UNIVERSITE DE PARIS XII UFR des Lettres et Sciences humaines

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UNIVERSITE DE PARIS XII UFR des Lettres et Sciences humaines
UNIVERSITE DE PARIS XII
UFR des Lettres et Sciences humaines
CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES
LE REEL ET SA REPRESENT ATION
D ANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’ AHM ADOU KOUROUM A
THESE DE DOCTORAT NOUVE AU REGIME
Pour l’obtention du grade de Docteur de l’Université de Paris XII
PRESENTEE P AR MESMIN NICAISE YAUSS AH
Sous la direction de :
MONSIEUR LE PROFESSEUR PAPA S. DIOP
13 décembre 2004
UNIVERSITE DE PARIS XII
UFR des Lettres et Sciences humaines
CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES
LE REEL ET SA REPRESENT ATION
D ANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’ AHM ADOU KOUROUM A
THESE DE DOCTORAT NOUVE AU REGIME
PRESENTEE P AR MESMIN NICAISE YAUSS AH
-2-
Dédicace
Comme tout Malinké, quand la vie s’est
échappée de ses restes, son ombre s’est
relevée, a graillonné, s ’est habillée, et est
partie par le long chemin pour le lointain
pays malinké natal pour y faire éclater la
funeste nouvelle des obsèques.
A Ahmadou Kourouma.
-3-
Exergue
Le rom an n’a de sens et de valeur qu’à
répondre à l’appel que le réel adresse à
chacun de nous, produisant en retour l’écho
de sa parole. Cet appel est-il audible dans le
monde où nous vivons ? La possibilité d’une
parole en écho y existe-t-elle encore ?
Philippe Forest, Le roman, le réel*
* q ua tr i èm e de c o u ver tur e, E d. P l eins F e ux, 19 9 9
-4-
Gratitudes
Je tiens à tém oigner ma profonde reconnaissance à Monsieur
le
Professeur
Papa
Samba
DIOP
pour
la
patience
et
la
disponibilité dont il a fait preuve tout au long de ces années,
dans la direction de ce travail. Cependant, m algré les soins
extrêmes que j’ai apportés à leur révision, les erreurs, les
omissions et les insuffisances qui y dem eurent incombent, bien
entendu, à ma responsabilité.
Je remercie tout particulièrem ent Anne, mon épouse, pour
son affection et son soutien permanents.
Que tous
ceux
qui
ont contribué de
près
ou
de loin,
directement ou indirectement, à la maturation de ce travail
trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude et m a haute
considération.
-5-
Sommaire
Dédicace
- 3 -
Exergue
- 4 -
Gratitudes
- 5 -
Introduction
- 10 -
Premièr e partie : Regards sur l'œuvre : texte et contexte
- 19 -
Préambule
- 20 -
Chapitre 1 :
Les textes
- 22 -
Chapitre 2 :
Récit et quête du tem ps
- 42 -
1. Romans et désillusion
- 46 -
Chapitre 3 :
Roman kouroum éen et référent historique
- 53 -
1. Définition du contexte
- 53 -
2. Le climat intellectuel
- 55 -
3. Romans et histoire
- 62 -
-6-
Chapitre 4 :
L’Agressivité de l’histoire
- 72 -
1. La passivité du personnage
- 82 -
2. Romans et recomposition fragmentaire
- 88 -
3. Ironie de l’histoire et destin tragique du personnage
- 94 -
4. Un univers de nostalgie
- 124 -
5. Le nom du protagoniste
- 135 -
6. Roman et condamnation du colonialisme
- 147 -
Deuxième partie : De l’histoire à l’écriture de l’histoire
- 173 -
Préambule
- 174 -
Chapitre 5 :
Le ton de la dénonciation
- 175 -
1. Démesure et stylisation
- 181 -
2. Stratégie discursive et historicité textuelle
- 193 -
3. La fonction du réel
- 202 -
4. Espace réel et espace fictif : enjeu du roman
- 205 -
Chapitre 6 :
Jeu de l’imaginaire : déplacement et mise en présence
-7-
- 213 -
1. Réalité et fiction
- 217 -
2. Diction et vérité
- 224 -
3. Approche kourouméenne du réalisme
- 229 -
4. Dialectique du roman kourouméen
- 235 -
Troisième partie : Le réel comm e modélisation
- 241 -
Préambule
- 242 -
Chapitre 7 :
Ecriture et représentation
- 243 -
1. Analepse et reconstruction
- 247 -
2. Effondrement de signes et représentation historique
- 253 -
Chapitre 8 :
Écriture kouroum éenne et souvenir
- 256 -
1. Ecriture et mémoire
- 258 -
2. Le lieu de la mémoire
- 264 -
3. Situation temporelle du roman kourouméen
- 268 -
3.1. Le passé
- 268 -
3. 2. Le présent
- 278 -
3. 3. Le Futur
- 284 -
-8-
4. De la connaissance du présent
- 288 -
5. Ecriture et oubli
- 294 -
Chapitre 9 :
Sortie de l’œuvre
- 297 -
1. Composition romanesque et intertextualité
- 297 -
2. Intrigue et intentionnalité
- 306 -
3. Romans kourouméens et modernité
- 310 -
Conclusion
- 316 -
Annexes
- 319 -
Index des notions
- 320 -
Entretien avec Ahmadou Kourouma
- 323 -
Post-scriptum
- 340 -
Bibliographie
- 342 -
-9-
Introduction
Depuis l’Antiquité, la question de la représentation est au
cœur de la réflexion sur la littérature. 1
Or, la représentation a un lien avec la perception, la facult é
d'analyse ou encore le rapport au monde. Elle se définit comm e
la capacité de situer le possible par rapport au réel, en ce sens
que la représentation réfère à une chose et est le lieu où le sujet
et le monde se rencontrent.
La représentation repose, de fait, sur une mise en présence :
elle vise à exposer ou à rendre com pte de la réalité et des effets
que cette même réalité produit :
I l [ le te r me de r e pr é se nt at i on] dé s i gn e d ' a b or d la ma n i èr e d on t le s
êt re s h u ma i ns se r a p p or te nt à l a ré a li té à t ra ve r s «d e s r e pr é se n tat i on s
me n ta l e s » d e cet te r é al ité ( … ) O n s ' e n se r t e n sui t e p ou r d écr ir e u n e
r ela ti on e n tr e
d e u x e nt it é s i nt r a m on d a i ne s
1
tel le s
q ue,
da n s
de s
Nous référons ici à la problématique de l’eikōn et de la mnēmē reconduite par Paul Ricœur dans
l’incipit de son livre La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, à savoir que le problème de la représentation,
avant de ressortir à une accumulation de définitions nouvelles, fut une préoccupation pour les
philosophes grecs : d’une part, pour Platon qui y perçoit un «enveloppement de la problématique
de la mémoire par celle de l’imagination» et, d’autre part, pour Aristote pour qui la représentation
reste un pathos, c’est-à-dire un rappel ou le souvenir d’une chose passée ( p. 5-65).
- 10 -
c on t e x te s s p éc if i q ue s, l a pr e mi è r e t i e n t l i e u de la se c on d e , sa ns q u e
p ou r a ut a nt son m od e d ' e x ist e n ce soi t c on s t it ut i ve me nt ce l ui d ' u n
si gn e (… ) E nf i n , l e te r me e st u t i li sé p ou r d éf i nir le s mo ye n s de
r ep r é se nt a t i on p u b li q ue me n t a cc es s i bl es, i n ve n t é s par l ' h om me e n t a n t
q ue mo ye n s d e r e p r é se nt ati on . C 'e st a i n si q u 'o n di t d ' u n e i ma ge q u 'e l l e
r ep r é se nt e u n ob j e t, ou d ' u n e p r op osit i o n q u 'e ll e r e pr é se n te u n ét a t d e
f ait . 2
L'usage
philosophique
le
plus
courant
de
la
notion
de
représentation la définit comme «la formation par l'esprit des
images de toute nature qui provoquent ou accompagnent nos
sentim ents, nos pensées, nos volontés, et ces im ages ellesmêmes 3».
Quant au réel, c'est la marque du vraisem blable : «le masque
dont s’affublent les lois du texte, et que nous somm es censés
prendre pour une relation avec la réalité» (…), [un] «système de
procédés rhétoriques, qui tend à présenter ces lois comm e
autant de soumissions au référent» 4. C’est, aussi, le connu et le
modèle, c’est-à-dire le trait de la réalité historique et le champ
de l’événem ent historique vrai.
En un mot, le réel est ce qui se donne, présent à l’esprit,
comme objet de connaissance.
Cela dit, l'histoire littéraire de l'Afrique noire, telle que ses
spécialistes la conçoivent, a un lien avec un long et douloureux
2
Schaeffer, J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1999, p. 104.
Pratique de la philosophie de A à Z, Paris, Hatier, voir article sur la représentation, p. 307-308.
4
Todorov, T., La Notion de littérature, Paris, Seuil, p. 88-89.
3
- 11 -
passé. Lorsqu’on établit une cartographie des discours qui lui
ont
été
consacrés
jusqu’alors,
les
écrits
abondent
qui
corroborent cette thèse 5.
Ainsi souvent, pour le romancier africain, l’aventure de
l’écriture se ressent d’abord comme une plongée qui, lorsqu’elle
se rapporte à sa conscience, met à nu la condition existentielle
de l’homme noir.
L’approche
de
l’écriture
ou
de
la
littérature
comme
expression des aspirations collectives dépasse la dimension
purem ent fictive de l’objet littéraire ; ce d'autant plus que le
romancier négro-africain cherche à établir surtout la connexion
entre
la
littérature
et
les
m acrostructures
ou
param ètres
historiques.
Ce «Prométhée» moderne est, de fait, sensible aux questions
qui l’environnent. Et pour se faire, lorsqu’il écrit, il dévoile le
monde.
Par ailleurs, ce que les critiques ont pendant longtemps
souligné à l’égard de l'auteur des Soleils des Indépendances 6,
c’est le fait qu’il soit considéré comme l’un des romanciers
africains qui aient soumis, dans le roman africain d’expression
5
L’Anthologie négro-africaine (Vanves, Edicef, (1967), 1992, 553 p.) de Lilyan Kesteloot a réuni les
œuvres de la littérature africaine qui expriment la vision globale du monde négro-africain. Elle s'est
longuement appesantie sur le lien entre le texte littéraire et le contexte.
6
Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances (1968), Paris, Seuil, (1970), 1995, 196 p.
- 12 -
française, 7 la langue de l'ancien colonisateur aux contours
sinueux de sa langue maternelle 8.
Or, en trente ans, des Soleils des Indépendances à Allah
n ’est pas obligé, les romans d'Ahm adou Kourouma condensent
comme dans un tableau les maux dont souffre l’Afrique : depuis
le
déclin
du
grand
em pire
mandingue
aux
guerres
civiles
libérienne et sierra léonaise, via la décolonisation.
Imprégné par l’histoire des conquêtes coloniales, de la
décolonisation et de la gestion des indépendances, Ahmadou
Kouroum a théâtralise, dans son œuvre, une vision tragique et
dramatique
de
l'histoire
du
continent
noir.
Aussi,
le
fait
historique est em ployé comme fondement essentiel à son mode
d'écriture.
Il
ne
Kouroum a
s'agit
et,
guère
partant,
de
caricaturer
l'ensemble
de
l'œuvre
la
d’Ahmadou
production
négro-
africaine. Nous rem arquons, seulement, qu'il y a, chez ce
romancier, comme une sorte d'accompagnem ent mutuel du fait
historique avec l'acte de création littéraire. Comme s'il était
presque naturel, chez lui, de lier l'un à l'autre : le fait historique
n'étant, par conséquent, qu'une sorte d’orientation dans le
discours
narratif.
En
conséquence,
7
le
roman
d'Ahmadou
La tentative de sortir le roman africain des sentiers battus de la sacro-sainte lignée du
colonialisme la plus audacieuse a sans doute été opérée par le Guinéen Alioum Fantouré dans un
ouvrage très significatif, Le Récit du cirque…de la vallée des morts, paru en 1975 aux éditions
Buchet Chastel. Mais, avant lui, Sembene Ousmane, Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma
sont considérés comme les bâtisseurs du roman nouveau africain d’expression française.
8
Kesteloot, L., Histoire de la littérature négro-africaine, p. 249.
- 13 -
Kouroum a s’érige en vecteur d'une relation avec le fait historique
réel.
Nous tentons, dans notre étude, de clarifier le rapport de
cette dim ension de la littérature avec une notion aussi vast e
qu'essentielle :
l'Histoire.
D'autre
part,
nous
examinons
le
rapport de la littérature avec l’histoire. Nous évoquons, non pas
des expériences provoquées par interférence, mais une entrée
en jeu dans les codes de l'imaginaire.
Ces structures se rapportent aux catégories témoins qui
structurent l'assim ilation et la familiarisation avec les éléments
acquis antérieurement. Traiter de la mém oire permet de voir
comment,
aux
romans
d'Ahm adou
Kourouma,
certains
faits
historiques sont intégrés à l'acte de création.
L'objectif visé ici reste l'esquisse d'une interprétation du
texte littéraire à partir de notions telles que le passé et le
présent
littéraire.
en
tant
Cela
que
système
suppose
un
de
compréhension
élargissement
de
du
text e
l'horizon
d'application qui confère aux romans d’Ahmadou Kourouma une
dimension originale, une certaine désorientation du discours
jusqu'ici connu, voire une certaine imperfection.
Par ailleurs, à vouloir faire du passé et du présent des
figures littéraires, il sera possible d’y déceler des éléments
essentiels sous lesquels nous voudrions reconnaître un des
modes de l’aventure «kourouméenne». Ce que nous essayerons
- 14 -
d’évoquer ici, c'est le moyen par lequel l'histoire rencontr e
l’imagination dans une sorte de «coalescence» pour produire
l’acte littéraire.
En effet, nous ouvrons de nouveaux espaces de lecture car le
jugem ent critique et vertical de l'œuvre n’est plus l'apanage
d'une vision littéraire sim pliste et horizontale, un consentem ent
qui enf erme les romans sur eux-mêmes.
Certes, l’art est difficile à cerner lorsque l'on se place du seul
point de vue de la subjectivité ; mais nous privilégions, dans
cette étude, l’historicité, c’est-à-dire la manière dont est transcrit
le fait historique, comm e modalité pour assumer les traits du
discours littéraire. Pour autant, nous risquons de valoriser des
tendances secondaires.
Descendre dans le passé, rem onter le tem ps ou encore
revisiter l’histoire devient le vecteur et le leitmotiv de l’écrivain
ivoirien qui, tel Ulysse rêvant «d'amener avec soi le sang noir de
la
vie»,
offre
«aux
âmes
des
trépassés
la
possibilité
de
reprendre pied de la vie», m ais surtout «donne à soi-même
l’occasion de renouer avec un savoir qui concerne sa propre
vie» 9.
A l’instar de ce personnage de l'épopée d’Homère, l'œuvre
romanesque d'Ahmadou Kouroum a nous permet de renouer avec
une certaine connaissance historique. Aussi sa trajectoire se
9
Les extraits entre guillemets figurent p. 8 de Mémoire et création poétique (Paris, Mercure de
France, 1992) de John E. Jackson.
- 15 -
déploie-t-elle
souvent
dans
une
mise
en
évidence
de
l'expérience et de la manière dont elle la conçoit, la superpose
ou l’oppose avec l'écriture.
En posant le problème de la mém oire et de sa connexion
avec la littérature, nous rencontrons, enfin, ce qu'est la création
artistique. Force est de constater alors que la chose littéraire se
pose, chez Ahmadou Kourouma, sous forme de douleur et
d'incompréhension. Autrement dit, que la fiction littéraire n'est
plus seulement le fait d’une reformulation de ce qui était déjà là
mais qu’elle se fait aussi à la lisière de l'inattendu.
Cet inattendu, c’est le tém oignage où représentation et
exposition de l’événement deviennent les préoccupations du
littéraire ou du littérateur. De fait, les romans choisis (Les
Soleils
des
Indépendances,
Monnè,
outrages
et
défis,
En
attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n’est pas obligé)
portent sur cette gravité. En effet, ces derniers se hissent à
hauteur d'un nouveau questionnement, à savoir : une sorte de
méditation ou d'inventaire des événements historiques.
La question centrale consiste à représenter ou se représenter
la trajectoire du temps, par l'appropriation des faits réels, par
une écriture qui cherche à investir le champ représentationnel.
Le
parcours
que
construit
l’œuvre
romanesque
d’Ahmadou
Kouroum a aspire, désorm ais, à n'être que la province de la
représentation du passé et du présent, puisqu’il s'agit d'une
œuvre du rappel.
- 16 -
Partant du constat que les langages littéraires africains sont
des objets privilégiés pour la réflexion, il s’agira, dans cette
étude, d'un travail sur les notions d’histoire et de littérature. La
présente étude porte donc sur le lien entre les rom ans et la
conscience : car une adéquation relie, d'une manière singulière,
chacun d'eux avec les événem ents qu’ils établissent.
Nous déclinons un plan en trois parties. La première porte
sur le rapport du texte au contexte. Elle a pour caractéristique la
com préhension
historiques.
de
Nous
l’œuvre
et
la
description
procédons,
suivant
des
une
facteurs
lectur e
historiographique, par la mise en évidence de la connaissanc e
historique et du lien entre l’œuvre et l’histoire événementielle.
La deuxième partie examine le passage de la réalité à la
fiction. En renvoyant au couple histoire-fiction, elle a trait au
problème de la feintise ou substitution. Elle aborde la question
dichotomique du réel et de l’imaginaire.
Enfin, la troisième partie établit le rapport entre l’œuvre et la
mémoire. Il s’agit de voir quels m écanism es construisent ou
déconstruisent l’histoire. Ainsi, l’œuvre d’Ahmadou Kourouma est
perçue comme élément de familiarisation. Aussi doit-on savoir
quel rôle joue la m émoire dans le passage du réel à l’imaginaire.
En traitant du rapport littérature-histoire, notre étude a eu
pour point de départ une interrogation essentielle quant à la
capacité des rom ans à aborder l'événement et à en témoigner.
- 17 -
Mais nous allons avec inquiétude. Hésitant, craignant de nous
méprendre, de surestim er voire de sous-estimer, de ne pas juger
comme il faut et de ne pas mettre ce que nous voyons à sa vraie
place.
- 18 -
Première partie
Regards sur l'œuvre : texte et contexte
- 19 -
Préambule
Les années de colonisation ont marqué Ahmadou Kouroum a à
un point tel que son œuvre rom anesque renvoie explicitem ent à cette
période.
Lorsque paraît Les Soleils des Indépendances, en 1968, au
Canada, puis en 1970, en France, l’institution littéraire accorde peu
ou presque pas d’attention au jeune rom ancier ivoirien qui vient
pourtant de bousculer les mœurs littéraires établies en refusant de
s’adapter aux goûts de ses contemporains, en se tournant vers le
passé récent de l’Afrique pour mieux cerner l’avenir.
En
ce
temps
où
sont
foulées
aux
pieds
les
valeurs
traditionnelles, vilipendées les indépendances, alors que ses pairs
sont
préoccupés
par
l’analyse
des
indépendances,
Ahmadou
Kouroum a s’interroge sur le devenir du continent noir, fixe ses
obsessions : les années d’occupation française, les indépendances,
le règlem ent de la question du pouvoir traditionnel, etc. Aussi va-t-il
se lancer dans une quête afin de reconstituer les souvenirs des
«années noires» ; car seul semble compter le regard tourné vers le
passé.
Une vingtaine d’années après la parution de son premier
roman, Ahmadou Kouroum a publie Monnè, outrages et défis dans
lequel
il
inventorie
la
résistance
africaine,
les
années
de
com promission avec l’envahisseur et les indépendances truquées. O n
ne le reconnaît pas dans la génération de ses pairs qui sont alors
- 20 -
préoccupés de sortir le roman africain d’expression française dans
l’impasse créatrice dans laquelle il se trouve.
Pourtant, Ahmadou Kourouma n’est pas éloigné des centres
d’intérêt
littéraire
de
l’époque
puisque,
dans
son
roman,
il
expérim ente des jeux narratifs plus complexes, en même temps qu’il
ébauche une relecture de la colonisation et des indépendances.
Vers la fin des années quatre-vingt-dix, En attendant le vote des
bêtes sauvages s’inscrit dans le conflit de la guerre froide et ses
conséquences sur les jeunes Etats africains. Ce troisième roman
trouve naturellement sa place dans la droite ligne qu’il a fixée, à
savoir écrire l’histoire contemporaine car le choix littéraire qu’il
représente n’est pas dicté par la m ode m ais suit la reconstitution
historique, voire identitaire. Son œuvre rom anesque, de ce fait, aide
aussi bien à comprendre qu’elle met en form e des figures de son
époque : ainsi, on apprécie mieux l’ensem ble, mais aussi son dernier
roman, Allah n ’est pas obligé, à la lumière de quelques rappels
historiques.
- 21 -
Chapitre 1
---------Les textes
Le premier roman d'Ahm adou Kourouma, Les Soleils des
Indépendances, paraît en France, en 1970. Il évoque la situation
d’un prince à l’ère des indépendances africaines. Le personnage
principal, Fama, dernier descendant et héritier du trône de la
dynastie glorieuse des Doumbouya, est transplanté dans un
contexte qui le nie, l'insulte et le dépouille avant de le vouer à
une ontologique angoisse :
Lu i , Fa ma , n é da n s l ' or , le ma n ger , l ' h on n e u r e t les f e mme s ! É d u q u é
p ou r pr éf ér e r l ' or à l ' o r, p ou r c h oi s ir s on m a n ger p a r mi d ' a utr es , et
c ou c her a ve c sa f a v or i t e p a r mi c e n t é p ou s e s ! Q u 'é tai t - il de ve n u ? U n
ch a r o g n ar d …
C ' éta it u ne h yè n e q ui se pr e ssa it . 10
10
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit. p.12.
- 22 -
A l’aube des indépendances, alors qu’il s'est investi dans le
com bat pour la décolonisation et a espéré en tirer profit, Fam a
s’est retrouvé plus pauvre qu’auparavant. Aussi, pour faire fac e
à sa nouvelle condition, devient-il mendiant.
Plus tard, lorsqu’il apprend le décès du cousin Lacina qui lui
avait usurpé son trône de roi du Horodougou, il décide de s e
rendre à Togobala pour organiser ses funérailles. Pendant son
séjour, Fama découvre les transformations de son village natal.
Les indépendances sont aussi passées par-là : une section du
parti présidentiel y a été implantée et le poste de vice-président
lui a même été proposé !
Après les obsèques de Lacina, et m algré les conditions d’un
nouveau départ à Togobala, Fama est tenté de retourner auprès
de sa belle Salimata. Revenu dans la capitale de la Côte des
Ebènes, les malheurs s’enchaînent : il est accusé de com plot
contre la vie du président, jugé et emprisonné. Gracié plus tard,
il rentre à Togobala pour y mourir et y être enterré comme ses
aïeux. Ainsi, va le sort du représentant des Doumbouya sous
«les soleils des Indépendances» qui, à cause d’un rêve, meurt
sans avoir assuré une descendance à la dynastie des ancêtres.
Les Soleils des Indépendances a été accueilli par la critique,
longtem ps après sa parution, comme le récit inaugural de la
nouvelle
génération
de
romanciers
africains
d'expression
française. Aussi les nom breuses incorrections grammaticales et
sém antiques qui sont d’abord sévèrement critiquées par les
- 23 -
milieux bien-pensants ont-elles été, par la suite, accordées à la
rigueur créatrice et pressenties comme la volonté de tordre le
cou à une institution française caduque, à savoir la langue.
Lisons, à ce propos, un critique sénégalais :
Je
ve n a i s
de
sor ti r,
ém er ve il lé ,
d'un
m on d e
de
l u m ièr e
p ur e ,
d ' élé ga n ce , de n ob l e sse, de gé n ér os i té, d e gr a n de ur d ' â me , ma is a u ss i
de f er me té da n s l a c on str u ct i on de l ' h om m e, d e r e s p on sa bi li té s
pl e i n e me n t a s su mé es , q ua n d A h m a d ou K ou r ou ma se pr op os a de me
pr om e n er da n s u ne soc i été ve u le, p le u tr e, sca t op h i le , q u i se suic i de
sa n s s' e n r e n d r e c omp te , q u i d is p u te l es mo r c ea u x d e vi a n de, e n
dé c omp os i ti on a u x c h a r o gn a r d s, u n m on d e c ar n a va le sq u e , d é sar t ic u lé ,
dé s or d on n é , sa n s de s se i n s, a b r ut i, dé s h u ma n i sé . 11
Les Soleils des Indépendances se caractérise, en effet, par
un mélange subtil entre la langue maternelle de l'auteur et celle
du colonisateur. Cependant, hormis ce procédé st ylistique, de
nouvelles problématiques ont surgi depuis lors 12.
Plus de trente ans après sa parution, ce roman s'insère dans
une pensée plus large. Ce qui n'était alors qu’objet de curiosit é
littéraire, c’est-à-dire une allégorie sur la déchéance, est devenu
le sujet d'une préoccupation majeure. Il n’est plus un acte isolé,
11
Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, Paris,
Acct-Karthala, p. 17.
12
Une certaine critique littéraire s’est, en effet, complue souvent dans l’analyse du
désenchantement et de la tropicalisation de la langue française lorsqu’il s’est agi de comprendre
l’œuvre d’Ahmadou Kourouma. Nous proposons, au contraire, par le biais de l’historiographie, de
saisir sa spécificité articulée sur les conditions de production.
- 24 -
comme l’ont prétendu ses détracteurs car Les Soleils des
Indépendances fait désormais partie d’une unité cachée mais
réelle dans laquelle chacun des quatre romans d’Ahmadou
Kouroum a, comme élément d’un même ensemble, contribue à
peindre originalement l’histoire contemporaine de l’Afrique.
Sans perdre, pour autant, sa singularité, il est
un des
maillons de la chaîne qui s’étend jusqu’à Allah n’est pas obligé 13.
En 1990, c’est-à-dire plus d’une vingtaine années après la
parution de son premier roman, Ahmadou Kourouma publie son
deuxième livre : Monnè, outrages et défis 14. Il dénonce le
colonialisme,
notamment
celui
que
pratiquent
les
Français.
Néanm oins, ce roman se focalise sur la question du trône par la
mise en relief de la vie d’un roi grabataire abusé par de soidisant amis puis abandonné par son fils, au crépuscule de sa
longue vie.
Ce livre déroule environ un siècle d’histoire d’expéditions
punitives et de conquêtes coloniales, de 1860 à 1950, au cours
desquelles seuls quelques rois qui, comme Djigui, le personnage
principal du roman, ont fait le choix de collaborer avec le
conquérant français, ont eu la vie sauve. Il y est
question des
humiliations infligées aux populations africaines pendant la
colonisation française : travaux forcés, réquisitions, impôts, etc.
13
14
Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p.
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, 286 p.
- 25 -
Un tel rom an n’a pas de pareil dans l’histoire de la littérature
africaine
d’expression
française
puisqu’il
retrace
la
vision
intérieure, recrée l’atmosphère des conquêtes coloniales telles
que furent vécues par les populations colonisées et les derniers
descendants des rois africains. Ainsi, Monnè, outrages et défis
est une critique à l’adresse des colonisateurs français qui ont
bouleversé le paysage politique africain.
Depuis la fondation du ro yaum e de Soba au XIIème siècle, la
dynastie
des
Keita
vit
dans
l’attente
du
messager
qui
la
préviendrait de l’arrivée d’étrangers. Sept siècles plus tard, c’est
à Djigui que revient le bonheur de l’accueillir. Cependant,
Sam ory est entré en résistance contre les troupes françaises ;
bien plus, des nouvelles du front, le plus souvent contradictoires
et peu rassurantes, arrivent chaque jour au «Bolloda», le palais
royal.
Au lieu de préparer son arm ée à l’éventualité de la guerre, le
roi Djigui passe le plus clair de son temps à sacrifier afin
d’obtenir des esprits la protection des ancêtres. Il est surpris, un
beau jour, par l’intrusion des troupes coloniales par le somm et
de la colline Kouroufi, que les féticheurs avaient pourtant truffé
de sortilèges.
Pour laver cet affront et honorer son blason, Djigui défie leur
chef. Mais l’interprète l’en dissuade. Au péril de sa vie, le roi
abandonne tout espoir de redorer son blason et est contraint de
se soumettre aux nouveaux conquérants.
- 26 -
Au départ sensible aux intentions des colonisateurs, Djigui
finit par les désapprouver lorsqu’il réalise, sur le tard, qu’il a ét é
manipulé. En effet, pendant l’occupation, le contrôle du royaum e
lui a échappé peu à peu. Isolé, ensuite, par un fils qui rêve de lui
succéder, il meurt, à cent vingt-cinq ans, dans l’abandon total.
En somme, Monnè, outrages et défis dénonce la méthode
française de soumission des populations autochtones. Bien plus,
ce rom an devient le sujet non seulem ent de la narrativisation du
quiproquo mais aussi celui où se déploie et s’analyse la vérité
historique. Car, au lieu de la signature d’un traité adéquat entre
le roi et le représentant de la France, il s’était plutôt agi, par le
truchement de Soumaré, d’un arrangement entre frères de
plaisanterie, c’est-à-dire d’un accord de principe sous-tendu
entre le roi Djigui et l’interprète du commandant, ce dernier
ayant auparavant brandi une menace de mort : ce qui contraignit
le premier d’accepter :
D ji gu i ne r é p on d i t pa s. L 'i n te r prè te se c ha r ge a l ui - mê m e d e l ' a n n on ce .
D 'a b or d sur l e c h e va l ar r êté , p u is e n le f a i sa nt t r otte r le l on g d u t a t a.
I l l a nça : «Le r oi or d on n e ! La gu e r re e st f i ni e. La c on s tr u ct i on d u t at a
ar r êt é e. La i ssez le s a r me s sur p lac e . » Le s t i r a il le ur s r e p r ir e n t l es
mê m e s a p p el s. Le s gu e r r ier s r e s ta ie nt ca m ou f lé s da n s le s tr a n c hée s. Le
ca pi tai n e dé ga i n a s on p i st ol e t e t t ir a e n l ' ai r . 15
15
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 37.
- 27 -
Près d’une décennie après Monnè, outrages et défis, paraît le
troisième roman d’Ahmadou Kourouma : En attendant le vote des
bêtes sauvages 16.
Ce rom an, qui récupère le thème de la geste du chasseur ou
donsomana, met en scelle un dictateur africain nommé Koyaga.
Celui-ci vient de perdre les deux sym boles de son pouvoir, c’està-dire deux puissants talismans : une météorite, symbole des
puissances du cosmos, transmise par sa m ère Nadjouma et un
Coran
sacré,
le
signe
de
la
puissance
d’Allah,
hérité
du
marabout Bokano. Pour les retrouver, il doit faire dire la vérité
sur sa vie par les spécialistes de la purification : un griot ou
«sora», nommé Bingo et un apprenti répondeur ou «cordoua»
appelé Tiécoura. Aussi a-t-il organisé son «donsomana» qui v a
égrener,
en
cinq
veillées,
son
existence
de
chasseur,
de
président et de dictateur.
Après la colonisation, Ahmadou Kouroum a s’attaque ici aux
maux de la guerre froide. Dans le monde et en Afrique, en
particulier, sous prétexte d’endiguer le communisme, ce conflit,
qui a opposé pendant plus de quarante ans (1947-1989) le bloc
de l’Ouest à celui de l’Est, a fait des ravages et permis de
justifier toutes formes d’atrocité et de commettre les pires excès
dont l’attitude du personnage de Koyaga en est l’incarnation.
Entre fétichisme et magie, le syncrétism e d’En attendant le
vote des bêtes sauvages dépeint les allées de la république
16
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998, 357 p.
- 28 -
africaine. Par ailleurs, la particulière structure narrative de ce
livre laisse augurer qu’il s'agit-là d’un nouveau tournant dans les
Belles-lettres africaines car Ahmadou Kourouma, en se réarmant
du verbe, manie, sans concession et de façon inattendue,
l’hum our.
En réalité, le rom ancier ivoirien s’est saisi de l’épopée et en
a modernisé la tram e puisque l’épopée, ici, ne recouvre plus
uniquem ent l’héroïsme légendaire du personnage m ais devient
l’apanage de l’anti-héroïsm e, c’est-à-dire qu’elle s’insère dans le
lit naturel de la violence et de la barbarie.
Ainsi, Ahm adou Kourouma met à l’épreuve le donsomana, «le
conte du chasseur» ; il en repousse les limites jusqu’à ce que
celui-ci ne constitue plus uniquem ent le rêve de s’entendre dir e
ses vérités ou ses exploits mais devienne également le récit qui
détourne les exploits de ce m ême chasseur :
T ou t e st pr ê t, t ou t l e m on d e e s t e n pla ce . J e di r ai le r éc i t p ur if ic a t oi r e
de v otr e vie de maî tr e ch a ss e ur e t d e d i c tat e ur . Le r éc it p ur if ic a t oi r e
es t ap p e l é en ma li n ké u n d o ns o ma n a. C’ e st u ne ge ste . Il est d it par u n
s or a a c c om p a gn é p ar u n r é p on d e ur c or d ou a . Un c or d ou a e s t u n i n i t i é
en p h a se p ur i f ic at oi re , en p h a se c at har ti q u e . T iéc ou r a e st u n c or d ou a
et c omm e t ou t c or d ou a il f a it l e b ou f f on , le pi t re , le f ou . Il se per m et
t ou t e t il n’ y a r ie n q u’ o n n e l u i par d on n e p a s. 17
17
Ibid., p. 10.
- 29 -
Le roman qui com pte en tout six veillées en consacre une au
second du dictateur : Maclédio. Koyaga est le fils unique de
Tchao, un ancien tirailleur de l’armée coloniale qui viole, le
premier, le principe de nudité qui fonde la société paléo en
revêtant les habits du colonisateur.
En effet, de retour de la Première Guerre mondiale où il s’est
distingué pour ses faits d’armes et décoré à propos, Tchao
transgresse le fameux tabou en épinglant, sur ses nouveaux
vêtem ents, la médaille qui lui a été décernée. Cette violation
marque, historiquement, le début de la colonisation dans les
montagnes qui avaient jusqu’alors été épargnées :
C om m e
les
a u tr e s
tir ail l e ur s,
et
mê m e
so u ve n t
m ie u x
que
le s
r es sor ti s sa nt s de c er t ai ne s e t h n ie s d es pl ai ne s, Tc ha o l e mo n t a gn ar d
a va i t su p or te r la c hé c h ia r ou ge , s e ba n de r le ve n tr e a v ec la f la ne ll e
r ou ge , e n r ou l e r a u t ou r de la ja mbe la ba n de m ol le ti èr e et c ha u sser la
g od a s se. I l é ta it p a r v e n u sa n s gr a n d ef f or t à ma n ge r à la c ui ll er , à
f u m er l a G a ul oi s e. C’ e st
a ve c p la is ir q ue , d e r e t ou r da n s le s
m on t a gn e s, le s a ut or it é s f r a nç a i se s c on s t a tè r e n t q u’ il r ef u sa i t d e
r e ve n ir à l a n u di té or i gi ne ll e . Le s a d mi n istr a te u r s r e pr ir e n t l e s f ic h es
c on t ra d ic t oir e s d es et h n ol o g u e s q ui, t ou t e n de ma n d a nt le mai n ti e n d u
r é gi me d e f a ve u r c on s en t i a u x pa lé on i gr i t i q u es, m on tr a i e n t q ue le s
m on t a gn ar d s n u s a vai e nt de s b e s oi n s c om m e t ou s le s h u ma i n s. 18
18
Ibid., p.15-16.
- 30 -
Pourtant, le jour de l’assaut des troupes françaises dans son
village, Tchao est arrêté et conduit en prison où il meurt peu de
tem ps après :
L 'i m a ge de m on p èr e à l ’a g on i e, e n c ha î ne s, au f on d d ’ u n cac h ot ,
r es ter a l’ i m a ge de ma v ie . Sa ns c e ss e, el le ha n ter a me s r ê ve s. Q ua n d
je l ’é v oq u er ai ou q u ’ el l e m’a p par aî tr a d a ns le s ép r e u ve s ou l a d éf ai te ,
el l e dé c u pl er a ma f or ce ; q u a n d el le m e vi e n d ra da n s l a vi c t oi r e, je
de vi e n dr ai cr ue l, sa n s h u ma n it é n i c on c e ssi on q u e lc on q u e . T er mi n e
K o ya ga . 19
Il n’empêche que Koyaga connaîtra le même sort. Tout
comme son père, il est fait tirailleur sénégalais puis débarqué en
Extrême-Orient et en Algérie.
De retour en république du Golfe, il souhaite intégrer la
nouvelle armée du pays. Soupçonné par les nouvelles autorités
de troubler l’ordre, il est arrêté et enfermé. Depuis sa cellule, il
organise un complot pour assassiner le président Fricassa
Santos.
En effet, malgré sa détention, Koyaga réussit à prendre
contact avec d’anciens m embres de l’armée coloniale, pour la
plupart originaires des m ontagnes comm e lui. Il parvient à
constituer un commando et renverser le pouvoir en place.
19
Ibid., p. 20.
- 31 -
Après une nuit entière passée à déjouer les sortilèges de l’un
et l’autre, Fricassa Santos est anéanti, à l’aube ; tué puis
amputé de certains de ses membres par la brigade de lyc aons de
Koyaga pour, soi-disant, éviter une éventuelle vengeance des
puissants esprits du m ort :
U n der n ie r s ol d at a ve c u ne d a gu e tr a n c he le s te n d on s , a m p ut e l e s br a s
d u m or t. C’ e st la m u ti la t i on r it u el le q u i e m p êc h e u n gr a n d i ni ti é de la
tr e m pe d u pr é si d e nt Fr ic as sa Sa n t os de r e ss u sc it er . 20
Ainsi Koyaga prend les rênes du pouvoir qu’il partage avec
trois autres com pagnons : le colonel Ledjo qui a mené les mutins
a en charge la présidence du comité d'insurrection ; Tima qui a
déjà un mandat à l’Assem blée et en devient le président
provisoire
;
Crunet,
le
m ulâtre,
obtient
la
présidence
du
gouvernement. Quant à Koyaga, il prend la direction du ministèr e
de la défense.
Le nouvel homm e fort de la république du Golfe joue sur la
carte ethnique car, au sein du comité d’insurrection, toutes les
catégories de la population sont représentées puisque celui-ci
regroupe aussi bien les autochtones tels que Ledjo et Koyaga
que les descendants esclaves com me Tima ou des mûlatres,
c’est-à-dire les descendants d’anciens colonisateurs tel que
Crunet.
20
Ibid., p. 94.
- 32 -
Cependant, cette harmonie ne fait pas long f eu. En effet les
désaccords ne tardent pas à naître au sein du com ité. Deux
cam ps alors se forment : l’un est représenté par Ledjo et Tim a ;
l’autre par Crunet et Koyaga. Les premiers se targuent d’être des
nationalistes, c’est-à-dire proches des aspirations du peuple et
de l’idéologie marxiste tandis que les seconds font prévaloir leur
appartenance au camp des libéraux, c’est-à-dire au bloc de
l’Ouest.
Néanmoins, les tentatives de réconciliation ne manquent pas.
Au cours de l’une d’elles, d'ailleurs, un putsch est orchestré par
les deux représentants du bloc de l’Est pour tenter de prendre le
pouvoir. Il conduit à l’assassinat de Crunet alors que Koyaga
parvient à y échapper en organisant la riposte.
En effet, appuyé par quelques milices de son ethnie, sur les
lieux m êmes du carnage, le futur dictateur contre-attaque et
réussit à anéantir les deux auteurs du complot. Après quoi,
désormais seul survivant du défunt comité d’insurrection, il
s’installe aux commandes de la république du Golfe.
Koyaga se rend alors à la m aison de la radio pour annoncer
le changement de régime. Il y conclut, avec le chroniqueur
vedette Maclédio, un compagnonnage, avant d’entamer une
tournée d’explications et d’initiations, dans les pays où la
pratique de la dictature a déjà fait ses preuves.
- 33 -
Il y va «comme on entre à l’école» : il écoute, rencontre «les
maîtres de l’autocratie», «les plus prestigieux chefs d’Etat des
quatre coins cardinaux de l’Afrique liberticide», «les m aîtres de
l’absolutisme et du parti unique» 21.
De fait, du totem caïman ou le maître de la république des
Ébènes, Ko yaga apprend la gabegie : une notion de l’économ ie
qui confond les besoins individuels du chef de l’Etat avec les
intérêts du pays. Ainsi, les recettes qui proviennent de la vent e
des matières premières doivent, avant tout, servir à enrichir le
président qui peut, par la suite, les distribuer sous forme de
dons
aux
populations
perm ettant,
de
fait,
l’exercice
des
largesses du chef. Il apprend aussi ce qu’est la calom nie, qui
déguise le mensonge en vérité car, en politique, l’un et l’autre
sont une même chose ; et, ainsi de suite : au Pays des Deux
Fleuves,
chez
l'em pereur
Boussoma,
totem
hyène
;
en
république du Grand Fleuve, chez le dictateur au totem léopard ;
en pays des Djebels et du Sable chez le potentat au totem
chacal du désert, il s’initie à «l’art de la périlleuse science de la
dictature» 22.
De retour en république du Golfe, aguerri par les conseils de
ses maîtres et les enseignements de ses pairs, Koyaga n’a plus
de mal à établir un véritable système coercitif. Aussi règne-t-il
sans
discontinuer
et
de
façon
autocratique
pendant
trois
décennies. Au cours de celles-ci, il se caractérise par une
21
22
Les extraits entre guillemets figurent tous p. 171 d’En attendant le vote des bêtes sauvages.
Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.
- 34 -
violence de tout genre : disparitions d’opposants, exactions,
culte du parti unique et de la personnalité ; et, au total, une
gestion économique catastrophique.
Cependant,
au
cours
de
ce
long
règne,
les
tentatives
d’assassinat contre sa personne, auxquelles il n’échappe que
grâce à ses deux puissants talismans (la météorite de sa mère et
le Coran de Bokano), sont nom breuses.
Ainsi, En attendant le vote des bêtes sauvages retrace, dans
un humour décalé, l’histoire des dictatures en Afrique et dénonc e
le soutien dont elles ont bénéficié de la part des démocraties
occidentales au nom de la lutte contre le communisme.
Composé
de
plus
de
trois
cents
cinquante
pages,
En
attendant le vote des bêtes sauvages est le plus long roman
d’Ahmadou Kourouma. Cette longueur pourrait souligner, à elle
seule, l’étendue de la question traitée et être justifiée par la forte
com plexité de la période abordée car des hécatombes dont les
dirigeants africains ne cernent pas l’enjeu, à tout le moins,
surviennent sur un continent qui digère, à peine, un siècle de
colonisation et quatre siècles d’esclavage.
En effet, en quarante ans, une multitude d’événements
surviennent sur le continent noir : aux indépendances de 1960
succèdent les dictatures et les crises économiques des années
quatre-vingt ; puis, dans les années quatre-vingt-dix, l’euphorie
- 35 -
démocratique
qui
est,
à
présent,
retombée
à
cause
du
déclenchement de nouvelles guerres tribales ou civiles.
D’autre part, la caractéristique mêm e de ce roman exige que
la vérité éclate. Par conséquent, rien n’est laissé au hasard.
Aussi, puisqu’il s’agit de donsomana, est-il impératif, pour le
conteur, de respecter sa déclinaison : il
doit,
notamment,
prendre en considération les interruptions, les incipit et les
longues explications qui facilitent l’éclairage et la compréhension
à l’auditoire. De la sorte, le récit lève tous les malentendus,
toutes les équivoques :
De pa r t sa s tr uc t ur e, E n a tt e n d a nt … e st u ne œ u vr e e sse n ti el le me n t
ax é e s ur l’ or a li t é. La n ar r at i on s’ ét a le s ur si x ve il lée s où «l ’ œ u vr e »
d’ u n h om me a u f a îte d u p ou v oi r , m ai s a ya n t s o mb r é da n s u ne vi ol e nc e
in o u ïe , se r a c on t e e t se r é vè l e sa n s ma sc ar a d e s n i d é t ou r s. Il s ’a gi t
d’ u n r é c i t p u r if ica te ur ( ch a nson e x p ia t oi r e ) ou l e d o n so m a n a q ue
dé b a l le nt K o ya ga, Ma c l éd i o, B i n g o l e S or a e t l e C o r d ou a . C’ e st u ne
ép op é e a u g oû t de sou f r e q u i l a i sse l e l ect e ur p an t oi s, d es c on f e s si on s
d ur a n t le s q u ell e s l ’e spr it a p par e m me n t m or bi d e d e K o ya ga e st p a ssé
au pei gn e fi n p ou r c er n er e t i d e n t if i er l e s ca u se s de son ét a t
pa t h o l o gi q u e. 23
Ainsi En attendant le vote des bêtes sauvages revêt-il
quelques caractéristiques de la forme traditionnelle orale avec,
d’une part, un auditoire et, d’autre part, un conteur. Autrement
23
Kapanga, K. M., «L’Enfance échouée comme source du drame dans En attendant le vote des
bêtes sauvages», Ahmadou Kourouma écrivain polyvalent, Présence francophone n°59, p. 92-108.
- 36 -
dit, ce rom an déborde largem ent le cadre habituel du genr e
romanesque. Le ton en est, d’ailleurs, donné aux premières
pages du roman :
N ou s v oi l à t ou s sou s l’ ap at a me d u jar d i n de v o tr e ré si de nc e. T ou t e s t
pr ê t, t ou t le m on d e e st e n p la ce . J e d ir a i l e r é ci t p u ri f ic a t oir e de v ot r e
vi e d e m aî tr e c ha sse ur e t de di c ta te ur . Le r éc i t p ur if ic a t oi r e e st a p pe l é
en m al i n ké u n d o n s om a n a. C’ e s t u ne ge s te. I l e st d i t par u n s or a
ac c om p a gn é pa r u n r é p on d e ur c or d ou a . U n c o r d ou a e st u n i n it ié e n
p ha se p ur if ica t oir e , e n p ha se ca t ha r ti q ue . Ti é c ou r a e st u n c or d ou a et
c om m e t ou t c or d ou a i l f ai t l e b ou f f on , le pi tr e , le f ou . I l se p er me t
t ou t e t il n’ y a r ie n q u’ o n n e l u i par d on n e pa s. 24
La s ym étrie entre ce qui relève de la vie dans la Cité et c e
qui revient au domaine de la chasse explique, probablement,
pourquoi En attendant le vote des bêtes sauvages apparaît sous
cet aspect du récit oral ou de veillées et recourt abondamment
au règne anim al pour indexer la barbarie de l’homme.
Cependant, à travers le visage du dictateur, le romancier
ivoirien a peut-être voulu m ontrer la lutte complexe de la survie.
Car, s’il est vrai que les dictatures ont sévi de tous temps, le
traitem ent de cette question par Ahmadou Kourouma pourrait
s’expliquer par le rôle de pivot que joue une telle figure dans le
marasme actuel de l’Afrique.
24
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op.cit., p. 10.
- 37 -
Allah
n'est
pas
obligé,
le
dernier
rom an
d’Ahmadou
Kouroum a, m et en scène un adolescent. C’est la première fois
qu’apparaît un personnage aussi jeune dans son œuvre. Ce livr e
reprend tout à fait à son compte des faits contem porains : ceux
d’enfants enrôlés de force dans les guerres fratricides et tribales
qui endeuillent leur pays : qu’il s’agisse du Libéria, de la Sierr a
Leone
ou
même
de
la
Somalie
dont
la
situation
a
particulièrem ent servi de cheville à la genèse du roman.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Héric Libong, Ahmadou
Kouroum a confie :
E n fa it, c ' e st q ue l q ue c h ose q ui m' a é té i m p osé pa r l e s e n f a nt s. Q u a n d
je sui s p ar t i e n E t hi op i e , j 'a i p ar t ic i pé à u n e c on f ér e nc e s ur l e s e nf a nt s
s ol d at s de la c or n e de l ' Af r i q u e. J 'e n a i r en c on tr é q ui é ta i e nt
or i gi na i re s d e la S om a l ie . C e r t ai n s a v a i e nt per d u l e ur s p ar e n ts e t il s
m ' on t d e ma n dé d 'é cr ir e q ue l q ue c h ose sur c e q u ' il s a va ie n t vé c u , su r la
gu er r e t r i ba l e ( … ) C o mm e je ne p ou va is p as éc ri re sur le s gu e rr es
tr i ba l e s d 'A f r i q ue de l 'E st q ue je c on n a i s ma l, e t q ue j' e n a va i s ju st e à
cô t é d e c he z moi , j' a i tr a va i llé sur le Li b é r i a e t la Sie rr a Le o n e. 25
Allah n’est pas obligé 26 est, en fait, la dernière épopée, le
dernier avatar accablant que manifeste le romancier ivoirien. La
fragilité économ ique des Etats modernes africains étant, comm e
25
26
Extrait de l'entretien accordé à Héric Libong, site web de L'Humanité, 14 septembre 2000.
Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p.
- 38 -
à l’accoutumée, tourné en dérision, à travers le drame de cet
enfant, nommé Birahima, on découvre les atrocités de la guerre.
Ainsi, c’est le récit du tragique de l’orphelin face à son
destin. Victim e de la terreur, le jeune homme qui s’est lancé à la
recherche de sa tante est contraint de l’exercer à son tour s’il
veut rester en vie :
M’ a p pe lle B ir a h i ma. J ’ a ur a i s p u êtr e u n g os se c omm e le s a u tr e s ( di x
ou d ou ze a ns, ça dé pe n d). U n sa le g oss e ni me ill e ur ni p i re q ue t ou s
le s sal es g os ses d u m on de s i j’ ét ai s n é a il le ur s q ue da n s u n f ou t u pa ys
d’ Af r i q u e. Mai s m on pè r e e st mor t . E t ma mèr e , q ui ma rc h ai t sur le s
f es se s, el le e st mor t e a u s si. Al or s je s ui s p ar t i à la r e c her c he d e ma
ta n t e Ma h a n, ma t u tr i ce . C’ e st Ya c ou b a q ui m’ ac c omp a gn e . Y ac ou b a ,
le f é ti c he ur , le mu lt i p l i cate u r de bi ll et s, le ba n di t b oi te u x. C o mm e on
n’ a p a s d e c ha nc e, on d oi t c he r c he r p a r t ou t , par t ou t da n s l e Li b er ia et
la Si er r a Le on e de l a gu e r re tr i b ale . C om m e on n ' a pa s de sou s , on d oi t
s’ e mb a uc her , Y a c ou b a c om m e gr i gr i ma n f é ti c he ur m u s ul ma n e t m oi
c om m e e n f a nt- s ol d a t . 27
Par ailleurs, ce qui s’effondre aux confins de ce texte, c’est
le m ythe de l’Afrique idyllique. Nous sommes, en effet, saisis par
le
paradoxe
d’une
Afrique
traditionnellem ent
harm onieuse,
protectrice et sans heurt comme avant la colonisation français e
et le spectacle inouï des violences qui se déversent sur le
continent noir aujourd’hui.
27
Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, op. cit., Quatrième de couverture.
- 39 -
Ainsi, tout comme les précédents rom ans du romancier
ivoirien qui sont autant de pièges à événem ents, celui-ci nous
replonge dans la tragique réalité des guerres économiques. De
fait,
Allah
n’est
pas
obligé,
à
l’instar
des
autres
romans
d’Ahmadou Kourouma, se donne à lire comme le fruit de
l’imagination où l’histoire réelle a toute sa place dans la
narrativisation.
Orphelin de père à la naissance, Birahima qui vient de perdre
sa mère, a entrepris de se rendre auprès de sa tante Mahan qui
vit quelque part au Libéria. Il se lance à sa recherche avec un
dénommé Yacouba, un ancien trafiquant de cola reconverti
marabout et multiplicateur de billets de banque. Cependant, la
guerre civile fait rage dans ce pays.
A l’âge où les enfants découvrent les plaisirs des bancs de
l’école
élém entaire,
le
personnage
principal
du
rom an
d’Ahm adou Kourouma apprend le m aniem ent des armes. Il fait
l’expérience de l’horreur de la guerre et l’apprentissage de la
galère du soldat dans les camps et les combats qui opposent sa
faction à celles des ennemis. Au reste, l’usage populaire de la
langue française, dit encore petit-nègre, non seulement traduit le
niveau peu élevé
de son instruction ; surtout, il
suffisamm ent de l’insécurité dans laquelle il baigne :
- 40 -
témoigne
E t d ’ a b or d … et u n … M’ a p p el le Bir a hi ma . S u is p’ t i t n è gr e . P a s p a rc e
q ue s u is b lac k e t g oss e. N on ! Ma i s s u i s p’ t i t n è gr e par c e q ue je pa r l e
ma l le f r a nça i s. C’ é c o m me ç a. 28
En somme, Allah n’est pas obligé est un roman dans lequel
l’adolescent rencontre la mort. En effet, d’un camp à l’autre,
Birahima est confronté à la perte d’un être cher, d’un proche ou
d’un cam arade qu’il a rencontré au cours de son périple. Par
ailleurs, en faisant le récit de la vie pendant la guerre, ce livr e
paraît comme une sorte de démarche thérapeutique qui libère le
subconscient de son auteur.
28
Ibid., p. 9.
- 41 -
Chapitre 2
---------Récit et quête du temps
Tout
comme
Kouroum a
où
dans
les
les
précédents
événements
romans
historiques
sont
d’Ahmadou
donnés
à
profusion, Allah n’est pas obligé s’élabore sur le chaos qu’a
suscité la bipolarisation au lendemain de la Seconde Guerr e
mondiale.
En effet, la séparation du monde en Est et Ouest a eu des
conséquences
graves
pour
le
continent
africain.
Les
indépendances n’ayant pas conduit, tout comme on l’escomptait,
au m aintien des dém ocraties déjà existantes, des tensions ne
tardent pas à surgir entre les différentes communautés : les
nouveaux dirigeants politiques, plutôt que de servir les intérêts
de la collectivité, s’étant em pressés de favoriser les membres de
leur ethnie.
- 42 -
Dans un tel contexte, d’aucuns, pour se maintenir au pouvoir,
sollicitent l’appui d’un bloc, tandis que les autres recourent, pour
les renverser, au soutien de l’autre camp ou vice versa.
D’après certaines analyses, l’effondrement du bloc de l’Est
aurait dû mettre fin aux antagonismes entre le bloc occidental et
le bloc soviétique et permettre la restauration de régimes
démocratiques dans le monde et en Afrique, en particulier. Au
lieu de quoi, l’opposition africaine s’est heurtée au refus des
chefs d’Etats qui ont écarté toute idée de changement politique 29.
Ce qui a conduit, à l’évidence, au déclenchement de nombreux
conflits à caractère tribal 30.
Le sort de Birahima ressemble à celui de milliers d’autres
adolescents qui sont pris en tenaille dans les guerres qui
déchirent leur pays. Ainsi, il s’agit d’abord d’un témoignage que
le rom ancier rend aux innocentes victimes de ces conflits.
Allah n’est pas obligé prolifère dans l’analyse de l’histoir e
événementielle. Il permet, comme un fil d’Ariane, de remonter la
trame historique. Ainsi, s’explique la présence des principaux
29
L'année 1990, en Afrique, marque le retour au multipartisme, un processus interrompu trente
ans plus tôt au lendemain des indépendances africaines. Cependant, la plupart des partis
d’opposition se heurtent aux régimes caporalistes qui refusent le consensus.
30
Les origines de la tragédie rwandaise sont, assurément, séculaires et remonteraient aux débuts
de la période coloniale avec le rejet du pouvoir tutsi par les indépendantistes hutus qui déposent,
avec l'appui du gouvernement, le roi Kigeri V. A l'instar des régimes africains, celui du Hutu
Habyarimana était largement soutenu par les pays libéraux, en particulier la Belgique. Mais le
nouvel ordre mondial qui naît au lendemain de l'effondrement du bloc soviétique modifie la donne
dans ce pays. La réponse à la démocratisation en cours sera ethnique car les Tutsis qui ont été
marginalisés par le régime du Hutu Habyarimana coalisent pour le renverser (cf. Michel Gaud, La
Tragédie rwandaise «Problèmes politiques et sociaux», Dossiers d'actualité mondiale n° 752 du 28
juillet 1995)
- 43 -
belligérants des guerres du Libéria et de Sierra Leone : Samuel
Do, Charles Taylor, Prince Johnson, etc.
La structure même de ce roman est assez évocatrice : il
puise dans l’histoire réelle, comm e dans un grenier, la nourriture
indispensable à l’acte de création. Aussi, Allah n’est pas obligé
qui doit son existence à la perception que le romancier se fait du
monde réel, est, à l’instar de l’histoire, un récit d‘événem ents, la
seule
différence
étant
que
l’histoire
ne
s’intéresse
qu’aux
événements spécifiques, aux situations qui com ptent ou qui ont
eu une importance et ne s’attache qu’à ce qui est nécessaire à
son actualisation ou a un caractère unique.
Cependant, l’histoire, tout comme le roman, trie, simplifie,
organise ou fait tenir un siècle en quelques pages 31. Elle propose
une
synthèse
de
l’action
de
l’homme
depuis
les
temps
immémoriaux (d’où son lien certain avec la mémoire) car, elle
permet de préserver de l’oubli ce qui a éveillé ou continue
d’éveiller la curiosité face au spectacle du monde.
Il se trouve ici que Allah n’est pas obligé est affecté au mêm e
spectacle puisqu’il embarque, à travers l’expérience poétique,
dans
la
reproduction
de
l’histoire
ou
qu’il
consacre
une
importante part à celle-ci.
D’une manière générale, les rom ans d’Ahmadou Kourouma s e
conçoivent comme mesure du temps. Ils évaluent aussi bien son
impact que ses différentes acceptions. Ainsi, Allah n ’est pas
31
Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points, p.14.
- 44 -
obligé est perceptible comme construction du temps, c’est-à-dire
qu’il se parcourt comme une des figures fragmentaires d’où s e
déploie
le
processus
directionnel
mettant
en
évidence
les
événements historiques réels.
Ce roman est, de fait, un élém ent de la chaîne qui rappelle la
structure dans laquelle le temps est impliqué car Allah n’est pas
obligé nous inform e à la fois sur le passé et le présent. Il établit
d’abord une cohérence dans l’univers poétique romanesque
d’Ahmadou
Kouroum a.
Après
quoi,
il
devient
une
tension
particulière vers ce phénomène temps.
Rares sont les romanciers qui ont fait de la littérature aussi
bien un lit de cohérence temporelle qu’un ensemble élaboré. Ils
se sont bornés pour la plupart souvent à la production d’écrits
orphelins et irréguliers, contrairement à Ahmadou Kourouma qui
fait ici figure d’exception et consacre la littérature africaine
comme l’expression de la plus haute unité.
L’une et l’autre découlent de la cohésion et du privilège qu’il
accorde au temps dans son écoulement. Cela procède des
romans
eux-mêmes,
dans
la
mesure
où
ils
induisent
un
prolongem ent comme s’il était presque naturel que l’un découlât
de l’autre. Aussi, il n’est plus im possible que leur détermination
devienne une sorte de «recherche du temps perdu», c’est-à-dire
une sorte de reconstitution des situations vécues ou éprouvées
dans le tem ps.
- 45 -
1. Romans et désillusion
L’une des particularités des récits de fiction chez Ahmadou
Kouroum a est de paraître souvent sous l’aspect d’une réécriture.
Aussi opèrent-ils presque toujours autour d'une répétition du fait
historique réel.
En effet, d’un roman d’Ahmadou Kourouma à l’autre, l’univers
imaginé n’a pas effacé le monde réel : bien au contraire, des
îlots de réalité résistent à l’imagination. Ce qui implique la
superposition, dans le roman, de l’espace réel et de l’espac e
inventé ou que le roman com bine fiction pure et palimpseste,
c’est-à-dire que subsiste toujours une sorte de coexistence, dans
les récits, des univers réel et imaginaire.
En une trentaine d’années, l’œuvre romanesque d’Ahmadou
Kouroum a s’est conçue, pour l’essentiel, dans la théâtralisation
de l’action des régimes politiques africains. La singularité du
style trouve une objectivation dans cette infamie. Ainsi, Allah
n ’est pas obligé permet de pointer l’ignom inie dans laquelle les
régim es africains ont basculé. Cependant, aucun autre que
Fam a, le personnage principal des Soleils des Indépendances
n’accable mieux ces apprentis sorciers !
D’un rom an à l’autre, l’histoire des personnages déphasés
puis projetés dans des territoires inconnus est le lieu privilégié
de l’inexorable «bâtardise» qui accable le continent noir peu
- 46 -
après la proclamation des indépendances. En conséquence,
l’histoire réelle sert ici de modèle à l’imagination.
S’agissant
des
Soleils
des
Indépendances,
Ahmadou
Kouroum a confie s’être inspiré de la situation réelle de ses
cam arades injustement em prisonnés sur ordre d’HouphouëtBoign y alors que celui-ci était président de Côte d’Ivoire. Ce
livre, à l’origine, ne serait
qu’une sorte de témoignage contre
les persécutions qu’ont subies certains Africains au moment du
retour au pays natal pour la raison qu’ils étaient opposés aux
systèmes politiques en place ou sim plem ent pris comme tels.
En effet, une fois que ces derniers revenaient en Afrique
après
avoir
dirigeants
étudié
africains
dans
les
universités
lançaient
une
occidentales,
véritable
chasse
les
aux
intellectuels qui se soldait, soit par la condamnation, soit par
l’exil forcé ou la mort certaine, à moins que ceux-ci ne s e
convertissent à l’idéologie du tyran.
Ainsi, Les Soleils des Indépendances, à bien des égards,
évoque-t-il les circonstances d’un difficile retour tel qu’il a ét é
vécu par certains camarades d’Ahmadou Kourouma.
Pour autant, le ton qu’il opte ressortit beaucoup plus aux
règles de l’art romanesque qu’à celles en vigueur dans le cadr e
de la narration des faits de sa vie personnelle ou d’une
autobiographie. Autrement dit, il y a eu ici, pour Les Soleils des
Indépendances, la conception d’une trame puis la présence de
- 47 -
personnages qui semblent être sortis de l’imaginaire mêm e du
créateur ; ce qui est tout le contraire d’un récit qui a en charge
la vie de l’auteur par lui-même. Alors, ce qui aurait dû paraître
une autobiographie d’Ahmadou Kourouma a, ici, connu une autr e
destinée.
Il en est ainsi de son dernier rom an Allah n’est pas obligé.
C’est
à
la
demande
des
enf ants
somaliens,
pris
dans
la
tourmente de la guerre civile qui ravage leur pays, qu’Ahmadou
Kouroum a a fait grâce de celui-ci. Or, là aussi, au lieu d’évoquer
une enfance som alienne dans un cadre qu’il maîtrisait moins, il a
non seulement transposé leur situation dans un milieu qu’il
connaissait ; mais, surtout, il s’est tenu au respect des lois
narratives ou aux logiques de la vraisemblance, notamment la
chronologie et la gradation de l’action.
Aussi, nous pouvons affirmer, sans risque, que les romans
d’Ahmadou Kourouma se construisent sur le m odèle du drame :
le genre, par excellence, qui dévoile le pathétique.
Le début du récit est souvent indexé sur la fin de l’histoire.
En d’autres termes, la fin est presque connue d’avance puisque
les titres des rom ans exemplifient une structure narrative en
boucle. Aussi ne reste-t-il qu’à dénouer les mobiles de l’action.
Ici,
les
romans
d’Ahm adou
Kouroum a
tiennent
d’une
contradiction par laquelle le présent prétend comprendre le
passé. Ses romans étant, en effet, suspendus à une déveine qui
- 48 -
annihile l’action et le suspense m ais n’em pêche pas, cependant,
toute forme d’espoir.
La guerre, la violence, la délation, etc., sont les maux qui
paralysent les Etats modernes africains. Monde de désolation
mais aussi de désespoir et de transformations qui dépersonnifie
les
protagonistes
et
où
se
consum e l’illusion
d’un
monde
meilleur, métaphore d’une déliquescence organique et d’un
univers de brutalité et d’animosité, les rom ans kourouméens sont
des
récits
bouleversants
des
peuples
livrés
au
chaos
de
l’histoire.
La
fragmentation
qui
s’observe
dans
Les
Soleils
des
Indépendances poursuit ainsi sa désintégration dans les autres
romans : la litanie des anathèm es est, en effet, longue. Le
pillage des ressources qu’ont institué les régim es despotiques
africains au lendemain des indépendances continue de faire des
ravages
dans
les
sociétés
où
les
populations
étaient
m al
préparées.
Tour à tour, Fama, Djigui, Birahima et Koyaga, dans une
moindre
mesure,
s’immiscent
dans
une
histoire
qu’ils
ne
maîtrisent guère. Mais Fama à lui tout seul préfigurait-il déjà
cette
folie,
mouvement
destructeurs.
cette
qu’il
désagrégation
amorce
va
en
?
Toujours
entraîner
est-il
que
d’autres,
le
plus
L’agencement même des différents récits des
personnages épouse admirablem ent cette spirale de l’Histoire :
- 49 -
celle
d’une
époque
qui
compose
avec
l’indifférence
et
la
tourmente.
