les Maîtres carrés - Le Libre Journal de la France Courtoise

Transcription

les Maîtres carrés - Le Libre Journal de la France Courtoise
Nicolas Bonnal, Tatiana Mandrivnik et Wilfried Von Rundfunk
Présentent :
Les voyages de Horbiger
Ou
Les maîtres carrés (E=m²)
Feuilleton fantastique et burlesque,
Epopée tragique et comique,
Mais aussi…
Roman quantitatif de la Fin des Temps
Les prix dans l'ancien à Paris ont atteint 7000 euros le m² (la presse, le 25 novembre 2010)
La sagesse n’a point trouvé sur la terre de demeure où reposer sa tête ; c’est pourquoi elle
fait sa résidence dans le ciel.
Les prix dans l’ancien à Paris ont atteint 7500 euros le m² (la presse, le 9 décembre 2010)
Vous avez fait de la maison de mon père une maison de rapport.
Les prix dans l’ancien à Paris ont atteint etc.
Il faut serrer la vis aux Allemands ; bien qu’ils soient forts en sciences, il faut leur serrer la
vis.
Omnia praecepi atque animo mecum ante peregi.
Bref résumé : un ange rebelle descend du ciel pour soulever les terriens de la grande
métropole contre la dictature des maîtres carrés et du grand capital imbécile. Il s’entoure de
petits Russes blonds, de poètes et de matheux maudits, de moscoutaires audacieux et
d’ingénieuses déjantées. Il est dénoncé par le tribunal de l’acquisition. Descendant trois fois
au Enfers, il récupère le savant fou Horbiger avec qui il va fonder, sur fond de blagues et de
bière, un nouvel embyrrhe pas très cathodique et une nouvelle cité de Dieu plus médiévale.
Epopée tragi-comique et roman-feuilleton du rire, les Maîtres carrés, dignes héritiers de Dr
Folamour, du Matin des Magiciens et de l’Enéide revue et corrigée, illustrent parfaitement le
caractère eschatologique et comique de notre triste époque.
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Premier acte
Mon esprit se mouvait avec agilité dans le silence éternel des espaces infinis. J'errais depuis
des milliers d'éons dans les millions de galaxies à la recherche d'une extase inouïe. J'invoquais
la puissance des Abymes, l'honneur des ténèbres blanches, l'encensement des étoiles
sanglantes, la mort lente des étoiles éteintes. O lecteur, tu ne peux savoir la joie de virevolter
au fond d'années-lumière enjouées, sans autre préoccupation que de jouer avec soi-même, et
de jouir de la musique des sphères entrechoquées dans l'horreur blafarde des désastres
obscurs. J'avais pour moi l'infini absolu, et si j'eusse su, je n'y eusse renoncé pour rien au
monde ; mais la curiosité, la lassitude, le temps lui-même font que l'on renonce à tous les
bienfaits que nous prodigue non la création dont on nous parle tant à nous beaux esprits
sidéraux, mais l'habitude d'être bien traités et considérés, et qui, sur terre comme au ciel, finit
par être trouvée normale, évidente, banale.
Je naviguais sottement donc, langoureusement, oui, dans le fleuve du Léthé et les ruisseaux
laiteux de notre voie lactée, quand mon attention fut soudain attirée par la terre.
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Il est temps que vous le sachiez, petits esprits aguicheurs : il y a des esprits dans tout l'univers,
s'il n'y a pas d'autres mondes. Il n'y a que la terre d'ailleurs surpeuplée et dotée dans votre
galaxie d'une assez mauvaise réputation. D'aucuns de ma sorte s'y sont frottés pour se faire
une célébrité parmi vous, à la table des grands, dans le ciel des grands cieux. Et ils ont été
chaudement reçus, fraîchement défendus, déclenchant çà et là d'horribles escarmouches et
autres guerres des fourmis assemblées. On leur a construit des temples, on leur a fait des
guerres, on leur a même tourné le dos, ils n'ont cessé de susciter l'intérêt des uns des autres,
mêmes lumières sous des noms si divers.
Je fais quant à moi partie de ces équipes d'esprits romantiques si l'on veut, qu'un poète connu
ici très bas a pu interpeller sous le nom d'agences. Nous sommes les agences, les déclencheurs
et inspirateurs d'événements, de cataclysmes et autres mauvaises décisions ou actes dits de
génie, et nous allons et venons. Nous sommes apparus tardivement, au temps où vous les
hommes croyiez aux révolutions, puis nous sommes disparus ou presque.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Mais je ne me délivre pas encore du sceau des mes royaux secrets ; tout au plus confirmé-je
que je suis un esprit libre, qui n'aspire pas à la célébration ni aux encensements divers et
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avariés dont les terriens, dotés d'une conscience qui tend toujours à se diviniser, se sont fait
les champions. Je me contente de voler dans l'étourdissante candeur d'un univers devenu bien
trop grand, comme vous l'avez d'ailleurs compris, pour se penser lui-même. Et je m'y suis fait.
Je n'ai pas d'enveloppe corporelle, pas de pod, comme vous dites. Je suis une étrange légèreté
d'être. Lorsque je décide d'atterrir, je me dois d'en trouver un. A ce propos, vous êtes-vous
demandé en quoi consiste le fait d'atterrir, quand on n'atterrit pas sur la terre ? Il est vrai que
l'on n'a guère besoin d'atterrir ailleurs que sur la terre. Même pour nous autres esprits, le jeu
n'en vaut plus la chandelle.
J'ai quand même choisi une cosse pour venir parmi vous et pour vous observer. Ce qui m'y a
déterminé? On m'a parlé au conseil des anges volatils de tous vos présents défauts, et de votre
intérêt." Tu verras, c'est curieux, ils ne croient plus en nous, ils nous relativisent… Ils
vieillissent aussi, ils détruisent leur monde, ils ne chérissent plus rien"… Toutes ces choses, et
bien d'autres qui ne m'impressionnent guère.
Non ; tandis que je m'adonnais à mes occupations préférées, l'audace galactique, le saut du
scorpion céleste, la traversée de l'arc d'Hyperborée, le franchissement du Walhalla, la
transcendance des portes d'Orion et l'engloutissement des quarks, me survint un rapport venu
d'une houri, une de ces charmantes consœurs spirituelles, que l'on avait coutume de craindre
ou de chérir dans vos pays dits orientaux. Nos humeurs comme sont nos amours :
inconstantes, non charnelles, éternelles. Et ma houri de m'annoncer que les humains de la
terre s'étaient enfin, s'étaient finalement adonnés à une nouvelle adoration. Alors que nous
chevauchions avec audace une comète perdue, elle me déclara:
-Eux qui disent que Dieu est mort, et que seul le marché a toujours raison, eux s'étaient
trouvé en quelque sorte un nouveau Dieu.
- Une nouvelle foi ?
- Oui, tu sais qui déclarait qu'il y a des morales de maître et des morales d'esclaves…
Eh bien je crois qu'il faut prendre leur expression maintenant à la lettre. C'est-à-dire au chiffre
plus exactement.
- Tu veux dire qu'ils rêvent de maîtres ?
- Oui, de maîtres, plus précisément de maîtres carrés. Nous y sommes… Et Méphisto
lui se propose aussi de visiter la terre.
Ma houri n'ignorait pas, du haut de sa comète, que je n'ai jamais trop apprécié Méphisto. Je
l'ai toujours trouvé un peu médiocre, un peu trop disposé à s'accorder à la médiocrité humaine
pour après cela tenter d'en tirer gloire.
-
Il va partir ?
Oui, avec la permission du patron. Et cette fois il lui a dit que tout va bien sur terre. Il
n'y a plus rien à dérégler. Il t'expliquera si tu passes par là.
En effet, c'est intéressant…
Et c'est ainsi, mon cher lecteur, que mu par un vain esprit d'émulation, je me rendis sur ma
terre jadis rebelle où je convoquais jadis les légions de littérateurs et de musiciens rebelles.
Mais je devais revêtir mon enveloppe corporelle.
Soma sema, comme disait l'un des terriens les plus intelligents que la terre ait supportés (car
elle les supporte, la pauvre), qui lui-même appartenait à un des plus sublimes peuples qui se
fussent illustrés ici très bas. Certes, de nombreux (peuples) se sont vantés d'y être les
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meilleurs. Mais celui-là, c'est le songe d'une ombre. Je crois même me rappeler que dans
l'immensité profonde, avec une indicible et mâle volupté, je m'étais adressé à un de ces fidèles
penseurs qui buvait le feu clair qui coule des espaces limpides. C'était un pré… un pré quoi
d'ailleurs, sans doute un de ces prêts sur hypothèque avec lesquels je me suis familiarisé
depuis. Il n'y a rien de si terrien que de se familiariser avec toutes les choses. C'est ce qui fait
bien en bas très bas.
Soma sema, soma trépas, le corps est une prison, et en effet il m'en coûte d'y rentrer toujours
plus. C'est une atrocité, comme de passer d'un état de l'être à un autre. Les transformations
coûtent très cher surtout lorsqu'elles se font en chair et en os. A l'arrivée en bas, je me
retrouve avec des vêtements de chair, de tissu, une volatilité impressionnante, une vitalité
aguichante et surtout – surtout – cette carte dorée qui fait tant d'envieux. Je ne transforme pas
en or tout ce que je touche, non, mais tout me devient gracieusement offert. Sur ce seul sceau
des hautes sphères.
Je suis un rêveur, j’ai si peu de vie réelle, j’ai si peu de moments comme celui-ci, que je ne
puis pas ne pas les revivre dans mes rêves.
Je n'en avais pas envie, mais il fallait que je descende. On m'avait en effet parlé d'un esprit
tombé ici très bas, devenu fou de lui-même, enivré par le vide, et qui, à force de voltiger
comme-moi, s'était livré à de bizarres croyances et activités, et même aliéné la communauté
des anges et des esprits qui librement respectent un code, celui de la route de l'univers et des
étoiles artistiques. Et par je ne sais quel dévoiement de l'esprit, quel complexe de culpabilité,
quelle fatigue de soi, je décidais enfin de descendre de moi, et d'entrer dans l'autre. Imaginez,
vous terriens, et vous la connaissez, la transformation non du docteur Jekyll en Mister Hyde,
mais le contraire. Imaginez que ce soit le Mister Hyde, mystère d'ailleurs, qui rêve de se
transformer, et de fait se transforme en Jekyll, et vous comprendrez ma douleur. Quelle
horreur de redevenir normal ou de le redevenir, ou de devenir vous, et c'est-à-dire l'autre.
L'autre, il faut que vous sachiez que c'est vous. Il faut que tu saches que c'est toi, terrien, toi
choisi au hasard, dans ta graisse, ta monotonie, ta crasse ordinaire et tes habitudes grinçantes.
S'emparer de ton esprit ne coûte guère ; il n'est jamais là où il devrait ou presque. On est loin
des alchimistes et des savants subtils. Il suffit de l'observer s'alanguir, se distraire et dormir. Il
oublie tout, il se distille lui-même dans le néant fatidique de sa décrépitude exaltée, sa
volontaire aboulie, oubli, mort de soi-même. Enfin, on y entre quand même, et il faut
cohabiter. Je saluai ma houri et me retrouvai sur terre, dans la peau d'un terrien de statut fort
moyen, pour dire comme eux. J'étais bien décidé à ne pas faire parler de moi et à ne pas
intervenir dans la conversation secrète des intérêts humains ; conversation qui devient du
beuglant aujourd'hui (aujourd'hui pour vous, mais pour moi aussi, je m'oublie) et n'a plus rien
de secret, puisqu'il s'agit en tout et pour tout de commercer et de faire du chiffre d'affaires.
Quand je pense au poète qu'un de mes proches esprits accompagna dans une descente aux
enfers ! Car je fus et je suis celui qui guide les poètes…
Lorsque je commençai ma descente sur terre, je survolais de la terre justement, alors que l'on
nous parle souvent de la planète bleue. Et je voyais des déserts s'accroître (malheur à qui en
recèle !), et des corridors terribles, des couloirs, des cordons sans rien d'ombilical. C'étaient
des axes de transport, des coagulations de bitume et de métal qui relient des points et des êtres
à d'autres. La terre s'en recouvrait, comme d'un eczéma pitoyable. Quel dommage ! C'était un
lieu de repos pour nous au temps jadis. J'ai omis de vous dire que le paradis terrestre se trouve
en effet sur la terre, et que dans la solitude éternelle de nos espaces infinis, nous sommes
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effrayés. La terre et ses cataractes, la terre et ses vergers, la terre et ses grands lacs, tout cela
était pour nous un sujet de rêve, un projet de séjour, quand nous étions lassés de nos brûlantes
glaciations. C'est pour cela d'ailleurs que certains des nôtres s'y firent prendre. Ils tombèrent
épris des filles des hommes et y restèrent.
Quand les enfants des hommes se furent multipliés dans ces jours, il arriva que des filles leur
naquirent élégantes et belles. Et lorsque les anges, les enfants des cieux, les eurent vues, ils
en devinrent amoureux ; et ils se dirent les uns aux autres : choisissons-nous des femmes de la
race des hommes, et ayons des enfants avec elles.
Je faillis me faire tamponner par deux ou trois déchets de métal. On me dira que je n'aurais
pas dû, étant esprit, me heurter à ces imbéciles bibelots d'inanité sonore, émetteurs de sottises
pour la plupart. Mais justement : je me rapprochais de la terre en me solidifiant, en
m'incarnant, et je ne pouvais trop éviter. D'autre part, les grosses poubelles, ou satellites, pour
parler comme ici très bas, n'avaient que trop prospéré. Les environs de la très chère terre en
étaient jonchés. Et on les avait utilisés, d'abord pour les lancer vers nous, ou nos étoiles,
ensuite, comme je le sus plus tard, pour informer ou surveiller les terriens, espions satellites.
C'est ici que j'atterris parmi vous et que mon esprit, pardon mon récit, prend une autre
tournure.
J'ai atterri, je suis dans une grande capitale. Je me retrouve dans un corps plus ou moins jeune
(on m'a assuré qu'il ne faut plus faire trop jeune, on n'est plus au moyen âge), sans moyens
avérés, très entouré, puisque d'après mon logisticien, les terriens devenant toujours plus plats
et plus creux – quel défi logistique ! -, il faut, pour mener une conversation comme jadis,
qu'ils soient plus, même beaucoup. Je suis d'abord heurté par ce surpeuplement. Comment
ont-ils pu se multiplier ainsi ? Si j'avais su, je me serais métamorphosé en fourmi. Au moins
leurs phéromones transmettent quelque chose…
En arrivant sur terre, je dois réviser les significations si vagues et si complexes du mot
Espace. Pour moi c'est l'immensité, l'évidence plutôt d'une liberté merveilleuse, d'une
mouvementée danse du cosmos. C'est le devenir pur de la source jaillissante, de lumière ou
bien d'être. Ici c'est la bousculade dans la rue, devant le métro, ce souterrain infernal où ils
jouissent de se déplacer toujours plus, et plus vite. Espace, frontières de l'infini, ai-je cru lire,
ou bien traduire, sur un écran.
Pourquoi tomber sur terre ? Etais-je tombé sur la tête ? Je voyais des nuées de fourmis
humaines se mouvoir tête en l'air, et des bateaux, et des autos (pourquoi ce mot, comme si ces
fastueux objets l'étaient, autonomes ?), et du vide cosmologique. Mais tout cela n'était rien : je
voyais surtout des écrans, faces plates de poissons surgis de nulle part.
On se fait tout petit devant un écran. Soit parce que l'on est beaucoup, soit parce que l'on est
peu, mais que l'écran est tout petit, soit parce que l'on se sent tout petit. Mais je n'ai compris
que plus tard pourquoi l'on se faisait si petit devant l'écran, l'écran total, l'écran plasma ; la
société écran, solitude éternelle de ces espaces bien délimités.
J'avais décidé –on l'aura compris – de me punir, de me châtier un peu, comme font un peu les
grands esprits qui aiment à se faire adorer sur cette terre ou ailleurs. Je ne pouvais quitter mon
pod comme cela. Même pour nous, les choses sont limitées, surtout quand nous quittons le
domaine métaphysique pour entrer dans le domaine toujours très limité, quoiqu'ils prétendent,
du physique. Ce fut là que la Providence m'aida, dont on dit qu'elle secourt aussi bien les
anges que les déesses, les esprits que les héros, les échecs que les morpions, ces jeux
cosmiques auxquels on joue très bien ici.
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Il advint que je devais me retrouver le soir, dans cette grande ville anonyme et d'ailleurs
innommable, avec le clochard quechua.
Qui était-il, d'où venait-il, etc. Je me souviens qu'il était près d'une tente, qu'il portait une
barbe, un chapeau (enfin !), et qu'il ne sentait pas très bon, donc qu'enfin il sentait quelque
chose. Nous étions assis, sans cesse tourmentés par une nuée de jambes torturées : jambes en
bleu (les fameux djinns, mes cousins esprits), jambes en noir, en bas résille, en bottes brunes,
en soldatesque, en énergie purulente, jambes si tristement chaussées : la fin des pieds, quoi, la
fin des pieds de poésie. Je lui demandais, après qu'il m'eut demandé sa monnaie, pourquoi il
vivait dans, sous la tente, qui d'ailleurs se nommait Quechua. Il me répondait qu'il n'avait pas
eu le choix, jeu de mot intraduisible dans les autres langues, ajouta-t-il avec un clin d'œil, que
d'ailleurs il s'en trouvait bien, n'ayant pas de loyer à payer. Il m'initia à tout un tas de mots
dont je n'avais pas connaissance, comme bail, expulsion, syndic, agent immobilier, prêt sans
intérêts, loi tarée, location, précarité, primo-accédant, mais il me fit tout de même l'éloge du
nomadisme contre la sédentarité. Le nomadisme, c'était la poésie, c'était la liberté, le
déplacement, le marché, la souvenance, etc.
Je lui rétorquai que le mot venait du grec Nomos, qui désigne la loi, la loi inflexible, aussi de
Numisma, qui si je m'en souvenais bien (mais je me souviens de tout, ne suis-je pas un esprit
après tout, une presque équivalent d'ordinateur ?), signifiait la monnaie, et que depuis que
j'avais atterri sur cette basse terre, ici très bas, je n'avais vu que des nomades, des ombres
brunes bondissantes au moindre bruit d'argent. Il me considéra alors avec intérêt, surtout
quand j'eus proféré la parole "atterri".
- Toi, tu n'es pas d'ici, alors. Et il me donna à boire.
Il m'a fait entrer dans la maison du vin; Et la bannière qu'il déploie sur moi, c'est l'amour.
Je n'étais pas d'ici… On n'aurait su mieux dire. Mais pouvais-je lui dire d'où je venais, sans
que le ciel, précisément, lui tombât sur la terre, pardon la tête ?
Je crois qu'il l'avait bien compris, mon clochard quechua, d'où je venais. Il se contenta d'un
ton bonasse de me faire partager son vin rouge, puis se décida à me mener à son chef-lieu
comme il disait : le square du Collège de France. Et là, me considérant gravement :
-Il y a des cerveaux ici, comme toi. Et comme toi, ils ne sont pas d'ici. Laisse, la bouteille est
pour moi.
Il voulait dire qu'il me l'offrait, pas qu'il la gardait pour lui seul. Seuls les pauvres ont le sens
du partage, puisqu'on ne peut guère partager grand-chose, finalement.
Je crus comprendre plus tard qu'il voulait parlait des gens venus de Pologne ou de Russie, qui
en nombre professaient ici. Le fait est que je me trouvai bien ici pour la nuit, et que je profitai
des gouttes rosées de septembre.
Au matin, je lui demandai d'où venait ce nom, quechua. Il me répondit que c'était le nom
d'une marque, il ne savait pas si cela était le nombre de la bête. Je lui dis que pour moi c'était
l'étage cultivé dans mes Andes bien-aimées, car la mémoire me revenait, j'y étais allé
plusieurs fois sur cette terre bien-aimée. Et que le quechua désignait aussi une langue. Il me
regarda avec étonnement. On vint nous prévenir qu'il valait mieux pour nous et les grands
esprits nous éloigner.
Tu auras remarqué que je ne l’ai pas physiquement décrit : mais je n’ai jamais pu reconnaître
un personnage dans la rue. Les descriptions ne sont pas de mon tempérament, et mon corps de
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lumière ne m’a pas préparé à compter les grains de beauté, les plis de gras et des boutons de
guêtre. Du reste, que peut-on faire d’une description, lecteur ?
Par la suite – alors qu’à vrai dire, il était déjà trop tard –, différentes institutions
décrivirent ce personnage dans les communiqués qu’elles publièrent. La comparaison de
ceux-ci ne laisse pas d’être surprenante. Dans l’un, il est dit que le nouveau venu était de
petite taille, avait des dents en or et boitait de la jambe droite. Un autre affirme qu’il
s’agissait d’un géant, que les couronnes de ses dents étaient en platine, et qu’il boitait de la
jambe gauche. Un troisième déclare laconiquement que l’individu ne présentait aucun signe
particulier. Il faut bien reconnaître que ces descriptions, toutes tant qu’elles sont, ne valent
rien.
Nous nous séparâmes, et moi-même, détective céleste, je commençais mon enquête. Et donc
mes observations. Je vis les écrans, les écrans, les écrans, les écoutes et caméras, et durant la
journée je ne vis que cela, perdu dans la foule innombrable des villes, aussi molle que les
algues, aussi folle que les vagues, aussi lugubre que les craquements d'étoiles dans la nuit
noire de l'éternel silence. Le soir même, qui rime tant avec soi-même, ô lecteur, j'allais être
réveillé, ô combien, par la sauterie, pardon la sottise humaine. Tant il est vrai, maintenant que
la mémoire me revenait après deux siècles, que la planète avait changé, bouleversé,
métamorphosé toutes ses déjà maigres règles. Je livre ici mes maigres observations, que le
Seigneur pourra relire avant d'envoyer Méphisto, son ange préféré, répandre comme de
coutume ses désordres.
Tout d'abord, observerais-je si j'étais Méphisto, la terre est une planète formidable. Elle est
prospère, il n'y a plus de guerre ni de mystère. Pas d'histoires ni d'Histoire, donc pas de
violence. C'est un paradis pour tous, n'y manque que l'esprit, et j'en suis. Tout le monde y
mange à sa faim, déborde de graisses animales ou les brûle à l'envi, circule en voiture et se
loge de mieux en mieux. Personne ne dort dehors, d'où la puissance des nouvelles divinités,
les maîtres carrés. On est à l'abri de tout, sauf d'une hausse des prix de ces abris justement,
nommés immobiliers. Plus personne ne regarde personne, plus personne ne conteste rien, tout
le monde se précipite vers l'idéal petit-bourgeois que les anges rebelles dont j'étais
dénonçaient tant il y a bientôt deux siècles. Un de ces grands progrès qui ont eu lieu a nom
donc l'écran. On les voit tous le nez fourré dans leur écran, comme s'ils se rendaient compte
que l'on voulait leur confisquer l'espace – et moi, l'esprit, je peux en parler, de l'espace…-, ou,
que, profitant de leur distraction, tout absorbés qu'ils sont par leur numérique espace, le
Capital leur faisait oublier qu'on le leur volait, cet espace, précisément, qu'on les expropriait,
alors que, justement, et je suis, si j'ose dire, placé pour le savoir, Dieu, comme disent les
terriens, le leur avait donné pour rien, cet espace. Il faut croire qu'ils ont préféré agir ainsi ; il
n'y a pas de victimes, il n'y a bien sûr que des volontaires. Il faudra que je redemande à Dieu
si le sol était gratuit au commencement ; mais s'il faut travailler à la sueur de son front, c'est
qu'il faut posséder ce sol. De là les invasions, la féodalité et maintenant la propriété de
quelques pas (je préfère dire quelques pas à quelques mètres carrés).
La nuit tombée, je devais me rendre en un lieu tenu secret pour une fête presque spéculative
qui me permettrait de connaître mon sujet. Ce serait un lieu de luxe, calme et volupté.
Et je pénétrai dans une vaste habitation dont le pavé était en pierres de cristal. Les murs
comme le pavé, étaient également en cristal, aussi bien que les fondements.
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Chapiteau II
Les hauts lieux (où souffle l'immobilier)
Je suis un rêveur, j’ai si peu de vie réelle, j’ai si peu de moments comme celui-ci, que je ne
puis pas ne pas les revivre dans mes rêves.
Je t'ai un peu menti, cher lecteur, car je me suis retrouvé dans un haut lieu, non pas de l'esprit,
mais de l'immobilier ; entouré de jeunes dont je ne tairai pas longtemps le prénom, si j'en
tairai le nom. Et là, dans cet univers de cristal, dans cette société d'écrans et dans ce monde de
distractions, dans ce gisement numérique de divertissements labyrinthiques et arborescents,
ces étangs de limpidité électronique, je jouissais…- Je jouissais d'une paradoxale manière,
non plus du génie des écrivains romantiques qu'aux siècles derniers j'avais coutume
d'accompagner, mais d'une compagnie grise de vieux adolescents, d'adulescents, comme on
dit ici très bas, vivant, survivant plutôt dans ces royaumes indéfinis et transparents qu'avait
décrits un de mes lointains discipuli, du temps que j'étais l'un de ces Missi Dominici réservés,
envoyés plutôt, aux génies.
Voici, ce qu'il écrivait, mon génie au rameau d'or :
Ibant obscuri sola sub nocte per umbram,
Perque domos Ditis vacuas et inania regna…
Les demeures des terriens sont vides, j'en conviens. Elles sont devenues bien chères par mètre
cube occupé, ou au moins payé. Mon cher Perceval disait lui-même : qui ne se meut devient
songeux, et demeurer c'est mourir un peu. Et qui va dans la demeure vide, domos vacuas, qui
d'ailleurs appartient au dieu des Enfers fort riche (Ditis), se retrouve possédé par de mauvais
rêves, des royaumes d'inanité (inania regna, avez-vous donc compris?). Tant il est vrai que
tout a un prix, y compris le silence éternel des espaces infinis que ce comptable de Dieu, un
Français lui aussi, un auvergnat petit-bourgeois épris comme tous les Français de
compatibilité, pardon de comptabilité et de contes de fées – un de ces Français donc avec qui
je suis incompatible, moi l'esprit héroïque, furieux, chevaleresque, impérial et romantique
progressiste -, avait mesuré, entre ou trois calculs.
La ville… Je notais sa saleté, sa pollution, comme on dit, la vieillesse de sa population. Tout
avait bien changé depuis ma venue, et dégageait une tristesse qui ne recouvrait apparemment
rien de mystérieux, conspiratif. J'étais donc boulevard Suchet, je crois, un de ces maréchaux
oubliés de Napoléon sauf pour ses embouteillages. Il y avait une série de personnages, tous
plus ou moins modernes, ou, comme on dit maintenant, postmodernes. Il y avait un
appartement, un grand, des invités, on y parlait d'immobilier, ce Bien que l'on ne peut
déplacer, mais qui toujours croît. Il y avait aussi des archaïques et des réactionnaires, des
visionnaires mais aucun contestataire. Les temps sont ainsi faits que je suis destiné à m'y
ennuyer fort. On construit plein de tours, on en fait aussi, qu’on ne termine plus.
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Car, lequel de vous, s’il veut bâtir une tour, ne s’assied d’abord pour calculer la dépense
et voir s’il a de quoi la terminer, de peur qu’après avoir posé les fondements, il ne puisse
l’achever, et que tous ceux qui le verront ne se mettent à le railler, en disant : Cet homme
a commencé à bâtir, et il n’a pu achever ? Ou quel roi, s’il va faire la guerre à un autre
roi, ne s’assied d’abord pour examiner s’il peut, avec dix mille hommes, marcher à la
rencontre de celui qui vient l’attaquer avec vingt mille ?
Dans l'appartement où j'étais invité par des voies que je croyais secrètes, j'entendis ces fortes
paroles:
-
Tu sais contre quoi Judas a vendu son maître ?
Non…
Contre trente deniers ?
Non… Contre 30 m² !
Ca alors ! Mais c'est le denier du culte !
Certains parmi les deniers seront les premiers…
On comprend pourquoi il est parti au ciel…
Le désert croît, dit l'autre ; ainsi le monde des maîtres carrés. J'étais chez Dieter&Gaston,
deux petits maîtres justement, bien mis, de l'agence Roth&Co, gais compagnons de la
chambre de commerce, et qui ne cessaient de parler de la reprise des affaires, et de ce qu'il
fallait acheter ou vendre, notamment des appartements avec des locataires, qui presque vous
couvrent votre prêt, tant il faut y aller dur avec les faibles. Je connus aussi une simple
japonaise nommée Tsunami et d'autres sbires enfantins comme Superscemo et Ivan Mudri. Je
cherchais d'autres jeunes femmes, mais elles étaient toutes sorties dehors pour fumer, car il
était interdit de fumer céans ; d'autre part il n'y avait peut-être pas assez de place. Mais les
fumeurs dehors enrageaient, trépignaient sur le trottoir sous le regard réprobateur de la police
à bicyclette. On les montrait du doigt, clopin-clopant. A l'intérieur, les autres n'étaient guère
plus présents puisque plongés dans leurs écrans, comme absorbés. C'était comme ces maisons
que dans un livre célèbre on purifie en les vidant par leurs fenêtres. Mes hôtes hermaphrodites
me présentèrent comme un investisseur venu d'ailleurs – ils ne croyaient pas si bien dire - et
je me précipitai vers leurs coupes pleines. Puis ils ajoutèrent que j'étais un consultant. L'un
deux, astronome amateur, m'avait dû voir arriver, et il avait décidé de me calculer, comme on
dit ici très bas. Il me demanda le prix de l'immobilier, là-haut, sur les planètes. Peut-être
faudra-t-il un jour délocaliser…
J'optais pour un rôle social positif, comme toujours dans ces cas de pompeux malentendu. Il
n'y avait pas de Byron pour me convoquer, seul un real estate agent du nom de Morcom ; les
éléments de ce patronyme s'accordent bien.
Je grondai comme un dragon jaloux de son trésor, me remémorant les vers inspirés su maître.
L'obscurité gagna le peu luxueux salon, pardon le living-room zen.
Mysterious Agency!
Ye spirits of the unbounded Universe,
Whom I have sought in darkness and in light!
C'est ainsi qu'on nous convoque en effet : nous sommes des agents, nous aussi, vous ne
l'ignorez pas maintenant.
Ye, who do compass earth about, and dwell
9
In subtler essence!
Je jouai au gourou, je contai des histoires qui navrèrent les rares hôtes qui résistaient à la
tentation du pod ou du tabac.
En fermant les yeux, je me vis dans un rêve, en fermant les yeux je me vis dans un Temple : le
Temple était vide. On y adorait un dieu inconnu. Ce dieu était absent. Ce n'est pas le premier,
à l'être, absent.
Mais il y avait une présence : le prix. Et des présences, les humains, adorateurs du maître.
C'était le maître carré, que l'on célébrait, que l'on encensait. Il était caressé, et sincèrement il
eut pu exister à ce prix, d'adoration tenu. Car tous spéculaient, comme toujours le disciple, qui
voit par le miroir, per speculum, comme dit l'un des autres.
Cela donnait du prix à ces présences, qui se savaient remplaçables, et donc n'insistaient pas,
s'acquittant toujours plus de leur tâche consistant à payer, à se racheter sur la pointe des pieds
ces pouces carrés et cubiques?
La présence de cette absence – ou l'absence de cette présence – devenait toujours forte et
puissante. Et Dieter se vantait de cette magnificence. Tout le monde voulait plus cher acheter,
tout le monde voulait cette rédemption. Ce rachat à bon compte.
Les adorateurs des maîtres carrés font preuve de patience du concept. Il faut dix ans, il faut
vingt ans parfois pour être à bon compte récompensés par Dieu, cet autre nom du marché, ici
très bas. Si l'on se presse, on risque de paniquer, de vendre à mauvais conte, pardon à mauvais
compte, ou bien de paniquer, et de tout perdre, pire que la bourse, disait Gaston ; si l'on attend
trop disait un autre, on peut perdre aussi le train en marche, or on sera toujours mieux ailleurs,
et transportés.
Cette adoration des maîtres carrés, sans autre fin que la pure contemplation du chiffre (car
que faire de tout cet argent, en effet, à un époque où il y a un million ou plus de milliardaires,
et que la terre a été parcourue comme une pute, un lieu commun) me fit réévaluer la splendeur
inconnue des fois d'antan. Un temple c'était tout ; un temple c'était Dieu. Il y avait trois
enceintes, et des offrandes, et des hommages, et en définitive on ne trouvait pas trop le dieu
(sauf moi, qui sais où sont les esprits), et en définitive il restait donc le temple, le temps plié,
l'espace déplié, j'y reviendrai en temps voulu.
Son toit était formé d’étoiles errantes et d’éclairs de lumière, et l’on voyait, au milieu, des
chérubins de feu dans un ciel orageux. Des flammes vibraient autour de ces murailles, et la
porte était de feu.
On n'écoute plus. On interrompt. Un homme mûr, mince, bizarre, élégant, flanqué d'une
femme jeune, sublime, transparente (je sus plus tard pourquoi, et tu le sauras aussi), intervint
sur un ton spécieux, avec de grands yeux bleus et un air vide ; il évoqua Arafura, une cité
perdue de cet orient perdu qui depuis est devenu un occident bien évident. Une si belle
citadelle entourée de remparts, où l'on venait s'asseoir.
On l'entourait, on venait en cercle bivouaquer et célébrer la grande citadelle. Puis tout le
monde se taisait, tout le monde faisait silence et il semblait que des bulles de pensée
montaient jusqu'au ciel grenat et éclataient auprès des étoiles. Alors on appelait quelqu'un.
On appelait quelqu'un, l'appel retentissait, et quelqu'un entrait dans les remparts.
L'heureux élu errait alors dans les ruines circulaires, les autres restaient autour. Comme il y
avait de plus en plus de pèlerins qui allaient et venaient, et surtout restaient, on devait
s'organiser, créer des systèmes de tentes, de distribution d'eau, de nourriture et de circulation
toujours plus nombreux et complexes. Je me retrouvais heureux d'être si prêt de la citadelle,
moi l'eurocrate qui geignais jadis d'être venu si tard sur la place.
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Je compris plus tard que l'on faisait allusion à la nouvelle monnaie, à la conversion, ce mot si
bien choisi, qui détermine les valeurs nouvelles des choses et des mètres.
Le plafond semblait se soulever, ou c'était l'effet des bulles qui montaient, ou du tabac qui
raturait notre vague littérature, ou de ce cyberspace qui avait si envahi les corps présents de
ces esprits absents. Je pensais légitimement que j'avais perdu mon temps et souffert mille
maux pour mériter ce corps qui ne me servait guère face à ces enveloppes vides. L'esprit libre
de l'espace infini avait voulu un corps fini pour fréquenter d'autres enveloppes désertées par
leur âme. Peut-être que les corps humains sont des pods, précisément, des enveloppes ou bien
des cosses destinées à être ultérieurement habitées par d'autres esprits venus du vrai espace
(du vrai espace?).
