qui ont pu déjà avoir la dém ocratie et qui sont tranquilles. Il y a beaucoup d'états qui tendent vers la dém ocratie. M.Y. : Je parle de vous aussi comme un auteur familier de l'histoire parce que vous prenez souvent des exemples dans l'histoire réelle de l'Afrique. Aimez-vous bien représenter l'histoire africaine dans vos romans ? A.K. : Je suis obligé puisque je parle de l'Afrique, de l'histoire de l'Afrique, des problèm es africains ; je suis obligé de prendre cett e - 332 - histoire africaine. De quoi je vais parler d'autre ? Notre histoire est inachevée. Il faut la reprendre. M.Y. : De l'autre côté, il y a une valeur que vous mettez en œuvre dans vos romans étant donné que vous aimez reprendre les termes de l'histoire ; il y a une notion qui ressort dans vos œuvres, c'est la vérité. Pensez-vous que l'expression littéraire valable pour l'Afrique est celle qui dénonce les choses telles qu'elles sont comme vous le faites parfaitement dans En attendant le vote des bêtes sauvages où vous donnez l'impression d'avoir arpenté les coulisses des palais présidentiels pour montrer comment les chefs d'états africains tiennent le pouvoir ? A.K. : Ecoutez, je ne cherche pas à dire la vérité ; je veux présenter la réalité. La vérité, c'est autre chose. Dans ma présentation de la réalité, j'avertis les Africains. S'il y a fiction, cela veut dire que ce n'est plus la réalité puisque la fiction, c'est l'inexistence. Djigui est une invention ; les combats pour Soba n'ont jamais existé ; mais il y a des éléments qui sont des réalités. Si je n'avais donné que des réalités comme dans Allah n'est pas obligé, ce serait illisible. Il faut qu'il y ait une fiction, il faut qu'il y ait des éléments qui mettent en m ouvement les événements réels de l'histoire. M.Y. : Dans le rapport réalité-fiction, je dirais que plus on vous découvre, plus on a envie de vous lire. Cependant, un flou demeure - 333 - entre le réel et la fiction. Lequel des deux prime ? A.K. : Les deux se mêlent. Je prends la fiction pour permettre de représenter la réalité. La fiction perm et de représenter. Moi, je dois représenter cette réalité pour qu'elle soit vivante. Il faut qu'il y ait un peu de fiction pour donner de l'aile. M.Y. : On dit de la mémoire qu'elle est la faculté de se rappeler des choses qu'on a apprises ou qui ont frappé l'entendement par l'action du sens ; elle renvoie également à l'idée de lier au moment présent et à venir l'existence des choses passées. Or, il y a che z vous un certain goût pour le passé et même pour le présent, pour la juxtaposition de l'un et l'autre. Quelle importance joue-t-elle dans vos œuvres ? A.K. : La mémoire est très importante ; la m émoire permet de ressortir les réalités. Elle montre comment les gens ont agi dans le passé et comparé au présent, elle permet d'éviter les erreurs qu'on a faites par le passé. C'est cela le problèm e. Pendant la guerre de Sam ory, Djigui a cru, à cause de sa culture malinké, que sa f açon de penser était universelle, que sa façon d'accueillir l'était aussi alors que les gens se foutaient de lui. Après analyse, sa façon d'agir nous fait rire m ais lui était très sérieux en agissant ainsi. Cela dit, lorsque nous agissons, nous devons nous départir de notre m entalité, de notre culture afin d'aborder les choses avec des - 334 - cultures ouvertes sur l'univers. La réalité est la réalité ; elle s'est passée et nous l'animons par la fiction. M.Y.: À côté de la mémoire, il y a son corollaire l'oubli. Avez-vous déjà craint de n'avoir pas assez dit lorsque vous mettiez un point final dans la rédaction d'un de vos livres ? A.K. : Bien sûr qu'on ne peut pas tout dire. On est obligé de choisir certains éléments et d'en laisser d'autres. Cela dit, il y a beaucoup d'éléments qu'on abandonne soit parce qu'on n'a pas assez de temps, soit parce que ce