Tout comme cette écriture d’Ahmadou Kouroum a qui s’ouvrait
sur une déshérence et qui va inexorablem ent se distribuer
comme le principal axe de création littéraire, la déshérence qui
n’était alors applicable qu’aux Soleils des Indépendances se
répand sur l’ensem ble de l’œuvre. Il s’agit, non moins, d’un trait
de la narration que de son aspect même. En effet, il y a plus
qu’une simple impression dans les romans d’Ahmadou Kouroum a
qui prennent véritablem ent des allures de fin du monde et
dépeignent l’apocalypse, l’hécatombe des indépendances.
Ainsi, au lieu d’une simple volonté du rom ancier ivoirien,
cette vision chaotique est fille de l’histoire elle-m ême, qui se
manifeste
privations
comme
un
connaissent
énorme
éclatement
diverses
de
graduations,
l’univers.
allant
Les
des
sapem ents des fondem ents traditionnels que la nouvelle sociét é
post-indépendance remet en cause à l'ém ergence de conflits qui
endeuillent un peu plus le continent africain. La fourberie des
récits ne diffère pas de la brusquerie dans laquelle ceux-ci ont
été engendrés.
L’histoire réelle contiendrait en elle-même les défauts que
symbolisent les romans. Ceux-ci ne feraient rien d’autre alors
que la reproduire telle quelle, avec ce qu’elle draine. Ainsi, les
romans d’Ahmadou Kourouma s’im prègnent de la misère du
monde et le rom ancier peut ou non la prendre à sa guise. Ils
- 50 -
présentent un mélange de réel et d’imaginaire. Le premier
s’inscrit
dans
une
sorte
de
reproduction
de
l’événement
historique ; tandis que le second est producteur de contrastes et
formule la distance qu’il peut avoir avec le précédent.
Dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, il y a ainsi toujours cette
double tension marquée, d’une part, par l’identification de la
fiction à la réalité effective et d’autre part, par la distanciation
avec le milieu représenté, c’est-à-dire entre la tentation de
recopier cette réalité et de reproduire l’événem ent originaire et
la correction que veut en apporter Ahmadou Kouroum a. Mais audelà de cette oscillation entre le désir d’authenticité et le
morphisme qu’il impose, il y a encore cette posture qui permet,
sans
doute,
d’établir
l’équilibre
et
de
réaliser
l’harmonie
recherchée par ce genre d’écriture.
A la fin des années soixante, le champ dans lequel s’inscrit
l’œuvre rom anesque d’Ahm adou Kourouma est comparable à une
avant-garde
en
matière
de
création
littéraire
-à
peu
près
identique à celle introduite par le Nouveau Roman dont Alain
Robbe-Grillet devient l’un des représentants- puisque après lui le
jugem ent porté sur la littérature africaine fut considérablem ent
bouleversé. 32
32
La publication par Lilyan Kesteloot de son Anthologie négro-africaine marque le début de la
reconnaissance par les universités européennes de la littérature africaine. En France, son
enseignement est accueilli avec chaleur et l’on dénombre plusieurs études consacrées à la
littérature africaine ainsi que l’existence de revues spécialisées telles que Présence francophone,
Notre Librairie, etc.
- 51 -
Presque
quarante
années
ont
passé
et
bien
que
sa
conception de la chose littéraire n’ait pas tout à fait changé,
Ahm adou Kourouma se donne m aintenant pour principe une
écriture où il s’agit moins, pour la réalité, d’une dilution dans la
fiction que d’une écriture qui se constitue comme la synthèse
entre ces deux discours inégaux. C’est ainsi qu’Allah n'est pas
obligé sim plifie le ton et dépouille l’écriture de ce que le genr e
romanesque considérait jusqu’alors comme sacro-saint.
- 52 -
Chapitre 3
---------Roman kourouméen et référent historique
1. Définition du contexte
D’une m anière générale, la littérature africaine se veut
réaliste puisqu’elle ne s’intéresse qu’aux conditions concrètes de
l’existence, notam ment à travers la peinture des mœurs et
l’analyse des souffrances et des idéaux du colonisé.
Elle a, de bonne heure, eu affaire avec l’histoire réelle
puisqu’elle en a été le reflet. Dans les écrits qui l’ont com posée
et la composent encore, il s’est agi avant tout de référence
objective et d’allusion implicite car les romans sont conditionnés
dans et par le temps.
L’histoire événem entielle est ainsi revendiquée par l’écrivain
africain comme le leitmotiv de la création littéraire. De ce fait, on
décèle aussi bien la visée historienne que la portée historique ;
- 53 -
car, si la littérature raconte, elle fabrique aussi l’histoire de
l’homme noir. De plus, ce qui la rend particulièrement digne
d’exister, c’est le fait qu’elle soit, à la fois, le produit élaboré
d’une mise en intrigue et une épopée. Ainsi, comme artifices, les
romans savent m ieux refléter la réalité.
L’expérience littéraire n’est réellement vécue que dans sa
capacité à fabriquer et à rendre com pte de la réalité. En
s’intéressant au rapport avec le réel, elle reconnaît, en effet, le
fait essentiel et ultime d‘exister comme organisation d’un espace
et d’une action.
La littérature comme relais de l’histoire devient, à cet égard,
la question majeure que traitent sans cesse les romanciers
africains,
dont
Ahmadou
Kourouma.
En
effet,
ses
romans
n’échappent pas à la prise de conscience de la réalité. Et si l’on
reconnaît, chez lui, une prise en considération thématique des
événements historiques, ce n’est pas tant que cette prise de
conscience soit uniquement à titre indicatif mais elle relève auss i
du
fait
qu’elle
spécifie
et
dévoile
une
intention
purement
historique.
Ainsi, Ahmadou Kouroum a n’envisage pas d’autres formes
d’écriture
que
celle
où
s’enchevêtrent
récit
de
fiction
et
événements historiques. L’histoire étant, en effet, mouvement et
cohérence logique et ordonnatrice. Comme si l’auteur n’avait de
chance d’emporter quelque adhésion qu’à la seule condition de
rendre
les
énergies
et
la
force
- 54 -
de
l’histoire,
le
dessein
kourouméen de l’écriture devient une combinatoire de fiction et
de réalité ! Aussi faut-il rappeler, en définitive, cette confidence
de
l’auteur
lui-même
à
propos
d’une
interrogation
sur
l’importance de chacun de ses romans :
La li tt ér a t u re a f r ic ai ne ce s on t de s l i vr e s éc r it s par de s Af r i cai n s
tr ai t a n t de s s u jet s af r ic ai n s f a i sa nt c on n a îtr e a u m on d e c et hér i ta ge
q ue n ou s v o u l on s je t er à l 'e a u. 33
2. Le climat intellectuel
Les analystes, de nos jours, s’accordent à dire que la
colonisation a été un désastre pour l’Afrique ; que celle-ci a tout
détruit : l’exem ple patent étant, à ce jour, le morcellem ent de ce
continent 34.
Pendant plus d’un siècle, en effet, la colonisation s’était
réduite à produire une image négative de l’homme noir. Dans
33
Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.
Bien avant la conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885) à laquelle on attribue le
partage de l'Afrique, sur le terrain celui-ci était déjà largement entamé. En effet, excepté le Maroc
et la Libye, l'Afrique du nord était sous protectorat et toutes les côtes occidentales occupées.
L'Afrique centrale et orientale était largement pénétrée. Il n'empêche qu'après cette conférence, le
processus de partage déjà commencé s'accélère, de même que le caractère expansionniste de la
colonisation. La France, pour sa part, en sus des territoires qu'elle occupait déjà (le Haut SénégalNiger, le Congo français, etc.) crée les colonies de Guinée, de Côte d'Ivoire, du Dahomey (actuel
Bénin).
34
- 55 -
son intérêt, elle avait entrepris une véritable dépersonnalisation.
La colonisation a, en effet, im posé sa m orale et sa vision du
monde et plaqué son éducation à l’Afrique.
Après plusieurs siècles d’esclavage qui vident le continent
africain de plusieurs centaines de millions d’hommes et de
femmes 35, la colonisation s’était invitée à la même entreprise de
déréalisation. Au total, ces deux hécatombes ont déstructuré et
détruit ce que les sociétés africaines avaient de vital, c’est-àdire l’organisation politique de leur cité.
A la fin du XIXème siècle, alors même que l’Am érique
blanche est encore alourdie par ses préjugées de supériorité sur
la masse prolétarienne noire, un jeune docteur en philosophie, à
peine adulte, tient ce discours qui marque, sans doute, le début
de la prise de conscience du sentiment d’appartenance à la race
noire :
N ou s n e de v on s p a s acc ep ter d’ êtr e l és é s, ne f u s se q ue d’ u n i ot a, d e
n os pl ei n s dr oi t s d’ h o m me . N ou s r e ve n d i q u o n s t ou t dr o i t p ar t ic u lie r
ap p a r t e na nt à t ou t A mé ri ca i n l i br e a u p oi n t de vue p ol it i q ue, c i vi l e t
s oc ial ; ju sq u’ à c e q u e n ou s ob t e n i on s t ou s c e s dr oi t s, n ou s n e d e v on s
35
Une nouvelle querelle est apparue de nos jours dans les milieux universitaires sur le nombre réel
des victimes de la traite négrière entre les partisans d’une responsabilité historique européenne
face à son passé esclavagiste qui lui rejettent les causes de son grave déclin démographique et
ceux qui affirment que la population de l’Afrique noire n’atteignait guère la centaine de million et
révise à la baisse les chiffres souvent avancés. (L. M. Diop-Maes, Afrique noire, démographie, sol
et histoire, Présence africaine/Khepera, 1996 et H. Thomas, The Slave Trade : The story of the
Atlantic slave trade, 1440-1870, Simon & Schuster, 1997 cités par Nicolas Journet in
«Controverses autour des conséquences de l’esclavage», Sciences Humaines n° 147, mars 2004).
- 56 -
ja ma i s
n ou s
ar r ête r
de
pr ot e st e r
et
d’ a ssa il l ir
la
c on s ci e nc e
am ér i c a i ne. 36
W. E. Du Bois ainsi jetait le pavé dans la mare ; car peu
d’intellectuels noirs avant lui s’étaient exprimés à propos de
l’identité noire. Bien mieux, il jetait les bases d’un mouvem ent
noir d’où jaillit, quelques années plus tard, la Négritude 37.
Ainsi, pas à pas, autour de ce mouvement, les intellectuels
noirs prennent conscience de leur existence. Ils entreprennent
une véritable razzia, une fouille de leurs lieux de mémoire,
réinvestissent leur passé desquelles éclate une Afrique unifiée.
Par ailleurs, les récits sont nombreux qui ont témoigné et
tém oignent encore de cette ferveur et de cette époque révolue 38.
La situation historique de l’homme noir fut, pour ainsi dire, le
caractérisateur ; car la critique du fait colonial était perçue
comme un mode de production littéraire. Ou, à tout le moins,
avait-elle, de quelque façon, influencé les écrivains africains.
Sur la réflexion et l’écriture et à travers des récits singuliers, l’on
put, en effet, cerner une vérité historique. Au-delà de leurs
inscriptions
poétiques,
leurs
écrits
prirent
appui
sur
une
référence ou un site, un discours ou une figure.
36
W. E. B. Du Bois cité par Lilyan Kesteloot dans Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 14-15.
Le mouvement de la Négritude naît dans les années 1930 autour de ces trois figures : Césaire,
Damas et Senghor.
38
L’inventaire suivant témoigne de la prise de conscience et démontre, à suffisance, comment les
intellectuels africains ont totalement adhéré à la révision de leur propre histoire : Ferdinand Oyono,
Camara Laye, Sembene Ousmane, Nazi Boni, Mongo Béti, Abdoulaye Sadji, Amadou Hampâté
Bâ, etc.
37
- 57 -
Cette référence fit l’objet d’un pèlerinage qui est au cœur de
l’attestation m êm e du récit. La preuve qu’une fiction conduisait
au contenu des choses réelles. Ainsi, les auteurs com me Nazi
Boni ou encore Chinua Achebe ont su renouer les fils d’une
histoire brusquement interrompue par la difficile rencontre avec
l’Occident. Leurs œuvres comptent, en effet, parmi d’excellents
récits historiques voire ethnologiques. Ces deux auteurs ont,
d’une certaine manière, contribué à entretenir la mém oire ou à
perpétuer la tradition tout en édifiant de véritables monuments
littéraires. Leurs cas, cependant, ne furent pas isolés ; car, au
total, des chroniques sur l’histoire de telle société traditionnelle
constituèrent un pan de la littérature africaine d’alors.
A la fin des années soixante, la thématique du roman africain
se renouvelle. Elle sort des sentiers battus de la reconstruction
identitaire, des conquêtes et des expansions coloniales en
manifestant son intérêt pour le tableau des prem ières années
des
indépendances
politiques.
Le
bilan
qu’elle
dresse
est
négatif. En f ait, le nouveau roman africain fustige les guerres et
les répressions qui ont éclaté par-ci, les dictatures et les
corruptions qui ont fait irruption par-là.
A cette époque où presque tous les intellectuels africains
parlent sur le même ton, la distinction vient du romancier ivoirien
Ahm adou Kourouma qui vient de publier au Canada, puis en
France, son premier roman : Les Soleils des Indépendances. Le
succès que ce livre emporte sur le tard fut dû, pour l’essentiel,
- 58 -
au fait que ce roman tournait le dos, dans un st yle innovant et
envoûtant, à la tekhnē en vigueur dans les sacro-saints milieux
littéraires africains.
Ecoutons, à propos, le critique Sénégalais Makhily Gassam a
restituer vie et force à ce roman d’Ahmadou Kouroum a :
Ic i, me sq u i ne ri e s, mé d i ocr it és , d e str uc ti on s s y st é ma t i q ue s, t yr a n ni e s
et l ar bi n i sme, i vr esse s d u p ou v oi r p ou r le p ou v o ir e n tr e l e s ge n s d e la
mê m e r a c e ! Ac ti on ? q ue n on pa s ! r ie n q u e de s f e u x d 'a r t if ic e q ui
pè t e n t s ur l es t oi t s de c h au m e ! Né ga ti on d e l 'Ho m m e e t de l ' Hi st oi r e. 39
En effet, Les Soleils des Indépendances abonde d’hyper boles
et de tournures en langue vernaculaire. D’après une anecdote
que rapporte Lylian Kesteloot l’auteur de l’Anthologie négroafricaine et spécialiste de la littérature africaine, Ahmadou
Kouroum a aurait relevé le défi lancé par un camarade :
E n r éa li t é, K ou r ou m a a va it te n té u ne e x pér i e n c e r é s u lta n t d’ u n par i
a ve c
un
c a mar a d e
:
écr ir e
en
f ra n çai s
un
r é ci t
f ou r mi l l a n t
d’ e x p r e ssi on s m al i n k é t r ad u i t es. Ai n si , t ou t a u l on g de s on te x te, i l
ma r c he sur ce tt e c or d e r ai de , et l’ e x pér ie n c e d e vi n t p e r f or ma n ce ,
i m p osa nt u n s t yl e i n i mi t ab le et ce pe n d a nt e xe m p lair e. 40
39
Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, op. cit.,
p.18.
40
Kesteloot, L., Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 445.
- 59 -
Mais,
trente
ans
après,
l’auteur
des
Soleils
des
Indépendances attire l’attention sur un tout autre plan. Car,
chemin faisant, ses préoccupations littéraires dépassent, de nos
jours, les questions purem ent scripturaires. Autrement dit, se
posent aujourd’hui aux romans d’Ahmadou Kourouma non plus
seulement les questions relatives au style mais la vertigineuse et
cruciale question de leur sens. Aussi, l’interrogation qui se
formule à l’orée de son œuvre revêt-elle une tournure toute
nouvelle et essentielle qui touche directem ent à l’architectonie
du sens : quelle est la portée historique de l’œuvre d’Ahmadou
Kouroum a ?
En trois décennies, celle-ci semble être passée de la fable
politique au questionnement historique, eu égard notamment à la
persistance du passé et de l’impression que son œuvre renvoie à
une sorte d’écoulement du temps.
En effet, l’œuvre d’Ahmadou Kourouma couvre plus d’un
siècle et dem i d’histoire. Elle est, par conséquent, une œuvr e
sensible, une œuvre en rapport avec la mémoire, qui participe
dans la pulsion d’une écriture de l’histoire grâce à la fourniture
de la vision qu’en a gardée l’auteur, c’est-à-dire une vision
actuelle par rapport au passé et au présent.
Au début des années soixante, alors que la France ouvre la
voie de l’indépendance politique à ses anciennes possessions
africaines, les intellectuels africains avaient, des décennies
auparavant, entrepris la folle course pour le redressement de
- 60 -
l’Afrique. En l’espace de quelques années, les préjugés que l’on
avait
pendant
longtem ps
s’écroulaient sous
formulés
à
l’encontre
du
Noir
les assauts répétés de la respectabilit é
retrouvée.
Mais l’intellectuel africain n’alla pas seulement à la conquête
de
son
passé,
il
prenait
activem ent
part
à
la
réflexion,
notamment grâce à des écrits engagés dans lesquels il n’hésitait
pas à fustiger l’action du politique. Le cas d’Ahmadou Kouroum a
n’est pas isolé mais reste, cependant, exemplaire.
Son œuvre est imprégnée par l’histoire réelle. La lecture qu’il
en propose abonde, en effet, d’obstacles, de déceptions et de
retournem ents. Elle est à mettre en parallèle avec l’apathie
générale de l’Afrique. Son œuvre porte
les stigmates générés
par les siècles d’esclavage et la déshum anisation qui s’en est
suivie. Aussi, lorsque Marc Fenoli lui demande s’il n’ y a pas chez
lui une sorte de nostalgie, voici ce qu’il répond :
I l y a e n ef f e t q ue l q u e c h os e d e per m a ne n t q ui s’e x pr i me- là , u n e
vér it é , u n e ré al it é q ui e st é v oq u é e d’ u n te x te à l’ a ut r e . O ui , c ’ e st v r a i,
ça a p par aî t c h ez A h ma d ou K ou r ou m a, il y a le f a it q ue l e s ge n s
a va ie n t u ne cer ta i ne vi e , a va i e nt u n cer ta i n m o n de q ui éta it p e u t- ê tr e
f er mé, q ui n’ a vai t pa s q ue de s a va n ta ge s, mai s q ui sa ti sf ai sa i t à t ou t ,
q ui a va i t sa c oh ér e nce p ol it i q ue e t é c on omi q u e e t, q ui ma i nt e na nt , a
- 61 -
di s p ar u. A vec l a c ol on i sa t i on q u e l q u e c h os e a é té ca s sé, e t c e m on d e
s 'e st di ve r sif ié . 41
L’œuvre
rom anesque
d’Ahmadou
Kourouma
mêle
ainsi
peinture de l’époque et reconstitution historienne. Elle explore le
sillon creusé par de nom breux cataclysmes et semble se trouver
à sa place, en poursuivant la dénonciation de l’action des
politiciens africains. Elle plonge égalem ent dans les abîmes du
passé ; travaille à la restitution de la m émoire en exploitant
explicitem ent ou pas le temps apocalyptique et les misères
actuelles.
Elle joue, en somme, sur l’ambivalence des choix, balanc e
entre recomposition fantaisiste et exactitude de la reconstitution.
3. Romans et histoire
Il est à présent intéressant d’articuler la réflexion autour des
rapports
l’Histoire
qu’entretient
et
la
l'œuvre
manière
d’Ahm adou
dont
bouleversements du siècle dernier.
41
Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.
- 62 -
elle
Kourouma
épouse
les
avec
grands
Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale se termine en
Europe. Les troupes africaines qui ont combattu aux côtés des
armées alliées sont rentrées en Afrique. Face aux horreurs et
sous le feu des bombes, elles ont obtenu l’honorabilité de leurs
frères d’armes. Cependant, l’égalité devant la m ort a brisé aussi
le m ythe
de l'invincibilité de l’homme blanc. D’autre part,
l’héroïsm e dém ontré sur les champs de bataille ouvre la voix
vers
plus
d'autonomie.
Cette
dernière
conduit
d’abord
à
l’élaboration de lois qui reconnaissent aux Africains les mêmes
droits qu’aux citoyens français ; puis, à l’indépendance politique,
quinze ans plus tard.
Avec la bénédiction de la m étropole, les nouveaux dirigeants
africains
s’installent
aux
comm andes.
Les
Soleils
des
Indépendances ne s’est pas donné la peine de revenir sur les
différentes étapes de cette émancipation. L’on pourrait dir e
qu’Ahmadou
Kourouma
a
presque,
délibérément,
cru
bon
d’accorder plus d’importance aux problèm es que rencontraient
les anciennes colonies au lendemain des indépendances que de
s’attarder sur la décolonisation. Il n’em pêche, cependant, que
Monnè, outrages et défis est longuement revenu sur cett e
période et même
sur
les
empires
qui
l’ont
africains
résistances
précédée,
des
derniers
notamment
grands
ceux
de
l’Occident de l’Afrique et sur la méthode de leur affaiblissement
politique après qu’ils eussent décliné.
- 63 -
En effet, la pénétration occidentale en l’Afrique avait conduit
au dérèglem ent politique de cette dernière et bouleversé les
repères traditionnels du fonctionnement des sociétés africaines
qu’elle rem plaça par des Etats artificiels et fragiles.
Dans ce deuxièm e roman, Ahm adou Kourouma décrit avec
fantaisie les déboires de l’Afrique aux mains des colonisateurs.
Comme
s’il
était
nécessaire
d’aborder
la
question
de
la
colonisation, il introduit une lecture de l’histoire, approfondit son
exam en
car
la
voie
qu’il
choisit
est,
incontestablement,
inform ative.
Dans son troisième ouvrage En attendant le vote des bêtes
sauvages, derrière l’ostracisme de Koyaga et les m étonymies
comme «homme au totem léopard» ou «empereur», il n’y a guèr e
du mal à reconnaître les régimes tortionnaires des Zaïrois
Mobutu, Centrafricain Bokassa 1 e r ou Ivoirien Félix HouphouëtBoign y, pour ne citer que ceux déjà morts. La suppression des
noms ou bien l’usage des équivalences ne conduit même plus à
dissimuler ce qu’il eût été dangereux de nommer ouvertement, la
démarche
d’Ahmadou
Kourouma
s’inscrivant,
de
fait,
dans
l’identification polémique et partiale, tant, il y a, dans celle-ci, le
choix d’un engagement politique et idéologique du romancier.
La synthèse historique qu’il propose tend vers une forme de
vérité irréfutable car les romans d’Ahmadou Kourouma ne se
conçoivent pas indépendamment de l’idée de vraisemblance. I l
est, en effet, facile d’établir un lien entre la fiction et l’histoire
- 64 -
événementielle. Cependant ce lien ne doit pas voiler l’effort
qu’effectue le romancier sur la première. Il vient d’emblée du fait
que l’évolution de l’une suit la trajectoire de l’autre.
Ainsi, Les Soleils des Indépendances décrit avec soin l’état
de l'Afrique au lendemain de la décolonisation tandis que Allah
n'est pas obligé s’inspire beaucoup des guerres civiles du
Libéria
et
de
Sierra
Leone.
Ahmadou
Kourouma
explor e
l’événement pour sa propre genèse littéraire.
Cependant, s’il ne s’applique pas à la reconstruction, il y a,
néanmoins, la volonté de donner au lecteur des éléments qui lui
permettraient
de
indépendamment
concevoir
de
la
l’histoire
version
comme
officielle.
La
m atrice
preuve,
et
les
nombreuses références aux guerres d’Indochine ou d’Algérie
auxquelles le rom ancier ivoirien a participé et qui attestent du
sérieux des recherches entreprises en amont pour inscrire les
romans au-delà des sphères du romanesque au détriment de
celles de la réalité.
Pour échapper aux tentacules de l’historiographie, c’est-àdire à la filiation entre les romans et le contexte, Ahmadou
Kouroum a emploie une technique narrative bien singulière : la
fable politique. Ainsi, le donsoma na, par exemple,
s’avère
particulièrem ent adéquat lorsqu’il s’agit, dans son avant-dernier
roman, de traquer le m ensonge des hommes politiques.
- 65 -
La geste ouest africaine devrait, par définition, honorer le
chasseur ; or, par à une interaction, le romancier ivoirien
parvient à la situer à mi-chemin entre histoire et fiction éclatant
les limites m atérielles de la geste afin de falsifier le caractère de
la dénonciation. L’insertion du contexte historique dans la fiction
est, à cet égard, une parfaite réussite. Aussi, l’aisance avec
laquelle Ahmadou Kourouma oscille entre récit de fiction et
réalité historique démontre, à suffisance, le caractère aléatoire
de l’acte narratif. En effet, bien qu’il s’inspire de la réalité
historique, le récit de fiction n’est pas moins marqué, comme
toute fiction, par la subjectivité de son créateur.
De
la m anière
dont
ce
dernier
reprend
à
son
compte
l’événement, l’on est tout proche de la feintise partagée, c’est-àdire de l’intention, chez Ahmadou Kourouma, de se décaler et de
prendre de la distance avec la réalité. Cela dit, la frontière entre
fiction et histoire est visible, y compris lorsqu’elle semble
s’estomper. Il ressort, en fait, une ambivalence de situation qui
démontre suffisamment le jeu complexe interactif entre les deux
discours et l’unité apparente qui les lie.
Aussi, Monnè, outrages et défis s’ouvre sur cette scène
sacrificielle. La violence est ainsi placée à la source de l’ouvrage
ou montrée à découvert dans le caprice du roi :
D u s a n g ! e n c or e d u sa n g ! D es s acr i f ic e s ! en c or e d es sa cr i f ic es !
c om m a n da it D ji gu i . Aff ol é s, s b ir e s et sic air es se pr é ci p itè r e nt da n s l a
- 66 -
vi ll e , ob l i gè r e nt , da n s l e s c on c e ss i on s, le pe u pl e à sa cr if i er . [ … ] i l
ma n q u ai t d es sa cr if ice s h u ma i ns. I ls de sc e n dir en t d a ns l e s q uar ti e r s
pér i p hé r i q ue s, e nl e vè re nt t r o i s al b i n os e t le s é g or gè r e nt sur le s a ute l s
sé n ou f os d es b oi s sa cr é s e n vi r on n a n t s. Ce f u t u ne f a u t e …le f u me t d u
sa n g h u m ai n se mê l a à ce l ui de s b ête s e t t r ou b la l 'u n i v e r s. Le s
ch a r o g n ar d s e n i vr é s pi q uèr e nt sur l es sa cr if ica te ur s a f f ol é s et le r o i
st u p éf ai t s' écr ia : " Ar r ê tez , ar r êt ez le s c o u te a u x ! " Le s p yt h on i ss e s,
gé om a n c ie n s, je te ur s d e c aur is e t d ' os sel e t s i nt e r r o gé s r é pét è r e n t le ur
se n te nc e : la p ér e n n ité n ' éta it pa s a c c or dé e. 42
Ce passage se rapporte à l’invasion imminente du royaum e
de Soba par les troupes françaises. Informé des succès qu’elles
viennent de rem porter sur les armées de Samor y, Djigui Keita a
entrepris de contenir, par les sacrifices, la menace qui pèse sur
son royaum e. Il a, par ailleurs, ordonné la construction d’un mur
géant ou tata qui, selon lui, endiguerait l’offensive des troupes
coloniales et protégerait tout le royaume contre l’invasion des
Nazaréens.
Or,
ses
précautions
s’avèrent
prédiction annoncée survient malgré tout et,
vaines
car
la
avec elle,
la
colonisation et son cortège d’hum iliations.
En effet, sans avoir rencontré la moindre résistance, les
troupes du commandant français Faidherbe pénètrent dans la
ville sainte de Soba :
42
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.13.
- 67 -
S ur l e c ha nt ie r , l ’ i na tt en d u e a p p ar i ti on d ’ u ne c ol on n e f r a n ç a is e a u
se i n d u t a t a a va i t par u a u x ge n s de Sob a l a ma ni f e sta ti on d ’ u n e
s or c ell e ri e su pé r ie ur e à ce ll e d u r oi . Tou s l e s gu e r r ie rs ét ai e n t
de sc e n d u s de s m ur s e t s 'é ta ie n t r éf u gi é s da n s l e s tr a nc hé e s d ' où , d e
te m p s e n te m p s, a p p ar ai ssa ie n t, p ou r a u s si t ôt d i s par a î tr e, de s tê te s
tr e ssé e s de gu er r ier s. [ …] E n t ou r é d e se s sui va n t s, Dj i gu i r es ta u n
te m p s à éc ou t e r le s e x pl os i on s , à r e ga r der l e s fu mé e s e n vel op p e r l a
c ol l i ne. E n s ui te, il s tr ot tèr e nt par es se u s e me nt le l on g d u r e m p ar t
in a c he vé . Da n s le s f o ssé s, tr a î nai e nt de s f u si l s, d e s sa ga i e s, de s
pi oc h e s ; a c he va ie n t de se c on s u mer l es a mo n c ell e me n t s de ma t ér i el s
et de vi vr e s a u x q u e l s l e s g u er r i er s a va i e nt mi s le fe u a va n t d e
dé gu e r p ir . 43
Très rapidement, les nouveaux arrivants prennent possession
du royaum e. Ils installent des comptoirs, instaurent toute sorte
de prestations, d’impôts ou de taxes. Djigui, qui n’avait alors eu
la vie sauve que grâce à son ralliement, trouve aussi un intérêt
en s’im pliquant activem ent dans l’implantation de la colonie :
A u c ou r s de s si x pr e mi er s moi s d u p ou v oi r t o u ba b , pr ot é gé s p a r le s
tir a i l le ur s, gu i dé s par le s sic a ir e s, le ca p it ai ne b la n c, D ji g u i et
l 'i n ter pr ète é ta i e nt m on t és da n s t ou t es l es m on t a gn e s, a va ie n t p ar c ou r u
t ou te s l e s s a va ne s, a va ie nt tr a ve rs é t ou t e s le s r i viè r e s d e s p a ys d e
S ob a p ou r vi si ter c ha q u e ch ef - l ie u de ca n t on . Pa rt ou t , d es f ê te s et de s
da n se s l es a va ie n t acc u eil li s et l e ur a vai t ét é of f er t t ou t c e q ui se
pr op os e à d e s h ôt e s de ma r q ue , m ê me l es vi er g e s p e u l es p ou r le r e p os .
La pa i x, l ' œu vr e ci vi l i sat r ic e f r a nç a i se , l es l oi s d u B la n c e t le s
43
Ibid., p.37-38.
- 68 -
be s o gn e s d u N oir a va ie n t é té e x pl i q ué e s à t ou s. Tou s le s i n d i gè ne s le s
a va ie n t c om p r i se s e t s u es, e t l e c a pi ta i n e bla n c , l 'i n te r pr è t e et D ji gu i
a va ie n t c essé d e dir i ger le s mi ssi on s de r ec r ut e me n t, de r é q ui si ti on s e t
de c i vi li sa ti on , l ai s sa n t leur r e s p on sa b il it é en t ièr e a u x t ir a i l le ur s et
au x sic a ir e s. 44
Au cours des années qui suivent la prise de Soba, les
populations paient le prix fort. Elles sont décimées par les
travaux forcés et les réquisitions ou sont chassées des villages
par
les
collectes
d’im pôts
obligatoires
jusqu’à
ce
que
de
nouveaux changements politiques surviennent, c’est-à-dire peu
après la Seconde Guerre mondiale :
Ce p e n da nt , t ou t le m o n de c o m p r i t le s c on c l u si on s e t le s déc i si on s
pr is es par l e s n ou ve a u x ma îtr e s - D jé l i ba e xi ge a q ue le s par ol e s
f u sse nt d é ta c hé e s e t r é p étée s p ou r q u’i l p û t l e s c omm e nt er u ne à u ne .
Le c o m ma n da n t B er ni er éta i t a g on i et ba n n i d’ Af r i q u e. Le C e nte n a ir e
ét a it
r e st a ur é
da n s
la
p lé ni t u de
de
se s
p ou v oi r s ,
a ve c
t ou t e s
pr é r o gat i ve s, mê me ce ll es d e r é v oq u er B é m a et de s e dé s i gn er u n a u tr e
s ucc e ss e ur 45.
Monnè, outrages et défis retrace ainsi, successivement, les
événements qui se sont déroulés, en Afrique pendant toute la
période qui a précédé les indépendances et celle qui a suivi.
Sans pour autant céder à la tentation de faire son procès, ce
44
45
Ibid., p. 72.
Ibid., p. 218.
- 69 -
roman ne fait pas non plus qu’une description naïve et simple de
l’histoire.
A tout le moins, Monnè, outrages et défis tente quelque
analogie. C’est-à-dire plus qu’une simple équivalence, il veut
dépasser le point d’équilibre problém atique entre récit de fiction
et réalité historique et tente de «reconstruire au travers du texte
la morphologie de l’Histoire». 46
Cette
reconstruction
morphologique
laisse
penser
qu’Ahmadou Kourouma est un romancier familier de la réalité.
Ainsi souvent, ses rom ans abondent d’inférences historiques
comme dans l’extrait suivant :
La li b e r t é, la n a bat a a vai t, p ou r ce u x de B ol l od a, ce t te de r ni èr e
si gn i f i cat i on . Le Ce n te na ir e d éc on c er té s e d e ma n d ai t p ou r q u oi de
Ga ul l e v ou l a i t a b s ol u me n t é q u i per t ou s le s Noi r s d ' Af ri q u e, n ou s
gar a n t ir à n ou s t ou s de s p or te ur s de vi e i lle s ma ma n s. A pr è s d e va i ne s
et é p ui sa n te s e x pl ic ati o n s, p o u r sa i sir l e s n o t i on s d e ci t o ye n s e t
d ' é gal i t é - "Dé s or ma i s, Ar a b e s e t N oir s de s c ol on i e s s on t d es c it o ye n s
a ve c é ga l it é de dr oi t a ve c l e s Fr a nça i s d e Fr a n ce" , on dé mon t r a a u
Ce n te na ir e q u e, s 'il n 'a va it pa s r e n on c é à t ou t es se s é p ou s ai l le s, i l
aur a i t p u dé sor ma is f ai r e ve nir de P ar i s u ne j eu n e vier ge t ou t e r os e
p ou r c om p l é t er son h ar e m : per s pe ct i ve q ui ar r a c h a u n l é ger sou r ir e au
vi e i ll ar d. 47
46
Ngandu Nkashama, P., Mémoire et écriture de l’histoire dans Les Ecailles du ciel de Tierno
Monénembo, Paris, L’Harmattan, p. 31.
47
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218.
- 70 -
La transcription des événements réels vise, en fait, à étendre
le champ de la fiction de façon à ce que cette dernière puisse
être considérée comme réelle et non plus seulement comme une
entité fictive.
Aussi la réussite d’Ahmadou Kourouma provient-elle, par
exem ple, du fait qu’il enlève de la contenance à un personnage
historique pour le traiter comm e fictif : ce qui, ici, donne plus de
consistance à la fiction. Inversement, il investit l’espace fictif de
personnes réelles pour montrer que l’univers im aginaire et le
monde réel se superposent. L’histoire réelle, par conséquent,
n’est plus qu’une intuition dans laquelle le créateur trouve la
matrice de son inspiration. En revanche, la fiction reste utilisée à
des fins compensatoires, c’est-à-dire qu’elle sert à écrire une
réalité absente.
- 71 -
Chapitre 4
---------L’Agressivité de l’histoire
L’histoire moderne de l’Afrique n’est pas inséparable des
grands bouleversements du XXème siècle tels que ceux qui
infligent les pires souffrances aux individus. En effet, peu après
la proclamation des indépendances, les nouveaux Etats africains
s’érigent vite en dictatures et m ènent des politiques très dures et
répressives envers les populations. Et si c’est en Europe que le
principe apparaît d’abord, il n’empêche qu’une forme nouvelle de
totalitarisme se développe en Afrique, à partir des années
soixante.
L’exercice de la dictature, sur le continent noir, est le fait de
despotes éclairés qui n’éprouvent ni sympathie, ni pitié pour leur
peuple. Ils ont souvent accédé au pouvoir soit avec l’aide d’une
milice, soit avec l’appui de riches groupes financiers ou la
- 72 -
bénédiction des anciens colonisateurs qui désirent se m aintenir
en Afrique.
Une fois aux com mandes du nouvel Etat, ils se lancent dans
une
véritable
inquisition.
De
fait,
au
lendemain
de
la
décolonisation, le continent africain devient «la terre de la
damnation et “d’indépendances m aléfiques“ où le carnaval des
nouveaux dieux africains semble avoir tué sous ces “soleils des
indépendances“ tous les rêves d’indépendance». 48
Pour museler les peuples dans la peur permanente et la
terreur, les nouveaux hommes forts torturent ou n’hésitent pas à
user de la force. En somme, ils installent de vrais systèmes de
coercition
à
cause
du
mensonge
et
de
la
propagande
idéologique.
Certains intellectuels africains, qui prennent conscience de
l’ampleur du désastre humanitaire, se pressent d’en témoigner
dans des écrits qui dénoncent la légitimité m ême de ces pouvoirs
où les violences succèdent aux privations de tous genres. Or,
c’est dans ce contexte que paraît le premier roman d’Ahmadou
Kouroum a.
Bien plus que pour son originalité, cet ouvrage est l’un des
meilleurs livres qu’un romancier africain ait pu écrire 49, surtout
48
Vuillemin, A., Le Dictateur ou le dieu truqué, Paris, Klincksieck, 1989, p. 237.
Les Soleils des Indépendances bouleverse la structure de la langue française à cause des
nombreuses irrégularités grammaticales et syntaxiques qui soumettent celle-ci à l'esthétique de la
langue originelle du romancier, c'est-à-dire le malinké. Ainsi, le génie du créateur procède de ce
que l'écriture ici s'enrichit de plus d'une signification.
49
- 73 -
grâce au procédé mis en œuvre pour dénoncer les violences et
les exactions des nouveaux dirigeants africains.
Au
lieu
d’un
simple
témoignage,
Les
Soleils
des
Indépendances se décline ici comme une métaphore. Il s’agit, en
fait, d’un récit vertigineux où se déploie un champ sémantique
qui diffère du sens ordinaire ; car en créant un contact entre la
langue française et la langue malinké, Ahmadou Kouroum a
cherche à donner une autre signification que celle que l’on
donne souvent au mot.
Or, ce livre fait état de la déchéance d’un prince. Fama ayant
été dépossédé de son trône puis ruiné par les indépendances est
réduit
à
travailler
aux
pompes
funèbres.
Circonstance
aggravante : Salimata, sa femme est stérile. Pour autant, tout v a
de plus en plus mal : il est accusé de com plot contre le chef de
l’Etat et condamné. Gracié peu de tem ps après, il est blessé à la
frontière par un garde alors qu’il se rend à Togobala pour mourir.
Les Soleils des Indépendances étonne et surprend davantage
aussi par son agressivité et l’allure presque apocalyptique qu’il
couve parfois comme dans le passage ci-après :
U n ve nt f ou f r a p pa l e m ur , s' e n g ou f f r a par le s f e nê tr e s e t l e s h u bl ot s
en si ff la nt r a ge u se me n t. Le s me n d ia n ts e nt a ssé s d a ns l 'e nc oi gn u r e
s 'é p ou va n t èr e n t e t m ia ul è r e n t d ' u n e f a ç on i m p ie e t m al éf i q u e q ui
- 74 -
pr o v oq u a la f ou d r e. Le t on ne rr e ca s sa l e cie l, e nf l a mm a l 'u n i ver s e t
ébr a n l a l a t er r e e t la mo s q uée . 50
Cette
violence
symbolise
l’hostilité
des
«soleils»
des
indépendances. Quant à Ahmadou Kourouma, il laisse fantasmer
sa plum e en accumulant les images qui donnent, en définitive,
plus d’effet aux désastres causés par cette étrange ère. Bien
mieux, il n’hésite plus à com parer le parti unique et les
indépendances aux sociétés d’initiées où les grandes sorcières
dévorent les enfants des autres :
Mai s q ua n d l 'Af r i q u e dé c ou vr i t d 'a b or d le p a r ti u n i q ue ( le p ar t i
u ni q u e , l e s a vez - v ou s ? r e ss e m ble à u n e s oc ié t é de s or ci è re s, le s
gr a n d e s i n it i é es dé v or e n t l e s e nf a nt s d e s a u tr e s) , p u i s le s c o o p ér a ti ve s
q ui c as sè r e nt l e c o mm er ce , i l y a va i t q uat r e- vi n gt s oc c as i on s de
c on t e n ter et de dé d o mm a ger Fa ma q u i v ou l ai t êtr e se cr é ta i re gé né r a l
d ' u n e s ou s- s ect i on d u p a r ti ou d ir e ct e u r d 'u ne c o op é r a t i ve. 51
D’autres romans d’Ahmadou Kourouma, à l’instar des Soleils
des
Indépendances,
décrivent
d’une
manière
générale
la
violence inouïe de ces régimes africains. Souvent, les forces en
présence démontrent à suffisance le caractère inouï de celle-ci :
l’armée, la police, la m ilice sont, en effet, les différents sym boles
de ces régimes répressifs.
50
51
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 27.
Ibid., p. 24.
- 75 -
Les
indépendances
populations
africaines
n’apportent
pas
escomptaient.
le
En
répit
effet,
que
les
après
la
colonisation, elles sont surprises par la brutalité des nouveaux
dirigeants. Aussi Les Soleils des Indépendances décrit cett e
atm osphère délétère de violence et la m ain mise d’une poignée
de scélérats sur les morceaux viandés des indépendances.
Lorsqu’elle n’est pas im agée, la violence peut être visible,
c’est-à-dire qu’elle peut s’exprimer dans les actes mêm e des
personnages comme Koyaga, le président chasseur et dictateur
de la république du Golfe que le romancier ivoirien assimile,
d’ailleurs, à un chef d’Etat africain encore en exercice.
Tout comme les dictateurs africains, cet être de papier
exerce un pouvoir sans partage. Ainsi, à partir du modèle
classique, Ahmadou Kourouma fait, presque avec précision, le
portrait du dictateur réel. Cela dit, cette modélisation était telle
qu’il n’y a plus de place à l’improvisation.
Le fait qu'il se serve d’un dictateur réel pour reproduire le
caractère de son personnage dénote la confusion qui règne,
parfois, entre la réalité et la fiction. Aussi, il n’y a pas de lieu
possible
pour
reproduction
l’obstruction
étant
lié
ici
de
à
la
la
vérité
:
le
description
procédé
de
d’événements
historiques réels.
Les dictateurs représentés tour à tour dans le roman sont bel
et bien des chefs d'Etat réels encore aux commandes ou déjà
- 76 -
morts.
Le
choix
de
ces
personnages
a
conduit
Ahmadou
Kouroum a à désigner habilement les coupables des maux qui
tétanisent l’Afrique tant sur le plan politique que sur le plan du
développement technique. Surtout, il tém oigne le ralliement de
l’auteur au cam p de la dissidence 52.
En effet, la dénonciation de l’abus de pouvoir est monnaie
courante et plus directe que cela ne paraît a priori. Aussi, si le
premier roman d’Ahmadou Kourouma a sem blé ambigu quand,
pour se dérober de la censure et dénoncer plus efficacement les
maux qui ont tétanisé l'Afrique au lendemain des indépendances,
il a choisi de s'attaquer à la condition d'un prince africain, ses
romans suivants sont devenus m oins symboliques et peu à peu
suggestifs : le rapport du rom ancier ivoirien à l'écriture et, par
conséquent, à la diabolisation des hommes politiques africains
sont devenus un jeu de juxtaposition.
Au fil des ans et à la faveur de nouvelles publications, il a eu
de plus en plus recours à un mode de dénonciation m oins
implicite, plus dépouillé et quelques fois moins poétique :
N ou s v o i là t ou s s ou s l 'a p ata m e d u jar d i n de v o t re r ési de nc e. T ou t e s t
pr ê t, t ou t le m on d e e st e n p la ce . J e d ir a i l e r é ci t p u ri f ic a t oir e de v ot r e
vi e d e m aî tr e c ha sse ur e t de di c ta te ur . Le r éc i t p ur if ic a t oi r e e st a p pe l é
52
La dissidence se caractérise par une nette opposition entre le prince qui détient le pouvoir
politique et le scribe qui éduque les masses. Ainsi, un bon nombre d'intellectuels africains parmi
lesquels l'Ivoirien Ahmadou Kourouma ayant fait le choix de ne pas se mettre au service des
dictateurs africains étaient considérés par ceux-ci comme des opposants. D'ailleurs, ces derniers
vivaient pour la plupart en exil d'où ils se manifestaient par des écrits contestataires qui
dénonçaient les frasques de ces dirigeants.
- 77 -
en m al i n ké u n d o n s oma n a . C 'e st u ne ge s te. I l e st d it pa r u n s or a
ac c om p a gn é p a r u n r é p on d e ur c o rd o u a. U n c o r d ou a e st u n i ni tié e n
p ha se p ur if ica t oir e , e n p ha se ca t ha r ti q ue . Ti é c ou r a e st u n c or d ou a et
c om m e t ou t c or d ou a i l f ai t l e b ou f f on , le pi tr e , le f ou . I l se p er me t
t ou t e t il n ' y a r ie n q u ' o n n e l u i pa r d on n e pa s. 53
Ou encore :
J e d éc i d e l e tit r e dé fi n i t if e t c omp l e t de m on bl a bl a e s t A ll a h n ' es t pa s
ob l i gé d 'êt re j u ste d a n s t ou te s se s c h ose s ici - ba s. V oi l à . Je c o mm e nc e
à c on t er me s sa la d e s. 54
Ainsi, si le premier roman d'Ahmadou Kourouma a paru
équivoque, ceux qui suivent Les soleils des Indépendances l'ont
été de moins en moins. De fait, on y lit ce que le romancier a
bien voulu y mettre. Le mo yen de dénoncer plus efficacement la
dictature étant de dire la vérité, Ahmadou Kouroum a a adapté
son ton aux transformations du monde politique africain, c'est-àdire à m esure que les Etats se sont enlisés dans la violence.
A la fin des années soixante-dix, environ vingt ans après la
proclam ation
entièrement
des
aux
indépendances,
mains
des
l'Afrique
dictatures 55.
53
De
est
presque
fait,
l'écritur e
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p.10.
Kourouma, A., Allah n'est pas obligé, op. cit., p.9.
55
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les anciennes colonies qui souhaitent s'exprimer
en dehors du système Est-Ouest créent leur propre organisation pour mieux se faire entendre. En
plus de l'afro-asiatisme dont l'objectif principal est l'indépendance, les dirigeants du Tiers-monde
réunis à Bandung (du 18 au 24 avril 1955) déclarent rester neutres dans le conflit qui oppose
54
- 78 -
d'Ahmadou Kourouma s'accompagne d'une prise de conscience
de la peur dans laquelle les peuples africains étaient cloîtrés. Et
plus les Etats africains se révèlent coercitifs, plus Ahmadou
Kouroum a
tend
vers
une
dénonciation
virulente
et
moins
détournée. Ainsi, il s'est inspiré de plus en plus de faits réels
tels qu'ils apparaissent dans son dernier roman, Allah n’est pas
obligé.
Cependant, Ahmadou Kourouma sem ble fasciné par la figure
du tortionnaire à propos duquel il déclare la chose suivante :
O ui, K o ya g a , j' a v ou e q u ' a u f on d d e m on c œ ur j ' ad m ir e s a br ut al i t é, sa
br u tal i t é vi ol e nte . K o ya ga e s t ce r t ai n e me nt l e p ir e de s d i c tat e ur s, m ai s
il y a u ne c er t a i ne l o gi q ue da n s sa f aç on d 'a gi r . Qu a n d il ar r i ve da n s
m on h i st oi r e on n 'a pa s v ou l u le pr e n dr e c om me u n mi li ta ir e , s i on
l 'a va i t e n ga gé c om me tir ail le ur , f i na le me n t c om me t ou t le m on d e , il se
ser ait c on t e nté d e ça. C ' es t a l or s q u 'i l a c o m me nc é à f a ir e u n c o m b at
de l u tt e , e t q u a n d i l a p r is l e p ou v oir , le p ou v o ir é ta n t l e p ou v oi r , h é
bi e n i l s ' est déf e n d u pa r t ou s l e s mo ye n s p ou r le ga r d er . A cer t ai n s
m ome n t s i l a p par a î t pr e s q ue s ymp a t hi q u e. Il e st s ymp a t h i q ue. I l gèr e
le s af f a ir e s de f a ç on s ym pa t h i q u e, à 4 he ur es d u ma ti n il se r é ve i l le
l'URSS aux Etats-Unis. Cependant, ils souhaitent intervenir dans les affaires du monde et prendre
parti. Or, on sait que le Tiers-monde peine à s'imposer, à faire valoir ses opinions et à constituer ce
troisième bloc qui permettrait de sortir du jeu bipolaire. Au-delà des formules et des discours, les
contradictions qui apparaissent au sein du mouvement le fragilisent. Des oppositions armées
éclatent, les idéaux communs ne résistent pas aux intérêts nationaux. Pis encore, certains
dirigeants s'engagent clairement au côté de tel bloc et reçoivent son soutien. Aussi, malgré leurs
efforts, les pays africains n'échappent pas au clivage Est-Ouest. Au lendemain des
indépendances, l'Occident qui veut à tout prix maintenir son influence et sauvegarder ses intérêts
soutient des régimes dictatoriaux, ultraconservateurs, corrompus et très impopulaires. (Cf. George
Padmore, «Appendice V», Panafricanisme ou Communisme ?, Paris, Présence Africaine, 1960, p.
449-457).
- 79 -
p ou r r e ce v oi r le s ge n s. Moi - mê me j' a i ét é r eç u pa r K o ya ga à q ua tr e ou
ci n q he ur es d u ma ti n. 56
Les nom breux exemples de dictature que l'histoire a retenus
ou qu'elle offre ont été souvent précédés d'une période de
troubles comme, par exemple, dans les anciennes républiques
romaines ou dans l'ancien empire de Russie 57. La situation de
l'Afrique est particulièrement troublante dans la mesure où les
figures connues de tyrans ne datent que des indépendances ; c e
qui supposerait que ce continent en avait, jusque là, été
épargné.
Certes, l'Afrique a connu des périodes d'instabilité ; mais il
est difficile d'affirmer que l'explosion des dictatures sur ce
continent
puise
dans
une
longue
tradition
de
terreur.
Contrairem ent aux dirigeants actuels qui n'ont de l'exercice du
pouvoir que la recherche de la satisfaction personnelle, leurs
aînés ont avant tout recherché, dans la quiétude et l'harmonie,
l'honneur et l'épanouissement des individus :
56
Propos recueillis par Marc Fenoli, 18 janvier 1999.
La dictature est un système dans lequel tous les pouvoirs sont assumés par une même
personne, un groupe ou un parti politique. Ces dictatures apparaissent au lendemain de la
Première Guerre mondiale : en Russie en 1918, en Italie en 1922, en Pologne en 1926, en
Allemagne en 1933 et en Espagne en 1939. Après la Seconde Guerre mondiale, celles d'Italie et
d'Allemagne disparaissent alors que s'instaurent les dictatures communistes de type prolétariat en
Europe de l'Est : Albanie, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, R. D. A.,
etc.
57
- 80 -
Ce q ui f r a p p e, c he z l e s p e u pl e s n oi r s pr omu s à l 'a u t o n o mi e ou à
l 'i n d é pe n d a n ce, écr it S en gh or , c 'e st l 'i n- c o n sc ie nce de la p l u pa r t de
le u r s c he f s : le ur m é pr i s de s va l e urs c u l t ur e ll es né gr o- af r i ca i ne s. 58
En effet, les dirigeants africains actuels, pour la plupart,
n'ont pas de la politique la définition d'autrefois, c'est-à-dire cet
instrument de prospérité économique et de paix sociale. Ils n'ont
de la notion du pouvoir, au contraire, que l'ascendant qu'ils
peuvent
exercer
impressionnants
sur
la
qu'ils
population
affectent
au
pour
regard
opprim er
des
moyens
d'éventuels
contradicteurs. En somme, ce ne sont que des pseudo-chefs à la
solde de l'ancienne puissance coloniale.
Mais ici, Ahm adou Kouroum a éclaire la part d'om bre de ces
hommes.
Aussi,
en
décrivant
les
coulisses
du
pouvoir
de
Koyaga, il dévoile les ruses que les chefs d’Etats africains
emploient pour le garder longtemps. Ainsi, il y a, dans trois des
romans d'Ahmadou Kourouma, trop de répression. Cependant,
pour expliquer le châtiment honteux que les uns infligent aux
autres, le narrateur n'hésite pas à user de la piste ethnique, un
peu avec sarcasm e :
N ou s l es N è gr e s, n ou s so mm e s c om me la t o rt u e, sa n s la br a ise a u x
f es se s n ou s ne c ou r r on s ja ma i s : n ou s n e tr a vai ll e r o n s pa s, n e p ai e r on s
ja ma i s n os i m p ô t s sa n s f or c e. I l f a u t i m m é d iat e me n t m on t er d a ns le s
58
Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 282.
- 81 -
vi ll a ge s, m on te r l a f or c e , re cr éer l a p e ur : l e s N oi r s n e r e c on n a is se n t
pa s u n e ar me ca c hée da n s son f ou r r e a u. 59
1. La passivité du personnage
Ecrire
un
roman
ne
signifie
pas
seulem ent
suivre
un
raisonnem ent, c’est ajouter aux critères déjà existants des
figures nouvelles. Or, le roman est, par définition, un cadre dans
lequel vient se loger une histoire ou une action. Il se f ait
rarement par anticipation, c’est-à-dire par ce qui arrive, mais par
l’accentuation de l’événem ent ou par ce qui a déjà eu lieu. En
d’autres termes, il décrit «les milieux et les mœurs et [expose]
les lois qui les régissent ; le but de l’écriture n’[étant] plus
l’esthétisation du réel mais le rendu fidèle des réalités les plus
quotidiennes.» 60
Par ailleurs, le roman «sert à représenter des objets, des
événements, des actions, des personnages». 61
Or, il ne se passe rien ou presque dans ceux d'Ahmadou
Kouroum a. Certes, le grand empire m andingue s'est effondré à la
59
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 256.
Il s’agit ici de l’approche réaliste du roman, qui triomphe vers la seconde moitié du XIXème
siècle grâce aux auteurs comme Emile Zola. Gilles Philippe, «Triomphe et déclin du roman
réaliste», Le roman. Des théories aux analyses, Paris, Seuil, coll. Mémo, p.33-39.
61
Todorov, T., La Notion de littérature, op. cit., p.17.
60
- 82 -
suite de la conquête française. Cependant, pour faire face à
l’intrusion des Européens, la résistance s'organise très mal. Ce
qui explique, sans doute, l’immobilism e de l’action.
Djigui
et
Fam a,
les
principaux
personnages
des
deux
premiers rom ans d’Ahmadou Kourouma sont agis par l'Histoir e
car c’est par celle-ci que se réalise leur destinée. Ce sont des
personnages
sans
épaisseur
malgré
la
conscience
ou
la
pertinence des événements qu’ils affrontent. Aussi ne sont-ils
pas véritablement les maîtres de leur destin mais seulement ce
que le sort en a pressenti. Ainsi, Djigui et Fama sont totalem ent
négatifs. Ils subissent l’action ou n’offrent souvent que des
réactions
telles
que
la
peur
ou
la
colère
aux
différentes
situations auxquelles ils sont confrontés. Leurs itinéraires ayant
été indexés au préalable, ils demeurent enfermés à l’intérieur de
la logique de l’Histoire.
Ces personnages échouent dans toutes leurs épreuves. Et,
ce sont les mauvais chem ins définis d’avance par la logique du
récit qui s’ouvrent devant eux :
Le pe s si m i s me de K ou r ou m a a n éa n ti t se s per son n a ge s. C ha q u e f ois
q u’ il
s’ a p pe sa n ti t
s ur
le s
q u al i té s
d’ u n
être,
c’ e st
t ou j ou r s
et
u ni q u e me n t p ou r ac c us e r le s vic es de l’ ê tr e a n ta g on i s te q u’ il a vi l it. E t
ch a q ue f o i s q ue le s c ir c on s t a nce s i n vi te nt l’ a ut e ur à p or t er u n
ju ge me n t de v al e ur p o si tif s ur le p er s on n a ge ( … ) ou à l ui fa ir e
ac c om p l ir u n ge st e h u m ai n, c’ e st- à- dir e n ob l e , gé n ér e u x, c e ju ge m e n t
et ce ge ste s on t a u s si t ôt détr u it s s oi t par u ne si m p le i ma ge , soi t pa r l e
- 83 -
ju ge me n t ou le ge ste q u i s u it i m mé d iat e me n t , soi t pa r l’ ar ti f ic e d’ u ne
si t ua ti on b ur l e sq ue ( …) , si t ua ti on à l’ al l ur e m oli é re sq ue . 62
Ils se font dans cette prédétermination, dans le montré ou le
déjà là. De fait, l'outrecuidance du ps ychologism e fige autant
l'action que les personnages. Ces derniers, en effet, n'arrivent
que peu souvent à se débarrasser de l’emprise de la narration et
ne sont pas les opérateurs de changem ent de l’action racontée.
Mais, ils représentent le modèle anti-épique des événements
dans
lesquels
ils
sont
engagés.
En
effet,
ceux-ci
les
déshéroïsent, les dégradent. Il suffit, de fait, de recourir au
contenu des récits pour s'en persuader.
Le thèm e de la guerre, par exem ple, dans Monnè, outrages et
défis est un fait que le rom ancier traite avec ironie alors que
celle-ci est le lieu où chaque com battant fait preuve de courage
et de bravoure : en effet, il n'y a pas de véritable engagement au
com bat que la présence seule des troupes françaises aurait suffi
à déclencher :
S ur le c h a nt ier , l 'i na tt e n d ue a p p ar i ti on d ' u n e c ol on n e f r a n ça ise a u se i n
d u t a t a a va i t par u a u x g en s de S ob a la ma n if e st ati on d ' u n e s or c el le r ie
s u pér ie ur e à c el le d u r oi . T ou s l e s gu e r r ie r s ét a ie nt d e sce n d u s d e s
m ur s et s 'é ta ie n t r é f u gi é s d a ns le s t ra n c hée s d ' où , d e t e m p s e n te m p s,
ap p a ra issa ie n t,
p ou r
a u s si t ôt
62
d is p ar a îtr e,
de s
t êt e s
t r e ssé es
de s
Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, op. cit.,
p.83-84.
- 84 -
gu er r ier s. 63
Ou, encore :
E n t ou r é
de
se s
su i va nt s,
D ji gu i
r e sta
un
te mp s
à
é c ou t er
le s
ex p l o si on s , à r e gar der l es f u mé e s e n ve l op p e r l a c ol l i ne . E n suit e , il s
tr ot tè re n t par e s se u se m e nt l e l on g d u r e m p ar t i nac h e vé. Da n s le s
f ossé s, tr a î na i e n t d e s f u si l s, d es sa ga ie s, de s pi oc h e s ; a c he va ie n t d e
se c on s u m e r le s a m on c e lle me nt s de ma tér ie ls et de vi vr e s a u x q ue ls le s
gu er r ie r s a va i e nt m i s le fe u a va n t de d é gu er p ir . 64
L'absence de combat et l'échec de Djigui dém ontrent combien
rien de nouveau n’arrive. Bien plus, l'instauration des visites du
vendredi, qui semble atténuer ce désastre renforce l'immobilisme
et la passivité du personnage. Elle détourne l’élan du récit en ne
renforçant que le pouvoir des colonisateurs :
A u c ou r s de s si x pr e mi er s moi s d u p ou v oi r t o u ba b , pr ot é gé s p a r le s
tir a i l le ur s, gu i dé s par le s sic a ir e s, le ca p it ai ne b la n c, D ji g u i et
l 'i n ter pr ète é ta i e nt m on t és da n s t ou t es l e s m on t a gn e s, a va ie n t p ar c ou r u
t ou te s l e s s a va ne s, a va ie nt tr a ve rs é t ou t e s le s r i viè r e s d e s p a ys d e
S ob a p ou r vi si ter c ha q u e ch ef - l ie u de ca n t on . Pa rt ou t , d es f ê te s et de s
da n se s l es a va ie n t acc u eil li s et l e ur a vai t ét é of f er t t ou t c e q ui se
pr op os e à d e s h ôt e s de ma r q ue , m ê me l es vi er g e s p e u l es p ou r le r e p os .
La pa i x, l ' œu vr e ci vi l i sat r ic e f r a nç a i se , l es l oi s d u B la n c e t le s
63
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.37.
Ibid., p. 38.
64
- 85 -
be s o gn e s d u N oi r a va ie n t ét é e x p li q u ée s à t ou s . 65
Les visites du vendredi qui redonnent de l’im portance à Djigui
auraient pu servir à édifier une nouvelle action. Or, elles ne sont
aussi
que
Ahm adou
des
impression
Kourouma
n’a
fuyantes,
pas
d'autre
un
simulacre
façon
de
puisque
montrer
la
prégnance de l'événement déterm inant que de donner à son
personnage l'illusion de redorer son blason.
D’une manière générale, Fama et Djigui volettent sans pour
autant créer un espace qui serait le leur. Aussi, par rapport aux
déterminations reçues, aucun surcroît n’est inventé qui leur
procurerait
ce
nouvel
espace.
Ils
n’échappent
pas
à
la
détermination mais perdent le pouvoir d’être des personnages
libres en se désappropriant. Le roman devient dès lors une form e
inerte de fidélité à la passivité qu'il faut poursuivre :
P our e nc ou r a ger et h o n or e r n ot re r oi, d es vi lla ge oi s sp on ta n é me n t
vi n r e nt à l a mo sq u é e , c our bè r e nt la pr i èr e d u c omb a tt a nt e t de s
di s ci p le s i na v ou é s d u ma r a b ou t Yac ou b a , e n pr of itè r e nt p ou r é gr e ner
de s c ha p e l et s à on z e gra i n s pr oh i bé s. Le c o m m a n da nt e n jo i gn it le
Ce n te na ir e de se sé pa re r d e s a n ti- B la nc s. A va n t q ue le Ké l é ma ssa n e
se pr o n o n ç ât sur la r e q uê t e, Fa d ou a , l e p or t e- ca n ne et l 'e x p er t e n
f éti c he s, op t a p ou r le d ial o gu e : «I l ne f a ut pa s of fr ir a u Tou b a b l es
pr é te x te s d ' i nt e r di re l 'é tat d e gu e rr e e t d e su p pr i mer le s vi s ite s de
65
Ibid., p.72.
- 86 -
ve n dr e d i. » 66
En définitive, l'arbitraire n'a que peu d’im portance. À caus e
du passé, il y a
une exigence nouvelle de l'événement qui va
beaucoup plus loin que l'écriture et qui s'accommode d'une
détermination beaucoup plus impérieuse que celle du hasard.
Aussi, Fama n'existe pas en dehors de la bâtardise des
indépendances, Djigui non plus sans l'agression française. Ces
personnages ne sont
pas des bâtisseurs, mais des victimes de
l'histoire. Bâtir aurait été produire quelque chose qui ne fût pas
préconisée
par
quelque
volonté
ou
quelque
événem ent
extérieurs au personnage. Cela aurait été établir une form e
d’intelligibilité caractérisant non seulem ent l’attente du lecteur
mais aussi une forme d’indétermination du personnage, une
résistance au parcours déjà tracé.
Mais Fama et Djigui sont à un tel point déterminés qu'il s'est
produit
indépendamment
événement
:
pour
l'un,
d'eux
la
quelque
désillusion
du
«malheureux »
com bat
des
indépendances et, pour l'autre, l'effondrement de son autorité.
Aussi, ils ne peuvent prétendre être autre chose que cet
acharnement du sort sur eux, c'est-à-dire être des personnages
libres de toute détermination car quelque chose ici a été conçue
dans les rom ans par la possibilité seule qu'ils ont de dire le
désenchantement du tem ps, l'agressivité de l'histoire.
66
Ibid., p. 188.
- 87 -
2. Romans et recomposition fragmentaire
L'histoire
africaine
de
la
colonisation
exerce
une
telle
influence dans l'œuvre d'Ahmadou Kourouma que cette dernièr e
y est presque entièrement m oulée.
Parmi les romanciers africains de sa génération, sans doute,
est-il celui qui accorde une telle importance aux événements de
cette époque. Depuis Les Soleils des Indépendances à Allah
n'est pas obligé, en trente ans, Ahmadou Kourouma s'est, en
effet, établi comme le romancier familier des tribulations de
l'Afrique m oderne.
Cela dit, au début des années cinquante, soit une vingtaine
d’années avant la parution de son premier roman, ce qui
singularise la toute jeune littérature africaine, c'est son goût
pour l'engagement politique en faveur de la libération des
peuples maintenus sous la domination étrangère. Les écrits qui
paraissent alors n'ont guère pour préoccupation m ajeure que la
colonie, et ce, malgré que le ton et la tournure variassent,
souvent, d'un auteur à l'autre 67.