Mais ils se mirent à parler, à bavasser de problèmes concrets, de particulier à particulier ; à
évoquer leurs baux, du latin bajulare, qui veut dire donner. Ou leurs emprunts, ou leurs
forfaits, ou leur loyer, mot qui désigne à l'origine le lieu. Ils évoquèrent leurs maîtres et leur
mesure, et aussi la circulation, et les problèmes du périphérique, si proches de mon histoire
d'Anagoor. J’eus le bonheur de rencontrer des enfants qui vont beaucoup compter – sic – dans
ce récit. Ivan Mudri, un beau russe blond et pétillant, se sentait bien dans ce monde irréel ; un
autre russe blanc, Superscemo, éduqué à Milan d'où il avait rapporté ce surnom relatif, ne
comprenait rien aux conversations.
-
Je suis bête, je finirai dans une roulotte avec ma grand-mère dans l'Oural, c'est la seule
à qui il restera quelque chose après cette crise.
Essaie la cage d'escalier, ajoutait en miaulant compère Ivan.
Superscemo préférait le zoo : il y a plus de place, c'est gratuit, et on reçoit de la visite.
Lorsque les animaux sortent en ville, il ne faut pas oublier qu'ils aiment à rentrer dans leur
tanière. Logique, ajouta Gaston en secouant mécaniquement sa tête rousse, car qui va à la
chasse perd sa place. Or le gibier se fait rare, c'est même l'histoire du capitalisme que je vous
conte là, et la place de plus en plus chère. Un zoo, à Vincennes ou X, au Bronx ou à Tokyo, je
n'imagine pas la bonne opération, disait Dieter (celui de X a une très belle vue, presque plus
d'animaux). Il faudra décidément les construire dans les tours.
Si les tours peuvent monter jusqu'au ciel, les prix peuvent monter plus haut, murmura
Tsunami, qui de ses yeux ronds et lunettes ovales avait vu son pays dévasté par les typhons
financiers de l'immobilier, ce mal nommé. Il est mobile, l'immobilier, il se déplace vite, il
dévore tout espace, il s'élève vite, il ne cesse jamais de monter, d'escalader les cimes du
possibles. Tout avait été si haut, vertigineux, et puis si bas, et oublié. L'homme oublie plus
vite que son ombre maintenant, et son critère, remarqua doctement l'écrivain local surnommé
Nabookov, est le poisson rouge : trois secondes pour parcourir son bocal, et il oublie la
distance. Un bocal, c'est une sacrée surface par les temps ou les espaces qui courent, et cela
fait monter sacrément les prix. Heureusement que nous perdons la mémoire et que nous nous
absorbons dans la contemplation des cristaux liquides.
Tout cela c'est la faute des deux tours, répéta machinalement un autre spéculateur verbal. Quel
tour, quel détour ?
Les deux tours, celles qui avaient chuté au commencement du millénaire, et qu'on croyait
disparues. Alors était apparu un vent de panique en effet, ajouta Teteras, le messire en
question, et les taux, ou l'étau d'intérêt avaient drastiquement baissé, comme pour rassurer le
monde des hommes ici très bas. Et les prix avaient donc commencé à monter plus haut que les
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deux tours, plus haut que le ciel même, lequel vendu aux pollueurs, n'a plus grand-chose à
nous montrer.
Plusieurs commentaires sarcastiques dénoncèrent les propos outranciers, caricaturaux, néocommunistes de nos bavards impénitents.
-
Tu aurais dû inviter Ben Laden à ta fiesta, Dieter, plastronna un gros homme qu'on
nommait GFK (je sus plus tard pourquoi), il nous aurait dit s'il a descendu les deux
tours pour faire monter le prix de l'immobilier, ouf…
C'est vrai que sa famille est dans l'immobilier, pas dans la machine à laver, elle
construit même les terrains pour les pèlerins, c'est encore mieux que ton histoire
d'Arafura.
Cela me rappelle Lourdes, qui s'est développé juste après l'installation du chemin de
fer.
C'est du catholicisme ferroviaire, vous ne voyez pas ? Encore une apparition, et nous y
serons tous, sortis de la crise.
Moi je crois que les tours sont toujours là, mais qu'elles sont invisibles. C'est un
monde de cristal, n'oubliez pas.
Nous sommes sous hypnose, alors?
Tout le temps, et plus que ne croyez…
On se sent toujours bien avec les gens d'esprit. Une pirouette, et tout s'oublie, c'est même
mieux que le poisson rouge et sa drôle de mémoire médiatique. La soirée déclinait
tranquillement, mais d'une manière peut-être particulière : les gens ne partaient pas,
simplement il n'y avait plus rien à boire. Et chacun de redouter le retour dans sa banlieue (pas
de quartier !), les nuitées dans le métro, les sens giratoires ou les promenades pastorales en
bicyclette. Alors on cherchait les cigarettes, et à situer l'épicerie arabe ou orientale que l'on
pourrait dévaliser à une heure si tardive.
-
Mais vous, vous logez où ? me demanda une petite voix bien enrouée.
Dans l'espace, comme tout esprit qui se respecte.
Vous ne craignez pas de manquer de mètres carrés, alors que vous êtes si tard arrivé ?
Je n'ai qu'à fermer les yeux, et aussitôt l'infini s'ouvre en moi.
Vous pouvez essayer le tombeau…
C'est là que l'amiral Canaris, un des grands conseillers, avec GFK, de mes hôtes immobiliers,
commença à s'intéresser à mon cas. C'était un homme fort et dru, au crâne chauve, avec
d'épaisses lunettes, et chargé d'une certaine force agressive. On notera qu'il s'agit de ma
première évocation – je n'ose écrire description – physique, mais déjà expliqué à mon cher
lecteur que les corps son de moins en moins apparents, vitaux, habités que sa terre. Les esprits
se sont fait la malle, ou le mail, et il devient fastidieux de s'occuper des visages liftés, des
cheveux oxygénés, de poitrines gonflées, de mollets remodelés ou des lentilles colorées. Par
ailleurs, étant moi-même un esprit peu habitué encore à la carnation, j'ai du mal à la
dépeindre, enfin…
L'amiral Canaris, comme l'avait amicalement surnommé un autre amateur de crûs, s'intéressait
à mon cas particulier, comme s'il avait vu en moi quelque pierre brute à tailler, ou place forte
à investir. Il n'était d'ailleurs pas seul, accompagné d'une jolie petite créature venue de l'est de
l'Europe, et qu'on nomme habituellement Tiphaine Dufeux. C'est le mètre et sa Tiphaine
Dufeux, sans mauvais jeu de mot, puisque jamais l'un d'eux ne faustait compagnie à l'autre.
-
De quelle loge êtes-vous ?
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-
-
Je l'ignore… On me dit qu'il y en a de moins en moins.
Comment cela, mais nous sommes de plus…
De quoi donc !
De maçons !
Pardon ! Vous me croyiez initier. Je le suis, d'une certaine manière, et d'une manière
encore plus certaine que vous ne le pensez. Mais j'en étais resté aux loges de
concierges, pas à la loga des hindous…
Les concierges, très drôle ! mais vous avez raison de les regretter, elles votaient à
droite au moins, alors que les digicodes votent eux socialiste… dans le monde des
maîtres carrés, plus la vie est chère, plus les gens votent pour la subversion, vous
savez… C'est ce qu'on appelle le bobo, ce bourgeois torturé qui désigne l'imbécile en
espagnol. Mais assez parlé de politique, ne voulez-vous évoquer ce sujet magnifique…
Lequel ?
Le vide, justement…
Et mon aventureux intellectuel s'avança ainsi dans ces termes. Grand gourou de soi-même, il
m'avait déjà effacé des tablettes. Une nuée l'entoura, et ceux, bien rares au demeurant, qui
étaient restés parmi nous, purent profiter de sa lecture publique qui devenait toujours plus
privée. Un cercle sacré se dessina, nous nous croyions au paradis. Sans retirer sa noble
gabardine, il déploya ses grands bras, enfla sa gorge et proféra:
-
Il s'agit de justifier métaphysiquement, que dis-je, d'expliquer argumentativement
(quel mot horrible, on ne pourrait le rentrer dans un studio d'étudiant), la légitime
hausse des prix.
La hausse du coût de la vie, ou plutôt du vide… C'est pour cela d'ailleurs que la bonne
ville se vide, rétorqua Nabookov.
Chhht, bouffon, tu ne comprends rien à la logique sacrée du marché…
A sa main invisible et trop visible…
Donc, du Maître Carré, nous dirons ceci : Par le non-être, saisissons son secret; par
l'être, abordons son secret.
C'est si beau, c'est si bon! Encore, maître!
Une mouche entra et bourdonna. Elle troubla l'ordre serré, la marche au pas de l'oie de
l'amiral Canaris, alias le maître, que l'on appelle ainsi car il est inséparable de sa Tiphaine
Dufeux cueillie quelque part en Pologne, c'est-à-dire nulle part (est-ce une manière de
présenter des personnages, non mais je vous demande un peu?...). Ils sont donc inséparables
comme des canaris ou des lovebirds, et l'on dit d'ailleurs qu'ils ne sont pas si riches que ça,
qu'ils vivent dans une cage où ils roucoulent tout le temps.
Mais la mouche insistait, et ce alors que le mètre de Tiphaine Dufeux, au milieu des
harangues, entamait son développement philosophique et aussi tectologique : il parlait du toit
et de moi et du reste. Une mouche revola. Mais les propos gourous allaient emporter
l’unanime adhésion, lecteur.
-
Va-t’en chétif insecte, excrément de la terre! Tu troubles notre secte. Et notre loge F4
de 111m2…
C'est pourquoi le saint adopte la tactique du non-agir, et pratique l'enseignement sans
parole.
Bravo, bravo, sublime… C'est l'essence de notre métier, attendre et ne rien faire. Le
client arrive lorsque tout monte pour acheter et le vendeur intelligent ne vend jamais.
Oui, car tout monte, tout escalade et envahit le ciel de ses chiffres mondains.
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-
Le gouvernement du saint consiste à vider l'esprit du peuple, à remplir son ventre…
C'est vrai, la population n'a jamais été si sotte et si obèse. Quel génie ce maître…
Je ne suis pas d'accord (toujours ce Nabookov), au prix du mètre carré on n'a pas
intérêt à faire le gros ventre, mais plutôt le gros dos…
Chut!
…A affaiblir son ambition, à fortifier ses os.
Le maître reprit son souffle. Il transpirait mais ne voulait pas retirer sa gabardine. Tiphaine
Dufeux vint lui essuyer son front suant. Nous retenions notre souffle (même moi, qui comme
esprit, n'ai pas besoin de respirer, d'ailleurs j'ai compris qu'il ne faut pas trop se gonfler par ces
temps qui courent bien trop vite). Le maître jeta un regard de dégoût sur ceux qui
l'interrompaient, ignora celles qui lisaient nerveusement leurs messages, et il reprit :
-
Nous allons al grano maintenant, comme on disait chez moi à Madrid.
Oui, let's cut the shit… the sheet plutôt, pour éviter l'angoisse de la page blanche.
Très drôle…
Silence!
Le Tao est comme un vase que l'usage ne remplit jamais…On façonne l'argile pour en
faire des vases, mais c'est du vide interne que dépend leur usage.
Un râle d'admiration retentit dans la pièce. Il n'était plus question de discussion, de tabac, de
vin, de retour en banlieue dans la pièce. Tout était pure égrégore. L'initié se signa et il conclut,
sous le sceau du royal secret:
-
Une maison percée de portes et de fenêtres, c'est encore le vide qui permet l'habitat.
Ohhhh…
Quelqu'un s'évanouit. Personne ne s'en préoccupa. Tiphaine Dufeux frénétiquement essuyait
la sueur de son maître pendant que Gaston mécaniquement secouait sa tête rousse. Leur
émerveillement préparait bien leur damnation. Je m'y connais…
-
Atteins à la suprême vacuité et maintiens-toi en quiétude.
Oui…
Moi seul j'erre sans but précis comme un sans-logis.
Tout le monde se tut. Nous étions vaincus. L'humanité était enfin dépassée, soumise à sa
nouvelle divinité. La houri avait bien de m'envoyer sur la terre. Il y régnait une vision
sépulcrale et sacrée de l'espace infiniment plus grande et plus noble que dans nos cieux que
j'avais crus éthérés. Tout le monde se retira de la maison, mêmes ses jeunes propriétaires,
hermaphrodites convaincus. Nous descendîmes adorateurs de ces maîtres carrés qui ne
pouvaient désirer notre présence, mais notre absence. En d'autres temps moins oniriques,
j'eusse parlé d'une théologie négative du real estate, de l'être réel. Ce qu'on a c'est de l'argent,
mais ce qu'on est, c'est de l'espace. N'est-ce pas d'ailleurs ?
C'est ainsi que l'orateur magique, alias l'amiral, alias le sage, alias le bien-pensant vida la
salle. Tous s'estimèrent indignes de l'habitat, et pour célébrer leur nouveau choix, s'en allèrent
coucher dehors avec les fantômes de chien. Il faut aimer son néant, c'est là la solution.
Je ne sais pas ce que firent les autres, mais, bien qu'esprit, je demeurais bien content de
retrouver mon clochard quechua et sa tente canadienne made in China.
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-
Je suis content de retrouver en famille, lui dis-je avec les deux bouteilles que j'avais
sauvées de la leçon de Vide parfait.
Je m'appelle Baptiste, by the way, me dit-il en souriant sur les bords éclairés de la
Seine, cette scène de théâtre éternelle.
Et donc…
je ne suis pas digne de dénouer les lacets de tes sandales, dit-il avec une déférence qui
frisait l'insolence.
Mais je suis en Cielox, ajoutais-je pompeusement.
Et je retirai mes godasses, espérant faire de beaux rêves et retrouver mes nouveaux amis
rendus sans logis par l'implacable logique du Maître.
Pendant la nuit, je crus rêver quand j'étais en fait réveillé par d'étranges paroles, celle de mon
Baptiste, le clochard quechua prêcheur de son état. Le croiras-tu mon cher lecteur, mon
magique ami articulait la nuit ces étranges propos, adaptés sans doute d'un fragment de
discours philosophique égaré entre deux ruines romaines ou deux F2 contemporains.
Qu'est-ce donc que l'espace ? Si personne ne me le demande, je le sais bien ; mais si on me le
demande, et que j'entreprenne de l'expliquer, je trouve que je l'ignore.
Etant un esprit, c'est-à-dire une res cogitans, mais aussi un corps, c'est-à-dire une res extensa,
et par-là même désireux de dormir, cher lecteur, je décidais de corriger les propos de mon
noctiluque ami. Je le fis par la pensée et communiquais par télépathie puisque je suis esprit de
là-haut, et que je dispose de cette disposition, pardon de ce pouvoir.
-
Tu veux dire qu'est-ce que le temps?
…De sorte que nous pouvons dire avec vérité que l'espace soit, sinon parce qu'il tend
à n'être plus.
Là, je me trouvais dans l'impossibilité de le contredire. Il avait raison, le bougre d'orateur
somnambulique et alcoolique. Un vent frais m'éveilla, je sortis de mon rêve. Et là je vis les
quais de Seine resserrés ; pardon, ceux de la scène. L'espace se raréfiait autour de nous, en
pleine nuit quand tous flottent dans leurs petits rêves, inania regna, et que les éveillés se
content de projeter leur esprit plat et creux dans l'écran. J'étais tout seul, quais minuscules, et
je m'attendais à être projeté dans le fleuve, sans comprendre que peut-être le niveau de celuici avait gonflé. La lune glauque sous la brume escortait mon angoisse. Parce qu'il tend à
n'être plus. Mais le clochard persévérait en transpirant lui aussi dans la fraîcheur nébuleuse de
la pénombre d'octobre: il parlait par soubresauts, par hoquets presque les vers lui sortaient du
nez.
-
-
Mais comment une chose qui n'est point peut être longue ou courte?... Diras-tu que
cent mètres présents sont un grand espace ? Considère auparavant si ces cent mètres
carrés peuvent être présents… Ainsi il va de ce qui n'est point, par ce qui n'a aucune
étendue, dans ce qui n'est déjà plus.
Ainsi il me semble que temps n'est autre chose qu'une certaine étendue. Mais où se
trouve cette étendue ?
Qui m'avait soufflé cette phrase ? Il est vrai que j'étais sur la Seine, où l'on ne manque pas de
souffleurs. En tout cas, elle réveilla mon clochard. Mais sans prendre garde à moi, il s'assit sur
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son séant et, les yeux étrangement absents, comme aspirés vers le vide, il continua tout en
s'appuyant sur ses bras. La tente était grande ouverte maintenant, comme mes oreilles.
-
Il fit une matière informe qui contenait confusément le ciel et la terre, lesquels en
ayant été tirés et formés, paraissent maintenant à nos yeux avec toutes les formes
qu'ils enferment.
Baptiste, réveille-toi.
Il s'anima enfin, me sourit, s'excusa de m'avoir sans doute réveillé. Il lui arrivait de parler la
nuit, surtout métaphysique, puisque le jour c'est devenu impossible, et que le monde est plus
profond que le jour, justement, ne se l'imagine. Mon clochard avait bel et bien été clochardisé
par sa science inutile et glorieuse. Quant à moi, je voyais avec soulagement le monde
reprendre ses dimensions normales. Je me jurais qu'après cette aventure je ne remettrais pas
de longtemps les pieds très ici-bas.
Lut-il dans mes pensées? Voilà ce qu'il déclara, après quoi nous partîmes dans un sommeil
moins paradoxal :
-
Ce qui arrive de la même sorte en ce qui est d'un poème, d'un pied et d'une syllabe. Un
petit vers demeure plus longtemps à prononcer qu'un long que l'on prononce vite.
Au réveil il était midi. Nous avions de la chance de n'être pas embarrassés par quelque
maréchaussée désireuse de se débarrasser de savante et verbale présence. Mon Baptiste
s'excusa, il lui fallait partir. Les clochards sont comme la Bête du conte, sauf qu'à son inverse
ils aiment à disparaître le jour, comme pour mieux cacher leur misère ou leur mendicité. Ils ne
vivent bien que la nuit, à l'abri des autres endormis. Il m'évoquait l'esprit sous l'apparence
duquel j'étais jadis apparu à Manfred. Et qui ne supporta pas l'invention de l'électricité.
My dwelling is the shadow of the night,
Why doth thy magic torture me with light?
De quelle lumière parlait-il donc? De l'artificielle ou de la naturelle, à supposer que sur cette
bonne jeune terre elle était demeurée naturelle? Mais j'avais compris qu'il fallait laisser le
penseur des ruisseaux quelque temps. J'avais de toute manière un nombre fort grand de
comptes à rendre et à essuyer. Je me redressai, me secouai, m'éloignai. En m'ébrouant un peu
comme font les canards, je retrouvais une mine superbe. Tels sont les avantages de ceux de
ma caste.
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Deuxième acte
(L'arche russe)
J'allais le long des rues et des quais, tâchant de marcher dignement et de ne pas imiter les
passants qui sans souci s'affalaient sur leurs chaussures de gym et penchaient rêveusement
leur tête non pas vers les trottoirs mais vers les pods où ils enfermaient, comme disait le
théologien leur esprit. Je pensais le faire d'un mode aristocratique mais je me rendis compte
que je faisais l'objet des risées de deux vieux adultes circulant en trottinette. Serons-nous
toujours les idiots de quelqu'un ? Toujours nous sommes dans un seau minuscule, tout près de
nous noyer, quand une tête énorme nous observe de là-haut, prête à nous dévorer et riant de
nous à gorge déployée. Jusqu'à ce qu'à son tour elle soit l'objet…
Une sonnerie de cavalerie retentit. Je sursautais. Je cherchais vainement quelque vieux
canasson issu d'un de ces westerns si populaires chez nous. Mais elle se maintenait. Je tâtai
comme un fou qui vient d'oublier son ombre ou (c'est plus grave) sa carte bleue à la table d'un
café.
La sonnerie était patiente, alors que moi j'étais fort long à la détente, peu habitué à ces
vêtements non plus de chair, non plus de laine, mais de synthèse dont on recouvre nos corps
mous.
Ce fut un enfant guilleret qui abandonnant sa trousse vient me secourir. Il trouva et la poche et
l'appareil et me le tendit en me saluant, malicieux lutin matinal.
On m'appelait. Mais comment pouvait-on m'appeler? Qui m'avait joué un tel tour? Se pouvaitil qu'en descendant du ciel j'avais gagné en plus d'une enveloppe charnelle une cosse
numérique qui me permettait d'entrer en contact avec tout l'univers? Mais quels étaient les –
autres- esprits qui s'étaient permis de me délivrer une livrée pareille?
Je n'eus pas le temps de me livrer à de subreptices méditations. Je répondis, maladroitement,
avant de vite m'habituer au maniement de cet ustensile.
C'était Superscemo, le petit russe dont je vous ai parlés, celui de la roulotte dans l'Oural.
L'homme de la Taïga, de la steppe et de la Sibérie condamné à ne plus se payer un mètre carré
dans les grandes capitales, quelle histoire ! J'ignorais si ce genre de personnages était
susceptible de m'intéresser, tant en un soir le goût bien romantique m'était venu des extrêmes,
possédants ou clochards. Mais le petit bougre insista et je lui cédai. Je n'eus pas à le regretter,
vous saurez pourquoi.
Superscemo arrive bientôt en courant. Il savait où j'étais précisément grâce à son GPS
m'expliqua-t-il. Il semblait avoir tantôt dix ans terrestres, tantôt quinze. Assez bizarrement, il
s'exprimait dans un sabir de français, de russe, d'italien et aussi de latin. Mais sa langue
scolaire était l'anglais des affaires. Son seul intérêt la guerre spatiale. Celle qui se passe dans
l'espace bien sûr et passionne les enfants. Aujourd'hui que l'homme a rabaissé ses ambitions,
elle ne concerne que le cyberspace et vient à point nommé surligner la lutte suprême que lui
livrent partout les maîtres carrés.
Je lui demandais où étaient ses parents, il ne le savait plus. Puis ce qu'il faisait hier soir dans
une soirée d'adultes, même si c'était devenu la coutume. Plus rien ne sépare les uns des autres,
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maintenant, ni les jeux de sexe ni ceux de l'écran numérique. Tout le monde est enfant, car
l'enfant est un jeu qui joue, royauté d'un enfant, comme disait un imbécile que nous aurions
dû faire taire en son temps.
J'avais donc éveillé l'intérêt de l'enfant par mes évocations spatiales, et il voulait me faire
écrire une histoire de guerre immobilière, comme il disait, une histoire pleine de lugentes
campi, de champs de pleurs.
Son père avait jadis fait une petite fortune en vendant des chaussures ; il eût mieux fait de
loger son enfant que certains pieds. Il est vrai qu'à certaines époques les maisons valent moins
que des chaussures. Le gamin me dit qu'il chaussait déjà du 43, comme Stalingrad, ajouta-t-il
avec une flamme dans ses yeux de russe rouge exilé.
Il voulait visiter les égouts, peut-être qu'il y pourrait loger. Il ne voulait plus rester chez
Nabookov car ils étaient sur trois niveaux dans une chambre de bonne. C'est ce que
Nabookov, son ancien précepteur devenu son logeur, en exil à Paris, appelait le tiers étage.
Je voulais insister sur ces problèmes. Mais le gosse voulait autre chose :
-
Vous êtes un gerold, vous devez m'aider.
Un quoi? Ah, un herald, un héraut. Qui te l'a dit?
Plusieurs l'ont dit, hier soir. Vous n'avez pas l'air... normalnyi. Vous avez trop l'air
même, disait GFK. Vous êtes fait d'air. De vozdouhh.
De vaudou ?
Arrêtez-vous moquer moi…
Arrêter parler n'importe comment, et surtout n'importe quoi…
Il me regarda avec une tristesse incomparable. Je me demandai avec inquiétude si je n'étais
pas destiné à lui dessiner un mouton dans une caisse à savon. Mais il voulait quelque chose de
plus grandiose qu'un brouteur d'herbe dévoreur d'espace dans les Patagonie, Grande-Bretagne
et autres Australie du monde. Il voulait une description des guerres immobilières qu'il avait
livrées durant que sa pauvre âme et son jeune corps dynamique et sautillant vivait à X. Je lui
promis que je l'aiderais, bien que ce dût être à Nabookov de l'aider. Mais ce dernier ne venait
pas de l'espace, me rétorqua-t-il.
Diantre ! Se pouvait-il que ma mission qui n'en était pas une fût à ce point découverte?
Je n'étais pas au bout de mes surprises. Nous arrivions près des égouts. Superscemo qui
bondissait de joie comme toujours s'écria alors :
Umbrarum hic locus est, somni noctisque soporae…
Il savait la langue des enfers. C'était un homme d'enfer !
Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci
Luctus et ultrices posuere cublia Curae…
Et nous descendîmes aux enfers. J'en reparlerai plus longuement, cher lecteur, j'en reparlerai
plus longuement…
Superscemo, qui me servit de guide ce jour-là, m'expliqua qu'à Moscou ou X tout devenait
souterrain, et qu'on rêvait de vivre sous la terre maintenant, près des richesses du sol-sol, au
milieu des lumières de la nuit. Il me montra sa cachette, m'expliqua que son grand rival vivait
lui au fond d'une étagère dans un supermarché. Chacun résolvait à sa manière son paradoxal
besoin d'espace. C'est ici en tout cas qu'à la fermeture il projetait de s'établir la nuit pour en
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ressortir au matin. Je me demandais s'il ne lui vaudrait pas mieux loger sous la tente de mon
bon Baptiste ; et devenir un enfant quechua.
Il me parla alors de la guerre des surfaces cubiques. Je me rappelai alors ces grandes lignes et
réalités. Je me souvenais aussi du sort jadis imparti aux enfants par les très chers mages noirs
de l'île blanche.
Dans les casernes anglaises, l'espace prescrit pour chaque soldat comporte de cinq cents à
six cents pieds cubes, dans les lazarets militaires : deux cents. Dans ces affreux taudis, il
revient à chaque personne de soixante-sept à cent pieds cubes. L'oxygène de l'air y est en
outre dévoré par le gaz.
Le monde allait être fait pour les enfants, finalement. Il fallait être souple, discret, ne pas
manquer de souffle, et s'amuser d'un rien, un mètre cube.
Mais Superscemo gardait son allant et son dynamisme. Voilà mon histoire et mes amis, et
aussi mes ennemis, et il faut faire un ferry tale. Je ne sais pas écrire, et je sais encore moins
orfograf.
-
Mais ta machine le sait, l'orthographe…
Non, la machine sait rien du tout.
Sortis de ses égouts, mon Boligraf Boligrafovitch, ainsi qu'il m'avait nommé, me fit écrire sur
mon petit écran le récit suivant, qui donnera à mon cher lecteur, peu au fait, de la guerre des
tarifs et des baux, une idée de ce qui se trame dans les endroits les plus valeureux du monde.
Nous sommes loin de la scolaire dite grande littérature, peut-être pas de certaines grandes
visions poétiques, du genre des Dark satanic mills, non ?
Les guerres terribles de Superscemo
(Videogame de petit russe à Fontvieille)
Il était une fois un inventeur fou, génial et cruel qui s’appelait Edwin Svinia Superscemo et
vivait à Monte-Carlo. Il renversait tout le temps du pop-corn au cinéma et il déclenchait tout
le temps des guerres contre ses voisins et il inventait d’horribles machines terribles. Il rêvait
aussi de réduire le monde par la famine et il organisait de belles spéculations sur le prix des
grains et des immeubles et du pétrole. On disait d’ailleurs qu’il avait un grain.
Il vivait sur les hauteurs du Sun-Tower et il avait décidé un beau jour, comme toujours,
d’envahir Fontvieille où vivaient ses vieux ennemis Misha Jlob et Ivan Mudri. Misha et Ivan
avaient des tronçonneuses géantes qui coupaient les gens en petits morceaux. On voyait les
intestins tomber partout, se dérouler, avec du sang des tripes et des entrailles, c’était
dégoûtant, disgusting. Et après Misha et Ivan Mudri se déguisaient en d’autres personnages
car pour eux c’était Halloween toute l’année. On s'habillait en koldoun noir et il y avait du
sang rouge partout.
L'histoire devait se terminer peu après, à peu près aussi, comme ceci :
Superscemo eut l’idée super d’une autre invention géniale : un filet sous-marin gigantesque
pour attraper le sous-marin Drakon d’Ivan Mudri. Après une longue poursuite dans les
océans, l’amiral Superpazzo réussit enfin à capturer Ivan Mudri. Mais ce dernier décida de
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faire sauter son sous-marin ; juste avant, il se lança dans une fusée dans l’espace. Et il
atterrit sur la lune où il fonda une colonie de whizzkids terrifiants. On les appela les
lunatiques.
Ils étaient enfin les vainqueurs, avec Superpazzo. Ils contrôlaient le système solaire, mais ils
savaient qu’Ivan Mudri était encore survivant…
Et voilà, il était fou de joie. Ils vont tous me jalouser, because j'ai écrit la meilleure story
depuis Vaina y mir. Il parlait de ses amis de l'école américaine qui l'avaient humilié parce qu'il
était pauvre.
Mais maintenant je suis information rich. Et il envoya son texte sur le filet de l'oiseleur,
pardon sur le réseau.
Il nous fallait manger. Comme je l'ai dit, je ne manquai de rien, d'autant que mon appétit était
fort limité par la subtilité de ma nature aérienne. Lui par contre ne voulait manger que des
glaces, des glaces américaines si possibles.
Il en enfourna une demi-douzaine dans un beau jardin où nous profitâmes d'un temps fort
frais. Il contempla les corbeaux qui dévoraient des yeux humains abandonnés, comme il eût
dit dans son texte, mais s'enthousiasma surtout pour les écureuils, ces animaux qui font des
bons d'épargne.
-
La guerre des pieds cubiques va être importante pour moi, Gerold. Il y a de moins en
moins de place.
Que veux-tu dire, tu peux rester dehors (je sais, ce ne sont pas des choses à dire à un
enfant, mais après tout ce n'est pas moi qui ai inventé cet ici très bas, je suis juste là
pour le visiter)
Non, la nuit, ils diminuent.
Ah, tu as vu cela aussi ?
Le petit avait fait donc la même constatation que moi. Le monde des m² diminuait la nuit. Il y
avait escroquerie dans l'air. Ce n'est pas que la vérité sorte de la bouche des enfants, c'est que
ce sont les seuls à ne pas supporter longtemps le mensonge. Je commençais enfin à me
préoccuper sérieusement pour le sort de ces malheureux humains, en particuliers Parisiens qui
embarqués que la barque d'Isis risquaient de couler dans les Abymes sépulcraux. Ce n'était
donc pas pour rien que j'avais été envoyé ici. Je commençais enfin à entrevoir le sens de ma
mission spatiale : sauver ces pauvres ludions de la pression fantastique des maîtres carrés.
-
Il y en a qui luttent ?
Oui ! Vous les connaissez ?
J'interrogeais ma correspondante céleste… Rien ne vaut la télépathie entre esprits sidéraux.
- John Drake et d'Artagnan, lui répondis-je triomphalement. Je sais où il opère.
- John Drake le pirate ? me dit le petit avec un gloussement de joie.
- Non, c'est un agent secret, un esprit si tu veux, lui aussi envoyé par les agencies. Un
cousin du Lord B., mais plus moderne.
Ce langage crypté lui plut fort.
-
Mais de toute manière il pirate aussi. Tu vas voir.
Et d'Artagnan, c'est le moscoutaire ?
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L'homophonie fait le bonheur de l'humanité.
La rue s'agitait. Il me sembla que les immeubles variaient un peu de taille. Nos pirates allaient
opérer comme par enchantement, sous nos yeux. Grâce à Superscemo, la réalité prenait un
tour différent. Les contes allaient être bientôt réglés.
Nous arrivâmes dans un quartier de banques. C'était sur la rive droite et l'on sait que l'humain
a le portefeuille à droite. De toute manière il y a plein de banques partout maintenant. On
trouve dans chaque rue du monde une banque, un salon de coiffure, une agence immobilière,
une pizzeria, une banque, une pharmacie, un restaurant chinois, un salon de beauté, une
banque.
Drake et d'Artagnan, qui plus tard me racontèrent leurs mémoires, et je vous en ferai part,
arrivèrent bientôt devant une colossale agence du BTP, ou Banque du Tout Paris.
D'une certaine manière Superscemo n'avait pas tort : Drake semblait un pirate des Caraïbes,
peut-être même des îles Caïman, et d'Artagnan était égal à lui-même, comme pour mardi-gras.
Alors, parés pour le carnaval ?
Le problème - qui n'en est pas d'ailleurs – est que je les connaissais depuis la soirée
précédente, comme tous les personnages que vous connaîtrez dans cette histoire d'ailleurs, et
dont je n'ai pu vous parler, puisque je n'avais pu faire connaissance, histoire de vous distraire
à l'avenir et de répéter trois fois le même long mot dans la même phrase. O sueur du lecteur ;
il me semble d'ailleurs à moi venu de l'espace que je me suis déjà lassé du temps d'ici très bas,
et que je sais qu'il en coûte plus de lire que d'écrire ; ce qui explique non seulement qu'il n'y a
plus de grands classiques, mais d'innombrables écrivains sur Google et toujours, mais toujours
moins de lecteurs. Dans la lecture était l'humilité, la patience, la rage d'apprendre, le goût de
l'émotion, la volonté de rencontrer un génie. Dans la rédaction d'un bouquin aujourd'hui… Ô
misère des temps, espace tant chéri, je reviens !
Mais j'arrête de débloguer… Drake me salua pendant que d'Artagnan se frisait la moustache et
signait des autographes à Superscemo, qui pourrait peut-être les changer en m². Drake n'avait
rien du fastueux Byron que j'avais inspiré au cours de ma précédente venue sur la terre. Il était
ce portrait de britannique flegmatique, pragmatique et décidé à tout pour triompher. Je
répétais mes vers préférés, mes vers inspirés (inspirés à Byron ou inspirés tout courts par mon
souffle, mon pneuma, je te laisse juge, ô lecteur inconnu devenu denrée rare), au risque de
paraître me répéter, de lasser mon lecteur et même de risquer un accroc avec un Drake mué en
capitaine Crochet, pardon Hook.
Mysterious agency!
Ye spirits of the unbounded Universe,
Whom I have sought in darkness and in light!
Drake me contempla d'un air pas même apitoyé, qui semblait avoir lu dans mes pensées, à
moins qu'il l'eût fait dans mes yeux, si ceux-ci avaient cette couleur délavée qui caractérisent
tant les usagers quotidiens des benzodiazépines. Puis il me dit calmement, comme il sied à un
mysterious agent :
-
Drake, mon nom est Drake. John Drake. Je ne suis pas Francis.
Mais vous n'êtes pas français au moins.
Non, mais je suis pirate. Et vous êtes le Gerold, le héraut hôte de ces bois… Et voici
mon compagnon d'âme.