n'est pas très intéressant. M.Y.: J'ai osé une inversion de vos romans. A cause de la chronologie des événements qui transparaissent dans ceux-ci, Les soleils des indépendances viendraient après Monnè, outrages et défis. Ce que j'ai voulu faire remarquer, c'est que du déclin de l'empire Samory aux récentes guerres qui endeuillent la partie ouest de l'Afrique, il y a un cheminement de l'histoire africaine. Cependant, jusqu'où iriez-vous dans la représentation ? L’histoir e est-ce vraiment une chose importante à vos yeux ? A.K. : C'est même la base de m es écrits. C'est l'histoire africaine qui sert d'élém ent essentiel pour deux raisons : pour les Africains afin qu'ils pensent et réfléchissent sur leur histoire et pour les Européens parce que ce sont des défis, comme il est dit, qu'ils - 335 - nous ont lancés. Aujourd'hui, les Européens oublient la colonisation, ils oublient l'esclavage, la guerre froide, les échanges inégaux. Et nous, en leur disant ce qu'ils ont fait, nous les accusons et, du coup, nous leur montrons qu'il y a des choses qu'ils ont fait et que nous devons réfléchir pour juger les actions du présent. M.Y. : Dans Monnè, outrages et défis, on dénombre les monnew de Djigui : on sait qu'il souffre, qu'il est malheureux ; on connaît aussi les outrages qui lui sont faits. Quels sont les défis qu'il a relevés, par contre ? A.K. : Quand les troupes du commandant Faidherbe sont arrivées à Soba et qu'il premièrement, a finalement que les accepté de Occidentaux collaborer. sont Il y a, invincibles ; deuxièmement, Samory qui était le roi, le chef avait fait la guerre, s'était battu et, malgré tout, n'avait rien eu. Le fait que les colonisateurs prom ettent un train à Djigui l'incite à vouloir à tout prix à en être à la hauteur, montrer qu'il est encore le chef et obtenir ce qu’ils lui ont offert. Or, Djigui n'arrive pas à le faire. M.Y. : Si Djigui n'arrive pas à obtenir le train et tout ce qui va avec à partir du moment où il a collaboré avec l'occupant, n'est-ce pas le visage de la colonisation que vous dénoncez en tant que négation de promesses ? - 336 - A.K. : Djigui pourrait être autre chose ; être, par exemple, ce que Sam ory a été. Il aurait pu se mettre dans la voie de Sam ory. Quand Sam ory a demandé à tout le monde de partir, de pratiquer la terre brûlée, Djigui ne l'a pas obéit ; il a préféré rester chez lui et sacrifier sur les conseils des marabouts. Quelque soit l’issue, du point de vue historique, il y avait une voie qui pouvait lui permettre d'être un élément contre la colonisation. M.Y. : Djigui serait-il une sorte de traître ? A.K. : Djigui est une sorte de traître à l'analyse que nous faisons actuellement. Mais, dans son contexte et dans sa mentalité, il ne le paraît pas. Je crois, cependant, qu'il l'est parce, Malinké comme lui, Djigui, Samory a combattu, a dit non. Il dit, d'ailleurs, que lorsque l'on ne veut pas on dit non. Cependant, Djigui dit oui et non. Il avait une voie qui lui était totalement indiquée, toujours estil qu'il a été très content de voir que les m arabouts lui demandaient de rester. M.Y. : Il y a un aspect sur lequel je voudrais qu'on revienne, c'est la cohérence. Étant donné que la question que j'aborde dans ma thèse traite de l'écoulement du temps et de sa représentation dans vos œuvres, il y a bien quatre générations de personnages qui se côtoient. En m'amusant à inverser l'ordre de parution, il y a Djigui, - 337 - le Centenaire ; ensuite, Fama dont l'âge se situerait entre celui de Djigui et Koyaga, qui serait plutôt de la génération des chefs d'états toujours en exercice en Afrique ; il y a, enfin, Birahima qui est un adolescent de 10-12 ans. Ces quatre personnages, à des degrés divers, relatent un épisode de l'histoire contemporaine de l'Afrique. N'y a-t-il pas là, un désir de structuration du temps ? A.K. : Oui. Maintenant que vous le dites, je crois que votre analyse me paraît juste. M.Y. : Nous allons arrêter bientôt. Mais avant, je souhaite vous poser la dernière question. Vos romans décrivent une succession d'instants, décrivent plus d'un siècle d'histoire de l'Afrique. Vous verrez-vous, cependant, comme un écrivain en situation, aimezvous représenter votre temps ? A.K. : Comme vous l'avez si bien dit, il y a une succession ; m on temps vient après ceux de Samory, de la colonisation, des indépendances et de la guerre froide. C'est m on temps que j'essaie de saisir. C'est le tem ps que j'essaie de saisir. La réalité africaine, l'histoire de notre temps, celle de ma vie, de ce que j'ai vécu, c'est ce que j'essaie de saisir. J'ai pris le passé pour bien situer le présent. Tout est indiqué sur le présent. Prenons le passé de Monnè, outrages et défis. Je parle du passé de Samory pour tout rapporter au présent (et c'est très important). C'est en fonction des - 338 - problèmes que le présent me pose que je prends le passé. - 339 - Post-scriptum Au m oment où nous imprimons la présente thèse, les éditions du Seuil viennent de publier, à titre posthume, le dernier rom an d’Ahmadou Kourouma. Il s’agit de : Quand on refuse on dit non 262. L’histoire relate les affrontements entre les partisans bétés du président Gbagbo et ceux dioulas de Ouattara. Ils ont eu lieu à Daloa, au centre ouest de la Côte d’ivoire. Birahima, l’enfant-soldat, joue une seconde fois le rôle de narrateur 263. Comme la plupart des Dioulas de cette ville, pris de court par la tournure des événements, il s’enfuit avec sa bienaimée Fanta. Dès lors, suivant les étapes de la fuite vers le Nord à majorité dioula, le récit, que le narrateur interrompt à la fin d’une journée et sur lequel il rebondit parfois, devient l’histoire du peuplement de la Côte d’ivoire. En effet, en nous menant vers la terre de leurs ancêtres, Ahm adou Kourouma, par la voix de sa narratrice, se penche sur l’identité de ce pays m ultiethnique. Le romancier glisse, ainsi, du récit fictionnel à l’intention factuelle. En le sous-titrant «roman», on est tenté de dire qu’il n’y a là qu’une volonté de divertir le lecteur ou que la notion de rom an, chez Ahmadou Kourouma, est devenue caduque, imaginaire, non pas au sens de texte de fiction, mais une copie pure de la réalité. 262 263 Kourouma, A., Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004, 159 p. Ce personnage apparaît pour la première fois dans Allah n’est pas obligé. - 340 - Cela dit, Quand on refuse on dit non, à l’instar des romans précédents, nous replace au cœur de la problématique de la fiction kourouméenne : en effet, s’agit-il d’une fiction ou d’un document historique ? Toujours est-il que ce roman n’en est plus un en dépit de sa totale réussite. - 341 - Bibliographie Corpus étudié : Kouroum a A., Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, (1970), 1995, 195 p. Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, 286 p. En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998, 357 p. Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p. Autres ouvrages de l’auteur : ▪Le Diseur de vérité (théâtre), Acoria, 1998. ▪Yacouba, le chasseur africain (roman), Paris, Gallimard, coll. Jeunesse, 1998. ▪Le Chasseur, héros africain, Grandir, 1999. ▪Le Griot, homme de parole, Grandir, 1999. ▪Quand on refuse on dit non (rom an), Paris, Seuil, 2004. - 342 - Ouvrages généraux : ▪Auerbach E., Mimésis, trad. C. Heim, Paris, Seuil, Gallimard, coll. Tel, 1998. ▪Bellemin-Noël J., Vers l ’inconscient du texte, Paris, PUF, coll. Ecriture, 1979. ▪Bion W . R., Le passé au présent, trad. Cl. Legrand, Meyzieu, Césura Lyon éd., 1989. ▪Borgom ano M., Ahmadou Kourouma. Le «guerrier» griot, Paris, L’Harmattan, coll. Littératures, 1998. Des hommes ou des bêtes ? Lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, Paris, L’Harmattan, 2000. ▪Com pagnon A., Le démon de la théorie, Paris, Seuil, coll. Couleurs des Idées, 1998. ▪Coussy D., La littérature africaine moderne au sud du Sahara, Paris, Karthala, 2000. ▪Dabla S., Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986. ▪De Certeau M., L’écriture de l ’histoire (1975), Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Hitoires, 2001. ▪Dehon Claire L., Le réalisme africain : le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, 2002. ▪De Lattre A., La doctrine de la réalité che z Proust : les réalités individuelles et la mémoire, t2, Paris, J. Corti, 1981. - 343 - de ▪Dictionnaire la psychanalyse, Paris, A. Michel, coll. Enc yclopaedia Universalis, 1997. ▪Dinkelmann W ., La représentation de l’histoire chez Michel del Castillo : La Nuit du décret, La Gloire de Dina, Le Démon de l’oubli, Paris, P. Lang, Presses universitaires européennes, 1992. ▪Ducrot O., Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique, Paris, Hermann, coll. Savoir, 1972. ▪Eliade M., Images et symboles. Essais sur le symbolisme magicoreligieux, (1952), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1979. Le Mythe de l’éternel retour. Archétype et répétition (1969), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1979. La Nostalgie des origines. Méthodolgie et histoire des religions, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1971. ▪Fame Ndongo J., Le prince et le srcibe. Lecture politique et esthétique du roman négro-africain post-colonial, Paris, BergerLevrault, coll. Mondes en devenir, 1988. ▪Gassam a M., La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, Paris, Karthala-Acct, 1995. ▪Genette G., Fiction et diction, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1991. ▪Girard R., Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1976. ▪Gusdorf G., Mémoire et personne, Paris, PUF, 1993. ▪Hipp M. Th., Mythes et réalités. Enquêtes sur le roman et les mémoires (1660-1700), Paris, C. Klincksieck, 1976. ▪Ham on Ph., Du descriptif, Paris, Hachette, 1993. - 344 - ▪Jackson J. 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Entretiens ▪Kourouma, le colossal, entretien avec Marc Fenoli, 18 janvier 1999. ▪Dans l’ombre des guerres tribales, entretien avec Héric Libong, 14 septem bre 2000. ▪Ahmadou Kourouma : «Je suis toujours un opposant», entretien avec Aliette Armel in Maga zine littéraire, n° 390 de Septembre 2000. Articles ▪Chanda Tirthankar, «Vertigineux Kourouma» in Jeune Afrique/ L ’Intelligent, n° 2076-2077 du 24/10 au 08/11/2000. ▪Bédarida Catherine, «Ahmadou Kourouma, le guerrier-griot» in Le Monde du mercredi 1 e r /11/2000. - 347 - Résumé L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma n’échappe pas à la prise de conscience de la littérature comme exis. Elle a su, de bonne heure, dresser, comme dans un tableau, les maux qui tétanisent le continent africain. Vecteur de la relation entre histoire et représentation, elle convoque fiction et histoire à part égales pour dire notre historicité, à travers une mise en correspondance avec l’expérience temporelle. De fait, elle cède au caprice du devoir d’inventaire en se donnant comme occasion de renouer avec un savoir. Organisée en trois parties, la présente thèse porte d’abord sur le rapport texte-contexte qui traite de la compréhension et de la description des faits historiques. La deuxième partie se rapporte au passage de la réalité à la fiction en tenant com pte de la démesure comme procédé st ylistique pour ressortir au duo histoire-fiction. Enfin, perçue comme procédé d’assimilation-familiarisation, la troisième partie analyse l’œuvre comme lieu de m émoire. Mots clés : Ahmadou Kourouma, fiction, histoire, imaginaire, imagination, littérature africaine, m émoire, réalité, réel, représentation, oubli. - 348 -