67
Bien que certains écrivains africains reprochèrent à d'autres leur transcendance à l'égard de la
colonisation, il n'empêche que leurs œuvres, notamment celles du Guinéen Laye Camara ruinaient
aussi l'image du colonisateur souvent plus que ne l'entendit, par exemple, le Camerounais Mongo
Béti qui avait alors de la définition de l'anticolonialisme une espèce d'engagement politique de la
littérature.
- 88 -
Aujourd'hui
encore,
la
littérature
africaine
ne
s'est
pas
totalement affranchie de cette tâche collective car, comm e
auparavant, elle reste militante.
Les années soixante s'ouvrent avec la parution d'un bel
ouvrage
:
L'Aventure
ambiguë 68 de
Cheikh
Hamidou
Kane,
désormais un classique de la littérature africaine. D'autre part,
les écrivains africains, de plus en plus nombreux, ressentent le
besoin de renouveler leur thématique. Aussi ne célèbrent-ils plus
uniquem ent
la
vieille
Afrique,
lointaine
et
guerrière,
mais
traitent-ils de tout et, surtout, de l'homme et de son rapport à la
société.
Et même si
un auteur comme Nazi Boni
reste encore
nostalgique à la tradition, le roman africain se diversifie : il
devient antinomique et de plus en plus contestataire. Aussi, aux
écrivains qui recherchent l'excellence bourgeoise et sécuritaire,
ceux de la nouvelle génération opposent l'Afrique com me cadr e
dans leurs récits 69.
Or, c'est dans un tel contexte que paraît : Les Soleils des
Indépendances.
Trois
autres
ouvrages
suivent
sa
parution.
Et,
tel
un
continuum, toute fin d’un roman paraissant comm e un début en
68
Kane, Ch. H., L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, (1961), 2000, 191 p.
Dépassé le temps de la colère et de la fascination à l’égard des traditions et l'univers traditionnel,
la nouvelle forme du roman africain s'offre en spectacle aux forces du mal et de l'angoisse. Dans
sa représentation du monde, elle traduit le destin tragique de l'homme au lendemain des
indépendances. Parmi les romanciers de cette nouvelle génération, il y a des précurseurs comme
Ahmadou Kourouma et Yambo Ouologuem.
69
- 89 -
puissance de l’autre, tous les romans d’Ahm adou Kouroum a
mettront au jour différents aspects de l'Afrique m oderne, rompue
à la corruption et infestée par les nombreuses dictatures.
Ainsi, ces derniers s’inscrivent dans la lignée obsessionnelle
de l'identification au passé. Nostalgiques parfois, ils scrutent ,
auscultent jusqu'au détail cette histoire qui détient, assurément,
la clé de la com préhension des drames mis en scène. Aussi
l'invention reste-t-elle rarement libre d'autant plus qu'en dépit de
ses inclinations, le rom ancier ivoirien souhaite déclamer s a
fidélité à la nature. Ainsi conçue comme organisation du temps,
son œuvre se donne à lire, en définitive, comme une peintur e
historique en m arquant ici davantage la primauté de la réalité sur
l'imaginaire.
Lorsque paraît Les Soleils des Indépendances à la fin des
années soixante, l'Afrique compte presque déjà une décennie
d'indépendance. Pourtant, elle a très vite déchanté car l'euphorie
ne dure que très peu de temps. En effet, «les soleils des
Indépendances» qui succèdent aux «soleils de la politique» s e
heurtent à toutes sortes d'obstacles sur les plans politique,
économique et social.
Après le partage et la distribution des postes, les promesses
sont restées inexécutées, les lendemains des indépendances
africaines s'étant, en effet, révélés plus cyniques que jamais.
Ainsi
Fama,
le
personnage
- 90 -
principal
des
Soleils
des
Indépendances, est-il écarté du pouvoir par des fils d'esclaves,
vilipendé par sa communauté :
- A ssoi s t e s f e ss e s e t f e r me la b ou c h e ! N os or e il le s son t f a t i gu é es
d ' e nte n d r e te s par ol e s !
C ' éta it u n c ou r t e t r o n d c om me u ne so u c he , c ou, br as , p oi n gs et
ép a ule s de l ut te ur, vi s a ge d u r d e p ie rr e , q ui a va i t c ri é , s' e xc it a it
c om m e u n gr i ll on af f ol é e t se h i ss ai t s ur la p oi n te de s p ie d s p ou r
é ga le r Fa ma e n ha u te u r. 70
Ce personnage est à l'image de cette Afrique traditionnelle
qui souffre, à cause du mépris et de l'indifférence des jeunes ou
bien des nouvelles mentalités que ceux-ci ont acquises avec la
colonisation et la modernité. Ainsi, pendant que d'aucuns sont
préoccupés par les fresques de la révolte et du désespoir,
Ahm adou
Kourouma
fait
l'inventaire
des
changements
effroyables de l'Afrique moderne, cependant que le sillon que
creuse son œuvre est un véritable pèlerinage dans le temps et
aux confins de la mémoire, un désir d'évoquer l'instant passé et
de renouer avec le temps révolu.
Au reste, ses deux derniers romans illustrent à merveille cet
ancrage temporel. En effet, En attendant le vote des bêtes
sauvages et Allah n’est pas obligé soulignent, à coups sûrs, les
incertitudes de l'Afrique en proie à la dévastation. Qu'il s'agisse
70
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.15.
- 91 -
de l'échec des systèmes politiques ou de l'éclatement des
guerres, rien n'est laissé au hasard. Bien au contraire. Ces deux
romans égrènent les complots fomentés, les étranges amitiés et
les persécutions, faisant, de fait, ressortir l’im age d'une Afrique
maudite.
L'œuvre d'Ahmadou Kourouma, est ainsi truffée de faits
historiques
concrets.
Aussi
ne
paraît-elle
plus
simplem ent
évoquée une incursion, une sorte d'escapade seulement mais
elle devient familière du temps et de l'histoire tragique du
continent noir dès lors qu'elle arpente la douloureuse et indicible
réalité.
Les rom ans d’Ahmadou Kourouma décrivent, en effet, les
tribulations qui ont réellement eu lieu dans le temps. A propos, il
déclare s'être inspiré d'une rencontre réelle pour façonner un
des personnages de son avant-dernier roman :
Moi - mê m e, di t- i l, j' ai é t é r eç u pa r K o ya ga à q u atr e ou ci n q he ur e s d u
ma ti n . 71
Aussi la particularité du romancier ivoirien réside-t-elle dans
cette
représentation
des
événem ents
réels
comme
faisant
entièrement partie de l'œuvre de fiction et dans la manière
71
Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.
- 92 -
d'associer les uns à l’autre de telle façon que les faits réels
finissent par être assimilés par l'artifice poétique.
De fait, l'événem ent réel a plus d'im portance ici, voire plus de
valeur que la fiction, lorsque celle-ci est considérée séparément.
Ce procédé ayant trouvé une objectivation dans le fait que
l'œuvre est presque entièrem ent hantée par la trace, laquelle
scelle, en somme, l'œuvre et son existence.
Eu égard à la façon dont la narration découle, il semble que
le principe de vérité est à la base de l'acte de création.
L'identification à un personnage réel étant d'une profonde utilit é
telle que la véracité du propos en dépend. Ce qui suppose ic i
que
l'œuvre
ne
devient
réalisable
qu'avec
cette
prise
en
considération de la réalité.
Trente ans après la parution de son premier roman, la
perspective est restée la m ême puisqu'elle s'est poursuivie dans
la réflexion de la trame historique. Voulant cependant rendre
fiable
son
orientation
discursive,
l’œuvre
romanesque
d’Ahmadou Kourouma a pris appui sur le socle que la réalité
offrait. A cet égard, il déclare notamment recourir aux origines
«pour donner une idée d'où est partie l'affaire» :
- 93 -
É v i de m me nt , il f a l l ai t q ue je p ar l e d es or i gi n e s, el le s s on t tr ès
i m p or t a nte s c ar ç a d o n ne u n e i d ée d ' où es t pa r ti e l 'af f a i re et d u
ch a n ge me n t i nte r v e n u. 72
Ainsi le romancier ivoirien puise-t-il systématiquement aux
sources ou bien recherche-t-il un appui précis avant de réfléchir
aux conditions de création de son œuvre.
En somme, réalité et fiction entretiennent, ici, une étroite
liaison. Et, dans leur collaboration, la sim ple vision d’un roman
d’Ahm adou Kourouma devient une recomposition fragmentaire de
l'histoire puisque que celui-ci suit pas à pas le chem inem ent
historique.
3. Ironie de l’histoire et destin tragique du
personnage
Mis
à
part
Koyaga
et
Birahima,
Fama
et
Djigui
se
singularisent par le caractère prévisible de leur destin. Un
nombre de traits aussi bien sémantiques que psychologiques
voue ces deux personnages à un fort déterminisme. En effet, la
72
Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.
- 94 -
livraison de leur nom a quelque lien avec leur destin quoique
celui de Fama soit négativement chargé. Ce dernier est le
descendant d'une famille princière. A la mort de son père, c'est à
lui que serait échu le trône ; mais les administrateurs coloniaux
de l'époque l'évincèrent au détriment d’un cousin dénommé
Lacina.
Aussi, au lieu de grandeur, Les Soleils des Indépendances,
se caractérise par la décadence du dernier descendant de la
dynastie des Doumbouya. Fam a est défini, dès les premières
pages du rom an, comme un «vautour» qui s'empresse de joindre,
à la cérémonie des funérailles du septième jour de feu Koné
Ibrahim a, le reste de la bande qui sévit dans la capitale :
A u x f u nér ai l le s d u se p ti èm e jou r de f e u K on é I b r ah i ma , Fa ma al lai t e n
r eta r d .
Il
se
d é pêc h a i t
e nc o r e ,
mar c hai t
au
pa s
re d ou b l é
d'un
di a rr hé i q ue. I l é t ai t à l 'a u tr e b o u t d u p on t re l ia nt la vi ll e bla n c he a u
q uar ti e r n è gr e à l 'he ur e de la de u xi è me pr i è r e ; la c é r é m on i e a va i t
dé b u t é. 73
Le narrateur n'en dira pas davantage sur ce mystérieux
personnage.
souligner,
Du
d'une
moins,
part,
cette
les
cérémonie
activités
qui
est
l'occasion
occupent
tous
de
les
commerçants ruinés par les indépendances et de faire valoir,
73
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11.
- 95 -
d'autre part, le devoir de la communauté envers l'individu,
notamment l'obligation d'assister les proches pendant un décès.
Cependant, le motif réel de la présence de Fama aux
funérailles
rapportent
de
Koné
beaucoup
Ibrahima,
plus
reste
qu'une
le
gain :
simple
ce
qu'elles
présence
du
représentant des Malinkés de la capitale ; car nul n'ignore que
cette nouvelle «activité» permet de f aire vivre son ménage :
C om m e t ou t e cér é m on i e f u né r a ir e r a p p or te , on c omp r e n d q ue l e s gr i ot s
ma li n ké , l e s vi e u x Ma li n ké s, c e u x q u i ne ve n de n t pl u s pa r c e q u e
r u i né s par le s I n d é pe n da nc es ( e t A ll a h se ul pe ut c omp t e r l e n om b re d e
vi e u x mar c ha n d s r u i né s par le s I n dé p e n da nc es d a ns l a c a pi ta l e ! )
tr a va il le n t t ou s d a n s l es ob sè q u es e t le s f u n ér ai l l es. De vé r i ta b le s
pr of es si on n e l s ! 74
Tout comme les autres «hyènes» de la bande présentes aux
funérailles, Fama n’exerce plus aucune activité. Or, travailler
dans les pompes funèbres est devenu sa seule source de
revenus. Aussi, autour de la mort de ce mystérieux Malinké vient
se greffer, non pas une vision de la mort de la société à laquelle
il appartient, mais le sort de Fama. Non seulement, il a été
écarté du pouvoir par la faute de la colonisation, mais l'héritier
du trône du Horodougou est rejeté par les siens et, même,
vilipendé par des fils de chien et des hommes sans caste :
74
Ibid., p.11.
- 96 -
L ' om b r e d u d écé d é al l a it tr a n sm et tr e a u x mâ n e s q u e s ou s le s s ol ei l s
de s I n dé pe n d a nce s l e s Ma l i n ké s h on n i s sai e nt et mê me gi f la ie n t le ur
pr i nce . Mâ ne s de s a ï e u x ! Mâ ne s de Mor i na, f on da t e ur de la d yn a st ie !
il ét a i t te mp s, v ra i me n t te mps de s 'a p it o ye r s u r le s or t d u der ni er et
lé g i ti me D ou mb ou ya ! 75
Pour survivre à la spoliation, il a d’abord été un commerçant :
ainsi, il a exposé dans tous les grands m archés d'Afrique :
Dakar, Bamako, Bobo, Bouaké :
Fa ma d é b ou c ha s ur l a pl a ce d u mar c hé de r r ièr e la m osq u é e d es
Sé né ga la i s. Le ma r c hé éta it l e v é ma i s p e r si st ai e n t de s od e ur s ma l gr é
le v e nt . O de ur s de t ou s le s ma r c h és d 'Af r i q ue : Da kar , B a ma k o, B ob o ,
B ou a ké ; t ou s l e s gr a n d s ma r c hé s q ue Fa ma a vai t f ou lé s e n gr a n d
c om m er ç a nt.
C e t te
vi e
de
gr a n d
c omm e r ça n t
n ' é ta i t
pl u s
qu'un
s ou ve n ir par ce q ue t ou t le né g oc e a va i t f i n i a v ec l 'e m bar q u e me n t de s
c ol o n i sa t e ur s. 76
Lorsque surviennent «les soleils de la politique», Fam a
délaisse son comm erce pour se consacrer entièrement à la lutte
pour l'indépendance du Horodougou et venger l’imposture de
Lacina. Or, au lendemain de l’indépendance, Fama est «jeté aux
mouches comme la feuille avec laquelle on n'a fini de se
torcher» et a vu ses illusions s'envoler. Aussi est-il contraint
75
76
Ibid., p.16-17.
Ibid., p. 22.
- 97 -
d’intégrer la bande d'hyènes 77 et de m endier pour vivre car «tant
qu'Allah résid[ait] dans le firmament, tous les fils d'esclaves, le
parti unique, le chef unique, jamais ne réussiraient à le fair e
crever de faim» 78.
A la cérém onie des funérailles, probablement, l'un des seuls
lieux fréquentés par les Malinkés qui respectent encore la
coutum e, Fama subit, paradoxalement, le pire des affronts et des
déshonneurs : il se fait m alm ener par Bamba, un descendant
d'esclave, à l’allure ingrate («court et rond comme une souche,
poings et épaules de lutteur, visage dur de pierre» 79) ; autrement
dit, tout le contraire de Fam a dont la stature f aisait «le plus haut
garçon du Horodougou, le plus noir, d'un noir brillant du charbon
avec des dents blanches, les gestes, la voix, les richesses d'un
prince» 80.
En défiant le dernier représentant des Doumbouya, Bam ba
brisait
volontairement
les
règles
de
la
tradition
et
faisait
péricliter le dernier socle sur lequel reposait encore l'espoir de
Fam a.
D’ailleurs,
les
premières
pages
des
Soleils
des
Indépendances se répandent comme un écho sur tout le roman :
elles signalent les difficultés que rencontrera, plus tard, le
personnage principal.
77
Dans la cosmogonie ouest africaine, l’hyène incarne le «symbole de la stérilité, de la nuit
chaotique et du désordre perturbateur de l’harmonie universelle» contrairement au lièvre qui est le
reflet des qualités morales positives telles que «la fécondité, la lumière, l’ordre, la Vie». Nous
avons extrait cette citation au livre de Makhily Gassama, La Langue d’Ahmadou Kourouma, paru
en 1995 aux éditions Acct-Karthala. L’auteur l’emprunte au livre de Gusine Gawdat Osman,
L’Afrique dans l’univers poétique de Léopold Sédar Senghor, N.E.A., Dakar-Abidjan-Lomé, 1978.
78
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25.
79
Ibid., p. 15.
80
Ibid., p. 48.
- 98 -
Dès le début du roman, en effet, Fama est perdu et son
destin scellé. Aussi, les insultes que lui profèrent certains
membres de sa communauté de m ême que la prise du pouvoir
par les descendants d'esclaves ne sont que les manifestations
du mauvais sort qui pèse sur lui. Ces soleils sur les têtes, ces
politiciens, tous ces voleurs et m enteurs, tous ces déhontés,
n’étaient que le désert bâtard où devait s’éteindre la dynastie
Doumbouya :
I l é tai t pr é d i t de p u i s d e s si èc l es a va n t l es s ol e i ls d e s I n dé pe n d a nce s,
q ue c 'é ta it p r è s de s t om be s d e s aï e u x q ue Fa m a de va i t m ou r ir ( …) 81
L'affront de Bamba signe
le déclin des Doumbouya, la fin
d'une époque et, par conséquent, accentue le conflit dont il est
question tout dans ce roman mais qui apparaît déjà en filigrane,
dans le premier chapitre, sous la forme, d'une part, du discours
démodé et parfaitement rôdé dans la tradition qui est incarnée
par Fama ; et, d'autre part, dans l'attitude désinvolte de Bam ba,
qui tranche totalement avec la vision ancestrale et qui est le
signe d'un changement d'époque. Ce qui se profile, dans ce
chapitre déjà, c'est l'opposition entre l'ancien et le nouveau
monde
:
un
monde
soucieux
et
respectueux
des
valeurs
traditionnelles et un autre m onde, moderne, m ais perverti et
encore mal canalisé.
81
Ibid., p. 185.
- 99 -
A défaut d'épouser cette nouvelle ère et «la bâtardise» des
indépendances, Fama se replie sur son passé : il choisit de
rester prisonnier de sa structure et du déterminisme de s on
appartenance princière en dépit des changements politiques :
A da pt e - t oi ! Ac ce p t e le m on d e ! O u bie n es t- c e p ou r l e s f u n ér a i l le s d e
Ba ll a q ue t u ve u x p ar tir ? Ma i s l es f u nér a i l le s, ç a pe u t t o u j ou r s
at t e n dr e. R e st e, Fa ma ! Le pr és i de n t e st pr ê t à pa ye r p ou r se fa i r e
par d on n e r le s m or ts q u ' i l a s ur l a c on s cie n c e, l e s t or t ur e s q u ' i l vou s a
f ait s u bir ; i l e st pr ê t à p a ye r p ou r q ue v ou s n e par lie z p as de c e q ue
v ou s a ve z vu . Pr of ite de cet t e a u ba i n e ! B u v on s e n se m b le l e la it de l a
va c he de te s p ei n e s. 82
Fama continue donc de cultiver l'im age du prince. Ce qui
accroît, de toute évidence, son décalage, son anachronisme et
l'humour, notamment à travers son allure fière et altière ou son
charisme, quoique le narrateur ironise souvent sur l'autorité qu'il
pouvait encore représenter. Il reste, malgré tout, l'héritier du
trône du Horodougou mêm e s'il a perdu tout espoir de le
reconquérir :
Fa ma , a ve c sa di gn i t é ha b it u e l le, mar c h a e n c o re q uel q u e s pa s, p u i s
s 'a rr ê t a e n c or e e t sc a n da le s mot s :
82
Ibid., p. 182.
- 100 -
- Re ga r dez D ou m b ou ya , le pr i n ce d u H or od ou g ou ! R e ga r dez le mar i
lé g i ti me
de
Sal i ma ta
!
A d m ir e z- m oi ,
f il s
de
c h ie n s,
fi l s
de s
I n dé p e n d a nc es ! 83
Ou encore :
Mai s t ou t ce l a é ta i t f i ni , t ou t ce la ne l ' i nt ér e s sa it p l us . Q u e la r éc ol t e
d u s or gh o d e l 'ha r mat ta n pr oc ha i n s oi t b on n e o u ma u va i se , l e m ou r a nt
s 'e n dé si n tér e s se . 84
Lorsqu'il arrive aux funérailles de Koné Ibrahim a, Fama se
fait remarquer : il se pavane, sans doute, parce qu'il est de
condition supérieure comparé au reste des Malinkés qui sont
présents à la cérémonie et qu’il veut le montrer ; de fait, il ne
manque pas l'occasion de rabrouer le griot qui se méprend, dans
le partage des offrandes, de respecter la tradition en associant
les Doum bouya aux Keita alors que ceux-ci sont princes du
Horodougou, totem panthère et ceux-là rois du Ouassoulou, au
totem hippopotame. Cela dit, nous sommes saisis par le contrepied qui caractérise ce personnage.
Ainsi,
contrairement
Indépendances
ne
fait
aux
apparences,
pas
l'apologie
Les
des
Soleils
des
indépendances
africaines, ni l'éloge du principat. Il relate, plutôt, les errements
83
84
Ibid., p. 191.
Ibid., p. 186-187.
- 101 -
du prince dans l'ère moderne ; expose, conséquem ment, la
conception m alinké du sort ou destin.
Celui de Fam a est prédit plusieurs siècles à l'avance et se
réalise, avec précision, m algré le temps qui sépare ces deux
événements car, non seulement Fama vit sous les funestes
«soleils des Indépendances» mais le comble, c'est qu'il revient
mourir à Togobala près des siens :
Fa ma p ar t a i t da n s l e H o r od ou g ou p ou r y m ou r ir le pl u s t ôt p os si b le . I l
ét a it pr é di t d e p ui s d es siè c le s a va n t le s sol e il s de s In d é pe n d a nce s, q ue
c 'ét a i t pr è s d es t om b e s d es aïe u x q ue Fa m a dev a i t mou r ir . 85
Le verbe «devoir» - que nous soulignons, par ailleurs évoque l'implacabilité même de ce destin, le fait qu’il doit
s’exercer. Il se laisse lire comme l’emblème où doit le porter son
cruel
destin.
Par
conséquent,
quoiqu’il
tentât,
Fama
était
condamné d’avance. Aussi est-il déjà aveuglé par ce même
destin, lorsque Balla veut le retenir dans sa ville natale :
P er so n n e n e p e ut al le r en de h or s de l a v oi e de s on d e sti n . B a ll a é t ai t
ah ur i. Apr è s t ou t , Fa m a , t u a s be a u êtr e l e de r n ier d es Do u m b ou ya , le
ma ît r e de t ou t le H or od ou g ou , t u ne va l ai s q ue le pe t i t- f i l s de B al la .
I gn or a nt c o m me t u é t ai s de s vi ei ll es c h os e s e t au ssi a ve u gl e e t sou r d
da n s l e m on d e i n vi s i ble de s mâ ne s et de s gé n i e s q u e B al la l 'é t ai t d a n s
85
Ibid., p. 185.
- 102 -
n ot r e m on d e , t u de va i s d ' éc ou t er le vi e u x f é t ic he ur . U n v o ya ge a u
ma u va i s s or t, c 'e s t u n acc i de n t gr a ve et st u p i d e, o u u n e t er ri b le
ma la d i e, ou la m or t , ou u n e i nt r i gu e … 86
Dès que les funérailles avaient fini, Fama avait décidé de
retourner à la capitale, en dépit des mises en garde du féticheur
Balla. En effet, malgré les supplications de ce dernier, le prince
du
Horodougou
revient
auprès
de
sa
L’éventualité d’un mariage avec Mariam
femme,
Salimata.
aurait dû aiguiser
l’appétit de Fama et permettre à ce dernier de concrétiser ce
qu’il n’avait pas réussi à faire avec son épouse, c’est-à-dire
assurer une descendance à la dynastie Doumbouya.
Au
reste,
l'attitude
contraire
de
l'héritier
du
trône
du
Horodougou étonne. Fama étant, assurément, un traditionalist e
(car seul Allah sait quelle im portance il accordait à la magie !),
tout porte à croire qu'il aurait suivi le féticheur Balla et serait
resté à Togobala afin d’éviter le risque qu'il courrait en repartant
dans la capitale.
Or, une f ois revenu, les choses se gâtent. En effet, à cause
d’un rêve, Fama est accusé de complot contre le président, est
jugé et emprisonné, avant d’être rem is en liberté quelques mois
plus tard.
En réalité, en quittant Togobala, le dernier Doumbouya venait
se jeter dans la capitale des Ébènes afin que s'accomplisse le
86
Ibid., p. 146.
- 103 -
funeste destin. C'est en prison que celui-ci se révèle nettem ent,
d'ailleurs :
Lu i Fa ma n ' a va it pa s é c ou t é l e s p ar ol e s pr op h é t iq u e s d u gr a n d s orc i er
Ba ll a, l or s d u dé pa r t de To g ob a la. C ela l u i p ar ai s sa i t m ai n te n a nt
in c r o ya b l e et c 'é ta it p o ur t a nt vr ai . P ou r q u oi ta nt d 'e n tê te me n t ? Pa rc e
q ue Fa ma s u i va it s on de st i n. Le s par ol e s d e Ba ll a n ' on t p as é té
éc ou té e s, pa r c e q u 'e ll e s ri c oc ha i e n t s ur le f on d de s or e il le s d ' u n
h om me
sol li c it é
pa r
son
de sti n,
le
d es ti n
pr es cr i t
au
d er ni e r
D ou m b ou ya . «Fa m a, m a in te n a nt i l n ' y a p l u s de d ou t e , t u e s l e d er ni er
D ou m b ou ya . C 'e st u ne vér it é net t e c o m m e u ne lu n e pl e i ne da n s u ne
n ui t d ' h ar ma tt a n. T u e s la der n ièr e g ou t t e d u gr a n d f le u ve q ui se p er d
et sè c he d a n s l e d és er t. C el a a é té d it e t é cr i t d e s si è cl es a va n t t oi .
Acc e p te t on sor t » (… ) m ur m ur ai t- i l . 87
En fait, le patronyme «Fama», plus puissant que la magie de
Balla, inscrivait son porteur dans un espace précis et fortement
décalé
du
milieu
moderne
dans
lequel
celui-ci
vivait
au
lendem ain des indépendances :
M ai n te na n t, d it es - le- m o i ! Le v o ya g e de Fa ma d a ns la c a p it a l e
( d’ u n e l u n e , d i sa it- il) , s on r et ou r pr è s de Sa li m at a, pr è s d e se s a m is e t
c on n a i ssa nc e s p ou r le ur ap pr e n dr e s on dé sir d e vi vr e déf i ni ti v e me n t à
T o g ob a la , p o u r a r ra n ge r se s a f f a ir es, vr ai m e nt d ite s- le- m oi , c e la é ta it il vra i me n t, vr a i me n t né ce ssair e ? N on et n on ! Or de t rè s b on s
sac r if ice s p o u v a ie n t l’ ad ou c ir , et p ou r l e dé t ou r ne r, de t rè s d ur s
87
Ibid., p.168-169.
- 104 -
sac r if ice s. B al la l ’ a di t et r e d it . Fa ma a d urc i l e s or e il le s, i l l ui f al la it
par ti r . U n e c er t ai ne cr â ne r i e n ou s c on d u i te à n o t re per te. 88
«Fama» signifiant «roi», cette distinction référant aussi aux
terres
du
l'obstination
Horodougou
du
sur
lesquelles
descendant
des
il
aurait
Doumbouya
dû
régner,
s'accommodait
d'une délocalisation.
En
effet,
Fama
déterritorialisation
et
paie
une
son
mort
entêtement
certaine,
qui
par
entraîne,
une
par
ricochet, le triomphe des indépendances ou du monde moderne
sur le monde traditionnel et régressif, certes, mais humain, à
l’égard du descendant des Doumbouya.
La mort de Fama marque la fin du déterminisme et souligne,
surtout, la spécificité de l'histoire comme continuité ou comm e
évolution.
Elle fait aussi apparaître l'idée de circularité dans la tradition,
de mêm e d'ailleurs, que dans celui de destin. Les aïeux de Fam a
étant enterrés à Togobala, c'est dans ce même village que la
dépouille est conduite fermant, ainsi, la boucle :
I l éta it pr é d it de p u i s d e s s ièc l e s a va n t le s sol e i ls de s i n dé p e n da n c es ,
q ue c 'é ta it p r è s de s t om be s d e s aï e u x q ue Fa m a de va i t m ou r ir . 89
88
89
Ibid., p. 146.
Ibid., p. 185.
- 105 -
Ou encore :
Fa ma a va it f i n i, é ta it f i ni . O n e n a ve r ti t l e c h e f d u c on v oi s a ni ta i re . I l
f all a i t r ou ler ju s q u ' a u pr oc ha i n vil la ge où on a l la it s ' ar r ête r . C e
vi ll a ge é ta it à q ue l q ue s k il omè tr e s, il s' a p pe la it T o g ob a la . To g ob a la
d u H or od ou g ou . 90
La notion de circularité réfère ici au mode de vie que Fama a
dû mener, m ême pendant la fameuse période des «soleils des
Indépendances», comme prince et déshérité. Il n'em pêche que
Fam a ne cessera de se vanter souvent d’avoir vécu en légitim e
Doumbouya comme il se plaît à le rappeler peu avant sa mort :
Fa ma , a ve c sa di gn i t é ha b it u e l le, mar c h a e n c o re q uel q u e s pa s, p u i s
s 'a rr ê t a e n c or e e t sc a n da le s mot s :
- Re ga r dez D ou m b ou ya , le pr i n ce d u H or od ou g ou ! R e ga r dez le mar i
lé g i ti me
de
Sal i ma ta
!
Ad m ir e z- m oi ,
f i ls
de
c h i e n,
f il s
de s
I n dé p e n d a nc es ! 91
En effet, lorsqu'il se rend aux funérailles de son cousin
Lacina à Togobala, pendant son escale à Bindia, chez ses
beaux-parents, «il [est] salué (…) en honoré, révéré comme un
président
90
91
à
vie
de
la
république,
Ibid., p.196.
Ibid., p. 191.
- 106 -
du
parti
unique
et
du
gouvernement» 92.
Aussi,
malgré
cet
air
de
modernité
des
indépendances, Fama continue de recevoir les égards dus à son
rang de prince du Horodougou.
Dans Monnè, outrages et défis, la question du destin est
aussi cruciale. Mais, cette fois, il s'agit d'un personnage dont le
nom même em braye sur l'isolement dans lequel il som bre vers la
fin de sa très longue vie : car «Djigui», en malinké, signifiait
«mâle solitaire» 93
Ce roman critique repose, pour l'essentiel, sur la vision
africaine de la colonisation française. La période qu'il relate
s'étend sur plus d'un siècle ; ce qui équivaut à l'âge, plus ou
moins, réel de Djigui.
Celui-ci, que le narrateur surnomme aussi le Centenaire ou
Patriarche, sans doute, à cause de son extraordinaire longévité,
est le témoin des événements qui transform ent sa vie et celle du
royaume ; une transformation faite de hauts et de bas et qu'il a,
d'une façon générique, qualifiée de «saisons d'amertume» ou
«monnew», ce dernier terme n'ayant pas d’équivalence en
français.
Sur près de trois cents pages, ce livre dresse un réquisitoire
contre les conformismes et les pires com promissions dus au
colonialisme. Dans ce roman, la pérennité des Keita qui règnent
sur le petit royau me depuis plusieurs siècles est menacée de
92
93
Ibid., p. 95.
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161.
- 107 -
s'éteindre à cause de l’invasion des troupes coloniales. Auss i
Djigui a-t-il ordonné aux sicaires et aux sbires d'imm oler des
bœufs, des moutons, des poulets et mêmes des humains afin
d'obtenir, des ancêtres, l'annulation du mauvais sort qui est
suspendu, comme une épée de Damoclès, au-dessus de la
dynastie. Une fois que celle-ci a été acquise, la narration,
proprem ent dite, peut commencer.
Cependant, ce qui frappe, c'est la tournure que prend le
sacrifice. Ayant été offert aux m ânes pour écarter le funeste
sort, celui-ci n'a pu garantir la pérennité des Keita. Bien au
contraire, ce sont les prières qui triomphent : ce qui suppose ici
que Djigui a récolté un demi succès :
Le ma ti n, il é t ai t a l lé a u p l us pr e ss é : s e sa u ve r , sa u ve r le p ou v oi r, e t
a va i t en ga gé l e c om b a t p ou r a ss u r er , q u oi q u 'i l ad vi e n ne , la p ér e n n i t é
de l a d yn a s ti e de s Ke it a, le s r oi s d e So b a d on t l e t ot e m e s t
l ' hi p p op ot a m e. D ' a b or d p ar le s s acr i f ic e s, e ns u i te pa r le s pr ièr e s. Le s
sac r if ice s a va i e nt été va in s ; le s pr i è r e s a va i e nt tr i om p h é . 94
En fait, le mauvais sort n'a pas été totalement écarté mais
seulement retardé. L'acceptation momentanée ou partielle des
suppliques de Djigui ne serait alors qu'une parenthèse ouverte
qui finirait par se referm er sur lui, tôt ou tard. En effet, le
94
Ibid., p. 16-17.
- 108 -
dénouement du roman donne raison au début puisque Djigui
finira quand même sa vie en vieux «mâle solitaire».
Le sort de ce dernier ressemble, à bien des égards, à celui
de certains personnages des tragédies grecques. Son parcours a
quelques traits communs, par exemple, avec celui de Œdipe
dans la tragédie éponyme de Sophocle : Œdipe Roi 95.
Ce dernier, accablé par le destin, a beau vouloir le fuir, n'y
échappe pas. En effet, ayant appris de l'oracle l'abominable sort
qui était réservé à leur fils Œdipe, Jocaste et Laïos décident de
s'en séparer. L'enfant est alors recueilli par un berger et remis
au roi Polybe qui l'élève comme son propre fils. Plus tard, Œdipe
qui apprend les prédictions du dieu delphique prédisant son
parricide quitte ses parents adoptifs croyant ainsi échapper à la
fatalité. Cependant, la ville de Thèbes est terrorisée par un
Sphinx. Plein de bonté et de sollicitude, le personnage de
Sophocle répond aux plaintes de la Cité assiégée. Sur le chemin,
au cours d'une rixe, il frappe à mort Laïos son père biologique.
Accueilli en héros, il épouse sa mère. Œdipe, de cette façon,
retombe dans les mailles du filet du destin.
Toutefois, il faut se garder de tout comparer et lever au
moins une équivoque. Pour les tragiques grecs, la fatalité n'est
pas le ressort du hasard. Autrement dit, il y a une idée de cause
à effet à laquelle nul ne se dérobe ; en l’espèce, le m alheur qui
95
Sophocle, Œdipe Roi, Paris, Le Livre de poche, «Classiques de poche», 1994, 140 p.
- 109 -
frappe Œdipe découle de la malédiction qui pèse sur le clan des
Labdacos.
En effet, ayant conçu une passion pour le fils de Chr ysippos
qu'il enleva, Laïos et toute sa descendance avaient été maudits.
En Afrique, cette même malédiction eut pu être détournée. Il
aurait suffi, alors, de voir un marabout ou de recourir au
féticheur. En somme, là où le destin grec implique la chute du
héros, le marabout africain obtient le triomphe de sa m agie :
U n v o ya ge s' ét u di e : on c on s u lte l e s or c ier , l e m ar a b ou t, on c her c h e le
s or t d u v o ya ge q ui se dé ga ge f a v or a b le ou m a léf i q ue. Fa v or a b le, on
je t te le s ac r if i c e d e de u x c ol as bl a nc he s a u x mâ ne s e t a u x gé n i e s p ou r
le s re me rc ier . Ma léf i q u e , on r e n on ce , ma i s si re n on c er e st i n sa tia b le
( et i l s e pr é se n te de pa r eil s v o ya ge s) , o n pat ie nt e, on c ou r t c he z l e
ma r a b ou t , le s or c i er ; de s s acr if i ce s a d ou ci s sen t le ma u va i s s or t e t
mê m e le dé t ou r ne n t. 96
C'est dire que le mauvais sort, bien qu'il ait aussi une cause,
en Afrique, n’est pas pour le m oins insurmontable. A propos,
c'est encore un des romans d'Ahmadou Kourouma qui nous
donne le meilleur exemple.
Dans
En
attendant
le
vote
des
bêtes
sauvages,
en
rencontrant Koyag a, son homme de destin, Maclédio a pu mettr e
96
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 145
- 110 -
fin au sort qui pèse sur lui. Ainsi, le mauvais sort peut êtr e
circonscrit par les puissances surnaturelles.
Les marabouts, c'est-à-dire les saints musulmans sont mis à
contribution car ils sont considérés comme des spécialistes dans
l'art divinatoire. Tout comme les féticheurs, ils interviennent
dans la rectification du mauvais présage.
En Afrique de l’ouest et, en particulier, dans les milieux
islam iques où s'allie si bien animisme et pratique religieuse,
sacrifier pour solliciter la grâce des esprits des ancêtres n'est
pas tout ; les prières aussi sont indispensables. Du moins, c'est
le sens auquel prête la prière de Djigui.
Cependant, le sort du roi de Soba étant scellé d'avance du
fait d'une sém antisation non naïve de ce nom et à cause des
événements qui se déroulent dans le royaume, l’édifice des Keita
menace toujours de s’écrouler.
Tout commence avec le défilé incessant des messagers
censés annoncer à Djigui l'arrivée imminente d'une catastrophe.
Le premier cavalier qui se présente au palais est aussitôt
identifié par le roi pour qui, apprendre à le reconnaître, fut une
branche essentielle du programme d'éducation :
De va n t l e B ol l od a , sou s l 'ar br e à pa la br e s, l ' a tte n d a i t, a ssi s sur s on
tr ô ne da n s s on h a bi t d ' a p par a t, D ji gu i , l e r oi de s pa ys d e Sob a da n s le
Ma n di n gu e : «S oi s le b ie n ve n u, me ssa ger ! T u e s e n tr é da n s u n p a ys
- 111 -
de f oi, d ' h os p i ta li té et d 'h o n n e u r », sa l ua d 'u ne voi x f o r te et sû r e u n
D ji gu i vi si bl e me n t sat i s fa it d 'a v oi r é té à l a ha u t eur de l 'é vé n e me n t. 97
La prédiction, telle qu'elle avait été annoncée par les devins
et à laquelle les descendants des Keita avaient été préparés
depuis le XIIème siècle, venait ainsi de se réaliser puisque
Djigui reconnut le messager vermeil :
C ’ é ta it l u i ! Le mes s a g er a ve c t ou s l e s si gn e s d i st i nct if s q u’ on l u i
a vai t dé c r i ts : la gr a n d e ta il le e t le s bar b e s a b on d a n te s … l e c he va l
a lez a n… la se ll e r o u g e … le gr a n d sa b r e ar a be d a ns son f ou r re a u
r ou ge … l a c hé c hia r ou ge … l e s b ot t es r ou ge s ; le sa c e n ba n d ou l i èr e
r ou ge … r ou ge … r ou ge. 98
Or, fort de l'assurance de ses fétiches et de la prom esse qu'il
avait obtenue des prières de protéger Soba contre l’imminenc e
d'une attaque, Djigui refuse de suivre les recommandations de
ce m essager en les qualifiant de mensonges. D'ailleurs, le
royaume était sur le point de dresser des rem parts et planter des
fétiches sur la colline Kouroufi pour empêcher les troupes de
pénétrer dans Soba. En somm e, pour Djigui, le royaume était
imprenable.
Puis, au fur et à mesure que d'autres grandes villes tom bent
aux mains des conquérants, les m essagers affluent au Bolloda
97
98
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.18-19.
Ibid., p. 17-18.
- 112 -
avec de nouvelles propositions de Sam ory qui souhaitait rallier
Djigui à la résistance qu'il menait contre l'occupant français.
Ceux-ci
provoquent
le
trouble
du
roi
et,
par
conséquent,
déclenchent sa furie puisqu’il ordonne la mise à mort du dernier :
«K a b a k o ! K a b ak o ( e xt r a or di n air e) ! Me tt e z- le à m or t. U n se u l
ca val ie r e n r ou ge a va i t été pr op h é t is é ; ce l ui- ci est u n i m p os te ur ! »
s 'é cr i a D ji gu i . 99
En effet, la m ultiplication des messagers est mal perçue au
Bolloda du fait qu'elle contredit les prédictions des devins. Or,
elle n'est, en fait, que le signe de la discordance ; la preuve que
non seulement les prières n’ont pas réussi m ais surtout que la
prophétie
ne
s'est
réalisée
que
partiellement.
L'afflux
des
messagers ressortit, en fait, au caractère illusoire et improbable
de la divination : il renforce la dimension implacable du destin.
Ce désordre relève, en effet, d'une faille : l'arrivée des
messagers au Bolloda limite la portée du discours prophétique et
la connaissance de l'homme en la matière. A ce propos, le
chapitre trois, qui suit les mises en garde du narrateur sur les
malheurs à venir, est sciemment intitulé : «Les hommes sont
limités, ils ne réussissent pas des œuvres infinies». Ces mots du
titre ne laissent guère d'autre recourt possible au personnage
99
Ibid., p. 24.
- 113 -
puisqu’ils résonnent comme une sentence. Aussi, quoi que
pourrait essayer Djigui, ses moyens étaient limités d’avance.
L'illustration parfaite de cette limite, s'avère l'inutilité du tata,
ce mur géant qui aurait protégé Soba contre l'invasion. Ainsi, la
puissance de la magie ici s'effrite dès lors que les troupes
françaises apparaissent au sommet de la colline Kouroufi.
Ce retournement de la situation m arque significativement le
début des malheurs de Djigui qui est, après tout, contraint
d'abdiquer et de f aire vœu d'allégeance aux nouveaux maîtres
de Soba lesquels traduisent, aussitôt, cette apparente confianc e
par la promesse d'un train.
Or, le train n’est qu’une ruse pour le nouvel occupant pour
mieux asseoir sa domination puisque autour de cet engin vont se
greffer des scènes insoutenables de mauvais traitements telles
que les humiliations, l'obligation de prélever toutes sortes de
taxes et les multiples sévices qui contraindront les populations
autochtones envers les colonisateurs. En effet, le train valait un
tel sacrifice ignoré tout à fait par Djigui, qu’il croyait faire une
affaire en acceptant d’honorer cette proposition :
P our l a é n iè m e f oi s, le r oi nè gr e p osa l a mê me q u e sti o n à l 'i n te r p r è te
q ui a uta n t de f oi s c on f ir ma . Al or s D ji gu i sol li cit a l a ma i n d u B la nc , l a
ser r a et l 'e m br a s sa ; va c il la n t, le s u p pl ia; i l s e nt r èr e n t s' a sse o ir da n s
- 114 -
le K é bi ; c om m e So u m ar é l ' a va it pr é vu , le pr i nc e ma li n ké f a i bl is sa it
s ou s l e p oi d s de l 'h on n e ur. 100
La construction du train de Soba se révèle faucheuse en vies
humaines. En effet, tous les hommes valides sont conduits de
gré ou de force sur le chantier, des sacrifices sont mandés aux
habitants pour m ener le projet à son terme. Par ailleurs, au fur et
à mesure qu’il envoie de travailleurs forcés, Djigui exige des
colonisateurs l’exécution de leur promesse jusqu’au jour où, au
cours d'une visite du chantier, il découvre l'horreur causée par le
fameux train :
La pr e miè r e vi s ite a v a it é t é r é se r vé e à u n e pe t it e gar e où la
dé m on s t r a ti on d u t r a i n a va i t f a it f ui r le s su i va nt s d u r oi . D ji gu i e n
ét a it s ort i d éç u mai s n o n af f li gé . C’ es t e n su i te q u’ il a va it é té h or ri f ié .
Da n s le s a u tr e s c ha n ti e rs : le p or t, l es ca rr iè r e s e t le s e x p l oi ta ti on s
f or es ti èr e s ; la s ou f f r a nc e, l a mi sèr e, l e s m ala d ie s, l a mor t d e s
c or e l i gi on n a ir e s e n v o yé s a u Su d é t aie n t p l u s la id e s q ue c e q u’ il a va it
i ma gi n é , p ir e s q ue ce q u e l’ i nte r p r èt e l u i e n a va i t di t. Da n s u n
ch a nt ier , d es e nf a n t s de S ob a l’ a va i e n t me n acé ; da n s u n a u tr e, il s l ui
a va ie n t t e n d u le s ma i n s en p le ur a nt e t c ha n ta nt de s s ou r a te s. 101
Djigui se désillusionne. En tant qu’homme d’honneur, il était,
assurém ent, un impitoyable ennemi des masques et croyait aux
promesses des colonisateurs. Or, voici qu’il apparaît lui-même
100
101
Ibid., p. 74.
Ibid., p. 90-91.
- 115 -
comme
la
victim e
de
son
illusion,
qu’il
est
le
jouet
des
apparences. C’est lui qui, trop crédule, s’en est laissé abuser.
La
visite
du
chantier
lui
fait
prendre
conscience
des
souffrances qu'endure son peuple. Bien plus, lorsqu'il entreprend
une tournée dans son royaume, Djigui se trouve devant une
étrange procession de zom bies :
( …) il c om p t a u n, d e u x, tr oi s, c i n q , vi n gt , d es ce nta i ne s d e re ve n a nt s
q ui se s ui va ie n t, vol a i e n t p l ut ô t q u ' il s ne mar c ha ie nt à sa re nc on t r e, e t
q ui , l ' u n a pr è s l 'a utr e , ar r i vé s à d e u x p as d e va n t l ui, da n s u n
m ou ve m e nt
q ua si
a ut o m at i q ue ,
s 'a t té n u ai e n t,
s 'é ca r ta ie nt
et
r éa p p ar a i ssai e nt à de m i cac h é s d a n s l es ha ut e s h er b es, o ù , à de u x
au n e s d u f oss é, i ls c on s t it u èr e n t u n e vé ri t a b le d ou b l e h a i e d e f e mme s
et d 'h o m m e s, t ou s se r ré s da n s l e m ê me pa gn e d e c ou ti l bl a nc. 102
Le royaum e sur lequel il règne n'est plus qu'une nécropole
hostile où déambulent les âmes des défunts. Pis encore, la
situation qu'il découvre sur le tard mêle, au sentiment d'échec,
celui de l'im puissance :
D ji gu i é ta it dé f ai t ! a va it é té c on gé d ié p ar se s s u jet s. I l ne se r e t ou r n a
pa s, c 'e ût été lâc h e . E t i l n ' e st pa s vr a i q u 'i l p le ur a ; il n ' a va i t pl u s u n e
g ou t te d e l ar me da n s l e c or p s. 103
102
103
Ibid., p. 122.
Ibid., p. 125.
- 116 -
En effet, c'est au beau milieu d'un village fantôme et
méconnaissable, comme on en dénombre un peu partout dans le
royaume, que Djigui fait, pour la première fois, la cruelle
expérience de la solitude. Ce qui rétablit alors la colonisation
dans son rôle de nécessaire domination, qui m arque, à lui seul,
l’antithèse
mise
en
œuvre
dans
ce
roman,
à
savoir
le
renversement et le contrepoids qui pourraient avoir conduits
Ahm adou Kourouma à relire les thèses sur la colonisation.
De fait, Djigui sombre dans une phase de dépression avant
de reprendre sa lutte contre l'administration coloniale :
J oi gn a n t l e s act e s a u x par ol e s, Dj i gu i r e pr it a u ssi t ôt son s ur n om d e
gé n é r a l d 'a r mée , Ké l é ma ssa ( ma îtr e de la g uer r e) et D jél i ba e n l e
l ou a n g ea n t c ri a Mas sa . A l a sui te d u gr i ot , n ou s cl a mâ me s e n c hœ ur le
n ou ve a u sur n o m , et c ha cu n r e ntr a c he z l ui p ou r re ve nir a u B ol l o d a e n
te n u e d e c om b a t. 104
Par ailleurs, au cours de cette même période, Djigui se met
en quête de sainteté, recherche le salut de son âm e. Il en profit e
pour faire le m énage dans son harem afin de ne garder que les
quatre épouses que tolère l'Islam. D’autre part, il effectue un
pèlerinage à la Mecque.
En
fait,
sous
l’impulsion
du
marabout
Yacouba,
que
l'administration coloniale recherchait comm e activiste, la vie au
104
Ibid., p. 185.
- 117 -
Bolloda s'était recentrée sur les questions de spiritualité. Son
influence sur la petite communauté des vieillards qui était restée
fidèle au chef se traduit mêm e par la remise en cause de
certains piliers de la royauté. Il commande, par exemple, la
suppression des
sacrifices
dans lesquels il
ne voit aucun
bénéfice spirituel :
( …) le s t u er i e s e t of f r an d e s d u mat i n n ' ét ai e n t pa s d ' u n e gra n d e
or t h od ox ie m u sul m a ne : el l es r e s se mb la ie n t au x pr at i q ue s de s r oi s
pa ï e n s et c a fr e s a d or a nt a u r é ve i l le ur s d ji n n s, gr i s- gr i s e t a utr e s
pa ga n i sme s n è gr e s. 105
Ou encore :
A vec Yac ou b a , le B ol l od a d es te m p s de s r e s sen t i me nt s s'a n i ma p u i s
cr a i gn i t le sil e n ce ma i s s ur t ou t v ou l u t Al la h ( … ) . 106
Austère et critique envers le colonialism e, Yacouba était à
l'origine d'une nette amélioration. En revanche, lorsqu'il est
arrêté, la consternation est grande au palais. Le simulacre de la
résistance et sa présence ayant, pendant quelques temps,
éloignés la pensée du colonialisme de l'esprit des habitants du
Bolloda, les soucis réapparaissent.
105
106
Ibid., p. 164-165.
Ibid., p. 165.
- 118 -
En effet, peu après l’arrestation de Yacouba, l'état du
royaume et celui du roi recommencent à se dégrader :
Br u s q ue m e nt d e s c r i s dé c hir èr e n t le ca l me : a p pa r ur e n t a l or s l es
me n d ia n t s, le s m ê me s a ff r e u x lé p r e u x,
s om me il le u x e t a ve u gl e s
q u ' a va n t le s sa i son s d 'a me r t u me . 107
La colonisation, pourtant déjà très atroce, devient plus
répressive. Et, surtout, arrivent les guerres : des conflits pour
lesquelles Soba paie un lourd tribu et qui le contraignent à de
nouveaux sacrifices. Cependant, Djigui, en jouant de toute son
influence, tente d’infléchir le sort de la dynastie :
( …) i l é t a it a ll é a u p l us pr e s sé : se sa u ve r , sa u ver le p ou v oi r e t a v a it
en ga gé le c o m b at p ou r as sur e r , q u o i q u ' i l a d v i e n ne , la pér e n n it é de la
d yn a s tie , l a d yn a s tie d es Ke it a, le s r oi s de S ob a d on t l e t ot e m es t
l ' hi p p op ot a m e. 108
Lorsqu'il se met, enfin, à comprendre l'histoire, il est un peu
tard. En effet, le «Renouveau», l'idéologie inspirée par les
partisans d'un néo-colonialisme a déjà fait du chemin dans le
royaume.
107
108
Ibid., p. 220.
Ibid., p. 16.
- 119 -
Sous l'impulsion du commandant Bernier, Béma, le fils de
Djigui, a redonné à la colonisation un nouveau visage. Le
commandant et Béma sont parvenus «à tirer des cachettes les
quelques hommes valides que [les villageois] dissimul[aient]
encore dans quelques villages [afin de les] envoy[er] dans les
plantations des colons du Sud» 109. Ils ont rétabli les peines
d'antan : le travail forcé, les impôts, les prestations, etc. ainsi
que les règles de ségrégation qui permettent de distinguer les
soumis de ceux qui détiennent le pouvoir :
A vec l e p é t ai n is me , tr op de c h ose s a va ie n t ch a n gé : l es No ir s n e
p ou va i e n t p l u s m on t er au Pl a tea u de l a ca pi ta le, l e q u a r t ier de s
Bl a nc s, sa n s de s la i ss e z- p a sse r sp é ci a u x ; le g ou ver n e ur ne r e ce va it
pl u s l es c o mm i ssi on n a i r e s d ' u n vi e u x c he f nè gr e r e t ra it é. Qu a n d l e s
en v o yé s f ur e n t r e lâc h é s, on le ur a n n on ç a q ue le p ou v oi r de Dj i gu i ét a i t
te r m i né ; le s vi s i te s de ve n dr e d i su p pr i m ée s. Le Ce n te na ir e de va it l e
sa v oi r et ce sse r le s a gi t a ti on s st é ri le s. D a ns le s pa p ie r s d u g ou ve r ne u r ,
il n 'e xi sta i t p l us d e c h ef D ji gu i Ke ita . 110
Le remplacement de Bernier par le commandant Héraud
marque
l'entrée
dans
une
nouvelle
ère
:
il
redonne,
conséquemment, un peu d'espoir aux habitants du Bolloda, en
particulier, à Djigui qui retrouve ses anciens attributs de roi.
109
110
Ibid., p. 194.
Ibid., p. 195.
- 120 -
Pour autant, le commandant Héraud n'arrête pas le progrès
amorcé depuis quarante ans.
Des
élections
dém ocratiques
propulsent,
Touboug,
le
candidat du Centenaire, à l'Assemblée Nationale française au
détrim ent de Bém a. Cependant, le vieillard ne tarde pas à
déchanter puisque, sitôt après son élection, l'ex-instituteur se
préoccupe moins du sort de Djigui que du bonheur des siens.
Le retour en France du commandant Héraud marque la fin de
cette belle époque que les historiens de Soba appellent les
années
«glorieuses
de Soba».
Sur
le
plan
historique,
les
«glorieuses de Soba» correspondraient à la période 1930-1940
pendant laquelle on note de grands progrès sociaux et civiques
dans les colonies, notamment la fin des brimades et des
humiliations
envers
les
populations
autochtones.
Pour
la
première fois, sont votées, au parlement français des lois sur
l'égalité des droits entre les Français de la Métropole et ceux
des colonies. Au même moment, de violents affrontements
éclatent, à l’Assemblée nationale, entre les partisans de la
décolonisation ralliés aux parlem entaires communistes et ceux
qui soutiennent la colonisation.
Voici comment le narrateur résume la situation :
Mai s on p e ut p la n te r u n fr u it i er sa n s r a ma sser le s g ou s ses , r a ma sse r
le s g ou ss es sa ns le s ou vr ir , l e s ou vr ir sa ns le s c on som me r . Le m on d e
es t t ou j ou r s p l us n omb r e u x e t l a r ge q u 'o n ne cr oi t. A ll a h pe ut p l u s q u e
- 121 -
ce q u e t u c on n ai s ; t r op de c h os e s q u e n ou s n e sou p ç on n on s pa s s on t
vr a ie s, t o u t ce q ue n ou s p ou v on s c o n c e v oi r est d u d oma i ne d u
p os si b le . P er son n e ne c on n a ît le m on d e e n t ot al ité : il n e f a ut ju r er d e
r ie n. 111
En fait, la vie de Djigui se conçoit comme un systèm e, c'està-dire qu'elle s'intègre dans un réseau «anthroponymique». Elle
est d'abord circonscrite par le nom, qui est capital, et est ce
autour de quoi vont se greffer le récit et tout ce qui affecte ce
personnage, lequel déploie, ensuite, sur la totalité du récit, les
caractéristiques liées à son sens.
Le Patriarche (c’est ainsi que le narrateur le surnomme) qui
fut entouré pendant longtemps par sa famille et ses nombreux
courtisans, meurt dans une grande détresse. Tel est la fin de la
très longue existence du dernier Keita dont le règne fut marqué,
surtout, par de grands moments d'amertum e ; mais qui n’aura
pas été égalé par son successeur, Béma.
Ce qui fait la singularité de ce personnage, outre le sentiment
de tristesse, c’est celui d'impuissance qui le caractérise au
crépuscule de sa vie, le sentiment de ne pas avoir bâti de
grandes œuvres. Aussi percevons-nous de cette fin tragique le
reflet du destin qui était déjà gravé dans son nom : Djigui.
Sur le plan linguistique, Djigui nous apparaît comme signe,
c'est-à-dire qu'il a, d'une part, le côté signifié qui tient compte du
111
Ibid., p. 272.
- 122 -
fait que ce nom indexe déjà sa fin certaine et, d'autre part, le
côté
signifiant,
c'est-à-dire
la
part
qui
sert
d'apanage
au
personnage pour qu'il se réalise, enfin, comme il a été préconçu.
Cela dit, le nom «Djigui» et les événements vécus par c e
personnage sont, sinon liés par des liens étroits non arbitraires,
au moins désirés. Aussi devons-nous cesser de nous étonner
quand celui-ci
est
contigu et
a valeur de sym bole
car il
rapproche le texte d'un des élém ents de sa dénotation, à savoir
le référent.
La vie de ce personnage tient
d'une association du nom
(signifié) et de la charge (négative) des événements (signifiant).
Ainsi, le récit se réduit à sa plus simple expression de signe ou
d'élément permettant la distinction du personnage par rapport au
destin auquel son nom le vouait. Au regard de la conduite du
roman, ce dernier livrait déjà sa trame.
Le romancier ivoirien a, pour ainsi dire, su jouer sur le nom
pour définir le type de situation. Le nom pourrait
avoir été un
catalyseur, un embrayeur du dram e qu'il entendait dénoncer ;
d'autant que le destin du personnage est resté souvent rattaché
à la finitude.
Le comportement de Djigui se calquant sur le nom, ce dernier
pourrait avoir actualisé le premier. Par ailleurs, l'accumulation
d'un nombre de m alheurs n'a contribué qu'à accentuer le funeste
destin.
- 123 -
Au reste, l'action n'aura davantage servi qu'à noircir le sort
du personnage : puisque le procès avait déjà eu lieu dans le
nom, elle n’aura permis que de confirmer cette sentence. De fait ,
Monnè, outrages et défis semble fondé sur une sémantisation où
le destin du personnage se greffe sur le nom.
Aussi, il ne pouvait arriver à Djigui, contrairem ent à Fam a,
que ce qui était déjà signifié dans et par le nom, c’est-à-dire
déchoir et être évincé du trône, tout comme «l'ancien chef de
bande de fauves déchu et chassé de la bande par un jeune
rejeton devenu plus fort» 112.
4. Un univers de nostalgie
Ce qui frappe dans Les Soleils des Indépendances, c'est le
cynisme des indépendances. Ahmadou Kourouma ne dissimule
guère son désir de recueillir les souffrances et les déceptions
nées des désillusions qui sont apparues peu après l'euphorie, le
sentim ent d'échec ayant entraîné l'évocation d’une enfance
heureuse mêlée, parfois, d’une certaine obsession pour la terr e
natale.
112
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161.
- 124 -
Désillusion et enfance sont, en fait, les deux maîtres-mots de
ce retournement temporel. En clair, elles rattachent, à bien des
égards, à un passé, à un souvenir plus ou moins lointain.
Cependant, s’il y a, dans les romans d'Ahm adou Kourouma, trop
peu ou pas de récurrences à ces mots, pour autant, lorsque
Fam a fustige le climat de la capitale de la Côte des Ébènes qui
draine le mauvais tem ps, on ne peut penser, à juste titre, qu’au
clim at toujours sec de sa terre natale du Horodougou :
Vil le sa le e t gl u a nt e de pl u ie s ! p ou r r i e de p l ui e s ! A h ! n os t al gi e d e la
te rr e n a ta le de Fa ma ! s on c ie l p r of on d et l oi n t a i n, so n s ol ar i de ma i s
s ol i de, l e s jo u r s t ou j ou r s se c s. O h ! H or od ou g o u ! t u ma n q ua i s à ce t t e
vi ll e et t ou t c e q u i a va it per m is à Fa ma de vi vr e u ne e nf a nc e h e ur e u se
de p ri nc e ma n q u a i t a u s si ( l e s ol e il, l ' h on n e u r e t l 'or ) ( … ) 113
Cette opposition révèle, en effet, le ton général, qui n'éclate
pas toujours au grand jour mais que le rom ancier ivoirien arrive,
volontiers, à insinuer.
Sans être réellement m arquée, la nostalgie est suggérée,
c’est-à-dire qu’elle est associée à l'expression du passé qui est,
du reste, évoqué un peu partout. Ce qui, d'abord, rattache sous
cette notion, c'est une composition : non pas que l’œuvre
romanesque
certaine
113
d’Ahmadou
homogénéité
Kourouma
au
point
soit
qu'il
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.
- 125 -
significative
n'y
ait
plus
d'une
que
ressem blance entre les différents romans ; mais c’est le cadr e
qu'ils évoquent, c'est-à-dire les indépendances et la période qui
a succédé qui rendent une atm osphère délétère où l'euphorie
qu’elles devraient susciter cède à la terreur de la guerre froide.
Pendant la colonisation, Fama, qui fut un riche commerçant,
vit alors du produit de ses ventes, en dépit de la spoliation : il
n’en a pas gardé toujours un mauvais souvenir mêm e si la lutt e
qui a conduit le Horodougou à l'indépendance s'est avérée
infructueuse et lourde de conséquence pour lui et pour son
commerce. Car, à la place des postes à responsabilité qu’il
convoita, il n'obtint que deux cartes d’identité.
En revanche, s'il n' y avait eu ce malencontreux écart, tout
porte à croire que le prince du Horodougou n'aurait point eu
besoin de ce royaum e d'enfance. Or, ce n'est qu’à la suite de
son désespoir qu'il se focalise sur son pays, sur la terre de ses
ancêtres Doumbouya.
Ce qui provoque la nostalgie, c'est le reniem ent de Fama par
ses
anciens
com pagnons
de
lutte
et,
par
conséquent,
le
dénuement qui en résulte au niveau matériel. Autrement dit, s'il
avait obtenu le poste de secrétaire de sous-section du parti ou
de directeur de coopérative, Fam a aurait probablement connu
une autre fin :
Fa ma v o ya ge a it a ve c s on a m i Ba ka r y. Cel u i - c i n e ce s sai t pa s d e
l 'e m br a ss er . «N e r e g re tt e r ie n, d isa i t- i l, t u ser as he ur e u x mai n te n a nt . »
- 126 -
U ne e m br a ss a de. «T u a s de l 'ar ge n t e t t u p ou r ra s e n a v oir b ea uc ou p
pl u s. » 114
Avec une carte d'identité de citoyen ivoirien et une carte du
parti dont il était mem bre, le sort du descendant des Doumbouya
se réduit à travailler dans les pom pes funèbres et à mener une
vie de déshérité. Bien plus, Fam a qui fut aussi déchu de son titre
de
prince
du
Horodougou
est
renié
par
des
gens
sans
importance, en particulier les fils d'esclaves dont Bamba qui
s'était alors autorisé de le défier :
L ' om b r e d u d écé d é al l a it tr a n sm et tr e a u x mâ n e s q u e s ou s le s s ol ei l s
de s I n dé pe n d a nce s l e s Ma l i n ké s h on n i s sai e nt et mê me gi f la ie n t le ur
pr i nce . Mâ ne s de s a ï e u x ! Mâ ne s de Mor i ba, f on da t e ur de la d yn a st ie !
il ét a i t te mp s, vra i me n t te mps de s 'a p it o ye r s u r le s or t d u der ni er et
lé g i ti me D ou mb ou ya ! 115
Ce geste tém oigne du renversement qui s'opère dans cette
société malinké avec les indépendances et la crainte que cett e
nouvelle ère inspire. Les premières pages des Soleils des
Indépendances sont assez explicites, à cet égard. Elles montrent
un prince Doumbouya qui redouble le pas pour se rendre aux
funérailles du m ystérieux Koné Ibrahima : drôle de période, que
celle des «soleils des Indépendances» où l'on voit des princes
114
115
Ibid., p. 175.
Ibid., p. 16-17.
- 127 -
se précipiter, comme des diarrhéiques, aux funérailles d'un
illustre inconnu !
Une fois sur place, il ne parvient qu'à trouver un bout de
natte au lieu du trône qui lui aurait été réservé en pareille
circonstance. Lorsqu'il prend la parole et veut rappeler, à
l'occasion, les tables de la coutume, il est injurié par la foule qui
assiste la famille endeuillée. Une telle hostilité était inim aginable
dans la société traditionnelle.
Vers la fin du rom an, à sa sortie de prison, alors m ême qu'il
vient d'obtenir la promesse d'une vie meilleure, Fama décide, à
la surprise de son ami Bakary, de retourner finir ses jours à
Togobala. Ainsi, ce roman a-t-il, dans une certaine m esure, une
fibre de nostalgie. Nostalgie du royaume Horodougou avec son
tem ps «toujours» sec et son ciel «toujours» profond ; mais
nostalgie aussi de ces tem ps immém oriaux où les traditions
étaient respectées :
É cla t s de r ir e. Fa ma t e n di t l ' or e il le . I l a va it eu r ai s on de n e p oi n t
dé c olé r er , d e ne p oi n t par d on n e r , le f il s d 'â n e de gr i ot mê la i t a u x
él o g e s d e l 'e n ter r é d es all u si on s ve n i m e use s : q uel r a p p o r t l 'e nter r é
a va i t- i l a ve c le s de sc e n da n t s de gr a n de s f a mi ll e s gu e rr i è re s q u i se
pr os t it u aie n t d a ns l a me n di c i té, la q ue r e l le et l e d é sh on n e ur ? Fi l s de
ch i e n pl u t ôt q u e d e ca st e ! Les vr a i s gr i ot s, le s der n ie r s gr i ot s d e c a st e
- 128 -
on t é té e nter r é s a ve c l es gr a n d s c a pi tai n e s d e Sa m or y. Le c i- de va n t
ca q uet a nt n e sa va it ni c ha n ter n i par ler ni é c ou t er . 116
La fourberie du griot de même que la dépravation dans
laquelle vit la nouvelle société malinké déclenche chez Fama un
monologue, qui véhicule, dans le texte, un exutoire. En effet,
privé des seuls postes qu'il escomptait après les indépendances,
Fam a s'est réfugié dans son passé. Et mêm e si celui-ci n'a
jamais été radieux à cause d’un petit garnement européen
d'administrateur qui commandait le Horodougou, au moins, grâce
à son rang de Prince inspirait-il encore le respect.