21
Il me présenta enfin à d'Artagnan qui vint me saluer en cessant de se friser la moustache (ces
Français vieille France ont de ces manies) et me considéra lui aussi avec attention. D'une voix
grave et compassée, il ajouta :
-
Notre jeune ami de Russie nous apprend que vous inspirez remarquablement les
écritures…
En effet, avant qu'il fût (je parlai bien sûr de Superscemo), j'étais… Je veux dire :
j'aime à m'incarner sur la terre pour souffler de temps en temps la bonne parole à la
scène humaine.
Eh bien, mon cher, vous aurez de quoi faire, croyez-moi…
J'ajoute mon ami, sans tambour ni trompette
Que qui fait l'ange fait la Bête
Et que j'aspire pour toujours
A faire voir la Beauté au grand Jour.
Pendant que Superscemo effectuait des bonds de joie, sans que je susse pourquoi, d'Artagnan
acquiesçait gravement et John Drake se préparait.
-
Nous ferons quelques vers…
Et boirons quelques vers!
Mais fourbissons nos armes…
Et apaisons leur alarme !
Et ils s'en furent par la gigantesque porte blindée du bâtiment art-déco qui défiait le temps et
l'espace, ce dernier pour plus très longtemps.
Ah, lecteur ! Aurais-je le génie, aurai-je plutôt leur patience de te décrire avec célérité, avec
alacrité, avec même densité ce fastueux braquage de banque. Car je m'exclamai moi-même,
alors que d'Artagnan avec faconde, comme un beau Cyrano déclamait :
- Nous ne sommes pas comme tous ces gens
Qui viennent retirer leur argent.
Nous ne voulons pas de ce liquide
Ni du l'euro bien peu limpide.
Nous venons ici-bas dévorer leur espace,
Leur unique bien cher dont jamais ne se lasse
L'immense capital ou l'amiral Greedy!
Drake ajouta sobrement qu'il fallait voler ce qui rapportait le plus. Et ce plus, cher lecteur, ce
ne sont plus les bijoux, valeurs et pierreries, les secrets d'état ou les codes d'accès, ce sont tout
bêtement les maîtres carrés !
Superscemo regardait, émerveillé, le larcin commis par nos amis au nez et à la barbe de la
sécurité qui ne pouvait rien faire, car on ne peut ainsi voler de… de l'espace !
Et pourtant ainsi fut dit, ainsi fut fait. Nos deux lascars, nos deux héros aux desseins animés
secouèrent épée, plumet, effectuèrent des pas de danse et commencèrent à refouler, ébaubie,
la foule de cet immense hall. Et peu à peu je vis les m² refluer les uns après les autres, les uns
sur les autres.
22
Il frappa dans la main que je lui tendais, s’agenouilla devant moi sur-le-champ, et je le vis
peu à peu, avec une dextérité digne d’admiration, détacher mon ombre du gazon ; il la
souleva, la roula, la plia et enfin la mit dans sa poche.
On les voyait - avec Superscemo – disparaître peu à peu, et de plus en plus vite ensuite, ces
grands maîtres carrés. Personne n'y pouvait mais, et Drake les empochait, ou d'Artagnan les
recueillait. Ce merveilleux braquage de banque se passait ainsi sous nos yeux, sans qu'aucun
des coquins de la place, qui en maîtrisent le prix, ne pût en contrôler l'essentielle disparition.
-
On dirait qu'ils font leur marché, dit quelqu'un.
Oui, mais le marché ne fait plus la loi cette foi, dit une voix plus lucide.
Je dirai qu'ils font le ménage… Comme avec une serpillière.
Ils nettoient les coffres !
Comptant en mètres cubes, contant en maîtres carrés, nos pirates chevronnés dévastèrent les
lieux. Mais soudain, transpirant, Drake leva la tête et décida de se retirer. Ils se dirigèrent vers
les immenses portails, avec nous à leur suite. On les fouilla, mais que pouvait-on leur
reprocher ? Je notais des silhouettes étranges, pas de ces petits gardes bien rasés, à l'air
sérieux, inquisiteur, mais des lascars plus grands, avec chapeau, ayant comme un air torturé.
Ceux-là se tenaient à distance, bien en retrait, mais ils me semblaient plus dangereux que nos
incompétents agents dits de sécurité. Ils fouillaient autre chose, je détournais les yeux.
-
Que voulez-vous, dit d'Artagnan, je n'avais rien à me mettre. Aussi ai-je choisi ces
quelques petits mètres…
Drake lui se plaignit du temps qu'on lui faisait perdre. Et devant Superscemo qui se tordait de
rire, il effectua une révérence et se retira devant une assistance médusée, c'est-à-dire, au sens
propre, réduite à de la pierre.
Sitôt que nous fûmes dans la rue, l'enfant réclama une part du butin. Pourrait-il, quelque nuit,
utiliser quelques-uns de ces mètres volés, les pendre à sa fenêtre, ou pourrait-il les recycler ?
Je décidai de l'aider en vers contre tous.
-Je vous rendrai, messieurs, la monnaie de vos pièces…
- OK donc, l'opération templier est terminée…
- Temps plié ou espace plié ?
- Très drôle, notre esprit, pardon notre ami fait montre de beaucoup d'esprit.
Et ils lui donnèrent quelques mètres, se promettant d'être plus généreux à l'avenir. Quant à
moi, ils me promirent de me revoir bientôt, dans ce monde ou dans l'autre... Charmé du vol de
ces tableaux de mètres, menés de main de maîtres, je les laissai aller d'excellente humeur.
Je demandai à Superscemo comment il disposerait du nom de nos amis ; car après tout
d'Artagnan lui avait donné des mètres carrés, pas des mètres cubes. Il m'emmena alors chez
lui, dans la chambre de bonnes où il logeait, et qui était près d'une gare, dans ces quartiers où
souvent tout prend feu par mégarde, ou par absence de cette dernière.
Dans cette chambre immonde, qui devait faire quelque 6m², et que Nabookov, disait-il, devait
louer 600 horions (la monnaie de l’incontinent où vous vivez, lecteurs), Superscemo avait son
étage ; c'est celui-ci que tous nommaient avec humour le tiers étage. C'est en montant par une
échelle de bois verticale qui prenait beaucoup de puces cubes qu'il déplia ses trois maîtres
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carrés. Je me rappelai ces maigres promesses d'un grand stupide optimiste du siècle passé."
Nous voulons déplier le monde", dis-je d'un ton lugubre.
-
Ti prav, Gerold. J'aurais dû leur demander des mètres cubes. C'est quoi, déjà la phrase
du savant?
Dans ces affreux taudis, il revient à chaque personne de soixante-sept à cent pieds
cubes…
C'était quand ?
Avant la Révolution…
Laquelle ?
Russe ! L'union soviétique fait la force.
Le téléphone du bambin qui dans l'appartement prenait une taille plus petite retentit. C'était
l'hymne de l'Internationale. Il s'exprima en russe et me dit joyeusement, tant il passait vite de
l'oblomovtschina à la joie la plus démonstrative.
-
C'est Siméon, mon ami Siméon. Il est riche, lui.
Tu veux dire qu'il est information rich ou squared, ou plutôt cubic meters rich?
C'est famille des petits oligarks…
Nous quittâmes sa chambre d'hôtes. J'espérais simplement qu'on ne lui volerait pas ses mètres
carrés comme des paillassons le soir même. Mais je faisais confiance à Nabookov pour cela.
Je repensais aux mansardes de nos grands écrivains, de nos poètes maudits. France, pays de
Versailles et de la piaule de bonnes, France, terre de l'égalité, France de Mansard et des
mansardes…
La rue était grise et les gens presque noirs, la tête tournée contre le bitume, comme écrasée
par un poids inconnu. Moi-même je sentais le ciel bas et lourd pesant comme une soucoupe
volée. Nous arrivâmes près d'un parc luxueux et gagnâmes un immeuble qui semblait luxueux
mais était surtout bien gardé. Il était cinq heures et la marquise sortait, comme son démiurge.
Il fallait montrer patte blanche, et bien qu'ange des cieux profonds, je ne portais guère de
papiers sur moi ; quant à Superscemo, sa réputation de pauvreté le précédait. Il fallut donc que
Siméon vienne nous chercher. Il arriva en courant les cheveux longs et blonds comme ces blés
qu'on ne voit plus.
Mais ce n'était pas suffisant. Le garde, concierge ou autre ne laissait rien passer. Le Majordom
de l'enfant ou des parents gagna enfin l'entrée, nous considéra avec une moue dégoûtée et
nous invita finalement à monter.
C'était au deuxième étage, l'appartement était grand mais n'avait rien d'exceptionnel. Siméon
et Superscemo nous précédaient en courant dans les marches ; je comprenais que mon ami
avait dissimulé un mètre carré pour épater en quelque sorte la galerie.
Nous entrâmes dans ce qui devait être un appartement de réception mais qui s'avéra en effet
un espace de petit oligark. La mère était là, dans le salon, fort belle femme affable et bien
tranquille, qui n'était pas descendue car elle portait comme une chaîne autour de son cou un
petit chihuahua aux pattes plâtrées. Elle m'expliqua que son petit s'était brisé les pattes en
tombant de la couette et qu'elle avait dû affréter un Citation (une variété d’avion privé je
crois) pour le faire opérer d'urgence à Moscou. Il allait mieux maintenant. Je pensais à
quelque scène onirique. Elle ne m'en dit pas plus.
L'enfant m'entraîna dans sa chambre, que je trouvais fort petite. Il n'avait que quelques m² lui
aussi. Et il devait la partager avec son frère, qui lui s'était rendu à l'école. Mais l'euphorie
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communicative des deux compères limitait la souffrance spatiale. Superscemo lui lisait les
Guerres terribles que nous avions écrites ensemble. Et l'autre se tordait de rire à ces récits de
cruauté dignes d'un Ducasse – pas le cuistot, l'autre – enfantin. Nous étions joyeux drilles.
Siméon prenait sa petite mitraillette en plastique et aspergeait son mur de projectiles divers et
avariés.
Lorsque Superscemo eut terminé, il s'immobilisa au songe froid de mépris, me regarda
fixement et dit : -You… I want to work with you.
Il me prit le bras, me mena alors dans ses toilettes. Il se précipita vers le cabinet et projeta sa
mitraillette dans le trou en tirant sa chasse d'eau. La mitraillette disparut complètement.
Comme je demeurais interloqué, il sortit de la minuscule salle de bain et revint avec ses
cahiers d'école, son ordinateur portable et même une chaise. Ils suivirent le même chemin.
Puis, comme s'il me bravait, car il refusait de s'exprimer en russe avec les adultes :
-
This is magic toilet. I want you to write the story of captain Toilet. Everything in
bullshit in this town and this school.
Rendez-vous compte, Gerold, il a des toilettes magiques… Il peut tout jeter, tout…
Tout tout, vraiment tout? Même le toutou?
Nie sobakou…
La toilette magique ne pouvait venir à bout de tous les ennemis. C'est pourquoi Siméon avait
recours à moi. Je devais concocter une grande scène de chasse d'eau en Bavière ou Crimée, où
l'on pourrait se débarrasser de tout. Dans son volapuk, le garçon m'expliqua clairement ses
intentions scénaristiques. Il était beaucoup plus directif que son comparse – qui était plus mon
ami que le sien – et rêvait d'une maison vidée par ses chiottes, d'un monde écoulé par ses
chiottes, d'un univers éclusé, nettoyé, liquidé, purifié par ses chiottes. Cette puerification ne
manquerait pas de choquer le futur par ses voies impénétrables.
Je n'eus le temps de rien lui promettre. On m'appelait à mon tour, tant il est vrai que les
messages ont remplacé les anges ; il est vrai que l'on prie par SMS maintenant. J'étais invité à
une soirée spectacle pour le soir même.
Je brodais quelques mots pour Siméon, lui promis d'écrire sous sa dictée rustique quand le
temps et l'espace le permettraient, et je me retirais, laissant à Superscemo le soin de lui décrire
les exploits de Drake et d'Artagnan et de déplier son mètre carré qui fit grand effet.
J'étais seul dans la rue, pour une fois. Elle m'apparut aussi noire et triste que précédemment,
avec plein de poubelles multicolores disposées çà et là comme une décoration très moderne et
d'ailleurs omniprésente. Des panneaux vantaient le tri sélectif de l'ordure et je pensais alors
aux obsessions purificatrices de mon petit prince Fécal. Faudrait-il un beau jour inventer
plusieurs genres de cabinet ? Un pour la…, un autre pour les… sacrés humains !
Je notais également autour de moi tous ces espaces piquants qui m'environnaient et
jonchaient le sol comme une sale présence colérique et ferrugineuse ; ces bornes, plots,
barrières, obstacles divers qui devaient empêcher les voitures ayant survécu aux labyrinthes
de se garer, et maintenant menaçaient l’être humain dans sa propre marche à pied. Je les
voyais maintenant se déployer dans l'espace et obséder littéralement le territoire de la ville.
Au gré de mon errance furtive, je me retrouvais – car je me déplace très vite, subtil esprit des
airs -, à Montmartre, sur la célèbre butte que je n'avais pas vue ou revue depuis deux bons
siècles. Mais sait-on jamais, parce que je rêve tant…
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Nuit d'enfer à Montmartre et ailleurs.
Premier petit résumé pour lecteur oublieux :
Un ange un peu rebelle revient sur terre, alerté par l'athéisme des terriens – dont on lui a dit
qu'ils adoraient purement et simplement maintenant les maîtres carrés. Doté de pouvoirs
supérieurs dont il n'abuse pas, notre ange rencontre des personnages passionnants avec qui il
découvre l'horreur de la dictature du real estate. Mais, prévenu contre les méchants, soutenu
par les bons, venus de tous les horizons politiques et même littéraires, il se lance dans
errance métaphysique qui lui permet de participer à des soirées dépouille, de rencontrer des
résistants comme le clochard quechua. Surtout, il entre en contact grâce des gavnuks russes
avec des enleveurs de mètres carrés comme D'Artagnan et ses comparses. Ces derniers
replient et déplient des espaces importants, compromettant les opérations magiques des
maîtres du si cher espace.
Non content de cela, l'ange déchu, surnommé Gerold – le héraut -, se rend compte qu'il attire
les sympathies et se retrouvera bientôt à la tête d'une cohorte de solides marginaux, qu'on
nommera peut-être les veilleurs des Limbes. On ignore pourtant si notre cohorte survivra aux
épreuves, tandis que notre héros se rend sur une colline sacrée, où de conspiratives
révélations doivent lui être faites.
L'enchantement de Montmartre est psychogéographique ; j'y errerais bien mille ans. Je vis les
passages abstraits, les jardins sauvages, les villas éthérées et de brique ; je voltigeai librement
dans les espaces chatoyants de la géométrie musicale ; je me pris pour le lapin agile de Carroll
et je léchai les devantures des agencies immobilières, me félicitant de n'être pas de ces mortels
qui ont besoin d'un toit. Puis j'entrais dans le roi monde de la fantaisie onirique, et me
confondis avec le passe muraille de… ma recette aimée. Je devais décidément me faire à la
culture cinématographique qui, disparue depuis, avait marqué le XXème siècle.
Comme cet être miraculé ayant enfin liquidé la matérialité, je me faufilais entre les statues de
saint Denis et les troncs d'yeuses alanguis. Et je me forçais à goûter les raisins frais en entrant
comme un renard dans la vigne magique. Je m'adonnai ainsi à de solitaires bacchanales
quand…
Il vint vers moi un rien titubant, rien provoquant, un peu hilare, et très joueur. Un clown
magique à visage humain, car déguisé en petit soldat de la Grande Guerre. Nous échangeâmes
une grappe de propos libres. Il faisait du spectacle de rue. Je lui demandais s'il en avait le
droit.
-
Le spectacle de rue, maintenant, c'est la guerre des tranchées… Avec les autorités…
Alors il faut se lancer dans la guerre de mouvement ou plutôt la course à la mer, qui
parfois est une course à l'amertume.
26
Je lui tendis quelques raisins que mon esprit avisé avait broyés et presque avinés. Il y goûta à
peine, par politesse.
-
Boire c'est croire, non, lui dis-je en croyant faire de l'esprit. Vous ne croyez pas au
dieu Liber, qui libère les esprits ?
Je me libère très bien tout seul, c'est cela être artiste de rue. L'art est d'essence divine,
et je préfère le service divin à celui du vin, et des bouilleurs de crû.
Puis, me voyant marri, et comme assommé par sa joute verbale abyssale, il ajouta
complaisamment :
-
Bien entendu je respecte Bacchus et le feu clair qui remplit les espaces liquides.
L'ivresse de l'esprit, pour quelqu'un qui vient de si loin comme vous.
Je bondis hors de la petite vigne et nous commençâmes une errance chérubinique dans le
dédale corallien de Montmartre.
-
-
La colline signifie le mont des martyrs. Son saint est Denis, décapité sanglant et
descendant de Dionysos. Sa vigne ainsi souligne sa destinée allégorique. La colline
aspirée est toujours protégée des courants d'air électromagnétique et son ciel est plus
clair que celui de la ville.
Plus clair que celui de la ville? Vous m'en apprenez de bonnes, mon ami.
Oui, et c'est ce qui attirait, avec la piquette et les filles, les peintres.
Il leur fallait de la lumière, mehr licht, dis-je d'un air savant. Pour la composition…
Pas seulement, c'est surtout que la clarté apaise l'âme, la nourrit et la console. C'est
bon pour les hormones. Pour le moral plutôt.
Alors on se bat pour trouver cette lumière ?
Oui, elle a fait bobo au prix. Les artistes ont été remplacés par les marchands de
tableaux. C'est peu comme ces musiciens qui ont été remplacés par les boîtes à
musique…
Voudrez-vous nous chanter quelque chose ?
Tout à fait, nous nous y rendons.
Nous gagnâmes la place du Tertre, fameuse pour ses touristes. Il n'y en avait pas trop,
heureusement ; il nous entonna son tour de chant, de mime et de surprise, un enchantement
d'histoires, la grande et les petites, l'horreur de la souffrance, la gloire de l'espérance. Je
frissonnai, les gens s'arrêtaient. Ils jetaient quelques pièces. Je repensai aux souffrances
infligées par les maîtres carrés au moment où mon nouvel ami (mais combien d'amis je me
faisais ! mais combien!) grignotait l'égoïsme transcendantal de ses contemporains, leur petit
caractère, et leur esprit absorbé par les pods.
A la fin il se baissa pour les ramasser. Je l'aidais, après l'avoir chaudement félicité.
-
Ce serait bien si vous pouviez les transformer, ces pièces, en mètres carrés…
En vraies pièces, vous voulez dire? J'y arrive parfois.
Comment, cela marche ?
Cela ne dure pas très longtemps, dit-il en faisant le modeste. Mais je loge ainsi mes
deux fils. Nous devons nous délocaliser…
Il rayonnait, le ciel aussi d'ailleurs. Et me revinrent enfin les vers célèbres, qui vont bien audelà des droits des hormones et de la sérotonine.
27
Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres.
Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y
eut un matin: ce fut le premier jour.
Il me demanda alors qui j'étais…
-
Si de parler j'avais la liberté, je vous dirais que je suis donc, comment dit-on déjà ?
Indagatore dell'incubo, un enquêteur du cauchemar. Mais pour parler comme ici très
bas, je suis un étudiant en maîtres cubes… Je suis aussi un peu inspirateur.
Je comprends très bien.
Il avait pris mon verbiage savant pour argent s'égouttant. Nous commandâmes une bière.
-
Je m'appelle Pierre, au fait.
Tu es bière, et sur cette bière…
… Je bâtirai mon empire !
Nous éclatâmes de rire. Il était la première personne d'aussi bonne humeur que les podrostok,
mais je dois dire qu'il était moins destructeur. Il avait compris que je ne pouvais pas décliner
toute mon identité, mais que j'étais expert en inspirations et espaces. Et, prenant un air miinspiré, mi-sentencieux, il dit :
-
Souvenez-vous, à ce propos, de ce qui est dit par celui qui vous envoie.
De quoi ?
Et les paroles me tombèrent de sa bouche et me firent l'effet d'une douche froide.
Et Dieu fit l'étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l'étendue d'avec les
eaux qui sont au-dessus de l'étendue. Et cela fut ainsi… Dieu appela l'étendue ciel.
-
Ciel…
Comme vous dites !
Suis-je sot… Si le ciel est l'étendue, les maîtres carrés veulent aussi le ciel. Voilà qui
justifie tout en somme. Mais on vous les vole, à vous les terriens.
Oui, il ne faut pas refaire le monde, il s'en suffit d'en baisser le prix. C'est ce qu'on
appelle une révolution.
Ma chair lyophilisée frissonna.
-
Pierre, dites-moi… Expliquez-moi pour vos transformations de pièces en mètres
carrés.
Eh bien vous avez vu Drake et d'Artagnan en action.
Comment savez-vous ?
On parle beaucoup de vous sur la ville depuis deux jours… Ne rougissez pas, mon
ami, vous n'êtes pas tout à fait humain. Donc je trafique des pièces. Le système
devenant tous les jours plus fou, l'argent ne vaut strictement rien. On parle d'instaurer
28
-
une nouvelle monnaie, qui serait purement et simplement… de l'espace. On nous
paierait en mètres ou centimètres cubes ou carrés. Même les enfants s'en sont rendu
compte, vous ne voyez pas ?
Et donc vous…
Et donc j'en vole. Je dérobe des pièces que je transforme en espace.
C'est au sens strict des demeures philosophales. Vous devez savoir…
Oui, les maisons des alchimistes. Ici, vous voulez dire que par vos chants ou vos
discours (car je vous sais un peu politique aussi, un peu léniniste l'ami), vous pouvez
métamorphoser le plomb en or, l'argent de la société bourgeoise en espace ludique
prolétarien. Extraordinaire !
Les gens écoutaient autour de nous. Certains s'étaient assis, d'autres s'étaient mêmes couchés,
la plupart avaient même éteint son portable. Nous dégagions, je dois le dire en toute modestie,
une certaine aura, Pierre, sa bière et moi.
-
Je comprends maintenant, dis-je en croyant faire le malin (mais face au génie, j'ai des
accès de joueur de mots), pourquoi l'on dit qu'il faut investir dans la pierre !
Ne dites jamais cela ! Lorsque vous Le rencontrerez, vous comprendrez son
malheur…
De qui parlait-il ? D'un secret lié à la pierre, d'une créature, d'une entité que j'ignorais ? Je
préférais en rester là.
Nous échangeâmes si j'ose dire nos cartes de visite, et promîmes de nous revoir au plus vite.
S'il pouvait se libérer un soir, je pourrais lui présenter mes rencontres du soir précédent ou
même le clochard Quechua, et lui ses propres connaissances initiatiques. Il fallut donner un
dernier récital sur les souffrances de la Grande Guerre.
La nuit commençait à tomber comme une âme mal née. Je ne plus résister à l'envie d'effectuer
un dernier tracé dans la psychogéographique colline sacrée. L'ombre des réverbères projetait
une lumière magique sur les pavés des vieilles rues. Et les arbres tremblaient. Je retrouvai ma
vue de génie, et grâce à Pierre et les grappes, je revoyais le monde tout en noir et en blanc.
J'étais au septième ciel quand je remontais l'avenue Junot et que je gagnais le château du
Brouillard. L'édifice était là, toujours là, bien proche aussi de la clinique du docteur Blanche,
et il trônait au milieu d'échafaudages. Quel malandrin se promettait d'y bâtir je ne sais quel
nouveau projet immobilier ? Mais la force du haut lieu triomphait encore et je m'adonnai à
une méditation de feu et de glace, qui me permit d'atteindre les cimes du possible. Ce château
que je n'avais plus vu depuis près de deux siècles ! Il y règne toujours cette capacité
d'étrangeté, cette étrangeté de l'être, cet ailleurs absolu qu'ont célébré mes poètes, au cours du
dernier âge d'or de cette apocalypse grise. Je peux, tant j'aime ces lieux, y demeurer des
heures, même des jours, et paraître invisible aux mortels d'un corps grossier. Telles sont ces
réalisations si chargées que je peux m'y déréaliser, cher lecteur, ô cher témoin humain, toi qui
ignore près de quelles insondables illusions tu végètes en promenant ta chair triste.
J'étais près d'atteindre le fin du fin du Vide quand je fus perturbé par une morne présence.
Dans la nuit glauque et morne se dessinait une haute et sombre silhouette. C'était un grand
type avec un nez fort long qui allongeait ses longues jambes dans rue. Le personnage ne
semblait pas me voir, mais j'eu nettement l'impression qu'il était pour m'attendre, pour ne pas
dire plus. Je ne suis pas tellement prêt à me faire agresser ; et je ne sais comment d'ailleurs on
pourrait m'agresser, n'ayant, en tant qu'esprit, que peu de connaissance de cette douleur qu'on
nomme physique. Mais je me préparais à on ne sait quoi.
29
Mon personnage haut planté dut se rendre compte qu'il me dérangeait, voire même que je le
considérais comme une menace. Il se mit alors à effectuer des ronds de jambe, et je me
préparais à fuir. Ce fut le ridicule de la situation qui me sauva d'une course à travers les rues,
poursuivi par la grande ombre.
Mais nous n'étions sortis ni l'un ni l'autre de notre gêne. Mon pantin se démantibula un peu, et
je crois que je l'imitais. Je me mis à marcher précipitamment, comme un de ces acteurs de
films dits muest et dont les dialogues sont dits par les gestes, les jambes faisant office de
lèvres. Je commençais à presser le pas, il s'empressa de me suivre. Il avait de bonnes jambes
mais je peux presque voler. Nous créions sans le vouloir – encore que… - une atmosphère
fantastique dans la rue ; les piétons disparaissaient effrayés et les réverbères nous éclairaient
encore mieux, en détachant avec art l'ombre de nos lumières. Mais il rompit le charme, d'une
voix presque guillerette…
-
Attendez, ne partez pas, nous avons à parler…
Il me semble que déjà nous nous sommes bien exprimés.
Très drôle, ah, très drôle…
Et que vous m'avez dérangé ce soir.
Nous avons à parler. Je travaille pour l'amiral Canaris. Celui que vous appelez le
maître, mais qui ne l'est pas.
Je le laissais me rejoindre, lui et son étrange face inquiétante et torturée, travaillée même par
des soucis prosaïques. Je le vis plus humain que nature. Il se mit à se présenter, Jean des
Maudits, ou quelque chose comme cela. Un homme de la police secrète, rien que cela, qui
n'avait rien montré de discret jusque là. On avait dû le charger de moi. J'aimais de plus cet
"on" dont les humains désignent ceux qui, parmi eux, décident de tout : de leur remplacement
génétique, du prix des maîtres carrés, du degré de pollution dans l'air ou de l'extase politique.
"On" désignait une ruche invisible où s'agitent de biens étranges abeilles. Et on lui avait
demandé de me surveiller. Mais lui avait-on demandé de se dénoncer, ou cela faisait-il partie
de sa mission, se dénoncer ? Il m'avait observé toute la journée… mais comment n'avais-je
pas remarqué sa silhouette si curieuse et son grotesque comportement ?
Il m'avait donc observé toute la journée parce que quelqu'un avait décidé que j'étais important.
C'était me faire trop d'honneur… Je décidai de la jouer au culot, alors que nous descendions la
bienveillante rue des martyrs, qui mérite si bien son nom. Il y a des témoins partout dans cette
rue, et l'on se sent constamment épié, dévisagé, piqué.
-
Non, je ne vous ai jamais vu. Vous avez nous regardé plus tard. Vous surveillez
Montmartre…
Je vous assure que…
Je ne vous crois pas. Vous étiez là pour surveiller autre chose, ou quelqu'un d'autre, et
je vois…
"On" s'arrêta. Le visage de mon espion mystérieux se décomposa, et je lui vis couler du fard
de ses joues blanches. Se pouvait-il ? Qui était-il ? Je reconnus un de ces espions de la banque
cambriolée ce matin par mes intrépides amis – qui d'ailleurs n'étaient pas mes amis. Après
tout je ne faisais que rencontrer des personnages irréels depuis que j'étais tombé ici très bas, et
c'était eux qui venaient à moi, pas moi qui cherchais à susciter je ne sais quelle révolution…
n'étais-je pas là en observateur ? Je poursuivis tout de go, confiant en la force de mes
arguments persécuteurs.
-
Vous n'étiez là que pour surveiller… l'ami Pierre.
30
-
Pas seulement… pas seulement… Le matin, je surveillais aussi les braqueurs, vous ne
m'avez pas vu, les voleurs de maîtres carrés. Il y en a partout.
Une flamme venue d'on ne sait où, d'un réverbère sans doute, illumina son visage. Je crus qu'il
allait fondre sous mes yeux aveuglés.
-
Je suis specteur.
Quoi ?
Ce nom ne vous dira rien.
Le vôtre ?
De nom ? Je suis Jean des Maudits.
C'est un joli nom ; avec un patronyme tel que celui-là, nous eussions dû rester en haut
de la colline. Et célébrer amicalement votre look de maudit…
Voilà qui est fort bien dit…
Ce n'est pas votre vrai nom ? Pourquoi l'avoir adopté ?
Je suis une victime au foyer…
Le drôle enfin me devenait sympathique. Un policier philosophe, qui vient, tout torturé, vous
voir, vous avouer sa mission impossible, et décide de vous accompagner à votre rendez-vous
nocturne… Quel dommage qu'il eût cette misérable silhouette dégingandée comme on dit… Il
m'expliqua en quoi consistait sa mission, justement. Les specteurs étaient une espèce de corps
de police philosophique et spécialisé dans les larcins d'un genre nouveau. Les vols de maîtres
carrés, comme ceux auxquels j'avais assisté, et qui constituaient une révolution, puisqu'il n'est
plus question de voler des biens physiques ou culturels, mais du pur espace. Comment ce
phénomène avait pu apparaître, c'était ce que la police quantique à laquelle il appartenait
tenait d'expliquer.
-
Une modification quantitative produit toujours un bouleversement qualitatif, ajouta
gravement JDM en hochant de la tête.
Et donc l'espace est si cher qu'il en devient image.
Nous sommes à deux doigts d'une modification totale. Le vieux monde est ruiné, il ne
croira plus aux billets. Il croira aux mètres carrés. Donc ces vols sont les premiers
d'une série qui menace la société tout entière.
J'entends bien, mais dans ce cas pourquoi n'arrêtez-vous pas nos amis ?
A quel titre ? Vous avez vu ce matin ? Et vous imaginez ce qui se passe avec eux en
prison…
Je réfléchis une seconde pendant qu'une lampe éclairait son visage tout blanc et presque
sanguinolent. Mon compère blafard m'ouvrait une autre voie : en prison, on pouvait, "on"
désignant cette fois Drake, Pierre ou d'Artagnan, déplier des maîtres carrés et bouleverser
l'ordre cellulaire. C'est ce qu'avait fait mon petit ami russe Superscemo ce matin même au
demeurant… Si j'ose dire.
-
Mais alors que comptez-vous faire ?
Je comptais sur vous pour me le dire… Il semble que les esprits s'agitent depuis que
vous êtes là, et c'est bon signe.
Et là, cher lecteur, au lieu de profiter de la gloire a priori, disent les philosophes, dont je
jouissais, je me laissais aller à cette banale phrase révolutionnaire, qui sembla tant le décevoir.
31
-
Vous pourriez baisser les prix de vos mètres carrés, non ?
Vous êtes fou ? Je vous ai dit que c'était notre monnaie…Vous ne voulez pas déprécier
l'instrument monétaire ?
Sa face blafarde reprenait des couleurs, son regard s'animait, il reprenait de la hauteur, me
considérant comme un de ces mirlitons qui viennent proposer des solutions trop simples à des
problèmes insolubles. Et Dieu sait que l'humain et l'argent…
-
D'autre part cette décision relève du conseil, d'un board si vous préférez.
Je préfère le mot soviet…
Il est question d'ici peu d'un concept d'ordre nouveau et d'un directoire inconnu qui va
renverser les choses…
Je préfère ordre tout neuf.
Et les gens vont être mis au pas…
Je les trouve bien tranquilles, bien soumis pourtant…
C'est que vous n'y prenez pas garde. Voyez vos fréquentations… Il y a des fauxmonnayeurs partout, des enfants, des brigands et des artistes de rue maintenant. Nous
devons sévir, et vous savez pourquoi ?
Il leur enseigna l’écriture, et leur montra l’usage de l’encre et du papier. Aussi par lui on a
vu se multiplier ceux qui sont égarés dans leur vaine sagesse, depuis le commencement du
monde jusqu’à ce jour. Car les hommes n’ont point été créés pour consigner leur croyance
sur du papier au moyen de l’encre.
Je décidais de reprendre l'offensive.
-
Mais qui a triché le premier ? Le rebelle, ou celui qui s'est attribué ces richesses…
Dites donc, vous en avez de bonnes, vous, pour un envoyé de …, un messager de…
J'ai toujours pensé que du reste, avec le temps qui passe, le Ciel n'est plus…
Le ciel n'est plus…?
Le ciel n'est plus ce qu'il était !
Dans ce cas pourquoi défendre l'ordre d'ici très bas ? S'il reflète les idées subversives
du Ciel ?
Jean des Maudits reprit son air blafard et fatigué. Il me sembla qu'il perdrait sa peau.
-
De toute manière nous les punirons. S'ils poursuivent leur vol, nous leur volerons
même la terre.
La terre, la terre d'ici bas ?
Celle-là même qui supporte toutes nos abstractions… Tous vos maîtres carrés, comme
vous dites.
Mais comment ferez-vous ?
Vous ignorez ce que l'homme très moderne peut faire sous vous.
Après cette phrase sinistre et énigmatique, je commençai à m'ennuyer. Curieusement vint à
passer un cocher avec son attelage. Plutôt que le taxi ou la marche dont j'avais abusé, je
décidai de prendre ce moyen de transport qui me rappelait le bon vieux temps. Le cocher avait
une tête énorme. Il me sembla le reconnaître d'une vie ou d'une visite antérieure, comme s'il
fût sorti d'une caricature d'époque. Le cheval était étrangement sombre, presque invisible.
32
Jean des Maudits décida de m'accompagner sans me demander mon avis. Il savait de toute
manière où je me rendais. Je le rebaptisais : pour moi il était un policier ésotérique, ou un
métaphysique, puisqu'il s'attaquait aux vols qui dépassaient la matière, mais pas la physique.
Ou bien même, et il devenait rouge de fierté, il avait quelque chose du policier philosophale,
puisqu'il se chargeait de retrouver des m² volés ici et là, et de rendre aux demeures leur espace
de pureté.
Je sentais malgré tout que je le tenais. L'homme doutait de sa fonction, de sa mission, de sa
condition. De cela on m'avait prévenu : l'ère n'est plus aux fortes convictions. Et je suis là
pour ramener l'ordre des anciens jours, n'est-ce pas ?