Or, les indépendances ont tout transformé :
L ' om b r e d u d écé d é al l a it tr a n sm et tr e a u x mâ n e s q u e s ou s le s s ol ei l s
de s I n dé pe n d a nce s l e s Ma l i n ké s h on n i s sai e nt et mê me gi f la ie n t le ur
pr i nce . 117
La colonisation a mis fin à la guerre alors que celle-ci avait
permis de subvenir aux besoins des populations. Quant aux
indépendances, elles avaient entraîné la ruine de nombreux
commerçants.
Ces deux événem ents sont vécus com me une malédiction par
le personnage. Aussi, c'est la raison pour laquelle, pour toute
116
117
Ibid., p. 17-18.
Ibid., p. 16-17.
- 129 -
trêve, ne lui restait-t-il que le nostalgique souvenir de son
enfance ; ou bien ce retour à Togobala auprès du petit groupe de
serviteurs qui est resté fidèle à la cour des Doumbouya, un
retour pendant lequel Fama restaure le lointain Horodougou :
Ré ve i llé a va n t l e pr e mi er cr i d u c oq Fa ma p u t
se la ve r , se p a r er ,
pr ier , d i re l on gu e m e n t s on c h a p el et, c ur er vi g ou r eu s e me nt s es d e nt s e t
s 'i ns ta ll e r e n lé gi t i me d e sc e n da n t d e l a d yn a s tie D ou m b ou ya de va n t l a
ca se pa tr i ar ca le c omm e s 'i l y a va it d or mi . Le gr i ot Di a m ou r ou se pla ç a
à dr oi t e, le c hi e n se ser r a s ou s la c ha is e pr i nc i è r e et d 'a u t re s f a mi li e r s
se r é pa n d ir e n t s ur d es n a tt es e n de mi - cer cle à se s p ie d s et on a tt e n di t
le s va gu e s d e sal u e ur s. 118
Le nouveau monde dans lequel vit Fam a est, en effet,
impitoyable. Or s'il veut garder la vie et l’honneur saufs, il doit
s'en retrancher ainsi que le suggère le féticheur Balla ou bien
s’acclimater comme le supplie de faire son am i Bakary :
( …) A d a pte - t oi ! Ac c ep te l e mon d e ! O u bi e n e st- ce p ou r l e s
f u né r ai l l es de B a ll a q u e tu ve u x pa r ti r ? Ma is l es f u nér ai lle s, ç a p e ut
t ou j ou r s at te n dr e. R es te , Fa ma ! Le pr é s i de n t e st pr ê t à pa ye r p ou r se
f air e par d on n e r le s m or ts q u 'il a sur la c on sc i en ce , l es t or t ur e s q u ' il
v ou s a fa it su bir ; il e st p r êt à pa ye r p ou r q u e v ou s n e pa r l i ez p a s d e
ce q ue v o u s a v ez vu . P r of ite de c et te a u bai n e ! 119
118
119
Ibid., p. 106.
Ibid., p. 182.
- 130 -
Mais, Fama est attaché au passé. Cela se voit d’ailleurs
lorsqu'il est en compagnie des m embres de sa génération : il s e
récrée l'atmosphère qui caractérisait le temps de son enfance.
L'inadaptation de Fama au monde moderne reste
bien ce qui
permet de le replonger dans le passé, un monde qu'il connaît
parfaitem ent puisqu’il y retrouve l'apaisement.
Pourtant là aussi, Fama échoue car ce qui motive ce retour
aux sources, outre la désillusion causée par les indépendances,
ce sont le désir de vengeance et la volonté de reconquérir une
chefferie qui aurait dû lui échoir à la m ort de son père. Il est
ainsi nourri par l'espoir d'hériter de la belle Mariam et de
pouvoir,
enfin,
procréer
et
assurer,
éventuellement,
une
descendance à la dynastie des Doumbouya :
Dia m ou r ou le gr i ot f r ét ill a i t. Il a va it be a uc ou p à r a c on t er . Fa ma ne
l 'éc ou t a it p a s, l es pe n sé es d u p r i nc e é ta i e nt a i ll eur s. 120
Aussi, la nostalgie n'est pas toujours marquée par le regret,
comme dans les souvenirs d'enfance du personnage mais elle
peut être souligné dans l'espoir qui renaît avec l'éventualité des
épousailles avec Mariam, éventualité qui donne l'impression de
ressusciter le passé :
120
Ibid., p. 106.
- 131 -
«N o n ! il n ' y a p as de m al he ur , il n ' y a p a s de d éf a ut sa n s r e m è de. E u h
! Eu h ! mur m ur a l e f ét i c h e ur B al la . Rie n ne d o it dé t ou r n er u n h om m e
s ur l a p ist e de la f e m m e f éc on d e, u ne f e mm e q u i a bsor b e, c on se r ve et
f r u cti f ie , r ie n ! E t Mar ia m é tai t u ne f e mm e a yan t u n b on ve n tr e , u n
ve n t re ca p a ble de p or te r d ou z e m at er ni té s. B al l a l 'a va i t vu , a va n t s a
cé ci té , à l a dé m ar c h e de l a je u n e f e m me ( … ) » 121
L’espoir, en effet, ne se disjoint pas d'un brin de nostalgie
car l’éventualité d’un mariage de Fama avec Mariam relance la
possibilité d’une procréation et, par ricochet, l’idée que le
principat résisterait aux Etats modernes africains. Diamourou et
Balla nourrissent assurém ent cette hypothèse puisque tous deux
insistent pour que le dernier Doumbouya reste à Togobala.
D’autre part, l'arrivée de Fama à Bindia dans le village de ses
beaux-parents ressuscite et remet au goût du jour les vieux
sentim ents, les usages qui, autrefois, étaient réservés à une
personnalité de son rang :
Fa ma f ut sa l ué par t ou t Bi n d ia e n h on or é, r é vér é c om m e u n pr é si de n t à
vi e de l a Ré p u b li q ue , d u p ar t i u ni q u e e t d u g o u ve r n e me n t , p ou r t ou t
di r e, f ut sa l u é e n ma li n ké mar i d e Sa li ma t a d o nt l a vil l e na t al e ét a i t
Bi n d i a. D e va nt s a c as e, l es s al u e ur s s e s uc cé dèr e n t, p u i s e n s o n
h on n e ur s 'a l i gn èr e n t le s pl at s de t ô, d e r iz e t mêm e on m i t à l ' at tac h e
u n p ou l e t et u n ca b ri . 122
121
122
Ibid., p. 130.
Ibid., p. 95.
- 132 -
Au total, ce que l'on peut dire sur la nostalgie est contenu
dans ces allusions. Cependant, d'autres rom ans d'Ahmadou
Kouroum a abondent d'exemples relatifs à la nostalgie.
Ainsi, dans Monnè, outrages et défis, si elle n'est pas
clairem ent énoncée, néanmoins est-elle suggérée. Le titre, déjà,
est assez évocateur, la période relative aux «monnew» étant
mise en opposition ici avec l’harm onie d’antan.
Quoique ce m ot ne trouve pas d'équivalence dans la langue
française, le «m onnè» fait néanmoins allusion à un grand
«anéantissement». Or celui-ci est considéré par Le Petit Robert
comme une annihilation, comme une ruine : le «monnè» serait
une «destruction» complète.
A la lumière des événements, nous savons que le royaum e de
Soba s’est transformé une fois qu’il est passé aux m ains des
colonisateurs. La période relatée n'est pas la plus heureuse de
l'histoire de ce petit royaume car la simple présence des troupes
françaises est vécue comm e une agression qui met fin à une
longue période de quiétude.
En effet, bien avant l’arrivée de ces dernières, nous ne
savons presque rien de l'existence de ce royaume si ce n’est
qu’il a été fondé au XIIème siècle par un ancêtre de Djigui. En
revanche, le récit se focalise sur la vie actuelle de la cour et du
roi.
- 133 -
Ainsi, si le romancier ivoirien ne s'étale pas sur cette période
qui précède la conquête de Soba, c'est sans doute qu'aucun fait
marquant n’est venu troubler la tranquillité des villageois avant
l'arrivée des Européens.
En
effet,
après
la
chute
de
Soba,
les
travaux
forcés
contraignent de nombreux habitants à quitter leurs villages. Mais
à travers les décors de désolation que décrit ce roman, Ahmadou
Kouroum a invite non seulement à une prise de conscience des
méfaits de la colonisation ; mais surtout, il veut aviver le
souvenir d'une société harmonieuse.
Dès lors, la nostalgie, qui apparaît derrière l'évocation de ce
douloureux moment, se dérobe à travers l'imagination. Ce que
sem ble rappeler Ahm adou Kourouma, ici, c’est le sentiment de
terreur
qu’inspire
la
colonisation.
Cependant,
le
romancier
ivoirien laisse en suspens cette constatation, ne donne pas
d'exutoire comme il s'est agi, par exem ple, de Fama rêvant de
son royaum e d'enfance. La peinture de la nostalgie dans Monnè,
outrages et défis n'est pas aussi décisive que dans Les Soleils
des Indépendances mais seulem ent transparente au récit et
tissée au fil invisible du sens de l’événement.
- 134 -
5. Le nom du protagoniste
Pendant
longtemps,
la
notion
de
personnage
ne
s’est
appliquée qu’au théâtre et, notamment, à la tragédie, genre par
excellence des Grecs Anciens. Elle renvoyait alors au rôle de
représentation qu’on avait de l'acteur :
De p ui s l e s or i gi n e s, q ue ce so i t sur l a s cè ne d’ u n t h éâ t re ou d’ u n r éc i t ,
le p er s on n a ge m ul ti p li e le s f i gu r e s s ou s le s q ue ll e s i l p ar a ît. D a ns
l’ é p op é e et le r o m a n f r a nç a i s d u Mo ye n A ge , i l c or r e s p on d e n gé n é r a l
a ve c u n t yp e i d éa l, t a nt ôt ce l ui d u h ér os ob é i ss an t à son de v oi r e t se
c ou vr a n t de gl oir e p ar l es ha u t s f a i t s ( …) , ta nt ô t ce l ui d u pr e u x
ch e val ie r , ép r i s d’ u n e da m e et e n q uê t e d ’ a v e n t ur e ( … ) . Da n s le
th é â tr e m é dié va l, le s tr ait s t yp i q u es s on t e n c o re pl u s ma r q ué s e t l es
f i gu r e s pl u s sc h é ma ti q ue s. A u ss i le t er me d ’ «a c t e ur » se mb la i t- il
ap pr op r ié . 123
Cela
dit,
l'idée
qu’on
avait
alors
du
personnage
était
strictement fonctionnelle, à savoir que celui-ci ne servait qu’à
«fabriquer» des codes, à désigner un ensem ble de f onctions.
Ce n’est qu'au Moyen Age que l'on commence à s’affranchir
de cette esthétique, grâce à l'émergence d’un nouveau genre : le
roman, décrit à l'époque comme un genre mineur.
123
Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Puf, 2002, p. 434.
- 135 -
En effet, même si des romans comme L'Astrée 124 d'Honoré
d'Urfé ou Le Roman bourgeois 125 de Furetière sont encor e
fortement teintés de sym bolisme et d’allégorie, la notion de
personnage se particularise, peu à peu : l’«être de papier» qui
n’avait pourtant d’épaisseur que dans le champ de la littérature
se
dote,
enfin,
d’une
identité
et
d’une
psychologie.
Il
a
désormais un nom, une adresse, un travail et une histoire.
Cette transformation, assurém ent, a été due aussi bien à
l'évolution de l'histoire qu’à l'accroissement de l'importance du
roman. Le personnage bénéficie, en fait, de l'influence des
théories historiques qui avaient l'homme pour perspective et
centre de la Création.
Celles-ci permettent non seulem ent une réévaluation du
concept
mais,
elles
servent,
surtout,
à
l’identification
du
personnage, à la transmission et à la lisibilité du message dont il
est porteur. Au début du siècle dernier, l'intrusion de disciplines
formelles
telles
que
le
structuralism e
dans
le
discours
métalittéraire modifie encore la donne.
En effet, l’entrée dans le domaine littéraire de notion comme
structure, dans le souci d’un nouvel éclairage sur l’œuvre ou
d’une meilleure interprétation, le conditionne comme signe,
comme
solidaire
perspective
124
125
du
reste
de
anthropocentrique
l’œuvre.
au
profit
En
de
abandonnant
la
la
conception
Urfé, Honoré (d’), L’Astrée (1984), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2002, p. 442.
Furetière, A., Le Roman bourgeois (1981), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2001, p. 306.
- 136 -
dynamique du texte littéraire comme réseau, la littérature devient
une activité réflexive, repliée sur elle-même et le personnage
une figure, un actant. Ce dernier concept, en narratologie, éclat e
la
dimension
personnage,
anthropom orphique
un
ensemble
de
et
rattache,
choses aussi
à
l’idée
bien
de
concrètes
qu’abstraites.
Ainsi, le personnage devient tout. Pour un élargissement du
sens et une meilleure compréhension, on y englobe des notions
comme que le nom qui n’est plus indifférent à la personnalité du
personnage.
Dans
les
rom ans
d'Ahmadou
Kourouma,
le
patronym e
apparaît presque souvent dès les premières pages. Com me pour
justifier l’emprise de celui-ci sur le récit. En effet, les noms sont
féconds, c’est-à-dire qu'ils fonctionnent comme des catalyseurs
ou
embrayeurs
narratifs.
Ainsi,
celui
de
«Djigui»
suffit
à
provoquer l'ém oi escompté car, d'après la définition qu'en donne
le rom ancier ivoirien, ce nom signifie, en malinké, «le mâle
solitaire, l'ancien chef de bandes de fauves déchu et chassé de
la bande par un jeune rejeton devenu plus fort».
Aussi «Djigui» déclenche-t-il le vrai programme du livre :
raconter l'isolement du personnage principal pendant la saison
des amertumes. Le fait que le romancier le dénomme ainsi n'est
pas un simple hasard : au contraire, ce nom, dans sa livraison,
sous-tend le sort qui est réservé au personnage. De ce fait, il est
- 137 -
aussi bien lourd de signification qu'il limite, de prime abord, les
efforts et l'action du personnage qui le porte.
Le nom s’accompagne
ici d’une constellation de prédicats
qui créent autour du personnage un espace où chacun d’eux
devient
la
métonymie,
la
métaphore
du
nom
et
prend
le
personnage au piège de cette détermination.
Le recours à une telle onomastique, assez répandu chez
Ahm adou Kourouma, n'est pas vain. Tout au contraire, la
motivation du nom permet d'élargir le champ de la vision et de
l'interprétation ou de saisir la portée du récit uniquement à partir
de son sens. Ainsi, la «motivation est construite (…) en fonction
de la «valeur» du personnage, c’est-à-dire en fonction de la
somme d’informations dont il est le support tout au long du récit,
inform ation
qui
se
différentiellem ent
construit
dans
le
à
la
cours
fois
successivement
de
la
lecture,
et
et
rétrospectivement à la fois.» 126
Cependant, lorsqu'il ne s'agit pas du nom proprement dit,
c'est la dénomination ou périphrase qui l'accompagne qui en dit
long. Ainsi, les noms tels que Fama et Koyaga qui sont souvent
affublés
des
qualificatifs
ou
d'appellations
renseignent
davantage sur les caractères des personnages.
De fait, le sort qui frappe, Fama, le personnage principal des
Soleils des Indépendances est-il moins impitoyable lorsque le
126
Hamon, Ph., «Pour un statut sémiologique du personnage» in Poétique du récit, Paris, Seuil,
coll. Points, 1977, p. 147.
- 138 -
narrateur réfère uniquement à son origine princière que lorsqu'il
le désigne sous les vocables de «dernier descendant des
Doumbouya». De même, la violence particulière de Koyaga, sa
tendance à traiter l'humain comme une bête, ainsi que le plaisir
qu’il a à considérer les cadavres de ses ennemis comme de
vulgaires dépouilles, ont-ils un lien avec son extraordinair e
histoire et, surtout, avec son intrépidité.
Le nom, chez Ahmadou Kourouma, développe
tout un
métalangage sur le discours romanesque et participe à la
construction de l'univers du rom an ; car, en attribuant tel nom à
tel personnage, c'est un peu de la vie de celui-ci qui transparaît.
Les titres ne sont pas en reste. Le nom du personnage
principal est presque éponyme, compte tenu de l'importance que
celui-ci revêt dans l’histoire.
A propos, Ahmadou Kourouma a souligné l'importance du
personnage dans l'attribution du titre de son avant-dernier
roman. En effet, c'est à la fin du récit, au regard de «l'aspect
politique» que «la geste du Maître chasseur» a déterminé le
choix du titre final :
I l y a u n e pr o gr e ss i on de se n s e n tr a î née pa r l ' écr i t ur e. J e l 'a i vu p ar
ex e mpl e a ve c la f i n de l 'h is t oir e, q ui s 'e st r é vé l ée pe u à p e u,
dé t er mi na n t le ti tr e d u r om a n. Lon gt e m p s, le t itr e a été l e s ui va n t :
«L a g e ste d u Ma ît r e c h a sse ur ». Ce t it r e ne f ai sa it pa s a ss ez r e ss or t ir
l 'a s pe ct p ol i ti q ue d u r o ma n . Le t i tr e i n i ti al a été «Le D o n so m a n a d u
- 139 -
G ui de s u pr ê me » (… ) [ Le ti tr e d u r oma n] m 'a é t é i ns p ir é pa r m on b o y
q ua n d j'h a bi tai s à Lom é 127.
Même s’il confie s’être inspiré de son em ployé de maison, le
titre du rom an sert à désigner, tout comme le nom sert à tirer de
l'anonym at les personnages que le narrateur ou le romancier n’a
pas expressément tu ou voulu maintenir dans l'ombre comm e
c'est le cas de Salimata dans Les Soleils des Indépendances ou
de Moussokoro dans Monnè, outrages et défis.
Le nom est un emblèm e. Or, si Fama n'avait été qu'un
Malinké ordinaire et que son sort n’avait pas été lié au destin
des familles princières africaines, il n'aurait probablem ent pas
suscité un tel apitoiement du narrateur :
( …) il é t ai t t e mp s, vr ai me n t te mp s d e s'a p it o ye r sur le s or t d u der n ier
et l é gi ti m e D ou mb ou ya ! 128
«Fama» en m alinké, signifie «roi» ou «prince». Cette marque
de distinction traditionnelle ayant perdu tout son sens et son
importance dans la société m oderne, il était devenu archaïque
voire anachronique, à l'orée des indépendances, de revendiquer
son ascendance princière.
127
128
Entretien paru dans Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999.
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 17.
- 140 -
En effet, «les soleils des Indépendances», marquent la
constitution d'états modernes et de républiques qui nuisent à la
tradition et au pouvoir traditionnel et, par conséquent, à la
conception de l'idée de terre ancestrale. Fam a, d'ailleurs, est
rattrapé par l'histoire une première fois, d'abord, lorsqu'il se rend
à Togobala pour assister aux funérailles de son cousin et une
seconde fois, ensuite, lorsqu'il quitte définitivement la capitale
de la Côte des Ébènes.
Parvenu à la fin de la première étape de son voyage, il est
interpellé par un garde-frontière à la limite qui scinde désormais
l’ancien Horodougou en deux républiques souveraines mais
ennemies : au nord, la république socialiste du Nikinai ; au sud,
celle des Ébènes. Il ne peut aller plus avant, au-delà de la ligne
imaginaire qui sépare ces deux Etats indépendants sans avoir
présenté ses pièces d’identité.
A sa sortie de prison, il est une nouvelle fois aux prises avec
cette frontière qui l'empêche de regagner son village natal, de
l'autre côté du fleuve. Refusant d'exécuter les recommandations
d'usages et de se soum ettre aux sommations du garde, Fam a
franchit le barrage et saute sur le bord du fleuve d'où il est
mortellem ent blessé par un caïm an sacré.
A cause d’un extraordinaire pacte conclu avec l’animal et les
ancêtres de Fama, il se croyait à l’abri du danger. Or, cette
absurdité coûte la vie au dernier Doumbouya avec qui s'éteint la
dynastie :
- 141 -
I l éta it pr é d it de p u is de s s ièc le s a va nt l es sol e il s d e s I n dé p e n da nc e s,
q ue c 'é ta it p r è s de s t om be s d e s aï e u x q ue Fa m a de va i t m ou r ir ( …) 129
L'attitude de Fama à la fin du récit et, surtout, sa croyance en
la magie accentue le caractère anachronique et im prévisible de
ce personnage qui avait refusé d’écouter les prédictions du
sorcier Balla. Le fait qu'il était un descendant des Doum bouya,
avait-il cru, le rendait invulnérable, le protégeait même d'une
attaque éventuelle des caïmans :
Le s gr os c aï m a ns sa cr é s fl ot t aie n t da n s l ' ea u ou se r é c ha uf fa ie n t su r
le s b a nc s d e sa b le . L es ca ï ma n s s acr é s d u Hor od ou g ou n ' os er on t
s 'a tt a q uer a u der n ier d esc e n da nt de s D ou mb ou ya 130.
Il sem blait ignorer qu’après la remise en cause par la
colonisation des croyances ancestrales, le sacré aussi avait
détourné son visage des hommes : Fama n'était
pas à l'abr i
d'une attaque des génies du fleuve.
Le nom «Fama» reste d'autant plus attaché à la dimension
actantielle du roman que ce dernier ressortit à une cohésion
entre le nom et le personnage et, inversement, au reflet des
aspects de ce mêm e nom avec le personnage.
129
130
Ibid., p. 185.
Ibid., p. 191.
- 142 -
En effet, Fama n'a jamais renoncé à être un prince car il a
souvent revendiqué son ascendance royale puisqu’il en avait les
qualités et le physique contrairement à Lacina qui n'était pas de
cette condition :
E ll e [ Sa l i ma ta] s 'é ta it r ap p el é l a pr e mi èr e f oi s q u ' e lle a va i t v u Fa m a
da n s le cer c l e d e d a n se : l e p l us ha ut gar ç on d u H or od ou g ou , le p l u s
n oi r , d u n oi r br i lla n t d u c har b on , le s de n ts b l a n c he s, le s ge ste s, la
v oi x , l es r ic h e ss es d 'u n p r i nc e. 131
Outre les actes, le nom assure une transparence partielle du
personnage. En revanche, le recours systématique au milieu
naturel de la chasse pour évoquer souvent la personnalité de
Koyaga induit d'emblée le lien de ce dernier avec l'univers de la
traque.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, nous som mes
véritablem ent en présence de scènes de dépeçage. Les bêtes et
les hommes sont traités avec une égale cruauté. Mais, une
pareille sauvagerie,
à l'évidence,
a un lien avec l'histoire
personnelle du président-dictateur Koyaga, lui-m ême membre de
la comm unauté «paléo» qui vit en marge dans les montagnes de
la république du Golfe.
Cette tribu com posée d’hommes «nus» étant réputée pour sa
violence et, m ême, redoutée par les colonisateurs, l'enfance de
131
Ibid., p. 48.
- 143 -
Koyaga reste essentiellement caractérisée par la terreur qu'il
répand, par ailleurs, autour de lui.
Ainsi,
avant
d'être
incorporé
dans
l'armée
coloniale,
il
dissémine tous les anim aux qui terrorisent les montagnards. Sur
les champs de bataille, son intrépidité lui vaut la reconnaissance
de la France et, m ême, une décoration comme son père, avant
lui.
Quant à Djigui, comme son nom l'indique, il est le «mâle
solitaire», en plus d'être roi ou le «fama» de Soba. «Fam a
Djigui» est un sync rétisme de la fonction et de la situation de ce
personnage ; un assemblage de deux identités du Patriarche, à
savoir : sa qualité de roi et sa solitude de mâle. Il a, de ce fait,
un peu du caractère du personnage principal des Soleils des
Indépendances car, tout comme ce dernier, il rejette le présent.
Ahmadou Kourouma en a fait un personnage double puisqu’il
lui a conféré deux fonctions distinctes : l’une qui l’engage dans
le rôle de collaborateur et l’autre qui fait de lui le roi soucieux du
bien-être de ses sujets. Il est à la fois l’auteur des relations avec
la France et le protecteur d’un peuple qu’il a soumis à la
colonisation. Ainsi, Djigui justifie toute son implication dans le
roman qui met en jeu les humiliations.
De
la
protestation
à
l'isolement
politique,
Djigui
est
progressivement passé à l'arrière-plan. Ainsi, nous revenons à la
conclusion que le nom, chez Ahmadou Kourouma, a quelque
- 144 -
chose de préconçu, une valeur de signification et de justesse
auxquelles le personnage se colle parfaitement.
Fama, Djigui, Koyaga sont ainsi livrés pour accom plir leur
dessein. Ils permettent un temps aussi d'analyser le roman
comme un réseau où rien alors n'est impossible.
Dans un article qu'il a consacré à l'étude du nom propre dans
La Recherche de Proust, Roland Barthes a montré l'importance
et le rôle que celui-ci joue dans la signification au mêm e titre
que les actes du personnage :
( …) il e st u n e c la sse d ' u n i té s ve r ba le s q u i p os s èd e a u pl u s h a ut p oi n t
ce p ou v oir c on st i t ut i f, c 'e st ce l le d e s n oms pr op r e s. Le N om pr op r e
di s p ose
de s
tr oi s
pr op r iét é s
q ue
le
n ar r ate u r
r ec on n a î t
à
la
r é mi n is ce nc e : l e p ou v o ir d 'e s se n tia li sa ti on ( p u is q u 'i l ne dé si gn e pl u s
q u ' u n se u l r éf ér e nt) , le p ou v oi r d e ci tat i on ( p u i sq u ' on pe u t a p pe ler à
di s cr ét i on t ou t e l 'e sse n ce e nf e r m ée da n s l e n o m, e n le pr of é r a nt) , le
p ou v oi r
d ' e x pl or a ti o n
(p u i sq ue
l 'on
«d é p lie »
un
n om
pr op r e
ex a ct e me n t c om m e on f ait d ' u n s ou ve n ir ) : l e N om p r op r e es t e n
q ue l q u e s or t e la f or m e l i n gu i st i q u e de la r é mi n i s ce nc e. 132
La livraison du nom, dans le système qu'est le texte, soulève
indubitablement
aussi
bien
les
questions
de
sens
ou
de
sém antique, (car son sens est reconnu et signifié) que les
problèmes
de
syntaxe,
d'autant
que
celui-ci
parfaitem ent, au roman.
132
Barthes, R., Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. Points, p. 121.
- 145 -
s'intègre,
Si on ne peut nier que les noms des personnages des romans
d'Ahmadou Kourouma soient créés de toutes pièces, ceux des
personnalités réelles telles que de Gaulle, Houphouët-Boigny ou
Mobutu qui foisonnent, servent à authentifier les romans. Aussi,
il devient le gage de la fiabilité ; et, Ahmadou Kourouma a, sans
doute,
eu
besoin
d’un
tel
recours
pour
un
surcroît
de
vraisemblance, quitte à compenser ce qui s’est perdu en vigueur.
Mais, parfois, par crainte de la censure, Ahm adou Kouroum a
choisit la dérision pour se mettre à l'abri des poursuites, en
grossissant les traits de certains de ses personnages. Ainsi, à la
place de leur vrai nom, il utilise un sobriquet ou un autre
procédé dérivationnel.
Les
pays
que
Koyaga
visite
au
cours
de
son
voyage
initiatique ou de formation chez ses pairs dictateurs africains ne
se distinguent plus alors que par rapport aux totems de ceux-là.
Ainsi,
le
dictateur
au
totem
caïman
est
le
maître
de
la
République des Ébènes ; celui au totem hyène est l'empereur du
Pays aux Deux Fleuves, etc.
Cela s'est déjà vu dans Les Soleils des Indépendances où
Fam a, affublé du totem panthère, était, lui-m ême, panthère. En
attendant le vote des bêtes sauvages est encore plus éloquent
en la matière puisque, hormis le fait que l'exercice du pouvoir
est assimilé à la pratique de la chasse, ce rom an est un véritable
bestiaire. Toute la faune, en effet, y répertorié jusqu’au plus
sauvage des mam mifères. Le l ycaon que Koyaga adopte comme
- 146 -
emblème de sa garde rapprochée fait bien plus que s'identifier à
cet animal en rivalisant de férocité : ce qui explique, sans doute,
le
caractère
insoutenable
et,
particulièrement,
violent
des
scènes.
D'ailleurs, la barrière qui sépare l'espèce animale de l'espèc e
humaine a, depuis longtemps, été franchie. La récurrence des
dénominations du règne animal en attestant le caractère mihomme mi-bête.
En attendant le vote des bêtes sauvages fait, in fine,
l'apologie du vice telle que la malhonnêteté, le despotisme ou
encore l'im pudeur ; tout comme la violence qui l'anime est le
reflet de l'animosité qui caractérise les régimes qui sévissent
impunément, en Afrique, presque depuis un demi-siècle.
6. Roman et condamnation du colonialisme
Le roman d'Ahmadou Kouroum a qui critique profondément le
colonialisme est assurément Monnè, outrages et défis. Ce livre
prend tout à fait le contrepied du point de vue des colonisateurs
et propose de raconter l'histoire de la colonisation selon la
perspective du colonisé. Probablem ent, le romancier ivoirien
- 147 -
estim e que l'histoire reproduite par les premiers ne peut rendr e
une image vraie et objective de la colonisation, à cause de leurs
préjugés racistes.
Monnè, outrages et défis relate la traversée d'un long siècle
d'humiliations et de violences. La situation historique de ce livre,
très fortem ent prononcée, permet d'évoquer des personnalités
connues de cette époque. Le récit se focalise sur une vie, celle
d’une
cour
colonisation.
l'expansion
évidemment
royale
Il
africaine
se
coloniale.
le
livre
Le
avant,
ensuite
à
catalyseur
quiproquo
auquel
pendant
la
de
et
après
démystification
celle-ci
Madeleine
étant
la
de
bien
Borgomano
consacre, à juste titre, une analyse dans son ouvrage, Ahmadou
Kourouma le «guerrier» griot 133.
Ce disant, le critique littéraire fait observer que l'un des
principaux méfaits de la colonisation reste l'incom préhension
suscitée dès le premier contact avec le colonisateur :
l ' hi st oir e de l a c o l on i sa t i on f r a n ça ise e n A f r i q ue d e l ' Ou e st e st a u s si et
pe u t -ê tr e s ur t ou t, u n e é n or me hi st oi r e de ma le n t en d u s. 134
En faisant le choix de raconter la vie d’un descendant de
l'une des plus anciennes dynasties du Mandingue au détrim ent
du
133
134
fait
historique,
Ahm adou
Kourouma
veut
faire
Borgomano M., Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot, Paris, L’Harmattan, 1998, 252 p.
Ibid., p. 128.
- 148 -
du
révisionnisme puisqu’il nous propose une nouvelle approche du
colonialisme.
A plus de cent vingt-cinq ans, Djigui reste le témoin oculaire
des changements qui s'opèrent dans son royaum e. Le choix de
l'âge n'est pas fortuit ; ici, il a une importance capitale car c e
grand âge souligne, à la fois, la foi du témoignage et l'objectivité
des faits. C'est
beaucoup plus qu'une démarche d'historien en
quête de vérité, beaucoup plus qu'une reconstitution d’un destin
car le point de vue du patriarche a le mérite d'être une fresque
«cohérente» des affronts essuyés pendant la colonisation. Une
façon aussi de jeter le discrédit sur ses bienfaits.
En résumé, il s’agit des «monnew» du roi de Soba, Djigui. Ce
mot, qui apparaît, d'ailleurs, dans l'épigraphe, est la source
d'une prem ière difficulté, à cause de son intraduisibilité. Ce qui
empresse le personnage de conclure que les Européens, dans
leur
existence,
ignorent
«le
mépris,
l'humiliation,
l'outrage,
l'injure», etc.
Ahmadou Kouroum a part
du constat que la colonisation est
un échec pour plonger le lecteur au cœur de la dureté du
colonialisme et dérouler le cynisme de ses auteurs. Il se livr e
ensuite à une vraie autopsie de l'histoire, une révision des
hécatom bes engendrées par le contact avec le colonisateur.
Alors que beaucoup de romanciers africains ont abandonné le
terrain du colonialisme, avec ce roman, Ahm adou Kouroum a, qui
- 149 -
est d'abord apparu comme un iconoclaste, relance le propos.
Cependant, il s'agit moins de revivre dans une sorte de musée,
mais d'intégrer et d'éveiller au monde, hic et nunc, ce qu’a
représenté le passé colonial et ce qu'il continue de représenter.
En effet, ayant épuisé le thème de la colonisation, depuis le
début des années soixante-dix, la littérature africaine évolue,
progresse au gré d'un renouvellement presque décennal. Elle a
ainsi
été,
pendant
les
années
quatre-vingt,
portée
par
le
désenchantement car ce que la génération d’écrivains d’alors
reprochait aux aînés c'était de ressasser le passé m orbide alors
même qu'il fallut s'attaquer au sous-développement 135 ; puis,
dans les années quatre-vingt-dix, à cause du scepticism e lié à la
conjoncture économique morose, elle s’est complue à symboliser
le désordre et les catastrophes diverses 136. Au m ême moment, les
préoccupations ainsi que l'horizon se sont élargis car elle a fixé
le cadre de certaines de ses fictions au-delà de l'Afrique 137.
Pourtant interrogé sur ses rapports avec la Négritude, le
romancier ivoirien nie tout lien avec ce mouvement. Il explique
son choix à contre-courant par l'intérêt que suscite l'histoire de
la colonisation, comme il s'était agi ici de traiter une question
laissée alors en friche.
135
Cette nouvelle école eut pour défenseur le Béninois Stanislas Spero Adotevi qui, dans un livre
remarquable, accuse les chantres de la Négritude de constituer un alibi pour se défiler devant leur
responsabilité. Ainsi, dénonçant les dévoiements de la Négritude et ses inventeurs qui justifiaient
tout par les discours, il propose dans Négritude et Négrologues de la dépasser.
136
Cette tendance est le fait, par exemple, du Kourouma de En attendant le vote des bêtes
sauvages et de Allah n'est pas obligé ; du Mongo Béti auteur de Trop de soleil tue l'amour ou
encore du Tierno Monénembo de Un Attiéké pour Elgass.
137
Certains de ses romans tels que Le Petit Prince de Belleville ou Les Honneurs perdus de
Calixthe Beyala sont consacrés à la peinture de l'émigration en France.
- 150 -
Il estime, en fait, que la vision que nous avons de la
colonisation et à laquelle il s'oppose, a été induite par et pour
les colonisateurs. Par conséquent, il s'agit, pour le romancier
ivoirien de définir, dans ce roman, une coupure épistém ologique
ou de prendre le parti des faibles et d'écrire, enfin, la véritable
histoire de la colonisation.
Dans
ce
désapprouvée,
livre,
la
conquête
notamment
dans
coloniale
l’image
est,
que
en
effet,
l’histoire
a
véhiculée sur le type d’accueil que les populations autochtones
ont réservées aux premiers colonisateurs en prétendant qu’il
s’est fait sans heurts.
Or, lorsque sont apparues les troupes françaises sur la
colline de Kouroufi, la réaction de Djigui a d'abord été de
s’opposer à cet ennemi. Son intention n'a pas été de se rendr e
à ce conquérant. En effet, n'eut été l'intervention de Soumaré,
son «frère de plaisanterie», Djigui aurait probablem ent, préféré
la mort dans l’honneur à la soumission :
- Dis a u Bl a nc q ue c ' e st c on t r e e u x, N aza r a s, inc ir c on c i s, q ue n ou s
bâ t i ss on s ce t a t a. A n n o nc e q u e je su i s u n Ke ita , u n a ut h e nt i q ue t ot e m
hi p p op ota me , u n mu s ul ma n , u n c r o ya n t q u i m o ur r a p l ut ô t q ue de vi vr e
da n s l ' ir r él i gi on . E x p li q u e q ue je s u i s u n a ll i é, u n a mi , u n f r èr e d e
l 'A l ma m y q u i su r t ou s l e s f r on t s le s a va i nc u s. 138
138
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 35
- 151 -
En effet, au nom d’une pseudo-parenté, Soum aré tourne le
défi de Djigui en rodomontade, au désespoir du narrateur qui
constate :
Le d ial o gu e éta i t pa t hé t i q ue. Le c ur ie u x é tai t q u 'i l n e se mb l a it pa s
i m pr e ssi on n e r c e l ui q ui éta it a u cœ ur de l 'é v é n e me n t, l e t i ra i ll e ur in te r p r è t e. C e l ui- ci a f fic ha it u n sou r ir e sar ca st i q ue q u i ne f i ni s sa it p as
d ' a gac er D ji gu i . 139
Ainsi, Soumaré a délaissé la solennité du moment pour un
discours démagogique qu’il agrémente d'éloges à la solidarit é
afin d’épargner «son frère de plaisanterie» d'une mort certaine.
Devant la menace, Djigui n’avait pas d’autre recours que la
capitulation. Il échafaude alors un accord de conciliation avec le
commandant des troupes françaises, qui maquille la résignation
de Djigui en acceptation de la présence étrangère dans son
royaume.
Pourtant, c'est un tel accord cordial que les colonisateurs ont
souvent considéré comme un accueil bien accepté par les
populations autochtones alors même que celles-ci l’ont vécu
comme une humiliation, une imposture (Djéliba, le griot que
Djigui prend à son service le dira plus tard) desquelles Djigui ne
se remettra pas.
139
Ibid., p. 35.
- 152 -
Il n'empêche que le dégué, c’est-à-dire la cérémonie qui
consiste au changement de suzerain ou à faire allégeance aux
nouveaux m aîtres de Soba se déroule normalement comme s’il
s'était agi de célébrer une victoire remportée sur le cham p de
bataille. Celle-ci consacre alors Djigui comme une des pièces
maîtresses du colonialisme :
De va n t la m osq u é e q u i, a vec t ou te s l e s r ue s e t pla ce s e n vir o n n a n te s ,
ét a it c har gé e et gr ou i l l ait de c r o ya n t s, j' a i l e v é l es ye u x et a i vu le
n ou ve a u c iel d e mon pa ys ; il s ' ou vr a i t li mp i de et pr of on d , d é ba r r a ssé
de s c ha r o gn ar d s q u i de p ui s la d éf a ite le h a nt ai e nt . 140
Ou encore :
Le d é g ué e s t u ne b ou i l l ie de fa r i ne d e mi l ou de r i z dé la yé e da n s d u
la i t ca i ll é. C ' ét ai t u ne cér é m on i e p u b li q u e, a u ri t u el r é g l e me n té, q ui
a va i t l ie u s ur le c h a mp de b a t ai lle où le c om b a t a va i t é té g a gn é . Da n s
le ca m p de s va i n q ue ur s, aut ou r d u r o i à c he va l, se r e gr ou p a ie n t le s
s ui va n t s et l e s g é né r a u x , é gale me nt à c he va l. Le ur s gr i ot s, a u x q ue ls se
joi gn a ie n t c e u x d e s vai nc u s, l e s e n t ou r a ie n t, jo u a ie n t de la c or a, d u
ba l af on , l ou a n ge a ie nt et c h a nt ai e n t le s pa n é g yr i q ue s d u va i n q u e ur . 141
Ainsi, Monnè, outrages et défis dénonce ce colonialisme qui
consiste en l'exploitation des colonies et non pas de l'apport
140
141
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 44.
- 153 -
civilisateur qui a justifié les luttes contre la traite en ne
manquant
pas
de
souligner
ses
néf astes
conséquences,
notamment en son principe de déshumanisation qui détourne son
véritable sens aux seules fins de légitimer la subordination.
La
trom perie
et
la
supercherie
orchestrées
par
les
colonisateurs avaient, en effet, constitué le «topo» du discours
du nouvel arrivant. C'est en cela même que le train devient une
simple promesse puisque lorsqu'elle est faite à Djigui, les
colonisateurs occultent, sciemment, le prix à payer pour sa
réalisation. Elle est, au contraire, présentée comm e un honneur
de la France à Djigui pour sa collaboration à l'expansion
coloniale :
Vi n t c e ve n dr e d i, ve n d r ed i q u i sce l l a l e de st i n d e D ji gu i , ve n d r e di
d on t t ou t e sa vi e i l se s ou vi e n dr a i t [ … ] Le g ou ver n e ur de la c ol on i e ,
T ou b a b q u i e st le c h ef d u c omm a n da n t , e t à q u i n ou s , Nè gr es ,
ap p a r t e n on s
t ou s
j u sq u ' à
n os
c a c he- se x e,
r é c omp e n se
v otr e
dé v ou e me n t e t v ot r e a m ou r p ou r l a Fra nc e ; il v ou s a n om mé c he f
pr i nci p a l, le c h ef nè gr e le pl u s gr a dé d e l a c o l on ie. Et c om me ce t t e
gu er r e ne suf f i sa it pa s [ … ] l e gou ver n e ur a a j ou té à ce t h on n e u r ce l ui,
in c o mm e n s ur a ble , de t ir er l e r a il j u sq u 'à S ob a p ou r v ou s o f f r ir la pl u s
gi ga n t esq u e de s c h ose s q ui se d é pla ce n t sur te rr e : u n tr a i n, u n tr a i n à
v ou s e t à v ot r e p e u pl e. 142
142
Ibid., p. 73-74.
- 154 -
La promesse du train permettait d'instaurer un climat de
confiance et surtout d'asseoir un régime partisan, tyran et
excessif. De nom breux sicaires à la solde de Djigui sont, ainsi,
envoyés dans les villages alentours de Soba pour recruter
massivement de gré ou de force les futurs travailleurs du
chantier. Aussi ce train, qui devient le sym bole de sa gloire et
celle de la dynastie, devient-il, d'une certaine manière, celui de
la répression et de toutes form es de crime :
P our fa i r e ar r i ver l e t r a i n, on p o u vai t c omp t e r s ur moi , D ji gu i. J e
c on n a i ssai s mon pa ys , je sa va i s où ré c ol ter l e ve r t q ua n d t o u t a j a u ni
et séc h é s ou s l ' ha r ma tt a n et sa ur ai s l ' ob t e nir q ua n d mê me l e d és er t
par vi e n dr a i t à occ u p er t ou t e s n os p la i ne s. Je s aur ai s t ou j ou r s y t ir er
de s f êt es , d u bé t a il et d e s r éc ol te s. Je j u ra i s q u ' on p ou va i t e x tra ir e d u
pa ys de s h o m me s e t de s f e m me s p ou r l e s pre sta t i on s e t le s t r a va u x
f or cé s, de s r e cr ue s p ou r l 'a r m ée c ol on i al e , de s f il l e s p ou r l es h o m me s
au p ou v oi r , de s e nf a n t s, p ou r le s éc ol e s, de s a g on i sa nt s p ou r le s
di s p e ns air es et y p u i se r e n sui te d ' a utr e s h om me s et f e m me s p ou r t ir er
le r a il . 143
En effet, à cause de celui-ci, une véritable chasse à l’homme
gagne le royaum e : des villages entiers sont délaissés pour
éviter de payer l'impôt et servir de foyer de recrutement des
travailleurs forcés.
143
Ibid., p. 75.
- 155 -
Ainsi, pour mieux asservir les populations autochtones, les
colonisateurs s’étaient-ils prêtés à tous les mensonges quitte à
faire croire au roi que le train était moins le signe d'une
soumission que celui de la distinction. Ainsi, pendant que Djigui
se presse de faire aboutir ce projet, ils en profitent pour collecter
plus d'impôts et infliger plus de souffrances et d'humiliations :
Dè s l e s pr e m ier s r a yo n s d u jou r , l a f usil l a de é cla tai t et le s ha bi ta n ts
q ui
c on n a i ssa i e nt
la
si gn i f i cat i on
de
la
v oi x
de
la
f ou d r e
se
r éu n i ssa i e nt s ur la pl ace de p al a bre s où on pr o c é da it tr a n q u il le me nt a u
r ec e n se me n t et pr é le va it ce q u i e st d û a u x B la nc s e n h u m ai n s ,
be s tia u x , b ot te s ou pa n i er s d e moi s son s . C 'é ta it la r e ce t te d es ma gn a n
ou d e la p ar ol e de la p o u dr e . 144
Pourtant, il est difficile de tenir Djigui pour responsable dans
cette
entreprise
de
dépersonnalisation.
Il
s'en
dém arque
nettement, d’ailleurs, après sa visite sur le chantier du fameux
train lorsqu'il découvre, avec stupeur, la perdition de son peuple
:
Le B la nc gu i d ai t D ji g u i e t se s s ui va n t s d a n s la pe ti te gar e. Le s
éc ha n ge s ét a i e nt e nt r ec ou p é s de sil e nce [ … ] La vi s it e se p ou r s ui vi t
[ …]
Le s l on gu e s e x p li ca t i on s d u Bl a nc, l ' e nt h ou si a sme de l 'i n ter pr ète e t d u
gr i ot ne c on va i n q ui r e n t pa s l e r oi; t ou t le m on d e c on st a t a a ve c
144
Ibid., p. 81.
- 156 -
dé c ou r a ge m e nt
q ue
D ji gu i
di ssi mu l ai t
ma l
un
ce r ta i n
dé se n c h a n te me n t. 145
Pour échapper aux «monnew», Djigui a
encore l'énergie
nécessaire de se reprendre en main. Au reste, c'est un homm e
d'honneur. Son erreur ne serait pas due au fait qu'il ignorait de
quoi étaient capables les colonisateurs, mais, probablement, de
ce fait qu'il les honorât trop en les traitant en «honnêtes
hommes». En quoi, il ressemble, ici, au «dyambour» sénégalais
pour
qui
le
sens
de
l'honneur
est
l'un
des
traits
de
la
personnalité 146.
En acceptant l'honneur que lui faisait la France, Djigui se
devait, en retour, de traiter ses représentants comme il fallait.
Cependant, lorsque, sur le tard, il réalise qu'il est la victime
d'une m achination, il ne voudra plus entendre parler d’un train
plus grand vu les efforts que le premier coûtèrent déjà :
Le tr a i n de Fra nc e é t ai t d i x f oi s p l us gr os q u e ce l u i d 'Af r i q u e. D e
r et ou r à S ob a, le c om m a n da n t a n n on ç a q u ' a pr ès l 'a rr i vé e d u pe ti t tr a i n
d ' Afr i q ue a u B ol l od a , la Fr a nce a ll ai t at t r i b uer au x K ei ta u n t ra i n a u x
di m e n si on s f ra n çai se s. D ji gu i s 'e m pr es sa d e re fu ser ; il n 'a i ma i t pa s
le s gr os t r ai n s. Le p et it tr ai n q u ' il s'é ta i t pr om i s se r é vé l ai t d é jà
145
146
Ibid., p. 88-89.
Senghor, L. S., «L'Ethique négro-africaine» in Liberté, tome 1, op. cit., p. 277-279.
- 157 -
c om m e u ne ga ge ur e a u s si ir r éa li sa b le q ue d e t ir er de l a f or ê t u n b uf f l e
vi va n t. Q u ' a ur a it c oû t é u n tr a i n de Fr a n ce ? 147
Pour autant, les stratégies ne m anqueront pas pour appâter
Djigui et le contraindre à collaborer davantage. Aussi l'exposition
coloniale de 1931 est une aubaine
pour les colonisateurs qui
s’empressent de lui adresser une invitation :
A vec le s ou ri re , i ls m' a n n on c èr e n t d e u x b on n e s n ou ve ll e s. Le tr a va i l
d u tr a i n à d es ti n at i o n de S ob a a va it a va n cé ; l e g ou ve r ne u r e t l e
m i ni str e de s C ol on ie s m' in vi t ai e nt à l 'E x p osi t i on c ol on i a l e à P ar i s.
J 'a ll ai s e nf i n c on n a îtr e l e p a ys de s B l a n cs q ue l es a nc ie n s c om b a t ta n ts
m 'a va ie nt ta n t va n té. Je de sc e n di s a u p or t. 148
Les m alentendus linguistiques dont foisonne Monnè, outrages
et défis ainsi que les conséquences négatives qu'ils induisent
sont les aspects qui, à coup sûr, ont perverti la colonisation. Les
chantres de la Négritude et tous les aèdes de l'Afrique lointaine
et insouciante n'avaient pourtant donné de la voix que pour des
écrits compartim entés ne représentant que les laissés-pourcom pte de la colonisation et ses bénéficiaires. Or, avec c e
nouveau roman, Ahm adou Kourouma corrige une vision du
colonialisme que n'ont pas perçue les pionniers de la littératur e
147
148
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 104.
Ibid., p. 103.
- 158 -
africaine, en arguant les problèmes de communication liés à
l'incompréhension d'autrui.
La question que le romancier semble avoir formulée alors est
de savoir comment un handicap linguistique eut pu être surmont é
et permettre une cohabitation sans heurts. Aussi constate-t-on
qu’il n’a souvent été question que de mascarade lorsqu'il s'est
agi de vanter les bienfaits de la colonisation aux populations
africaines alors même qu'elle fut plutôt ressentie comme une
agression.
En
effet,
il
n'est
guère
fait
mention,
avant
Ahmadou
Kouroum a, de la situation de communication dans les rapports
entre colonisateurs et colonisés, dans les romans qui ont ouvert
la polémique sur les méfaits du colonialism e, ni mêm e formulé le
fait que la langue ait pu, de temps à autre, s’ériger en obstacle.
Or, il semble que pour le rom ancier ivoirien, cette dernière a été
capitale pour réussir ou échouer la colonisation.
Monnè, outrages et défis peut, de fait, paraître révisionniste.
Pour autant, il ne s'agit pas d'établir une nouvelle vérité sur la
colonisation m ais d'attirer l'attention ou de faire la lumière sur
une situation que l'on a, sem ble-t-il, souvent ignorée. Ahmadou
Kouroum a dresse un tableau où il m ontre aussi bien l'implication
des Africains dans l'impérialism e français que les difficultés qui
étaient liées à la langue et, par conséquent, le fait que la
colonisation s’est bâtie sur des malentendus.
- 159 -
Ainsi la langue aura-t-elle été décisive dans la tournure des
événements. En atteste le quiproquo entre Djigui et «son frère
de plaisanterie». En somme, non seulement la colonisation
apparaît ici comme l’annexion d’un territoire par une puissance
étrangère, mais encore est définie par sa f orme langagière et
doit, pour ainsi dire, être comprise comme tout, c’est-à-dire à la
fois dans sa forme, son sens et par rapport à la désorganisation
sociale qui en résulte ; puis finir par connoter le décrochem ent
qu’illustre, par exemple, le m ot «liberté» dans la bouche de
l’interprète du com mandant :
L’ i n t er pr è te a d it g n i b ai té p ou r li b er t é ; da n s le s c om m e n ta ir e s d u
gr i ot, ce t te g n i b a i té e st d e ve n ue n a b at a q u i li t tér al e me n t si gn i f ie
«v i e n t pr e n d re ma m a n ». La li b er té , l a n a b at a a vai t, p ou r ce u x d u
B ol l o d a, c e tt e der n ièr e si gn if ic a ti on . Le Ce n te na ir e d é c on c e rt é se
de m a n da it p o u r q u oi de Ga ul l e v o u l ai t a b s ol u me n t é q u i per t ou s le s
N oir s d’A f r i q ue , n ou s ga r a nt ir à n ou s t ou s d e s p or te ur s de vi ei ll es
ma m a n s. 149
L'histoire a été falsifiée dès le premier contact avec le
colonisateur et cette fausseté a été am plifiée par le caractère
approxim atif des rapports qui ont été établis. Les nombreux
échanges de Djigui avec l'interprète ou encore certains termes
intraduisibles
dans
la
langue
vernaculaire
ont
eu
pour
conséquence la désinformation voire une certaine insoucianc e
149
Ibid, p. 218.
- 160 -
de Djigui face aux grands bouleversements de l'histoire. C'est
ainsi alors que le mot «député» qui est traduit en malinké par
«djibité»
ou
«courtisan»
n’a
conduit
qu’à
sous-estimer
l'importance politique de ce parlementaire :
- La dé p u ta t i on p ou r r ai t ê tr e u n e ca u s e p ou r l e s a u tr e s c h ef s, e l le ne l e
ser a ja ma i s p ou r u n Ke it a : le sa br e d e pa r a d e de s u n s n ' e st q ue le
c ou p e - c ou p e à dé f r ic h er de s a utr e s. I l ne c on vi e n d ra ja ma i s à u n Kei ta
d ' êtr e c ou r ti sa n da n s l a c our d ' u n mé cr é a nt , q ua n d m ê me ce l ui- ci se r a i t
le gr a n d e t vi c t or i e u x gé n ér a l de Ga ul le. T u te tr o m p e s, m on f il s,
q ua n d t u vi e ns sou h a i ter le s bé né d ic ti on s , l e s s a c ri fi c e s e t l e s s ou t ie n s
de t on pè r e p ou r u n e a ve nt u r e de r a pe ti s se me nt d e n otr e d yn a st ie 150.
Djigui ne voit dans ce nouveau pouvoir qu'une autre forme de
servitude dont se passerait un descendant de la dynastie des
Keita auquel il préfère Touboug, l'ancien instituteur de Soba :
D ji gu i sou m i t l e s or t d e l 'i n st it u te ur e t de s a u t re s pr é te n d a nt s à d es
s or c ier s, de s ma r a b ou t s et de s sa va n t s, y a l la de se s pr o p re s r e c et te s :
bé n é dic ti on s , sa c r if ice s e t c on se i ls. R a ss ur é , Tou b ou g r e ga gn a s o n
pa ys e t a c h op p a à l ' h os til it é de ce r t ai n es tr i b u s q u i ne v ou l ai e n t d ' u n
m u sul m a n c omm e c h ef : p ou r el le s, l es mu s ul m a n s, le s D i ou l as éta i e n t
de s es cla ve s . 151
150
151
Ibid., p. 230.
Ibid., p. 233.
- 161 -
En
revanche,
quoique
l'on
ait
parfois
reproché
aux
administrations coloniales de n'avoir pas accordé la priorité à la
formation des cadres africains, lorsque celles-ci durent le faire,
elles ne recrutaient le plus souvent qu’au sein des familles
régnantes. Or, il arriva que les colonisateurs se heurtassent au
refus des parents qui préféraient envoyer, à la place des leurs,
les fils de leurs esclaves ou de leurs courtisans.
Nous en voulons pour illustration la situation de Sam ba
Diallo, le personnage principal de L'Aventure ambiguë 152 de
Cheikh H. Kane et cet échange vif entre la Grande Royale, la
sœur du roi des Diallobé, implorant l'envoi des enfants Diallobé
à l'école française et partisane d'un nouvel apprentissage, et
Tierno, gardien de la tradition et maître incontesté de l'école
coranique, que fréquente le jeune Diallobé, qui est opposé à
toute réforme de la société :
La Gr a n d e R o ya l e é t ait r e n tré e sa n s br u i t, se l on s on h a bi t u de . E l l e
a va i t la i ss é se s ba b ou c h es der r ièr e l a p or te. C 'é t ait l ' he ur e d e sa vi si te
q u ot i di e n ne à son f r èr e . Elle pr i t p lac e s ur la na t te, f a ce a u x d e u x
h om me s.
- Je m e ré j ou i s de v o u s tr ou ve r i ci, m aî tr e . P eu t -ê t r e a ll on s - n ou s
me tt r e le s c h os e s a u p oi nt , ce soi r .
- Je ne voi s pa s c om me nt , m a da me . N os v oi e s son t par al lè l e s e t t ou t e s
de u x i nf le xi b le s. 153
152
153
Kane, Ch. H., L'Aventure ambiguë (1961), Paris, 10/18, 2000, 191 p.
Ibid., p. 45.
- 162 -
En effet, L'Aventure ambiguë du Sénégalais Cheikh Hamidou
Kane, attachant par bien des égards, offre deux visions du
monde parallèles : une vision passéiste, méfiante et prompte au
repli sur soi et une autre vision du m onde élargie aux dimensions
du tem ps et à laquelle l'homme moderne devait s'intégrer, c’està-dire une vision universelle qui aspire au dialogue interculturel
tel
qu'il
est
prôné,
ailleurs,
par
le
poète
et
Académicien
Senghor 154.
Or, dans les romans kourouméens, les personnages qui
détiennent le pouvoir moderne, sont le plus souvent d’origine
modeste,
Blancs
contrairem ent
qui
auraient
aux
aspirations
souhaité
recruter
des
administrateurs
dans
les
familles
régnantes. Ce sont, en apparence, des gens ordinaires ; excepté
leurs noms qui ne sont pas toujours communs.
Qu'il
s'agisse
des
Soleils
des
Indépendances
ou
d'En
attendant le vote des bêtes sauvages, ils sont descendants
d'esclaves, des «bâtards», comme aime à les traiter Fama,
l'héritier du trône du Horodougou ou des revanchards comm e
Koyaga.
Ici, Ahmadou Kouroum a montre non seulement comment le
pouvoir traditionnel est tombé en décrépitude mais, surtout, il
désigne les responsables d'une part, les colonisateurs qui l'ont
perverti et favorisé l'émergence de nouvelles classes dirigeantes
154
Parmi les thèmes autour desquels s’articule la pensée d'un des maîtres de la Négritude, il y a la
«recherche des conditions de réalisation de cette civilisation de l'universel qui serait fondée sur
l'interprétation, le dialogue, l'influence réciproque de toutes les cultures».
- 163 -
et, d'autre part, les Africains qui ont eux-mêmes pris part à la
déconstruction de ce pouvoir et qui ont consolidé la colonisation,
Djigui en étant l'illustre exem ple.
Fonctionnant
sur
un
mode
endogène,
les
sociétés
traditionnelles africaines d’avant les conquêtes européennes
reposaient sur une coexistence entre castes, fraternités d'âge ou
confréries. Cette hiérarchisation garantissait l'harmonie de la
communauté. Il fallut alors que des Européens débarquassent
pour que celle-ci fût remise en cause. Là encore, la littératur e
africaine regorge d'exem ples.
Mais, ne pouvant les énumérer tous, nous ne citons que
l'œuvre du Nigérian Chinua Achebe, Le Monde s'effondre 155. En
effet, ce livre est un des brillants témoignages que la littératur e
africaine, dans son ensemble, ait pu féconder pour nous offrir
l'image
d'une
société
traditionnelle
qui
agonise
après
le
débarquem ent des missionnaires.
Dans Monnè, outrages et défis, le député Touboug, à l'instar
de ses «fils de bâtards» que Fam a injurie à longueur de journée,
est le détenteur de cette nouvelle forme de pouvoir en Afrique.
Après son élection à ce poste, il ne m énage pas ses efforts pour
faire la prom otion des siens se détournant de Djigui dont le
soutien fut pourtant indispensable :
155
Achebe, Ch., Le Monde s'effondre, Paris, Présence Africaine, (1966), 1973, 254 p.
- 164 -
C ' es t bi e n p l u s t ar d q u e le s pa r ol e s de Bé ma se r é vé l è re nt e xa c te s .
T ou b ou g,
u ne
f oi s
d ép u té ,
se
pr é oc c u pa
de
s a u ve r
du
s ou s-
dé ve l op p e m e nt c e u x d e sa f a m il le , de son vi l l a ge e t d e sa t r i b u. D a ns
le p ar t i u n i q ue , il s ou t i n t q ue ce u x de S ob a ne mé ri t ai e nt p a s l a li be r té
de v o t e par ce q u 'il s ne sa va ie n t pa s se dé pa r ti r de la s ol i da r i té tr i b ale ,
n ' ar r i va ie n t pa s à t r a n sc e n d er l e u r a p p ar t e na nc e t ri b a le. 156
L’alliance de Touboug avec le R.D.A. 157 en fait plus tard un
instrument du communism e :
( …) on v ou l ai t m on tr er q ue ce r t ai n es ma i n s é ta i en t r ou ge s : c e lle s d u
c om m a n da n t
c om m u n i st e s
Hér a u d,
du
f r a n ç a is.
d é p uté
N ot r e
Tou b ou g
d é p uté
et
s 'é ta i t
ce ll e s
af f il ié
des
dé p u té s
au
gr ou p e
c om m u n i st e à l 'A sse m bl ée na ti o n a le f r a nç ai se. 158
Bénéficiant de l’appui des parlementaires communistes à
l’Assemblée
Nationale,
ce
parti,
à
l’origine,
milite
pour
l’émancipation des colonies à laquelle Bém a est défavorable à
cause du soutien d’une frange de colons qui désirent encore
rester
à
Soba.
Monnè,
outrages
et
défis
dénonce,
ici,
l'acharnement de la France qui veut, à tout prix, conserver une
156
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 244.
Après les premiers succès que les élus africains avaient remportés au sein du Parlement de
l'Union française, leur tâche s'était compliquée. Aussi, pour y faire face, ils avaient décidé de
s'organiser pour mieux coordonner leurs actions. Ils créèrent ainsi le R. D. A. (Rassemblement
Démocratique Africain). Dans un Manifeste, en septembre 1946, ils exposèrent leurs motivations,
notamment l'élan des peuples colonisés vers la liberté. Dès lors, ce parti reçut le soutien du Parti
communiste qui combattait le colonialisme.
158
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 254.
157
- 165 -
présence dans ses territoires malgré les gages qu'elle a faits
d'une indépendance certaine 159.
En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors
qu'elle avait perdu son prestige et son influence d'antan, la
France s'était retrouvée minoritaire au sein de la nouvelle
organisation des nations qui affichait son anticolonialisme, à la
tête desquels les Etats-Unis qui entendaient assurer, à chacune,
son indépendance.
Pressée par ses alliés de tenir ses engagements de libérer
les peuples qui étaient encore sous son emprise, la France, qui
était en train de perdre toutes ses possessions coloniales
d'Indochine -alors qu'elle vient de s'enliser dans un nouveau
conflit dans ses anciens territoires de l'Afrique du nord-, ne
pouvait cependant adm ettre de tout perdre.
Dans
un
premier
temps,
elle
propose,
aux
colonies
désireuses de rester sous sa protection, d'intégrer un cadre : la
Communauté française dans laquelle les droits des colonisés
seront alignés sur ceux des Français vivant en métropole.
159
Alors que Hitler est en passe de perdre la guerre en Europe, le général De Gaulle réunit à
Brazzaville, au cœur du continent noir, tous les gouverneurs de l'Afrique française. La Conférence
de Brazzaville (du 30 janvier au 08 février 1944) recommande alors une large représentation des
colonies dans les futures Assemblées, la création d'un Parlement fédéral, un nouveau régime de
travail et des progrès sur le plan de l'équipement. Alors que l'opinion ne retient de celle-ci que
l'amorce de l'émancipation des colonies, les résolutions prises tendront plutôt à renforcer les liens
entre la métropole et les colonies qu'à les assouplir. Au lieu d'un changement de rapport de forces,
le général De Gaulle, sans se compromettre ni s'engager, propose aux colonies d'intégrer, pour
leur développement, l'Union française, qui naît officiellement de la Constitution de 1946. Le
discours de De Gaulle jette ainsi les bases d'un empire encore plus puissant puisqu'en 1958,
l'Union française devient la Communauté grâce à laquelle les intérêts, les aspirations et l'avenir
des peuples colonisés furent alignés sur ceux de la métropole. (Cf. Fluchard Claude et al.,
L'Europe et l'Afrique du XVème siècle aux indépendances, Bruxelles, De Boeck-Wesnael, 1987, p.
269-282).
- 166 -
Elle organise alors un Référendum par lequel les Africains
sont
invités
engagées 160
à
s'autodéterminer.
dans
la
campagne,
Mais,
seule
parmi
la
les
colonies
Guinée
opt e
immédiatem ent pour l'indépendance tandis que le reste choisit
d'intégrer ladite Communauté qui s'emploie, dès lors, à la
formation des futurs cadres de la nouvelle administration, en
l'occurrence ceux qui défendront les intérêts des colonisateurs 161.
Le candidat du R.D.A. n’étant pas une garantie pour les
intérêts de la France, celle-ci s’employa à le persécuter et le
contraindre à abandonner son poste de député au profit de
Bém a. Aussi, si l’expérience communiste, en Afrique, a été de
courte durée, c’est parce que partout où l’on adhère aux thèses
marxistes, une véritable chasse aux dirigeants est ouverte avec
la bénédiction des régim es occidentaux qui souhaitent mettre
aux commandes des nouveaux Etats leurs vassaux :
La bar bar ie c om mu n i ste vou l a i t d é tr uir e l e mon de l i br e , s'e m p ar er de
l 'Af ri q u e , le mon d e li br e l 'a va i t e nf i n c omp r i s e t s ' ét ait e n ga gé da n s l a
gu er r e
f r oi d e
:
p a rt o ut
on
p ou r c ha ssai t
l es
c omm u n i s te s.
Le s
c om m u n i st e s s on t l e s en ne mi s d e Di e u, d e la r e l i gi on , de l ' or dr e, de l a
160
Dans son discours d'accueil au général de Gaulle à Conakry, le 25 août 1958, c'est-à-dire un
mois avant la date du Référendum du 28 septembre par lequel la Guinée avait choisi
l'indépendance, Sékou Touré avait dit : «Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse
dans l'esclavage». Ainsi, excepté la Guinée, toutes les autres colonies françaises optèrent pour la
Communauté.
161
En 1914, l'Afrique profonde est le domaine de l'analphabétisme (…) A partir de 1945, l'Afrique
française prend une figure nouvelle sous l'action de l'éducation française (…) Dès 1946-1947
s'exprime la volonté de doter chaque territoire d'un jeu complet d'établissement, non seulement
primaire, mais surtout secondaires et techniques. En 1958, les résultats ne sont pas négligeables
(…). (Cf. Valette Jacques, «Les effets de cette politique», La France et l'Afrique : l'Afrique
subsaharienne de 1914 à 1960, Paris, Sedes : coll. Regards sur l'histoire, 1994, p.237-262).
- 167 -
f a mi lle e t de l a li be r t é. Lu i, Le f or t , é ta it v en u a v e c de s p ou v oi r s
ét e n d u s p ou r e x tir p er l e c om m u n i sm e de S ob a . ( … ) Sur - l e -c ha m p i l
c on v oq u a Bé m a. 162
Cependant, c’est à tort qu’on accuse ces derniers d'être à la
solde
de
l'Union
soviétique
et,
notamment,
de
bafouer
la
démocratie et les libertés fondamentales alors même que les
partisans du monde libre s'avèrent aussi cyniques et inhumains
que leurs prédécesseurs dans leur exercice de l’autorité.
En contrepartie de l'indépendance politique, la France, en
fait, exigeait des anciennes colonies qu'elles coopérassent avec
les
Occidentaux
plutôt
qu'elles
se
convertissent
au
Communisme. En effet, il était loin d'im aginer qu'une fois
l'indépendance acquise, l'ancienne puissance -qui avait pendant
longtem ps consenti aux manœuvres de l'administration coloniale
et avait organisé l'exploitation des colonies en assurant sa
prospérité- changeât brusquement de politique à leur égard. Ici ,
le rom ancier ivoirien indexe les manipulations des colonialistes
qu’il rend, pour ainsi dire, responsables des exactions commises
sur les peuples africains, surtout du fait qu'ils soutinrent et
continuent de soutenir des régimes tortionnaires.
Pourtant, en 1955, ces mêmes dirigeants Africains réunis
avec les Asiatiques au cours d'une conférence à Bandung
avaient choisi de s'aligner sur le principe de neutralité dans le
162
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 255.
- 168 -
conflit qui opposait l'Est à l'Ouest. Or, dans les faits, c’est le
continent africain qui a le plus souffert de cette bipolarisation en
servant souvent de terrains d’entraînements ou d'affrontements
d'intérêts entre ces deux blocs.
La France, soutenue par ses alliés occidentaux, opte pour un
choix
stratégique.
Ainsi,
au
nom
de
la
lutte
contre
le
communism e en Afrique, de faux complots ainsi que des coups
d'Etat prolifèrent sur ce continent dans le but uniquement
d'évincer du pouvoir ceux qui étaient considérés indésirables.
Par ailleurs, Ahmadou Kourouma épingle, avec sarcasme, la
participation de la religion dans la fameuse lutte contre les
communistes. Ainsi, l’Islam a été utilisé comme rempart contre le
communism e puisque les alliés des Occidentaux, en particulier
Bém a
qui
se
présente
comme
le
combattant
des
athées,
l’accusent d’une irréligion :
I l [ Bé ma] e x pl i q ua q ue le s pr o gr e ssi st es n e v o u l ai e nt pa s r asse oi r le s
tr a va u x f orc é s n i r e c o m m e nce r l a c on s tr u ct i o n d u c he m i n de fe r de
S ob a, ma i s e x or c is er l ' at hé i s me. Le R DA ét ait c on tr e Al l a h, s o n
en v o yé Moh a m e d e t s on Li vr e , le C or a n. 163
La vision qu'il donne n'a rien d'une banale critique du
colonialisme : elle prend, plutôt, le contrepied des chroniques
officielles.
163
Aussi,
sans
paraître
Ibid., p. 265.
- 169 -
véritablement
un
docum ent
historique, Monnè, outrages et défis évoque la tragique réalité.
Le fait que ce roman réfère, par exemple, aux personnalités qui
ont réellem ent marqué l'histoire de cette seconde moitié du
XXème siècle démontre à suffisance le souci de plausibilité. En
effet, la présence d'un personnage réel induit assurém ent une
assise dans le souci de vérité. Et même si Ahmadou Kouroum a
prend parfois de la distance, un lectorat averti démêle le faux du
vrai.
A travers le regard de Djigui, pour le rom ancier ivoirien, la
colonisation ne justifiait pas une telle déréalisation de l’individu
d'autant plus que les objectifs qu'elle proclamait étaient la
promotion des peuples indigènes grâce aux bienfaits de la
civilisation européenne.
Ainsi, dédaignant la manière dont les troupes françaises
avaient pris possession de son royaume, son personnage fait
mine d'ignorer que Soba a été colonisé, allant, de fait, jusqu'à
décréter la guerre :
I l dé li m it a le t e r r i t oi r e à déf e n dr e c on t r e l e s i n f i dè l e s : i l se
ci rc on sc r i va it a u B ol l o da et à la m osq u ée . Les sol d a t s a p pe l é s se
r éd u i sai e nt a u x c ou r ti s an s e t vi ei ll ar d s q ui, e f fe ct i ve m e nt, s' ét ai e n t
tr ou vé s s u r le t a t a le j ou r de l ' ar r i vé e de s pr em ier s B la nc s à Sob a .
J oi gn a n t l e s act e s a u x par ol e s, Dj i gu i r e pr it a u ssi t ôt son s ur n om d e
gé n é r a l d 'a r mée , Ké l é ma ssa ( ma îtr e de la g uer r e) et D jél i ba e n l e
l ou a n g ea n t c r i a «Ma s sa ». A l a s ui te d u g r i ot , n ou s c la m â me s e n c hœ u r
- 170 -
le n ou ve a u sur n o m , et c ha c u n re ntr a ch ez l u i p ou r r e ve n i r a u B o l l od a
en te n u e de c om b a t. 164
Dans le désespoir de voir que les colonisateurs n'avaient pas
tenu leurs engagements, cette déclaration de guerre devient le
véritable signe d'une désapprobation. Ainsi, la colonisation que
les
m étropolitains
perçoivent
comme
un
bienfait
pour
les
autochtones n'a induit que le chaos ; tout comm e elle n'a été que
la source de grandes discordes.
De fait, Djigui est deux fois trahi : tout d'abord, parce qu'il n’a
pas obtenu l’entière confiance des colonisateurs ; puis, parc e
qu'il est chassé du pouvoir par son fils ; car les colonisateurs
préfèreront, à la place de ce roi grabataire et centenaire, Bém a
qui consent à leurs méthodes :
Ar r i vé s a u x a p pr oc he s d u pr e m ier vi l la ge , il s [ Bém a, l e c om ma n d a nt
Le f or t et u n dét a c he m e nt de tir ai l le ur s] l e ce r n èr e nt e n si le nc e ( …)
Le s gar d e s b on d i r e nt de s c ac h e s, se f a uf il èr e n t en t re l es c on c e ssi on s ,
déf on c èr e n t le s p or t es e t ar r êt èr e nt l e s r éc a lc it ra n t s. L' o d e u r de l a
p ou d r e se mê la a u x p ua nt e ur s d u vi ol e t d u v ol c om me i l se d oi t a pr è s
le pa s sa ge de t rè s b o n s ga r d e s d a n s u n vi l la ge r eb el le. 165
A travers le parcours de Djigui, Monnè, outrages et défis
retrace l'épopée tragique de l'histoire coloniale. Ce récit donne
164
165
Ibid., p. 185.
Ibid., p. 256.
- 171 -
la parole au témoin oculaire afin que celui-ci décrive sa propr e
vision
du
colonialisme.
Ce
qui
peut
paraître
comme
une
plaidoirie. En fait, ce roman peint l'histoire de la colonisation de
l'intérieur en contrebalançant les arguments des colonisateurs.
Tout en réitérant le rôle que l'Afrique a joué dans cette
tragédie, Monnè, outrages et défis rappelle que la colonisation
est aussi une question de malentendus et de contresens. Aussi
la
collaboration
africaine
devrait-elle
nuances.
- 172 -
induire
ici
quelques
Deuxième partie
De l’histoire à l’écriture de l’histoire
- 173 -
Préambule
Lorsqu’à la fin des années soixante, Ahmadou Kouroum a
entreprend l’écriture des Soleils des Indépendances, l’Afrique est mal
partie 166. En effet, peu après les indépendances, ce continent sombre
dans la dictature. Aussi cette période qui commence a-t-elle servi à
l’élaboration d’une œuvre romanesque engagée où est proposée, de
façon plus ou m oins directe, une critique de ce système.
A la différence des thèses officielles qui idéalisent l’histoire de
du continent noir, l’œuvre d’Ahmadou Kourouma offre une nouvelle
vision du colonialisme, des indépendances et de la guerre froide. Elle
met en lumière les aspects qui sont demeurés ou demeurent encore
obscurs.
Pour autant, le romancier ivoirien ne conçoit pas l’écriture du
roman comm e le travail de l’historien car, lorsqu’il fait revivr e
l’histoire ou bien garde un degré d’historicité à son œuvre, son roman
reste
quand
même
une
fiction.
Il
n’en
conserve
le
caractère
référentiel que pour perm ettre l’établissement d’une vraisem blance.
En effet, la symbiose qui se produit entre l’acte imaginaire et la
situation qui l’a engendré (et que l’on ne peut ignorer ici) conditionne
la constitution de l’œuvre pour qu’elle ait la double fonction d’être
fiction et réflexion sur l’histoire événementielle.
166
Nous citons ici le titre du livre de René Dumont L’Afrique noire est mal partie (Paris, Seuil, 1962,
277 p.). Dans ce livre, il indexe la tournure qu’elle a prise pour rattraper le retard de son
développement sur les pays industrialisés en stigmatisant les dommages causés par la mainmise
de l’Europe bureaucratique.
- 174 -
Chapitre 5
---------Le ton de la dénonciation
Dès la fin des années soixante, l’écriture, en Afrique, se
démocratise 167. Il s'agit, pour la plupart, de formes qui remettent
en cause les indépendances. Face à l'austérité des systèmes
politiques en place, la tentation est grande, en effet, de s e
réfugier dans l'imaginaire.
Les
romans
foisonnent,
qui
abordent
cette
période
mouvementée et inouïe. Aussi ne faut-il plus faire une lecture
des romans d’Ahmadou Kourouma uniquem ent sous leur form e
scripturale comm e des récits de tous les scrupules 168.
En effet, lorsqu’on considère Les Soleils des Indépendances
comme métaphore, ce roman regorge de contenus sém antiques
167
«Depuis 1968, avec d’une part Les Soleils des Indépendances de Ahmadou Kourouma, et
d’autre part Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, un grand nombre de consciences se
sont exprimées, un grand nombre de langues se sont déliées, un grand nombre d’écrivains se sont
révélés, en abordant avec courage et lucidité la situation politico-sociale de l’Afrique «en voie de
développement». (L. Kesteloot, Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 438).
168
De nombreux travaux consacrés à l’étude des romans d’Ahmadou Kourouma, comme ceux de
Maliky Gassama, se sont, en effet, complus dans le commentaire du désenchantement des
indépendances et de la «malinkisation» de la langue française.
- 175 -
étrangers au cham p attribué ordinairem ent aux objets. Ainsi la
stérilité de Fam a frappe, non plus seulement comme symbole de
l’impuissance, m ais elle devient le signe de la misère sous cett e
fameuse ère. Elle est le lieu d’une expérience im aginaire pour
une théorie généralisée du désastre des indépendances.
Soustraite de son contexte habituel, l'infécondité devient,
avec Ahmadou Kouroum a, l'expression d’un désenchantement,
voire de la déchéance hum aine.
Ce faisant, il nous faut lire entre les lignes, creuser le mot
pour déceler le destin tragique de l'Afrique qui paie le prix de
ses illusions.
On voit d’ailleurs, dans les premières pages des Soleils des
Indépendances, s'élaborer les traits constitutifs de leur caractère
et de leur expression. Les déboires de l’héritier du trône du
Horodougou m ais aussi son incapacité à générer la vie afin de
pérenniser la dynastie des Doumbouya sont autant de signes qui
destinent au drame, à la déshéroïsation. Cependant, à travers la
misère de son personnage, le romancier ivoirien veut peindre le
misérabilisme des peuples africains entiers.
En
effet,
lorsqu’il
fait
le
choix
poétique
de
l’existence
moribonde et de la révolte contre un système impitoyable, la
souffrance
du
personnage
kourouméen
dissimule
mal
un
engagement idéologique, Ahmadou Kouroum a a yant fait celui de
la dissidence politique. Aussi, ce que le romancier ivoirien
- 176 -
n'énonce pas est tout de même suggéré. Ainsi s’abstient-il, dans
Les Soleils des Indépendances, d’un réalisme ordinaire.
Il
est
politiques
certain
que,
africains,
devant
Ahmadou
à
l'ostracism e
Kourouma
des
propose
régimes
et
même
oppose un monde parallèle où fourmillent les im ages, les
allégories et les métaphores les plus inattendues. Le fossé
sem ble large entre la réalité qu'il décrit et l'imagerie à laquelle il
recourt que son écriture paraît, de prime abord, surréaliste.
Or, Ahmadou Kouroum a va ultérieurement s'attaquer au récit
réaliste. Et, ce que l’on perçoit dans cette nouvelle attitude, c'est
la volonté surtout de s'affranchir d'un systèm e de création qui
pourrait, à la longue, s’avérer inconséquent pour le roman.
Il va s'adonner avec fantaisie à la critique de la société
africaine. Il n'a, d’ailleurs, de cesse de le rappeler, lui qui
s'engouffre dans l'imaginaire pour mieux transcrire la réalité.
Ainsi, le produit de l'imagination ici ne tranche pas avec les
intentions réelles du romancier pour qui l’écriture doit recourir à
des rapprochements incongrus, à des images insensées. Une
manière
de
procéder
qui
institue,
assurément,
une
façon
particulière de contaminer la vision de la réalité.
A travers la forme de ce style particulier, Ahmadou Kouroum a
offre le rêve de se pencher sur une écriture faite dans la
symbiose des genres m ythe, légende et histoire.
- 177 -
Cependant,
l’œuvre
romanesque
d’Ahm adou
Kouroum a
confirme une tendance du siècle où le rom an s’est caractérisé
par la volonté de faire éclater les critères du genre afin de mieux
exprimer la complexité et la dissolution du monde moderne.
Aussi les anim aux sacrés peuvent-ils côtoyer librement les
humains de telle sorte que l'idée qu’on se forge de l'espace ainsi
recréé surpasse celle de la réalité alors qu'il ne s'agit guère,
pour le moins, que d'une écriture dont la visée reste une
adéquation au monde réel.
Le roman n'est plus ce qu'il semble être, par définition, c’està-dire une vision de la réalité. Mais, il veut exister comm e
expérience
possible
de
l’im possible.
Or,
en
relevant
les
métaphores et les mises en abîme, on découvre le ton réel de la
fable d'Ahmadou Kouroum a, qui élabore son sens en déroutant,
en usant de contre-affirmations et de seconds degrés.
Le dire paraît limpide. Cependant, il faut scruter l’intérieur
des lignes pour recueillir sa quintessence car la réussite du
roman kourouméen sem ble se mesurer dans sa capacité à
dissimuler ou à tourner en dérision ce qui se conçoit clairement.
Sous
la
dictature
et
la
censure,
le
romancier
étant
obligatoirem ent soumis à la pression des autorités locales, l’act e
de création littéraire repose donc sur l'apparence.
En effet, les écrivains africains ne sont guère nom breux qui
se vantent de jouir d'une liberté de création totale dans des
Etats où la moindre expression artistique est soumise à leur
- 178 -
contrôle. Bien au contraire, ceux-ci enjoignent souvent aux
premiers de se taire lorsqu'ils ne font pas l'apologie du chef et
de son parti. De fait, les auteurs qui ont voulu s'exprimer
librement ont fait le choix de l'exil.
En revanche, les romans d'Ahmadou Kouroum a reposent sur
écriture sym bolique dense et l’emploi de la dérision et du
soupçon. Ils privilégient l'allusion par une mise à distance de la
réalité historique. Ainsi, le drame des indépendances est évoqué
sur le mode allégorique dans Les Soleils des Indépendances, le
style
adopté
pour
ce
roman
semblant
moins
im putable
à
l'inexpérience du romancier qu'à une form e de dénonciation
purem ent rhétorique.
Dans ses romans ultérieurs, Ahmadou Kourouma choisit de
faire évoluer des figures, c'est-à-dire des personnages qui, audelà de leur fonction actantielle, m ettent en valeur le cortège
d'indicibles souffrances. Ainsi, le désenchantement apparaît en
filigrane ou est évoqué discrètement en renvoyant, de façon
indirecte, aux prom esses non tenues.
Ahmadou Kourouma, de fait, est un romancier implicite mêm e
si, progressivement, ses romans deviennent, on ne peut plus
clairs voire plus directs dans la mise en cause des systèmes
politiques alliés de l'ancienne puissance coloniale.
Dans un mouvement de redynam isation du passé et de
l'histoire
des
indépendances,
le
- 179 -
romancier
ivoirien
rend
volontiers les événements imprévisibles, en les présentant plutôt
d'une façon inattendue, en marquant le triomphe de l'irrationnel
sur la réalité.
Il donne la toute puissance à la subversion qui devient, dès
lors, la seule alternative à la répétition. Pourtant, ses romans ne
visent pas, de prime abord, le détail et les particularités, ni
même la précision. Ils s'imprègnent tout juste d'un esprit, ils
érigent une fonction de description persuasive.
Ce
n'est
qu’après
avoir
opéré
cette
synthèse
que
l'on
procède légitimem ent au repérage des situations mises en scène
avec plus ou m oins de rapprochement avec l'époque. A cet effet,
nous ne devons pas sous-estimer tout le travail consenti au
préalable par le romancier, Ahmadou Kourouma ayant fait la
preuve d'une certaine liberté dans sa façon de retranscrir e
l'histoire.
En conséquence, le récit des événements qu'il propos e
importe peu au détriment de leurs implications et des réseaux de
significations qu'ils engendrent.
- 180 -
1. Démesure et stylisation
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, ce qui frappe
d’abord, c'est l'abondance des scènes de violence, en particulier
celles qui ont trait aux assassinats du président Fricassa Santos
et des anciens m embres du comité d'insurrection. Elles ont pour
finalité de grossir le trait de la caricature. Aussi, ce que l'on voit
s’élaborer
dès
lors,
c'est
le
goût
du
rom ancier
pour
la
surimpression ou stylisation.
En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma exagère les
caractères
des
personnages.
Ainsi
certains
comparent
la
politique avec une partie de chasse :
La p ol i ti q u e e st c om m e la c ha sse, on e n tr e e n p ol i t i q ue c om m e on
en t re da n s l 'a ss oc ia t i on d e s c h a sse u r s. La gr a n de br ou ss e où op è r e le
ch a ss e ur es t va st e, i n h u ma i ne e t i m p it o ya b l e c om m e l ' e spa c e, l e
m on d e p ol it i q ue. 169
En attendant le vote des bêtes sauvages, qui n'épouse pas
les structures classiques du roman, fait l'apologie du crim e en
politique. La forme expectative du titre donne plus de sens en
conviant de se projeter dans l'univers de l'animal.
169
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.
- 181 -
Rien n'est donc laissé au hasard pour tenter d'accabler le
personnage. D'une part, son origine. Le despotisme de Koyaga
s’inscrit dans son histoire personnelle et dans celle de la
communauté paléo à laquelle il appartient. Longtemps insoumis e
jusqu'avant la transgression de son père, celle-ci est réputée,
chez les colonisateurs, pour son esprit farouche.
D’autre part, Ko yaga est doté de peu de qualités positives.
Son mépris du danger n'est guère un acte de bravoure, une
qualité qui susciteraient l'admiration puisqu'il ne tue que pour la
gloire, pour le plaisir et par habitude :
-
je vi e n s p ou r t e t u e r , a n n on c e K o ya ga sa n s d é t o ur s.
-
Je su i s ét er nel c o m m e ce p a ys , i m pé né tr a b le par le s b a l le s c om me c es
mon t a gn e s et i m m or t e l c om me le f l e u ve d a n s l e q ue l t u te mir es. C ' est t oi ,
ch as se ur pr és o mp t ue u x , q ue je t uer a i ce m at i n . J e f e ra i d e t oi m on
dé je u n e r de c e m at i n.
K o ya ga n 'a tt e n d p as q u e la b ê te a c hè ve s on d i sc ou r s pr é t e nt ie u x p ou r l a
vi se r e t d éc h ar ger son a r me . 170
Ayant perdu son père dès l’enfance, Koyaga a dû se prendre
en charge. Mais afin de justifier sa particularité d'être en ruptur e
avec les tables sociales et hum aines et de pratiquer toujours la
destruction, il est décrit comme un être prim aire. Bien plus, son
170
Ibid., p. 70.
- 182 -
extraordinaire venue au monde le prédispose à une existence
singulière :
La ge sta ti on d ' u n bé bé d ur e n e uf m oi s ; Na d jou m a p or ta son b é b é
d ou z e m oi s e n t ier s. U n e f e m me s ou f f re d u ma l d 'e n fa n t a u pl u s de u x
jou r s ; la ma ma n d e K o ya ga pei n a e n gé si n e pe n da n t u n e se ma i ne
en t i èr e. Le b é bé de s h u ma i n s n e s e pr é se nt e p a s p l u s f o rt q u ' u n bé b é
pa n t h èr e ; l 'e n fa nt de N a d j ou ma e ut le p oi d s d ' u n li on c e a u. 171
Engagé dans les troupes coloniales, Koyaga s'illustre par son
courage dans les guerres d'Indochine et d'Algérie. Tuer à tort ou
prouver qu'on a le cœur dur, les occasions ne manquent pas au
personnage pour se rendre immortel.
De
retour
dans
son
pays,
fraîchem ent
indépendant,
le
nouveau gouvernement qui refuse son intégration dans l'arm ée
fait les frais de sa témérité. En effet, appuyé par d'anciens
com battants de sa communauté, il organise un complot, renvers e
le pouvoir en place et s'installe aux rênes avec trois complices
de
l'insurrection
:
le
colonel
Ledjo,
le
métis
Crunet
et
l'intellectuel Tima.
Cependant, les dissensions apparaissent au sein du comit é
qui se scinde en deux groupes.
tentatives
de réconciliation, le
En dépit de nombreuses
pouvoir
échoit finalement
à
Koyaga après avoir échappé au complot orchestré par Ledjo et
171
Ibid., p. 21.
- 183 -
Tim a. Pendant cette journée, particulièrement effroyable, le futur
dictateur
illustre
sa
toute-puissance
guerrière.
Surtout,
il
manifeste sa folie destructrice.
Obéissant à un rituel qui préconise de trancher la fin et de la
planter
dans
vengeurs
du
le
comm encement
mort,
il
afin
recommande
à
d'annihiler
sa
garde
les
esprits
rapprochée
l'ablation des parties génitales de ses victimes 172. Cependant,
Koyaga
a
eu,
auparavant,
maintes
occasions
d'étaler
sa
monstruosité, notamment par ses exploits de chasseur.
Peu après son rapatriem ent d’Indochine, s'étant rendu dans
les montagnes pour dépenser son pécule, il réunit son courage
et va à la rencontre des animaux qui terrorisaient la région.
Ainsi, il abat sans coup f érir la panthère, le buffle, l'éléphant, le
caïman.
Chaque fois, il se fut agi d'un animal légendaire ou sacré et,
par conséquent, de combat où la magie fut au centre et très
opérante. Néanmoins, le mépris avec lequel il traite ces bêtes
est à peu près égal à celui qu'il réserve, plus tard, aux humains,
Koyaga ne faisant pas de distinction entre les deux espèces.
En
somme,
c'est
uniquement
l'efficacité
de
l'action
qui
com pte. La m utilation sert, par exem ple, à garantir sa supériorité
aussi bien sur l'animal que sur l'hom me. En revanche, la magie
joue un rôle important dans la course au pouvoir. Elle sert,
172
Ibid, p. 94.
- 184 -
notamment, à se débarrasser de Fricasa Santos puis à conserver
le pouvoir pendant plusieurs décennies.
En sus de sa connaissance du milieu de la chasse, Koyaga
bénéficie de deux atouts majeurs pour accéder au pouvoir, à
savoir la couverture de sa mère Nadjoum a qui est réputée
maîtresse dans l’art de la sorcellerie et celle du marabout
Bokano dont le Coran sacré lui assure une protection divine.
Cependant, ce qui sous-tend le donsomana de Koyaga, le récit
de la purification, c'est la récurrence d'images excessives.
Ainsi, quoi qu’il ait la panoplie du dictateur africain (Koyaga a
des troupes sont à sa solde, il règne sans partage, exerce sur le
peuple un droit de vie et de mort, est l'homme le plus riche de la
république du Golfe et entretient, de surcroît, un harem), les
traits de ce personnage semblent quelque peu surexprimés.
Or, évoquer la surimpression ou stylisation, dans l'œuvre
romanesque d'Ahmadou Kourouma, c’est un peu comparer la
performance du romancier ivoirien à celle du griot traditionnel.
Maître de la parole, celui-ci est reconnu pour son don à jongler,
presque évangéliquement, avec le verbe. A la suite du poète
Senghor, nous dirons que les griots
- 185 -
f on t m ét ie r d e p oé s ie ( … ) Il s sa ve n t l e s «p ar ol es pla i sa n te s au c œ ur et
à l ' or e il le » e t, a ve c l e s par ol e s, le r yt h me q ui c on vie n t , e n te l l e
ci rc on st a nce , à te l «o b je t c ha n té ». 173
Jongleur facile, Ahm adou Kourouma, tout comme le griot
africain, a le don de l’exagération. Celle-ci s’observe à travers
l’intervention d’animaux sacrés, de la magie ou du surnaturel.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, le romancier
délègue cette compétence à Bingo car, à l'instar des chantres
dont la fonction est de dire des concerts de louanges, c’est à lui
que revient le pouvoir de transformer en légende la vie du
dictateur.
Aussi, ce rom an se caractérise par une odeur d'amplification
car si Koyaga est bel et bien le modèle même du dictateur
africain, il apparaît que les combats qu'il livre respectivement
avec la panthère, le buffle, l'éléphant et le caïm an relèvent de la
pure
fabulation.
Pour
paraître
intouchable,
le
griot
ou
le
romancier ont usé d’artifices pour transformer la cruauté du
dictateur en un récit épique.
Nous n'ignorons pas comment, en Afrique, les chefs d'Etat
ont abusé du culte de la personnalité et ont cherché à s e
rattacher à une divine ascendance pour mieux soumettre leurs
peuples.
173
Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 127.
- 186 -
Si l'existence de Koyaga n'est pas avérée, à travers les actes
de son personnage, le rom ancier veut atteindre un niveau
d'exagération et élever, par la présence de la m agie, les traits de
celui-ci jusqu'au paroxysme. Par conséquent, nous ne pouvons
nous
em pêcher
de
penser
que
plus
Ahmadou
Kouroum a
s'engage dans des thèmes profonds tels que le culte de la
personnalité et du parti, plus il s'autorise de dépasser l'analogie.
Puisque la classe politique africaine ressemble plus à une
fratrie de chasseurs qu’à un ensemble de décideurs, elle est
régie par des codes ou des lois telles, par exem ple, celle qui
oblige le promu en dictature à faire le tour d'horizon des doyen s
de chefs d’Etat devenus des m aîtres dans la périlleuse science
de l'autocratie :
La p ol i ti q u e e st c om m e la c ha sse, on e n tr e e n p ol i t i q ue c om m e on
en t re da n s l 'a ss oc ia t i on d e s c h a sse u r s. La gr a n de br ou ss e où op è r e le
ch a ss e ur es t va st e, i n h u ma i ne e t i m p it o ya b l e c om m e l ' e spa c e, l e
m on d e p ol it i q u e. Le c h a s se ur n o vi c e a va nt de f r éq u e nte r la br o u s se va
à l 'é c ol e de s ma îtr e s c h a sse ur s p ou r l es éc ou t e r , le s a d m ir er e t se f a ir e
in it i er . ( … ) Il v ou s fa u t a u pr é a la b le v o ya ge r . Re nc on t r er e t é c ou t er
le s m aî tr e s de l 'a bs ol ut i sme e t d u pa r ti u n i q ue, l es pl u s pre st i g i e u x d es
ch e f s d 'E ta t de s q ua t re p oi n t s c a r di n a u x de l 'Af r i q ue l i b er t ic i de . 174
174
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.
- 187 -
Le
voyage
qu'entreprend
Koyaga
chez
ses
homologues
africains est une véritable initiation. L'analogie a consisté ici à
com parer le monde de la politique à une société ésotérique.
Ainsi,
le
exagération.
récit
gagne
Autrement
aussi
dit,
bien
en
intensité
lorsqu'Ahmadou
qu’en
Kouroum a
entreprend la peinture des coulisses des présidences africaines,
il tente néanmoins une distanciation avec la réalité pure. Et,
même si elle revient comm e un leitmotiv dans ses romans, ceuxci ne peuvent que la refléter seulement. La nécessité de n'être
que de l'art, avec quoi tout s'agrandit jusqu'aux associations les
plus invraisemblables, l'emporte, en définitive, sur la réalité.
La peinture des mœurs de la classe politique dans les
romans
d'Ahm adou
Kourouma
est,
certes,
l'une
des
plus
accablantes et des pires qui soit mais elle reste, aussi, l'une des
plus inattendues. Ainsi, dans Les Soleils des Indépendances, le
cynisme des «fils d'esclaves», poussé à son paroxysme, est
com paré à la plus inique des pensées qui puisse exister, c’est-àdire «fermer l'œil même sur une abeille» 175.
Après s'être jeté dans le combat pour l'indépendance, Fam a a
été abandonné par les siens, oublié aux mouches comme «la
feuille avec laquelle on s'est torché». Accablé par la stérilité de
sa femme, il ne peut non plus assurer une descendance à la
dynastie des Doumbouya. Ne pouvant, par ailleurs, survivre au
monde m oderne, il retourne mourir à Togobala près de ses
175
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 168.
- 188 -
aïeux. C'est ainsi, du moins, que, dans ce roman, Ahmadou
Kouroum a a représenté le naufrage du pouvoir traditionnel à
travers un personnage dont il a expressément rehaussé les traits
et accru la misère.
Au moment où a paru ce livre, sans doute, existait-il des
centaines de «Fama» qui, en Afrique, ont vu l'euphorie des
indépendances tourner au mirage. L’histoire de ce personnage
prend donc fait dans la réalité. Elle représente une catégorie
d'Africains qui a été prise en tenaille entre la certitude de
l'effondrement du système traditionnel et l'étrangeté du monde
moderne. De ce fait, Fama apparaît ici comm e un modèle.
Cependant, en marge du plaisir qu'il prend à peindre un
personnage tout à fait typique, Ahmadou Kourouma lui prête des
attributs du pouvoir. Ce qui a, certainement, pour effet de rendr e
Fam a encore vulnérable. Il a, en sus du sentiment commun à la
majorité des Africains qui pensent que les indépendances n’ont
été qu’un leurre, le titre de prince du Horodougou. Ce qui justifie
cet apitoiement du narrateur :
Mâ ne s de s a ïe u x ! Mâ ne s de M ori ba , f on d at e ur de la d yn a sti e ! i l ét a i t
te m p s de s ' a pi t o ye r s ur l e sor t d u d er nie r e t lé gi t i me D ou mb ou ya ! 176
176
Ibid., p. 17.
- 189 -
Cependant, il pourrait avoir eu une prise de distance avec le
modèle aussi. En effet, au lieu de décrire la situation d'un
Africain quelconque, pour rehausser le côté tragique du destin
de son personnage, Ahmadou Kouroum a choisit de peindre la
déchéance d'un des représentants du pouvoir traditionnel qui est
mis à m al par la colonisation et les indépendances. En plus de la
déception, Fam a doit faire face à l'hérésie des indépendances
qui grignotent, un peu plus, son pouvoir.
L'amplification est alors un lieu de passage du commun au
hors du commun. Ainsi, à cause de ses attributs royaux, Fama,
le descendant de la dynastie des Doumbouya, n'est plus un
Africain comme les autres, un personnage ordinaire :
All a h le t ou t - p ui s sa nt ! U n c aï m a n sa cr é n’a t t aq u e q ue l or s q u’ il e st
dé p ê c hé pa r l e s mâ n e s p ou r t u er u n tr a n s g r es se ur de s l oi s , de s
c ou t u me s, ou u n gr a n d sor c ie r ou u n gr a n d c h ef . Ce m al a de n’ e st d on c
pa s u n h o m m e or d i na i re . 177
D'autres
situations
sim ilaires,
comme
l'impuissance
qui
frappe ce personnage ou encore la spoliation pétrissent à leur
aise le modèle. Ainsi, au lieu de créer un personnage ou une
figure qui eut vécu cette période des indépendances sans heurt,
Ahm adou Kourouma choisit un représentant de ceux qui en
177
Ibid., p. 194.
- 190 -
souffraient le plus. Car, de par ses origines et son éducation,
Fam a devient un cas particulier.
La création de cette chair de papier, en somm e, l’existence
de Fama, montre à quel point la littérature transform e le réel et
comment,
souvent,
cette
expérience
prend
des
proportions
incontrôlées.
Madeleine Borgom ano rend hommage à ce personnage de la
façon suivante :
Il
y
a
là ,
a u s si,
u ne
f or me
d ' a m p lif ic at i o n
é p i q ue
du
pe r son n a ge , q u i pr e n d u ne di m e ns i on d é me s ur é e . Le «d ou t e » et
l 'ir on i e q u i car a c t ér i sa i en t le r o ma n s on t u n pe u ou b l ié s, e n
f a v e ur d ' u n r e t ou r à l 'é p op é e «q u i gl or i fi e ». O n n e pe u t é vi t er
de pe n ser à l 'É va n gil e et a u x ma nif e st a ti on s mé té or ol o gi q u es
q ui ac c om p a gn e n t la m or t d u C hr i st. Fa m a a p p ar a ît al or s
c omm e u n e s or t e d e C hr ist dér i soi re . 178
En
fait,
pour
m ieux
élever
le
personnage
au
rang
de
protagoniste, Ahmadou Kourouma daigne les reliefs et tout c e
qui permet de l'embellir ou de le desservir. Il n'hésite pas à
recourir à la fantaisie, au merveilleux ou encore à la relation la
plus
incongrue
comme
le
fait
de
comparer
le
prince
du
Horodougou, respectivem ent, à la panthère, à l'hyène ou encor e
au vautour :
178
Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 94.
- 191 -
Fa ma Dou m b ou ya ! Vr a i D ou mb ou ya , pèr e D ou mb ou ya , m èr e
D ou m b o ya ,
d er n ier
et
l é gi ti m e
de sce n d a nt
de s
p r i nc es
D ou m b ou ya d u H or od o u g ou , t ot e m pa n t hèr e, é tai t u n va u t ou r .
U n pr i nce D ou m b ou ya ! T ot e m pa nt h èr e f a is ai t ba n de a ve c le s
h yè n e s . A h ! l e s s ol e i l s de s i n dé pe n d a nc e s ! 179
On voit, dans la com paraison qui est tirée ici ainsi que dans
le fait que foisonnent, dans ses rom ans, le conte, le chant, la
légende, un moyen, pour la réalité, de composer sim plem ent
avec les strates qui dépassent le sérieux de la représentation,
une façon d’élargir la vision du réel.
Ainsi, le fait de recourir à plusieurs genres, chez Ahmadou
Kouroum a, décuple la réalité ou en exagère la perspective. En
gommant les distances qui les séparent mais aussi la frontière
entre l'homme et l'anim al, le désir de peindre la réalité s'accroît
au risque de briser les mécanismes habituels de la description
réaliste.
En
principe,
la
peinture
des
mœurs
de
l'Afrique
post-
indépendance ne devrait pas poser problèm e à quiconque veut
faire valoir son talent de créateur. Dire cette expérience est,
d'ailleurs, la tendance d'un grand nombre de rom anciers qui ont
choisi de faire de leur œuvre le berceau des thèses pittoresques
où se mêlent tableaux de l'expérience humaine et peinture de
l'idée.
179
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11.
- 192 -
Or,
pour
ne
pas
faire
défaut
à
son
rom an,
Ahmadou
Kouroum a, à tout moment, étonne et ne cesse de surprendre son
lecteur. Cela passe aussi bien par le choix du cadre que par les
argum ents utilisés. Chez lui, leur dissociation conduirait au gel
de la pensée ou nuirait à la création littéraire. Au demeurant, les
circonstances sont telles que la nature induite par les romans
d’Ahm adou Kourouma est insécable car l'un sans l’autre est
inenvisageable.
Dire
la
dupliquer,
réalité,
ni
même
pour
Ahmadou
la
reproduire
Kouroum a,
à
n'est
l'identique.
pas
C’est,
la
au
contraire, suggérer, étendre le propos ou le sens de l'image de
façon à ce que le réel devienne im possible. Ce dessein dépasse
la vision de la littérature comm e réalité. Ici, s’il veut rester
crédible, le roman doit recomposer et n'être que le résultat d'un
travail.
2. Stratégie discursive et historicité textuelle
Ahmadou Kourouma a fait de la littérature le lieu de la
dissidence car le ton qu'il annonce dès la parution des Soleils
des Indépendances est particulièrement contestataire.
- 193 -
Ainsi, l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma transcende
la simple finalité poétique. En effet, la vision de la perte du sens
moral ainsi que la mésaventure des personnages kourouméens
cachent médiocrement la souffrance et le malaise de la nouvelle
Afrique. Même en se limitant à des notations indirectes, c'est-àdire
à
la
description
métaphorique,
l’œuvre
romanesque
d’Ahmadou Kourouma côtoie donc l'abjecte réalité.
Des Soleils des Indépendances à Allah n'est pas obligé, ses
romans le consacrent comme l'auteur familier des «saisons
d'anomie» 180. En fait, il n' y a pas de roman d’Ahmadou Kouroum a
qui
ne
retienne
l'attention
sur
les
années
sombres
des
indépendances. L’œuvre qu’il esquisse renvoie explicitement du
passé colonial de l'Afrique. Elle détermine la part du romancier
dans le grand chantier de revalorisation historique.
Les romans d’Ahmadou Kourouma traduisent un puissant
fantasm e qui renforce la véridicité dans les faits qu’ils décrivent.
L'histoire réelle est ainsi une force qui transfigure les romans et
transmet aux figures angoissées de leur monde im aginaire tout e
son énergie. Et si le romancier s'en sert, sans doute, veut-il,
dans les romans, scruter l'opacité des indépendances.
En
imposant
l’histoire
comme
unique
explication,
la
description à laquelle le roman kourouméen se livre mérite qu'on
180
En paraphrasant le titre du roman de Wole Soyinka, nous voulons montrer à quel point les
romans d’Ahmadou Kourouma se calquent sur «l’anarchie» et «le chaos» des Etats africains
«devenus fous» et qui entraînent, dans leur folie, tout un discours du roman. Une saison d’anomie
(Paris, Librairie générale française, 381 p.) est, en effet, un roman directement inspiré des
tragiques événements qui ont dévasté l’Etat fédéral du Nigeria à la fin des années soixante.
- 194 -
s'attarde sur le soin apporté aux détails car ils restent liés à
l'objectif que s’assigne le rom ancier ivoirien.
En effet, le détail évoque la valeur ou l'imprégnation totale du
cadre historique. Il donne une certaine légitimité à la m anière de
procéder et à la mesure du travail effectué.
Mais, l'histoire dans laquelle Ahmadou Kourouma engage ses
romans est particulièrem ent cruelle et tragique. Elle fait le lit de
la barbarie :
La fl è c he se f i x e da n s l 'é pa ul e dr oi te . Le Pr é si de n t sa i gn e, c ha nc el le
et
s'a s si e d
dans
le
s ab le .
K o ya ga
fait
si g ne
aux
s ol d a t s.
Il s
c om p r e n ne n t e t r e vie n n en t, r éc u pè r e nt le u r s ar me s et le s déc h a r ge nt
s ur l e ma l he ur e u x P ré si de n t. Le gr a n d i n it ié Fr ica s sa S a nt os s 'éc r ou l e
et r â le . U n s ol d at l 'a c hè ve d 'u ne ra f al e. De u x a u tr e s se pe nc h e nt s ur l e
c or p s. I l s dé b ou t on n e nt le P r é si d e nt, l 'é m a sc ul en t, e nf on c e n t le se x e
en sa n gl a n té e n tr e le s d e n t s. 181
En fait, dans tous ses romans, les personnages sont des
êtres agressés par l’histoire. Ils connaissent souvent une fortune
différente de leur sort initial. Ainsi, Fama, qui a été écarté du
pouvoir par ses anciens compagnons de lutte, aurait dû être le
tribun de tout le Horodougou, à la m ort de son père :
181
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 94.
- 195 -
S on pèr e mor t, le lé gi t i me Fa m a a ur a i t d û s u ccé der c om m e c h e f de
t ou t
le
Hor od ou g ou .
Ma i s
il
b ut a
sur
i nt r i gu e s,
d és h on n e u r s,
ma r a b ou t a g e s et me n s o n ge s. Pa rc e q u e d 'a b or d u n gar ç on n e t, u n pe t i t
gar n e me n t e u r op é e n d 'a d m i ni str at e ur , t ou j ou r s en c ou r te c ul ot te sal e ,
r e m ua nt e t i mp o l i c o m me la b ar bi c he d 'u n b ou c, c om m a n d ai t le
H or od ou g ou . É vi d e m m e nt Fa ma ne p ou va i t p as l e r e s p ect er ; se s
or e il l e s e n on t r ou gi et l e c omm a n d a nt pr éf ér a , vou s sa ve z q u i ? L e
c ou s i n Lac i na, u n c ou si n l oi n t a i n q ui p ou r r é u ssi r m ar a b ou t a , t ua
sac r if ice s su r sacr if i ce s, i ntr i gu a , me nt it e t se r ab a i ssa à u n te l p oi n t
q ue … 182
Au-delà de la dim ension iconoclaste que l'on peut rattacher à
ce rom an, à savoir un syncrétism e original entre la langue
malinké et la langue française, Les Soleils des Indépendances
se singularise par une mise en scène de la faillite. Il déploie la
trajectoire d'un antihéros ballotté, désabusé et pris dans le
vertige de l'histoire qu'il croyait maîtriser alors même qu’elle
s'est avérée fatale pour lui :
Le s so l ei ls de s In dé p e n da n c e s s' ét a ie n t a n n o nc é s c o m me u n o ra ge
l oi nt a i n e t dè s le s p r e m ie r s ve n t s Fa m a s 'ét a it d é ba r r a ssé de t ou t :
né g oc e s, a mi t i é s, f e mm es p ou r u se r le s n u it s, l es jou r s, l 'a r ge n t e t l a
c ol èr e à i n jur ier la Fr a nc e, l e pè r e , la m èr e d e la Fr a nce . Il a va it à
ve n ge r c i n q ua n t e a n s d e d omi n a ti on et u n e s p ol i ati on ( …)
Mai s a l or s, q u ' a p p or tèr e n t le s I n dé p e n da n c es à Fa ma ? R i e n q ue la
ca r t e d ' i de n ti t é n a t i on a le et ce lle d u p a r t i u ni q u e . E l le s s on t l es
182
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23.
- 196 -
m or cea u x d u pa u vr e d a n s l e pa r ta ge et on t la séc her e sse et l a d ur et é de
la c hai r d u ta ur ea u. Il p e u t tir er d ess u s a vec l e s ca n i ne s d ' u n mo l oss e
af f a mé, r i e n à e n t ir er , ri e n à s u ce r, c 'e st d u ne r f , ç a ne se mâc h e
pa s. 183
Le rom ancier ivoirien aborde la période des indépendances
africaines comme une chose qui porte déjà les germes de la
rupture. Cependant, la précision qu'il semble apporter dans
l'exposé de certaines situations montre le rôle prépondérant du
détail. Celui-ci a pour effet d’accréditer l’hypothèse d’un réel par
le biais d’une orientation du discours rom anesque vers cett e
extériorité.
Aussi les nombreuses allusions qui sont rattachées au rom an
tém oignent-elles
de
l’importance
de
l’envisager
comme
problématique de la preuve.
Les romans d'Ahm adou Kourouma ont, en effet, l'aspect de
véritables
s’aventurant
récits
dans
historiques.
le
m onde
Ils
réel.
dévoilent
Ils
la
combinent
vérité
en
tous
ses
domaines géographiques et sociaux comme pour éviter tout
glissement dans l’abstrait.
Ainsi, la déclaration de de Gaulle à la Conférence de
Brazzaville (du 30 janvier au 8 f évrier 1944) dans Monnè,
outrages et défis ou les allusions à la loi Guèye 184 qui permet
183
Ibid., p. 24-25.
L'Union française préconisée par le général De Gaulle possédait trois organes : la Présidence,
assurée par le président de la République Française ; le Haut Conseil de l'Union, qui assistait le
184
- 197 -
d'élargir les droits dont bénéficient les citoyens français aux
administrés des colonies, induisent-elles une conviction :
Le Ce n te n a ir e déc on c er té se de ma n d ai t p ou r q u oi de Ga u ll e v ou l a i t
ab s ol u m e n t éq u i per t ou s les No i rs d ' Afr i q ue , n o u s gar a n tir à n ou s t ou s
de s p or te ur s de vi ei ll e s ma m a n s. A pr è s d e va i ne s e t é p ui sa n te s
ex p l i cat i on s , p ou r f air e sa i sir le s n ot i on s d e cit o ye n e t d ' é ga l it é «D é s or ma is, Ar a be s e t N oir s d es c ol o n ie s so n t de s c it o ye n s a ve c
é ga l ité d e dr oi t a ve c les Fr a nç ai s de Fr a nc e », on d é m on tr a a u
Ce n te na ir e q ue, s ' i l n ' a va it p a s r e n on cé à t o u te s é p o u sa i l le s, i l a ur a i t
p u dé s or ma i s f a ir e ve n ir d e Pa ri s u ne j e u ne vi e r ge t ou te r os e p ou r
c om p lé t er son h ar e m : p er sp e c ti ve q ui a rr a c h a u n l é ge r s ou r ir e a u
vi e i ll ar d. 185
L'histoire est
ainsi la puissance évocatrice des romans
kourouméens. Elle perm et de comprendre ce qui, dans l’œuvre,
justifie une forme d'em pathie à l'égard des opprimés. En effet,
on
n’im agine
mal
comment
Ahmadou
Kourouma
aurait
pu
opposer à sa démarche une autre fin, comment il aurait pu se
passer de l’histoire réelle pour recourir, indifféremm ent, à des
procédés
qui
«endormiraient»
ses
récits,
alors
même
que
l’histoire reste leur matrice.
Gouvernement et l'Assemblée qui n'avait qu'un rôle consultatif. Naturellement, dans cet ensemble
politique, la prépondérance de la France était nette. Néanmoins, dès la première constituante, les
élus africains avaient enregistré quelques succès :
- extension du droit de vote
- abolition du régime des prestations de travail (travail obligatoire) : loi Houphouët-Boigny du 11
avril 1946 ;
- attribution de la citoyenneté à tous les ressortissants de l'Union française : loi Lamine Guèye
du 7 mai 1946.
185
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218.
- 198 -
En fait, les romans d'Ahm adou Kouroum a sem blent êtr e
articulés autour d'une idée fixe bien forte. Le romancier ivoirien
voit en chacun d’eux un moyen de saisir l’archétype du damné,
la silhouette prom ise à un destin implacable, c’est-à-dire une
existence rarement autonome.
Il ne tente guère d'influencer le cours des actions des
personnages. En revanche, la logique qu'il met en œuvre est
plutôt
celle
du
inexorablement.
d'activer
héros
Ainsi,
pleinem ent
qui
la
voit
son
thém atique
toutes
les
sort
mise
au
caractéristiques
s'accomplir
jour
permet
du
genre
tragique puisque le fatalisme, qui apparaît dans les romans,
rattache
au
protagoniste
kourouméen
les
définitions
du
personnage de ce genre.
En
effet,
les
personnages
d’Ahmadou
Kourouma
non
seulement sont aveuglés par le destin ou sont misérables mais
ils m eurent. En cela, ses romans gagnent en consistance, leur
mise en scène reposant sur une recomposition d'actes dont la
somme nous mène, en définitive, vers une subordination du réel
et où l'imagination recourt au cliché, faisant apparaître l’œuvr e
romanesque moins comme une fiction que comme un récit
historique.
La fictionnalisation est, en fait, un moment intense de
symboles et de m émoire. Aussi les situations décrites dans les
romans d’Ahm adou Kourouma sont-elles non seulement des
épisodes
de
repérage
mais
elles
- 199 -
représentent
surtout
la
trajectoire des événements qui jalonnent le cours de l'histoir e
africaine, de la période précoloniale à nos jours.
Les romans d'Ahmadou Kourouma obéissent à une structure
de continuité. Ils ont des rapports qui dénotent une certaine
cohésion d’autant plus qu’ils induisent un ordre logique presque
parfait des actions qui ressortit, en définitive, à un sens de la
tem poralité. Le système tissé par le réseau des textes sem ble,
en effet, réhabiliter ou laisser intact le temps.
On comprend toute l'importance de ce dernier phénomène à
la façon dont le romancier ivoirien procède et au regard du lien
qui unit le passé et le présent. L’œuvre d’Ahmadou Kouroum a
est un déploiement de l’histoire, de l’histoire de la colonisation à
celle des dictatures actuelles. Aussi le sort qu'il réserve aux
personnages n'a-t-il d'ancrage véritable que dans cette tragédie
africaine que conserve le champ littéraire :
Mai s q u ' a p p or t èr e n t l e s I n d é pe n da n ce s à Fa m a ? Rie n q ue la c a r t e
d ' i de n ti té n a t i on al e e t c el l e d u p ar t i u ni q u e. E l le s s on t le s mor ce a u x
d u pa u vr e da n s le pa r ta ge e t on t la s éc h er ess e et l a d ur e té d e la c ha ir
d u t a ur e a u. I l p e ut t ir e r de ss us a ve c de s ca n i ne s d ' u n mol os se af f a mé ,
r ie n à e n tir er , r ie n à su c er , c 'e s t d u ner f , ça n e se mâ c h e p as. Al or s
c om m e i l ne p e ut p as r e p ar t ir à la ter r e p ar ce q ue t r op â g é (l e sol d u
H or od ou g ou es t d ur e t ne se l ai s se t ou r ne r q ue par de s b r a s s ol i de s e t
de s r e i ns sou p l e s) , i l n e lu i re ste q u ' à a t te n dr e l a p oi g n ée de r iz de la
pr o vi d e nc e d 'A ll a h e n p r ia nt l e B i e nf a ite ur m i sé r ic or d ie u x, pa rc e q ue
ta n t q u 'A ll a h r é si d er a d an s le f ir m a me n t, mê m e t ou s l es c on ju r é s, t ou s
- 200 -
le s fi l s d 'e sc la ve s , le par ti u n i q ue, le c h e f u ni q u e, ja m ai s i l s n e
r éu s si r on t à f a ir e c r e ver Fa ma de f ai m . 186
Ballottés
par
le
présent,
les
personnages
d’Ahmadou
Kouroum a sont inaptes à appréhender la réalité. Ils ne peuvent
être impliqués dans l'action que comme opposants et non comm e
adjuvants. Ainsi en est-il de Djigui qui accepte le marché de
dupes que lui propose Soumaré, l'interprète du commandant :
C ' es t à ce mo me n t q u ' ar r i va l ' i nt er pr è te , q u i
t o ut de s ui te c om p r it l a
si t ua ti on . Sa ns sa l ue r, i l p é né t ra da n s l 'ha b it at i o n. le f u si l éta i t ac c o t é
au mur . D ji gu i , e n ha bi t d 'a p p ar a t, éta i t e n pr i èr e sur u n r i c he ta p i s
( …)
A pr è s l es d er ni er s r a ck at , l es d e u x h om m e s c h uc h ot èr e nt ju s q u 'à la
n ui t t o mb a nt e. Un gu e r r ier e n tra à p as f e utr és et al l u ma l a la m pe à
h ui le . Il s c on t i n u èr e n t à é gr e n e r l es c h a pe le t s e t à mur m ur er - n ou s
n ' a v on s ja m ai s s u ce q u 'il s s 'é ta ie n t di t c e s oi r - l à . 187
Afin de saisir toute la dimension réelle du récit et d'en
restituer la substance, Ahmadou Kouroum a ne se prive donc pas
d'exhiber les actes dont les origines remontent au drame de la
colonisation. Aussi le romancier ivoirien se trouve-t-il au cœur
de nom bre d'antinomies politiques et historiques car il veut
mettre en garde contre une certaine m anif estation de la réalité.
186
187
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25.
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 39.
- 201 -
En fait, Ahmadou Kourouma adopte, dans ses rom ans et au
regard de l’histoire, une démarche linéaire qui conduit à gagner,
à la fois, en clarté et en cohérence. Mais, entre l'originalité du
romancier, qui cherche d'abord une cohésion dans l'histoire et la
nécessité de déborder de ce cadre, la stratégie discursive suit la
somme des chronologies du passé et du présent car les romans
sem blent se structurer et décrire les événem ents qui, dans leur
épaisseur, n’ont véritablement de sens que dans la tragédie de
l’histoire.
3. La fonction du réel
Pour une m ajorité de rom anciers africains, l’aventure de
l'écriture a reposé ou continue de reposer sur une forme de
réalism e. Et forts de ce principe, ils se sont efforcés de cheminer
vers ce lieu de son assomption 188.
Leur vision de la littérature a ainsi tendu vers une mise à nu
du monde. Celle-ci entendant à accorder au réel une place
prépondérante, cette littérature de situation, comme la définit
188
Le roman africain naît dans des circonstances particulières ; aussi son approche reste-t-elle
avant tout collective. Pour paraître le plus vraisemblable possible, les premiers romanciers
africains puisent directement dans leur culture, tout en proclamant leur fidélité à la nature.
- 202 -
Jean-Paul Sartre 189, a été conçue comme capacité du discours à
prendre conscience du monde extérieur par une écriture devant
reposer, non seulem ent sur une certaine prise en com pt e
spécifique de la narration mais aussi sur une prise de position
particulière.
La frontière avec l'imaginaire était, dès lors, floue et le fossé
presque inexistant. Ahm adou Kourouma a entrepris cette mêm e
vision de la littérature.
En effet, les indépendances s'étant heurtées à la «bâtardise»
des «fils d'esclaves», il fallait s'attendre à ce que les romans
d'Ahmadou Kourouma empruntassent ce gouffre d'autant plus
que Les Soleils des Indépendances fût déjà le reflet de la
société africaine au lendem ain de la décolonisation.
Cependant,
inférer
des
événements
historiques
réels
et
réduire le discours romanesque à leur implicite évocation revient
à formuler l'idée de preuve ou à réfuter la nuance qu’on peut
induire dans la production littéraire pour que celle-ci diffère de
ce à quoi elle se rattache, à savoir l’histoire réelle.
Atteindre le réel est comme un défi lancé à l'écriture, un
impossible sur lequel Ahmadou Kouroum a fonde le principe de
toute fiction Or, ses romans s’ouvrent, dans cette fonction de
correspondance avec l’en-dehors, par une imitation de ses
caractéristiques générales, notamment la conception de l’espac e
189
En effet, dans un bel essai (Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, «Folio essais»,
(1948), 2002.), Jean-Paul Sartre a exposé sa vision de la littérature qu’il considère non pas comme
objet esthétique mais comme moyen. Aussi y retrouve-t-on sa philosophie de l’action.
- 203 -
et du lieu :
L’ oa si s d on t l e pri n ce Kar i m é ta it l e c he i kh s e si t uai t a u x c on f i n s de
l’ A l gér i e , d u Ni ger et d e la Li b ye . ( Da n s le c on ti ne n t af r ica i n de cet t e
ép oq u e - l à, le s pa ys é ta i e n t p l us c on n u s par l e s d és i gn a ti on s d e l e ur s
di c t ate u r s q ue p ar le ur s p r op r e s n o ms . E mpr e s s on s- n ou s de r a p p e le r
q ue l’ Al gér ie a vai t p ou r d ic t at e u r B ou m e d ie n e, le N i ger K ou n t c hé o u
Ha ma n i Di or , la Li b ye Ka d ha f i. ) C h ac u ne d e ces t r oi s d i c tat ur e s
r e ve n d i q u ai t l ’ oa si s e t y en v o ya i t de te m p s e n t e m p s de s p atr ou i l le s. 190
En mettant l’accent sur les situations spatio-temporelles
réelles,
les
romans
d’Ahmadou
Kourouma
recréent
inconsciemment ou non, les structures identiques à celles qui
ont f avorisé leur réalisation. Ils permettent de structurer l'idée
même d'une vraisemblance référentielle.
De ce fait, l'agencement des événem ents et parfois leur
coïncidence avec la réalité prouvent à quel point l'imaginaire et
le réel se coordonnent.
L'univers romanesque n’est plus univoque, à savoir le fruit
d’un irréel seulement. Bien au contraire, c’est aussi le produit
d’un antérieur, c’est-à-dire ce qui énonce un degré d'association
ou de parenté avec la réalité puisque l’univers romanesque se
structure à partir d'une trame extérieure en faisant paraître, dans
190
Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 150.
- 204 -
les romans d’Ahmadou Kouroum a, la possibilité de ne dévoiler le
monde qu'à partir de sa copie seulement.
4. Espace réel et espace fictif : enjeu du roman
A partir de certains noms de lieux, on ne peut guère nier
l’existence,
dans
accrochage
du
les
réel.
romans
En
d'Ahmadou
effet,
Ahm adou
Kourouma,
Kourouma
d’un
recourt
souvent à une énumération abondante de noms de lieux vrais, en
particulier
dans
En
attendant le
vote
des
bêtes
sauvages
lorsqu'il s'est agi de retracer les itinerrances 191 de Maclédio avant
qu’il ne devînt le proche collaborateur du dictateur Koyaga.
Comme il est question de magie dans ce rom an, la cause de
la séparation de Maclédio d'avec ses parents est le mauvais sort
qui pèse sur lui depuis sa naissance. Pour s’en défaire, il doit
quitter le domicile familial et partir à la rencontre de l'homme ou
de la femme qui le dénouerait.
La
troisièm e veillée,
contrairement
aux
cinq
autres
qui
retracent plutôt la vie et les œuvres sanglantes de Koyaga, lui
est entièrement consacrée.
191
Néologisme formé par interfixation de deux mots autonomes (itinéraire et errance) pour
caractériser le parcours de Maclédio.
- 205 -
Celle-ci ressortit au récit d'aventures, notamm ent, à caus e
des péripéties que traverse le personnage. Maclédio qui s'est
lancé à la recherche de son sauveur va arpenter une bonne
partie de l'Afrique : du Cameroun en Algérie, en passant par le
Niger. Il va séjourner à Paris avant de rentrer définitivement en
Afrique.
Ce qui vaut qu'on traite, dans ce long détour, de la vie de ce
personnage
et
non
pas
de
celle
de
Koyaga,
trouve
son
objectivation dans la particulière affinité qui va caractériser les
deux hommes.
La rencontre de Maclédio avec Koyaga met fin à sa quête.
Décrit comm e le seul intellectuel de l'entourage du dictateur, c e
clerc se met rapidement au service de ce dernier au lieu de le
com battre. Mais, au-delà de ce personnage, le rom ancier ivoirien
épingle ces pseudo-intellectuels africains qui ont, sans cesse,
apporté leur soutien aux politiques sans vergogne qui ont pollué
l’Afrique dans le but de satisfaire, uniquem ent, leurs intérêts et
ceux des puissances étrangères au lieu de ceux de leurs
administrés.
Le
comble
est
que
Maclédio
est
nommé
ministre
de
l'orientation. Il a en charge la propagande, c'est-à-dire la
diffusion
de
l'idéologie
du
parti
unique
et
le
culte
de
la
personnalité de son président. Pour tém oigner l'importance de
cette fonction, il est présenté à la droite de Koyaga, au centre du
cercle qui assiste aux scènes de purification. Ce n'est pas peu
- 206 -
dire car cette position rappelle une autre bien plus significative :
celle du Christ assis à la droite du Dieu des Chrétiens.
Lorsqu’il quitte ses parents, Maclédio se rend, dans un
premier temps, à Bindji, à cent quatre-vingt-cinq kilom ètres du
domicile parental, chez un oncle infirmier en qui il croit voir son
homme de destin. Mais à cause d'un meurtre dont il est accusé à
tort, Maclédio est contraint d'abandonner Koro et de se placer
comme boy chez le directeur de l'école.
Reçu par ce dernier, il pense d'abord qu'il est le détenteur de
la puissance contraire qui annulerait son funeste sort m ais il se
désillusionne. Admis à l'école primaire supérieure de la colonie,
Maclédio s’allie d'amitié avec Bazon qui s'avère plutôt bon
serviteur
que
maître.
Après
de
vaines
tentatives,
tel
le
personnage des Métamorphoses 192 qui va d’un lieu à un autre et
ne se délivre d’un précipice que pour retomber dans un autre,
s'étant pris à partie avec Richard, son professeur de français,
Maclédio est renvoyé de l'établissement et enrôlé de force dans
l'armée indigène. Refusant de cautionner les exactions que
celle-ci commettait, il déserte avant d'arriver sur un chantier
forestier au Cameroun, d'où commence son périple.
En fait, comme l'avait prédit le géomancien-sorcier que ses
parents consultèrent, l’unique chance de contourner l’obstacle,
c’était que Maclédio trouvât son homme de destin.
192
Apulée, L’Ane d’or ou Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, «Folioclassique», 2000, 308 p.
- 207 -
Au Cameroun, malgré les soins qu'on lui réserve dans la cour
du chef Bamiléké qui comptait plusieurs centaines d'épouses
dont Hélène avec laquelle Maclédio eut un fils, il est contraint,
une nouvelle fois, de partir. La tradition bamiléké autorisait qu'on
eût des enfants avec les femmes du roi et non pas que le
géniteur en revendiquât la paternité. Or, Maclédio transgresse
cette loi et doit s'enfuir s’il veut garder sa vie sauve. Il embarque
alors à Yaoundé dans un bateau en partance pour la Côte-del'Or (actuel Ghana) puis arrive chez les Agnis.
D'abord acclamé comme le Messie, il est promis à la mort
peu de tem ps après avoir eu des jumeaux avec leur princesse.
Devant cette nouvelle menace, Maclédio quitte le village. Mais
ici, tel le héros tragique grec qui croit échapper à son destin,
alors que ce dernier ne fait que s'y jeter, il se retrouve chez les
Songhaïs du Niger puis chez les Touaregs. Il erre dans le désert
du Sahara avant d’être fait captif chez le cheikh Mahomet Karami
Ould Mayaba.
Avec la femme de ce dernier, Maclédio a un cinquième fils.
Une énièm e fois, il espère, avec cette princesse, avoir rencontré
le nõrô transformateur. Or, une armée de tirailleurs vient l'en
déloger. Remis en liberté, il arrive à Alger avant d’embarquer
pour la France.
Dans la capitale française, il fréquente l'université. Il y
prépare même une thèse sur la civilisation paléonigritique, une
thèse qu'il interrompt peu de tem ps après. En fait, séduit par
- 208 -
l'appel des dirigeants africains qui recherchaient des cadres
Noirs pour leurs nouvelles administrations, Maclédio rentre en
Afrique. De Yaoundé à Paris et de Paris à Conakry, l’espace
couvert par ce personnage est scandé avec vraisem blance !
Lorsqu’il arrive en République des Monts, le premier Etat
africain
véritablement
indépendant,
Maclédio
est
nomm é
directeur général adjoint de Radio-Capitale, puis responsable de
l'idéologie à la radio, un poste qui, dans la pratique, le plaçait
au-dessus du ministre de l'Information.
Accusé plus tard de complot contre la vie du président, il est
condamné puis libéré grâce à l'intervention de Fricassa Santos,
le président de la République du Golfe. Dans la capitale de la
République du Golfe où il a débarqué avec ce dernier, il est
employé comme vacataire à la radio jusqu'au jour où il rencontre
Koyaga avec qui il se lie.
Cette
troisième
veillée
que
le
romancier
consacre
entièrement à la vie de Maclédio étonne par sa structure même.