Notre chevauchée fantastique commençait. Nous quittions Montmartre et gagnions des
quartiers luxueux de l'Occident urbain. Il y avait peu de circulation. Jean des Maudits me
confirma cette impression. Pour lui les gens disparaissaient, chassés des villes pour des
raisons diverses. Les maisons se remplissaient de maîtres carrés, d'esprits divers, voire de
fantômes nouveaux frais émoulus des écrans d'ordinateurs. Même les esprits se vidaient, me
confirma-t-il, pas seulement les immeubles.
Devant l'accès de sincérité qui s'emparait de bonhomme de specteur, je décidais de sortir mon
atout maître, mon rameau d'or. Et je lui proposais une visite aux Enfers. Après tout, il
prétendait que la terre nous supportait. Mais en était-il si sûr que cela ? Mieux, ne savait-il pas
que la terre était et reste creuse ? Je prononçai les fatales paroles…
Latet arbore opaca aureus et foliis et lento uimine ramus, Iunoni infernae dictus sacer…
Et dans le même temps j'exhibai mon rameau d'or à moi, ma carte dorée, si propice aux
descentes aux affaires. Elle est si magnétique, cette carte, elle n'est plus matérielle, comme
leur argent. Et elle m'ouvre toutes leurs portes, pourvu que je me rappelle de ses codes. C'est
un bel instrument à codes, le privilège de l'envoyé du haut. Mon cher ami pressé la toucha. Il
me sembla qu'il allait mieux, qu'il respirait même. Il reprenait des couleurs et des teintes plus
douces, moins criantes. Ma carte le chargeait de quelque chose, visiblement. Enfin rasséréné,
il me demanda de l'amener avec lui la prochaine fois ; de ne l'oublier pas ; de compter
éternellement sur lui – je pensais devoir au moins compter sur sa présence. Et il descendit.
Je savais où je me rendais dans l'immense nuit désolée. La ville finit par renoncer à toutes les
villes, comme un silence recomposé de ces espaces effrayants. Et mon cocher Charon le
savait mieux que moi. Il me dit que je devais me préparer à une vile surprise. Il me confirma
que lui et ses proches ne cessaient de se répandre dans la ville infinie, et que je n'étais pas au
bout de mes surprises ; que je n'aurais de cesse de trouver un cocher plus savant que lui. C'est
qu'en effet Charon, celui qui me rappelait si bien mon passé dans cette capitale aux plis si
sinueux, connaissait les lieux d'avant. Lecteur, il voulait par là me dire qu'il pouvait me
déplacer en quelque sorte dans l'histoire comme dans la géographie de la grande ville. Mais
tu le comprendras bien assez tôt. Il s'arrêta enfin, et l'on n'entendit plus que le grondement
éteint de son cheval au teint sombre. Il se retourna vers moi, écarquillant les yeux.
-
Nous y sommes Monsieur… Et comme vous le voyez nous n'y sommes pas. Il n'y a
rien à l'adresse qui vous a été donnée. Elle n'est plus là… Vous voulez bien vous
rendre à la Grande Loge Noire, n'est-ce pas ? Elle n'est pas là. Elle est où je vais vous
mener. Mais montrez-moi votre carte dorée. Ses détenteurs sont rares. Monsieur doit
avoir un certain piston, si je puis dire ? Laissez-moi la palper, l'effleurer quelque peu,
je revis… Merci monsieur, je vous amène. Lord et Lady Morcom vous attendent.
33
Quelques instants plus tard nous étions passage d'enfer, aux portes de la grande loge noire.
Charon me salua et disparut aussitôt. J'étais face aux pavés lugubres. Je cheminais quelque
temps - plus que "quelques mètres" -, quand soudain un laquais en livrée vient me chercher.
J'étais attendu par les maîtres de maison, entre autres Lord Morcom en personne –sans jeu de
mot aucun, puisque personne ne peut se vanter d'avoir vu Bernard Morcom, plus grand
maître carré de cette partie du monde.
J'étais devant le grand hôtel particulier, dont je tairai la forme et le nom, ainsi que le nom des
invités. Je suivais le maître d'hôtel qui me fit traverser des couloirs et des chambres
innombrables pour me mener dans un des grands salons de réception, celui de Loge noire
justement. Il ôta son masque et me dit en récitant d'un ton glacé :
Quand je fus entré dans cette habitation, elle était à la fois brûlante comme le feu, et froide
comme la glace ; et il n’y avait là trace ni de bonheur, ni de vie. Alors, une terreur soudaine
s’empara de moi ; je tressaillis d’effroi.
C’est ici, ajouta-t-il, la prison des anges ; et ils y seront renfermés à jamais !
34
Chapitre suivant :
Aventures dans une boîte de nuit
On se serait cru en effet dans une prison des anges. La pièce était géante et si haute qu'on n'en
distinguait à peine le plafond, lui-même décoré d'un trompe-l'œil. On avait peint un autre ciel
là haut, et il aurait fallu du temps à Drake ou Superscemo pour en compter les mètres
cubiques. Sur le parquet si bourgeois s'étendaient bien des jeunes. Ils avaient l'air transi,
fatigué, bien lassé, avec un je-ne-sais-quoi d'aristocratique dans le regard ou le maintien, qui
les distinguait bien des êtres des temps actuels (les tiens, cher lecteur). Ils posaient aussi,
délicatement dandy, impassibles et las, tendant leur cou à un cygne invisible, se précipitant
mollement vers une coupe de champagne aux deux tiers vides, en somme illuminés par des
trésors d'ombre et de vacuité.
Elle comprit que là-bas d’inconcevables hordes d’invités dansaient, et il lui sembla que
même les massifs planchers de marbre, de mosaïque et de cristal, de cette étrange salle
étaient animés d’une pulsation rythmique.
Certains s'agitaient plus ; ils voletaient dans les airs, comme moi ou presque. Vêtus à
l'orientale, comme dans un tableau romantique. Mes Incroyables dansaient la valse ou la
polka, car les musiques s'envahissaient, se combattaient, parfois me gênaient, et elles tentaient
de s'approprier les m² du grand espace. Il eût fallu un orchestre grandiose que je cherchais du
regard. Les thèmes étaient classiques mais il y avait aussi des musiques plus modernes,
comme des thèmes de films.
Ni Gaïus César Caligula ni Messaline n’éveillèrent l’intérêt de M., qui cessa également de
s’intéresser à ce défilé de rois, ducs, chevaliers, suicidés, empoisonneuses, pendus,
entremetteuses, geôliers, tricheurs, bourreaux, délateurs, traîtres, déments, mouchards,
satyres.
Je cherchais des convives d'hier soir. Il me sembla en voir, mais je n'étais sûr de rien. Il y
avait bien Teteras quelque part, mais il me sembla qu'il fuyait mon regard. La pièce était si
grande que je me retrouvai toujours seul au milieu de quelque part, dans ce monde où le
centre n'était nulle part. Je décidais de gagner une bouteille de champagne ou de Bourgogne.
Après tout, le vin était ce qui seul m'avait maintenu sur terre aujourd'hui. Au passage
j'admirais encore l'élégance bizarre et décalée, les lavallières des jeunes gens, leurs chemises
de théâtre, les longues robes Empire des jeunes filles. Je reconnus d'un coup Tiphaine Dufeux,
compagne de l'amiral Canaris, qui me jeta un regard dévastateur. J'attirais ainsi l'attention
malgré moi. Un verre brisé capta mon attention. Puis je sentis comme un coup de vent
derrière moi.
35
-
Quelle odyssée, n'est-ce pas ?
Pardon…
Quelle odyssée de l'espace…
Voulant faire illusion, je compris l'allusion (jeu de mots intraduisible dans beaucoup de
langues). Je jetai un regard rageur à mon interlocutrice, car c'était une interlocutrice, une
jeune bien mise, façon bayadère chue d'un tableau de Delacroix, mais non d'un désastre
obscur, et qui bougeait tout le temps, mais harmonieusement. Elle avait un regard gris, parlait
avec aisance... Je me rendis alors compte que des tableaux suspendus aux murs glissaient ces
personnages et ces costumes. Mais où donc étais-je tombé ?
-
Oui, cela rajoute beaucoup d'espace en effet. On rentre, on sort dans les tableaux. je
vous indiquerai… Vous aimez le décor ? On l'a choisi pour vous ? Vous dansez ?
Elle m'entraîna pour entamer une valse. Mais quelque chose me retint. Dans le salon géant de
la Loge Noire, il régnait une atmosphère plus lourde encore que tout à l'heure. Et tous
semblaient dormir, et ils tendaient leur cou. Ma comparse prenait tout cela avec le sourire
carnassier qui caractérise la jeunesse ambitieuse et au fait de toute chose.
-
Qu'ont-ils ?
Ils sont étranglés. Ils sont vampirisés. Ils sont asphyxiés. par l'étau. Par les taux. Par
leurs dettes. Ce ne sont pas les maîtres carrés, ce sont les maîtres chanteurs, vous
saisissez ? Le monde est une scène de théâtre où les acteurs sont de plus en plus
mauvais, et la scène de plus en plus chère… Bonsoir. Je m'appelle Anne-Huberte,
Anne-Huberte de la Crosse.
On la héla, elle s'en alla. Je regardais cette triste compagnie de théâtre ; et en effet ces jeunes
et ces moins jeunes convives semblaient épuisés, comme vidés d'eux-mêmes par une force
mystérieuse - j'eusse risqué le mot farce si j'avais été moins prévenu. Je m'approchais d'eux
cette fois, un verre ou deux à la main, et je les observais avec application, sans doute avec
contrition. Comme ils me semblaient beaux ! Comme ils me semblaient las ! Il y avait une
brume qui flottait, mais ce n'était pas de la fumée, même le tabac est parti en fumée ici très
bas.
Certains me fixaient toutefois, me fouillant presque du regard, comme s'ils recherchaient
quelque chose que je devais porter sur moi, et je ne savais quoi. Je me tâtai les poches et le
torse, impuissant. Une voix vint, grave et puissante, de l'invisible.
-
C'est votre carte d'or qu'ils veulent. Crédit illimité. Vie éternelle à crédit. Non plus la
mort, non plus la vie. L'éternité à crédit. Ils vieilliront et ils paieront.
…
Mais venez écouter la prière.
Mon rameau d'or, c'est vrai, semblait les ranimer. A vue d'œil, pourvu que je demeurasse un
certain temps, c'est-à-dire, lecteur, une poignée de secondes, on voyait ces victimes se
renforcer à mon contact pythagoricien. Ils reprenaient des forces, cherchaient à me toucher,
me souriaient. Je fus bientôt entouré, gourou d'un genre nouveau. Mais l'âme damnée qui
m'avait parlé se tenait toujours derrière moi. Elle resta derrière moi, car je ne me retournais
pas. Je pouvais lire en elle à chaque mouvement de sa pensée. Et il se fatigua avant moi.
C'était l'amiral Canaris. J'avais capté son attention, sa femme et son or.
36
Des mains amicales me menèrent à travers brumes et espaces dans une autre pièce plus
discrète et tout noire. De longs rideaux noirs pendaient des murs ; je voyais des têtes de morts
et de curieuses pendeloques. On s'agitait un peu, puis on fit silence pour écouter l'orateur,
auteur du premier monologue.
Puis ils m’enlevèrent dans un endroit où il y avait comme un feu dévorant ; et où, selon leur
bon plaisir, ils prenaient la ressemblance de l’homme.
C'était le cher Gaston, celui du soir précédent, le comparse de Dieter. Il était plus
impressionnant, mieux mis, secouant sa tignasse rousse dans l'or du projecteur tamisé. Je
remarquais alors qu'il jetait souvent son regard sur moi, que moi-même j'irradiais un peu, sans
que j'eusse mis quelque source de lumière artificielle dans mes poches. Ce devait être la carte
dorée, à moins que ce ne fût moi… Je vis alors entrer ou s'approcher des êtres que je
connaissais déjà : il y avait Teteras déjà vu, le sinistre GFK, l'inévitable Jean des Maudits, le
cher Dieter de l'agence Roth&co, la chère Anne-Huberte et ses compagnes de jeu… Je
cherchais un allié du regard, et je vis le cher Ivan Mudri, le comparse de Superscemo privé de
sortie ce soir là. Il me regarda d'un air fort sérieux puis sourit de ce sourire inquiétant dont se
targuent les gamins qui ont lu trop de livres d'horreur ; puis il se blottit sur un strapontin, tout
près d'un rideau noir.
C'était au tour de Gaston, que l'on présentait comme Gaston Suce-kopek, l'homme qui aime le
blé. Il commença d'une voix normalement enrouée qui alla progressivement s'éclaircissant et
devint presque enflammée vers la fin de sa brève allocution.
-
Saluons… saluons la venue de notre cher envoyé, M. Nemo, puisque personne ne lui
donne de nom, à l'exception des enfants. Eux l'ont appelé Gerold, et c'est donc un
héraut qui est venu nous apporter la bonne parole… Ou mieux que la bonne parole, la
carte d'or, le meilleur moyen de paiement. Lui est comme nous passé de l'autre côté, il
est du bon côté. Vous, je vous vois tous lassés, étranglés par vos dettes de jeu, par vos
maigres carrés, par la finitude de votre espace concis. Vous n'êtes pas riches, mes
frères, vous n'avez pas le blé. Vous n'avez pas, vous les jeunes, vous mes petits
pécheurs, mes petits pauvres, les pépètes. Vous n'avez pas les maîtres, vous n'êtes pas
les maîtres. Vous êtes des pécheurs, vous êtes débiteurs, et vous devez à nous des
milliers de m² et des milliers d'années de travail. J'aime quant à moi voir défiler ces
écrans de fumée, ces rideaux de chiffres gluants et glauques, j'aime voit les chiffres
cligner de l'œil, gonfler comme les bulles, j'aime jouir moi, petits minables, de cette
transe infuse immobilière. Je suis un Suce-Kopek fier de mon nom, je suis aussi celui
qui suce le sang, cette sueur du pauvre, je suis l'agent mobilisateur de votre temps, de
votre argent, je suis l'architecte du déplaisir. C'est dans un premier temps, c'est dans un
premier temps… Après je vous démobilise, après vous devenez les architectes de votre
petit univers de 100m² ou moins, après vous apprenez à vous débrouiller sur vos 20m²
de merdes, après vous êtes chez vous, dans votre propre petite patrie… J'en ai rêvé,
bourgeois de ton patrimoine, aristo, j'ai voulu le noyer dans les eaux glaciales du
calcul égoïste, et j'y ai réussi. Tu seras ce que tu as, me suis-je dit si jeune, et j'ai
décidé d'avoir plus pour être plus. Je le veux ton pognon, je le veux ton sang, ton
oseille, ta purée, ton bifton, ton rigaudon, ton grain de blé bien doré, ton napoléon bien
astiqué, je l’ai aimé ton bout de gras, l’ai chouchouté et bichonné, et bouchonné, et
caressé, ton flouze, mon taré…. Toi, tu n'es rien, petite frappe, misérable, barricadier
noyé sous les flots de bitume, de contredanses et de bagnoles, toi tu n'es rien qu'un
enragé et je te noierai dans des lacs de sang impur…
37
En parlant ainsi, Gaston s'agitait et il bavait. Il finit par trépigner et deux athlétiques agents de
sécurité vinrent le retirer de son parloir. Apparemment sa langue n'avait pas fourché et il avait
fait comme de coutume. On me secoua le bras : c'était le petit Ivan Mudri, tête ronde, cheveux
blonds, yeux bien bleus et astucieux, qui avait repris sa taille d'enfant. Je demandai de l'espace
pour le saluer et l'écouter : on m'en fit. Je m'assurai que ma carte d'or, objet de tant de faveurs
nocturnes, était restée en ma possession – possession est le mot, croyez-moi. Et je collais ma
pauvre contre elle. Le maltchik alors me dit au creux de l'oreille, pendant qu'on lui demandait
de se taire :
-
C'est nul. C'est un nul. Lui n'est pas Evil Side.
…?
Vous vous êtes Evil Side. Comme moi. Comme lui. Lui, Morcom, il est Evil Side.
Morcom venait en effet et on faisait place nette autour de lui. On aurait dit que l'assistance
s'éloignait de lui, pas tant par peur que pour des raisons physiques : cet attracteur repoussait
les gens comme certains corps célestes.
Il était naturellement masqué ou presque. Après tout, nous étions au bal masqué de la Grande
Loge Noire. Il commença comme s'il était en état de transe, mais une transe tranquille.
- Convertir, l'objet est de convertir. Le temps en espace, l'espace en argent. Devant le temple,
il y a les changeurs, devant le temple les conversions… la loge noire signifie la conversion de
tout en espace, l'espace du temple, ou celui du temps plié. Mais mon système devient fou, et
l'exorbitance des chiffres gangrène tout et crée un nouveau rite. Il ne te faut plus dix, vingt ou
trente ans pour te loger, il t'en faut mille. Et tu n'es plus rien, sauf si tu traînes en favela ou que
tu me voles, sauf si tu te risques à me voler ma fausse monnaie spatiale.
Tu veux savoir pourquoi tu dois payer :
La sagesse n’a point trouvé sur la terre de demeure où reposer sa tête ; c’est pourquoi elle
fait sa résidence dans le ciel.
La sagesse étant absente de ta terre, tu dois me la payer, espace pur et quantité. T'endetter c'est
reconnaître ta faute. Ta dette est ton péché, debitum te dit ta religion. Tu veux que je te
pardonne tes péchés ? Dimitte nobis debita nostra…Alors tu n'as pas fini de racheter,
redemptor, la terre que tu as perdue par tes erreurs. Tu es être de chair et de tentation, d'ennui
et dépendance. Tu as besoin de devoir pour vivre, de rembourser pour vivre. Tel est ton
mérite, maître du vide.
Et maintenant les géants, qui sont le prix du commerce de l’esprit et de la chair, seront
appelés sur la terre de mauvais esprits, et leur demeure sera sur la terre. Ils procréeront à
leur tour de mauvais esprits, parce qu’ils tiennent au ciel par un côté de leur être, parce que
c’est des saints vigilants qu’ils tirent leur origine. Ils seront donc de mauvais esprits sur la
terre, et on les appellera esprits du mal. La demeure des esprits célestes est le ciel ; mais c’est
la terre qui doit être la demeure des esprits terrestres qui sont nés sur la terre.
Pour tout faire payer, je raserai les favelas, j'oublierai les terres, je les interdirai, je les mettrai
sous mes contrôles. Les 160 millions de km² de terrain passeront sous notre contrôle et chacun
suera et paiera. Les autres seront expulsés, mis même ainsi on les enfermera et on les punira et
ils paieront pour leurs cellules. Et ce seront mes specteurs qui accompliront cette tâche
humaniste. Ceux qui me résisteront, je les soumettrai au tribunal de l’acquisition.
38
Dans ces jours je vis des anges qui tenaient de longues cordes, et qui, portés sur leurs ailes
légères, volaient vers le septentrion. Et je demandai à l’ange pourquoi ils avaient en mains
ces longues cordes, et pourquoi ils s’étaient envolés. Il me répondit : Ils sont allés mesurer.
L’ange qui était avec moi, me dit encore : Ce sont les mesures des justes ; ils apporteront les
cordes des justes, afin qu’ils s’appuient sur le nom du Seigneur des esprits à jamais
Morcom avait fini. Il avait tétanisé l'assistance, me confirmant que ces temps étaient
devenus froids, et qu'ils ont pour but de conditionner l'esprit dit humain ; en utilisant l'énergie
et la chaleur de la terre. Plus le climat se réchauffe, et plus l'âme est glacée. Un silence glacial
avait justement accompagné sa litanie, silence au sens propre car il faisait froid dans la pièce
maintenant, même pour moi qui en avais vu d'autres. Je décidais de m'approcher de lui pour
en savoir plus à son sujet, mais un flot d'obstacles m'en empêcha. Des gens, des chiffres, des
données, des ombres, et même Ivan qui continuait à me tanner avec son Evil Side.
Morcom était parti mais Gaston était là, tout prêt qui me regardait en ricanant. Je voulus lui
tendre la main, peut-être sottement. Ma main aussi était glacée. Ma carte avait fondu dans un
premier temps, transpiré, puis elle s'était collée et comme agglutinée à ma peau. Je voyais des
chiffres sur ma chair, et du plastique ou quelque autre impure matière pénétrée de signes et de
plomb durci. Le 666… Allais-je perdre l'usage de ma main? Qu'allait devenir le sens de ma
présence ici, maintenant que j'étais au fait de la folie des Morcom, de la bande des Roth&Co
et de toute la folie de ces âmes corrompues ? Mais ma main n'était pas l'unique ici très bas à
donner des dignes de fatigue et d'effusion. Morcom avait réveillé lui aussi des forces très
spéciales, des mysterious agencies qui maîtrisaient bien en un sens la situation.
Je me retrouvais pris dans un mouvement de foule, qui sortait de sa glaciation. Comme après
un long sommeil, une molle inertie, une bien lourde apesanteur ; nous étions progressivement
anéantis et avalés par une atmosphère moite, étouffante, une fumée du cœur et du cerveau. Et
cela les réveillait tous ces beaux visages endormis ou soucieux. Ils se muaient en foule. Mais
cette foule irritée devenait sanguinaire, brutale. La maison cette fois donnait des signes de
fatigue, presque d'écroulement. On entendait des cris, et l'on croyait aux flammes. Les mètres
glissaient. On cherchait les issues. Je devais protéger mes jeunes compagnons. Je serrai la
main d'Ivan et nous tentâmes de gagner la sortie. La voix de d'Artagnan surgit du néant :
"Venez", me dit-il d'un ton exalté. Nous nous approchâmes d'une fenêtre immense. Il s'empara
d'une chaise Louis XVI et la projeta avec violence. La fenêtre brisée, nous nous jetâmes dans
le vide. A quelle hauteur pouvions-nous être ?
Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la grande ! Elle est devenue une habitation de
démons, un séjour de tout esprit impur, un repaire de tout oiseau immonde et odieux, parce
que toutes les nations ont bu du vin de la fureur de son impudicité, que les rois de la terre se
sont souillés avec elle, et que les marchands de la terre se sont enrichis par l’excès de son
luxe.
39
Autre acte gratuit moscoutaire
Nous allions au pas de charge. D'Artagnan me précédait toujours dans sa course rapide et
militaire, qui nous menait au légendaire palais ceint d'un jardin baroque.
Prédire une victoire que l’homme ordinaire peut prévoir, et être appelé universellement
expert, n’est pas le faîte de l’habileté guerrière.
Tout s'était passé si vite que je ne me rappelais plus du rythme et de la suite des événements
bizarres qui avaient succédé à l'incroyable soirée. Quand nous avions sauté, Drake était
dehors et avait plié des mètres carrés ; ainsi, alors que je pensais que nous chutions du
troisième étage au moins (mais j'y étais prêt, cher lecteur, j'y étais prêt, en tant qu'esprit), nous
avions chuté de quelques décimètres tout au plus. Et nous courions dans le parc du grand hôtel
particulier, ayant changé d'arrondissement dans la Ville, comme si justement ce palais était
plus grand que cette Ville, jusqu'au tarantass de notre ami Charon, dont Drake et d'Artagnan
me certifièrent qu'il était des nôtres. Avant que je pusse comprendre la signification de ce
pronom très personnel, le cocher nocturne avait enlevé Ivan, jusque là fort amusé et soudain
mécontent de me quitter, la jeune Anne-Huberte de la Crosse, Tsunami que j'avais oubliée de
recenser et quelques autres jusque là invisibles à l'œil nu. Puis nous avions retrouvé Baptiste
sous sa tente quechua qui avait recueilli petit Pierre et ses deux charmants garçons, qui
venaient d'être expulsés par les specteurs. Mais la tente de Baptiste, tu le comprendras au
cours de mon récit lecteur, peut revêtir des dimensions tout autres que celles d'une tente de
camping. Après l'on m'avait amené chez un habile bijoutier du nom de Jacob qui avait réussi à
extraire de mon sang et de mes nerfs la carte engloutie par le froid. Et le plus remarquable
était qu'il en avait gardé les propriétés, alors qu'il avait bien sûr guéri ma main. Il était bien sûr
chirurgien et avait travaillé pour Buckingham, me certifia encore d'Artagnan, qui aimait les
pierreries et les bijoux sertis. Je me souviens encore qu'il y avait une échelle perdue dans un
coin de l'atelier de Jacob, qui montait jusqu'au plafond, mais que je ne voyais pas ce plafond.
Drake y monta et ne reparut pas. Et Jacob me sourit d'un œil immense et vert qui en disait
bien long.
Il enseigna encore aux hommes à faire des épées, des couteaux, des boucliers, des cuirasses
et des miroirs ; il leur apprit la fabrication des bracelest et des ornements, l’usage de la
peinture, l’art de se peindre les sourcils, d’employer les pierres précieuses, et toute espèce de
teintures
J'oubliais le reste. J'avais dû dormir ou boire encore avec d'Artagnan qui cette fois savait à
quoi s'en tenir à mon sujet. Mais là il me menait chez lui quelque part dans l'ancienne Urbs
condita encore épargnée par les vicissitudes de la guerre immobilière qui se préparait. Il
commençait à me parler, tout en marchant devant moi en détournant la tête ; il me semblait
que j'aurais pu la lui retirer.
Mon ami était venu à notre bal masqué en tenue de mousquetaire, et il l'avait gardée. Nous
arrivâmes enfin dans une vieille et prestigieuse rue, dont l'Etat, me dit-il, était encore le
propriétaire, et où l'on pouvait donc se réfugier sans encombre, et s'étaler en toute liberté.
40
Nous montâmes à sa chambre, assez discrète, mais de style Louis XIII. Je m'y sentis comme
chez moi, m'attendant à quelque blonde aux yeux noirs en ses habits anciens. Il se déchaussa,
déboucha une bouteille de Pomerol, se moucha, frisa sa moustache, m'invita à m'asseoir après
avoir étendu quelques mètres carrés, et me dit enfin :
-
-
-
-
-
Laissez-moi vous narrer mon histoire. Il était une fois un jeune qui arrive dans la
capitale. C'était dans les années quatre-vingts…
1900 ?
1900. Notre jeune provincial, car c'est un provincial, manque d'amis, de logement, de
tout. Il est seul dans cette rue, il se rend dans un café. Là, il bouscule quelques drôles,
qui commencent à le menacer. Il se défend à coups de poings, entraîne dans sa lutte
une série de bonshommes de neige, comme ce Drake que vous connaissez, le drille
que vous nommez Petit Pierre, et de fil en aiguille il s'installe, quoi, dans la bonne
vieille ville. A cette époque, on sort, on boit, on se bat tous les soirs. C'est la
gaudriole…
Et on se loge comment ?
Le théâtre, l'ami. La chambre de bonne, l'amuse-bouche de la vertu mobilière, et les
femmes, bien sûr… On ne compte pas à l'époque, on raconte… Les temps sont encore
jeunes, et le peuple présent. On n'a pas besoin de recenser les nôtres comme
maintenant. Nous sommes tous là, nous nous reconnaissons, nous nous saluons dans la
rue. On se réveille, on crie, on chante des lieder avec de jeunes professeurs. C'est toute
une époque, même si bon… Vous le savez comme moi, les Temps sont toujours
durs… ou toujours mous, c'est selon.
Constance ?
Constance bonne au pieu ? Au début, cela s'est passé comme dans un livre. Encore que
rien ne vaut une femme enlevée, vous savez, l'ami… Comme dit le poète que vous
inspirâtes, il vaut mieux mourir pour une femme que vivre avec elle.
Je sais…
Mais quand même ! Quelle friponne, mon gars ! Tant qu'il s'est agi de l'aider à tromper
le mari et à divorcer, tout allait bien. Tant qu'il s'est agi de soirées romantiques et de
menaces physiques pour obtenir la pension de Bonacieux, alimentaire mon cher
Watson ! Mais après ! mais après ! Je me suis retrouvé chez elle, et un beau jour la
ribaude me demande de payer mon écot. Vous vous rendez compte ! Moi ! Un loyer ?
Voleuse, va.
Non, mais cela doit être terrible ! Qu'avez-vous fait ?
Que croyez-vous qu'il fît ? Il partit, pardi ! Et il viva, pardon il vécut chez les unes,
chez les autres, et ne se priva jamais de rien… Et à chaque nouvelle aventure, je me
faisais loger par le mari… cela, je l'avais bien compris. Ne jamais séparer l'amante de
son époux, surtout s'il est fortuné…
Et Bonacieux l'était…
Fortuné ? Vous pensez ! Dix chambres de bonnes à Saint-Germain des Prés !
Millionnaire qu'il était ! On n'est plus au temps de Clovis ou des bons moines, mon
vieux !
Je sais. Les chambres de bonnes ont remplacé les chambres de moines.
Il régnait une belle lumière. C'était une de ces chambres ensoleillées, et qui donnent sur les
cours où manquent tant les bons chevaux ; des chambres d'écrivains, chambres de créateurs,
où l'on attend la fin de sa vie, d'une vie qui n'a jamais commencé en fait. Un rayon illumina la
bouteille qui flamboya. Puis je vis le visage de mon ami se flétrir presque imperceptiblement,
la mine grise l'envahir, la moustache blanchir, le sel de son propos s'affadir.
41
-
-
-
Après, tout a changé…
Mais ne dit-on pas cela à toutes les époques ?
C'est ce qu'on dit en effet. Mais moi je vous dis que tout a changé. Vous voyez ce
qu'on peut faire maintenant, mes amis et moi-même ? Rien ! Vous pensez que c'était
imaginable il a seulement trente ans ? Non, tout a changé. Ils sont venus, les dévoreurs
d'espace, ils nous ont tous volés, ils ont détruit les villes, chassé les soldats et les
artistes, les ripailleurs et les aventurières, ils ont viré les anges et les poètes, mon vieux
! Ils ont installé les maîtres carrés… C'est une volonté cardinale…
Le cardinal de Richelieu ?
Lui-même, qui a voulu tout cela. Et ils ont eu ce qu'ils voulaient depuis longtemps. Ils
ont fait de la communauté un conglomérat de solitudes sans illusions. Et non
seulement cela, ils ont gagné ! Les populations se sont soumises… Chez le petit
peuple, disent-ils, l'appétit vient en mangeant, alors il faut tout lui retirer, et petit à
petit il s'apaisera. Ventre affamé n'a plus de volonté. Heureusement que maintenant
nous pouvons les voler…
Et vos amis ?
Ils sont encore comme moi dans la police, dans l'armée, la Royale… Ils sont au
service d'une certaine idée de la France… Le roi, l'empire, la république…Pierre est
plutôt républicain, moi royaliste, Drake défendra l'Empire… Mais nous devons
toujours combattre, et nous prenons de l'âge… On est vingt ans après, et même plus.
On est trente ans après. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus vieux… mais la relève
arrive, grâce à vous, et à vos jeunes compagnons ! Le sage l'avait dit : les cosaques et
le Saint-Esprit!
On frappa à la porte. Comme au théâtre, il me sembla alors que le rideau se levait, que donc la
scène – la maigre chambre de mon hôte –s'agrandissait soudain, recouvrant sa splendeur
d'antan. Je vis même apparaître une soubrette qui me dit s'appeler Guillerette et se proposa de
me donner satisfaction. Guillerette était blonde, portait bien, se disait bourguignonne et
minaudait à propos. Je me voyais dans quelque vieille toile avec une bonne flamande. Tout de
suite j'entrais, imprudemment j'avoue, en contact physique avec ma belle et chère créature
venue de terres hétaïres.
J'entendais de grands éclats de rire clairs comme l'éclair. D'Artagnan avait reçu un colosse
blondasse avec lequel sa communication se limitait pour l'instant à l'hilarité. Le bonhomme
vint alors à ma rencontre et se présenta. Il s'appelait Mandeville, joyeux godelureau normand
comme il me dit. Puis il s'assit, écarta ses larges cuisses et ses grosses bottes et attendit son
verre. D'Artagnan revient et me présenta ainsi : je reproduis comme je peux la vivacité
curieuse et sans doute superficielle de notre joute verbale et amicale. A toi lecteur de
reconnaître les locuteurs.
-
C'est un envoyé de l'espace.
Un cosmonaute ? Il est le bienvenu !
Il vient à notre aide !
Quel est son nom ?
Je ne sais pas…Comme je vous dis ! Un vrai Nemo ! On l'appelle aussi le gerold.
Gerold ?
Le héraut. En russe.
Le héros ?
Héraut, a-u-t.
Etes-vous sourd, commandant Mandeville ? Ou bien aveugle ?
42
-
Très drôle ! Au fait, mon ami, il faut que nous parlions !
Si fait ! et de quoi ?
Constance… des nouvelles ?
Mais non, enfin ! Depuis le temps !
Bien bien… Et sur le front, quelles nouvelles ?
Eh bien, mon vieux, sachez que nous leur avons dérobé quelques ares hier !
Des zarzières ?
Des ares hier ! Etes-vous sourd, bon sang ?
Des arrhes y errent ?
J'ai dit des ares, des centaines de mètres carrés, si vous préférez…
Ah, j'y suis !
Eh bien restez-y ! Vous avez un grain ma parole…
Je vous jure que non ! Le grain n’est jamais là.
On sonna tandis que d'Artagnan s'irritait contre son fort sot ami, capable de forcer n'importe
quelle porte d'un coup d'épaule, mais inapte à se remémorer un mot ou un digicode.
Guillerette alla ouvrir et j'eus la surprise de voir mes vielles connaissances, Nabookov, sa
discrète moitié, Superscemo et son comparse Siméon quittait derrière lui un étrange petit
chariot couvert d'un sac en plastique (j'ai du mal à m'accoutumer à ce mot depuis mon retour).
Tous me saluèrent avec effusion, ce qui sembla irriter Mandeville.
-
Mais il est plus connu que nous, ma parole !
Nous en sommes là ! Quand je vous dis qu'il est venu de l'espace…
Mais que signifie cette présence dans le monde de têtes blondes et oblongues ?
Eux ? Des russes, voyons !
Mais que je croyais que l’Allemand les avait tous tués !
Au fait, à ce propos… Nous avons écouté hier notre ami Morcom. Notre ami Gerold a
croisé hier Jean des Maudits, ce renégat. The enemy is moving…
Tout le monde se tut. Je retraçai les propos du pauvre specteur, les épisodes de la soirée, la
trahison de Ivan Mudri, qui enchanta Simon et Superscemo (alias Edwin Vassiliévitch Pyvo,
mon cher lecteur), et les mesures des étranges anges à venir. Je voyais la ville, le monde se
dépeupler, ajoutais-je, et cela me désolait fort. Mais cela ne semblait pas préoccuper notre ami
d'Artagnan pour un sou. Il repartit d'un de ses éclats de rire énigmatique puis demanda tout de
go à ce fleuron de l'intelligence normande :
-
Vous connaissez Canaris ?
Personnellement ? Non. Qu'est-ce? Un amiral ?
Non.
Un archipel ?
Mais non. Vous connaissez Dieter alors ?
Non.
Suce-Kopek ?
Non. Quels sont ces messieurs ?
Des agents du cardinal. Pardon, du maître carré. Connaissez-vous Lord Morcom, leur
capitaine ?
Oh, oui, celui-là, je le connais, non pas personnellement, mais pour en avoir entendu
plus d'une fois parler à ma maîtresse, Laurence, comme vous savez, comme d'un brave
et loyal gentilhomme.
Messieurs, messieurs, je vous en prie…
43
C'était la voix coupante de Nabookov qui s'exprimait dans les airs, tandis que je m'asphyxiais
sous le poids peu hyperboréen de leurs répliques, et que les petits russes s'agitaient. Nabookov
était de ces esprits qui pouvaient dénombrer les insectes de la fenêtre d'un train, apprendre une
langue entre deux interrogatoires, et défier un grand maître aux échecs durant une
conversation si française, comme celle à laquelle je venais malgré moi d'assister. Sa femme, si
discrète et élégante, faisait et défaisait de ses doigts admirables sa longue tresse brune entre
nos vains propos.
-
Nous avons un problème éminent à résoudre.
Un bel alexandrin…
C'est cet après-midi. Professeur Propolis…
Conférence de presse ? Et belle allocution ?
Avec ou sans diérèse ?
Taisez-vous, nom de Dieu ! C'est une Exposition ! Explique-leur, ma femme.
Elle s'exécuta en dénouant sa tresse.
-
Oui, chérri… Exposition du concept métaphysique de l'espace…
Nous devons nous y rendre. Ce professeur de l'université de Trieste, descendant d'un
prince autrichien, amiral de la flotte de l'empereur François-Joseph, peut nous sauver
les amis. D'un point de vue philosophique.
Filou quoi…
Philosophique, mais que vous êtes sot mon ami… Mandeville ! Je vous manderai à la
campagne, moi, tout aristo que vous êtes…
Et j'y élèverai des abeilles, je sais… Je suis sot.
Il nous faut donc aller, reprit Nabookov, tandis que son épouse achevait sa tresse
admirable.
Alchimique, dirais-je…
Pardon ?
Sa tresse est alchimique… Elle exprime le rayon d'or.
C'était d'Artagnan qui s'exprimait ainsi, se retrouvant de sa fatigue matinale et se réveillant de
son entretien peu courtois avec le Mandeville en question. Il avait lu dans mes pensées,
comme il savait voler les maîtres… d'Artagnan !
Mandeville salua et sortit. Nous nous préparions pour cette Exposition qui promettait
beaucoup, mais où nous ne pourrions tous nous rendre. Ce serait en tout cas l'occasion pour
moi de revoir ce bon vieux collège de France, et de saluer mon clochard quechua, à condition
que mon nomade compère n'ait pas été pourchassé par les menaçants sbires de la cardinalerie
immobilière. Mais les enfants n'entendaient pas qu'on les ignorât. Siméon déjà dégagea son
étrange machine du plastique noir qui l'encombrait. Cela déplut à notre hôte.
-
Mais que fait ce blondinet avec cette chiotte ? On fait des chiottes portables
maintenant ?
Ecoutez, d'Artagnan…
Ecoutez, mon ami. Nous nous plaignions du cerveau de Mandeville. Mais avec vos
jeunes écervelés, nous avons baissé d'un cran.
Je ne crois pas, souligna la voix grave de Nabookov. Ce sont de jeunes cerveaux, et ils
sont révoltés.
44
-
Celui-là, dis-je, quelque peu embarrassé, veut qu'on le nomme captain Toilet. Vous
allez savoir pourquoi. Voyez et méditez. Nous avons en face de nous autres, les nôtres
comme vous dites, captain Attila, celui-là même qui ne veut plus voir d'herbe, mais
seulement de la glace, et du verre, et du cristal, et du béton. La bête immonde, ô béton
monde…
Siméon s'en alla décrocher un miroir du mur, puis approcha une chaise. Il entassa comme il
pouvait cet équipage dans la cuvette de son ustensile puis tira la chasse. Devant nos yeux
écarquillés, la bobinette cherra, et tout le beau mobilier s'en alla. D'Artagnan sursauta.
-
Mon miroir Henri IV ! ma chaise Louis XIII ! Le barbare, le scythe ! C'est l'incendie
de Moscou ! Ce garnement est Rostopchine !
Ne nous énervons pas, après tout nous aussi nous voulons faire disparaître ce monde,
souligna Nabookov dont la femme sublime renouait sa tresse.
Simon, where is the chair, demandai-je gravement.
I don't know where this shit is going. I just flushed it out, souligna le blondinet,
pendant qu' Edwin Vassiliévitch s'esclaffait.
D'Artagnan bouillait, mais il comprenait bien le surprenant pouvoir que cette machine conçue
par un physicien enfant renfermait. Il s'apaisa, et à ce moment précis parut la belle blondinette
nommée Guillerette. Elle-même brandissait un gigantesque aspirateur allemand. Elle le
promena dans la pièce en expliquant que cette nouvelle machine aussi pouvait aspirer les
objets. Elle engouffra ainsi deux ou trois meubles supplémentaires du pauvre d'Artagnan qui
n'en pouvait mais. Cette fois, ce fut Nabookov himself qui tempéra l'ardeur dévastatrice de nos
carnassiers convives. Il calma le petit russe d'une phrase puis, en en français :
-
Ce n'est pas la peine d'en rajouter, ou plutôt d'en enlever… Nous sommes ici pour
rendre l'immobilier au peuple, pas pour enlever le mobilier aux…
Aux moscoutaires, brailla Edwin Vassiliévitch en se tordant de rire.
Il est bon toutefois de constater que nous sommes équipés. La technologie est de notre
côté, pour une fois. Nous allons pouvoir lutter bientôt à armes égales contre les
maîtres carrés. Laissez-moi vous réciter quelques vers.
Et Nabookov, le maître regretté d'Ivan et de tant d'autres des nôtres, nous récita ces vers, cher
lecteur, dont je ne sais si la lecture t'inspire, tandis que j'admirais sa femme à tresse et que
Guillerette me couvait de regards chaleureux. Pendant qu'il déclamait ses vers, la pièce
s'agrandit – et s'assombrit aussi.
Un attracteur étrange
Zéro venu de l'un
Ou l'Un vers l'infini
Boit une stase énumérée
Fractal un univers
S'arroge
Le droit de n'être pas
Ce quoi
Qu'enfin les pitres sachent
45
Que l'on ne peut impunément
Forcer les portes des demeures
Défaites par le maître.
-
Vous n'êtes guère gai, mon bon ami…
Ecoutez voir !
L'espoir est mort coulé dans du béton
Bêtes de jungle et morne jambe asphalte
De cavaler sur les montagnes plates
Le pied blessé par les égouts
L'ennui la ville ne rend plus les soupirs…
-
Il suffit ! Il suffit !
Ce texte n'est guère mobilisateur !
Et pourquoi ? On était dans un monde où il y avait des poètes et des poissonnières, on
est dans un monde où il n'y a plus que des maîtres carrés !
Ou des bobos !
Des proprios !
Ou des propos !
Il n'y a plus mères ni douairières !
Les enfants ont d'autres idées, écoutons-les.
Oui, Edwin Vassili, dis-je en me ranimant après la sinistre lecture. C'est quoi pour
vous un maître carré ? Car c'est enfin le titre du récit…
Arrêtez de faire le titre ! entendis-je brailler par d'Artagnan.
Commençons par le mètre, murmura Nabookov d'un ton lugubre.
Nous quittâmes la chambre, accompagnés de Guillerette, qui ne cessait de lorgner vers moi, et
de Siméon, ce qui embarrassa fort d'Artagnan. En pleine rue, sur les bords du jardin lunaire,
en plein soleil aussi, nous formions avec la chiotte et le kolossal aspirateur, une curieuse
compagnie. Mais n'oublions pas le mètre. Avec son petit accent russe et italien, cosmopolite
mais pas babélien (je reviendrai sur la distinction), mon petit admirateur polyglotte s'exprima
dans ce registre scientifique et philosophique :
-
-
-
Oune ounité de longueur égale à la longueur du trajet parcouru dans le vide par la
lumière pendant une durée de 1/299 792 458 de seconde. Avant, le mètre avait été
défini comme une longueur égale à la dix millionième partie du quart du méridien
terrestre.
Vous avez raison, ils sont forts ces petits russes…
On les appelle les gavnuks.
Que veut-ce dire ?
Les petites choses. C'est pourquoi ils en ont marre des adultes.
Les megagavnuks !
Dé 1960 à 1983, poursuivait Superscemo alias Edwin, mais tu l'auras compris, ô mon
lecteur adoré, et d'un ton paisible quoique tranquille (???), le mètre a été défini à partir
d'une des radiations émises par une lampe à décharge contenant l'isotope 86 du
krypton.
Le mètre, c'est autre chose ! coupa Nabokov. Dans la prosodie grecque, le mètre
désigne un groupe déterminé de syllabes, avec des temps marqués, non ?
Et le maître, qu'est-ce ?
46
-
Ah ! Maître d'armes, maître de danse, maître d'ouvrage ou maître d'œuvre ?
Le seul maître, c'est celui de l'auteur de la Tiphaine Dufeux… Celui qui fausta
compagnie à notre Tiphaine Dufeux, la seule véritable…
Et le carré c'est quoi ?
C'est quoi le carré ?
Le quadrilatère plan dont les quatre côtés ont la même longueur et dont les angles
sont droits.
Mais quelle littérature !
Mais en arithmétique, cher maître d'armes, le Carré d'un nombre est le produit de deux
facteurs égaux à ce nombre… Mais le carré peut aussi être, ne vous en déplaise, le
nombre entier qui est le carré d'un entier !
Je me souviens aussi…
Siméon s'agitait. Il secouait sa tête blonde et rêvait de tester de nouveau sa belle invention en
pleine rue. Ce fut un bulldog français qui en en fit les frais. Il passa le premier la cuvette,
suivi de sa vieille maîtresse en suvêtement qui plongea. Nous tentâmes de rester discrets,
redoutant quelque reproche public ou poursuite de la maréchaussée. Mais rien ne survint, car
cette ville est devenue bien trop distraite et endormie, parée de ses passants penchants
rêveusement sur les pavés leur tête appesantie. Devant d'Artagnan indigné par tant de
malignité puérile, il sortit une belle blanche pas trop blanche et barbouillée de signes.
Ils avaient édicté les nouveaux Ten Commandments :
-
Always kill the adults after forgive them.
Never mind, be a machinegun.
Just use the dolphins and the horses as means of transportation to save the Energy.
Be a joker, not only a killer.
Never listen to a president or a parrot
Betray all your managers or presidents.
Earn money by stealing banks or casinos.
Shout everybody if you can, your buddies if you've already kill everybody...
Just destroy the humanity, not the earth.
Kill anyone who doesn't respect these crazy rules.
Now forget these rules and be a child again.
La Conférence du professeur Propolis. Nous arrivions enfin à nos fins. A l'approche du
Collège de France, nous vîmes que la salle serait bondée. Il y avait de fortes foules et un peu
de houle. Nabookov commençait à rassembler les nôtres, comme on dit. Il y avait même
Drake qui vint me saluer. Personne ne voulait laisser rentrer les enfants, mais le brio de
Superscemo leur obtint de droit de passage, avec l'étrange appareil de Siméon ; et Guillerette
passa aussi, se faisant passer pour une femme de méninge de plus grand importance. Je
remarquais alors sa belle peau de blonde en sueur, mais aussi un air de cruauté gentille et
satisfaite dans son beau regard bleu. Nabookov avait organisé son espace dans la vaste salle
ouverte à quelque mille auditeurs libres. Il y avait des specteurs et des policiers partout.
Teteras vint me saluer, en me disant que je ne devrais pas être ici, que je risquais beaucoup,
comme si j'étais le seul à être menacé hic et nunc. Siméon lui aspira sa serviette en cuir noir.
Enfin le professeur entra. C'était un homme petit aux cheveux bien plantés, hérissée même.
Sous le chapiteau, tout le monde s'agitait. On attendait de cette conférence un justificatif
philosophique. S'il remettait en cause la notion bourgeoise de l'espace, murmurait Nabookov
entre ses dents, alors c'en était fait du pouvoir des maîtres carrés. Mais il ne fallait pas trop
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rêver, il ne faut jamais trop rêver. Les specteurs veillaient, des hommes en costume noir et
ringard, mais Siméon et Guillerette, qui me souriait entre deux regards exterminateurs lancés
à la police des mètres carrés qui jonchait la moquette comme autant de futures feuilles mortes
Le professeur commença avec un accent gréco-italien, ou peut-être maltais. Des petits
drapeaux s'agitaient dans l'espace mesuré de la grande salle. Il s'exprimait nerveusement, par
saccades, la tête plongée dans ses notes, comme s'il nous menaçait indirectement.
Exposizione métafisica dou concept de l'espace. Au moyen dé cette propriété dé notre esprit
qui est le senso extérior, nous nous rapprésentons certains objets comme étant hors de nous et
placés tutti dans l'espace.
On commença à siffler. Il y avait ceux qui comme toi ne comprennent rien à cette posologie
verbale, mon cher lecteur, ceux aussi qui comme moi avaient reconnu la félonie du professeur
– qui reproduisait une dissertation célèbre du temps dit des Lumières -, ceux enfin qui
voyaient que notre phénomène allait malgré tout menacer leurs privilèges en se réclamant des
classiques tout simplement, et faire de l'espace tout autre chose que leurs manières d'anges
déchus en avaient décidé. Le professore martelait maintenait ses phrases étincelantes, ses vers
dorés comme s'il se fût agité d'une gavotte jouée au clavecin des énergies célestes. Et je
voyais Guillerette agiter son aspirateur vers les plafonds et avaler tous les fanions qui
traînaient.
Le temps ne pé pas être perçou extérieurement, pas plous qué l'espace ne pet l'être
comme quelque chose en nous. Qu'est-ce donc qué l'espace et le temps ? Sont-ce des êtres
réels ? Sont-ce seulement des déterminazioni ou même dé simples rapports des choses ?
L'espace non è oune concept empirique, dérivé d'expérienze extériori.
La phrase déclancha les regrettables incidents dont la presse devait le lendemain se faire
l'écho, et dans lesquels, cher lecteur, nous jouâmes, moi et mes chers petits compagnons, un
non négligeable rôle.
- C'est faux ! Cet homme est un escroc. L'espace est à vingt mille euros le m², point à la
ligne. Si ce guignol n'est pas content, il n'a qu'à aller voir ailleurs.
C'était la voix de Dieter. Alors Guillerette se leva, brandit sa tête d'aspirateur, et le croirezvous lecteur, elle aspira ses bonnes paroles. Le professore pouvait poursuivre, pendant que
j'entendais la voix de Suce-Kopek proféré d'autres insanités. Et il donna le coup de grâce.
2. L'espace est una rapprésentazione nécessaire, a priori, qui sert de fondement à toutes
les intuiziones extériori…Il est donc considerato comme la condizione della possibilità des
phénomènes, et non pas comme une déterminazione qui en dépende, et il n'est autre chose
qu'une représentation a priori, servant nécessairement de fondement aux phénomènes
extérieurs.
Tout le monde sauta sur sa chaise. On entendit hurler : "Dehors les pauvres ! Les Italiens
en Italie, la France aux milliardaires". Mais cette envolée lyrique fut aussi avalée par mon
aspiratrice blonde, et tout redevint silence. Le professore put alors porter l'estocade. Il avait
perdu son accent et je le voyais grandi, resplendissant, assenant les vérités les plus
philosophiques du monde.
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L'espace n'est donc pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept universel de
rapports de choses en général, mais une intuition pure. Nous affirmons donc la réalité
empirique de l'espace (relativement à toute expérience extérieure possible) ; mais nous en
affirmons aussi l’idéalité transcendantale, c'est-à-dire la non-existence, dès que nous laissons
de côté les conditions de la possibilité de toute expérience, et que nous nous demandons s'il
peut servir de fondement aux choses en soi.
Le rat des villes et le rat déchante. L'idéalité transcendantale de l'espace déclencha les
hostilités, mais nous étions prêts. Siméon actionnait sa chasse d'eau, pendant que Guillerette
aspirait et que Drake et d'Artagnan repliaient leurs mètres carrés. La défaite de l'ennemi n'était
pas seulement théorique ; elle était aussi pratique.
Dans l'agitation qui régnait, je ne savais où donner de la tête, couvant de mon regard les
enfants, et la sublime Guillerette dont je savais maintenant qu'elle ne pouvait s'appeler
Guillerette et qu'elle était un agent au moins double. De loin je vis Nabookov qui faisait de
grands signes. On avait enlevé Propolis… l'homme qui avait justifié la cause juste de la
gratuité de l'espace par l'idéalisme transcendantal avait donc disparu ! Décidément nos
adversaires auraient toujours le dessus. Mais non, nous avions aspiré et Siméon en avait
envoyé un certain nombre Dieu sait où, de nos petits maîtres, agioteurs, marchands de biens,
spéculateurs et autres éponges. Pendant que Superscemo atomiquement les désintégrait, si
triste de n'avoir pu recueillir de précieuse autographe du grand professeur italien.
Nous étions déçus. Mais nous rassemblâmes nos troupes. Nous avions testé de nouvelles
armes. Nous n'avions pas paniqué. Simplement, nous n'avions pas prévu que l'ennemi volerait
notre meilleur témoin ; qu'il se permettrait de le faire. Je voyais déjà les titres de la presse du
lendemain.
-
Ils vont nous attribuer l'attentat ; et ensuite expliquer que personne n'a compris ce que
voulait dire le professeur Propolis…
Et ce sera ainsi jusqu'à la prochaine conférence de notre ennemie, la fameuse baronne
Kitzer von Panzani…
Allez, on a bien rigolé tout de même, pas vrai… Ah, quelle ruche mes amis !
C'était la bonne voix un peu sotte de notre ami Mandeville arrivé un peu tard comme la
cavalerie, marmonna d'Artagnan. Pendant que nous nous rendions sur les hauteurs bohèmes
du quartier latin pour prendre un thé à la menthe mérité, j'en profitais pour m'adresser à
Guillerette. Ma belle blonde athlétique était ici under cover. Elle essayait des armes secrètes,
comme cet aspirateur à phrases et à personnes. Je lui dis que son regard était aussi une arme
secrète. Comme toutes les Allemandes, même celles de l'époque romantique, elle était très
sérieuse. Mais enfin, je voyais que je ne lui étais pas indifférent. C'est toujours la même
histoire ; je me voyais à Grinzing jadis, écoutant des lieder, et buvant de la bière, tandis que
mon cœur faible s'enamourait d'une gretchen aux seins prospères…
Il arriva que des filles leur naquirent, élégantes et belles. Et lorsque les anges, les enfants des
cieux, les eurent vues, ils en devinrent amoureux…
Nous nous retrouvâmes près d'une place saint Hilaire en face d'un monument de culte d'une
grande beauté hérétique. Les gens se saluaient, nous buvions du thé à la menthe. Petit Pierre
allait plus tard passer après son spectacle de rue. Nous eûmes droit aux vers inévitables et
redoutables de ce bon Nabookov, intarissable et dans son bon droit :
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Petit vaisseau qui passe dans l'espace
Le blanc la nuit l'effroi
Pour qui sonne la glace
J'attends le roi des rois
Dharamsala la porte ouverte
A stase empire et tradition
J'énumère la verte
Erin contemplation
Je notais que sa femme (celle de Nabookov, un peu d'attention, cher lecteur), qui se nommait
Tatiana, ne cessait de faire et de défaire sa tresse. Mais ce n'était pas par détresse. En réalité
elle prenait la peine de découper ses cheveux en quatre pour noter ce que son époux, moimême ou un autre de nos compagnons disait. Elle le faisait plus vite de cette manière, n'ayant
pour ainsi après plus besoin de prendre de notes. En fait elle tressait des quipus, comme au
temps des Incas. La belle éthérée discrète aux airs elfiques (zerzerlfik, comme dirait
Mandeville…) me confirma de sa voix musicienne qu'elle avait pris cette méthode au Pérou,
où elle avait vécu avec son époux quelques années auparavant. Une paysanne quechua du haut
pays d'Ayacucho lui avait confié ces secrets qui avaient échappé à la barbarie des
conquistadores. Elle se servait de ses recettes secrètes pour prendre au vol les fulgurances,
faux desseins et inspirations de Nabookov qui commençait trois contes et n'en terminait
aucun, et avait fait de sa vie littéraire un jardin aux sentiers qui bifurquent. J'étais moi-même
en train d'inspirer tout le groupe, ajoutait-elle avec son air doux et grave. Peut-être que…
Je pensais moi-même que j'avais affaire à une aspiratrice, un être plus incontrôlable qu'une
aguichante inspiratrice. Ma chevalière teutonique tenait le corps de son aspirateur comme
celui d'un dragon. Et sachant que Siegfried n'avait guère eu de chance avec son amour de
guerre, je me préparais au combat avec une certaine réticence.
Le chevalier se perd
Il rit de se voir hydre en tel miroir
Et se prend à penser à des sillons de lune
Effleurant la nuit vierge
Guillerette, à l'insu du plein gré de d'Artagnan, se nommait donc Fräulein Von Rundfunk ; il
faudra te rappeler de son changement d'identité remarquable, chère lectrice. Rundfunk me
raconta son histoire. Elle pouvait s'appeler Giselle ou Catherine comme toutes les allemandes
; je préfère Fräulein. Elle était ingénieur, travaillait pour ces grandes et savantes usines qui ont
recouvert la vallée du Rhin depuis qu'il n'y a plus de philosophes. Elle était rentrée dans la
Résistance aux maîtres carrés par dépit amoureux (un de ses créations robotiques s'était
refusée cette Pygmalionne). Sa beauté blonde aux anneaux ciselés évoquait certes les âges
farouches, mais il y avait aussi quelque mécontentement sozial à l'origine de sa contestataire
attitude. L'histoire de la grande famille des Rundfunk, la fille du Rhin à l'inépuisable aura
gemutlich… l'affaire Morcom m'avait un peu refroidi sur mon anglophilie du voyage
antérieur.
C'était l'histoire assez banale d'une grande famille bourgeoise du nord qui péchait par
maladresse et en quelque sorte manque de fortune. On faisait de mauvais projets, on vendait
au mauvais moment, on achetait au pire. Fräulein Von Rundfunk avait alors vu disparaître la
grande salle de séjour et la buanderie, la deuxième chambre d'amis et la salle de jeux, la cour
intérieure et la grande cuisine, le bureau de papa et celui de la petite sœur. Il y avait certes eu
aussi tous les bombardements, mais Fräulein Von Rundfunk n'en parlait pas, et elle n'était pas
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née n'est-ce pas… c'est par esprit de révolte qu'elle s'était amourachée de sa vieille amie
d'enfance, qui s'était enfui avec un africain en Europe orientale.
Tout en disant cela, mon ingénieuse guerrière prenait un air fragile et presque séduisant, qui
lui retirait la virile énergie dont elle avait fait montre tout au long de la journée. La fatigue
aussi la gagnait. Je lui pris d'ailleurs la main sans effort. Je sentais la tiédeur douce de la
soirée, la chaleureuse amitié qui unissait nos cœurs. Je me crus alors sur les bords du Rhin,
escaladant une montagne magique, un Zauberberg tel un Wanderer, un voyageur, avec ma
Fräulein qui me tirait vers le haut, pour défier le Himmel und l'Abgrund germano-romantique
et non plus germanopratin.
Meine liebe lui dis-je, Denn bleiben ist nirgends, a dit le poète, demeurer cela n'existe nulle
part, nous n'avons pas trouvé de patrie toi et moi, Aber Heimat fand ich nirgends, les dieux
nous montrent la route, Die Götter ebnen uns die Bahn, et tout le tralala du docteur Faustus
qui marche si bien main dans la main avec la Weltschmerz, la douleur d'être au monde ou la
chanson à boire la douleur de la terre ou du thé à la menthe.
Die Sterne, die beghert man nicht…
Ma logorrhée l'atteignit ; mais elle continua de m'entretenir sur la maison qui diminue.
Maintenant on devait vivre sur 30m², il n'était plus question de vie sozial ou de famille
nombreuse ou de vie de couple d'ailleurs. On retombait dans le germanopratique. Je m'en
tirais avec un coup d'œil taquin de d'Artagnan, et une œillade réprobatrice de Nabookov qui
ne voulait pas d'un ange rebelle désertant le champ de bataille au moment de l'Endkampf final
; et ce d'autant qu'il se méfiait de la belle, que le moscoutaire considérait toujours comme sa
bonne. Il ne fallait pas omettre en outre qu'elle était là en tant qu'inventrice ; et que la tête
chaude cache souvent un cœur bien froid, comme il était dit dans une opérette dite les
Visiteurs du soir. Bon.
-
Alors voir la grande tante maintenant…
La grande tente ? Allons bon. Apôtres, nous voici !
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Digressions par la grande tente et ailleurs
Nous reprîmes la route. Il sembla que la vie de quartier revenait dans cette partie désertée de
la bonne ville. Les enfants jouaient, les gens allaient et venaient, et souriaient, la tête relevée.
Les portes s'ouvraient, on n'avait plus de codes, et l'on jetait les clés dans la rue. A plein
regard la créature voit dans l'ouvert, m'entendis-je murmurer à ma belle ingénieuse. Elle me
serra les doigts… La barbe, Nabookov !
Nous gagnâmes une esplanade en suivant d'Artagnan, qui reste un guide fantastique rue de
Bièvre, chevalier du dragon. C'était près de la Seine, tout arboré, et plein du chant des
oiseaux. On eût dit une volière.
Il y avait une grande tente, précisément une très grande tente, une immense étendue de toile
étendue et qui faisait voûte sous le ciel. C'était la tente de mon vieil ami de trois jours.
Baptiste l'avait installée là pour les besoins de sa communauté itinérante.
De vous à l’ennemi, il ne doit y avoir d’autre différence que celle du fort au faible, du vide au
plein.
Baptiste a fédéré le vide, donc la force mobile de notre éternité.
On y allait et venait ; et quand on y entrait, on s'y sentait moins à l'étroit que dans la ville. La
tente avait ces propriétés – si j'ose dire, parce qu'elle dissolvait justement l'ère de la propriété,
elle y mettait fin à cette coupe au carré de l'humanité à sa coupe réglée – si particulières, que
j'avais déjà observées depuis mon arrivée – à moins que je ne les répandisse, comme le
supposaient Tatiana et Nabookov, et malgré moi -, et parmi ces propriétés, celle si étrange
d'être immense et de paraître à l'extérieur de dimensions à peine respectables. Il y avait plein
d'arbres, toute une forêt de chênes et de hêtres, un voile d'illusions, mais d'illusions solides.
Nous n'étions plus dans la réalité vaporeuse et inessentielle qui est celle des toits modernes,
pleins de vide et d'encens frelaté. Dans ce monde enchanté régnait mon simple clochard que
j'avais cru si humble, Baptiste, et son bon ami Paul, qui avait été marchand de tentes quelque
part en orient et avait comme tissé toutes les routes de la soie pour nous protéger de cette robe
céleste. Je vis alors paraître un homme grand et athlétique, qui portait une moustache et un
bonnet vert. Il s'adressa à moi avant de rejoindre ses compagnons plus loin.
-
Bienvenue à Sherwood…
Sherwood, en pleine ville ?
Extension du domaine de la hutte ! Alors, robin, aux abois ?
C'était petit Pierre qui me haranguait ainsi, sifflant de sa flûte de Pan. Il y avait aussi des
satyres, des faunes, des nymphes, des gobelins, des elfes bleus, et tous les gnomes et peuples
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de la forêt. Je serrai la main de ma compagne qui elle n'en croyait plus ses yeux. Se pouvait-il
que nous fussions enfin dans une Lothlorien ? Mais Baptiste vint à ma rencontre. Il était
flanqué de d'Artagnan et du redoutable Mandeville toujours prêt à s'exprimer en stichomythies
moscoutaires.
-
-
-
-
La tente c'est le symbole de l'univers, du vide aussi, comme tu sais… Le plus dur est
de maintenir son imagination en éveil… c'est un effort collectif… Sinon, tout
s'écroule… Remarque, leur monde aussi ne tient qu'à un fil, si j'ose dire.
Leur monde tient à des calculs.
Oui, cette une immobile maladie, un mouvement autonome du non vivant, se répétant
à l'identique. Banlieues, périphériques, trottoirs, embouteillages, centres d'affaires,
rocades, aéroports, tunnels, détournements, malls, centres commerciaux, entrepôts,
cages à habiter, j'en passe. Et tous les pauvres à la porte. Toute l'humanité à la porte.
N'y reste qu'un zombie, un vampire, un maître carré…
Comment tu as eu l'idée de…
Nous avons eu de la chance, trouver le tissu couleur du temps. Du temps qu'il fait,
wetter, ajouta Baptiste en regardant ma Fräulein. Ensuite c'est l'enchantement logique :
nous pouvons tout si nous croyons. La taille de la tente Henriette dépend du vent, des
temps, et de l'envie des gens. c'est Disneyland en réel.
Pourquoi la tente Henriette ?
C'était ma grand-tante. Elle m'abritait dans sa maison provençale lorsque j'étais enfant.
J'y passais des heures délicieuses. Mais on l'appelle aussi la Loge.
Quoi ? La tente la loge ?
Baptiste empoigna alors la belle teutonique, à la poitrine plus tonique et mécanique que
jamais. Et il lui dit de sa voix impénétrable, alors qu'il resplendissait sous son couvre-chef à
plumet et sa verdeur métaphysique :
-
Loge vient du francique ripuaire laubja qui signifie "abri de feuillage", et a donné
Laub en allemand moderne et loaf en anglais. Pae exemple !
C'est prodigieux. Donc le logement est lié au feuillage, à la forêt pure des bois.
Alles möglich mein liebe !
Vous êtes wunderbar, merveilleux, s'écria Fräulein Rundfunk d'un ton très guilleret.
Et au départ la loge désigne une petite cabane…
Tout de même, dis-je en bon esprit naïf, comment avez-vous pu en arriver là ? Vous,
les humains ?
Tu n'as pas entendu parler des eaux glaciales du calcul égoïste ? Il faut te mettre à
jour.
Les calculs, c'est la maladie de la pierre, remarqua habilement d'Artagnan. Au fait,
héraut, j'ai une bonne nouvelle… On a retrouvé Propolis.
C'était l’autre bonne nouvelle de l'après-midi ; du reste le crépuscule ne venait pas, le soleil ne
se couchait pas, la terre semblait immobile sur son socle, comme si elle ne pouvait voir la fin
de ce jour. Et sous la vaste tente Superscemo et Siméon jouaient enfin à donjons et dragons,
mais avec de vrais dragons et de solides donjons. Ma Fräulein avait revêtu des vêtements de
fée, tout comme Tatiana. Nabookov portait comme beaucoup un tablier de maître de cuisine
ou de menuiserie (il fallait s'activer), comme beaucoup d'ailleurs. Mandeville se chargea de
retirer à la scène de sa superbe mythologique.
53
-
Propolis ? Vraiment ?
Je vous le dis !
Le professeur ? Pas Héliopolis ?
Je vous assure…
Ah ! Sapristi ! Et où cela ?
Au Louvre !
Ah ! Fichtre !
Comme vous dites…
Et comment cela s'est-il passé ?
On va vous le montrer ! Vous l'allez voir à l'instant !
Le lait boire à l'instant ! Saperlipopette ! Mais je le croyais enlevé ! Comme Elie !
Par les nôtres ! Il a été enlevé puis libéré par les nôtres !
Enlevé ou libéré, je n'y comprends plus rien !
Mais les deux voyons ! Dans le doute ne vous abstenez pas ! Venez voir !
Le fait est que l'incertitude de Mandeville avait pour une fois ses raisons de mettre en doute la
compréhensibilité des propos que l'on venait de lui tenir. Il arrive parfois où un même un sot a
le droit de se tromper... On m'introduisit dans la hutte de Propolis, surnommée la hutte finale.
Là je vis notre petit bonhomme, mais il était en train de retirer la perruque qu'il avait revêtue
durant la batailleuse journée. Et je voyais un petit homme chauve et puissant, qui dégageait
une forte personnalité, les yeux durs masqués par de fantastiques lunettes d'écaille, et le corps
recouvert d'une gabardine vert-de-gris. C'était lui le chef des nôtres. C'était lui qui avait monté
la combine, comme il le dit de sa voix grave et actrice, qui prononçait d'un air initié et bourru
des salves sentencieuses et infernales. Et il ajouta, en me prenant par le bras et en me fixant de
son étincelant œil de faucon :
-
-
Vous comprrenez, mon cherr… Nous avons rridiculisé conspirrativement l'ennemi…
Il est à notre botte maintenant.
…?
Il est foutu. j'ai prouvé dialectiquement par l'analytique transcendantale la nullité de
ses propositions et la vacuité abyssale et qlipothique de ses tarifs. A ce rythme, et
grâce à nos arrmes secrrètes, nous en aurons bientôt fini avec lui. Par qlipoth, j'entends
bien sûr comme vous savez ces écorces mortes dont parle la kabbale… c'est de là que
nous vient tout le mal. La conspiration des ténèbres finales nous vient du vide béant de
ces logements transmués en loges noires prédatrices, tantriques et conspiratrices, ces
aires vides possédées abstraitement par de la monnaie… Nous sommes en lutte contre
le néant, son œuvrre au noir, sachez-le mon cherr…
Et chassons-le donc, s'exclama Mandeville, qui crut drôle la contrepèterie.
Je fus mis au courant. Il s'agissait – je parle de mon locuteur, lecteur - de Johannes
Parvulesco, le maître de céans, conspirateur avant l'heure et avant-gardiste de la Révolution
des anti-maîtres carrés. Ce personnage haut en couleur semblait s'être fait un nom parmi mes
amis. Et ce sans que personne ne semblât lui obéir proprement dit. C'était une entité éclairante
et donc tolérée, un Illuminatus venu de l'aube dorée des magiciens blancs. Et je mis à repenser
à ces terribles vides entrevus dans les appartements et les loges bien noires. C'était cela le
monde devenu : un wunderkammer, un cabinet de curiosités peu à peu vidé de toutes ses
richesses et possédé par l'absence ivre de soi-même rendue en chiffres effarants.
-
Mais dites-moi comment vont les choses là-haut…
Je peux ?
54
-
Bien sûr… Vous aurez comprris que je suis un familier des sorties dans l'astral.
S'ensuivit une confession que je n'ai aucun droit de retranscrire. Elle n'intéressera pas mon
bon lecteur, et je l'invite à lire les vieilleries de Swedenborg, Jakob Boehme ou de quelques
autres philosophes inconnus, s'il ne veut pas se perdre dans les méandres de mon espace à
moi. Le feu clair qui remplit les espaces liquides est glacé.
A propos de Jacob, je le vis qui opérait par là. Je laissais le Maître à ses péroraisons et allais
saluer mon héros et sauveur d'un soir. Il travaillait à de la menuiserie sous la tente, dont il
avait assuré la charpente légère en son temps. Je lui demandais où était son échelle, il sourit et
me la montra. Elle était là, pendant mollement, venue de l'inconnu, montant on se sait où. Je
pourrais sans doute rentrer chez moi par cette échelle un jour.