Elle ressortit aux caractéristiques classiques du conte d’autant
plus qu’elle s'illustre par une succession des paliers du schém a
narratif. En fait, comme écrit Claire L. Dehon,
La r é p on se e st si m p le : [ En a tte n d a nt l e v ot e d e s bê te s s a u va ge s]
ap p a r t ie n t à u n gr ou p e de p l u s e n p l us lar ge de r oma n s c om p o si te s o ù
se m él a n ge n t l e s t on s, le s f or me s, l es m od e s et le s ge nr es e t q ui , à
- 209 -
ca use
de
ce tte
h yb r i di té ,
r e me tte n t
en
q u es ti on
les
c a t é g or ie s
oc c i de n ta l e s tr a di ti on n e l le s. 193
Il y a, effectivement, le manque qui initie le personnage à la
quête ; puis, le parcours hérissé d'embûches, de multiples
obstacles que le personnage doit franchir ; enfin, la satisfaction
qui met fin à la quête. Cependant, il est intéressant de voir que,
tout au long du parcours, Maclédio traverse des régions réelles.
Aussi, les nombreux arrêts qu'il marque, pendant sa longue
quête, cachent une intention qui est de donner, dans une
moindre mesure, une valeur documentaire au récit.
En effet, l'accumulation des noms de lieux réels lève le voile
ou jette un éclairage sur le camouflage que le romancier aurait
pu choisir. Ainsi, l’itinerrance de Maclédio invite à voir et non
plus seulement à lire. De fait, ce récit qui est em boîté dans la
narration devient une succession de tableaux, une manif estation
locale et non plus dicible, comme si l’organisation de l’espace
que traverse le personnage se déployait, ici, pour dire la vérité.
D’ailleurs, lorsque nous tenons compte des déclarations
d'Ahmadou Kourouma sur son écriture (cf. Entretien avec le
romancier en annexes), le romancier ivoirien ne dissocie pas la
réalité de la fiction. Du coup, nous percevons dans l’énumération
des lieux la garantie d'une cohérence, voire l'adhésion du
193
Dehon, Cl. L., Le Réalisme africain : le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 320.
- 210 -
littéraire
au
réel
pour
que
le
rom an
fonctionne
comme
l’élaboration d’une preuve.
En faisant la part belle à la réalité dans le récit de la vie de
Maclédio, Ahm adou Kourouma ne vise, ni plus ni moins, qu' à
épuiser la dimension textuelle du rom an.
Cette veillée ramène, de fait, au cœur de la problématique de
la vérité dans le roman. Certes, la République du Golfe est un
produit de l'imagination mais il n'em pêche que, en suivant
l'itinéraire
de
Maclédio,
le
lecteur
arrive
à
établir
une
cartographie des régions qu’il traverse pendant sa longue quête.
Ainsi,
parenthèse
mêm e
si
cette
troisième
dans
le
roman,
le
veillée
cadre
dans
n’est
lequel
qu’une
elle
se
développe est particulièrem ent vrai, à l’exception de quelques
noms. Il permet, d'ailleurs, de lever le mystère sur l'identité des
personnages impliqués dans la narration et, par conséquent, sur
l'objectivité du narrateur.
En effet, truffé tel quel par la présence de personnalités
historiques, En attendant le vote des bêtes sauvages restitue,
dans
sa
complexité,
les
mom ents
tragiques
de
l'histoir e
africaine. Les lieux qu'il évoque sont constitutifs d'une vraie
atm osphère réaliste.
Ainsi, l'intrusion de l'espace réel, dans le récit de fiction,
permet de dégager une relation de vraisemblance m ais aussi de
ranger ce rom an au nombre de ce qui montre le rôle qu'a joué
- 211 -
l'Afrique dans la lutte contre le communisme et que ce continent
s'est avéré, surtout, être le théâtre de l'antagonism e entre les
blocs Ouest et Est.
Au nom de la lutte contre le communisme, de nombreuses
exactions ont, en effet, été commises sur le continent africain.
Celles-ci ont eu pour conséquence l'instauration de dictatures de
type stalinien au sommet desquelles le président et son parti,
soutenus par les démocraties occidentales, ont eu les pleins
pouvoirs.
Les noms de lieux tiennent donc une place fondamentale
d'autant qu'ils participent d'une certaine m anière à la révélation
de la vérité. En somme, ils figurent une intention. Ils dévoilent la
dimension historique du roman.
- 212 -
Chapitre 6
---------Jeu de l’imaginaire : déplacement et mise en
présence
Pendant la seconde m oitié du XXème siècle, la notion
d’imaginaire connaît un recentrement, grâce notamment aux
réflexions de Jean-Paul Sartre 194.
Toutefois, son champ sémantique reste marqué du trait de la
vraisemblance. En fait, l’étymologie latine seule (imago) n'étant
ni plus ni m oins que la représentation-reproduction affinée d'un
monde réel, l'imaginaire reste associé à l'illusion de la réalité :
194
Nous adoptons, ici, un extrait des excellents arguments qu’a retenu Eric Bordas pour éclairer
l’hypothèse d’une réflexion sur la question : «Peu après Bachelard, Jean-Paul Sartre propose, en
philosophe phénoménologue, une description de la grande fonction «irréalisante» de la conscience
– ou «imagination» et son corrélatif, «l’imaginaire». Sartre définit l’image comme «un acte qui vise
un objet absent ou inexistant, à travers un inconnu physique ou psychique qui ne se donne pas en
propre, mais à titre de représentant analogique de l’objet visé.» Cette conception l’amène à
conclure qu’il n’y a pas d’images mais un monde imaginaire, qu’il n’y a pas d’imagination mais une
conscience qui vise l’irréel.» (cf. «Imaginaire et Imagination» in Le Dictionnaire du littéraire, Paris,
Puf, p. 289-291).
- 213 -
L’ i ma gi n a ir e t a nt ô t d ési g n e le pr od u i t, l e s œ u vr es de l’ i ma gi n a t i on e n
ta n t q ue f a c u l té me n tal e , gé né r al e me n t a ss oc ié e à u n ju ge me n t mé fi a n t
s ur le u r p se u d o- c on s i st a nce , ta n t ôt i l c on f o n d l es pr od u i t s a ve c
l’ i m a gi na t i on e l le- mê me e n ta n t
d yn a m i s me ,
u ne
p u i s sa nc e
q u’ il
p oï ét i q ue
i nt è g r e
de s
de
la
i ma ge s,
fa c u lt é
un
s ym b ol e s
et
m yt h e s. 195
La réalité, c’est ce qui se donne à voir ou bien s'expose au
regard
et
qu'Ahmadou
Kourouma
s'approprie.
C’est
la
transcription de la vision de l’observateur qui a son fondement
dans la subjectivité seule du rom ancier. Bien que donnée, cett e
vision reste néanmoins à dédoubler. Aussi, pendant que s'aliène
la réalité dans le rom an, un îlot de l'imaginaire se bâtit. Ainsi, il
y a, chez Ahmadou Kourouma, une sorte de représentationreproduction
sous
l’idée
d’une
mise
en
présence
ou
déplacement.
Cette mise en présence ou déplacement obéit à un impératif
précis. Elle vise une intériorisation de la réalité. Et, c'est avec
bonheur
la
signification
que
prend
la
production
littérair e
d’Ahm adou Kourouma car la réalité qui est y exposée est bien
assimilée, c'est-à-dire appropriée au moyen d’une écriture qui
sort du cham p ordinaire du langage.
Ce qui ressortit alors, c'est l'idée que la réalité précède tout e
action de représentation laquelle, par conséquent, n'est pas
désinvestie de modelage.
195
Wunenburger, J.-J., L’Imaginaire, Paris, Puf, coll. «Que sais-je ?», p. 15.
- 214 -
En effet, l’œuvre romanesque d'Ahm adou Kourouma est un
lien
nécessaire
entre
réalité
et
imaginaire.
En
revanche,
l’écriture du rom an kourouméen revêt un rôle capital puisqu'aux
confins des univers, réel et imaginaire, elle rend bien compte, à
la fois, du pouvoir de détourner cette réalité et de la dénicher.
Cette
étape
im portante,
que
les
romans
d'Ahmadou
Kouroum a dépassent, donne à la littérature une finalité de
reproduction de la réalité. Ceux-ci coordonnent aussi bien la
perception que la complexification grâce à l'assim ilation de la
première par une mise en œuvre des schèmes de l'imagination.
La réalité, même donnée, n'en est pour autant pas déformée
ou bien mise en congé du réel. Elle n'est pas niée mais
seulement transposée, mise ailleurs. Et cette «mise ailleurs»
fictive du réel dénote assurément le trait constitutif des romans
kourouméens.
En se nouant à la réalité, l'univers fictif, dans les romans
d'Ahmadou Kourouma, est évoqué comme répétition de cett e
structure et de ce dehors. En som me, il ne reproduit qu'une
vision antérieure.
Comme procédé, il n'a d'appui que dans le déjà là. Il n'est
pas immédiat, c'est-à-dire présenté comme n'ayant pas eu lieu
mais il suggère et ne conduit qu'à présenter les choses telles
qu'elles auraient été vécues.
L'univers fictif kourouméen n'est donc rien d'autre que ce lieu
- 215 -
de
l'imitation
de
l'événement
plus
ou
moins
réussie
ou
«réinstanciée 196». Il est ce lieu de la perception où l'imitation
parvient plus moins à se confondre avec la réalité elle-mêm e. Ce
qui
suppose
qu’il
n'y
ait
plus,
dans
l’œuvre
romanesque
d’Ahm adou Kourouma, de distinction possible entre le monde
réel et l’univers fictif, le but apparemment recherché étant de
faire coïncider l'un et l'autre.
Cependant, il faut distinguer ces deux univers. Celui des
événements réels et celui de l'imagination. En effet, les romans
étant surtout des inventions de l'esprit et considérés seulem ent
de ce point de vue, ils prennent parfois le contrepied de la
réalité. Ainsi, la fiction kourouméenne n'apparaît plus ici comme
l'exacte transposition du monde réel mais celle de l'annonce de
sa manifestation.
En somme, le réel se trouve structuré et assure, à part
inégale, le compte rendu de la signification car ce qui intéress e
dans les romans ce n'est pas qu’ils soient des significations d'un
réel mais celles d'un univers im aginaire. Leur sens n'est pas
196
La réinstanciation consiste dans le rapprochement du texte imaginé de la réalité ; c’est le lieu où
s’amorce l’inclusion du réel dans l’imaginaire. Nous empruntons ce terme à J.-M. Schaeffer qui, en
parlant de l’imitation, évoque l’acte ou la passage qui résulte, au titre d’une prise de distance ou jeu
des écarts, avec le modèle : «Imiter un tableau n’est pas équivalent à faire un faux, c’est-à-dire à
vouloir faire passer l’imitation pour ce qui est imité, même si faire un faux implique un acte
d’imitation. L’activité des apprentis peintres qui copient des tableaux de maîtres ne relève pas du
faux mais de l’apprentissage par imitation (…). Il se peut que le chrétien qui imite saint François
veuille non seulement ressembler au saint en le prenant comme modèle, mais encore, à travers
cette imitation, accéder lui-même au statut de saint, donc devenir ce qu’il imite, sans que ceci
n’implique la moindre feintise de sa part : l’imitation en question relève de la réinstanciation.»,
Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 93.
- 216 -
celui qui est fourni par ce dehors-là mais par un autre : un jeu
qui explique et donne du sens à la réalité.
Leur coalescence n'est plus seulement, de ce fait, une
recherche mais une visée également.
1. Réalité et fiction
Il est clair qu'à la lisière des romans d'Ahm adou Kourouma se
profile l'histoire de l'Afrique. Celle-ci est la matrice de l'écriture
puisqu'il est relativement aisé d'établir un ordre de com position
romanesque. En fait, le lien entre réalité et fiction résulte, à la
fois, du mélange subtil entre événements et fiction et de l'intérêt
que suscite l'histoire collective, au regard du romancier ivoirien.
Les récits de Fama, de Djigui, de Birahim a et de Koyaga ou
encore les souffrances décrites dans ses romans sont un peu
celles des Africains. Aussi, les drames que les uns vivent s e
rapportent au sort des autres.
La vie de Djigui, par exemple, expose plus d'un siècle
d'histoire
africaine
inexécutées,
les
indépendances
ponctuée
souvent
contradictions
ont
et
suscitées.
- 217 -
les
par
des
promesses
espérances
Cependant,
que
chacun
les
des
personnages principaux des rom ans d'Ahmadou Kourouma paraît
comme un fragment du temps reconstitué par son quatuor : Les
Soleils
des
Indépendances,
Monnè,
outrages
et
défis,
En
attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé.
Loin d’être des cercles isolés, sans lien apparent entre eux,
chacun des romans d'Ahmadou Kourouma est comme un maillon
de la chaîne. Ils sont liés les uns aux autres d’une façon telle
qu’ils ne produisent plus qu'un courant d'interférences qui les
conduit au cœur de l’histoire effective. De fait, ils évoluent
comme prétextes pour prendre place dans le vécu quotidien et
permettre le lien avec la réalité qui fait l’objet, lorsqu'elle est
soulignée, d'une reconstitution poétique ou réinstanciation.
La réinstanciation en tant que poétique de la reconstitution
ou
de
l’identification
est
une
caractéristique
du
roman
d'Ahmadou Kourouma qui s’ouvre largement sur l’en-dehors.
Aussi, ce rapport-ci l’inscrit, d’emblée, dans la plus grande
ambiguïté.
Même si ses romans paraissent, avant tout, des fictions
pures, il n'en demeure pas moins qu'ils entretiennent avec la
réalité des liens étroits. Ils sem blent obéir ou répondre à une
nature propre d'imbrication et de distanciation.
Cette relation, pour le moins, ambiguë s’inscrit au cœur de la
discussion sur la question de l’indépendance du rom an vis-à-vis
de la réalité. En usant abondamment de ce procédé, Ahmadou
- 218 -
Kouroum a pose le problème de leur définition. En effet, qu’est-ce
que la réalité par rapport à la fiction ?
Une tentative de réponse pourrait provenir du fait que les
événements réels qui foisonnent dans le rom an kourouméen
peuvent se contredire ou s’opposer à la réalité suivant la
position adoptée par Ahmadou Kourouma : ce qui n’en fait plus
que
des
œuvres
fictives.
En
fait,
le
récit
de
fiction
se
distinguerait ici de la réalité, qui tire son intelligibilité de s a
structure interne, par sa seule prétention à décrire cette réalité.
Autrement dit, la distinction apparaît au niveau des régimes, le
roman relevant surtout de l’aspect esthétique ou thématique
tandis que la réalité reste empirique, c’est-à-dire propre à ellemême.
N’ayant pas apprécié la spoliation de l'héritier du trône du
Horodougou, les derniers serviteurs des Doumbouya tentent de
ressusciter le passé et la chefferie. Aussi, si la stérilité qui
accable Fama l'emporte sur toutes les autres questions que
soulève Les Soleils des Indépendances, ce roman restitue, sous
une
apparence
fictive,
la
vertigineuse
interrogation
que
formulaient déjà les Africains après la scission du continent et
son accession à l'indépendance, à savoir la place de la tradition
dans la m odernité.
Ainsi, aux vicissitudes de Fama correspond une angoisse
étrange de l'Afrique sur le présent mais aussi sur son devenir.
- 219 -
En revanche, son impuissance n'est plus alors évoquée que pour
mieux cerner la désillusion qu’ont enfantée les indépendances.
Cette inquiétude qu'Ahm adou Kourouma formule, de bonne
heure, débouche, quelques années plus tard, sur de nombreux
cataclysmes
tels
que
les
dictatures
de
type
stalinien
qui
émergent presque partout en Afrique avec, hélas, la bénédiction
des régim es libéraux occidentaux.
Avec
Monnè,
outrages
et
défis,
Ahmadou
Kouroum a
reconsidère le m al qui gangrène le continent noir, en particulier
l'ignorance de certains de ses décideurs dont Djigui, le roi de
Soba, en est l'incarnation parfaite.
A la fin de la conquête de ce minuscule royaume, pour mieux
exercer sa domination, la France avait promis à Djigui un train.
Celui-ci avait accueilli cette prom esse comme une marque
d'honneur, en dépit des mises en garde du gouverneur de la
colonie qui demandait au roi de tempérer sa joie car Djigui
ignorait tout des peines que sa construction ferait endurer à ses
sujets :
P our l a é n iè me f oi s, le r oi nè gr e p os a l a mê m e q ue s ti on à l’ i nt e r pr è te
q ui a uta n t de f oi s c on f ir ma . Al or s D ji gu i sol li cit a l a ma i n d u B la nc , l a
ser r a et l’ e m br a s sa ; va cil la n t, le s u p pl ia ; il s e nt r èr e n t s’ ass e oir da n s
- 220 -
le K é bi ; c omm e Sou m a r é l’ a va i t pr é vu , le pr i n ce ma li n ké f ai b li s sa it
s ou s l e p oi d s de l’ h o n n e ur . 197
Il faut, sans doute, rappeler que Djigui est Malinké. Pour se
faire, il devait honorer la confiance que la France lui avait faite.
Aussi
se
sentit-il
colonisateurs.
C'est,
obligé
de
se
du
moins,
mettre
cette
au
fibre
service
des
culturelle
qu' a
exploitée le romancier ivoirien pour expliquer l'attitude de ce
personnage. (cf. Entretien en annexes).
Ainsi, à cause de son ignorance, Soba et ses habitants paient
plus
tard
un
construction
tribut
du
lourd
train
à
la
colonisation.
engendre
des
En
travaux
effet,
forcés
la
et
métamorphose Djigui en instrum ent du colonialisme. Sous son
ordre, des villageois sont enlevés pour pourvoir en main d'œuvre
le chantier du train. Les populations sont déplacées, contraintes
à la fuite à cause des nombreuses taxes qu'elles ne peuvent
honorer mais que les colonisateurs justifient pour financer
l’urbanisation du royaume.
Le train de Soba réfère, à bien des égards, aux projets
ambitieux et pharaoniques que les dirigeants africains, au milieu
des années soixante - serait-ce un anachronisme (in)volontaire ?
- ont tenté de réaliser pour satisfaire leur ego et qu'ils ont justifié
sous forme de projets d’équipement de leurs Etats. Pour autant,
Ahm adou Kourouma reste fidèle à l'histoire coloniale qui lie, en
197
Kourouma A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 74.
- 221 -
Afrique noire, la colonisation à la construction des chemins de
fer :
La c on s tr uc ti on d u c h e m in d e f er ( a i ns i q ue c el le de s r ou t es ) a e n ef f e t
ét é
l'une
de s
pr é oc c u pa ti on s
p r i or ita ir e s
des
c ol on i sa te ur s,
q ui
pr e n a i e nt p oss e s si on d e p a ys sa ns a xe s d e c om m u n ica ti on s m od e r ne s,
da n s le sq ue l s i l n ' y a v a it q ue d es pi st e s, par c ou ra b le s u n i q ue m e nt à
pi e d ou à c he v a l e t , pa r f ois , d e s f le u ve s . D ot e r les p a ys c on q u i s de
r ou te s et de v oie s fe r r é es , c 'é tai t s' of fr ir la p oss i b ili té d ' y c ir c u le r
f ac i le m e nt,
de
c on tr ô l e r
et
s ur t ou t
de
tr a n sp or t e r
le s
mat ièr es
ex p or ta b le s e t de fa ir e d u c o mm er ce. C es c on s tr uc ti on s la nc ée s pa r l e s
c ol o n i sa t e ur s on t ét é l a r ge me nt f i na n cé e s par le s r e s sou r ce s l oc a le s
de s c ol on i e s. E t, e n p ar ti c ul ier , p a r le «t r a v ail f o rc é », i mp ô t e n
na t u re . 198
Les romans d'Ahm adou Kourouma mettent, ainsi, en évidenc e
aussi bien les aspects de l'histoire douloureuse que la condition
misérable
du
colonisé.
Ils
tentent
de
faire
comprendre
le
caractère inouï du passé et du présent. Ce sont des réceptacles
de figures, des romans qui veulent bien retourner sur le chemin
même où la plus haute négation de l’homme a retenti.
Au-delà du fait qu’ils sont des fictions pures, les romans
d'Ahmadou Kourouma rendent com pte de l'expérience commune
des Africains. Aussi, quoique les noms des lieux et certains
personnages
198
soient
souvent
inventés
de
toute
Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 194-195.
- 222 -
pièce,
il
n'em pêche que le romancier ivoirien puise aux sources mêmes
de la mémoire vive. Pour se faire, ses romans, comm e autant de
fragments
de cette mém oire,
sont
un
écho
au
temps
qui
risquerait de s’abîmer dans l'oubli.
En tant qu’espaces de créativité, les rom ans d'Ahmadou
Kouroum a donnent de la voix à ce qui ne peut l'être que dans un
tel
mixte.
impalpable,
Ils
métamorphosent
l'histoire
réelle
la
réalité
demeurant,
en
pour
une
ainsi
matière
dire,
le
berceau de cette aventure dont l'écriture, comme espace où
caracolent des pièces de la réalité, suit l'itinéraire d'une marche
incessante.
Réalité et fiction sont engagées dans une même aventure. La
seconde est anim ée non pas du dessein d’annihiler la première
mais par une volonté poétique de référence historique. En
revanche,
elles
tendent,
respectivem ent,
dans
ce
qui
est
présent, vers l'entremise de l'événement et, dans ce qui est
absent, vers un modèle achevé du discours circulaire autour de
l'objet de la littérature comme mouvement vers l’extérieur.
Réalité et fiction kourouméenne mènent, en somm e, vers une
homogénéité ou vers une liaison qui fait apparaître aussi bien le
travail de transformation, en amont, que le souci de faire valoir,
sous cette autre forme et, en aval, le passé. Elles opèrent sur
une voie où l'événement réel contamine le récit de fiction pour
mieux transparaître, probablem ent, ou pour mieux émerger et
- 223 -
trouver sa place dans une écriture qui quitte les imageries
incertaines de la poétique afin de devenir une écriture réaliste.
Ahmadou Kourouma procède, de fait, d'une démarche où la
fiction obéit au guide de la réalité. Ce qui est, à l'évidence,
indispensable pour la cohérence.
Ainsi
les
romans
d'Ahmadou
Kourouma
suivent-ils
les
méandres de l'histoire m ouvementée de l'Afrique, une histoir e
qui plonge ses racines au cœur du drame colonial et des
indépendances. Au demeurant, il n'y a pas de place pour la
spontanéité car ils n'ont plus ici le pouvoir de transformer une
situation,
mais
la
faiblesse
de
n'exister
que
par
cette
transcription.
2. Diction et vérité
Lorsqu'il choisit de s'attaquer à la corruption et à la violenc e
de la classe politique africaine, à savoir les grands maux qui
affectent les Etats modernes africains, Ahm adou Kourouma ne
se contente pas de les dénoncer sèchement, c'est-à-dire de
plaquer la réalité uniquem ent. Il la saisit et essaie de la rendre.
Autrement dit, il l'exprime mais ne la copie pas. Ainsi faut-il
- 224 -
com prendre toute la dimension du vrai dans ses romans, tout
comme dans n'importe quelle œuvre littéraire qui mêle le vrai au
faux, le vrai au probable.
Dans sa Poétique, Aristote distingue déjà im itation rigoureuse
et imitation libre, c'est-à-dire d'une part, l’imitation qui se borne
à reproduire servilem ent la nature et celle qui, d'autre part, en
dispose autant qu'elle veut ou mimésis :
La m i mé si s n’ e st pa s p u r e c op i e, c omm e p ou r r a i t l e la i sser e n t e n dr e s a
tr a d uc ti on c on s a cr ée ; e l le e s t cr é a ti on , c ar tr a n s p osi ti o n e n f i gu r e s d e
la r é al it é – o u d ’ u ne d on n é e nar r at i ve [ …] . E ll e q ua l if i e à la f oi s
l’ ac ti on d’ i mi ter u n m od èle , m ai s é ga l e me nt l e r é su lt a t de ce tt e ac t i on ,
la r e pr é se nt at i on de c e m od è le [ … ] . 199
Les romans d'Ahm adou Kourouma n'échappent pas à cette
modélisation puisqu’ils différencient copie exacte du réel ou
imitation servile et imitation libre. Ainsi, en dépit de certaines
ressem blances avec la vie du romancier, le récit de Fam a se
distingue de l’autobiographie d’Ahm adou Kourouma.
En
effet,
lorsqu'il
évoque
l'origine
des
Soleils
des
Indépendances, Ahmadou Kourouma ne m anque pas souligner
souvent les circonstances qui ont précédé sa publication ainsi
que le lien qu'il y a entre ce livre et sa situation personnelle à
199
Aristote, Poétique, Le livre de poche, «Les classiques de poche», Paris, p. 25.
- 225 -
l'époque (cf. Annexes). D'ailleurs, Doum bouya et Kouroum a
n’ont-ils pas la même signification chez les Malinké ! 200
Le lien entre la personne réelle et le personnage permet de
tenir com pte, ici, de la dimension essentielle à la perception de
la réalité, mêm e dans ses rapports les plus incongrus.
Pourtant, que la vie de Fam a refigure celle d'Ahmadou
Kouroum a et que le récit investisse la forme d’une «biohistoire» 201 ou
fiction
pseudo-autobiographique
à
travers
la
transposition des épisodes de l’existence du romancier ivoirien,
notamment à cause de nom breuses pistes qui sont offertes telles
que le lieu de naissance du personnage qui est commun à celui
du rom ancier ou l'implication de Fama dans un faux com plot
comme se fut le cas pour Ahmadou Kouroum a, Les Soleils des
Indépendances reste un roman, c’est-à-dire une fiction.
Que dire ici de ces élém ents de vraisemblance, si ce n'est
que, parfois, le romancier duplique la réalité, qu’il s'inspire des
événements de la vie réelle pour leur conférer, en définitive, une
intention ou un sens poétiques !
En effet, Ahmadou Kourouma se nourrit abondamment de
circonstances réelles à un tel point que son œuvre romanesque
renvoie, de manière explicite, à la réalité. Ainsi, certains romans
200
Nous référons à Jacques Fame Ndongo qui, dans son ouvrage Le Prince et le Scribe, op. cit.,
page 151 cite : «Kourouma et Doumbouya sont un seul nom chez les Malinké».
201
Nous empruntons cette expression à Coates C. F. qui, dans un article consacré au lien entre la
vie et l’œuvre de cet auteur, évoque la «toile de fond bio-historique». Cette expression désigne
donc la mise en rapport du «contexte biographique et la renommée» du grand écrivain. (cf. «Le
bilakoro à l’honneur : les prix et les titres honorifiques d’Ahmadou Kourouma» in Présence
francophone, n° 59, 2002, p. 142-152).
- 226 -
comme En attendant le vote des bêtes sauvages saisissent des
scènes de la vie quotidienne dans un palais présidentiel africain.
D’ailleurs, il déclare, à propos des réceptions matinales de
Koyaga, s’être inspiré du protocole d'un chef d'Etat, alors en
exercice, qui établit comm e habitude de recevoir vers certaines
heures :
( …) j' a v ou e q u ' a u f on d de m on c œ ur j' a d mi r e sa br ut a li té, sa br u ta li té
vi ol e n te. K o ya ga e st ce r ta i n e me n t le pi re de s di c t ate u rs, ma i s i l y a
u ne c e rt a i ne l o gi q u e d a n s s a f a ç on d ' a gir ( …) A ce r ta i n s m ome n t s i l
ap p a r a ît pr esq u e s ym p a t hi q u e. I l e st s ym p a t h i q ue . Il gè r e le s af f air es
de f a ç on s ym p a t h i q ue , à 4 h e ure s d u m at i n i l se r é vei ll e p o u r r ec e v oi r
le s ge ns . M oi- m ê me j' ai été r eç u pa r K o ya ga à q ua tr e ou ci n q he ur e s
d u m at i n. 202
Cela
montre
s’im briquer.
au
Mais,
moins
cela
que
nous
fiction
renseigne
et
réalité
également
peuvent
sur
la
conception de la vérité dans la fiction.
Allah n'est pas obligé, son dernier roman, com porte de
nombreux exemples aussi bien sur les facteurs historiques du
déclenchement des guerres civiles du Libéria et de Sierra Leone
que sur les tractations menées pour éviter l'enlisement de ces
deux conflits. Par ailleurs, les noms des principaux belligérants
sont authentifiés : Sam uel Doe, Prince Johnson, Charles Taylor,
etc.
202
Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999.
- 227 -
En fait, le
te x t e [ All a h n ’ e st p a s o bl i gé ] s e pr é s e nte c o mm e u ne f us i on e n tr e
f ict i on et re p or t a ge s ur le vif . E n ef f e t, si l’ i nt r i gu e e st f ic ti ve , e n
r e va n c he , le s l i e u x me nt i on n é s e t le s f a it s hi st or i q ue s re lat é s s on t ,
eu x , str ic te m e nt c on f or me s à l a r éal it é ( … ) A uss i b ie n la f ic t i on
pr op r e me nt di te est -e ll e «c ou su e de f i l b la nc », c’ e st- à- dir e a p p a re n t.
Der r ièr e l es pa r ol e s d e l ’e nf a n t, le s l ec t e ur s p e u ve n t f aci le m e nt
dé c el er la v oi x d e l’ a u t e ur q u i c her c h e à le s i n f or me r, à té m o i gn er e t
enf i n à dé n on c er . 203
Lorsqu’Ahm adou Kouroum a s'emploie à dégager la vérité
profonde d'une situation ou d'un événement, il ne se borne pas à
le raconter tel quel, à la manière d'un historien. Ainsi, ce qui
distingue ici la fiction de la réalité, c'est le fait que la premièr e
ne soit que le genre, à savoir que le rom ancier ivoirien la fait
varier en fonction de l'angle à partir duquel il l’observe, alors
que la réalité reste le modèle sur lequel il va construire son
récit.
En
tant
qu’élément
d’interaction
de
deux
modèles
de
discours, la fiction tend à ressembler à la réalité ou à dire la
vérité. Elle est aussi le lieu où l’on rencontre la feinte. C’est le
terrain vague où se crée le récit alors que c'est la réalité qui
fournit les traits de la vraisem blance. La vérité romanesque ne
203
Doquire Kerszberg, A., «Kourouma 2000 : humour obligé !» in Ahmadou Kourouma écrivain
polyvalent, Présence francophone, n°59, p. 110-125.
- 228 -
reste donc qu'une re-création, une duplication de la réalité et
non pas une transcription telle que la conçoivent les historiens
en toge.
3. Approche kourouméenne du réalisme
L'effet d'exagération structure le rom an kouroum éen comme
le signe de sa stylisation. Ce qu'il décrit a, effectivem ent, eu lieu
un peu partout sur le continent africain et, en particulier, dans la
région occidentale où Ahm adou Kourouma situe ses récits.
Néanmoins, la peinture qu'il évoque est supplantée par la
présence d'images plus com plexes. C'est, qu'en réalité, le
romancier ivoirien n'est pas un prosateur qui n'a du réalisme que
la réappropriation de la nature.
Le réalism e chez Ahmadou Kourouma dépasse les exigences
de ce genre romanesque. Il est agi par un système qui compos e
et qui allie aussi bien simplicité et transfiguration.
En effet, le réalisme kourouméen s'accomplit ou s'achèv e
dans une synthèse 204où doit être considéré ce qui relève de la
204
Selon Claire L. Dehon, qui cite les propos de Harry Levin : «le roman réaliste au lieu d'imiter la
vie selon le concept de mimesis, la «réfracte», pour employer l'expression de Harry Levin, c'est-àdire en fait dévier la représentation selon différents angles de perception» in Le Réalisme africain :
- 229 -
dimension réelle et être apprécié les détours, mêm e les plus
incongrus. Cela va du titre le plus déroutant à l’évocation du
personnage.
Ce qui, souvent, attise la curiosité et est, pour le moins,
surprenant, c'est d’abord le titre. Celui-ci est soit énigmatique tel
qu'Allah n'est pas obligé, soit programmatique comme, par
exem ple, En attendant le vote des bêtes sauvages, soit l'un et
l'autre, à la fois, comme pour Les Soleils des Indépendances.
Ahmadou Kourouma a, ainsi, la particularité de réunir dans
ses rom ans des caractéristiques dont la visée est de dériver
davantage de la réalité la moins abstraite.
Évoquer des bêtes alors qu'il veut parler des hommes est,
sans conteste, plus détonateur pour attirer l’attention sur les
misères de la politique en Afrique que parler tout simplement de
la geste du chasseur. Ainsi, pour Ahmadou Kouroum a, l'homm e
politique est-il plus proche de la bête que de l'humain.
En effet, à propos de son avant-dernier roman, Ahmadou
Kouroum a a hésité entre plusieurs titres, «La geste du Maîtr e
chasseur», «Le Donsomana du Guide suprême» qui, selon lui,
étaient ou bien trop ou bien pas assez accommodés aux attentes
de
son
lectorat
essentiellement
européen,
avant
d'opter,
finalem ent, pour En attendant le vote des bêtes sauvages :
le roman francophone en Afrique subsaharienne, op. cit., p. 17.
- 230 -
[ Le t itr e d u r om a n] m' a é té i n s pir é par m o n b o y, q u a n d
j 'h a b i ta i s à Lom é . Il e st t o g o la i s et s ou t ie n t le p ré si d e nt e n
pl ace . I l m 'a di t : «S i d ' a ve nt u r e le s ge n s ne v o tai e n t pa s p ou r
E ya d e ma , le s bê te s s a u v a ge s sor tir a ie n t de l a f o r êt e t vot er ai e n t
p ou r l u i ». Le s ge n s cr oi e nt q u 'E ya d e ma e st ca pa bl e, p ar la
ma gi e , d ' a me n er l es a n i ma u x à v ot er p ou r l u i . C 'es t, c er te s,
di ff ic il e à f air e a d me t tr e à u n oc c i d e nta l. 205
D'après le romancier ivoirien, cette dernière proposition
correspondait aussi bien aux aspects politiques que magiques de
ce roman, suivant une opinion assez répandue, en Afrique, qui
attribue aux hommes politiques des pouvoirs ésotériques.
D’autre part, dans Soleils des Indépendances, ce qui frappe,
c'est l'accord déroutant du mot «soleil» au pluriel alors mêm e
que celui-ci est, habituellement, employé au singulier. C'est que
la logique y a été désarticulée et la langue française trahie.
A la parution de ce roman, Ahmadou Kouroum a n'a pas eu
que des sym pathisants. Il a, en effet, fait les frais de son affront.
Il a, ainsi, été m arginalisé par une certaine élite universitaire qui
lui reprochât cette audace 206.
Le «soleil» est un astre de lumière et de chaleur. Il brille, par
essence. Vu le nombre im portant sous l'ère des indépendances,
205
Magazine Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999.
C’est Lilyan Kesteloot qui en parle le mieux dans son Anthologie négro-africaine à la page 445
: «Le roman de Kourouma, d’abord paru au Canada en 1968 puis repris par Le Seuil, a été au
début très mal compris. Les Soleils des Indépendances, qui est aujourd’hui un classique au
programme de toutes les universités africaines, fut mal accueilli à cause d’un style déroutant,
douteux et même fautif.»
206
- 231 -
celle-ci aurait dû être radieuse ou plus lumineuse. Ils auraient,
par conséquent, asséché le ciel de la Côte des Ebènes qui
draine un mauvais pourri. Mais, au lieu de quoi, il y faisait un
tem ps exécrable ! :
L’ or a g e é t ai t pr o c h e. Vil le sa l e e t gl u a n te de p l u ie s ! p ou r r ie d e
pl u ie s ! A h ! n o st al gi e d e l a t er r e na t al e de Fa m a ! S on c ie l pr of on d e t
l oi nt a i n, s on s ol a r i d e m ai s s ol i de, le s j ou r s t ou j ou r s se c s. O h !
H or od ou g ou ! t u ma n q u a i s à ce t te v i l le ( … ) . 207
En fait, le «soleil» est plutôt révélateur d'une certaine
hostilité envers Fama car, à «l'ère des Indépendances», le
descendant des Doumbouya devait faire face à la horde de
bâtards qui avait pris le pouvoir en Côte des Ebènes. Ayant été
déchu
du
trône
du
Horodougou
puis
ruiné
par
les
indépendances, Fama, pour subvenir à ses besoins, ne com ptait
plus que sur la générosité des Malinkés de la capitale.
Comme métaphore, Les Soleils des Indépendances évoque,
la période de désenchantement des années soixante que les
Malinkés désignent par le pluriel du mot «soleil».
D'après les explications que donne Madeleine Borgomano
dans Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot, pour désigner «une
saison», «une période», le Malinké emploie le pluriel du mot
«soleil» alors que ce mot, au singulier, signifie «un jour». Aussi,
207
Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.
- 232 -
Ahm adou Kourouma reste «fidèle à l'odeur du peuple», pour
paraphraser une expression qu’emploie Makhily Gassama pour
caractériser le singularisme du st yle du romancier ivoirien :
Le l a n ga ge d ' A h ma d ou K ou r ou ma e st ce l ui de son p e u ple : l e
pe u p le ma l i n ké es t c er t ai ne me nt l ' u n d es pe u pl e s af r i ca i n s q u i
a cc or de n t
le
plus
d ' i nt ér ê t,
da n s
la
vie
q u ot i di e n ne ,
à
l 'e x pr e ss i vi té d u m ot et d e l ' i ma ge, et q u i g oû t en t le m ie u x le s
va le ur s i nte ll e c t uel le s, c ré a tr ic e s de p ar ole . 208
Le romancier ivoirien ne choque personne, excepté le purist e
qui n'y verrait que le signe de la médiocrité. Or, un lecteur
averti, le Malinké – qui est pris à témoin par Ahmadou Kouroum a
lui-mêm e 209- s’y retrouverait parfaitement. Au demeurant, l’emploi
du mot «soleil» au pluriel montre clairement qu’il opte pour une
construction de figure créatrice de symboles.
Ce qui est lisible dans le paratexte, l'est aussi dans le text e
lui-mêm e. En effet, Ahmadou Kourouma allie les deux avec
malice. Cependant, «l'odeur du peuple» ou la rhétorique locale
prédomine. Makhily Gassama poursuit ainsi l'analyse du style du
romancier ivoirien :
Si l e s f ait s d ' e x pr e s si on ne p ar vi e n ne n t p a s à e nr a ye r la m is èr e
ma té r ie lle , i l s par vi e n ne nt , t ou t de m ê me, à r e n d r e m oi n s a m èr e
208
209
Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51.
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 9.
- 233 -
c et te m is èr e q u ot i di e n ne et à c on cé d e r , a u l oc u t e ur ou à
l 'a l l oc u ta ir e , u n s e m bl a n t de d i gn i té . 210
De fait, il y a, dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, un second
cham p qui ne se contente pas d'em bellir facilement les choses
ou d'égayer momentanément l'existence, un cham p qui dit avec
une grâce terrible le monde qu'il a réellement vu.
Le réalisme s'explique donc par la révélation, à savoir que
lorsqu'il s'agit de dénoncer un crime ou de s'attaquer aux plaies
de la classe politique africaine, le romancier ivoirien ne ménage
pas sa plume pour noircir davantage le tableau. Bien au
contraire, il pénètre parfaitement le mal qu'il décrit. Il le connaît
si bien qu'il l'embrasse de toute part, sans doute, comme il vient.
Il opère alors avec l'allégorie, la parallèle ou encore la fable, une
mosaïque de choses qui rend l’atmosphère, vraisemblablement,
plus délétère.
En somme, la référence à plusieurs types de discours,
notamment la référence de la politique à la chasse rend plus
réaliste ou plus vraisemblable la description. Cependant, ce
souci de réalisme est sitôt débordé, probablement même avec
facilité,
lorsque
Ahm adou
Kourouma
ne
se
contente
plus
uniquem ent de scruter les démons du colonialisme et des
indépendances. Aussi son secret serait-il de tordre toujours,
d’oser même s'il casse, oser pour qu'il passe.
210
Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51.
- 234 -
La m arque de fabrique du réalisme kourouméen n'est plus
seulement une nécessité de témoigner mais une nécessité
poétique de bouleverser l'ordre des choses, en tenant lieu de
réalité ce dont la fiction n’est que le signe comme, par exem ple,
le fait de peindre l'homme comme un animal.
Ainsi, Ahm adou Kourouma ne se borne pas seulement à
décrire la société, il en dégage aussi l'esprit en frappant le
lecteur
plus
par
l'imagination
que
par
des
simplifications
accessoires.
4. Dialectique du roman kourouméen
Les Soleils des Indépendances a souvent été considéré, avec
Le Devoir de violence 211 du Malien Yambo Ouologuem, comme un
roman d’avant-garde. Tous deux se sont, en effet, démarqués
des productions antérieures par la nouveauté qu'ils insufflaient
dans le roman africain subsaharien d'expression française 212.
211
Ouologuem, Y., Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, 207 p.
A leur parution, ces deux romans n’ont pas été accueillis avec chaleur. En revanche, leurs
auteurs ont été couronnés de prestigieux prix littéraires, notamment du prix Renaudot,
respectivement en 1968, pour le Malien Yambo Ouologuem et, en 1999, pour l’Ivoirien Ahmadou
Kourouma. Ils ont de la sorte contribué à façonner une autre image de la littérature africaine à la
suite de quoi de nombreuses maisons d’édition, longtemps réticentes, ont ouvert leurs portes à une
nouvelle génération d’auteurs qui n’étaient encore qu’à leur premier essai : Sony Labou Tansi,
Maryse Condé, etc.
212
- 235 -
Les Soleils des Indépendances a été suivi, vingt ans plus tar d
par un rom an, Monnè, outrages et défis, puis, en 1998, par un
autre encore, En attendant le vote des bêtes sauvages. Le
dernier rom an d’Ahm adou Kourouma, Allah n'est pas obligé a
paru en 2000.
Lorsqu'il entre en littérature, vers la fin des années soixante,
Ahm adou
Kourouma
jette
son
dévolu
sur
l’histoir e
événementielle. Puis, au fur et à mesure qu'il enchaîne les
productions, ce thèm e devient une obsession, une hantise d’où
se révèlent, de fait, les préoccupations du romancier ivoirien, à
savoir la résistance africaine contre les conquêtes colonialistes,
l'héritage de la colonisation, le fardeau du néocolonialisme, etc.
A n'en point douter, il se m et au service de la réalité,
Ahm adou Kourouma préférant mettre l'histoire au cœur de s a
création littéraire.
Au début du XXème siècle, entre deux guerres mondiales et
jusqu'au milieu des années soixante, pour faire face à la
domination
ressusciter,
étrangère
par
le
qui
biais
a
de
causé
la
l’acculturation,
littérature,
les
il
fallut
civilisations
ensevelies, les cultures englouties par le colonialisme afin de
tém oigner au m onde entier qu’en Afrique noire, bien avant le
contact avec la civilisation européenne, il existât des sociétés
organisées
aussi
bien
politiquement,
économiquement
que
culturellement. De ce fait, les romanciers africains ont ét é
nombreux à réhabiliter le passé.
- 236 -
Dans les années soixante-dix, la tendance s'inverse. En effet,
les romanciers africains délaissent l’éloge de l’Afrique lointaine
et
la
critique
du
colonialisme
pour
s'attaquer
aux
grands
chantiers qu'avait ouverts l'euphorie des indépendances avant
que celle-ci ne se heurtât à l'inquisition des nouveaux guides
providentiels et autres Pères de la nation.
Dix ans seulement après l'accession des anciennes colonies
françaises
à
la
souveraineté,
l'échec
des
indépendances
africaines était total. Mais alors que la plupart d'entre eux jettent
l'anathème
des
maux
africains
Ahm adou Kourouma revient
sur
les
nouveaux
régimes,
à l'analyse de la colonisation,
réexamine le présent à l'aide du passé.
Sans en avoir eu probablem ent conscience, il définissait les
bases d’une théorie généralisée du littéraire, à savoir une
position de la littérature totalem ent ancrée dans chaque moment
de l'histoire africaine, à un tel point que ce dernier est devenu le
sésame de la com préhension de ses romans car le dessein de
tém oigner et d'éclairer certaines zones d'om bre de l'histoire est
celui qu’Ahmadou Kouroum a assigne au roman.
Aussi, l’objet de la littérature est clairement défini. Écrire
devient un acte de bravoure, un devoir envers la collectivité. Ce
qui explique, probablement, pourquoi les romans d'Ahmadou
Kouroum a accordent une significative im portance à l'histoire et
conçoivent le rôle qu’elle joue comm e prépondérant.
- 237 -
L'histoire de l'Afrique que décrivent ses rom ans relève, en
effet,
malheureusem ent
colonisation.
Ceux-ci
du
cataclysm e
réfèrent
à
ce
engendré
nouvel
ordre
par
non
la
pas
seulement avec la simplicité, la curiosité ou la neutralité de
l'archéologue qui f ouille le passé mais en prenant position et,
surtout, en dénonçant l'interventionnisme français.
Cette ivresse de l'histoire se scinde, néanmoins, en une
histoire faite de dates comme celles qui marquent le début de la
colonisation et en une histoire sans date, c’est-à-dire celle qui
raconte la vie quotidienne des peuples africains qui ploient sous
la misère et le poids des régimes marxistes. Il découle, en
définitive, chez Ahm adou Kourouma, une vision de l'écritur e
résolue au témoignage de l'histoire et à la reconstitution du
passé et du présent et le dessein d'être la mém oire des faits
historiques
lointains
ou
proches
et
des
grands
maux
du
colonialisme : la corruption, la dictature, la répression, etc.
Les romans d'Ahmadou Kourouma dévoilent ainsi l'histoire
africaine. Ils perpétuent, à leur guise, ce qui est utile à la
connaissance historique en intégrant des épisodes vrais. Le
romancier ivoirien ayant
une conception
linéaire
de
l'objet
littéraire, ses romans créent non seulem ent des liens mais ils
portent aussi la marque de la continuité historique. En revanche,
ils évoquent l'histoire sans réellement faire de l'historiographie.
Les
romans
d’Ahmadou
Kourouma
tiennent
lieu
de
transmission du savoir. Ce sont des objets de l'expression de la
- 238 -
mémoire car, Ahmadou Kourouma y reconstitue, non seulement,
le déroulement chronologique mais il dote la littérature d’une
prise de conscience historique.
Cette prise de conscience ne s'oppose pas à la création pour
autant
qu'Ahmadou
Kourouma
est
anim é
du
désir
de
métaphoriser.
En effet, comme m étaphore, son œuvre instaure la confusion.
Elle rend l'idée encore plus sensible car elle n'est nullement le
fait d'une divergence m ais n'est que l'analogie, c'est-à-dire que
l’œuvre
romanesque
est
compréhension
de
l'histoire
et
seulement
un
expérience du temps, du passé et du présent.
De
fait,
Ahmadou
Kourouma
n'est
pas
catalyseur. Il est aussi un clarificateur, dans la mesure où il
s'intéresse au sens de l'héritage historique et culturel.
Histoire et héritage découlent d'une même origine. L'une et
l'autre informent sur la manière de décoder ses romans. Ainsi,
par exemple, l'attitude de Koyaga est compréhensible lorsqu'elle
intègre le passé de ce personnage :
K o ya ga e s t ce r ta i ne me n t le pir e d e s d i c tat e ur s, ma i s i l y a u ne ce r ta i ne
l ogi q u e da n s s a f aç on d ' a gir . Q ua n d i l ar r i ve d a n s mon hi s t oir e on n 'a
pa s v ou l u le pr e n dr e c o mm e m i li tair e, si on l 'a va it e n ga gé c o m m e
tir a i l le ur , f i n a l e me n t c o m m e t ou t le mon d e , i l s e ser a it c on t e nt é de ça .
C ' es t a l or s q u ' il a c om me n cé à f a i re u n c o mb a t de l u tt e, e t q u a n d il a
- 239 -
pr is le p ou v oi r , le p o u v o i r é ta nt le p ou v oi r , h é b i e n il s 'e st d éf e n d u
par t ou s l e s mo ye n s p ou r l e ga r der . 213
Rendre par les mots les conséquences atroces engendrées
par ces deux hécatombes est, de la sorte, plus approprié que le
détour
que
beaucoup
de
romanciers
africains
ont
opéré,
aujourd'hui, en faveur d'une écriture imaginative.
Certes, Ahmadou Kourouma n'est pas le seul romancier à
avoir consacré à l'histoire africaine une telle im portance mais
son
cas
paraît
exceptionnel
puisqu’il
concilie
histoire
et
littérature dans un souci de conceptualisation, c'est-à-dire dans
une approche des romans sur le mode historique, surtout sur le
colonialisme et les répercussions de la guerre froide, en Afrique.
Par ailleurs, le romancier ivoirien introduit son lecteur dans
un rapport de savoir, en instaurant un contrat entre le roman et
son destinataire de sorte que l’œuvre romanesque fonctionne
comme discours dialectique qui parle le langage du lecteur,
raconte les faits plus qu’il ne les commente et les présente sous
l’angle de la réalité.
En optant pour la dénonciation des manœuvres politiciennes
africaines, Ahmadou Kourouma a, dans une certaine mesure,
inconsciemment ou non, fait le choix de la condamnation.
213
Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999.
- 240 -
Troisième partie
Le réel comme modélisation
- 241 -
Préambule
Comme fille de l’histoire inouïe et m ouvementée, l’écriture du
roman kourouméen définit le dram e dans lequel le romancier fait
revivre les affres de la rupture, en avivant les blessures originelles.
Cependant,
tém oigner
pour
soi,
mais
aussi
pour
la
communauté, passe nécessairement par le filtre de ce que le
romancier ivoirien a longtem ps gardé en mém oire. De fait, l’écriture,
en
tant
que
phase
essentielle
du
processus
de
production
romanesque, respecte certaines étapes qui ont trait à sa nature.
Avant de devenir des fictions, les romans d’Ahmadou Kouroum a
passent par un niveau antérieur qui intègre les situations connues ou
vécues du romancier. Ils tiennent ainsi ensemble histoire et mémoire.
Cette partie esquisse une archéologie du réel grâce à la mise en
évidence des aspects qui ont favorisé l’ém ergence de l’œuvre.
- 242 -
Chapitre 7
---------Ecriture et représentation
Nous nous proposons, dans le présent chapitre, d'établir la
relation entre roman et histoire. Autrement dit, de découvrir la
part de la réalité dans les romans d'Ahmadou Kourouma, une
notion essentielle à ce rapprochement.
Tout d'abord, qu'entend-on par histoire ?
L'histoire est, par définition, un langage qui porte la condition
du monde. Elle fait aussi apparaître ou valoir l'action de l'homm e
dans son existence. Pour se faire, elle a un rapport avec la
mémoire.
L’histoire
contrairement,
au
n'a
rom an
donc
pas
qui
est,
une
par
visée
créatrice,
essence,
une
représentation imagée de la réalité :
D u la ti n hi s t or i a, l’ h i st oi re e s t «c on n a i ssa n c e de s é v é n e me n t s d u
pa s sé, de s f ai t s r el a ti f s à l’ é v o l u t i on de l’ h u ma n it é ( d ’ u n gr ou p e
- 243 -
s oc ial , d’ u ne ac ti vi t é h u ma i ne) , q ui s on t d i gn e s ou j u gé s di gn e s de
mé m oir e. ( Le P et it R o be rt)
Ainsi,
de
prime
abord,
histoire
et
roman
paraissent
antithétiques. La première qui ne représente que les actions de
l'homme ne peut, en effet, prétendre à un quelconque savoirfaire tandis que le second est une imitation arbitraire de la
réalité.
Or, comme la mimésis, l'écriture kourouméenne opère une
sélection des événements réels qui sont, ensuite, réorganisés de
façon à produire une histoire, c'est-à-dire une structure qui
rappelle le m onde réel.
Cela
dit,
l’œuvre
rom anesque
d’Ahmadou
Kouroum a
recompose avec le fait en s’épurant, tant bien que mal, des traits
de la réduplication. Elle condense et rehausse les formes et les
couleurs de l'univers comm e, en peinture, le geste du faiseur de
toile
q ui
a br è ge ,
c on d e n se
et
c omb i n e
les
s i gn es
p la st i q u e s
de
s on
al p h a be t. 214
L'écriture kourouméenne ne se laisse donc pas prendre au
piège de la réalité car il y a la part fantaisiste du romancier,
214
Ricœur, P., «La fonction narrative» in La narrativité (recueil préparé sous la direction de Doriau
Tiffeneau, coll. Phénoménologie et herméneutique), Paris, éd. du CNRS, 1980, p.55.
- 244 -
c’est-à-dire la m anie qui permet de distinguer, dans le roman,
l'accompli, ou ce qui perm et de dissimuler la trace effective du
réel, de son contraire, c’est-à-dire l’état objectif du monde.
Au-delà de ce qu’ils délivrent comme prescience ou comme
possibilité du réel d'exister comme écho dans l’œuvre, il y a ce
que les romans possèdent proprement, ce qui ne se contient pas
dans la rém anence des choses d'antan. Aussi y a-t-il, dans les
romans
d’Ahmadou
Kourouma,
une
structure
non
plus
antithétique m ais constructive.
Il pourrait s' y être estompé le vieil antagonisme, la vieille
querelle entre littérature et histoire au détriment d'une symbiose
de discours ou d'une interaction qui permet d'instaurer une
véritable com plicité. Car, l’effet de réel qui vise à donner aux
romans d'Ahm adou Kourouma une dimension historiographique,
c’est-à-dire une dimension totale est aisément contrebalancé par
la fantaisie qui contrecarre toute référence directe à la réalité.
L'histoire réelle ainsi se dissout dans sa com position avec la
vraisemblance.
Par
conséquent,
au
lieu
d'un
éloignement,
les
romans
d'Ahmadou Kourouma bénéficient d'une attache où histoire et
littérature finissent par produire un même son.
En effet, monde imaginaire et monde réel interagissent
mutuellement pour se dépasser. Mais, en échange de cette
interaction, entre ce qui n'est au départ qu'une invention ou
- 245 -
mime et la structure qui f ournit cette copie m ême, survient un
style qui refuse de se laisser prendre en défaut par la m imésis.
La relation littérature-histoire est, chez Ahmadou Kourouma,
un espace dans lequel se fixent aussi bien la voie ouverte à
l'imagination que la réponse à l’appel du réel car ses romans
renferment un m onde dans lequel est audible cet appel du réel.
Aussi, au lieu de s'opposer, le couple rom ans-histoire réelle
offre une esthétique particulière. Et, du fait que les romans
d’Ahm adou Kourouma se réfèrent presque souvent au fait, il s’y
élabore une écriture de juxtaposition, une écriture qui ne peut
s'envisager plus que dans une relation de complémentarité.
Sans
doute,
peut-on
imaginer
ses
romans
sans
cette
dimension historique, mais Ahmadou Kouroum a ne risque-t-il pas
alors de ne plus nous proposer que des objets vides ?
Or, les deux form es de discours se complètent et ses romans
ne demeurent véritablement possibles que par la manifestation
d’un écho du monde réel. En revanche, s’il n'a pas de rapport
avec l'histoire, ce que le roman décrit ne peut prétendre seul à
une
explication
plausible.
Car,
c'est
la
considération
l’ensemble qui échoit bien à ce genre de poétique.
- 246 -
de
1. Analepse et reconstruction
Souvent, pour com prendre le contenu d’un roman africain, la
critique a cherché une hypothèse dans l'histoire des Etats. Ainsi,
par exem ple, la création littéraire des années cinquante a-t-elle
partie liée avec le contexte, lequel a progressivement entraîné
l'élite africaine dans le débat pour l’indépendance des colonies.
Dans ce m ouvement d'éclosion de la littérature, la conférence
afro-asiatique
de
Bandoeng 215 marque
la
détermination
des
colonies françaises représentées d'aller de l'avant en affirmant
leur volonté de s'émanciper des grandes puissances et du
colonialisme :
Sa n s v ou l oir é ta bl ir u n l ie n méc a n i q ue e nt r e le s é v é ne me n t s p ol i ti q ue s
et l it tér a ir e s, on pe ut ( … ) r et e n ir q ue , e ntr e 1 9 4 5 e t 1 9 6 0 , i l se pr od u i t
u n cer ta i n n om b r e de f a it s q ui mar q u e nt l’ é mer ge n ce d u Ti er s- m on d e
da n s
l’ hi s t oir e
m on d i ale .
Ces
é vé n e me n ts
ne
son t
pas
sa n s
c on sé q u e n ce s ur l’ ar t e t la l it tér a t ur e . 216
215
Bandoeng confirme la montée des aspirations des anciennes colonies à l'indépendance. Vingtneuf délégations africaines et asiatiques réunies dans une ville de Java affirment les droits des
peuples à disposer d'eux-mêmes et appellent à lutter contre toutes les formes du colonialisme.
Surkano, le présidant indonésien ouvre d'ailleurs ainsi la première séance : «Nous vivons un
nouveau départ dans l'histoire du monde».
216
Mateso, L., La Littérature africaine et sa critique, Paris, Karthala, 1986, p. 117.
- 247 -
Le dévoilem ent du monde occupe donc l’esprit à l’heure où la
littérature prend la forme de l’engagement politique 217. En effet,
au m oment où l’on assiste à l'essor de la littérature africaine, la
pression morale est telle que le véritable sens de l'œuvre ne
réside que dans la critique du colonialisme 218.
A la fin des années cinquante, les premières victoires
politiques se concrétisent par l'élargissement de certains droits
et la proclam ation des premières indépendances. Ce vent de
libération souffle aussi dans les années soixante.
Cependant, l'instauration de nouveaux Etats a eu, sur le
continent,
des
conséquences
politiques
et
économiques
tragiques car les indépendances africaines sonnent le glas des
libertés dém ocratiques avec l'apparition de la censure, du parti
unique, de la torture institutionnalisée, etc.
Dix ans après seulem ent, on assiste, en Afrique, à une
montée en puissance de systèmes totalitaires 219. Le retour au
pouvoir d'autochtones n'est pas le signe d’un apaisement. Il
déclenche, au contraire, une vague de violences et d'exactions
de tout genre comme en témoignent, plus tard, les romans
d'Ahmadou Kourouma.
217
Dans les années 1950, la nouvelle génération d’écrivains africains avait dévolu à la littérature la
représentation comme finalité.
218
La Négritude est avant tout une réaction, un cri de révolte de l'esprit contre la dénaturation de
l'homme noir. Mais, ce concept est devenu, au fil du temps, un mouvement artistique et littéraire.
En fait, la Négritude est tributaire de l'histoire de la traite et de la colonisation. Alors, comme
réaction, elle s'oppose à l'entreprise de déculturation et d'assimilation de l'occident colonial.
219
Vuillemin, A., «Les dictateurs africains», Le Dictateur ou le dieu truqué, op. cit., p. 236-237.
- 248 -
Les
années soixante-dix se caractérisent par un usage
pervers et permanent de la répression. Les nouveaux Etats
indépendants
se
repliant
sur
eux-mêmes
et
s'érigeant
en
véritables polices, leurs dirigeants contraignent à l'isolement,
instituent la terreur comm e tactique pour conserver le pouvoir.
Comme si cela ne suffisait pas, ils s'em ploient à écarter
discrètement d'éventuels opposants en fom entant des complots.
Dans un tel contexte, tout mouvement de contestation est
durem ent réprim é.
Le
rom ancier
ivoirien
a,
cependant,
pris
le
parti
de
représenter l'histoire moderne de l'Afrique, du déclin de l'empir e
de Samory aux récentes guerres civiles du Libéria et de Sierr a
Leone.
Le récit de son deuxième rom an, par exem ple, est situé au
début de la colonisation. Il se livre à la critique des situations
modernes
et
de
leurs
«démons»
(am our
de
la
gloriole,
corruption, culte du parti unique, etc.). A l'instar des autres
romans, Monnè, outrages et défis a une attache particulière avec
l'histoire
réelle
d'autant
plus
qu’il
manifeste,
dans
sa
représentation des événem ents, une juste forme des calamités
qui accablent le continent noir.
L'organisation sociale de l'Afrique a com plètem ent explosé.
De la fin du XIXème siècle au milieu des années 1980, on ne
com pte plus les sociétés désorganisées, les espoirs effilochés,
- 249 -
les guerres et les mutineries déclenchées ! Au début des années
soixante-dix, l'indépendance qui devait plutôt être défendue par
les Africains est, au contraire, confisquée par des pouvoirs
caporalistes qui s’illustrent par la terreur. Ainsi, la littératur e
s'ouvrant à la critique de ces régimes, certains romanciers
s'offrent de caricaturer les mœurs des politiques en vigueur.
Aux confins de faits fictifs, il y a donc l'évocation des
événements historiques réels. A cet effet, Les Soleils des
Indépendances retrace, à travers la vie de son personnage
principal, des étapes de l'histoire de la décolonisation :
Le s so l ei ls de s In dé p e n da n c e s s' ét a ie n t a n n o nc é s c o m me u n o ra ge
l oi nt a i n e t dè s le s p r e m ie r s ve n t s Fa m a s 'ét a it d é ba r r a ssé de t ou t :
né g oc e s, a mi t i é s, f e m m es p ou r u se r le s n u it s, l es jou r s, l 'a r ge n t e t l a
c ol èr e à i n jur ier la Fr a nc e, l e pè r e , la m èr e d e la Fr a nce . Il a va it à
ve n ge r c i n q ua n t e a n s d e d omi n a ti on et u n e s p ol i ati on . 220
Lorsque Ahmadou Kourouma publie son premier roman, au
moins deux guerres civiles ont éclaté en Afrique : au CongoKinshasa en 1961, au Nigeria en 1967. Des militaires ont
remplacé des civils au pouvoir au Togo, au Congo Brazzaville,
en Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), en Centrafrique, au Niger,
au Ghana, etc.
220
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24.
- 250 -
L'effondrem ent du continent ne s'arrête pas là puisque des
personnages aussi grotesques que sinistres tels qu'Idi Amin
Dada, Bokassa, etc. vont surgir, mêlant dans les appareils de
l’Etat corruption et détournem ent des richesses.
Dans
ce
décor
d'insécurité
politique,
des voix
se sont
pourtant levées pour dénoncer le gaspillage et la gabegie. Ains i
les romans d’Ahm adou Kourouma se sont attachés à mettre en
évidence l'existence des laissés-pour-com pte des indépendances
ou à évoquer les m om ents difficiles et, surtout, la cruauté de ces
régim es qui opèrent en toute im punité.
A l'instar de ses personnages qui subissent les revers de
fortune des totalitarismes africains, les populations croulent sous
le poids des bouleversements qu'entraîne l'instauration de ces
dictatures.
L’hostilité que ressent le personnage kouroum éen est ainsi
directement liée à l'existence concrète des Africains. Aussi ses
romans esquissent-ils la reconstitution du clim at politique et
social à un m oment donné de l'histoire africaine.
A
mesure
Kouroum a
va
que
la
production
augm enter,
les
romanesque
personnalités
d'Ahmadou
historiques
(de
Gaulle, Houphouët-Boigny, Mobutu, etc.) ne vont pas cesser
d’apparaître. Et mêm e si, pour la plupart, elles sont signalées
sous des noms totémiques ou d'emprunt, leur présence souligne
- 251 -
un
souci
d’authenticité
et
sem ble
le
signe
aussi
d'une
prédilection à l'histoire.
La structure qui
se
dégage
de
ses romans
paraît,
en
définitive, dépasser la simple évocation des aspects connus ou
moins connus de l'histoire puisque surviennent des axes qui
permettent
de
lire
les
diverses
formes
de
conjonctures
structurelle, politique et économique auxquelles l'Afrique est
confrontée.
En effet, ce continent est en proie à la crise, essentiellement,
à cause de la mauvaise gestion des indépendances et, en
particulier, à cause des dirigeants politiques qui ont pris les
commandes après le départ des colonisateurs et qui n'ont pu
réaliser la prospérité des Africains.
Ainsi, le cadre dans lequel se meuvent les personnages
d’Ahmadou Kourouma est lié au désespoir et à la répression et
du fait de la terreur qui fait son apparition au lendemain des
indépendances. La représentation que font ses romans tient
donc, en partie, du refoulem ent et de l'inversion des valeurs qui
ont empêché le bien de se répandre sur ce continent.
- 252 -
2. Effondrement de signes et représentation
historique
Dans les précédents chapitres, il a déjà abondamment été
question du lien entre histoire et fiction, le fait étant qu’elles ne
sont
pas
incompatibles.
Or,
la
relation
entre
les
romans
d'Ahmadou Kourouma et les facteurs extérieurs, leur caractèr e
historique, en somme, n’est pas auxiliaire dans la lutte que le
romancier ivoirien déclare aux systèmes politiques sclérosés qui
ont pris les rênes du pouvoir, en Afrique, depuis plus de
quarante ans.
Sans doute, la littérature comme reflet de l'histoire est-elle
essentielle
pour
dénoncer
les
violences
que
subissent
les
Africains depuis les indépendances. Aussi y a-t-il, chez Ahmadou
Kouroum a, la mise en place d’un antagonisme entre pouvoir et
individu traduit, dans Les Soleils des Indépendances, par un
nouvel ordre moral où, sous le signe de la déshérence du princ e
Fam a, se dessine un destin inaccessible pour lui et les gens de
sa génération.
Avant la colonisation, les sociétés africaines reposaient sur
des valeurs sûres et justifiables. A l'éclairage des romans
comme Crépuscule des temps anciens 221 du Burkinabé Nazi Boni
ou Le Monde s'effondre du Nigérian Chinua Achebe, celles-ci ne
221
Boni N., Crépuscule des temps anciens, Paris, Présence Africaine, (1962), 1994, 256 p.