Il arriva dans un lieu où il passa la nuit; car le soleil était couché. Il y prit une pierre,
dont il fit son chevet, et il se coucha dans ce lieu-là.
Il eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait
au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle.
Je cherchais les limites de l'échelle et non du ciel – ou de la tente. Et j'atteignis la suprême
vacuité, celle que gagnent les esprits épargnés par les corps. Mais on me secoua. Jacob avait
disparu – comme toujours.
C'était mon bon Superscemo qui désirait me montrer quelque histoire. Siméon était reparti,
enfin récupéré par le fameux majordome qui sortait d'une planche de l'encyclopédie ou d'un
travail de Vaucanson. Il nous avait laissé sa fatale cuvette : on ne l'avait pas nommé Q par
hasard. J'apprends vite, lecteur : en peu de temps j'enregistre grâce aux airs et aux ondes
innombrables qui se trimballent dans ce que tu nommes ton espace ou bien l'air, et je me gave
d'informations dont je ne sais que faire, comme toi et toute ta posthumanité je pense.
Superscemo me montra tout d'abord le plan de sa ville : il avait dessiné son palais, ses forêts,
ses zoos à l'air libre, ses usines, ses rampes de lancements de missiles, type Baïkonour,
Cayenne ou cap Canaveral, il avait surtout gribouillé au milieu un petite territoire étranger à la
ville.
-
Là, me dit il gravement, j'installerai ma favela…
Ta favela ?
Oui. Il me faut une favela…
Nous étions entourés. Tout le monde acquiesça. Et si c'était la solution, bon Dieu, pour défier
les marchands du temple ? Quels spoutniks ces enfants… Pendant qu'Edwin Vassili
Serafimovitch Pyvo déclinait son génie urbanistique et conspiratif en russe, anglais, italien,
quelque autre idiome aussi, je constatai que Baptiste avait accepté l'attention de ma bonne
teutonique. Je n'en éprouvais aucune jalousie. Je n'avais besoin d'aucune aspiratrice, et ne
pouvais lui servir d'inspirateur. Je redoutais seulement quelque bêtise future de sa terrible
machine, de son arme secrète, comme j'avais tenu à dire. Elle pour l'instant paraissait avoir de
l'intérêt pour mon clochard céleste et son magique toit, qui lui faisait oublier sa maison qui
diminue. Mais Baptiste bâtissait dans le fragile, et qui sait mon nomade saurait raison garder
pour la terrible sédentaire ? Je vis Mandeville, comparse inévitable, et commis l'imprudence
d'entamer la conversation. On ne se méfie jamais que la première fois.
-
Il faudrait la lui prendre…
Plaît-il ?
L'arme secrète.
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-
-
La Crète ?
L'aspirateur. Le breveter.
Une brève, té ?
Le confisquer ?
Le fisc, hé ?
Notre ami veut vous dire, ahuri, qu'il nous faut surveiller l'invention de Fräulein
l'ingénieuse (le lecteur aura reconnu dans cette intonation et dans ce double alexandrin
la voix martiale de d'Artagnan). Ne vous tourmentez pas, Nemo, nous y veillerons. Je
pense qu'elle rentrera chez moi encore quelques fois. Il est vrai qu'elle semble désirer
une aventure en ce moment… Mais venez, votre bon ami Pierre nous prépare un
spectacle de mime…
Et ça s'appelle ?
Les âmes mortes.
Les ammor…
Basta, Mandeville.
Si fait, si fait…
Sur une espèce de théâtre qui me rappela les bons vieux temps du baroque espagnol, quand les
jésuites tentaient d'expliquer le monde aux plus pessimistes de leurs contemporains, Pierre
jouait une scène complexe adaptée de Gogol. J'eus toutes les peines à expliquer à Edwin
Vassilievitch la différence entre Google et Gogol ; je n'essayais pas avec Mandeville qui
reprenait son air éthéré.
J'étais bien satisfait de voir à l'œuvre les âmes mortes. Cela me rappelait ma genèse, ou plutôt
ma jeunesse romantique et rieuse. Ah ! La bataille d'Hernani, mon cochon, quel souvenir ! Et
Venise, avec Byron ! Souvenirs…
Et je voyais notre Pierre jouer avec ses gestes, et être avec ses mains, et son teint blanc. Il
rendait le désert d'âmes, qui évoquait le nôtre, et ses misérables toiles de maîtres.
Vends-moi des âmes mortes, j'éclatai de rire… j'arrive ici et on me raconte qu'il a acheté
pour trois millions de roubles des paysans destinés à être colonisés ailleurs… colonisation !
Mais ce sont des morts qu'il demandait à acheter.
L'attention venait sur nous, la tension aussi… Il me sembla que la tente se rétractait sur cette
berge noble de la Seine. Le sujet de la pièce ne nous protégeait pas ; mais il nous éclairait sur
les combats à poursuivre.
Quelle énigme que ces âmes mortes ! Quelle énigme… Où est la logique dans ces âmes
mortes ? Comment peut-on acheter des âmes mortes ?… Quel imbécile le ferait ?... Et avec
quel argent invisible il les paierait ?... A quoi serviraient ces âmes mortes ?...
Et Pierre enfonça le clou de son spectacle :
L'acquisition demeure la raison d'être de tout, elle est l'origine de toutes les opérations que le
monde qualifie de "pas très propres". Certes il y a quelque chose de répugnant dans ce
caractère ; et le même lecteur qui, chaque jour, cependant, rencontre pareil homme, partage
avec lui le pain et le sel…
-
Je ne comprends plus guère… Pourquoi ce grand inquisisiteur ?
Acquisiteur !!!
Vous avez presque raison. Pressons.
56
Nous avions froid. La taille de la scène diminuait, peut-être même la taille de petit Pierre,
soumis à l'arraisonnement capital et cardinal de notre monde. De cette réfraction subsisterait
quoi donc dans le futur ?
J'attendis Pierre à la fin de son spectacle. Mais d'autre gens m'entouraient ; la tente continuait
de diminuer, il nous faudrait bientôt sortir. Les arbres disparaissaient. Ce n'était pas la forêt
obscure qui nous effrayait, bien plutôt sa disparition. Mais Baptiste m'assura qu'elle
subsisterait ailleurs, et que ce soir comme toujours j'aurai de la place à son bivouac. Les deux
garçons de Pierre, Victor et Cyprien, seraient de la partie. Mais il n'était pas question pour
moi de rentrer bientôt sous la tente.
On me fit savoir que l'honorrable Johannes Parvulesco désirait encorre me voirr. Il n'était
plus sous la tente, mais dehors déjà, si j'ose dire, et dans un café obscur où il pouvait
prétendre atteindre déjà des dimensions cosmogoniques plus dignes de lui, à l'intérieur de son
plérome. L'étrange bonhomme créait un cercle de créatures invisibles autour de lui, de
disciples translucides. Ce fut le petit Superscemo, qui après avoir commandé son lait orgeat,
nous le fit remarquer. Cette observation de mon brillant second parut irriter le vieux maître
qui expliqua toutefois.
-
Ce sont les galactiques… Ils m'accompagnent. Mais prenez place, je vous prie.
Nous nous tiendrons bien. Vous vouliez me voir encore ? Comment expliquez-vous
ces variations dimensionnelles ?
Mais je m'en fous ! Je ne suis pas physicien ! Les temps sont à la subversion
transcendantale, c'est tout… Les temps et bien sûr l'espace. La forme a priori de…
Notre sensibilité ! brailla Superscemo entre deux hoquest.
Il est impressionnant cet enfant… mais faites-le tairre…
Moltchi, gavnuk !
Superscemo se tait, on ne sait pour combien de secondes, comme toujours avec les enfants. Je
n'aime pas faire taire les enfants de cette espèce. On ne sait jamais quel trait de génie on va
ainsi perdre. Je l'envoie étudier les arborescences de la forêt agonisante de notre cher Baptiste,
étudier l'hébreu ancien avec Jacob le chirurgien gardien de joaillerie. Etant ainsi enfin passé
du passé simple au présent éternel, celui qu'on dit de narration, je poursuis mon épisode, ô
cher lecteur qui voit se chambouler toute l'histoire littéraire : car on se moque du lecteur. Mais
te rends-tu compte, ô lecteur, comme Gogol, de la médiocrité petite de cette vie moderne ?
Quelques impôts et quelques codes, quelques numéros de cartes et quelques coups de fil, que
reste-t-il de ta vie, ô pauvre malheureux ?
-
J'ai à vous dirre mon cherr des choses de la plus haute importance…
J'ai compris qu'avec vous, quoique ange – si vous me pardonnez l'absence d'élisi-on -,
il faut toujours être prêt à de plus intenses révélations…
Elie- Sion, tout un programme…
C'est vous qui le dites, cher maître. Elie, le char, Sion le refuge.
Mais quoi, finalement, qu'est-ce que vous y foutez là-haut ?
Je navigue entre deux eaux, entre deux flammes, entre deux glaces. Mais surtout je
m'y pose sur le rameau.
Je ne supporte pas ce putain de siècle des lumières !!! Le plus petit des siècles, comme
disait notre, notre Léon Bloy.
Mais j'en suis moi, vénérable. Je suis l'esprit éclaireur de la Liberté.
Pas du libéralisme, j'espère ?
57
-
-
Mais vous, dialecticien ? Vous ne savez faire la différence entre la Liberté et le
libéralisme, entre la liberté de l'esprit et celle des choses ?
Je vous comprends, je rrenonce à toute polémique… Je vous sais envoyé de là-haut. Et
bien envoyé d'ailleurs.
Il était temps d'ailleurs !
Il était espace, dirais-je sûrement… Bon, maintenant, assez déliré. Savez-vous
pourquoi je vous ai mandé ?
Mandé ?
Ne vous prenez pas pour Mandeville !!! Convoqué ! Ce que j'ai à vous dire est de la
plus extrême, abyssale et conspirative importance…
Il ne s'agit de rien de moins que de sauver l'Occident des griffes de la conspiration
russo-soviétique ?
Taisez-vous, moins que rrrien ! Et écoutez mon onzième commandement, et quatrième
protocole : rendez-vous donc dans la bibliothèque. Celle de la fille abscondita , de la
hija escondida du défunt président français. Aussi vrai que je vous parle d'Arica,
rocher chilien désespéré d'où je sais que vous partîtes…
Mais comment…
Aussi vrai que je crie de ce rocher, vous dis-je, vous pouvez vous rendre ce soir-même
à la galactique et présidentielle, et je dirai même abélienne bibliothèque. Et même
accompagné de ce petit emmerdeur d'enfant…
58
La bibliothèque et puis la butte
Attaquez à découvert, mais soyez vainqueurs en secret.
Je n'en croyais pas mes oreilles, décidément. On en sait toujours moins que les hommes. Se
pouvait-il que Propolis alias Parvulesco alias je ne sais quoi dans le silence éternel des
espaces infinis en sût plus que moi donc que les bibliothèques boliviennes de nos états de
l'être ?
Sans doute ignores-tu pourquoi je joins cet épithète, mon cher lecteur, lecteur de CD, lecteur
de DVD, lecteur d'ACV, de je ne sais quelle galéjade, encore gabegie, ô désespoir de la
médiocre planète où d'être plus que riche et célèbre on ne sait plus quoi faire ? Plus quoi être
? Par épithète j'entends bolivienne, cher être, ô mon lecteur, et tu sauras bientôt pourquoi, en
vertu de cet étrange pays j'ai accordé en tant qu'ange des langues et de l'esprit l'épithète
vénérée au sublimissime substantif de bibliothèque. Le sauras-tu, comprendras-tu, j'en doute,
ô mon présent ignoré !!!
Il fallait tout de même y aller. Sans Johannes, avec Superscemo, sans Fräulein Von Rundfunk
ni aucune autre, nous nous y devions rendre. A cette bibliothèque. Une belle affaire,
camarade…
A peine avais-je salué et Baptiste et petit Pierre, et Nabookov et sa femme, que je me
retrouvais devant une pente si difficile à suivre, celle de la colline sainte Geneviève, qui sut
arrêter Attila, mais pas Little Attila, le petit roi de l'immobilier du Vème arrondissement de
ladite ville.
Je me croyais abandonné, destiné à monter vers Maubert-Mutualité (station de métro, ô
étranges sénéfiances de la latinité dérivée et de l'hellénisme déviant !), lequel me revint plus
tard, mais sous un autre sceau, bien plus royal que celui de la RATP, cher lecteur ; mais j'étais
accompagné par Edwin Vassilévitch alias Superscemo, lequel, sous la protection de séraphins,
convoquait à sa table, à sa disposition plutôt, toute sortes d'instruments de déplacement, ou de
véhicules. N'était-il pas le maître des dessins, ou des desseins plutôt, comme mon cher
Siméon Kulkow ? Celui dont les parents avaient une fortune telle que même leur maison en
devenait petite ?
Israël est-il un esclave acheté, ou né dans la maison? Pourquoi donc devient-il une proie?
Grâce à Dieu, le char de Superscemo (le très grand sot, comme il t'en souviendra, cher lecteur,
à l'issue de ce bouquin d'où il ressort que la Bible comme Gogol ou moi-même, mon humble
ange, sommes les grands vainqueurs…) arriva bientôt. Le voici en paroles :
Je regardai, et voici, il vint du septentrion un vent impétueux, une grosse nuée, et une gerbe
de feu, qui répandait de tous côtés une lumière éclatante, au centre de laquelle brillait comme
de l’airain poli, sortant du milieu du feu. Au centre encore, apparaissaient quatre animaux,
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dont l’aspect avait une ressemblance humaine. Chacun d’eux avait quatre faces, et chacun
avait quatre ailes.
-
-
C'est mon char Kombat, me dit avec fierté Edwin.
C'est très bien, mon malinki Pyvo. Un gros 4X4 martial et russe en somme. Où nous
mènera-t-il ?
Où vous le décidâtes, Gerold (car mon lilliputien ami avait une rigoureuse définition
de la conjugaison, fût-elle latin)… La bibliothèque M., ce me semble, comme dit notre
maître Google ?
Gogol, Edwin, Gogol.
Et nous nous y rendîmes. Avec le char Kombat, voiture de luxe au demeurant, au lustre
imputrescible, un char cyclopéen, nous pouvions nous y rendre, à la bibliothèque. Il éclairait
de sa masse compacte et martienne toute la médiocrité urbaine de cette grande ville jadis
noble. Superscemo rayonnait à un point tel qu'on le laissa conduire. Mais dans les villes de la
pensée, où la pensée jaillit comme de la lumière, les distances jamais ne sont bien longues.
Mandeville vint nous rejoindre, qui ne nuit pas (le personnage, pas son infinitif). Et nous nous
y retrouvâmes, à la bibliothèque : j'y crus même voir une ombre bien sombre…
-
Monseigneur, bonsoir…
Mais Charon, c'est bien toi ?
Même si sans un toit…
Nous dormons comme un loir !
Exactement messire…
Et comme dans la ruche sire…
Ronronne un bon soir parisien…
Nous ne savons si c'est le lien !
Après cette excellente mise en bouche, nous eûmes droit, dans le somptueux tarantass de mon
ami Superscemo à ce sublime vers, qui devait bientôt revenir, ô mon ami lecteur, tant la ville
d'Henri vaut par ces murs qui murmurent et puis ces murmurants parisyllabiques :
Hostis habet muros ; ruit alto a culmine Troia…
Nous y entrâmes finalement, dans la bibliothèque. Elle était tenue, comme dit César (le nôtre,
pas le vôtre, romains), par un vieux collecteur d’images d’or et vénéneuses : il se nommait
Lubov, et, considérant que toute lettre valait une image, il en avait fait une image. J'avais déjà
été averti par le génie torride appliqué aux gammes de musique.
-
Entrez et jouissez, nous dit-il. Ce soir on joue Chostakovitch.
Musique de la Mitteleuropa ?
Seriednaya ! confessa jalousement mon jeune cerveau russe et polyglotte.
Eh bien jouez Chostakovitch, mon cher Lubov, fils des Khazars !
C'est mes khazars chers à Koestler ! Un de nos rares esprits libres, depuis qu'en ces
temps longs, un peu sans fibres, nous désirons prendre un peu d'air !
Exactement.
Et ce disant, le sieur Lubov nous ouvrit donc la porte noble. Et ce n'étaient que livres. Un
longue infinie immense rampe de bibliothèques allongées telles des corps de femmes et de
chandelles, bougies de lumières incessantes, ignifugés lombrics, des flairs sereins
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d'intelligences typographiques et d'idées transgressives qui jusque là avaient coûté, et coïté,
mais des milliers, mais des milliers de vies lyriques quand on n'était pas, mais quand on n'était
pas encore dans cette nuée faite de vies souches embryonnaires et scientifiques ennuyées. Y
sommes-nous mes frères ?
Les livres donc voletaient, comme les belles jambes dans une rue bien espagnole ou une
église orthodoxe. Et les paroles voletaient, comme sous la touche d'un grand chef musicien
soviétique (sans que j'en susse bien le nom, tu le sais bien, mon cher lecteur, moi qui ne sais
où ne suis pas, toi qui me suis où ne suis pas…), parce qu'elles se savaient, non mais soit dit
entre nous dégelées, libérées, non mais dis donc ma belle parole, décongelées – et, disant cela,
j'apprends que sous le règne de ces Damned, de ces damnés Maîtres carrés, c'est devenu la
principale occupation cybernétique de ce jadis peuple, consulter par le web, par la toile ou
réseau le site de congélateur des terres…
Et c'était donc la belle parole de Johannes Parvulesco et de ce damné Lubov, maître d'image
et de sonorité, leur ordre à la lettre, et presque serbe, et presque systématique, et presque
byzantin, maître, libérer ces lettres désertées de livres oubliés, manuscrits désertés, incunables
abandonnés, et soporifiques articulations ébréchées de ces langages, oubliées comme une
arête de poisson abandonnée au fond d'un lagon des dieux…
Je te paraîtrai lyrique, ô lecteur, mais pendant que tout le monde autour de moi s'endort, la fée
Pollia, comme si j'étais le dieu Pan, s'éveille… Et elle volette, tout légère, toute virevoltante,
et lyrique, et puis slave avec ça, petiote pile d'énergie. Et elle distribue, la bougresse, et ses
lettres, et ses chiffres, et ses notes, comme s'il se fût agi d'une maîtresse grammairienne bien
énergique, épistémologiquement bien noire, avec ses gammes, oubliant toutes les lettres
oubliées, les lettres décomposées, de ces traités huguenots, et de haute tenue, et dont je fus
l'administrateur, mais qui jamais ne se taisent dans cette ombre argentine ensoleillée où nous
sommes et ne sommes et ne sommes pas, énergies d'éveils abolis, appelés, renvoyés, comme
ces beaux ballons en quoi seront réduits en cette Fin des Temps que tu n'oublieras pas, mon
adorée lectrice.
Mais la fée voletait, me dirigeant çà et là, ou vers Dumont d'Urville ou bien vers La Pérouse,
ou vers Rojdestvenski, un de des grands administrateurs des terres éthérées ou bien
paradisiaques de cette planète bleue que j'aimais tant selon certains. La fée Pollia qui
m'évoquait tout autre chose que la Fräulein me séduisait dans l'infinité de sa danse livresque,
de son ballet tchaïkovskien, et de sa blonde chevelure de petite fille russe. Elle me dit qu'elle
s'appelait aussi Nicoletta. J'étais bien avec tout cela, dans tous ces rayonnages interminables,
ces rangements au Fort de l'Est, ces parapluies de Cherbourg, et cette bougrerie intellectuelle
abrutie qui les ferait tous atterrir, ma Camille y compris, dans ce néant incertain des
rangements numériques.
Puis elle distribua – la fée, fatum, le destin, en latin, ce qui doit être dit, en je ne sais quelle
autre langue – les paroles suivantes qui rendaient hommage à l'incertitude lunatique de ce lui
que j'avais cure un instant fou, j'ai nommé cet illuminatus, professeur un instant mais non de
l'université mais du collège transcendantal d'Erfurt, ou bien d'Iéna, ou bien de Sucre, dans
cette sublime et inoubliable capitale juridique de ma terre sacrée, Heimlich, de Bolivie et de
ses sacrés salars. A présent j'étais bien, au contraire du dire de certains, bien, éloigné de mon
néant personnel. J'étais bien au contraire très proche de ce que certaines, ô mes chères
lectrices, appellent ici très bas leur ange bien gardien. Et je poursuis.
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J'allais et venais entre les rayonnages. Il me sembla même que je finissais par voler. Je
trouvais Superscemo en train d'essayer de dresser Bucéphale – à moins que ce ne fût Pégase -,
et qu'il avait tiré de quelque page de recueil mythologique, et je tentais moi-même de fixer
mon intérêt quelques instants sur quelque page. J'optais pour sommeil de l'esprit qui offre tant
à la conscience même inhumaine, et voici que j'entrai dans une tombe étrange – rassure-toi,
lectrice, car ce n'était qu'un lit, et je veux dire qu'un livre – et m'ouvrais les aventures
initiatiques d'un personnage confus dont les tribulations avaient exercé des siècles durant une
fascination sur les cerveaux humains, et sans doute également sur les révolutions techniques
et scientifiques à venir. Les belles lettres s'éveillèrent et voici ce qu'elles me contèrent, alors
que je me voyais déjà cerné par la selva oscura qui fit couler déjà et tant d'armes et tant
d'encre.
La spaventevole silva, e conspipato Nemore evaso, et gli primi altri lochi per el dolce somno
che se havea per le fesse et prosternate membre diffuso relicti, me ritrovai di novo in uno più
delectabile sito assai più che el praecedente. El quale non era de monti horridi, et crepidinose
rupe intorniato, né falcato di strumosi iugi.
Je n'étais pas au bout de mes peines. L'éclairage dans la si grande salle prenait un tour alors
fantastique, et je me vis environné de pyramides tourbillonnant dans l'espace et prêtes à me
heurter violemment, comme un de ces déchus satellites spatiaux qui avaient failli me heurter
tandis que trois jours auparavant je me rapprochais de la terre.
Poliphilo qui vi narra, che gli parve ancora di dormire, et altronde in somno ritrovarse in
una convalle, la quale nel fine era serata de una mirabile clausura cum una portentosa
pyramide, de admiratione digna, et une excelso obelisco de sopra.
De pyramides et obélisques la grande ville en est emplie, avec ses temples obscurs et des
volontés architectoniques abouties… Pollia vint m'avertir que je voletais en eaux troubles,
alors que je rêvais de m'endormir dans ce texte infini, inextricable piège, sutra de haute
pointure. Je commençais d'ailleurs à développer ma polluzione ou rêverie érotique, ce qui
n'est pas bon signe pour un esprit aussi élevé et asexué que le mien. Se pouvait-il que je fusse
sensible à la sorcellerie évocatoire d'un seul de ces bouquins, il est vrai de sinistre réputation ?
Je dus laisser le livre, et me dépêchai d'en trouver d'autres : en trouverai-je un qui nous
éclairerait sur les secrets de nos maîtres carrés. J'entendis alors la voix claire et sereine de
mon Edwin Serafimovitch :
-
-
Artiste du passé dont on ignore le nom, et dont on a reconstitué une partie de l'œuvre.
On le désigne en faisant suivre le mot "Maître", du nom de la ville où il travaillait, ou
du titre de son œuvre clé, du nom de son commanditaire, d'un monogramme qui lui
servait de signature, etc.
Merci, Edwin, merci…
Il y a le Maître de Moulins, le Maître de l'Annonciation d'Aix, le M…
C'est bon, Superscemo, c'est bon…
Et il repartit batailler contre le dragon sur son cheval cosaque dans je ne sais plus quelle
pièce… de théâtre. La vérité sort de la bouche d'ombre des dictionnaires, m'avait rappelé ce
Maître des Favelas, l'homme qui ne rentrerait pas rouler dans sa roulotte de l'Oural.
Mais la nuit allait prendre fin, ma troisième nuit blanche, ma nuit aventureuse, ma nuit
éternelle, celle sur qui les ténèbres n'auront jamais prise, la nuit transfigurée. Le vieux Lubov
vint me porter conseil :
62
-
Il vous faut demeurer ici au milieu des livres, dans la lumière des bibles et des livres.
Il y a plus d'espace.
Un jour pourtant, ils raseront les bibliothèques pour réaliser cet immobilier très
spécifique, non ?
Je l'ignore, peut-être qu'il réussira à virtualiser tout l'espace littéraire. C’est le docteur
Blanchot qui…
Il ?
venez voir….
Le vieux Lubov m'amena dans une chambre de livres antiques, de cette antiquité gréco-latine,
de qui nous avions tout appris (enfin vous les hommes, cher lecteur) et que nous avons
pieusement oubliée. Et là, quelle surprise ! J'étais entouré d'abeilles, oui d'abeilles qui
travaillaient les livres et volaient leurs ruches. J'avais l'impression d'être dans l'antichambre de
quelque chose de plus grand encore que les livres ; et c'était le miel. Ces animaux
merveilleux, dont on dit qu'ils disparaissent de la terre comme tout, d'ailleurs, absolument
tout, lecteur puisque les espèces vertébrée voulues par l'homme, soit 0.4% du total,
représentent maintenant 99% du total, s'agissant des vertébrés, et de ce que vous mangez, ces
animaux merveilleux dis-je, semblaient sublimes dans leur rôle de gardiens haut gradés de la
connaissance sacrée : recentes excudunt ceras et mella tenacia fingunt…Le texte volait autour
de moi sur la bouche ouverte des roses et sur les lèvres de Platon. Les merveilleux petits
vibrions s'agitaient sub legibus aevum … je me tournais vers mon vieux monarque des
abeilles, des Deborah, des paroles du Très-Haut, puisque l'on sait que notre abeille est la
parole dans notre Old Kabbalah… Je repensais à l'idée de mon merveilleux gardien, donner la
parole à l'abeille en terme de protection du livre et des paroles sacrées… mais je me souvins
aussi de leur foutu caractère, sin autem ad pugnam exierint….
-
Et que faites vous lorsqu'elles n'accomplissent pas leur tâche ?
Pour vous et moi, rien n'est de l'hébreu… Alors Instabilis animos ludo prohibebis
inani.
Tu regibus alas eripe lorsqu'elles abandonnent leurs frigida tecta, leurs ruches
froides…
Exactement. Il faut arracher les ailes au roi. Le seul moyen de ramener notre ordre.
Nous y veillerons bien. On a coupé la tête au roi par ici…
Et cela les avait bougrement réveillés ! Et les abeilles sur le manteau impérial !
Et qu'il soit chassé par les mouches, puisque les hommes en ont peur !
Mais non ! Les abeilles sont d'origine divine…
Peut-être même hyperboréenne…
esse apibus partem divinae mentis et haustus aetherios…
Aetherios !
… dixere !
Divinae mentis !
Superscemus !
Gerold !
Tu auras reconnu, ma chère lectrice, la voix de mon Superscemo qui avait entendu de douces
lettres latines en achevant d'abattre son dragon de Komodo. Il allait être temps de quitter
Lubov et les abeilles, et de garder le royal secret, de préserver le miel et un beau jour, peutêtre, de couper les ailes à leurs rois. Nous levâmes le camp en saluant tout le monde. Nous
pourrions revenir toutes les fois que nous le désirions, de nuit transfigurée de préférence. Au
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cas où Lubov ne serait pas là, il me dit le nom de son collègue, Kubin, et le code, que je ne
tairai pas, parce qu'il a changé entre-temps : Le monde est fait pour aboutir à un livre. Je
remerciais chaleureusement mes abeilles.
Nous sortîmes au lever du jour. Il régnait dans la rue une douce atmosphère. Mais aussi un
désordre sensationnel. On y trouvait de tout, comme s'il était tombé un ouragan, comme celui
qu'un de mes malicieux esprits avaient soufflé (spiritus flat ubi vult. Pas vrai ?), ouragan qui
avait balayé, renvoyé, vomi presque toutes sortes d'êtres et objets divers et avariés au moment
de leur grand passage de millénaire ; cela leur avait fait les pieds, comme avait dit mon
collègue... Superscemo faisait des bonds de joie : car il avait compris qu'il s'agissait des
victimes du fameux aspirateur de notre bonne amie Fräulein Von Rundfunk, et peut-être
même aussi des déchets toxiques de notre captain Toilet que nous avions laissé rentrer bien
trop tôt à son gré. Nous errions ainsi entre des hommes d'affaires et des parapluies tout
retournés ; des specteurs recrachés ; des tarantass pulvérisés. Une vraie fête. On aurait dit
d'ailleurs que la police et la maréchaussée du coin, ainsi que les larrons, échaudés par l'eau
très froide qui s'était déversée sur eux hier au soir, ne se pressait pas trop pour rétablir ou
même venir au secours de l'arme secrète teutonique et de la punition insultante infligée par
l'implacable Siméon après le cours de Propolis.
Superscemo – qui ne montrait toujours aucun signe de fatigue, comme s'il fût de la même
nature que moi – trouva notre Kombat, mais peu utilisable du fait de la densité d'objets qui
jonchaient les pauvres rues recouvertes. Et il lui parlait presque, lorsque j'entendis une voix
qui tombait du réverbère voisin.
Je levais la tête : c'était Jean des Maudits, dont la vie tenait à un ourlet ou ne tenait qu'à un fil.
Le pauvre était tout suspendu à une jambe, comme le pendu de la lame des tarots. Il pressentit
tout de suite l'allusion ; mais je me sacrifiais quelques secondes pour l'aider à descendre. Je
n'osais lui demander s'il avait été aspiré ou chassé par les eaux, jugeant fort justement la
question inconvenante. Une fois descendu, il se confondit en excuses et remerciements,
comme s'il avait peur d'un autre châtiment de notre part. Puis il m'invita à dîner chez lui un de
ces soirs ; me promit de m'aider dans la mesure de ses moyens et de ne s'opposer en rien à ma
mission secrète (quelle mission secrète ? Tu la connais, toi, lecteur… Quelqu'un au ciel aura
parlé à force d'être prié…)
Il continuait de me parler comme un agent immobilier tandis que je cherchais à me
débarrasser de lui. Il finit par disparaître presque à mon commandement quand je lui
demandais de nous laisser. Je cherchai alors une voie non de garage mais de passage pour
mon cher Superscemo que je comptais renvoyer dans ses pénates, bien qu'il n'en eût pas. Je
pensais alors à des étages de d'Artagnan, assez proche d'ici, ce qui nous économiserait l'usage
encore compliqué du Kombat.
Mais, alors que nous étions à l'orée du fameux boulevard, je sentis un poids étrange. Le jour
s'était levé, la lumière était belle, mais soudain tout se fit poisseux, comment dire ? Un rayon
jaune traversa l'atmosphère, une odeur de soufre gagna la bouche du métro, et j'entendis des
crissements dans les airs, comme ces ignobles bruits d'ongles sur les tableaux noirs. Un
vaisseau spécial venait d'atterrir. Je fus guidé par mon instinct ou plutôt par ma vieille
expérience vers une grande fenêtre située face au grand parc. Il régnait un grand silence, et ce
n'était qu'un proche silence qui suit l'ouragan. L'ouragan, c'était moi qui l'avais déclenché avec
ma troupe. Et le silence de la rue, du boulevard je dis, était mon silence. Mais l'atmosphère,
elle, n'était pas mienne. C'était la sienne. Les distances semblaient se distordre sous mes yeux,
les lignes droites se faisaient courbes. Je renvoyai le gosse, qui n'insista pas. Charon, qui
répond toujours présent comme par enchantement, se chargea de lui ; mais il me regarda avec
inquiétude, comme s'il avait eu peur de moi. De moi ?
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Mais comment donc ?
Maintenant donc, cher lecteur, il faut que je te dise ce qui m'appelle ainsi, si tu ne l'as pas déjà
compris. C'est… c'est… oh, tu vas bien voir. Mais c'est bien la peine de se taper une aube
aussi punitive après une nuit aussi ensoleillée.
Je sais que les terriens parlent d'effet de serre ou de pollution, ou de gaz d'échappement. Mais
l'odeur d'œuf du monde pourri ou de soufre subtil, l'odeur mercurielle de folie, je te jure
terrien que tu la connais mal. Il est donc bon que tout soit comme endormi et comme déserté
et comme abandonné aux bien seuls maîtres carrés au moment où je monte à son département
pour me le voir, mon vieil ami, mon ennemi légitime.
Il est là, dans la chambre du grand département, au fond du corridor. Il est assis avec sa barbe
en flèche et son odeur si rare, son air de mécontent, factieux conservateur. Il ne me jette pas
même pas un regard de défi, tout à l'écoute de son vieux, toujours le même, depuis le temps
qui ne passe pas… C'est le vieux, qui a un air de parent pauvre de mon Jacob, qui lui répond,
ou qui lui raconte sa vie, comme on aime à dire chez toi maintenant. Il en a l'air embêté, mon
bougre de compagnon. L'autre ne désire plus rien, il compte les minutes et les années qui
bientôt seront des siècles aussi pour lui. Il compte ses m², ses monnaies fades, ses cellules
souches qui vont le régénérer, il fait la liste de ses bonnes actions, des femmes dont il ne veut
plus, des voitures de collection qu'il ne sort plus jamais, et des rares pays où il n'est pas encore
allé ou que l'occident n'a pas bombardés. Il ne croit plus en rien, sinon en la fin de l'Histoire et
de sa propre histoire. Il est revenu de tout même s'il n'est allé nulle part, et il a fait le tour,
mais il veut le refaire, et sans faire de révolution. Je plains mon pauvre ennemi s'il pensait ici
très bas trouver du boulot ou quelques distractions. Il va lui falloir une lettre de motivation.
Car Tiphaine Dufeux a divorcé, ou avorté.
Certes, il n'y a pas de quoi s'étonner : on veut tous notre confort, et l'on abjure ses idéaux de
jeunesse, surtout quand il n'y a plus de jeunesse et plus d'idéaux. Ce qu'on veut c'est vivre côte
sans ses croiser, en s'ignorant, puisque c'est la machine qui va nous réunir tous dans le séparé.
L'explosion des moyens de communication a tué le message, le medium a zigouillé etc. ; le
deux ex machina n'a plus rien à proposer, et la culture s'est fait silence, écrabouillée par son
abondance, mourant sous son propre poids de baleine échouée, mourant de la fin de la
religion, de l'humanisme et du credo scolaire même, mourant de tout enfin, et se réfugiant
dans sa propre parodie comme tout remake qui se respecte. Presque toutes les choses sont une
parodie maintenant, quand elles sont quelque chose.
Tout de même on sous-estime toujours le pouvoir des choses, celui de la matière, celui de
l'abondance. Il ne va pas de pair avec celui de la Foi. Quand aura disparu, avec le capitalisme
mais pas sans lui, le dernier souvenir des risques que courait la vie humaine, on se demandera
alors à quoi bon vivre. On pourra revivre les mêmes voyages et les mêmes destinations, et
demander l'application intégrale universelle du principe de précaution et l'allongement de la
durée de vie, surtout, l'allongement de la durée d'ennui, d'égoïsme et d'absence de perspective
transcendantale ; mais enfin, le prix de l'immobilier aura monté encore, et Dieu sait ce que
nous pourrons faire de toute cette merveille, à part des guerres bien sûr. Et tu vas voir le
dernier film, la dernière expo ? Tu as vu, il y a des voyous qui ont mis hier la ville sens dessus
dessous… Mais que fait la police, mais que fait la télé ? Ah, je dois prendre mon calmant,
l'infirmière libérale va bientôt passer me vacciner contre risques de la vraie vie.
Alors Il se retourne vers moi, et me regarde amèrement, lui qui voulait être cruel, nous
mitonnerons un bon vieux désastre traditionnel, une guerre de religion, une persécution
raciale, un déshonneur de fille, un enrichissement prohibé… Il est beau, son client avec ses
droits. Le vieux se demande ce que je fais là, les vieux se demandent toujours ce que l'on fait
là : cela fait partie de leur longue maladie. Le jour se lève, et l'Autre aussi. Il passe devant
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moi, me tapote l'épaule et s'en va, laissant le vieux râler, rallumer sa télé. J'entends les vers de
Nabookov qui est entré derrière moi, comme si plus personne n'avait peur d'eux, du D. et de
son F. :
Et Méphisto s'émousse
Quittant la scène sur une pointe
Amère bien après Dieu
Lassé depuis longtemps
Quel adultère réveiller
A quelles gémonies vouer
La fin des entropies
Les injustes milieux ?
A peine si
Je me sens dépecé
-
Mais allons voir, susurre Nabookov entre ses lèvres. Si c'est bien ce que je pense…
Allons voir quoi ?
Eh bien ce Faust…
Quoi ? Un vieil acteur ?
C'est toujours du théâtre, dis-moi donc, je te l'apprends ?
Il court au vieux qui râle, qui râle et qui s'ennuie devant ses quarante-cinq de vie crade à durer
pendant que je cherche mon autre acteur. Il est passé par les toits, il est déjà ailleurs, il a déjà
fait le vide. Son rêve, stériliser, neutraliser, et plus détruire. Détruire c'est déjà fait, la
destruction est créatrice ? Lui ce qu'il veut c'est quantité, liquidité, et maintenant débilité.
Dans cette liquéfaction, il est le roi du monde, et dans ce désert pur, ce béton noir, la
construction, le logement, le bâtiment, la voie express, la voix qui pue, et il se sent comme
chez lui, mauvaise odeur, il est chez lui, il est lui-même. Exécution. Les territoires.
Je redescends dans le boulevard. Pour la première fois depuis mon arrivée, je ne me sens pas
bien – au sens strict, lecteur, ne pas se sentir bien, c'est ne pas supporter ou pire reconnaître
son odeur, c'est pire que de ne pas supporter sa gueule dans un miroir, c'est cela avoir le sens
de l'odeur -, et Nabookov s'offre de me soutenir le bras. Je n'en suis pas là. Il faut se réveiller,
trouver quelque chose de plus drôle à faire ou même à être.
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Suite mais pas Fin
Il est drôle Nabookov, mais il aime sa femme. Il n'est donc pas tout à fait disponible pour la
Révolution. Il a de quoi vivre, en somme. Je lui demande pourquoi il venu à cette heure pile
dans ce quartier, et dans ce même appartement. Et s'il croit lui à la réalité de cette scène, qui
ôtait toute envie de danser.
Et puis je lui dis que je le soupçonne. Il me vient à l'esprit un terrible soupçon. Et si c'était lui
l'auteur de la scène ? Et si le vieux était un acteur ? Pas le vrai ? Si le vrai, justement, nous
avait faussés compagnie, s'il avait évité ses responsabilités ? Mais cela n'a jamais été
prouvé… Il nous le faut plus décadent encore, plus entropique, plus fatigué, plus vieux. Les
machines, cela fait longtemps que cela dure ; le commerce, cela fait longtemps que cela dure ;
l'inintelligence, les médias, cela fait longtemps que cela dure ; la conspiration et la
résignation, cela fait longtemps que cela dure. Et à tout prendre le système est moins
éprouvant que lorsque je pensais inspirer le Gogol ou le Byron.
Mais Nabookov me défie : le temps, l'espace, l'espace, le temps. Nous dévorons l'espace, nous
engendrons le temps. Le capital livre sa guerre à l'être humain depuis des siècles, et c'est la
guerre qui va plus vite, et la vitesse c'est de l'espace couvert en moins de temps. On ne fait
plus l'éloge de la vitesse sur la route, mais l'éloge de la vitesse des changements, même si moi
– désolé, Nabookov – j'en vois peu des changements. Des trains, des fumées noires, des gens
dégrisés, des passants de Manchester, et par voie (sic) de conséquence des voyages en Suisse
ou dans les Alpes, au bord des lacs, les châteaux en Espagne, tout cela était là quand j'y étais.
La dernière fois. Mais, et c'est vrai, il y avait des génies, il y avait de la Beauté. Et là, désolé
cher lecteur, je ne vois plus que des abrutis, des pitres de journaux. Alors ? Alors il est temps
que ça change ? Si dans l'immobilité glacée de ce monde médiocre on ne peut plus concevoir
de progrès que dans l'escalade des prix, alors on va changer tout ça. Et là, mon Nabookov
prend la parole.
-
C'est rigolo, cet entretien.
Lequel ?
Ne fais pas ton Mandeville. Entre Lui et Lui !
Ah, lui et l'autre…
C'est un peu la même personne, il est vrai… mais souviens-toi de ce qu'il dit :
Que tout va très mal comme d'habitude ?
Eh bien c'est faux ! Les gens sont contents. Les gens sont vieux. Les gens sont gras.
Les jeunes sont vieux et gras.
Il faudra tuer le vieux gras pour le fils prodigue…
Mais le fils n'est plus prodigue. C'est une blatte. Mais je reprends l'entretien. Tu as vu
comme il s'ennuyait ?
Lui ?
Il s'ennuyait à mourir…
67
-
-
-
Pourquoi ? dis-je un peu animé, comme si ce scribouillard terrestre, connu de
personne, sinon de moi et d'un cercle bien retreint, pouvait juger, ou tout au moins
évaluer l'état d'un être tel que M… Il n'a plus rien à proposer ?
L'autre… c'est l'autre… Tu n'as donc pas compris ? Il n'a plus rien à demander.
Quoi, rien ? Plus de Redeundum est Tibi Romam ad consulatum petendum… ?
Exactement, du moins quand on est un esprit sérieux.
Qu'est-ce qui se passe, mon ami ?
Nous ne voulons être les tranquilles éveilleurs deu Grand Soir. Car si l'Apocalypse a
sa durée, on ne sait pas, mais pas du tout, combien la post-Apocalypse va durer. Metsle toi dans la tête, ô lecteur, avant d'aller te faire opérer par ton bourreau)
J'ai compris. Tu veux quoi, maintenant ?
Etre une mine. Mon mari est une mine.
C'était Tatiana qui parlait, derrière mon trop lucide Nabookov. Elle semblait radieuse, au petit
jour, tandis que des grosses machines commençaient à débarrasser l'encombrant boulevard de
ses encombrants déchets, prélude à d'encombrants chahuts. Ce que j'aime le silence éternel
finalement… Une fois j'ai assisté à une supernova, mais je te la raconterai, mon cher lecteur,
et dans un autre volume, nom de D…
-
Mon mari est une mine. Une mine de textes. Une mine de bisous. Une mine de
tendresse. Une mine de bonheur.
Ma femme aussi.
Donc tu es un mineur.
Oui, je cherche les trésors dans les profondeurs sacrées et cachées de ma bien-aimée
femme, de ma montagne. On y va, esprit de Manfred. Et ne te méprends pas, tu es
venu ici non pour payer, mais constater…
I lean no more on super-human aid…
Et ils partirent main dans la main. Je restais seul avec l'éclaboussante, la ruisselante,
l'étincelante présence des machines ordurières qui est la marque matinale de leurs villes si
modernes. Je repensais à lui. Il n'avait pu abandonner la partie, je le savais trop bien. S'il est
venu ici très bas, c'est en vertu d'une raison, assez épouvantable d'ailleurs, qu'au vu des
circonstances et de l'effondrement humain, devenu trop évident et permanent, que je me dois
de recenser.
C'est là que tout d'un coup, trait si typique de la ville, le Poids m'abandonna. Le poids, l'odeur,
l'horreur et le malaise… Je me sentis mieux tout d'un coup, comme si ma chère Guillerette
était apparue nue et sur son bel aspirateur, et répandu sur nos rues une bien belle épuration.
Le soleil luit, la population ne se précipita pas trop, les rues furent nettoyées, sans que je
sentisse du remords d'avoir participé, si peu que ce fût, au démoniaque déchaînement d'hier au
soir. Il faudrait d'ailleurs que je les retrouve aujourd'hui, tant je ne supportais plus d'être seul,
je veux dire sans eux, même si
I lean no more on super-human aid…
Je n'avais jusqu'alors guère eu le temps – sinon l'espace…- d'observer la ville, encombrée
d'espaces bloquants, de poubelles polychromes, d'œcuméniques portes bloquées, de
somptueuses ouvertures sur les rêves, rêves de propriété, rêves de possession même, rêves de
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prospérité, de spéculation – videmus per speculationem in aenigmate, j'y reviendrai mon bon
lecteur -, d'extase alambiquée du devenir familial fait spatial.
Et il y en avait partout, de ces agencies, destinées à immobiliser l'espace, la besace, ou à le
convertir, à le reconvertir, baptistes ne baptisant plus l'eau ou le feuillage, mais cette terre,
mais cette terre même dont Tatiana me délivrerait un jour le beau secret.
Je l'observais donc, la ville, et décidais qu'il n'y avait rien à en retirer, attendu qu'elle
ressemblait à toutes les villes qui sont toutes les mêmes depuis qu'il a été décidé par les
terriens que toute richesse viendrait s'y éteindre. Et puis, à l'angle, au compas dirais-je même
d'une rue, il y avait un étrange bonhomme.
Je t'ai habitué, infatigable et merveilleux lecteur, mais pas acheteur, à toutes sortes de
personnages alchimiques, issus de demeures philosophales élevées et de couloirs du temps
non moins achevés, mais là je te convie à la découverte d'un personnage non moins étonnant,
voire captivant, mais bien plus quelconque ; un mensch ohne eigenschaften, comme on disait
jadis, après ma première venue.
Il m'avait vu du dedans. Il devait s'y ennuyer fort, attendu qu'on est en époque de pénurie, de
manque forcé, que l'on crée la demande sous la forme peu savante mais toujours si efficace du
niedostatok. Un peu comme l'histoire très géographique de l'agneau le long du cours d'eau…
C'était un petit bonhomme aux dents fort avancées, aux oreilles décollées, au teint bistre et
aux cheveux bien collés, mal peignés. Il était là pour moi, sans que je croie, le pauvre, il eût
senti ma carte dorée illimitée, mon angélique pouvoir d'argent… (Pourquoi dit-on argent,
d'ailleurs, quand on sait que l'or pour toi vaut cent fois plus, ô mon lecteur, oh pourquoi
donc…). Et il me dit :
-
-
-
Mais que voulez-vous donc ?
Mmmh…
Monsieur vient de bien loin ? Monsieur vient d'Amérique ?
Par les temps qui vont, de Shanghai même…
Oh !
De Sydney !
Oh ! Oh !
Ou de Curitiba !
Oh ! Oh ! Oh ! Deux fois plus ! Que votre plumage semble beau ! Que cherchez –vous
? Argent immobilisé ! Argent immobilier !
Un bail aux corneilles ! Mon oncle était bailli, vois-tu, vilain…
Bailli, bien sheriff ! Que vous me semblez beau !
S'il ne tenait qu'à mon ramage… Mais qu'as-tu à me vendre, mon ami ?
Des F2, des F3, des F4 ! J'ai pour vous des vues sur la place du Panthéon ! Peut-être
même sur la Seine… Je pourrais tout vous offrir, WC et cabinet, deux chambres, trois
pièces, cuisine américaine, tout un peu sale, à la française, pas de concierge, un
digicode socialiste, nos politiques d'ici, une servante portugaise, un porto dessalé, une
merveille d'épanouissement, et l'école privée pour vos deux gosses, trois en tarif réduit
SNCF, tout à côté !!!
C'est bien…
Moi je loue en ce moment… Je compte bien acheter ! Le marché qui remonte ! qui
remonte toujours ! Il est infatigable ! Un vrai bon bougre ! Un vrai lama, un vrai
poney d'Islande ! Il est brave notre petit marché ! Ma femme bosse bien, infirmière
privée ! des petits vieux partout ! et mes deux filles, école privée ! Elles vont y aller,
les petiotes ! Et un jour à Hambourg, et l'autre à Singapour !
Ou à Topinambour !
Allez savoir ! Topinambour ?
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-
Un calembour !
Madagascar ? Mes filles iront loin ! Plus de trois mille horions par mois ! Vous savez
qu'on en a eu des problèmes dans la famille, et que moi il a fallu que je vienne du
Nord, et qu'ensuite il a fallu que je remonte du Sud, mais je vous le garantis, monsieur
Gerold…
Monsieur Gerold ? Mais comment avait-il eu vent de mon nom ? Tu en as une idée, toi, cher
lecteur ? Eh bien, je vais te la donner, même si tu n'es le lecteur ni de Mann, ni de Gogol, ni
du distrait Melville…
-
-
Vous aurez avec moi ce que vous désirez ! Je vous ai vu à la télé ! Et hier au soir
précisément ! Entre deux glissements de terrain! Et au Brésil ! Et au Pérou !
Demandez ! Aurez de moi ce que désirez !!!
Mais à quel prix et quoi ?
Deux millions d'horions ! Deux cent mètres carrés !
Deux millions, je les sors comme cela ! Mais pour un si ténu espace ?
Ténu espace ? Je demande votre pardon ?
Le lieu ne vaut pas si peu. A quatre pas d'ici je te le fais savoir.
Oh, après tout, et si tu n'as pas de pognon, pardon de répondant… Je me tire, et va te
faire voir, aigri !!!
Une voix familiale venait de retentir, qui avait suscité l'ire de mon agent 00$. Car on aura
compris que le quatre pas ne venait pas d'ici, d'une autre voix, pardon, voie. Et le paradoxal
lieu ne vaut pas si peu, paradoxal ou mal placé en cette circonstance, ne valait guère mieux
non plus. Il provenait d'une autre petite voix, issue d'un autre petit être juché non loin de là,
mon cher Superscemus vêtu en saint Georges et déjà prêt à terrasser le dragon de feu de son
épée laser.
L'agent 00$ avait disparu, celui qui tentait de me vendre et vanter, en même temps que sa voix
du Nord, je ne sais quel infime nombre de m² ici présents, sous prétexte qu'ils étaient
construits sous un toit bien infime du quartier dit latin. En échange j'avais écopé d'un autre
phénomène qui m'apparaissait ainsi : il était une fois un petit bonhomme qui traînait devant
une agence. Il portait des cheveux longs et blonds, avait l'air d'un bon niais, tout vêtu comme
au lointain moyen âge. Et il contemplait forte toute l'offre, tous les projets, toutes les rêveries,
et il demeurait immobile. Devant le train passant de toute mièvrerie, si riche de fortune qu'elle
fût. Moi je me serais cru devant le salar d'Uyuni qu'un jour, mon bon, je t'expliquerai, mon
cher lecteur, si ce n'est fait, et si ce n'est trop tard.
Et mon petit bonhomme semblait m'avoir cherché et avoir cheminé depuis longtemps. Il avait
l'air étrange. Il avait l'air d'être sorti d'une ombre, ou du côté obscur de la farce. Il me prit le
bras et me tint ces propos sous le ciel bien gris de notre belle ville :
-
Pour toi, tout est si simple…
???? (tu me connais, mon cher lecteur, je suis si lent à réagir…)
Moi je suis pauvre. Je suis interdit d'agences immobilières. Je ne peux rien m'acheter.
Je ne peux que m'acheter une bonne conduite. J'erre et j'erre, j'erre, un chevalier errant.
Je vois. Tu es le tiers étage…
Ne te moque pas, messire de l'espace, vêtu de ta carte dorée et des écus sacrés. Je suis
l'aristo misérable.
A cause de quoi ?
J'ai hésité trop longtemps, je traîne avec moi le péché capital : l'indécision. J'ai
commencé à Londres des jeunes filles en fleurs. C'était déjà si cher. 300 000£ un bel
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appartement. Je n'ai pas acheté. Tout est allé de pair. C'était trop cher ici, c'était trop
cher là bas. J'ai hésité chaque fois, et je n'ai rien acquis. Après, même en la Ville, c'est
devenu tout fou. Mon père faible aidant, je n'y ai rien acquis. Trois milles francs
Napoléon, que toi, cher ange du passé, mais du passé bien rétamé mon fils, que tu n'as
pas su bien mettre. Et tout est allé vite, comme en la langue esclave, la langue en
glaise, et qui jamais ne brise, et qui jamais ne bronze, même si l'on me dit que
l'homme fait d'argile toujours tiendra climat.
Je regardais mon gusse, ainsi que tu dirais, mon cher lecteur. Il en devenait beau, il en
devenait blond. C'était un bon picard. Il se tourna vers moi, vaguement, avec un air bien
chevalier. Son delirium verbal annonçait cependant une bien grande mutation. Il me dit, tout
en gesticulant, une Bible éthiopienne à la main :
-
Je sais d'où vous venez, messire !
…? (tu le sais, cher détecteur, que je suis long à la détente)
Je sais d'où vous venez ! Et moi, qui suis d'ici, vous la ferai, la confession…
Laquelle ?
Je l'ai vu, il m'a fait peur, j'avais la possibilité de sauver le monde, de me loger enfin à
bonne enseigne.
Vu qui ?
Je l'ai vu ce soir-là, notre bon roi pêcheur ; il était sur son yacht, une goélette, au bord
d'un lac. Et il me l'a dit, de gagner son palais bien-aimé. Derechef je le fis. Et au cours
du souper, du saumon, du vin blanc, il me fit défiler, et la blonde, et le vin,
l'aristotélicienne possibilité, dont jamais je ne fis ni décision ni rien. Et c'est ainsi que
suis, un valet et rien d'autre. Et que je suis dehors, condamné à errer.
Tout en disant cela Valet s'agrandissait ; il devint entouré d'un halo lumineux, presque
angélique. Il perdit même son peu de laideur et sa grande sottise. On aurait dit un niais ou un
athée qui avait enfin trouvé la Foi et puis la vérité.
-
J'ai donc bien vu le maître, moi qui suis Perceval, mon bel ange non déchu (c'était
première fois qu'on me parlait ainsi !), gardien et protecteur, génial et puis rebelle.
…?
Et le maître disait : ne laissez passer chance ! Achète, oh, maintenant !
Mais que voulais-tu dire ? que le marin pêcheur…
Mais que le roi pêcheur, le roi ensoleillé, maître des majestés, était un roi d'immobilier
!! Si tu réfléchis bien, cher ange, toute histoire du Graal n'est qu'une histoire
d'immobilier…
Disant cela, mon Perceval, ô client malheureux, puisque jamais décisionnaire, d'immobilier,
me découvrait un chœur bien sien, qui ne le délaissait : et demoiselles de chanter, ou de
scander, plutôt, ses insinuations, ou pour moi bien, ses affirmations… Je répète : il fut
subitement entouré de jolies filles qui chantaient cette bizarre chanson qui en éclairera
certains et en intriguera bien d'autres…
-
Il perd, le sot, le château de sa mère…
Et puis bientôt le château Clamadieu…
Ou bien celui de Blanchefleur…
Et puis celui de mère grand…
Ou bien celui du roi pêcheur…
71
-
Un âne je vous dis, ce chevalier errant…
Mais tu erres, tu ne demeures…
Or demeurer me rend songeux, dit le Chrétien…
Denn bleiblen ist nirgends… comme nous disions déjà !
De quoi ?
C'était ma bonne amie Fräulein Von Rundfunk qui venait pour m'aider. Elle avait bien raison,
sinon : si demeurer n'est nulle part, à quoi bon investir un domaine ? Tu le comprends toi,
mon bon lecteur ? On fout le camp, et puis c'est tout. On est soldat… Et tu as vu le coût de
l'entretien ?
Je demandais à Fräulein où était son aspirateur, son arme secrète tant redoutée, chérie, et s'il
était toujours en sa possession. Je lui demandais, question toujours aussi utile s'agissant d'une
femme, si elle demeurait autant éprise de mon bon vieux Baptiste. Elle se déroba, comme les
sept voiles. Enfin, elle me confirma que l'aspirateur était bien de marque allemande, et d'une
succursale de Porche qui plus est. En fait elle s'était levée bien haut, séduite par notre belle
tempête, notre si noble Sturm und Drang, et elle s'était précipitée à notre venue, sachant si
bien que j'en étais la Cause…
Perceval poursuivait la liste des châteaux, la liste des gentilhommières, la liste des
appartements, ou celle des relais&châteaux qu'il avait laissés s'échapper comme un âne, dans
ses hésitations adolescentes (car tous ne sont pas Lord Byron). Et j'en étais navré… Mais
fallait-il confondre la Demeure du Père avec le Château du Chevalier, ou l'appart' bien
bourgeois ? Et si oui, finalement ? Et j'en avais parlé, avec mes esprits hindous – hindouisés,
précisément – de cette drôle de chose, la décadence ou le kali yuga… En deçà de cela, mon
Perceval à moi, debout devant l'agence, poursuivait sa liste.
Le bougre commençait à m'ennuyer. Je le savais, moi, au bout de quelques heures, que même
les enfants, qui n'ont rien demandé, que même tout le monde a ses problèmes. Mais tout de
même…
-
Mais quand bien même, ami, si tu eusses acheté…
Quoi ?
Tu te fusses rompu, années hypothéquées…
Quoi ? ça veut dire quoi hypothèque ?
ça veut dire que tu es un dégueulasse !
????
L'absence d'hypothèque veut dire en tout cas que tu restes libre, à la vie éveillé !
Fräulein était là, avec son incertain accent. Tu l'auras reconnue. C'est toujours une peine, ô
lecteur, ramasser Perceval ! C'est toujours si facile, et puis c'est la corvée ! Et j'en ai eu marre,
au bout de quelques "quoi ?" !
C'est pourquoi je suis là, cher lecteur, délivré de ce fric, car moi de cet espace, j'en fis bonne
mesure, crois-moi, ma démesure…mais Perceval, lui, pensait à ses années endormies, à sa
patience empêchée, à son temps frelaté, à sa lugubre absence de voracité qui lui eût permis de
gagner… ses maîtres carrés. Il en pleura tout d'un coup, comme un enfant, comme s'il avait
compris que je ne voulais pas l'aider, que je ne pouvais, ayant considéré toute accession à la
propriété comme une manière de vol, une manière de viol, de la planète s'entend. Les hommes
sont mous, et Perceval est leur prophète.
Je le vis, du coup, comme se pétrifier. Oui, lecteur, mon visiteur du matin, pas du soir, se
pétrifiait. Il s'était tout d'un coup investi dans la pierre. (Je n'ai a d'ailleurs pas compris
pourquoi l'on parle d'investir dans la pierre quand c'est en l'occurrence dans le vide que l'on
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place l'argent). Mais Valet, nom de Dieu, était devenu un poucet rêveur en petit béton. Là, il
n'aurait plus à regretter. Fallait-il investir ? Et qu'allait dire le marchand de biens devant lui ?
Que c'était une statue d'art moderne ? Il me sembla alors voir à l'intérieur de l'odieux local une
face familière et singulièrement désagréable. Je ne dirais pas quelle figure, lecteur, tu n'as qu'à
deviner… Je la regardais, et elle me rendit mon regard, avec je ne sais quelle note
d'accusation, comme si j'étais responsable, moi, du malheur de Perceval. Avait-il été
transformé par ce démon en tas de pierres, ou s'était-il coagulé pour me culpabiliser, suite à
son désespoir ?
Je pris la main de Fräulein, si disponible, absente en même temps de son lâche abandon du
soir, comme si mon cher Baptiste, clochard bien réveillé, me l'eût abandonnée, et calculai les
années à payer qu'eût du devoir mon Perceval. Infinies… sans compter les taxes.
Une brève sur les fesses, je n'avais pas que ça à faire. Et je l'abandonnai, et nous gagnâmes le
haut lieu des dernières révoltes citoyennes, bien locales (dont le mot tient la même racine que
"loyer", je te le fais savoir), et nous gagnâmes un café matinal où se tenaient deux ivrognes
non moins matinaux qui semblaient nous attendre.
Ils étaient deux, bien éveillés, brandissant leur bon verre au vin rouge. Un bien massif, un
maigrelet, qui tamponnaient leur verre mort, attendant bien qu'il fût rempli. Ce fut le plus
pompeux qui m'éveilla, tandis que l'ombre molle s'en retournait chez d'Artagnan lui assurer le
beau service du matin (et qui sait plus, mais va savoir…) :
-
Bonjour, messire, on vous veillait…
A qui ai-je l'honneur ?...
A…
D'aussi désagréables compagnies… ajoutait l'autre, qui ne savait plus phrase terminer.
Et en tout cas, il savait que j'en avais passé une mauvaise, de matinée, en dépit de
notre enchanteresse et brève entrevue avec la Rundfunk.
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Chapitre nouveau : on change d’air (et de monnaie)
Je m'assis, commandais un rosé (après tout, où en sommes-nous ?...) et le plus éveillé des
deux m'éveilla.
-
-
-
Je suis le comte Maubert de Mutu. Lui est Sylvain des Aurès, vois-tu ?
Mais encore ???
Tout est vain, tout est mort, tout a été…
Alles leer, alles war, alles Toth… dit Sylvain le plus polyvalent, polyglotte.
Toi et nous, on le sait. mais ce qu'on te demande…
C'est quoi ?
D'intervenir ! Remarque, Envoyé, ange du feu de Dieu, tu nous l'as déjà fait…
"Mais pas assez", ponctua Sylvain, le dieu du campo, si proche de moi par Virgile, et
qui rêvait sans doute d'agapes Parisiennes plus virgiliennes et puis gratuites. Je me
remémorai mes mémorables minutes avec petit Pierre au pied de Montmartre. Mais
Sylvain poursuivait : "on crève de faim, de soif, de froid, de tout. On a connu de
bonnes époques, sinon on serait restés dans les armées de l'Empereur."
De qui ?
L'Empereur ! dit Maubert. Tu as connu, couillon…
Que si donc si ! on en parlait beaucoup !
Ici, me dit Maubert en embrassant de son bras large l'espace, on avait tout.
L'ivrognerie, le vin, la liberté, la piaule de bonne, la converse, la lune libre, la nuit
transfigurée, le vin, la piaule assurée, la rumeur éthérée, le vin, et toutes les
présences…
Et aujourd'hui, tout s'en allé, me confirma Sylvain. Une époque de merde. Que vienstu foutre par ici ? Il n'y a rien à foutre. Mitterrand est bien mort, il n'y a pas de grand
monarque.
Cela, je le savais. Mais que pouvais-je faire, si toute l'humanité avait décidé de s'emmerder,
rien que cela ? De s'emmerder ? Maubert, qui fumait quelque chose, me regarda d'un air brut,
d'un air bohémien, et plus bohême que jamais brutalement dit :
-
Tu sais quoi ?
Tu sais quoi, quoi ?
Il faut avoir le courage de fuir…
Je pense, donc je fuis, comme ajouta Sylvain, alias Sylvanus, divinité des arbres, si
étrangement présents en cette basse ville.
Tout le monde reste, tu l'as vu, cher désastre chu d'un désastre obscur. Et regarde-moi
bien. Je dis bien : tout le monde reste. Tous ceux que tu vois, ceux qui viennent même
en ce bar las, ceux-là viennent pour se faire calculer, ou bien exterminer. Ils restent
pour se faire tuer, pour se faire exploiter, pas au sens du Nabookov, au sens propre :
pour presque rien niveau pognon, et pour mener une vie de presque rien. Moi je te fais
l'éloge du déserteur, eux te font l'éloge de l'exterminateur. Il s'agit de fuir. C'est la
74
-
-
forêt. C'est la Patagonie, et c'est les riches filles, et c'est les bonnes plantes, bonnes
montagnes où ne crève pas l'abeille. Je sais que tu n'es pas des nôtres : tu es un rien
aérien, airy nothing, et tu vas où ça te chante. Mais nous, cela nous coûte : de nous
enchanter, ailleurs, d'aller nous faire foutre, comme ils nous disent ici quand on est
trop bourrés, cela nous coûte d'aller nous réveiller ailleurs, de refuser cet ordre
nouveau, cet ordre mondialisé, cet ordre du monde nouveau qui est partout nouveau,
partout capitaliste, partouze capitaliste, au pied de Bir Hakeim, ô pauvre Maria
Schneider, et qui nous baisera tous… partout très cher, pour même pas une bonne
paye, manquerait que cela !
Tels quels ! ponctua Sylvain vigoureusement et plantureusement. Et maintenant, je
vais t'expliquer la théorie malthusienne des produits décroissants de la terre. En
abrégé, très cher Esprit, il ne te reste que l'immobilier… Vu qu'il n'y a plus d'industrie
!!!
Et je reprends, moi, cher Maubert… Tu es venu, bénie époque, où l'on comptait bien
des génies… Mozart, Balzac…
Abdel- Kader !
Merci Sylvain ! Et d'autres gonzes !
Tu es venue en une époque où l'on savait composer
Des vers…
Où l'on savait écrire…
Des romans…
Où l'on savait exploiter…
Des colonies !
Des mines ou des enfants d'ouvriers…
Epoque où l'on savait bien communiquer…
Dans de la presse bien écrite !
Merci Sylvain ! Où l'on savait, fils de ta mère, où en était le sens du monde !!!
And it's over! mais tout est fini, et tout est tout cuit ! On se repose et on s'amuse… On
ne fête plus les bicentenaires, on devient centenaire…
En attendant de devenir un bicentenaire. C'est le rêve de tout un chacun, de toute une
chacune maintenant. Ne pas crever, et bien durer. Pas de création, récréation, et puis
retraite ! Terminus, et personne ne descend !
Et c'était terminé. Les deux compères se regardèrent en baillant et me dirent :
-
On te laisse payer l'addition.
Volontiers… et puis ?
On aime ta fraîche toute neuve… Sais-tu qui nous payait la sèche, au mont jadis ?
Nenni, les gars…
Eh bien Dieter !
Dieter ?
Je restais interdit. Se pouvait-il que tout le monde demeurât à ce point secret, à ce point
lointain ? Je me souvenais du Dieter orgueilleux, si brillant, richissime, qui m'avait si bien
détrompé au cours de mes premières soirées, infatigable esprit de l'œuvre, et si troublant work
in progress, ce phénomène accéléré, au fait de toute l'œuvre au noir du capital, se pouvait-il
qu'il fût lui donc lui si au fait des œuvres et des besoins de nos deux frères, ou communistes,
de la Fin ? Par saint Milfranc !
-
Dieter ? Et comment se fait-il…
75
-
... qu'il soit passé … dans l'autre camp ???
On peut être des deux, recto verso…
Ecoute, règle tout… On t'y amène…
Mais où ?
Devine… au domaine des dieux…
Des moines…
Tu rigoles… Au domaine des changes !
Ah ! La conversion !
Je pense, dons je suis !
Signé Dieu ! On y va !
Je m'y rendis ce matin là, au domaine des changes, domaine des dieux, mon cher Lecter, cher
cannibale. Car toi qui n'as jamais compris une ligne, peut-être que tu as su comprendre ma
chair, ou la mâcher, entends-tu bien ? Cannibale lecteur.
Nous étions le matin. Une belle lumière, et là, mon bon lecteur, si tu en as, de la Mémoire, je
te conseille de te l'utiliser. Car nous étions au pied du Temple du Soleil de la Patrie auquel je
n'ai rien compris. On est si sot quand on est jeune !
Et là, il y avait des gens. On ne peut pas dire, amis non, que Sylvain ou Nicolas m'aient menti,
menthes latines, arabes ou orthodoxes. Devant le temple de ladite République, il y avait une
panacée, mais quelle panacée ! Tous les cours de la Bourse ! On sait toi comme moi, chère
lectrice, ce que Bourse veut dire, et ce que Bourse veut devenir… Je laisse Nabookov parler,
ou mieux, s'exprimer dans ses poèmes que la délicate Tanya dénoue le long de ses immenses
tresses :
Larme d'acétylène
Oxygène liquide et Transports aériens
La passion des actions dans la Bourse aux valeurs
Engendre des victoires
L'argent l'abstrait le nénuphar
Qui tout possède en rémanence
Luit dans les box colonnes droites
Des temples eurythmiques
Meurtre en douceur circulation du sang des sens
A la criée voleuse
Mais non Hermès Vuitton l'affaire de ce cycle
Crie trésor à mon cœur
-
J'ai peur, dis-je soudain, d’avoir manqué un train. Je ne suis pas venu comme un
historien récent du capitalisme local, mais…
Du tout, ami, me dit Sylvain, dieu sylvestre entre tous, car ce poème fut écrit il y a
vingt ans de ça.
Ah ! Que dit-il d'autre, mystérieux s'entend ?
Je suis le pile ou face du monde aléatoire qui
Oxygène d'essence mes affres mes affaires
Je suis le papier froid symbole coup de fil
Le silence froissé
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Rumeur, rumeur télécopiée
Au rang de sensation
Puisque ce monde en banque
Nourrit la foi d'airain
-
C'est ça, me dit Maubert, ils ont toujours du risque, ces rishis…
Au point de m'envoyer, par delà les sept mers, par six fois le Simbad…
Mais on n'est plus au temps de ce pauvre Volpone, du pauvre levantin…
Aujourd'hui les bateaux arrivent bien, toujours !
Et moi, que fais-je ici, sinistre compagnie ?
Tu viens voir avec nous le bon agent de change !!!!
En plus au quartier dit latin.
Nous changeâmes de direction. Il était donc question de remonter la bonne montagne d’où la
sainte avait repoussé les Huns mais pas les spéculateurs. Maubert continuait de disserter. Il
était tout en paroles, comme Sylvain de Gibraltar, qui était tout chiffres aussi ; au lieu que
mon Nabookov était lui plus "tout écrit", diligent gestionnaire de son dossier Scripta manent.
Les spéculateurs et les changeurs… Ces derniers avaient plus sûrement vidé le quartier
étudiant de vie et de son dynamisme que le captain Attila, et si le béton avait poussé depuis
ma précédente venue, il n'en était pas de même avec l'herbe. Mes compères désiraient
m'amener au temple, comme on dit. Un bâtiment déjà bien vieux et consacré aux grands
hommes et à la patrie.
Là, nous trouvâmes une file de gens bien tranquilles, un bon troupeau bien soumis, destiné à
obéir. Je ne saurais jamais si l'humanité valait mieux ou moins jadis. Quand je suis venu, elle
bougeait plus, c'est tout. Et il y avait de tout, au lieu que maintenant il n'y a plus rien. Rien
que ces maîtres et leurs changeurs.