- 253 -
se concevaient qu'en tant que communauté. Ce qui obligeait, par
conséquent, l'individu à rechercher, en toute chose, le respect
des anciens.
Or,
l'ère
qui
s'ouvre
avec
les
indépendances
est
aux
antipodes de la société traditionnelle africaine dans laquelle
l’individu
s'épanouissait
et
s'illustrait
par
l’observation
des
coutum es en tant qu’elles étaient la source de toute grâce et
commandaient le fondement de la vertu et de la morale.
Ainsi, Fam a dont le nom seul évoque, dans la conscience
collective malinké «le chef» ou «le roi» dut-il, en toute logique,
devenir le tribun de tout le Horodougou, à la mort de son père, et
connaître, probablem ent, l'existence à laquelle son nom le
prédestinait.
Mais,
ironie
du
sort,
cette
destinée
a
ét é
contrecarrée. Et, c'est à ce moment précis, qu'en dernière
analyse, le roman d'Ahmadou Kourouma déploie une véritable
sémiologie de l'étrangeté et porte, aux fonts baptism aux, une
crise des signes.
Les indépendances ayant constitué un précédent à son
éviction, Fama, in fine, est voué à la déchéance. Ainsi, au départ
confiné à la satire politique, Les Soleils des Indépendances, à
cause de l'agressivité des nouvelles institutions, parvient à
s'imposer
comme
le
récit
du
divorce
inquiétant vers un désordre m oral.
- 254 -
et
du
cheminem ent
Le fait est que la dénonciation d'une vision politique n'est
plus incom patible avec une expression certaine de l'angoisse qui
naît des mutations que subit la société africaine au lendemain
des indépendances.
Dans ce rom an, le conflit de générations apparaît comme
l'axe de représentation de l'histoire dans laquelle le personnage
principal se retrouve confronté au pouvoir. Cependant, ce conflit
ne se situe plus uniquement au niveau actantiel, c'est-à-dire sur
le plan de la représentation historique et emblématique comme
le signe de la déliquescence de la société traditionnelle, mais au
niveau
discursif
car
Fama
devient
le
sym bole
de
cette
désillusion, la victime que l'on jette en pâture aux régimes qui
vont sévir pendant près d'un dem i-siècle en Afrique.
Ainsi, Ahm adou Kourouma crée ici une musique originale
puisqu’il pose les jalons d'une situation politique de crise au
centre de laquelle l'exercice abusif du pouvoir et la multiplication
des dictatures apparaissent comme les pivots de la littérature.
- 255 -
Chapitre 8
---------Écriture kourouméenne et souvenir
Le souvenir est le réservoir des actions que l'on souhaite
faire revenir. Et ce dont il est question ici, c'est du cours de
l'imagination, de l'intuition et de la retranscription des actions
qui structurent les romans kourouméens.
Ce qui y est presque banal, c'est l'aisance, une sorte de
manie ou de facilité qu'a le romancier de briser le tabou de la
cécité collective et de faire parler le silence de l’histoire.
A l’aide de détails, Ahmadou Kourouma réussit à restituer les
affres d'une époque. Tout rejaillit, en effet : les humiliations, les
guerres, ou les résistances. Un pan de l’histoire qui avait dispar u
ressuscite sous la magie de ce démiurge. Et, dès lors qu'à la
place du vide le passé est réinventé, c’est le souvenir qui parle :
O h ! H or od ou g ou ! t u ma n q u ai s à c e tte vi ll e e t t ou t c e q u i a va it per mis
à Fa ma d e vi vr e u ne e nfa n ce h e ur e use d e p ri n c e ma n q ua i t a u s si ( le
- 256 -
s ol ei l, l’ h on n e u r et l’ o r ) , q u a n d a u l e ver l es e sc la ve s pa lef r e ni e rs
pr é s e nta i e n t le c h e va l r éti f p ou r la c a val c a de ma ti n a le , q ua n d à l a
de u x i è me pr i è r e le s gr i ot s et le s gr i o t te s c ha n t aie n t l a pér e n n it é e t la
p ui s sa n ce de s Dou m b o u ya , e t q u ’ a prè s, le s ma r a b ou t s r éc i ta ie nt et
en se i gn a ie n t l e C or a n, l a p i t ié e t l’ a u m ô n e. 222
Ce qui d’abord justifie son intervention, c'est la préservation
ou encore l'effort que le romancier consent pour retranscrir e
l'événem ent. En effet, lorsque Ahmadou Kourouma entreprend de
situer tem porellement son écriture, ce qu’il vise dans ses
romans, ce n'est plus seulement l'«aujourd'hui», c’est-à-dire
l'instant présent mais l'arrière de l'œuvre, son «autrefois».
Une telle entreprise est rendue possible par une vision
synoptique et le vaste m ouvement qui agence, à la fois, le
diagnostic de la société africaine et la rem émoration car le
roman
kourouméen
se
définit,
ici,
comme
la
chance
qu’a
l’homme, par rapport aux espèces végétale et animale, de ne
pas s’oublier soi-mêm e. Ainsi ne se donnent-ils plus seulem ent
comme
simple
narration
mais,
grâce
à
cette
dernière,
ils
s’inventent autres, c’est-à-dire qu’ils remontent le fait jusqu’à ce
qu’ils coïncident avec l’histoire.
De fait, il y a une double posture. L'une est rétrospective,
c'est-à-dire qu’elle s’invite comme première ou comme le vivier
où puise le rom ancier, l'autre, est représentative ou habile à
222
Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.
- 257 -
décrire le passé et le présent. Ainsi, les romans kouroum éens
deviennent des manifestations d’un hors-texte.
Le chemin qu'ils serpentent est inverse, à savoir qu’ils vont
des bouleversem ents de nos jours à l'harmonie d'antan. La
mémoire y est donc prise comme objet d'écriture d'autant plus
que c'est elle qui ressortit, telle qu'elle est perçue, dans le
mouvement de chute de l’histoire.
Tout
du
rapport
au
souvenir
apparaît
mais
dans
la
représentation du présent. On pourrait alors dire des romans
d'Ahmadou Kourouma qu’ils sont des romans de récapitulation
d’autant qu’ils retournent vers le lieu de leur assom ption, c’est-àdire l’histoire. Seulement, le lien entre la récapitulation et la
fiction, en somme, la mise en écriture ne se concrétise que par
le fait d'une transfiguration ou par l’institution d'une sorte de
langue de transition.
1. Ecriture et mémoire
Ahmadou Kouroum a est, sans doute, l'un des romanciers de
sa génération qui donne à son œuvre un caractère historique
fort. Ce qui lui vaut cette distinction, c'est le fait simple qu'il
- 258 -
entretient avec l’histoire africaine des liens étroits, des liens
incontournables.
En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma combine
habilem ent
réalité
historiographique,
historique
en
et
imagination.
apparence,
signale
non
Cette
pratique
seulement
la
vocation documentaire de l’œuvre m ais elle témoigne, surtout,
d'une présence dense de souvenirs.
Le rom ancier ivoirien joue sur plusieurs registres de l’histoire
africaine : précolonial, colonial ou postcolonial avec prédilection.
Ceux-ci lui confèrent toute la matière dont il va disposer pour
ressortir sa com plexité.
Cependant,
ce
qui
intéresse,
ce
n’est
plus
l’histoir e
seulement mais le moment où celle-ci croise le chem inem ent
personnel de l'auteur et devient, non pas le récit de la vie
d’Ahmadou Kourouma, m ais l’histoire de l'hum anité noire. Le
roman kouroum éen devient, de fait, un sillon tendant à souligner
cette trace, il retourne vers ce lieu de la fabrique.
A
travers
son
œuvre
romanesque,
Ahmadou
Kouroum a
modèle un regard. En tant qu’artefact poétique, elle trouve son
objectivation dans l'infamie des eaux troubles de l'Afrique. Or,
en se donnant comme regard, elle devient aussi un horizon de
mémoire puisqu’elle intensifie le lien particulier entre l'œuvre et
les faits historiques.
- 259 -
Aussi, la fonction des romans est désormais de structurer le
tem ps, c'est-à-dire de construire l'expérience humaine comm e
narrativité ou comme récit du déploiement d'une présence,
suivant un axe diachronique, un axe relatif à l’écoulement de ce
tem ps.
C'est alors, dans un enchaînem ent du tem ps, que la mémoir e
ressortit, qu'elle devient le m oyen de médiation entre un pass é
relaté et sa réactualisation dans le présent de l'écriture, cett e
dernière faisant apparaître l’œuvre romanesque kourouméenne
comme appropriation de ce qui a été ou comme reconstruction
historique sous-tendue par l’im agination. Autrement dit, l’œuvr e
romanesque kourouméenne se déploie comme re-présentation ou
réécriture.
Au niveau narratif, elle ne distingue plus récit de fiction et
histoire
d'autant
plus
que
le
rom ancier
et
l'historien
se
confondent dans une même personne.
Du fait que les événem ents rapportés par le romancier
ivoirien ne sont pas tout à fait ce qu'ils ont été, il est presque
certain que domine surtout l'aspect fictif de leur actualisation.
Cependant, le principe qui participe de cette création advient par
la mémoire, c'est-à-dire par la restitution. En conséquence,
Ahm adou
Kourouma
apparaît
comme
un
auteur
de
la
re-
construction, c’est-à-dire une sorte de gardien de la mémoire, un
- 260 -
«gardien du tem ple» pour paraphraser le titre d'un des romans
de Cheikh Hamidou Kane 223.
La m émoire, c'est ce à quoi se résout, en effet, l'auteur des
Soleils des Indépendances dans la traduction de son œuvre car
il n' y a pas chez lui un fait ou un événement qui ne soit pas
rattaché à celle-ci. C'est donc une dialectique ou un mode qui
fait des romans d’Ahmadou Kourouma une sorte de transport
dont
la
préoccupation
reste
de
ne
pas
oublier
le
facteur
originaire dans le drame de l'Afrique noire.
Ainsi, ce qui caractérise l'œuvre romanesque d'Ahmadou
Kouroum a,
c’est
sa
capacité
à
puiser
dans
la
mémoire
personnelle ou collective afin de se créer. Autrement dit, ce qui
a été réellement vécu ou ce qui passe a plus d’effet que
n'im porte quelle tentative de dresser, dans les romans, des
situations ou des sensations imaginaires accessoires et sans
réelle conséquence pour la littérature.
C'est dans le rapport m ême que la mémoire entretient avec
l'histoire
qu'il
faut
décrypter
ce
double
sens.
Cependant,
l'existence de ce lien presque naturel n'em pêche les artif ices :
Le s s ol ei l s de s I n dé p e n da n c e s s’ é tai e nt a n n o nc és c omm e u n o ra ge
l oi nt a i n et d ès le pr e mi er s ve n t s Fa ma s’ éta it dé b ar r a s sé d e t o u t :
223
Plus de trente années après son roman L’Aventure ambiguë (1961), Cheikh H. Kane publie aux
éditions Stock Les Gardiens du temple (1997), l’histoire d’un pays africain à peine d’indépendant
mais déchiré entre tradition et modernité. L’on retrouve donc le sempiternel antagonisme culturel
noir et blanc.
- 261 -
né g oc e s, a mit ié s, f e mm es p ou r u se r le s n ui t s, l e s j ou r s et la c o l èr e à
in ju r ie r la Fr a n ce , le p èr e, la mèr e de la Fra n ce. 224
Aussi les romans d'Ahmadou Kourouma reflètent-ils le sens
historique et l'irréalité simple de la création littéraire. Ils se
doublent
aussi
d'un
caractère
régressif,
c'est-à-dire
d’un
mouvement de retour vers le passé. En fait, ils tendent tous vers
un équilibre de deux tensions contradictoires.
En cela, ils ne sont pas simples ou faciles à dépouiller car ils
ne se laissent pas apprivoiser sans difficulté.
Au
dem eurant,
caractérisent,
d’une
les
rom ans
part,
par
d’Ahmadou
une
Kouroum a
dialectique
se
paradoxale,
notamment lorsqu'il s'agit de considérer la place de la mémoir e
en tant que m atrice de la création, c'est-à-dire comme trajectoir e
dans laquelle ils se structurent. D’autre part, ils se manifestent
par une tendance antithétique propre à l'esprit d'irréalité de la
création littéraire.
Ils s'élaborent, de fait, comme le centre d'où s'instaure un
antagonisme entre la mémoire et l'écoulem ent qui tend à effacer
les traces d'où advient l'écriture. Ils ont une source qui les porte
vers le passé et ils tendent, en même temps à la dépasser, dans
la mesure où l'œuvre romanesque, qui délaisse l'immense poids
du passé, est moins un récit empirique, c'est-à-dire un récit
historique, qu’une œuvre à laquelle on accède par l'imagination.
224
Kourouma, A, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24.
- 262 -
Toutefois, le lien entre mém oire et imagination ne doit pas
faire perdre de vue que les romans d'Ahm adou Kourouma sont
construits sur le rappel ou le souvenir. Ils mettent l'accent sur
des situations concrètes. Cependant, l'attachem ent au passé ne
doit pas non plus occulter la réalité du présent. Et, d'ailleurs, si
le romancier touche aux profondeurs des choses de ce passé,
sans doute, c'est pour mieux laisser transparaître l’illusion du
présent.
En fait, Ahmadou Kouroum a a su donner une form e, une
figure à ce déploiement de la mémoire. Il s'agit de Djigui, le roi
de Soba. Il a fait de ce personnage un em blèm e en tant qu'il est
au-delà du temps, qu'il transcende les âges et s'invite dans
toutes les confrontations avec l'histoire africaine. La mémoir e
s'écoule donc dans ce vieux corps qui décline les trois grandes
périodes (précoloniale, coloniale et postcoloniale) que l'auteur
indexe dans ses romans.
De fait, il est relativem ent aisé de comprendre toute sa
portée par la présence de ce descendant des Keita qui apparaît
comme le symbole m ême de la coalescence entre passé et
présent.
- 263 -
2. Le lieu de la mémoire
A vouloir loger dans un espace l'auteur des Soleils des
Indépendances, son œuvre a fini par se placer devant un terrible
dilemme, à savoir risquer de tout perdre ou bien défendre ce qui
menaçait de crouler sous l'oubli ?
Perdre la mémoire, c'est risquer de perdre le présent mais le
passé également, c'est-à-dire la possibilité de se raconter et
donc
de
situer
sa
propre
historicité.
En
revanche,
en s e
définissant comme accès à la compréhension de ce qu'on est et
de ce qu'on a été, «la m émoire est la propriété de conserver et
de restituer des informations». 225 Serge Brion en observe trois
niveaux :
- le niveau élémentaire qui correspond à la capacité des tissus
cellulaires de comporter des phénomènes comme l'immunisation
ou l'accoutumance à l'usage de stupéfiants.
- le niveau de t ype associatif qui correspond à la mémoire du
système nerveux permettant des acquisitions dont la complexité
correspond
intéressées
également
en
à
mêm e
celle
tem ps
des
structures
qu'elle
nerveuses
dépend
des
conditionnem ents et des apprentissages sensori-m oteurs ; c'est
à ce niveau que se rattache la plupart de nos habitudes comm e,
par exemple, «manger».
225
Brion, S., «La Mémoire» in Encyclopediae Universalis, n° 14, p. 945.
- 264 -
- le niveau représentatif «qui correspond le mieux à l'usage
courant du mot «m émoire» et qui est extrêm ement complexe car
il nécessite des opérations m entales qui permettent de s e
représenter les objets ou événements en leur absence et dont
les
principaux
modes
sont
le
langage
et
l'image
mentale
visuelle.» 226
Nous écartons les deux premières acceptions de cette notion
et ne retenons
que la dernière définition qui
nous paraît
essentielle à notre étude puisqu'elle ramasse une certaine
quantité d'éléments de notre aventure qui sont l'observation,
l'identification visuelle ou l’appropriation par l'écrit.
Devant l'amnésie des nouveaux temps, Ahmadou Kouroum a
sem ble avoir pris son parti. Il a voulu, devant la tournure pris e
par l'histoire m oderne, attirer l'attention sur la signification du
passé, en ce sens que celui-ci a donné le change à l'ère des
bouleversements.
Aussi ses romans pénètrent-ils les labyrinthes de la réalit é
historique afin de sauver ce qui peut-être n'aurait pas de place si
cela ne s'était réfugié dans la plume du rom ancier. Ils sont donc
les yeux et la bouche de ce qui ne voient ni parlent.
Tant qu'ils portent, en effet, sur des choses passées et même
présentes, les romans d’Ahm adou Kouroum a sont centrés sur la
mémoire car ils se donnent à lire comme possibilité d'une
rencontre avec l'expérience et comme ancrage dans un point
226
Ibid., p.946.
- 265 -
précis de l'histoire. Leur structure même est du passé et rattache
aussi aux notions qui retracent la dimension historique, à savoir
le souvenir qui rend possible l'existence des choses passées.
En
ayant
directement
recours
au
temps,
les
romans
kourouméens donnent de la voix à la condition humaine. Ils le
reconstruisent,
transmettent
le
les
décrivent,
actes
le
passés,
racontent.
notamment
à
Surtout,
ils
travers
les
nombreuses allusions aux événements qui ont eu cours dans le
tem ps. Ils font donc acte de mém oire dans la mesure où ils s e
conçoivent avec le dénominateur historique :
Le c om m a n da n t Hér a u d p a rl a l o n g t e mp s ; l 'i nt e rp r è t e t r a d ui s it ; p ou r
la c o m p r é he n s i on d u C en te na ir e , l e gr i ot c om me n ta et i n ter pr é ta le s
der n ie r s é vé n e me n t s i nt e r ve n u s d a ns le m on d e pe n d a nt q ue l e B o l l od a
vi va i t
le s
sa i son s
d 'a m er t u m e.
L' i n f r uc t ue u se
t e nt a t i ve
de
dé b a r q u e me nt à D a kar n e dé c ou r a gea pa s l e gé n ér al d e Ga ul le . Bie n a u
c on t ra ir e. Il m on t a e t r en c on tr a s es tr oi s a ut r e s c ol lè gu e s. Il s s e
r éu n ir e n t à q ua tr e, le s q ua tr e gr a n ds p a r mi le s c i n q q u i s'é ta i e nt
par ta gé l e mon d e . 227
Il y a la possibilité de rencontrer des situations et des figures
historiques car les rom ans d’Ahmadou Kouroum a, en définitive,
font le récit de notre propre historicité.
227
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 215-216.
- 266 -
Le fait de la raconter nous y lie étroitement et chaque fois
que les romans d’Ahm adou Kourouma reviennent sur nos traces,
c'est
immanquablement
la
dimension
de
la
mémoire
qui
s’escompte. Cette dimension-là passe comme une action sur les
choses
passées,
d'autant
plus
que
les
romans
d’Ahmadou
Kouroum a agissent toujours sur le vécu.
Dès lors, ils existent comme lieu de mémoire. Ce qui suppos e
ici la prise de conscience d'un héritage renvoyant à l'existence
préalable de quelque chose.
Les rom ans d'Ahmadou Kourouma induisent aussi bien un
retour vers le passé qu'une prise en charge de celui-ci. Ils
transcendent l'expérience qu'ils ont auparavant reçue et servent
de relais entre le passé et l'avenir. L'étirement du temps mêm e
est une véritable enveloppe conçue du commencement jusqu'à la
fin. Cette linéarité, cette unité sont déterminées par la capacité
des romans à se constituer un sens, c'est-à-dire à concrétiser
une reprise de l'événement passé.
- 267 -
3. Situation temporelle du roman kourouméen
Il s'agit de voir comment le passé, le présent et le futur, dans
une moindre mesure, sont abordés par les personnages dans les
romans d'Ahmadou Kourouma car ils ne perçoivent pas toujours
ces temps de la même manière ou, du moins, avec la mêm e
intensité.
3.1. Le passé
Les personnages qui sont caractéristiques de cette portion de
tem ps sont Fama et Djigui et, bien sûr, leur entourage. Fama et
Djigui n'existent que par lui. En effet, les allusions aux périodes
de l'enfance ou bien quelques fois leur réserve à l'égard des
transformations amorcées par le changem ent d'ère laissent
transparaître leur méfiance envers le présent.
A l'ère du renouveau, une idéologie dont il se moque bien,
Fam a n'est plus que l'om bre de lui-mêm e, c'est-à-dire un princ e
sans royaume, un charognard de la bande des h yènes. Fama,
qui a eu une enfance heureuse, arpente les rues de la capitale
de la Côte des Ébènes, à la recherche de quelque événem ent
qui lui offrirait la possibilité d'empocher quelques billets de
banque ou des noix de colas. Le dernier descendant de la
- 268 -
dynastie des Doumbouya qui est né dans «l'or et le m anger», est
presque devenu, «sous les soleils des Indépendances», un
employé des pompes funèbres.
Dans la com paraison qui est tirée, Ahmadou Kouroum a
montre ce qu'était ce personnage pendant la colonisation, à
l'époque du règne de son père alors qu’il n’était qu’un petit
garçon, et ce qu'il est devenu après, c'est-à-dire au lendemain
des indépendances africaines. A sa mort, Fam a aurait dû hériter
du trône. Or, c’est son cousin Lacina qui est pressenti par
l'administration coloniale.
Pour subvenir à ses besoins et à ceux de Salimata, son
épouse, il lui reste le comm erce. Quand viennent «les soleils de
la politique», Fama qui «avait à venger cinquante ans de
domination et une spoliation», se jette dans la bataille. Son
com bat, pour l'indépendance n’est pas vain puisque, quelques
tem ps plus tard, elle est accordée au royaum e du Horodougou.
Mais au lieu de repartir à Togobala reconquérir son trône,
Fam a espère surtout l'attribution d'un poste de responsabilité
politique. Il rêve, en effet, de secrétariat général de sous-section
du parti dont il est un m em bre actif ou de la direction d'une
coopérative : des postes qui, selon lui, ne requièrent pas
d’instruction particulière mais, uniquement, une totale fidélité au
président de la République et au chef de parti.
- 269 -
Or, «comm e le petit rat de marigot [qui avait] creusé le trou
pour le serpent avaleur de rats, [les] efforts [de Fam a] étaient
devenus la cause de sa perte». 228
En contrepartie de son engagement pour l'indépendance de
la colonie, Fama ne récolte que la carte d'identité de citoyen
ivoirien et celle du parti : des «morceaux du pauvre dans le
partage et [qui n']ont [d'autre que] la sécheresse et la dureté de
la chair du taureau. Il peut tirer dessus avec les canines d'un
molosse affamé, rien à en tirer, rien à sucer, c'est du nerf, ça ne
se mâche pas» 229.
Fama est donc écarté par ses com pagnons de lutte qui le
trouvent trop vieux ou prétextent son illettrisme ou encore le
jugent
incapable
de
fournir
l'énergie
que
requerrait
la
modernisation du jeune Etat qui n'aspire, probablement, qu'à
com bler son retard sur les plans économique et industriel. Aussi
ne lui restait-il comme autre possibilité que de retourner cultiver
la terre. Mais, là, bien plus qu'ailleurs, il fallait avoir des bras
solides et des reins souples. A cause des rhumatism es dus, sans
doute, à son grand âge, Fam a étant incapable de labourer, il
intègre la bande d’hyènes qui sévissait dans la capitale de la
Côte des Ebènes.
Il est intéressant de voir ici comment, en dépit des énergies
qu'il déploie pour s'en détourner, la fatalité s'exerce et comment
228
229
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24.
Ibid., p. 25.
- 270 -
le mauvais sort s'acharne sur le dernier survivant de la dynastie
des Doumbou ya.
En fait, cette dynastie touche à sa fin. L'heure de la
rencontre avec le destin que les devins avaient prédit est tout e
proche :
C om m e a u t he nt i q ue d es ce n da nt i l ne r est a it q u e l ui , u n h om m e sté r il e
vi va n t d’ a u mô n e s d a n s u n e vi ll e où le s ol e il n e se c ou c he pa s ( le s
la m pe s é le c tr i q u es é cl ai ra n t t ou t e la n u it da n s l a c a pi tal e ) , où le s f i l s
d’ e s cla v e s
et
le s
bâ t a rd s
c omm a n d e n t,
t ri o m p he n t ,
en
l ia n t
le s
pr o vi n ce s par de s f il s ( le t é lé p h on e ! ), d e s ba n de s ( l es r ou t e s ! ) e t l e
ve n t ( le s di sc ou r s e t la r a d i o ! ) . 230
Fama ne peut donc rien faire d'autre que subir d’autant qu’il
n’arrive
pas
échéance,
à
s'adapter.
Ahmadou
Cependant,
Kourouma
pour
choisit
retarder
cett e
d’évoquer
les
préoccupations politiques du moment. Il préfère traiter de la
place du pouvoir traditionnel dans le monde moderne.
Ce qui paraît alors invraisemblable, c'est la stérilité qui
frappe Fama et l'em ploi qu'en fait le romancier ivoirien pour
attirer l'attention sur le drame causé par les indépendances. Il
n’est
pas,
en
ef fet,
absurde
de
constater
que
le
dernier
descendant de la dynastie des Doumbouya est gouverné par des
faits extérieurs.
230
Ibid., p. 99-100.
- 271 -
Le t ype de vie que mène Fama n'est que le signe que le
destin doit s'accomplir. En revanche, nous pouvons supposer
que s’il n'avait pas été prédestiné à ce triste sort, Fama aurait
probablem ent été nommé secrétaire général de sous-section ou
directeur
de
coopérative.
Ce
qui
aurait
atténué
l'infernale
machine du destin. Il n'aurait plus eu de problèm es matériels. I l
aurait, probablement, multiplié les mariages pour accroître ses
chances de procréer -Fama n'étant pas suspecté jusqu'ici,
comme la cause de la stérilité était plutôt rejetée sur Salimata,
sa femme- et, ainsi, il aurait assuré une descendance à la
dynastie. Or, Fama a de plus en plus de m al à s'acclimater au
nouveau monde.
Mais faut-il rappeler que Fam a est le prince ? Aussi s'il
fustige le présent, c'est, probablement, plus par orgueil que par
désillusion : l'orgueil étant avec le courage et la générosité l’un
des
caractères
qui perm ettaient de reconnaître les grands
hommes comme celui qu'il prétendait être 231. Ainsi, entre la
majesté de son rang et la servitude, le dernier Doum bouya
choisit la noblesse de sa condition et devient, de ce fait,
l’archétype des victimes de la conspiration des indépendances.
Lorsqu'il apprend le décès du cousin usurpateur, Fama voit,
au-delà sa présence aux funérailles, d’une part, un moyen pour
231
«Celui-ci [l'honnête homme ou dyambour] s'affirme, essentiellement, par la culture des vertus
que voilà, et, d'abord, par la loyauté, le courage, la générosité, cette dernière étant l'expression
nègre de la justice. Cependant la personne peut être offensée, et, parfois, les circonstances nous
empêcher toute riposte efficace. Nous n'avons plus alors qu'une solution : abandonner notre
souffle vital pour sauver notre vie personnelle, notre âme. Le suicide est l'exigence dernière de
l'honneur.», Senghor in Liberté, tome 1, p. 277-278.
- 272 -
reconquérir la chefferie dont il avait été écarté un demi-siècle
auparavant et, d’autre part, la raison de retourner dans son
passé.
En effet, il y a, dans l’attitude de Fama autre chose que le
désir de conduire les funérailles cet imposteur. Sa présence à
Togobala s’explique avant tout par la possibilité qu’il y a de
rentrer en possession de l'héritage du défunt, en particulier de la
jeune Mariam sur laquelle Fam a fonde encore l'espoir d'avoir des
enfants afin de garantir une descendance à la dynastie. S a
présence aux funérailles de Lacina est liée à ce rêve de la
gloriole qu'il caresse toujours.
Devant l’im possibilité de vivre décem ment dans la capitale, le
voyage de Togobala apparaît comme une occasion de renouer
avec son passé. D'ailleurs, à la fin du roman, à sa sortie de
prison, au lieu de dem eurer auprès de Salimata, alors qu'il avait
obtenu du président de la république des Ébènes la promesse de
voir ses desseins se réaliser, Fama préfère repartir à Togobala,
le berceau de son enfance :
E ta it- c e d ir e q ue Fa ma al l ai t à T o g ob a la p ou r se r e fa ir e u ne vi e ? N on
et n on ! Au ss i p ar a d ox a l q u e ce l a p u i sse par a îtr e , Fa ma p ar t ai t d a ns l e
H or od ou g ou p ou r y m o ur ir l e p l u s t ô t p o ss i ble . I l ét ai t pr é d it de p u i s
de s si èc l es a va n t le s so l ei l s d e s I n dé pe n d a nce s, q ue c ' é ta i t pr è s de s
t om b e s de s a ï e u x q ue F am a d e vai t m ou r ir ; et c 'é t ai t p e ut- ê tr e ce t t e
de s ti né e q u i e x p l i q u ai t p ou r q u oi Fa m a a va i t s u r vé c u a u x t or t ur e s de s
ca ve s de l a Pr és i de nc e, à la vie a u ca mp s sa n s n o m; c 'é tai t e nc or e
- 273 -
ce t te de st i né e q ui e x pl i q u a it cet te s ur pr e n a nt e l i bé r a ti on q u i l e
r ela n çai t da n s u n m on d e au q u e l il a va it cr u a v oi r d i t a di e u . 232
Djigui
s'opèrent
aussi,
dans
quoique
son
conscient
royaume,
des
préfère
changem ents
garder
une
qui
certaine
distance avec le présent. Son état le prédestine, de fait, à
affronter les bouleversements de son royaum e avec, pour arme,
la seule résistance. Son refus d'apprendre la langue français e
illustre, fort bien, la prudence et la volonté de garder saufs
l'honneur et les choses dans leur état, c'est-à-dire avant l'arrivée
des colonisateurs à Soba.
Cependant, Djigui sait que rien n'est plus comme avant. Mais,
tant que le Bolloda, le palais royal, n'avait pas été pris, occupé
par les troupes françaises, il espérait voir Soba redevenir la
terre sainte, le «pays de foi, d’hospitalité et d’honneur» qu’il
avait été avant l’invasion des «Infidèles», car la colonisation est
perçue comme une conversion des musulmans au christianisme.
En refusant l'évidence des transformations de son royaume,
le roi de Soba persiste donc à croire au passé. La résistanc e
qu’il désigne «la fin des reculades» 233 caractérise cette folle
obstination. Cependant, elle n'est qu’une vaine déclaration de
guerre car ce simulacre ne mène pas au conflit qui aboutirait au
retrait
232
233
des
troupes
françaises
du
royaum e
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 185.
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 184.
- 274 -
et
restaurait
l'ancienne
monarchie.
D’ailleurs,
certains
courtisans
qui
craignent de voir retirer l'un des privilèges qu'ils ont obtenus
après leur allégeance tentent de le dissuader :
Q uel q u e s c ou r ti sa n s c o ura ge u s e me n t f ir e n t r e ma r q ue r a u pa tr i a rc h e
q ue le s mur s d e s f or t if i ca t i on s s ur le s q uel s la c ol on n e f r a nça ise n ou s
a va i t s ur pr i s a va i e nt ét é q ua si d é tr u it s. N ou s é ti on s sa n s ar me s, t ou s
le s h omm e s v a li d es d e n o t re r a c e éta i e nt soi t d an s l’ ar mé e c ol on i ale ,
s oi t sur le s c h a nt ier s de s tr a va u x f or c és. E s vi e il lar d s per cl u s, le s
f e m me s e t le s e n fa nt s q ui r e st ai e nt d a n s l es vi ll a ges n’ e n te n dr a i e n t pa s
l’ or dr e de m ob i l i sat i on , par c e q u’ il s é tai e nt r o m p u s par l a f a ti gu e et
a va ie n t l e c œ ur ser r é e t le ve n tr e vi d e. 234
L'un des multiples narrateurs fait remarquer, à juste titre,
l'absurdité d'une telle résolution. Le tem ps où Djigui aurait dû
livrer bataille aux troupes françaises étant révolu, tous les
hommes valides d'alors n'étaient plus en état de faire la guerre :
Le s S ol da t s a p p e l és se r é d u i sa i e n t a u x c o u r t i sa n s et vie il lar d s q ui,
ef f ec ti ve m e nt , s 'é t a ie nt tr ou vé sur le t a t a l e jou r de l ' ar r i vée d e s
pr e m ier s B l a nc s à S ob a . J oi gn a nt le s ac t es a u x pa r ole s, D ji gu i r e pr it
au s si t ôt s on s ur n om d e gé n ér a l d 'ar mé e, Ké l é ma ss a ( maî tr e de l a
gu er r e) e t D jél i ba e n l ou a n ge a nt cr ia «M a ss a ». A la s ui te d u gr i ot ,
n ou s c la mâ m e s e n c hœ u r le n ou ve a u s ur n om , e t ch ac u n r e ntr a c he z l u i
p ou r r e ve ni r a u B o l l od a en te n u e de c om b a t. 235
234
235
Ibid., p. 185.
Ibid., p. 185.
- 275 -
La stupidité de Djigui marque son ancrage dans le passé car
la déclaration de guerre aux colonisateurs est une façon de
souligner sa présence et de nier, symboliquement, tout ce qui
est
advenu
depuis
ce
jour
où
Soum aré,
son
frère
de
plaisanteries, a «débité des menteries aux Blancs», au nom
d'une tradition qui obligeait à l'assistance la fratrie des Moussa,
à laquelle l’interprète appartenait, lorsque celle des Keita était
en péril.
N’eût
été
l’intervention
de
Soum aré,
Djigui
aurait,
probablem ent, subi le même sort que les alliés de Sam ory, c’està-dire qu’il aurait été exécuté. Mais en relatant l’implantation
d’une colonie sous la contrainte, le narrateur a voulu non
seulement dénoncé le procédé utilisé lors de la signature du
traité qui donnait tous les droits aux premiers d'occuper un
territoire, mais, surtout, il a voulu souligner le quiproquo, le
malentendu qui a prévalu au moment de sceller cette nouvelle
alliance. C'est pourquoi, il qualifie le dialogue entre Djigui et
l'interprète du com mandant de «pathétique».
De cet aspect pathétique, qui m et en exergue les difficultés
liées à la langue, au moment où s'est faite la rencontre de Djigui
avec
le
commandant
des
colonnes
françaises,
Marguerite
Borgomano en a fait une analyse dans Ahmadou Kourouma, «le
guerrier» griot. Elle y m ontre comment l’incompréhension entre
Djigui et ses interlocuteurs blancs a modifié la face de l’histoire :
- 276 -
Ai n si, le r om a n d’ A h ma d ou K ou r ou m a m on t r e c om me n t l ’ " ou tr a ge "
li n gu i s ti q u e , sou s t ou t e s se s f or m e s, a é t é l’ u n d es pir e s " m on n e w" e t
le ma sq u e de t ou s le s a u tr e s. 236
Ce n’est donc que devant la contrainte que le roi de Soba
accorde aux colonisateurs un droit de cité. Cependant, la
cérémonie du dégué qui marquait sa reddition n’ayant pas ét é
conduite suivant les règles, Djigui pouvait encore se parjurer :
T ou t c e q u i ét a it sur v en u a p r è s c e mé m or a b le jou r n’ é ta it ja ma i s
ad ve n u : ni la c ol on i s at i on , n i le s t r a va u x f or c és, ni l e tr a i n, ni l es
an n é e s, n i n o tr e v i ei ll e sse n ’ a va ie n t e x ist é. N ou s n’ a vi on s p a s é té
c ol o n i sé s pa r ce q u e n o u s n’ a vi on s p a s é t é vai nc u s a pr è s u ne ba tai l l e
r an gé e. 237
De ce fait, la déclaration de guerre sonne le glas du présent
car elle marque le désaccord du roi avec le chaos qui a
transfiguré son royaume après l'arrivée des Blancs. Ne refuse-til pas, d'ailleurs, de quitter Soba comme l'invitait à le fair e
Sam ory ? Or, com ment eût-il pu, lui qui «étai[t] [attachée à Soba]
[comm e] une chèvre (…) à un pieu, obligé de brouter dans le lieu
où [il se] trouvai[t]» ? 238
236
Borgomano, M., Ahmadou Kourouma, le «guerrier» griot, op. cit., p. 174.
Ibid., p. 184.
238
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 33.
237
- 277 -
Ce refus d’obtempérer impliquait déjà une échelle du temps
propre à Djigui qui n'en a, sans doute, qu'une conception
cyclique. Autrement dit, le roi déchu de Soba persiste à croire
que son heure reviendra et que sa gloire retentira car son peuple
et lui ne pouvaient accepter pendant longtem ps cette présenc e
étrangère et supporter les malédictions des autres, «les saisons
d'am ertume ennuyeuses et longues» 239.
3. 2. Le présent
Nous l'abordons ici en tant que le temps de la narration ou de
l'écriture. En
effet, mêm e si souvent
les faits
retranscrits
remontent au passé ou se déroulent pendant la période coloniale
ou encore avant, il n’en demeure pas moins qu’ils ont une
attache avec le présent. Certains personnages principaux tels
que Fama ou de Djigui vivent, en général, à cheval sur deux
époques. Ils sont nés avant l'arrivée des Européens et ne
meurent qu'après les indépendances.
Quelques repères psychologiques permettent de comprendre
leurs attitudes. Ainsi, si Fama et Djigui paraissent rétrogrades,
c'est, probablement, parce qu'ils ont plus d'expériences. Aussi,
ils sont mieux placés pour apprécier ou non le temps présent.
239
Cette citation figure p. 184 de Monnè, outrages et défis.
- 278 -
A cent vingt-cinq ans, Djigui a le rôle du patriarche, en plus
de ses attributs royaux. Grâce à ce grand âge, il paraît un
homme mûr et raisonnable. Il est la personne dont la longévité
rapproche de la sagesse. D'ailleurs, en Afrique, il est admis que
l’une va de pair avec l'autre.
Dans Les soleils des Indépendances, il n'est guère fait
mention de l'âge de Fam a. Cependant, grâce aux déictiques
comme la durée de la spoliation (cinquante ans), l'année des
premiers bilans des indépendances (c'est-à-dire, la fin des
années soixante, soit dix ans) et l'âge qu'il avait à l'époque où
régnait
le
commandant
qui
plaça
Lacina
sur
le
trône
du
Horodougou, à savoir cinq ou six ans, nous pouvons déduire qu'il
a entre soixante et soixante-dix 240. Aussi, c'est en hommes
d’expérience que Djigui et Fam a observent les changements qui
s’opèrent dans leurs milieux respectifs.
Le constat est rapidement dressé et est sans équivoque dans
Les Soleils des Indépendances. Il se résume dans le term e
générique de «bâtardise», une expression qu'emploie souvent le
personnage
stigm atiser
principal
aussi
bien
pour
nommer
les
nouveaux
l'innommable,
régimes
issus
pour
des
indépendances que les sentim ents de honte, d'angoisse mais
aussi d'étrangeté qu'a engendré cette ère.
240
Sur un tout autre mode de calcul, le critique camerounais Jacques Fame Ndongo est parvenu à
peu près au même résultat, à savoir que Fama serait né en 1905 (cf. Le Prince et le Scribe, p.
155).
- 279 -
Pour Fama, le présent n'est absolument pas satisfaisant. Des
com bats qu'il a menés pour venger cinquante ans de domination
et une spoliation, il n’a retiré que deux cartes alors qu'il en
espérait beaucoup plus.
Il y a donc dans le présent l’expression d’un malaise, un
sentim ent profond de trahison et de vide d'autant plus que le
dauphin du roi est frappé d'impuissance et que le sort auquel il
est voué prend forme de jour en jour.
Contrairement à Fama, Djigui n'est pas si catégorique dans
son appréciation du présent. Sa désillusion est arrivée un peu
tard. En effet, il a d'abord accepté de collaborer avec les
Français avant de réaliser que la colonisation n'apportait que
des soucis au royaume et à la monarchie.
Peu après avoir scellé l’alliance avec les nouveaux maîtres
de Soba, Djigui s’aperçoit que le royaum e et lui sont entrés dans
une nouvelle
ère : celle
d'am ertume»,
des
notions
des
«monnew» ou des
qu'il
utilise
pour
«saisons
caractériser
l'am biance qui prévaut pendant la colonisation.
Le chapitre qui retrace la rencontre de Djigui avec Moreau, le
commandant
des
troupes
françaises,
occupe
une
position
stratégique dans le roman. Il révèle nettem ent l'attitude de Djigui
face
aux
angoisses
qui
commencent
- 280 -
sous
l'égide
du
colonisateur. Il est si justement intitulé : «Les homm es sont
limités, ils ne réussissent pas des œuvres infinies.» 241
Dans ce troisièm e chapitre de la première partie, il est
question de la construction du tata, c’est-à-dire d'ériger une
sorte de rempart autour de Soba afin de le protéger contr e
l'attaque imminente des troupes françaises. Cette construction
titanesque, pense le narrateur, s'avèrera inutile puisque l'armée
française
pénètre
dans
le
royaume
sans
rencontrer
de
résistance.
Hormis la démesure d'un tel projet, construire un mur autour
de Soba, c'est la stupéfaction dans laquelle se trouve Djigui
lorsque
les
troupes
françaises
ont
franchi
le
barrage
de
sortilèges dressé par les marabouts qui montre les limites de
l'action humaine et celles de la magie, surtout.
Le chapitre suivant décrit la résignation, notamment celle de
l'émissaire de Samory, le griot Mory Diabaté. Il prend de
l'importance du point de vue de sa disposition ou de sa place
dans le roman car il clôt la première partie, dans laquelle il est
essentiellement
question
de
l'ancrage
des
événements.
Il
marque, de fait, une rupture.
Le quatrième chapitre se présente, en effet, comme une
charnière entre la période qui précède les «monnew» et celle où
commencent vraiment les humiliations. En effet, après avoir
241
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 28.
- 281 -
défini le ton général du roman, le romancier commence la
narration des événements proprement dits.
Le présent est donc vécu comme une ère d’humiliations. Les
catastrophes qui surviennent dans le royaume, et notamment les
réquisitions des habitants pour la construction du chemin de fer,
l'instauration
par
la
force
de
toutes
sortes
d'impôts,
sont
imputées à la présence des colons français. Aussi, s’il s'est
d’abord
montré
conciliant
par
son
implication
dans
les
cam pagnes de recrutem ent des travailleurs forcés, Djigui ne
dissimule plus son agacement. Il ne cache plus sa m éfiance à
l'égard d'un système qui spolie l'Homme, décime des villages au
nom du développement et du «Renouveau» 242.
Ainsi, Djigui prend de la distance avec ces temps modernes.
Il se renferm e. Il reprend, notamment, goût au passé, profite de
l’éloignement avec l’administration coloniale pour remettre de
l'ordre dans sa vie. Il consacre plus de temps à la prière et aux
enseignements du Coran. Il fonde un orphelinat, vide son harem
et prépare des pèlerinages à la Mecque, le lieu saint de l'Islam.
Djigui
se
montrant
très
critique
envers
la
colonisation,
Djéliba, son griot, veut encore le pousser plus loin. Il souhaite,
en
particulier,
la
fin
de
toute
collaboration,
en
dépit
de
l'opposition de Fadoua, «le victimaire officiel du régime» :
242
Ce terme fait allusion à l'allocution du général de Gaulle pour caractériser la nouvelle ère dans
laquelle entraient les relations entre la France et ses colonies africaines lors de la conférence qui
réunit à Brazzaville, en 1944, les gouverneurs des territoires.
- 282 -
Le s vi si te s d e ve n dr e di , d it - il , q u oi q u 'o n e n d ir a, r e ster on t t ou j ou r s
le s r i te s d ' al l é ge a nc e d 'u n vai n c u. U n K e i ta li br e me n t ne p e ut le s
c on t i n u er . C e n ' e st pa s par ce q u ' el le e s t gra sse q ue l a c on s om m a t i on
par u n cr o ya n t de l a via n de de la bêt e é g or gé e par u n ca f r e e st moi n s
c on d a mna b le ». 243
Le passage ci-dessus
renvoie quarante ans
en arrière.
Cependant, on peut supposer que ce n'est uniquement parce que
le nouveau systèm e a échoué que Djigui et son entourage ont
perdu toute confiance.
Du présent et de sa collaboration, le roi n'a pas obtenu les
garanties nécessaires à une transition en douceur puisque tout
se dérobe autour de lui. En effet, le royaume se fissure et n'est
plus qu'une immense nécropole. Or, en recherchant le conflit,
sans doute, Djigui pense encore avoir de l’emprise sur le temps :
Q u’ à ce la n e tie n n e, r ép on d i t l e Ce n te na ir e , le c om b a t c on tr e le s
Naz a r a s » r e pr e n d q ua n d mê m e : le br a ve mor d a ve c le s de n ts q ua n d
se s br a s son t l i g ot és a u d os. 244
Dans le dernier paragraphe du deuxièm e chapitre de Monnè,
outrages et défis, la vision angoissante du présent est relayée
sous la prolepse suivante. Après sa rencontre avec Samory, le
chef de la résistance malinké, Djigui fait un rêve prémonitoire :
243
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 160.
Ibid., p. 185.
244
- 283 -
C’ e s t u n r ê ve q ui t ou t e sa vi e l u i r e vi e n dra i t c ha q ue f oi s q u ’ i l s e
s ou vi e n dr ai t d e Sa m or y. Le s d e vi n s a va i e nt e x pl i q ué q u’ i l si gn i fi a i t
q ue
l’ Af r i q ue,
u n jou r , ne
ver r ai t
pa s,
pe n da n t
d’ i n ter m i na bl e s
sa is on s, d e n ui t t om b er ; pa r c e q ue le s lar m es de s d és h ér i té s e t de s
dé se s p ér é s n e pe u ve n t êtr e a s se z a b on d a nt es p ou r cr éer u n f le u ve n i
le u r s cr i s de d ou l e ur as s ez pe r ç a nt s p ou r ét e i n dr e d e s i n c e n di es . 245.
3. 3. Le Futur
Fort des analyses qui précèdent, il est difficile, pour ces deux
personnages, de concevoir l'avenir sous de bons auspices, dès
lors que le présent s'avère déroutant.
La question se fut déjà posée avec Fama dans Les Soleils
des Indépendances et on sait que les espoirs qu'il fondait alors
se f urent envolés, une fois que l'euphorie des indépendances
retombât. En effet, caressant le rêve de devenir secrétaire
général de sous-section du parti ou directeur d'une coopérative,
il ne se doutait guère qu'il serait trahi par ses compagnons de
lutte. Or, Fama dut abandonner ses projets et se réduire à vivr e
d’aum ône.
Dans Monnè, outrages et défis, le futur réserve bien des
conjonctures. Plus tard, dans son troisième roman, Ahmadou
Kouroum a prédit les cataclysm es qui se produiront en Afrique :
245
Ibid., p. 27.
- 284 -
E t, à p ar t i r de ce jou r , c omm e nç a i t le t it a n es q u e c om b at d u P èr e d e la
na t i on e t d e l ' i n dé pe n d a n ce c on tr e le s ou s- d é ve l op p e m e nt . C om b a t
d on t c hac u n c on n a î t a u j ou r d ' h u i l e s r és u lt at s, c 'e st- à- d ir e l es tra gé d ie s
da n s l e sq u e l le s le s i n ef f a bl es a b er r a ti on s on t p l on gé le c on t i n e nt
af r ic a i n. C on c l u t T iéc ou r a . 246
En attendant le vote des bêtes sauvages s'inscrit, en fait,
dans la droite ligne historique qu'a choisie le romancier ivoirien
après la publication de son deuxièm e roman. En effet, si dans
Monnè, outrages et défis, Ahmadou Kourouma est revenu sur la
période qui précède les indépendances - comme pour souligner
la cohérence entre ce roman et Les Soleils des Indépendances
qui retrace la période éponyme - son avant-dernier roman permet
la mise en évidence du caractère linéaire et référentiel de
l’œuvre puisqu’il prolonge le va-et-vient du flux temporel.
En attendant le vote des bêtes sauvages nous plonge,
véritablem ent, dans le contexte de la guerre froide qui succède
immédiatem ent aux indépendances africaines. Il recrée, en six
veillées, la vie et les œuvres du dictateur Koyaga et celle de
Maclédio,
son
adorateur
qu’il
a
nommé
le
ministre
de
l'Information.
Cependant, ce qui est frappant ici, c'est la relation qui unit
les différents romans et l’enchaînem ent des uns aux autres qui
dégage une coordination entre passé, présent et futur.
246
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 79.
- 285 -
Face au passé peu glorieux des sociétés traditionnelles
africaines et au présent de plus en plus incertain, il aurait été
logique de se tourner vers le futur. C'est du moins l'hypothèse
que nous aurions retenue. Or, Ahmadou Kourouma
exclut tout
espoir à la fin de Monnè, outrages et défis.
Aussi, avant m ême de découvrir ce que nous réserve le
roman suivant, grâce au dernier paragraphe de celui-là, nous
connaissons déjà la couleur de l'avenir. En effet, le narrateur de
Monnè, outrages et défis nous avertit que les grands rêves des
indépendances ne se concrétiseront pas. Dès lors, nous savons
tout du futur dès la fin de ce roman :
N ou s a t te n da i e n t le l o n g de n ot r e d ur c he mi n : le s i n dé pe n d a nce s
p ol it i q ue s, le par ti u n iq u e , l ' h om me c har is ma ti q u e, l e p è re de l a
na t i on , le s p r o n u nc i a me nt o s d ér i s oi r e s, l a ré v ol ut i on ; p ui s le s a u tr e s
m yt h e s : l a l u tte p ou r l ' u ni té na t i on a le , p o u r le d é ve l op p e m e nt , l e
s oc ial i sme, la pa i x, l 'a u t osuf f i sa nc e al i me n t a ir e et l e s i n d é pe n da n ce s
éc on omi q u e s ; e t a u ssi l e c om b a t c on t r e la sé c h er e ss e e t la f a m i ne, la
gu er r e à l a c or r u p t i on , a u tr i b al i s me , a u n é p ot is me , à l a dé li n q u a nce, à
l 'e x p l oi ta t i on de l ' h om me p ar l 'h om me , sal m i g on d i s de sl o ga n s q u i à
f or ce d 'ê tr e ga l va u d és n ou s on t r e n d u s sc e pti q u e s, p e lé s, de m i- sou r d s ,
de m i- a ve u g l es, a p h on e s, br ef pl u s nè gr es q ue n o u s n e l ' ét i on s a va n t e t
a ve c e u x . 247
247
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287.
- 286 -
Le futur, par définition, «situe le procès dans l'avenir» (Le
Petit Larousse Illustré). Quant à son corollaire, le futur antérieur,
il définit «une action [qui] aura lieu avant une autre» (Le Petit
Larousse Illustré). Ainsi, il y a, dans le futur, l’idée d’une
anticipation ou d’un devancement. Et, c'est par bonheur le rôle
que
joue
ce
dernier
paragraphe.
D'ailleurs,
sa
tournure,
particulièrem ent significative, indique que l'action a déjà eu lieu,
même s’il a f allu, en réalité, attendre près de dix ans pour en
savoir davantage 248.
A la différence du passé et du présent qui sont clairement
identifiés grâce aux focalisations internes et externes de la
narration, il n'y a pas ou presque de marques grammaticales du
futur dans les rom ans d'Ahmadou Kourouma. Ce temps n'est que
sous-entendu ou supposé, allusif ou suggéré.
L'emploi du futur supposerait, en fait, un espoir. Il permettrait
toutes sortes de rêves. Or, il est incertain que les personnages
d'Ahmadou Kourouma sont im puissants ou n'échafaudent pas de
plans pour l'avenir.
Le présent paraît sombre et les personnages ne retrouvent,
paradoxalement, leur lucidité qu'en replongeant dans le passé.
Ainsi, la nostalgie fait tout sim plem ent obstacle au futur qui est
perçu comme le temps de l’apocalyps e.
248
Entre la publication de Monnè, outrages et défis et celle de En attendant le vote des bêtes
sauvages, il s’est écoulé exactement huit ans.
- 287 -
Compte tenu du contexte dans lequel ont paru les romans
d’Ahm adou Kourouma, il est certain que le futur ne peut pas se
parer de ses plus belles couleurs d'autant que le tableau du
présent est assombri. Pour autant, le scepticism e que l’on
déplore
dans
ses
romans
n'a
rien
à
voir
avec
la
visée
thérapeutique sur laquelle le romancier ivoirien fonde le pouvoir
de la littérature.
4. De la connaissance du présent
Si une certaine vision du passé est récurrente dans les
romans d'Ahmadou Kourouma, c'est peut-être que le monde du
présent ne peut exister sans ce rapport avec le déjà vécu. En
conséquence, le présent, comme thèm e de l’écriture, ne peut
prendre forme qu'en assimilant le passé, un peu comme si la
connaissance que nous en avons n'était que la représentation
d'un m onde antérieurement vécu.
Mise à part cette prétendue idée d'inconsistance du présent,
celui-ci reste, néanm oins, un point de passage entre l'image
enchantée d'un passé précolonial insidieusement traitée dans les
romans et le futur incertain, ou en creux, engendré déjà par la
- 288 -
désillusion
des
indépendances.
Il
est
présenté
comme
le
régulateur du passé et de l'avenir. C'est aussi le point où, pour
qui a su tirer un enseignement du passé, se restituent, telles
quelles, les laideurs de l'existence du monde moderne.
Le présent ne cherche donc qu'à donner une copie conforme
et signifiante du monde contingent pour lequel la vie n'est que
désillusion. L'univers des personnages que le romancier décrit
est étouffant car ni Fama, qui a cru aux indépendances avant de
réaliser que celles-ci n’ont causé que sa perte, ni Djigui,
d'ailleurs, qui a cru, lui aussi, à l'honnêteté de l'homme blanc, ne
le supporte. Pis encore que cet étouffement, le présent déploie
une véritable déconstruction du fait même d'un désaccord entre
les
actes
du
chef
et
le
principe
qui
régit
toute
bonne
gouvernance.
En abordant cet aspect-là du présent, Ahmadou Kouroum a
adopte une attitude de dénonciation qui consiste à faire voir c e
que personne n’ignore, à savoir que depuis les indépendances
de 1960, l'Afrique est aux mains d'autocrates zélés. Ainsi, mêm e
s'ils font vivre le monde d'antan, ses rom ans étalent surtout le
monde réel toujours en deçà des affiches officielles qui valent
les s ym pathies des certains dirigeants occidentaux.
En plus d'exprimer le désenchantement, ils m ontrent le nonrespect des engagements et attestent de la forme de décadence
morale des Etats africains.
- 289 -
Le présent signale une im age de la société africaine rongée
par le vice, le dégoût et les atrocités des régimes politiques.
C'est une période que subit l'individu puisqu’il est incapable de
changer son existence qui est toute pressée par les scènes
d'une indescriptible violence. Au lieu de quitter ce monde réel de
la barbarie et accéder, par le biais de l'imagination, à une vision
propice
au
romantism e,
les
romans
d'Ahmadou
Kouroum a
conjuguent avec le chaos du présent en espérant mieux.
Dans l’entretien qu'il nous a accordé, le romancier avoue, en
effet, avoir ajouté à la dénonciation un espoir car, dit-il, il rest e
confiant en l'avenir de l'Afrique, en dépit des déceptions qu'elle
rencontre aujourd'hui.
La vision chaotique du présent débouche donc sur une autre
vision plus juste. Ce temps n'est alors plus seulem ent celui de la
condamnation mais il devient celui aussi celui de la recherche du
com prom is et du bonheur, caractérisé non pas par un retour vers
un âge d'or d'antan mais par une projection :
E n moi n s d’ u ne se ma i ne, t ou t c ha n ge a da n s l es pa ys d e Sob a :
L’ h a r ma t t a n pa s sa , u n n ou ve l h i ver n a ge occ u p a le cie l ; de s pl u ie s
r é gu li è r e s et m od é r ée s, u ne t er re pr of on d é m e n t mou i l lé e et de s n ui ts
f r aîc h e s a r rê t èr e n t le s v e n t s e t l es m al a die s. O n c es sa d e n ou s e n v o ye r
le s c ol l ect e ur s e t le s r ec r ut e ur s. Cer te s, r e st a ie nt t ou j ou r s p ost és l e
l on g d u f le u ve
n ou s sé pa r a nt d es p os se ssi o n s br i ta n n i q ue s, de s
tir a i l le ur s p r êt s à t uer , pi ll er et v i ol er . No u s l e sa vi on s p e r s on n e ne
s’ a ve n t ur a it d u c ô té d e s f r on t ièr e s. O n n’ a va i t p as le te m p s, n ou s
- 290 -
a vi o n s tr op de be so gn e : tr op d e ter r e à l a b ou r er , le s n ôtr es , c el le s d es
m or t s e t de s r éf u gi é s ( … )
Le s pr ièr es d u C e n te na ire de va ie n t a v oir e nf i n atte i nt le f a i se ur de s
i m p oss i ble s
et
se s
sac r if ic e s
de v a i e nt
ê tr e
a r r i vé s
à
le ur s
de s ti na t a ir e s : l a sa i son de s a mer t u me s ne p ou va it p l us d ur er . 249
Ainsi,
la
vision
pessimiste
du
présent
chez
Ahmadou
Kouroum a est, au-delà du fait qu'elle ne m ontre que des
déceptions, une sorte de mystique en vue de la connaissance de
la réalité puisque le rom ancier l'em ploie comme une arme pour
la défense de l'homme.
Dans cette sorte de paradis perdu que tissent les romans
d'Ahmadou Kourouma, le présent prend une place important e
bien que qu’il ait été perdu dans les violences qui ont émaillé le
fond des politiques dictatoriales. Il sert, en fait, de transition
entre un passé riche en désillusions et un futur incertain.
Aussi, même si le présent expose avant tout une «bâtardise»
sans équivoque, il ne souligne qu'une étape à franchir. Au
demeurant, il ne l’expose que dans le but de conjurer le mauvais
sort du passé et donner une signification à l'avenir.
Le ton pessimiste du romancier ivoirien invite, en somme, à
mettre fin aux incantations des souffrances et vise à atténuer
l'accent funèbre qui charge chaque jour la barque des Africains.
249
Ibid., p. 207-208.
- 291 -
Sa place tient de ce que l'édification du futur s'articule sur la
dénonciation des faits du présent.
En effet, le présent est un outil de transform ation. C'est, à la
fois,
un
élan
par
lequel
Ahmadou
Kourouma
élabore
une
connaissance de soi et une mesure de la projection. Il consiste à
rendre présente une réalité - ce qui est le fondement même de
toute représentation en ce qu'il y a, dans le présent, l'idée d'une
mise en présence. Or, celle-ci ne va pas sans l'indispensable
conscientisation. Aussi, le présent est source d'espoir et rend
bien com pte de la réalité de manière à ce qu'on anticipe l'action
à venir.
La dénonciation de l'action du politique est, ainsi, utilisée
comme facteur de production, sur le plan de la conscience, des
réactions
Kouroum a
ps ychologiques.
débordent
la
De
fait,
vision
du
les
romans
roman
d’Ahmadou
comme
espac e
d'évasion puisque, dans ce cadre, il s'agit d'une substitution de
la littérature et d’une prise en compte de la représentation par
les sciences du comportement.
De la représentation qu'il fait du présent, Ahmadou Kouroum a
veut atteindre un but. En effet, il préconise que l'on considère,
dans ses romans, une finalité. Pour se faire, la représentation du
présent vise la production d’un autre monde ou bien la projection
dans un ailleurs.
- 292 -
Certes, il faut se garder de toute sorte de spéculation.
Cependant, nous n’évoquons par-là même que l'optimisme du
romancier ivoirien qui croit aux chances de l'Afrique et à son
développement. Ainsi, pour la conclusion de son avant-dernier
roman En attendant le vote des bêtes sauvages, voit-il qu’
A u b o u t de l a p a ti e nce, i l y a le cie l
L a n ui t d u re l o n gt em p s m ai s l e j o u r fi n i t p a r a rri ve r. 250
De fait, le présent apparaît comme un relief. Il met en valeur
et laisse transparaître les formes de despotisme qui existent en
Afrique.
Il
m et
aussi
l'accent
sur
les
désillusions
qu'ont
entraînées les indépendances et anticipe sur les moyens d'une
réaction constructive.
Il entre, pour ainsi dire, dans une sorte de relation implicit e
avec le futur non pas pour sous-tendre que le présent, comme
période d'anéantissem ent, est nécessaire et qu'il s'inscrit dans la
logique de la décolonisation mais pour permettre de percevoir
l'urgence de finir avec le lot de catastrophes.
250
Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 358.
- 293 -
5. Ecriture et oubli
Il s'agit de confronter l'ordre chronologique des récits avec
l'ordre historique ou de comparer histoire et fiction, c'est-à-dir e
le fait que l'histoire racontée se réalise comme fictivité.
Il y a chez Ahm adou Kourouma une fascination du récit de
fiction à recourir souvent à l'histoire réelle, du m oins, dans ses
grandes articulations : les guerres de résistance, la colonisation,
les indépendances, etc. Ce recours témoigne, en tout cas, de la
prégnance de la seconde sur la prem ière.
En effet, les romans d'Ahmadou Kourouma abondent de
références aux événements du passé et même du présent. Ils
sont, à cet égard, une forme d'expression de l'histoire. D'autant
plus que le romancier ivoirien a, pour la littérature, une visée
d'abord pratique voire pragmatique.
Bien qu’il faille ici distinguer entre le ton historien et le
discours historique, c'est-à-dire entre ce qui relève d'une attitude
de compréhension et d'actualisation des événements et ce qui
dépend d'une logique de prise en considération de l'acte de
mémoire,
la
visée
pragmatique
s'applique
aux
conditions
d'intelligibilité qui permettent de reformuler les méprises ou
même d'effacer les incompréhensions. Aussi, la littérature s e
trouve prise au piège de l'opération historiographique ou bien
inscrite dans un effort d'identification. Elle cherche, de fait,
- 294 -
l'efficacité par une sorte de substitution ou de recréation du fait
historique.
En effet, Ahm adou Kourouma transpose la société africaine
dans ses rom ans. Cette transposition consiste en une opératoire
simple puisqu'elle propose un «dire mêm e chose» dans une
sorte de «langue étrangère». Ainsi, l'im portance de l'histoir e
chez Ahmadou Kourouma relève de la force qui élabore, dans un
mouvement, un plan d'écriture.
Elle accapare toute l'attention du fait qu'elle mentionne un
savoir qui f ait des romans d'Ahm adou Kourouma une sorte de
lieu de pèlerinage. D’où, cette écriture qui préserve de l'oubli et
maintienne le lien avec l'histoire.
Sans doute, le sentiment du passé persiste d'autant plus qu'il
sert d'empreinte ou d'appui au rom ancier pour graver, comme
sur une pierre, sa fiction. Ahmadou Kourouma vise, en fait, une
forme d'exactitude contre une opinion répandue. Comme si le
fondement de la littérature consistait à rendre recevable ici une
chose que nul n'ignore, l'histoire événem entielle entre dans une
sorte de parentèle avec la fiction.
Il y a, dans ses romans, comme un jeu d'affinité et de
répulsion. En effet, histoire et fiction s'attirent et se repoussent
continuellement.
Kouroum a,
Cependant,
souvent,
parvient
quoiqu'il
à
les
arrive,
concilier.
Ahmadou
Il
s'appuie,
notamment, sur l'histoire extérieure aux personnages pour mieux
- 295 -
densifier son œuvre. Ainsi, c’est grâce au «roman familial» que
ceux-ci sont mieux com pris :
L’ i ma ge de mon p èr e e n a g on i e, e n c haî n e s, au f on d d’ u n c ac h ot ,
r es ter a l’ i m a ge de ma v i e. Sa ns c e ss e, el le ha n ter a me s r ê ve s. Q ua n d
je l ’é v oq u er ai ou q u ’ el l e m’a p par aî tr a d a ns le s ép r e u ve s ou l a d éf ai te ,
el l e d é c u p ler a ma f or c e ; q u a n d e l le me vi e n dr a da n s l a vic t oir e, je
de vi e n dr ai cr ue l, sa n s h u ma n it é n i c on c e ssi on q u e lc on q u e . T er mi n e
K o ya ga . 251
Et bien que celle-ci détermine chaque personnage, l'histoir e
n'est pas quelque chose que ce dernier s'approprie véritablem ent
et qu'il assum e en totalité. Elle évoque plutôt la rupture, le
déchirem ent et, parfois, un douloureux souvenir :
S on pèr e mor t, Fa ma aur ai t d û s u ccé d er c o m me c h e f de t ou t l e
H or od ou g ou . Ma i s i l b u ta s u r i nt r i gu e s, d és h on ne ur s, m ar a b ou t a ge s e t
me n s on ge s. Pa rc e q ue d ’ a b or d u n gar ç on n e t , u n pe ti t ga r ne me n t
eur op é e n d’ a d mi n i str a te ur , t ou j ou r s e n c o u r te c ul ot t e sal e , r e mu a nt e t
i m p ol i c o m me la bar b i c h e d’ u n b ou c, c om m a n da it l e H or od ou g ou .
E v i de m me nt Fa ma ne p ou va it pa s l e r es p ec t e r ; se s or e i l le s e n on t
r ou gi e t l e c o mm a n d a nt p ré fé r a, v ou s sa vez q u i ? Le c ou s i n La ci n a , u n
c ou s i n
l oi n t a i n
qui
p ou r
r é u ssir
m ar a b ou t a ,
t ua
s ac r if ic e s
sac r if ice s, i ntr i gu a, me n tit et se r a b ai s sa à u n t el p oi n t q u e… 252
251
252
Ibid., p. 20.
Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23.
- 296 -
sur
Chapitre 9
---------Sortie de l’œuvre
1. Composition romanesque et intertextualité
Un lien fort étroit existe entre certains personnages des
romans d'Ahmadou Kouroum a ainsi que le m ontre le dramaturge
d'origine ivoirienne Koffi
Kwahulé dans
librement
deux
inspirée
des
premiers
Fama 253,
romans
une
de
pièc e
son
com patriote, Les Soleils des Indépendances et Monnè, outrages
et défis.
Selon Koffi Kwahulé, le lien qui rattache Fama à Djigui est
filial. Autrement dit, Fam a est le fils légitim e de Djigui. Ce qui
donne un peu plus de cohésion à l'œuvre, plus d'unité à
l’ensemble rom anesque.
Djigui et Fam a ont, tous deux, une vision archaïque du
pouvoir. Celui-ci, d’après ces personnages, doit revenir au
dauphin et non pas échoir aux mains d’imposteurs. La question
253
Kwahulé, K., Fama, Morlanwelz, Lansman, 1998, 59 p.
- 297 -
de la succession qui est, à cet égard, centrale dans Les Soleils
des Indépendances est substantiellement reprise dans Monnè,
outrages et défis.
En effet, deux des fils de Djigui dont l'un est rentré d'un long
exil s'affrontent, dans ce roman. Béma, notamment, multiplie les
intrigues, les manigances et les ensorcellem ents, pour parvenir à
ses fins et priver Kélétigui de pouvoir alors même que Djigui a
déjà choisi celui qui en héritera.
Deux conceptions du pouvoir s' y confrontent. La première est
incarnée par Djigui qui pense que la nouvelle forme du pouvoir,
n'est qu'une édulcoration de la forme traditionnelle. La seconde
est défendue par son fils, Bém a qui croit, au contraire, que la
députation est encore plus puissante que la chefferie. De ce fait,
il supplie son père de le désigner comme son successeur
légitime.
Tout comme Bém a, Fama rêvait de prendre la place de son
père. Mais, une fois que ce dernier eut décédé, c'est à un cousin
lointain que revint le trône. On retrouve ainsi le schéma conçu
dans Les Soleils des indépendances puisque, dans Monnè,
outrages et défis, c'est l'instituteur Touboug, qui apparaît aux
yeux de Béma comme un imposteur, qui est préféré au fils du roi.
A l'inverse, tout comm e Fama, Béma vit très mal cette
«usurpation». Il appert, en fait, de la constatation que nous
dressions
plus
haut,
à
savoir
que
- 298 -
les
romans
d'Ahmadou
Kouroum a présentaient, sur certains points, des similitudes.
Ainsi, Fama, qui est, comme Béma, confronté aux mêmes
problèmes de succession, présente-t-il les caractéristiques d'un
des fils de Djigui.
Cependant, ce qui frappe dans cette question du pouvoir,
c'est la cohésion qu'elle implique à l’échelle temporelle et la
conviction,
surtout,
que
Les
Soleils
des
Indépendances
pourraient parfaitement s'enchâsser dans Monnè, outrages et
défis.
Ce qui inscrirait, d’emblée, les romans d'Ahmadou Kouroum a
dans
une
davantage,
nouvelle
dans
linéarité,
l'adaptation
une
de
évolution
l'écriture
qui
se
romanesque
lirait,
aux
questions qui touchent l'actualité.
Les romans d'Ahmadou Kouroum a ont, en effet, chacun une
magie propre. Cependant, ils donnent naissance aussi à un
subtil mélange. Ainsi, Monnè, outrages et défis deviendrait le
point d’ancrage, le roman qui dévoile le visage ignoble de la
colonisation et les cataclysm es qu'elle a engendrés tandis que
les autres ne seraient plus alors que l'onde qui se propage après
le choc de la rencontre entre les civilisations européenne et
africaine.
On com prendrait, dès lors, pourquoi les romans d'Ahmadou
Kouroum a
condensent
africaine,
à
savoir
les
grandes
l’histoire
- 299 -
de
épopées
la
de
l'histoire
colonisation,
des
indépendances et des guerres civiles actuelles, soit plus d'un
siècle d'histoire ! Car, il apparaît que le romancier ivoirien veut
décrire, à sa manière, l'histoire sombre de la colonisation et les
conséquences sur la gestion actuelle de l’héritage colonial.
Aussi, les questions du pouvoir, en particulier celles liées à
la succession, qu'il aborde dans son œuvre romanesque sont les
plus caractéristiques pour accréditer l’hypothèse de l'échec de la
colonisation française et des indépendances en Afrique.
En effet, l'histoire africaine n'est guère indissociable de la
lutte pour le pouvoir traditionnel ou m oderne, du moins depuis la
décolonisation. Ainsi, au-delà des différences apparentes, ce
que problématise l’œuvre romanesque d’Ahm adou Kourouma,
c'est cette question-là, celle de la gloriole.
Souvent, le personnage principal se lance à la recherche de
l'objet de toutes les frustrations. Il peut l'atteindre, com me c'est
le cas avec Koyaga dans En attendant le vote des bêtes
sauvages ou bien le manquer, comme Fam a, dans Les Soleils
des Indépendances.
Dans Monnè, outrages et défis, Béma court après le fauteuil
de député de la circonscription de Soba alors que Djigui s'y
oppose. Dans Allah n'est pas obligé, il s'agit moins d'un individu
que de plusieurs factions qui s'affrontent pour le contrôle des
régions riches du pays.
- 300 -
La question du pouvoir reste, pour ainsi dire, capitale chez
Ahm adou Kourouma.
Cependant, ce qui diffère d'un roman à l'autre, c'est la façon
de la traiter. Dans les deux premiers, la lutte du pouvoir couve
sous la forme d'un conflit de générations. L'ancienne, étant
fondée sur le respect de la coutum e, elle a Djigui et Fama pour
représentants tandis que la nouvelle, en rupture avec la tradition
et élaborée, de surcroît, sur le modèle occidental, est défendue
par
Béma.
Cette
rivalité
trouve
son
objectivation
dans
l'inquiétude de la modernité dont les premiers cernent encore
très m al les contours.
Dans les deux derniers rom ans, il est surtout question de
l'aspect moderne de la montée en puissance ou de la prise du
pouvoir. Celui-ci est marqué par une multiplication d'actions
violentes. En effet, en Afrique moderne, le pouvoir s'acquiert par
la force ou la ruse.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, c'est grâce à
ces
m éthodes
que Koyaga
accède à
la
présidence
de
la
République du Golfe alors que, dans Allah n'est pas obligé, des
bandes
rivales
s'éventrent,
au
point
d'occulter
la
raison
manifeste de ce roman, à savoir témoigner sur les conditions
existentielles des enfants somaliens confrontés à la guerre dans
leur pays.
- 301 -
Ces deux dernières form es de prise de pouvoir ont fait des
ravages sur le continent noir. Aujourd'hui, l'une d'elle seulem ent
a triomphé. En effet, depuis plus de quarante ans, les coups
d'Etat fleurissent sur en Afrique à un tel point que, dans les
années soixante-dix, presque tous les Etats indépendants étaient
aux
mains
de
militaires
et
autres
dictateurs
ou
guides
providentiels.
Par
ailleurs,
on
relève,
chez
Ahmadou
Kourouma,
une
certaine sympathie pour les pouvoirs traditionnels d'autant que
le romancier com patit souvent au sort des descendants des
dynasties royales. En effet, le romancier ivoirien prend souvent
le
parti
des
princes
déchus.
Probablement,
cherche-t-il
à
susciter, en évoquant l’apitoiement de Fama ou de Djigui, une
espèce de grandeur.
Cependant, les romans d’Ahmadou Kouroum a évoluent et
prennent bien place dans leur époque. Cette évolution permet,
d'ailleurs,
de
percevoir
un
écoulement
du
temps
dans
le
changement de m entalité.
Aussi, si dans ses romans, les prises de pouvoir se terminent
le plus souvent dans un bain de violence et de folie, c’est
qu’elles ne font que cam per le chaos actuel. Ces luttes qu'ils
illustrent bien ainsi que l'opposition entre l'ancien et le nouveau
régim e sont la preuve spectaculaire d'une continuité.
- 302 -
L’attitude de certains personnages m ontre donc l'emprise du
nouveau pouvoir sur l'ancien. Il en est, par exemple, de celle du
commandant Héraud, dans Monnè, outrages et défis, qui décrèt e
le début d’une nouvelle ère qu'il baptise «Renouveau» et qui est
caractérisé par une forme d'organisation sociale nouvelle.
Cette
époque
qui
se
définit
comme
telle
est
vivem ent
critiquée par les défenseurs de la tradition qui tentent de m ettr e
fin aux reculades, en préconisant le boycott des visites du
vendredi, ou en appelant à la guerre qui aurait dû avoir lieu
plusieurs décennies plus tôt.
Ainsi, il y a, dans Monnè, outrages et défis, ces deux
approches m anichéennes du pouvoir et, par conséquent, du
temps. D'une part, une vision traditionnelle et c yclique qui
préconise qu'on retourne aux anciennes sources et, d'autre part,
une
conception
moderne
et
séculaire
qui
s’ouvert
au
changement. Cette confrontation débouche, en définitive, sur
l'isolem ent
de
Djigui,
une
mise
en
demeure
qui
favorise
l'éclosion de Béma.
Fama
aussi,
d'une
certaine
manière,
est
soumis
aux
reculades. Il est contraint de quitter la capitale de la Côte des
Ébènes pour se réfugier dans le Horodougou.
La «bâtardise» des indépendances a ainsi eu raison du
dernier descendant des Doumbouya, du représentant du pouvoir
ancestral, tout comme la colonisation a vaincu Djigui.
- 303 -
L'adjectif
qui
est,
souvent,
accolé
à
«Doumbouya»
ou
«prince», dans Les Soleils des Indépendances atteste une
attention particulière. «Dernier» signifie «qui vient après tous les
autres dans le tem ps» (Le Petit Larousse Illustré). Mais, il veut
aussi dire ce «qui est le plus récent» (Le Petit Larousse Illustré).
Cependant, il renvoie, dans le texte, à «fin», «extrémité» ou
encore à quelque chose qui s'achève. A la fin du rom an, c'est
bien ce sens que revêt cette épithète car Les Soleils des
Indépendances s’achève sur la m ort de Fam a.
Le retour à Togobala n'est pas, en soi, un retour aux sources.
C’est plutôt le signe d'une mort certaine du personnage sur
laquelle s’ouvre une ère apocalyptique caractérisée par les
«monnew», les «outrages» mais également les pronunciamientos
que retracera En attendant le vote des bêtes sauvages :
N ou s a t te n da i e n t le l o n g de n ot r e d ur c he mi n : le s i n dé pe n d a nce s
p ol it i q ue s, le par ti u n iq u e , l ' h om me c har is ma ti q u e, l e p è re de l a
na t i on , le s p r o n u n ci a mi en t os dér is oi r e s, la r é v o lu ti on ; p u i s l es a utr e s
m yt h e s : l a l u tte p ou r l ' u ni té na t i on a le , p o u r le d é ve l op p e m e nt , l e
s oc ial i sme, la p a i x, l 'a u t osu ff i sa nc e a li me n ta ir e s e t le s i n dé pe n d a nce s
éc on omi q u e s; et a us s i l e c omb a t c on tr e l a sé c h er e sse e t l a f a mi n e , la
gu er r e à l a c or r u p t i on , a u tr i b al i s me , a u n é p ot is me , à l a dé li n q u a nce, à
l 'e x p l oi ta t i on de l ' h om me p ar l 'h om me , sal m i g on d i s de sl o ga n s q u i à
f or ce d 'ê tr e ga l va u d és n ou s on t re n d u s sc e pti q u e s, pe lé s, de m i- sou r d s ,
- 304 -
de m i- a ve u g l es, a p h on e s br e f , p l u s n è gr e s q ue n o u s n e l ' ét i on s a va n t e t
a ve c e u x . 254
Etant donné la portée du sacrifice dans la tradition africaine,
on aurait dû s'inquiéter lorsque les offrandes présentés par
Djigui n'avaient pas été acceptées par les ancêtres car leur refus
signifiait autom atiquement que le sort qu'il voulait rectifier ne
l'avait pas été.
En effet, Monnè, outrages et défis, s’ouvre sur une aire
sacrificatoire. Des
sacrifices
ont
été organisés en vue de
préserver la dynastie des Keita et, en particulier, le règne du roi
Djigui contre la menace qui pèse sur lui. Le ton est donc donné,
dès les premières pages du rom an. Aussi, la question que
pourrait avoir initialement formulée le romancier est : la dynastie
des Keita survivrait-elle ou non aux malheurs qui s'annoncent ?
Les sacrifices n’ayant pas été accueillis favorablem ent par
les
ancêtres,
Djigui
obtient
de
ses
prières
que
le
destin
s’endorm e. La pérennité n'ayant donc pas été garantie, la
dynastie était toujours sous la menace du mauvais présage.
Autrement dit, une fois que l'effet produit par les prières ser a
passé, le sort s'accomplirait indubitablem ent. Aussi, dès l’abor d
du roman, nous sommes renseignés sur le sort réservé à Djigui.
La dynastie ne survivra pas et il n'y aura pas non plus de
répétition cyclique du temps. La dynastie des Keita s’éteindra et
254
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287.
- 305 -
les
temps
modernes
succèderont
aux
tem ps
anciens.
Les
premières pages de Monnè, outrages et défis annoncent ainsi le
programme du livre, c’est-à-dire le déploiement de la fatalité.
Les trépidations de Djigui, tout com me que celles de Fam a,
ne supposeraient pas un dépassement de la situation initiale car,
de toute évidence, leurs destins doivent s’accom plir. En d’autres
termes, même si les romans d'Ahm adou Kourouma regroupent à
quelques retours en arrière, ils vont résolument de l'avant.
2. Intrigue et intentionnalité
Le cham p que nous allons investir à présent est celui où
s'opère une perception nouvelle de la dimension métalittéraire
des romans d'Ahmadou Kouroum a. En effet, autre chose qu'un
inventaire des désillusions des temps modernes est catalogué
dans l'ensemble de son œuvre. Il s'agit d'une préoccupation
majeure dont les figures et les modèles, incarnés par chacun des
personnages, dissimulent mal le malaise de la société moderne.
En
somme,
l’œuvre
rom anesque
d’Ahm adou
Kourouma
se
dissout ici au détriment du sym bole ou de la fonction.
Outre le fait que Fam a, le dernier descendant de la dynastie
- 306 -
des Doum bouya et Djigui, le roi déchu de Soba, prennent les
traits
de
la
d'Ahmadou
déchéance
Kouroum a
physique
et
suggèrent
morale,
que
ces
les
romans
personnages
deviennent, pour nous, les prototypes d'une société qui aliène
l'individu. Ils figurent donc l'une des crises essentielles de la
modernité, c’est-à-dire la crise de l'humanism e :
Le s «In d é pe n d a nc e s », à la d if f ér e nce de la C ol o ni s at i on , on t r é u s si , e n
q ue l q u e s
dé ce n n i e s,
à
p ol l uer
le s
s oc iét é s
a f ri cai n e s,
à
le s
«d é vi ri l i se r » e t à tr a n sf or m er l’ h o m me af r i ca i n de f on d e n c om b l e. 255
Ou, mieux :
Ce s
«s ol e i l s ma léf i q u es » se
ca r a c tér is e nt
e sse nt i e lle m e nt
par
le
r en ve r se me n t de s va le ur s –i l s’ a gi t be l e t bi e n d ’ u n «m on d e r e n ve r s é »et
p ar u n c er t ai n d é sor dr e q u e l e s t yl e de K ou r ou m a s’e f f or ce de
r ef lé t er , dé s or dr e q ui ac ca ble l e s p er son n a ge s e t , c h ose c ur i e us e, ce u xci ne p a r vi e n ne n t pa s à s’ y a d a pte r . 256
L’œuvre
romanesque
d’Ahmadou
Kouroum a
s’inscrit,
d’emblée, dans l’histoire totale. Elle ne traite plus seulement de
l’histoire
africaine
car
elle
s’investit
dans
les
grandes
préoccupations que soulève son siècle.
255
Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil de l’Afrique, op.
cit., p. 51.
256
Ibid., p. 58.
- 307 -
Le
terme
«humanisme»
désigne,
dans
son
acception
moderne, l'ensem ble des valeurs que les hommes se f ont de leur
destin, du progrès de leur civilisation et une adm iration pour
l'homme.
Sur le plan des idées, il se traduit,
dans les cercles
occidentaux, par une suprématie de l'homme aux dépens de Dieu
qui était jusqu'alors la source de toute chose. Celui-ci n'assurant
plus l'essence et la production du monde, l'homme s'approprie
son destin :
( …) l’ h u ma n is me est l a d oct r i ne q u i a ss i gn e à l’ h om m e le r ô le d e
s u jet, c ’e st- à - di r e d e c on s c ie nc e- de- soi c omm e si è ge de l’ é vi d e nc e ,
da n s le ca dr e d e l ’ ê tr e p en sé c omm e G r u n d, c om me pr é se nc e pl e i n e. 257
Au
centre
de
la
nouvelle
philosophie
qui
refuse
tout e
intervention divine ou providentialisme apparaît l'idée de la
«mort de Dieu» et l'illusion d'un avenir radieux sans Lui. Ainsi,
toute une conception du monde est inversée et induit une culture
où désormais alterne le vieux et le nouveau, l'ancien et le
moderne.
L'idée qu'on s'est fait au départ de parfaire l'humanité de
l'homme a conduit à des considérations graves. D'une part, la foi
qu'on a placée en lui a pourvu en bloc l'humanité des pires
hécatom bes et, d'autre part, la société de l'universel qu'on a
257
Vattimo, G., La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, p. 48.
- 308 -
voulu instituer dans le dessein de l'homme, sur le principe de la
raison, s'est dissipée avec l'émergence des autoritarismes et la
multiplication des crim es contre l'hum anité.
Cependant, étant donné que l'histoire africaine n'a pas connu
le même cheminement, les m êmes déchirem ents que l'Occident,
c'est sur un tout autre plan que l'on perçoit, en Afrique, cette
crise de l'humanisme.
Ainsi, de la façon dont l'Occident a établi le contact avec
l'Afrique
point
aujourd'hui
l’une
des
causes
de
la
déshumanisation en vogue sur le continent. Car, nous entendons
par-là, le processus de dérèglement au cours duquel toutes les
catégories du sacré se détournent de l'homm e en fondant une
nouvelle vérité, Dieu et les avatars sur lesquels reposaient jadis
les Africains ayant décidé de les quitter ou de détourner leurs
visages :
O ui,
t ou t
r ép u b li q u es
t o m b er a it
de s
sol e il s
i né vi t a bl e ,
de
p ou r
la
I n d é pe n da n ce s
r a is on
si m p le
n’a va ie n t
pa s
que
les
pr é v u
d’ i ns ti t ut i on s c om m e l es f ét i c he s ou le s s or c ie r s p ou r p a re r le s ma l he ur s.
Da n s t ou t e l’ Af r i q u e d’ a va nt le s s ol ei l s de s I n dé p e n da nc e s, l es ma l he ur s
d u vi l la ge se pr é ve n ai e n t par de s s acr if ic e s. On se sou c i ait de de vi n er , d e
dé v o i l er l’ a ve n ir . 258
258
Kourouma, A. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 154.
- 309 -
3. Romans kourouméens et modernité
Il s'agit de coordonner les rom ans d'Ahmadou Kouroum a avec
l'expérience de l'existence, de thématiser des traits qui ont eu
pour effet de poser les postulats d'une connaissance structurée.
Cette partie de notre étude traite de l'intention ou encore de la
radicalisation
des
écrits
de
cet
auteur
sur
les
conditions
d'existence des personnages qu'il décrit.
L'effet que nous escomptons doit, par conséquent, nous
conduire à l'élaboration d'un discours méthodique. Sans tomber
dans la naïveté de la systématisation, notre propos tend à
dépasser toute légèreté et à toucher aux choses mêmes qui
s'expérimentent
dans
l'œuvre
romanesque
d’Ahmadou
Kouroum a.
Nous nous efforçons d'aller au-delà des sentiers battus et de
dégager une cohérence des problèmes qu'elle soulève et qu'elle
contribue à mettre en lumière à travers les existences des
différents personnages. Il s'agit donc de dévoiler l'étendue de
leur m anifestation.
D’apparence univoque, les romans d’Ahmadou Kourouma ont
pourtant
l’avantage
d'éprouver
le
réel,
autrement
dit,
de
s'inscrire dans une sorte de préhension de la figure concrète. Or,
cette caractéristique, même tournée vers la réflexion, permet de
saisir
le
dessein
extralittéraire
- 310 -
des
rom ans
d'Ahmadou
Kouroum a.
En
fait,
ces
derniers
ont
ici
plus
qu'un
simple
rôle
d'élucidation ou de fantaisie. Le véritable sens du problèm e
qu'ils posent est délaissé à la réflexion philosophique qui a pour
objet de charger leur description d'un discours approfondi et
d'apporter à la compréhension l'éclairage nécessaire.
La perspective des romans d'Ahmadou Kourouma se dégage,
en
effet,
dans
un
schéma
banal
et
simple,
à
savoir
le
dévoilement de l'existence et le dépouillement de la misère.
Dans les situations les plus antagoniques, les personnages sont
moribonds physiquement ou bien mentalement. Ils sont souvent
jetés ou abandonnés à leur triste sort ou bien limités dans leurs
entreprises :
Mai s, h él a s ! t ou t ce l a éta it d e ve n u pa s sé r é v ol u ! A ve c l ' â ge , le
r es se n ti me nt, Fa d ou a n ' a vai t p l u s le s os de p a r e il le s p r at i q ue s, m oi je
n ' e n a va i s n i l a p ui ssa n ce ni le g oû t. La vie il l e sse e n e l l e- mê me e s t
m o n nè fi ( m o n n è de n se ), m o n n è b o be ll i ( m o n n è i n ve n ge a b le) . A u ssi,
sa n s m ' of f e n ser d e l ' a p par e nc e d u mar a b o u t, j'a i ré p on d u à se s
sa l uta t i on s ; je l ui ai p a r lé , l ui a i de m a n dé de d em e ur er q u el q u e s j ou r s
m on h ô te : j' a va i s be s oi n d e pl u s d e pa r d on et d e c on n a i ss a nce d 'A ll a h.
il n e me r e st ai t q u e r e pe nt i r s, r é si p i sce n c e et tr è s p e u d e jo u r s à vi vre ,
tr è s pe u d e pr i èr e s à c ou r be r p ou r mé r it e r la m is ér ic or d e di vi n e. 259
De l'isolement à la trahison, en passant par l’errance, tout est
259
Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 162.
- 311 -
organisé
en
pièges
et
dénote
l'irrationalité,
le
vague
de
l'existence et la rupture entre l'individu et son environnement
social. Loin de présenter des hommes libres et bien portants,
Ahm adou Kourouma fait, de la connaissance de la réalité, un
cham p de souffrances et de désillusion.
Ses romans décrivent, en effet, des situations spéciales.
Qu'ils soient en proie à la folie comme celle qui s'empare de
Fam a 260 ou à l'errance comme Birahim a, l'enfant-soldat des forêts
ouest africaines, les rom ans d’Ahm adou Kourouma montrent bien
l’inutilité profonde des êtres.
Ils
exposent,
à
travers
la
forme
que
prend
chaque
personnage, un détail de la vie misérable de l'hom me, une
minceur de son existence. Ils se donnent comme ouverture
d'autant plus qu'ils pensent l'existence et rendent accessible un
certain nombre de choses qui lui sont liés.
Les rom ans d'Ahmadou Kourouma s'identifient, en effet, par
un réinvestissement des élém ents originaires de l'existence et
parfois même par une extension de ceux-ci. Ce qui permet, au
fond, une attitude de pensée soucieuse de voir dans l'écritur e
une vocation à la dénonciation.
Ils ne sont plus seulem ent des œuvres de constatation, des
260
«Le convoi démarra. Au chevet de Fama dans l’ambulance deux infirmiers veillaient. Ils
l’examinèrent et lorsqu’ils constatèrent qu’il n’y avait aucune trace de balle, ils se récrièrent. Allah
le tout-puissant ! Un caïman sacré n’attaque que lorsqu’il est dépêché par les mânes pour tuer un
transgresseur des lois, des coutumes, ou un grand sorcier ou un grand chef. Ce malade n’est donc
pas un homme ordinaire. Lui Fama délirait, rêvassait, mourait. Des cauchemars ! Quels
cauchemars !...», Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., 194.
- 312 -
formes inertes de la représentation d'où il faut ignorer les
certitudes médiates de la description. Bien au contraire. Ils sont
en mouvement, c'est-à-dire qu'ils vivent, d'autant plus qu'à
travers les péripéties de chaque personnage, ils indexent des
sorts.
Chaque situation du personnage est une partie de l'existenc e
dans laquelle s'intègre l'existence elle-même -si tant est que
cette dernière est une totalité d'infim es existences.
Ainsi, les romans d'Ahmadou Kouroum a produisent du sens à
l'existence à partir des transports fictifs des personnages.
Cependant, ces différents transports sont des transferts d'une
existence
réelle.
C'est
de
cette
existence latente dont
ils
tém oignent puisque, au-delà de l'acte de création littéraire, il y a
véritablem ent une logique de la vision réelle du monde, une
vision du monde qui n'est plus au niveau du sens clos et achevé
dans lequel les romans d’Ahmadou Kourouma ont, jusqu'ici, été
circonscrits.
Cela suppose donc que le romancier anticipe ou bien qu'il y
ait une prise de conscience préalable à toute imagination, à
savoir que les divers parcours qu'empruntent ses personnages
émanent d'une préoccupation originaire qui rende transparent c e
qui est essentiel.
Il ne s'agit guère de quereller la validité des significations qui
entourent les romans d'Ahmadou Kourouma, mais de s'interroger
- 313 -
sur le bien fondé d'une telle écriture. Ceux-ci ne sont plus des
relais où des visages, des hommes, des figures passent. Bien au
contraire, ils demeurent désormais afin de percer leur mystère.
De fait, les romans d'Ahmadou Kouroum a ne sont plus seulem ent
des f ables politico-historiques, m ais de véritables possibles où
une identité est conférée.
A
cet
égard,
l'attitude
du
romancier
ivoirien
est
non
seulement porteuse d'un message optimiste sur le devenir de
l'Afrique
mais
elle
perm et
aussi
la
mise
en
évidence
de
significations plus globales comme la dominance des catégories
ou des visages universels car il y a une prise de conscience
profonde
sur
captivent,
par
laquelle
une
les
romans
réflexion
d'Ahmadou
abstraite,
une
Kouroum a
intention
métalittéraire.
Il y a, chez le romancier ivoirien, une puissance à travers
laquelle, dans un regard oblique, on peut percevoir le cham p
qu’il assigne à sa littérature, à savoir le lieu d'un possible, d'un
sens et d’une référence.
Hormis les figures cachées de chaque personnage, ses
romans rappellent un monde où se mêle, dans le circuit des
réseaux de signification, l'expérience présente par l'écriture.
C'est
que
préconçue,
l'activité
c'est-à-dire
littéraire
qu'elle
d'Ahmadou
est
motivée
Kourouma
par
est
quelque
signifiance du fait qu'elle est particulièrement influencée par une
sorte d'essence suprême qui n'est autre que le concret de la vie
- 314 -
en tant que fondem ent premier.
En effet, il est difficile, à ce moment précis de notre analyse,
d'im aginer, chez Ahm adou Kourouma, la pratique de la littérature
sans son intention, autrement dit, sans la considération d'une
chose cachée, sans confondre l'une et l'autre car les rom ans et
les
personnages
l'aboutissement,
qu'ils
leur
représentent,
fondement
est
s'ils
ailleurs,
ne
sont
que
c'est-à-dire
à
rebours des commodités habituelles.
Cela revient à dire que le regard que l'on porte est soit
réversif, soit un acte pur de voyance. Ainsi, vu la perspective,
c'est l'apparence qu'il faut dévoiler et apprendre à regarder. Il
est tout à fait normal de penser que la signification des romans
d'Ahmadou Kourouma est offerte d'avance, que leur sens est
com pris dans leurs avènem ents bruts et que, par conséquent, ils
n'exigent aucun effort pour se mouvoir dans leur univers. Mais,
c'est aussi vrai qu'il y a tout un apprentissage à faire pour ne
pas retomber dans l'évidence et distinguer ce qui ne se laiss e
pas appréhender par le regard naturel et naïf, mais qui est,
cependant, impliqué dans l'apparence.
- 315 -
Conclusion
Notre étude envisageait l'examen du concept d'histoire tel
qu'il s'impliquait dans les romans d'Ahmadou Kourouma. Cett e
démarche visait, à terme, à faire ressortir, à la lumière de
l'histoire
africaine,
la
conception
de
la
littérature
chez
le
romancier ivoirien.
L’œuvre romanesque d’Ahm adou Kourouma plonge au cœur
d'une double postulation qui convoque le récit de fiction et le
récit historique à parts égales, pour extraire l‘historicité de la
littérature.
Bifurcation du temps humain comme temps raconté, produit
de l'application du récit aux paradoxes du tem ps : telle est la
réciprocité en quoi tient l'œuvre d'Ahmadou Kourouma. Le récit,
chez
ce
rom ancier,
façonne
l'expérience,
l'ambition
de
la
fonction narrative étant de refigurer la réalité historique et de
l'élever au niveau d'une conscience unifiée.
- 316 -
Ainsi l'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma se nourritelle de l’histoire réelle, mais elle ne se contente pas de l’imiter
servilement. Au demeurant, elle tente, par son entremise, de
recréer le temps par la mise en œuvre, par le détail, de l’histoire.
Elle ne se livre pas au travail de l’historien qui approfondit tel
événement, ni même ne cherche à saisir une quelconque totalité.
Elle s’offre plutôt comme une interaction entre imaginaire et
histoire.
Si
elle
aspire
à
devenir
un
modèle
de
vérité
de
représentation, c’est aussi une œuvre qui s’éprouve et repos e
sur la perception :
E ll e e st d on c , a u c on t r air e de ce q u i p r é va u t da n s le r e gi s tr e d e
l’ i m pr ess i on , u n e a ct i v it é de l’ e s pr it q ui f aç o n ne l e r é el sel on s on
pr op r e v ou l oi r .
En
somme,
261
l'œuvre
romanesque
d'Ahm adou
Kourouma
modifie, se joue de l’inscription sur laquelle elle s’est façonnée
et dérive vers un jeu double de préhension de l'extérieur et du
drame. Cependant, la sensation que l'on éprouve dans cett e
préhension-dram atisation n’est pas seulement une répétition
simple de la structure externe. C'est, au contraire, une œuvre de
la mémoire qui obéit à une organisation ou à un ordre de
déconstruction-reconstruction
261
et,
Jackson John E., op. cit. p.27
- 317 -
qui,
lorsqu’elle
saisit
l'extérieur, le transforme justement en mêm e temps qu’elle
s’invente contre l’exactitude du f ait réel.
Le fait historique n’est plus alors figé. Mais au contraire, en
fusionnant mémoire et imagination, c’est immanquablement un
autre temps qui rejaillit.
Mais parce que des changem ents ont brisé le cours normal
des choses, les romans d'Ahmadou Kouroum a ont réinventé la
trame de la vie collective. Usant de la langue, ils ont transposé
les lieux. A l’enchaînement quotidien de la vie, ils ont ajouté leur
coloration personnelle.
Ses rom ans surgissent désormais comme l'empreinte de
l'image, comme la présence d'une marque laissée pour ajuster
l'image présente. Ils cèdent, enfin, à quelque chose qu'on a
éprouvé, et poursuivent l’effort contre la suppression du souvenir
et pour le rêve de conservation.
Ils n'échappent plus à une prise de conscience de ce lien
majeur avec l'histoire. Mais les romans d’Ahmadou Kouroum a
s'enfoncent désormais dans les m éandres du passé et parfois les
labyrinthes du présent pour surgir comme le devoir éternel
d'inventaire du romancier.
Soucieuse de poursuivre le dialogue avec l'histoire, sa
voisine,
ou de préserver ce lien, l'aventure kourouméenne
devient, de ce fait, un espace de rencontre entre histoire et
mémoire.
- 318 -
Annexes
- 319 -
Index des notions
A
Accompagnement (mutuel), 13
Actant, 137
Actualisation, 44, 260, 294
Amplification, 186-191
Archéologie, 242
Authenticité, 51, 252
Autobiographie, 47, 225
C
Cartographie, 12, 21&
Catégories (témoins), 14
Complexification, 215
Condition (existentielle), 12
Conscience (collective), 254
D
Dépersonnalisation, 56, 156
Déréalisation (entreprise de), 56, 170
Déshéroïsation, 176
Déterritorialisation, 105
Distanciation, 51, 188
Dram atisation, 317
- 320 -
E
Effet (de réel), 245
Exagération, 189-190, 233
F
Fiction, 11, 16-17, 46, 51-58, 64-66, 71-76, 92-94, 174, 199-203,
210-217, 226-227, 235, 253, 260, 294-295, 316
Fictivité, 299
H
Homogénéité, 125, 223
I
Imaginaire, 14-18, 46-51, 71, 90, 141, 174-177, 194, 203-204, 213216, 245, 317
Imagination, 10-15, 40-47, 134, 177, 199, 211-216, 235, 246, 256262, 290, 313-318
Intelligibilité, 87, 219, 294
M
Macrostructure, 12
Mém oire, 10, 14-18, 44, 57-62, 91, 199, 221, 238-244, 258-267, 294,
317-318
Modélisation, 76, 225, 241
Morphisme, 51
N
Narrativisation, 27, 40
- 321 -
O
Oubli, 44, 221, 264, 294-295
R
Réactualisation, 260
Réalisme, 177, 202, 229-235
Redynamisation, 179
Réel, 10-11, 14-18, 44-46, 51-56, 71, 76-82, 93-96, 107, 170-178,
191-197, 205, 211-216, 223-225, 241-246, 289-290, 310-317
Réinstanciation, 216-218
Représentation, 10-11, 16, 89-92, 135, 166, 192, 213-214, 225-229,
243-258, 288-292, 313-317
Révisionnism e, 149
S
Stylisation, 181-185, 229
T
Théâtralisation, 46
V
Véridicité, 194
Vérité (historique), 27, 57
Visée (historienne), 53
Vraisemblance, 48, 64, 146, 174, 204, 209-213, 228, 245
- 322 -
Entretien avec Ahmadou Kourouma
Le présent entretien a été réalisé au domicile de l’auteur à Lyon, le
6 Novembre 2002.
Mesmin YAUSSAH : Bonjour, monsieur Ahmadou Kourouma.
Ahm adou KOUROUMA : Bonjour.
M.Y. : Je prépare en ce moment une thèse. Elle porte sur l’étude
de votre œuvre romanesque : Les soleils des indépendances,
Monnè, outrages et défis, En attendant le vote des bêtes sauvages
- 323 -
et Allah n'est pas obligé. Ce qui m'a conduit à m'interroger sur
celle-ci, c'est le fait qu'un personnage l'a marquée : Djigui. Il est
sans doute la représentation de quelque chose d'important. Le fait
que vous l'avez appelé le centenaire m'a incité à m'interroger sur
l'aspect historique et la façon dont vous représentez l'histoire dans
vos romans. Cependant, la question que je vais vous poser
concerne la nécessité de votre formation initiale et le passage à la
littérature ?
A.K. : Écoutez, c'est très sim ple. Je suis arrivé chez moi en 63-64.
J'étais alors actuaire et je m'occupais des statistiques et des
mathématiques des assurances. Lorsque je suis arrivé en Côte
d'Ivoire, c'était la guerre froide. Pendant cette période, en Afrique,
les présidents faisaient ce qu'ils voulaient. Ils étaient les patrons et
se perm ettaient tout. Je crois l'avoir dit dans En attendant le vote
des bêtes sauvages. Houphouët-Boigny était un dictateur de Droite
et craignait un coup des éléments de Gauche. Il a monté un
com plot pour nous éliminer. Il a arrêté plusieurs personnes dont
moi. J'ai été rapidem ent libéré parce que j'étais marié avec une
Française. Cependant, il m'était interdit de travailler. J'ai traîné en
Côte d'Ivoire pendant sept (7) mois ; j'étais embêté. Je me suis dit
que c'était injuste qu'on mette mes cam arades en prison pour rien.
Alors, j'ai voulu écrire un livre pour dénoncer ce qui était arrivé, ce
qui m'était arrivé et ce qui était arrivé à mes cam arades. Et au lieu
d'écrire un essai, j'ai voulu écrire un roman, une fiction dans
- 324 -
laquelle les personnages, les noms des gens allaient disparaître
pour que je puisse éditer mon livre. Houphouët-Boigny étant un
pivot de la guerre froide, on ne pouvait
pas écrire contre lui. J'ai
écrit et passé mon manuscrit un peu partout sans trouver d'éditeur.
A l'occasion d'un concours organisé par l'université de Montréal,
j'ai envoyé mon œuvre qui a été couronnée. Je suis parti à
Montréal
pendant
quinze
jours
pour
corriger
les
passages
journalistiques qui parlaient des tortures d'Houphouët-Boign y afin
d'être édité. Après le succès du livre obtenu à Montréal, le
professeur Vachon qui avait organisé ce concours est venu le
proposer aux éditions du Seuil qui auparavant avaient refusé
d'éditer mon manuscrit. Voilà comment je suis venu à la littérature.
Lorsque j'ai écrit ce livre, j'ai pensé au devoir de mémoire que
j'avais vis-à-vis de l'Afrique et qu'il fallait indiquer les grandes
étapes de son histoire.
M.Y. : A considérer le rôle que vous assignez à Djigui, chacun de
vos ouvrages me paraît une occasion de renouer avec un certain
savoir. Est-ce le cas ?
A.K. : Oui, je l'ai voulu. Ce livre, Monnè, outrages et défis que les
analystes de la littérature considèrent comme le meilleur parmi
tous et que j'ai pris vingt ans à écrire rappelle le clim at en France à
mon arrivée en 1954. Les Français ne parlaient que de l'Occupation
allem ande. Quatre ans seulement mais ils en parlaient et n'ont
- 325 -
d'ailleurs pas fini d'en parler. Chaque année, ils rappellent ce qui
s'est passé pendant la Résistance. Cependant, nous avons été
occupés pendant au moins un siècle. Mais, on n'en parle pas. Ce
que j'ai
voulu montrer dans ce livre, c'est que nous avons, nous
aussi, subi une occupation beaucoup longue et que cela a été plus
terrible
encore.
D'autre
part,
j'y
évoque
une
connaissance
historique, un passé donné.
M.Y. : De la lecture que j'ai de vos romans ne découle plus
seulement la dénonciation des systèmes politiques en place en
Afrique mais la sensation aussi d'un écoulement du temps. J e
voudrais revenir là sur votre manière d'appréhender le temps
puisque de Monnè, outrages et défis à Allah n'est pas obligé, j'ai le
sentiment que cent ans d'histoire africaine y sont condensés. Avezvous eu l'impression de refaçonner ce siècle ?
A.K. : Oui, c'est évident. Je voulais présenter ce que nous avons
souffert, ce que nous avons été. Un peuple qui ne connaît pas son
histoire est obligé de recommencer. Je suis un écrivain ; je n'ai
pas les moyens de changer l'histoire ; néanm oins, je dois rappeler
aux gens ce qu'ils ont fait, leur m ontrer ce qu'ils ont fait. A partir de
cela, ils doivent se méfier du futur. Dans En attendant le vote des
bêtes sauvages, je présente ce qui s'est passé pendant la guerr e
froide. Cela permet de ne plus recommencer ce qui est arrivé. Je
prends, je donne, je présente la colonisation dans tous ses
- 326 -
aspects.
M.Y. : Il y a un autre aspect qui apparaît dans Monnè, outrages et
défis. C'est celui de la responsabilité de l'Afrique dans l'œuvre de
la colonisation car Djigui, en acceptant le marché que lui propose
l'interprète
collabore,
en
effet,
avec
l'ennemi.
A
travers
ce
personnage, avez- vous cherché à montrer l'implication de l'Afrique
?
A.K. : Évidemment. Lorsque nous analysons la colonisation en
dehors, beaucoup d'Africains, presque la m ajorité, au début des
guerres
coloniales,
étaient
pour
la
colonisation.
Samory,
lui,
détruisait, faisait des violences contre ceux qui ne voulaient pas
lutter contre la colonisation ; il ne représentait qu'une minorité.
Aujourd'hui encore, il y a des villages : W assoulou,
où quand
quelqu'un arrive et qu'il veut passer la nuit, on lui demande son
prénom ; s'il dit : «je m'appelle Touré», les gens disent «les Touré
ne passent pas la nuit ici» ; ils te donnent de l'eau à boire et tu t'en
vas. Cela veut dire que Sam ory a tellem ent été sévère envers ces
gens, et qu'il a détruit leurs villages parce qu'ils refusaient de
l'aider, ils sont violemm ent contre Samory parce que Sam ory a
commis des brutalités, des violences pour pouvoir imposer la
guerre aux Français.
M.Y. : De l'autre côté, les personnages qui paraissent dans vos
- 327 -
œuvres ici et là, notamment Fama, Birahima et, dans une certaine
mesure Djigui, sont des laissés-pour-compte. A travers eux, avezvous voulu faire l'histoire des faibles ?
A.K. : L'histoire des faibles. C'est vrai qu'ils sont faibles, c'est vrai
qu'ils sont perdus. Mais c'est l'histoire qui fait ça. Djigui raisonne
en vieux Malinké : quand quelqu'un vient chez toi et qu'il t'apporte
un cadeau, tu es son obligé. Et Djigui se croit l'obligé des Français
parce que les
Français
lui
ont
apporté un
train.
C'est
une
conception absolument différente de celle des Occidentaux qui
veulent développer, qui veulent créer des choses. C'est pourquoi il
paraît dépasser. Mais dans sa logique à lui, il dit que les gens sont
venus, qu'ils ont quitté leur pays, sont arrivés de très loin et me
disent qu'ils vont m'apporter l'animal le plus grand. C'est s a
mentalité qui fait qu'il paraît dépassé. Dans sa mentalité de
Malinké, de vieux qui croit que des gens sont honnêtes, tout le
monde est correct, il croit être ça, c'est ça l'histoire.
M.Y. : Je crois savoir que vous faites aussi allusion dans vos
commentaires à l'histoire réelle. Je voudrais alors vous demander
quelle place lui accordez-vous dans vos fictions ?
A.K. : L'histoire est la trame de mes rom ans parce que nous
sommes victimes de ce que l'histoire nous a fait. Nous, Africains
sommes victimes, nous avons souffert : on a eu l'esclavage, on a
- 328 -
eu la colonisation, on a eu la guerre froide, on a eu les échanges
inégaux. On est victimes de l'histoire. Pour parler de l'Afrique, pour
parler de notre temps, il faut se référer à l'histoire et aux détails de
l'histoire.
M.Y. : On a l'impression, lorsqu'on vous lit, d'être tiraillé entre deux
situations : entre produire une fiction et rassembler un grand
nombre de preuves. Ne craignez-vous pas de tomber dans le
document historique ?
A.K. : Oui. Évidemment, je tends vers le docum ent. On m e
demande pour qui j'écris. Avant de répondre à votre question, je
vais résoudre ce problème. J'écris pour qui ? Je dis que j'écris pour
les Européens ainsi que pour tous les Africains pour dire ce qu'il y
a. C'est l'histoire. Les faits historiques sont des faits ; c'est la
trame pour les joindre qui constitue la fiction. Ce que Djigui a vécu,
tout ce qu'il dit est vrai mais pour faire ressortir tout cela, le
représenter, il faut faire Djigui. Et c'est là, la tram e de l'histoire, la
façon de joindre ça ; sinon, toute la vie, tout ce qu'on écrit, c'est le
document. C'est la façon de présenter les éléments pour joindre
avec la fiction.
M.Y. : Reprenant le titre de votre pièce Le Diseur de vérité, je
pense que vous n'êtes pas qu'un diseur de vérité, vous agisse z
pour la justice, en faveur des faibles. Ainsi qu'on peut le voir dans
- 329 -
En attendant le vote des bêtes sauvages, la purification est une
forme de procès, est-ce une bonne définition de vous que de vous
considérer comme un procureur, comme quelqu'un qui défend la
justice ? vous sentez-vous dans ce rôle, dans cette définition de
vous ?
A.K. : Non, je ne me crois pas procureur. Ce qu'il y a, c'est que je
voudrais montrer aux Africains et aux Européens que nous avons
vécu une histoire dangereuse, une histoire terrible. Je sors ça et je
voudrais que les Africains prennent connaissance de ce que j'ai dit
historiquement pour qu'ils ne recommencent pas. Voyez ce qui
arrive
en
Côte
d'Ivoire.
Malgré,
tout
ce
qui
est
arrivé,
on
recommence les m êmes erreurs. Et c'est ce que je voudrais éviter.
M.Y. : Voulez-vous donner des leçons à la classe politique à partir
de vos œuvres, êtes-vous un redresseur de tort ? Il y a un dessein
pédagogique, vous insiste z sur le fait que l'histoire a déjà été
cruelle avec les Africains et qu'il ne faut pas la recommencer, vous
proposez-vous de changer la vie ?
A.K. : Je ne voudrais pas changer la vie mais changer la façon dont
les gens ont agi. Je voudrais reprendre le passé, dire que pendant
la guerre de Samory, c'est vrai qu'il était violent, mais qu'on aurait
dû nous rassem bler. On aurait dû savoir que pendant la guerre
froide, nous avons eu des dictatures et si elles ont agi, c'est parce
- 330 -
que nous étions tous responsables. C'est que l'histoire n'est pas
comme on dit, il y a d'une part les bons et de l'autre les méchants.
Tout se mêle ; et c'est ce que je voudrais montrer ; qu'il y a du
bien, du mal de chaque côté et que nous devions faire attention.
M.Y. : Dans un de vos livres, vous comparez l'arrivée des
indépendances avec un vol de sauterelles, c'est-à-dire quelque
chose qui s'est fait avec brutalité ou qu'on n'a pu maîtriser, ni
même
prévoir.
N'ont-elles
pas
préludé
le
cauchemar
qui
va
s'abattre des années plus tard sur l'Afrique ?
A.K.
:
Quand
prophétisé.
j'ai
Nous
écrit
Les
n'avons
Soleils
pas
eu
des
indépendances,
d'indépendance.
j'ai
Notre
indépendance s'est faite pendant la guerre froide. Personne ne
nous a donné l'indépendance. Nous avons été donnés mains et
pieds liés à des dictateurs. Et ces dictateurs faisaient de nous ce
qu'ils
voulaient.
De
quelque
façon,
nous
n'avons
pas
eu
d'indépendance. C'est à partir de la fin de la guerre froide que les
peuples ont commencé à prendre leurs responsabilités. Mais avant,
nous n'avons pas eu d'indépendance. Ce que j'ai voulu dém ontrer,
c'est que nous étions des objets. Maintenant, nous sommes
indépendants. La lutte que nous menons, par exem ple, en Côte
d'Ivoire, celle que nous menons au Gabon, c'est pour avoir la
démocratie. Tout ça tend vers la démocratie et tant que nous ne
l'aurons pas nous continuerons de lutter. Le Mali, le Bénin ont
- 331 -
terminé leur histoire parce que ces états ont eu leur indépendance
déjà. Nous, nous ne l'avons pas encore ; nous nous battons pour
l'avoir.
M.Y. : Cette forme d'optimisme que vous affichez, croyez-vous
vraiment que l'Afrique va soigner ses maux qui sont la corruption,
la délation, la gabegie, le despotisme, etc. ?
A.K. : L'Afrique va se guérir et elle est entrain de le faire. Ce qui
frappe les médias, ce sont les quatre ou cinq états qui se battent
pour avoir la dém ocratie. Autrement dit, les autres sont tranquilles.
Il y a en Afrique la Côte d'Ivoire, le Libéria, la Sierra Leone, la
R.D.C., le Congo Brazza qui sont en train de se réveiller ; mais sur
un ensemble de cinquante quatre états, une grande majorité est sur
la voie de la dém ocratie. J'ai cité les cas du Mali et du Bénin qui
ont pu déjà avoir la dém ocratie et qui sont tranquilles. Il y a
beaucoup d'états qui tendent vers la dém ocratie.
M.Y. : Je parle de vous aussi comme un auteur familier de l'histoire
parce que vous prenez souvent des exemples dans l'histoire réelle
de l'Afrique. Aimez-vous bien représenter l'histoire africaine dans
vos romans ?
A.K. : Je suis obligé puisque je parle de l'Afrique, de l'histoire de
l'Afrique, des problèm es africains ; je suis obligé de prendre cett e
- 332 -
histoire africaine. De quoi je vais parler d'autre ? Notre histoire est
inachevée. Il faut la reprendre.
M.Y. : De l'autre côté, il y a une valeur que vous mettez en œuvre
dans vos romans étant donné que vous aimez reprendre les termes
de l'histoire ; il y a une notion qui ressort dans vos œuvres, c'est la
vérité. Pensez-vous que l'expression littéraire valable pour l'Afrique
est celle qui dénonce les choses telles qu'elles sont comme vous le
faites parfaitement dans En attendant le vote des bêtes sauvages
où vous donnez l'impression d'avoir arpenté les coulisses des
palais
présidentiels
pour
montrer
comment
les
chefs
d'états
africains tiennent le pouvoir ?
A.K. : Ecoutez, je ne cherche pas à dire la vérité ; je veux
présenter
la
réalité.
La
vérité,
c'est
autre
chose.
Dans
ma
présentation de la réalité, j'avertis les Africains. S'il y a fiction, cela
veut dire que ce n'est plus la réalité puisque la fiction, c'est
l'inexistence. Djigui est une invention ; les combats pour Soba n'ont
jamais existé ; mais il y a des éléments qui sont des réalités. Si je
n'avais donné que des réalités comme dans Allah n'est pas obligé,
ce serait illisible. Il faut qu'il y ait une fiction, il faut qu'il y ait des
éléments qui mettent en m ouvement les événements réels de
l'histoire.
M.Y. : Dans le rapport réalité-fiction, je dirais que plus on vous
découvre, plus on a envie de vous lire. Cependant, un flou demeure
- 333 -
entre le réel et la fiction. Lequel des deux prime ?
A.K. : Les deux se mêlent. Je prends la fiction pour permettre de
représenter la réalité. La fiction perm et de représenter. Moi, je dois
représenter cette réalité pour qu'elle soit vivante. Il faut qu'il y ait
un peu de fiction pour donner de l'aile.
M.Y. : On dit de la mémoire qu'elle est la faculté de se rappeler des
choses qu'on a apprises ou qui ont frappé l'entendement par
l'action du sens ; elle renvoie également à l'idée de lier au moment
présent et à venir l'existence des choses passées. Or, il y a che z
vous un certain goût pour le passé et même pour le présent, pour
la juxtaposition de l'un et l'autre. Quelle importance joue-t-elle
dans vos œuvres ?
A.K. : La mémoire est très importante ; la m émoire permet de
ressortir les réalités. Elle montre comment les gens ont agi dans le
passé et comparé au présent, elle permet d'éviter les erreurs qu'on
a faites par le passé. C'est cela le problèm e. Pendant la guerre de
Sam ory, Djigui a cru, à cause de sa culture malinké, que sa f açon
de penser était universelle, que sa façon d'accueillir l'était aussi
alors que les gens se foutaient de lui. Après analyse, sa façon
d'agir nous fait rire m ais lui était très sérieux en agissant ainsi.
Cela dit, lorsque nous agissons, nous devons nous départir de
notre m entalité, de notre culture afin d'aborder les choses avec des
- 334 -
cultures ouvertes sur l'univers. La réalité est la réalité ; elle s'est
passée et nous l'animons par la fiction.
M.Y.: À côté de la mémoire, il y a son corollaire l'oubli. Avez-vous
déjà craint de n'avoir pas assez dit lorsque vous mettiez un point
final dans la rédaction d'un de vos livres ?
A.K. : Bien sûr qu'on ne peut pas tout dire. On est obligé de choisir
certains éléments et d'en laisser d'autres. Cela dit, il y a beaucoup
d'éléments qu'on abandonne soit parce qu'on n'a pas assez de
temps, soit parce que ce n'est pas très intéressant.
M.Y.: J'ai osé une inversion de vos romans. A cause de la
chronologie des événements qui transparaissent dans ceux-ci, Les
soleils des indépendances viendraient après Monnè, outrages et
défis. Ce que j'ai voulu faire remarquer, c'est que du déclin de
l'empire Samory aux récentes guerres qui endeuillent la partie
ouest de l'Afrique, il y a un cheminement de l'histoire africaine.
Cependant, jusqu'où iriez-vous dans la représentation ? L’histoir e
est-ce vraiment une chose importante à vos yeux ?
A.K. : C'est même la base de m es écrits. C'est l'histoire africaine
qui sert d'élém ent essentiel pour deux raisons : pour les Africains
afin qu'ils pensent et réfléchissent sur leur histoire et pour les
Européens parce que ce sont des défis, comme il est dit, qu'ils
- 335 -
nous
ont
lancés.
Aujourd'hui,
les
Européens
oublient
la
colonisation, ils oublient l'esclavage, la guerre froide, les échanges
inégaux. Et nous, en leur disant ce qu'ils ont fait, nous les
accusons et, du coup, nous leur montrons qu'il y a des choses
qu'ils ont fait et que nous devons réfléchir pour juger les actions du
présent.
M.Y. : Dans Monnè, outrages et défis, on dénombre les monnew de
Djigui : on sait qu'il souffre, qu'il est malheureux ; on connaît aussi
les outrages qui lui sont faits. Quels sont les défis qu'il a relevés,
par contre ?
A.K. : Quand les troupes du commandant Faidherbe sont arrivées à
Soba
et
qu'il
premièrement,
a
finalement
que
les
accepté
de
Occidentaux
collaborer.
sont
Il
y
a,
invincibles
;
deuxièmement, Samory qui était le roi, le chef avait fait la guerre,
s'était battu et, malgré tout, n'avait rien eu. Le fait que les
colonisateurs prom ettent un train à Djigui l'incite à vouloir à tout
prix à en être à la hauteur, montrer qu'il est encore le chef et
obtenir ce qu’ils lui ont offert. Or, Djigui n'arrive pas à le faire.
M.Y. : Si Djigui n'arrive pas à obtenir le train et tout ce qui va avec
à partir du moment où il a collaboré avec l'occupant, n'est-ce pas le
visage de la colonisation que vous dénoncez en tant que négation
de promesses ?
- 336 -
A.K. : Djigui pourrait être autre chose ; être, par exemple, ce que
Sam ory a été. Il aurait pu se mettre dans la voie de Sam ory. Quand
Sam ory a demandé à tout le monde de partir, de pratiquer la terre
brûlée, Djigui ne l'a pas obéit ; il a préféré rester chez lui et
sacrifier sur les conseils des marabouts. Quelque soit l’issue, du
point de vue historique, il y avait une voie qui pouvait lui permettre
d'être un élément contre la colonisation.
M.Y. : Djigui serait-il une sorte de traître ?
A.K. : Djigui est une sorte de traître à l'analyse que nous faisons
actuellement. Mais, dans son contexte et dans sa mentalité, il ne le
paraît pas. Je crois, cependant, qu'il l'est parce, Malinké comme
lui, Djigui, Samory a combattu, a dit non. Il dit, d'ailleurs, que
lorsque l'on ne veut pas on dit non. Cependant, Djigui dit oui et
non. Il avait une voie qui lui était totalement indiquée, toujours estil qu'il a été très content de voir que les m arabouts lui demandaient
de rester.
M.Y. : Il y a un aspect sur lequel je voudrais qu'on revienne, c'est
la cohérence. Étant donné que la question que j'aborde dans ma
thèse traite de l'écoulement du temps et de sa représentation dans
vos œuvres, il y a bien quatre générations de personnages qui se
côtoient. En m'amusant à inverser l'ordre de parution, il y a Djigui,
- 337 -
le Centenaire ; ensuite, Fama dont l'âge se situerait entre celui de
Djigui et Koyaga, qui serait plutôt de la génération des chefs
d'états toujours en exercice en Afrique ; il y a, enfin, Birahima qui
est un adolescent de 10-12 ans. Ces quatre personnages, à des
degrés divers, relatent un épisode de l'histoire contemporaine de
l'Afrique. N'y a-t-il pas là, un désir de structuration du temps ?
A.K. : Oui. Maintenant que vous le dites, je crois que votre analyse
me paraît juste.
M.Y. : Nous allons arrêter bientôt. Mais avant, je souhaite vous
poser la dernière question. Vos romans décrivent une succession
d'instants, décrivent plus d'un siècle d'histoire de l'Afrique. Vous
verrez-vous, cependant, comme un écrivain en situation, aimezvous représenter votre temps ?
A.K. : Comme vous l'avez si bien dit, il y a une succession ; m on
temps
vient
après ceux
de Samory, de la colonisation, des
indépendances et de la guerre froide. C'est m on temps que j'essaie
de saisir. C'est le tem ps que j'essaie de saisir. La réalité africaine,
l'histoire de notre temps, celle de ma vie, de ce que j'ai vécu, c'est
ce que j'essaie de saisir. J'ai pris le passé pour bien situer le
présent. Tout est indiqué sur le présent. Prenons le passé de
Monnè, outrages et défis. Je parle du passé de Samory pour tout
rapporter au présent (et c'est très important). C'est en fonction des
- 338 -
problèmes que le présent me pose que je prends le passé.
- 339 -
Post-scriptum
Au m oment où nous imprimons la présente thèse, les éditions
du Seuil viennent de publier, à titre posthume, le dernier rom an
d’Ahmadou Kourouma. Il s’agit de : Quand on refuse on dit non 262.
L’histoire relate les affrontements entre les partisans bétés du
président Gbagbo et ceux dioulas de Ouattara. Ils ont eu lieu à
Daloa, au centre ouest de la Côte d’ivoire.
Birahima, l’enfant-soldat, joue une seconde fois le rôle de
narrateur 263. Comme la plupart des Dioulas de cette ville, pris de
court par la tournure des événements, il s’enfuit avec sa bienaimée Fanta. Dès lors, suivant les étapes de la fuite vers le Nord à
majorité dioula, le récit, que le narrateur interrompt à la fin d’une
journée et sur lequel il rebondit parfois, devient l’histoire du
peuplement de la Côte d’ivoire.
En effet, en nous menant vers la terre de leurs ancêtres,
Ahm adou Kourouma, par la voix de sa narratrice, se penche sur
l’identité de ce pays m ultiethnique. Le romancier glisse, ainsi, du
récit fictionnel à l’intention factuelle. En le sous-titrant «roman», on
est tenté de dire qu’il n’y a là qu’une volonté de divertir le lecteur
ou que la notion de rom an, chez Ahmadou Kourouma, est devenue
caduque, imaginaire, non pas au sens de texte de fiction, mais une
copie pure de la réalité.
262
263
Kourouma, A., Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004, 159 p.
Ce personnage apparaît pour la première fois dans Allah n’est pas obligé.
- 340 -
Cela dit, Quand on refuse on dit non, à l’instar des romans
précédents, nous replace au cœur de la problématique de la fiction
kourouméenne : en effet, s’agit-il d’une fiction ou d’un document
historique ? Toujours est-il que ce roman n’en est plus un en dépit
de sa totale réussite.
- 341 -
Bibliographie
Corpus étudié :
Kouroum a A., Les soleils des indépendances, Paris, Seuil, (1970),
1995, 195 p.
Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, 286 p.
En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil,
1998, 357 p.
Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p.
Autres ouvrages de l’auteur :
▪Le Diseur de vérité (théâtre), Acoria, 1998.
▪Yacouba, le chasseur africain (roman), Paris, Gallimard, coll.
Jeunesse, 1998.
▪Le Chasseur, héros africain, Grandir, 1999.
▪Le Griot, homme de parole, Grandir, 1999.
▪Quand on refuse on dit non (rom an), Paris, Seuil, 2004.
- 342 -
Ouvrages généraux :
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Tel, 1998.
▪Bellemin-Noël J., Vers l ’inconscient du texte, Paris, PUF, coll.
Ecriture, 1979.
▪Bion W . R., Le passé au présent, trad. Cl. Legrand, Meyzieu,
Césura Lyon éd., 1989.
▪Borgom ano M., Ahmadou Kourouma. Le «guerrier» griot, Paris,
L’Harmattan, coll. Littératures, 1998.
Des hommes ou des bêtes ? Lecture de En
attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, Paris,
L’Harmattan, 2000.
▪Com pagnon A.,
Le démon de la théorie, Paris,
Seuil, coll.
Couleurs des Idées, 1998.
▪Coussy D., La littérature africaine moderne au sud du Sahara,
Paris, Karthala, 2000.
▪Dabla
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Nouvelles
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africaines.
Romanciers
de
la
seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986.
▪De Certeau M., L’écriture de l ’histoire (1975), Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque des Hitoires, 2001.
▪Dehon Claire L., Le réalisme africain : le roman francophone en
Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, 2002.
▪De Lattre A., La doctrine de la réalité che z Proust : les réalités
individuelles et la mémoire, t2, Paris, J. Corti, 1981.
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▪Dictionnaire
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Paris,
A.
Michel,
coll.
Enc yclopaedia Universalis, 1997.
▪Dinkelmann W ., La représentation de l’histoire chez Michel del
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Paris, P. Lang, Presses universitaires européennes, 1992.
▪Ducrot
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Dire
et
ne
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Principes
de
sémantique
linguistique, Paris, Hermann, coll. Savoir, 1972.
▪Eliade M., Images et symboles. Essais sur le symbolisme magicoreligieux, (1952), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1979.
Le Mythe de l’éternel retour. Archétype et répétition
(1969), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1979.
La Nostalgie des origines. Méthodolgie et histoire des
religions, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1971.
▪Fame Ndongo J., Le prince et le srcibe. Lecture politique et
esthétique du roman négro-africain post-colonial, Paris, BergerLevrault, coll. Mondes en devenir, 1988.
▪Gassam a M., La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous
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▪Midiohouan G. O., L’idéologie dans la littérature négro-africaine
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▪Ngal
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Poétique, 1973.
Ouvrages collectifs
▪Baumgardt U. et Bounfour Ab. (Ed.), Panorama des littératures
africaines. Etat des lieux, Paris, L’Harmattan, coll. Bibliothèque des
Etudes Africaines, 2000.
▪Bonn Ch., Garnier X. et Lecarme J. (sous la direction de),
Littérature francophone. Le roman, t1, Paris, Hatier-Aupelf-Uerf,
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1997.
▪Chrétien J.-P. et Triaud J.-L. (sous la direction de), Histoire
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▪Fonkoua R. et Halen P. (avec la collaboration de Städtler K.), Les
champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001.
▪W ynchank A. et Salazar Ph.-J. (sous la direction de), Afriques
imaginaires. Regards réciproques et discours littéraires, XVIIè-XXè
siècles, Paris, L’Harmattan, 1995.
Entretiens
▪Kourouma, le colossal, entretien avec Marc Fenoli, 18 janvier
1999.
▪Dans l’ombre des guerres tribales, entretien avec Héric Libong, 14
septem bre 2000.
▪Ahmadou Kourouma : «Je suis toujours un opposant», entretien
avec Aliette Armel in Maga zine littéraire, n° 390 de Septembre
2000.
Articles
▪Chanda Tirthankar, «Vertigineux Kourouma» in Jeune Afrique/
L ’Intelligent, n° 2076-2077 du 24/10 au 08/11/2000.
▪Bédarida Catherine, «Ahmadou Kourouma, le guerrier-griot» in Le
Monde du mercredi 1 e r /11/2000.
- 347 -
Résumé
L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma n’échappe pas à la prise de
conscience de la littérature comme exis. Elle a su, de bonne heure,
dresser, comme dans un tableau, les maux qui tétanisent le continent
africain. Vecteur de la relation entre histoire et représentation, elle
convoque fiction et histoire à part égales pour dire notre historicité, à
travers une mise en correspondance avec l’expérience temporelle.
De fait, elle cède au caprice du devoir d’inventaire en se donnant comme
occasion de renouer avec un savoir.
Organisée en trois parties, la présente thèse porte d’abord sur le rapport
texte-contexte qui traite de la compréhension et de la description des faits
historiques. La deuxième partie se rapporte au passage de la réalité à la
fiction en tenant com pte de la démesure comme procédé st ylistique pour
ressortir
au
duo
histoire-fiction.
Enfin,
perçue
comme
procédé
d’assimilation-familiarisation, la troisième partie analyse l’œuvre comme
lieu de m émoire.
Mots clés : Ahmadou Kourouma, fiction, histoire, imaginaire, imagination,
littérature africaine, m émoire, réalité, réel, représentation,
oubli.
- 348 -