On y fixait les prix, et l'on convertissait. C'est une joie de convertir. Trois juges, mettons
Minos, Eaque et Rhadamanthe, Richard, Richter ou bien Kirchner, trois juges des enfers ou
affaires, trois shérifs de Nottingham ou Moneyland, échangeaient des données sur tout le
monde ; le monde entier, compris comme ensemble de terrains à vendre, acheter ou louer, et à
se refiler, me Maubert, pour mieux se gaver, me dit Sylvain.
En fait les dix compères, devant un écran géant d'ordinateur, s'envoyaient ces messages. Le
m² vaut mille euros à Callao, il vaut cent mille à Ginza. Il vaut 100000£ à Kensington, mais
c'est en pieds, en pieds² là-bas. A Manhattan, Upper Eastside, il a baissé ; il a monté ailleurs,
s'est effondré à Détroit, il caracole à Rio, il gaudriole à Shanghai… Monte-Carlo c'est des
champions, mais le volume est faible. Argent qui dort s'endort, et qui dort rouille. On ne
rentre pas bredouilles. Les commis frétillaient.
Et puis, soudain, ils ouvraient le marché aux m². Et la file bien rangée venait leur demander
des échantillons, ou bien changer des cm², des dm². Et on leur demandait où ils voulaient
vendre ou acheter, et ce qu'ils voulaient faire de cette nouvelle monnaie. La surface était
devenue de l'argent bien palpable, mon ami. Et on la leur rendait bien, leur monnaie de la
pièce. Devant ce si beau Temple, la patrie reconnaissante veillait. Le patrimoine, on le sait, n'a
jamais su faire de distinction entre l'argent et les vrais trésors du génie humain…
Ils repartaient avec quelques cm, tous ces humains, mais j'ignorais de quelle étoffe étaient
faits ces cm, si je sais que vous êtes, les humains, comme nous les esprits, faits de la même
étoffe que nos rêves. Avec les cm ils pourraient s'acheter des vêtements, du hamburger, un
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ballon de football. Avec les m², ils pourraient s'offrir un tour du monde, une place à
Wembley, une école de commerce, me dit Maubert qui se tordait de rire. Tout de go, il
s'adressa à un des angoissés clients de ces drôles, et il lui tint à peu près ce langage :
-
Eh, guignol, tu as perdu ton âme !
Quoi ?
Elle est tombée par terre ! Joie est mon caractère ! Vous l'avez laissée tomber, je vous
l'ai ramassée…
Et le bonhomme restait son âme entre les doigts, vingt et un grammes ou pas, ne sachant plus
qu'en faire. Et là, Sylvain, qui riait aussi aux éclats, prenait le relais, pendant qu'on essayait de
gagner quelques mm², de rogner de l'espace à l'issue d'âpres argumentations, de tirades
mémorables.
-
Vous pouvez vendre votre âme à l'année, ou au mois… une location saisonnière !
Evitez le mois d'août… En échange de quoi, vous les aurez, vos précieux mètres…
Cela ne nous intéresse pas, dit une voix énorme et grave.
Je frissonnais, comme tous un peu, je crois. C'était la voix de Morcom. Morcom ! Que faisaitil si tôt dans ce quartier latin il est vrai… C'était peut-être lui qui était allé voir l'autre. Il me
reconnut, ne me salua pas mais me tint brièvement sous son regard. Il descendait d'une voiture
luxueuse et s'apprêtait à rentrer dans le Temple.
-
Cela ne nous intéresse plus, parce qu'ils n'y croient pas. Elle ne vaut plus rien. Si le
vendeur n'est pas de bonne foi…
Je vois, fit Maubert amusé. Si Tiphaine Dufeux n'a plus le sens de l'honneur, son mètre
étalon ne fera plus d'affaires…
Morcom disparut aussi vite qu'il était venu. Nos changeurs s'agitaient, la queue pressante de la
clientèle bien sage devant eux s'agitait comme peau de lézard. Mes amis me regardaient
comme si j'allais faire quelque chose. Mais seuls ces mots me vinrent à l'esprit :
Il trouva dans le temple les vendeurs de bœufs, de brebis et de pigeons, et les changeurs assis.
Ayant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, ainsi que les brebis et les
bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, et renversa les tables ; et il dit aux vendeurs de
pigeons : Otez cela d’ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic.
Je ne les prononçais d'ailleurs pas. Je n'en eus pas le temps ; comme une vague de vif-argent,
la compagnie avait surgi : d'Artagnan, notre bon Drake, et même Mandeville. Devant Maubert
ébaubi par tant de célérité, les pirates associés, artistes consorts et autres contrebandiers des
mètres bousculèrent les étals, vidèrent leur sac de chat botté, replièrent les mètres. Ainsi fut
fait, en quelque temps. Mandeville enfin arrivé souffleta un des changeurs, et se fit mal au
poing (je crois aussi qu'il y perdit son gant). Enfin, le grondement du Kombat des amis
cosaques acheva de rendre ses couleurs à ce jour pâle, tant on y avait nettoyé, pardon blanchi,
de l'argent. Il en sortit – du Kombat, pas de l'argent – mes chers Superscemo et Siméon, mais
aussi Fräulein Von Rundfunk, un peu en retard car elle avait dû mettre au point une nouvelle
arme secrète, Aspirator Golem Total. A peine descendus, ils dispersèrent ou aspirèrent bien
des objets et des billets, des m² et des candides, malgré mes imprécations. Impressionnés,
mais un peu réticents tout de même, Maubert et Sylvain observèrent mon armée germano-
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cosaque à l'œuvre. Le jeune captain Toilet se chargeait d'épurer dans sa station thermale tout
ce qui lui tombait sous la main ; et tout disparaissait illico.
-
C'est l'alliance tant redoutée…
De l’hôpital et de la charité…
Oui, l'armée rouge et la Reichswehr…
Les soviets et l'électronification…
La fin de l'occident crétin… La garde, en tout cas, meurt mais ne rend pas.
Elle est peu inspirée, il faut dire… mais où vont tous ces gens ?
En Australie ? En Austrasie plutôt, s'ils voyagent dans le temps…
A moins que ce ne soit dans des espèces d'espace…
On leur déroule un tapis rouge…
Cela leur apprendra à aimer les espèces… je te parie un m² qu'on les retrouvera dans
un local à plier, qu'on mettra aussitôt aux enchères !
Les toilettes du captain Toilet ! brailla Siméon qui avait fait des progrès tant en
français qu'en mécanique des fluides…
La vie est chère en enfer ?
Tiens, voilà Rameau…
Là-dessus, en effet, venait un dénommé Rameau, vêtu comme l'oncle de l'autre (le neveu),
donc assorti au temple, quand il était une église, et disposant d'une baguette ; Rameau, le
musicien des sphères, et que j'avais jadis tant inspiré, quand il célébrait les noces des mythes
et des astres. Mon Pythagore s'appuya sur son pupitre, appela son orchestre, et les cordes
arrivèrent, un bel orchestre de musique de chambre. Les musiciens descendaient de la tour de
Clovis, du tarantass de l'inévitable Charon, et je crois aussi du Kombat. Comme pour
exorciser le chaos désastreux de la rue, dont mes enfants guerriers et mon ancienne égérie
étaient les responsables, Rameau s'époumona, rehaussa sa perruque et il entama son ouverture
de Zaïs. Les cordes somptueuses chassèrent tout le monde ; les marchands, les clients, tous
nos spéculateurs.
Ayant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple.
Il les avait en effet chassés avec les cordes, comme la musique angélique le fera avec ses
instruments. Je me remémorai les théories de Rameau, qui toujours avait vu exalter ce monde,
en faire l'Univers. Il n'y avait plus rien, et plus de tarantass en métal non plus. La place était
pure, ne semblait pas même dévastée. L'église avait été vidée de toute sa fange de changeurs.
Fräulein me salua gentiment, hello meine Seele, et me dit qu'elle y allait dorénavant plus
mollo, allegro ma non troppo, avec l'aspirateur. C'était comme pour ses sentiments à l'égard
du pauvre Baptiste, andante tranquillo. Elle avait quand même soigneusement volé les m² que
l'on redonnerait plus tard à des nécessiteux ou que l'on placerait dans la mansarde
transformable de d'Artagnan (pourquoi demeurait-elle domiciliée chez lui, d'ailleurs ?). Quant
à Siméon, il avait adopté une stratégie plus économe concernant les ressources de l'adversaire
: il tirait plus à propos sa chasse d'eau. Ce tableau ne nous empêcha pas d'essuyer une volée de
bois vert d'une haridelle qui ne faisait pas le printemps. Pendant que d'Artagnan et Drake
s'esclaffaient, elle s'en prenait au pauvre Mandeville qui n'en pouvait mais. La femme mûre et
bariolée, plus belle conquête des temps postmodernes après les Lolita, marchande de rien de
son état, postillonnait comme jamais ne put le faire Charon (pour prendre son exemple)
-
Vous êtes des assassins ! des pervers ! une bande de jeunes ! des terroristes d'Alcada.
De quoi ? Mais madame…
79
-
-
-
Des vrais malades ! des ennemis du commerce et de l'humanité ! Des pignoufs du
passé !
Diantre…
Vous croyez qu'on était là pour rigoler ! C'est vous les rigolos ! petites ordures,
vandaliques ! Et vos enfants, ils ne vont pas à l'école, bande de clochards ? je vais
vous dénoncer, je porte plainte, je vous déporte moi, je vous délocalise…
Laissez-moi vous dire, bourgeoise, pourquoi nous combattons…
Bande de sales petits blaireaux… J'ai perdu 12cm² dans votre histoire ! Vous pigez
rien à la bourse, rien à la spécule, rien à la vie, au droit des gens, à la sécurité, à la
téloche, vous êtes (elle crache), vous êtes (elle recracha) des branquignols. J'en vaux
moi du pognon, j'ai quatre apparts dans le septième et un riyad à Marrakech, j'ai fait
cinq chirurgies plastiques cet été, je suis cousine de la baronne Kiefer von Panzani non
mais tu va voir…
Faudra te recoudre, alors…
Si tu veux en découdre !
C'était la voix de Sylvain et Maubert, plus fatigués par elle encore que charmés par la
musique de notre cher Rameau. La riche poissarde fut battue, prêchée, aspirée et évacuée,
quoique ce ne soit pas la coutume. Le concert put reprendre. Et le chœur rayonna : Que tout
s'unisse, que tout gémisse etc. Tatiana s'était jointe à la troupe, et elle dirigeait un des chœurs
présents. Nous goûtions les instants délicieux où les humains se prennent pour des anges non
rebelles encore, ahuris par l'effort bien vocal d'une solide minorité entraînée. Notre Rameau
suscita de ce fait un concert de louanges. On l'acclama longtemps. Ce n'était pas un hasard,
accorte lecteur, si je trouvais si près du but, du temple si précieux, de son escalier si profond,
un rameau encensé tel que lui :
Latet arbore opaca
Aureus et foliis et lento uimine ramus,
Iunoni infernae dictus sacer
Fin de la cabale phonétique réservée aux latinistes initiés aux Mystères antiques. Je me
demandais où avait pu passer Morcom, s'il avait vu la scène, s'il avait même été présent à la
scène. Si même je l'avais vu en cette bleue matinée. Enfin nous nous réunîmes, peut-être
moins fiers que les autres fois. L'explication concernait Mandeville et d'Artagnan, pendant
que Drake, l'air mauvais, écrivait son journal.
-
N'avons-nous pas éliminé une femme sans défense ?
Ne devenons-nous pas pires que ce contre quoi nous luttons ?
Oui, en luttant contre le mal par le mal, nous nous déshumanisons.
Nous y perdons nôtre âme !
Combien elle vaut, ton âme ?
Demande à Faust.
A qui, plaît-il ?
Mandeville, quand même, au docteur Faust !
Un cardiologue ?
Serons-nous si populaires si nous les privons de leurs mètres carrés, de leur trivialité,
de leur médiocrité, de leur banalité ?
80
-
Je ne sais après tout s'ils veulent être libérés… L'humanité adore servitude. Et les
rebelles dorment maintenant dans le linceul pourpre des dieux morts.
Nous sommes bien avancés maintenant. Si nous ne croyons plus nous-mêmes à nos
beaux idéaux, où s'en ira notre récit ?
Récit ?
Récit. Notre histoire, quoi…
Oui, je vois, je vois : ou s'en ira la chère histoire ? Qu'en dites-vous, calme bloc ici bas
chu d'un désastre obscur…?
En mètres cubes ou carrés ?
C'était à moi de parler cette fois. Après tout l'on me considérait un peu comme le chef de
bande, parce qu'on me savait descendu d'en haut (bien que personne ne m'eût vu, lecteur, bien
que personne ne m'eût vu), invulnérable, très solvable, attracteur étrange de tous les
marginaux, bohèmes et autre révoltés de la vieille capitale muée en cabinet de curiosités
obscènes de la planète globalisée et en résidence fantomatique et déserte de maîtres dits
carrés. C'était sur moi que l'on comptait, quel que fût le talent ou la compétence technique des
uns et des autres, enfants et animaux (ils vont bientôt arriver) compris.
– Je m’assieds, répondit le chat en s’asseyant, mais je m’élève contre ce dernier mot. Mes
paroles ne sont pas du tout des turlutaines, selon l’expression que vous vous êtes permis
d’employer en présence d’une dame, mais un chapelet de syllogismes solidement ficelés,
qu’eussent appréciés selon leur mérite des connaisseurs tels que Sextus Empiricus, Martius
Capella, voire – pourquoi pas ? – Aristote lui-même.
Je pris donc la parole, essayant de ne pas me prendre pour un prophète, ce qui est toujours
une erreur. Enfin je tins à peu près ces propos. Pour la première fois, nous nous sentions plus
forts que l'adversaire. Morcom, Dieter, les maîtres carrés, ce n'était rien, ou poudre aux yeux.
Non, ce qui était inquiétant, c'était les dégâts que nous occasionnions, et les débats que nous
causions. Nous étions partis sur une bonne base : lutter contre les maîtres carrés. Mais nous
nous comportions comme des missionnaires des armés. Or, disait un grand révolutionnaire
français, les peuples n'aiment pas les missionnaires armés. Ce grand révolutionnaire, ajouta
Maubert d'un ton enfin sérieux, avait imposé un édit du maximum ; il guillotinait à tout va les
agioteurs et autres loups-cerviers. La république était invincible, mais elle était surtout
vertueuse ; les gens n'aiment pas ça. On liquida enfin notre grand homme, sa Terreur et
surtout sa vertu. Nous ne pouvions donc pas dire, et en cela Maubert s'accordait avec moi, que
nous nous battions, et que nous éclations l'ennemi, comme le rappela Sylvain fasciné, pour le
salut de l'humanité. Bien au contraire, nous pourrions être accusés de crimes contre l'humanité
et autres billevesées, comme le souligna Fräulein Von Rundfunk qui n'en était pas à une
méprise près. En bref, mon bon lecteur, nous décidâmes de nous battre non pour le salut de
l'humanité ou de la destruction des maîtres, mais pour notre bon plaisir. Et nous prîmes la
décision de descendre aux affaires, pardon aux Enfers, dont l'entrée se trouvait là, tout près,
comme le souligna Maubert, ce qui concordait avec la venue de Morcom tout à l'heure, pas
expliquée depuis. Mais avant de descendre aux Enfers, nous dûmes essuyer une puissante
salve verbale du camarade écuyer Mandeville, pas l'apiculteur, le nôtre…
Latet arbore opaca
Aureus et foliis et lento uimine ramus,
Iunoni infernae dictus sacer
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Mandeville traduisit dans ses mots ces vers sacrés ainsi :
-
-
-
-
La tête arborée en Paca… J'y suis ! Mon latin tout entier me revient… Horus et folle
Isis… Et lento vis le minet Ramus… Union infernale dit à tous qu'ça sert…
Ventrebleu, c'est revenu !
Oh, Mandeville ! Vous faites à Virgile ce que nous fîmes à la Pologne, murmura la
belle et lucide comtesse Von Rundfunk.
Vous me vexez, madame. Quant à vous, l'ange gris (il me croyait bien saoul, le
surnom me resta), je vous demande trépanation…
Réparation, mon vieux, réparation… et pourquoi donc ?
Vous venez d'affirmer dans votre narration que je ne suis pas l'apiculteur, mais l'autre.
Que veut ce charabia signifier ?
L'autre, le Mandeville anglais, lui expliqua Maubert, c'est le théoricien premier du
libéralisme anglais. Et il utilise la parabole des abeilles, de la ruche. Voilà pourquoi il
a usé le mot apiculteur. On descend ?
Oui, oui, on descend en Kombat ange gris, piani angel ?
Non, Superscemus, car depuis l'épisode aventureux de la bibliothèque et de la lutte
géorgienne contre le dragon, tu es le centurion Superscemus, non, dis-je donc, on ne
descend pas en enfer en Kombat…
Pourquoi, dit d'Artagnan, et s'ils nous réservent un chien de leur chienne en enfer ?
Mais on est bien armés !
I flush this hell… marmonna le captain Siméon.
Tous s'impatientaient. Nous gagnâmes l'entrée du noble temple républicain, puis nous
trouvâmes une crypte, un escalier profond. Et là, torche en main nous commençâmes la
descente aux affaires. Auparavant, lecteurs, vous reprendrez bien un petit résumé ?
Faire naître la force du sein même de la faiblesse, cela n’appartient qu’à ceux qui ont une
puissance absolue et une autorité sans bornes.
82
Chapitre dix (?)
Brève descente aux affaires
Les experts dans la défense doivent s’enfoncer jusqu’au centre de la terre.
Un résumé s'ensuit :
L'ange rebelle a gagné la première manche : ses troupes marchent au pas du jeu de l'oie et
font la nique aux maîtres carrés. Il s'aventure dans des espaces sacrés comme la tente de
Baptiste, l'atelier de Jacob ou la bibliothèque de Lubov. En même temps, il rencontre des
jeunes gens vampirisés par la dictature de leurs maîtres carrés, au cours de soirées
cabochardes. Mais d'Artagnan est là, et les enfants progressent : tout ne va-t-il pas bien se
terminer ?
Hélas, sur une colline sacrée, fameuse, ignifugée, Gerold se montre moins optimiste en
croisant Perceval et un autre animal, petit maître carré. Et, alors qu'il voit les marchands du
Temple remplir l'espace avec le consentement de populations ébaubies et soumises, il décide
de descendre aux Enfers, accompagné d'une petite troupe compétente.
La compagnie de Rameau avait entamé sa longue descente. Nous allions obscurs dans la nuit
solitaire, à la suite du musicien qui nous ouvrit la première porte des Enfers avec sa clé de sol.
Ibant obscur isola sub nocte. Ibant obscur isola sub nocte.
Il utilisa ensuite sa clé de fa puis d'autres clés inconnues, des clémentines notamment ; il me
demanda de l'aider à déchiffrer des codes secrets. Ma carte dorée serait également appréciée
dans ces inquiétants parages, plus bas situés que les portes d'ivoire et de corne de tes belles
traditions, mon bon lecteur ; et je la présentais à Charon qui, je l'avais bien compris, faisait
sub terra, dans le subway initiatique des heures supplémentaires (à moins que ce ne fût le
contraire ?).
Alors que j'évoque la carte dorée, tout de suite je vis apparaître une grande et belle femme
d'âge mûr, très élégante en outre, ce qui est devenu une gageure en ce début de siècle ou cette
fin de cycle. Tu remarqueras, lecteur, que je ne te convie jamais à de longues descriptions.
Elle sont passées de mode et en outre sont inutiles. Et vu les horreurs moisies que je
contemple à chaque pas, il vaut mieux que je… Bref cette belle femme se présenta ; c'était la
sibylle bien sûr, et elle venait nous aider dans notre quête infernale. Rameau s'emporta,
Maubert l'admira et Superscemus trouva qu'elle ressemblait à son ancienne institutrice. Je
demeurai coi d'admiration. Il fut décidé qu'elle nous accompagnerait, mais qu'elle limiterait
ses interventions sibyllines, laissant au maestro Rameau le soin d'orchestrer notre infernal
périple. La madura provocante et familière défia du regard notre bonne Fräulein Von
Rundfunk avec qui elle se pensait en position de concurrence. Je la consolai en lui disant, à la
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sibylle donc, qu'elle serait l'écume de ma journée, la sibylle, l'écume, mmmh, et qu'elle me
lirait les lignes de la main à la sortie du cimetière des morts-vivants.
Les enfers : tout de suite je fus frappé par une chose : ils ressemblaient au monde d'en haut, à
celui des hommes donc. Mais l'entrevue de Faust et de mon bon collègue et néanmoins
ennemi m'avaient, de toute manière, préparé à un monde infernal bien prosaïque.
Je distinguais avec les enfants désolés, qui s'attendaient tous les deux à de bonnes grosses
tortures biens sadiques, les immenses foules, les gros bureaux, et les embouteillages ; les
centres commerciaux, les queues devant les bureaux ; les visages éteints, les âmes à la traîne
derrière les corps, les yeux endormis par les sédatifs et les soporifiques. On aurait dit en effet
qu'ils ne savaient pas s'ils étaient vivants, tous les lugubres bougres.
On sentait qu'ils souffraient, mais que cette souffrance était aussitôt recyclée et consommée.
Elle ne pouvait être rédimée ou pardonnée. Les distractions en avaient vite raison. Ce qui me
frappa encore, pour moi qui vient d'en haut, et ne suis plus descendu sur terre depuis les
débuts de la sinistre Révolution Industrielle, mais qui enfin ne concernait pas tout le monde,
c'était l'omniprésence des transports qui régissait cette incertitude et cette infini infernal
toujours en mouvement. Nulli certa domus, comme dit le poète inspiré par les dieux.
Maubert me dit même qu'il se croyait dans le RER… et si on s'était trompés, et si on était de
facto dans le RER ? J'ignorais comme Tatiana ce qu'était le RER. On nous l'expliqua, quoique
nous fussions là pour de bien pires explications. On me décrivit la vie moderne, sa couche
d'ennui et d'avarice, son front bombé, sa lèvre épaisse, sa sinécure banale : même les rats sont
plus vivants, conclut Sylvain philosophe.
Evidemment il y avait les cercles, les fameux cercles de l'enfer. Il y avait le cercle des agents
immobiliers et celui des agents secrets ; celui des marchands de mots et des médecins
imaginaires ; celui des femmes politiques, toutes ou presque latino-américaines (les
catholiques sont intenables, me confirma Nabookov) ; plus bas on retrouva nos juges et nos
agents de change, très bas sur l'échelle de Richter, qui ruinaient les peuples du dessus avec les
dettes publiques. Avec sa science infuse, Sylvain me le certifia.
La dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, aux opérations aléatoires, à
l'agiotage, en somme aux jeux de bourse et à la bancocratie moderne … Bolingbroke décrit
l'apparition soudaine de cette engeance de bancocrates, financiers, rentiers, courtiers, agents
de change, brasseurs d'affaires et loups-cerviers.
Il y avait donc là tous ceux qui vendent du temps, ou de l'espace, ou de l'argent, ou des
patries aux projets politiques. Avec la dette immonde, on se procure toute la vacuité, toute
l'inanité, toute la vanité dont sont faits les Enfers.
Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem imposuit
Ceux-là adoraient les transports, que je croyais moi être un désordre sentimental causé par la
passion. Maubert me confirma que j'avais bien raison, et que c'était resté cela : susciter
l'incertitude, mais physiquement. Les transports routiers ont pris la place d'Iago dans le cœur
pris en otage d'Othello. Et c'est ainsi que tout le monde, par la dette et le reste, la vente de la
patrie, se met bien gentiment au bon service de la Bête.
On voyait quand même çà et là des images plus typiquement infernales. Simon et
Superscemus avaient chaussé des lunettes démonologiques qui permettent de reconnaître à
l'œil nu les succubes et les incubes. Plus laids que la moyenne, ils les distrayaient beaucoup.
On crut voir Lucifer faire ses courses chez Prada. Mais ce n'était pas encore l'Enfer promis.
Nous commencions à nous plaindre, d'autant qu'en Enfer la vie est très chère et le service
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mauvais, et que ma carte de crédit (elle n'est plus dorée ma carte ?) commençait à donner des
signes de faiblesse. Il lui faudrait bientôt rendre visite au bon Jacob dont je désespérais de voir
l'échelle. Siméon s'impatientait, d'autant que sa lunette de chiotte ne donnait pas ici trop bas
les résultats escomptés, et il ne cessait de jurer en français.
-
Merde carrefour !
Quand est ce qu'on s'amuse, Angel Nemo? me demandait Superscemus d'une voix
pathétique.
Merde carrefour !
A chaque fois qu'on y descend, c'est plus nul, confirma Sylvain, qui craignait de rater
son train.
Merde carrefour !
C'est le chemin d'enfer !
L'enfer c'est les autres !
Monstre ! L'enfer c'est le manque d'amour !
Merde carrefour !
L'enfer c'est surtout quand plus rien ne se touche du doigt.
Rameau composa une gavotte qu'il intitula Les esprits irrités et une sarabande qu'il nomma
Les Enfers décevants. Nous ne pûmes écouter, distraits par les braillements et le tohu-bohu du
peu amoenus locus.
Tandis que Rameau maugréait, mécontent de notre mécontentement, la sibylle m'expliqua que
les Enfers avaient bien changé. On cherchait maintenant à rationaliser, à rendre le tout plus
efficace, plus cybernétique et plus ergonomique. C'était pourquoi sans doute on était écrasé
par le bruit des travaux et les poids des embouteillages. C'était aussi pourquoi, ajouta la
sibylle, on avait délocalisé les salles des grands coupables. La sibylle défendait bien l’Enfer
en tout cas, elle lui trouvait toutes sortes d’excuses, semblant s’y trouver bien. J’aime ces
femmes sûres d’elles…
Ah ! C'était cela qui nous intéressait, et les enfants aussi, et l'aspirateur de Fräulein. Où étaient
les grands monstres de toujours, les grands châtiments, etc. ? Dans de lointains musées ? Dans
de plus bas souterrains ? L'humanité avait tellement changé en vingt ans ou moins de
mondialisation qu'il avait fallu aussi révolutionner le système infernal ; organiser des
déplacements de population, des migrations de personnels qualifiés, révolutionner les gestions
de flux, et déporter les grands méchants du temps jadis. La presque totalité de la population
vit là-haut en Enfer, ajouta la sibylle, que je trouvais de plus en plus à mon goût ; et quand
elle descend là, elle ne voit plus la différence. Grâce au politiquement correct, il n'y a plus de
grands pécheurs, ajouta-t-elle de sa voix confondante ; et du fait du déclin de la Foi, il n'y a
plus de repentir. On entasse donc les gens ici très bas, où il faut bien les faire travailler.
Surtout les femmes, surtout les filles, qui grillées par le feu de leurs cigarettes, tâchaient de
dépasser, stakhanovistes asexuées, les garçons transformés en glaçons qu'on tentait vainement
de leur opposer. Au fur et à mesure que je voyais cette féminitude liftée, dépareillée,
hystérisée, navrée, je sentais poindre le chant de leur cœur triste ; et je crois que Rameau et
Tatiana, choristes confirmés aussi d'ailleurs. Et ce chant disait ceci :
Toujours serons pauvres et nues
Et toujours faim et soif aurons.
Jamais ne pourrons tant gagner
Que mieux en ayons à manger.
Du pain en avons chichement,
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Peu au matin et moins au soir.
Car de l'ouvrage de nos mains
N'aura chacune pour survivre
Que quatre deniers de livre.
Ces phrases m'éclairaient, et je commençais à juger mieux l'erreur, plus que l'horreur de la
situation. Mais un mauvais esprit me passa, me souffleta et me cracha à l'oreille, sans que
personne ne pût me défendre :
Vous n'avez guère été sage
Quand vous êtes venu céans.
Car on n'en peut point ressortir.
Ressortir, je pourrai ; mais mes amis ? On ne banalise pas l'Enfer, il est infréquentable. Et je
voyais déjà des ombres sombres et menaçantes s'approcher de nous, risquer de s'en prendre à
nos enveloppes charnelles et bien timbrées, comme dirait Maubert. En particulier, je voyais
Mandeville faiblir.
Rameau nous concocta d'un trait de son génie une sarabande intitulée Le Recul des démons
qui les chassa net. Mais il ne fallait pas perdre de temps, malgré la Ritournelle des peurs. La
sibylle, qui avait paru déconcertée – sic - par cette composition (elle me parut même un
instant décomposée), me dit que si ma carte cessait de battre (elle utilisa ce verbe, oui, oui),
nous en manquerions alors. Du temps ou de l'argent ? demanda Nabookov, qui semblait
étouffé par le grand manque d'air. Mais un signal la prévint que nous pouvions visiter des
salles plus spécifiques.
Nous descendîmes plus bas encore grâce aux énormes escalators qui défiaient les distances et
la bassitude. Nous eûmes alors les lieux de grande souffrance réservés aux conquérants : on
voyait Bajazet ou Tamerlan torturés à la poêle à frire par des démons bien velus. Napoléon
était aussi un peu esquinté à ces hauteurs, et quelques autres comme lui. Les enfants étaient
ravis. Siméon demanda s'il pouvait aussi torturer les prisonniers. Il est vrai que la scène avait
de quoi distraire un vaste public. Il poussa un "Merde carrefour" de satisfaction cette fois.
"Nous contons ouvrir bientôt ces salles", me conta la sibylle, dont les yeux gris grandissaient,
et la chevelure ondulait. « Votre avis nous importe. Faire des voyages organisés aux Enfers,
voilà une idée bien infernale », nous murmura Maubert. Sibylle lui lança un terrible regard.
Pour se venger, elle nous montra une salle de tortures réservée aux grands savants ; il y avait
un nommé Braun qui essuyait d'atroces outrages.
-
Qui est ce Braun ?
Un raseur…
Il s'est planté sur la terre, et après il s'est planté sur la lune. C'est l'inventeur manqué.
Fräulein eut l'air toute triste de voir son idole ainsi humiliée. Un savant appareil lui vidait tout
le corps et le lui remettait tout entier. Cette extirpation lui arrachait des cris de douleur
prométhéens, je dirais même caucasiens, plaisanta Maubert qui essuya un soufflet teutonique.
Nous n'étions pas au bout de nos peines : on nous présenta l'âme torturée d'Offenbach qui
s'était trop moqué d'Orphée ; celle d'un philosophe, qui avait pris Dieu pour une horloge, ou
d'un penseur qui l'avait cru mort. Tout cela me mettait mal à l'aise, moi, ange rebelle, comme
tu sais lecteur… le plus peiné fut d'Artagnan qui y vit le cardinal de Richelieu, sans doute
victime d'une erreur phonétique. Ces riches lieux, ce point cardinal, comme si le pauvre vieux
était l'auteur du coup posthistorique des maîtres carrés. Mais il a créé l’Académie Française,
et rien que pour cela…
86
Mandeville observa qu'on n'y voyait pas Tréville, aux Enfers.
-
Que si, monsieur, il y est.
Quoi, Tréville ? Mais c'est l'Enfer !
L'Enfer, c'est les Nôtres !
Le ressentiment remplit l'enfer !
Pas de blasphème !
De basse flemme ?
Oh, Mandeville, Mandeville, je vous manderais en…
J'y suis, justement !
Quel demeuré !
Oh! Il y a Descartes !
Des cartes ! Mais on se joue de nous ! remontons !
Nous revenions aux vrais Enfers : il y avait des cercles plus bas. Tout y était encore plus
lugubre, plus travaillé, plus médité et mieux pensé. C'est plus psychique, dit Nabookov. On se
rapprochait des grandes bureaucraties, des châteaux de la pire aventure au sens bien
postmoderne cette fois. Nous vîmes ainsi de drôles de drames. La salle des immortels, du nom
de ceux qui ne peuvent plus mourir, et celle des bicentenaires, du nom de ceux qui fêtaient ou
fêteraient un jour leur anniversaire dans un état proche du Michigan, comme dirait
Mandeville. C'était là que l'on mettait ceux qui s'étaient le plus éloignés de la nature, de ce qui
touche et se touche, et qui là n'est plus que montre et vanité. Nous étions au bout de nos
peines. Il y avait aussi ceux qui ne font rien de leurs jours, qui passent à côté de leur vie, ceux
qui ne sont pas habités, qu'alors…
Il y avait enfin des escalators finaux. Mais nous n'avions pas le passe. Sibylle me fit alors
promettre de revenir. Elle avait des salles spéciales pour moi. Des champs bienheureux,
comme disait le Maître,
fortunatorum nemorum sedesque beatas.
Je demandais à ma guide de considérer cette observation : "ceux qui ne sont pas habités".
C'était bizarre… mais Nabookov, Maubert et les autres avaient tous bien compris. Ceux qui
n'étaient pas habités, esprits superficiels et creux, ceux qui était possédés, ceux qui étaient
branchés ou connectés, vidés d'eux-mêmes. Superscemus demanda s'il y avait une salle
Dracula. Etre vidé de soi… pour être livrés aux maîtres carrés, c'était une sublime et infernale
idée supercalifra... On avait décidément des têtes bien-pensantes, ici très bas. Sibylle qui
effleura ma main me transportait d'allégresse. Elle me fit promettre de revenir. Mais je crois
l'avoir dit. Elle a gagné des parts de marché.
Les enfants voulurent les salles réservées aux enfants. Les enfants infernaux… Y avait-il des
jeux d'enfants interdits, des kindergarten infernaux ? On leur demanda de se taire, et Rameau
composa une suite nommée Les Enfants circonspects. Les gavnuks dirent merde. De toute
manière, il fallait remonter. On utilisa pour ce faire une remontée mécanique, du genre de
celles dont on se sert aux sports d'hiver, me commenta Maubert. En remontant je vis une
inscription qui évoquait le Mercator pessimus. Je demandai de quoi il en retournait, on me fit
signe de m'adresser à Victoria. Je savais qui c'était.
Comme tu te doutes, ami lecteur, hypocrite curieux, furieux mousquetaire, on remonta aux
champs élyséens. Quelle merveilleuse ville, tout de même ! Mais l'aventure infernale n'était
pas terminée, loin s'en fallait même, comme je te le montrerai tantôt. Car qui pourrait penser
87
qu'un été en Enfer s'achève si médiocrement ? Qu'à l'heure ou terre meurt, ou ton humanité
sévit, Satan n'amuse pas toute la galerie ? Prends garde, mon lecteur, nous allons derechef
dans l'azur nous noyer, si tu ne le sais le battre, ô l'enfer renfermé…
Le retour de Siméon sonnait. Le gamin n'en voulait entendre parler. Nous dûmes le mettre
dans une de ces remontées mécaniques phénoménales qui devaient, disait Sibylle, ne pas le
dépayser. Il remonta les salles, il remonta la FNAC, et puis le RER, et puis je ne sais quoi.
Nous passâmes sans doute par des souterrains commerciaux, par les malls bien marchands, ou
par des istanbulles immobilières, je te raconterai lesquelles. En haut, attendait le majordome,
lequel lui confisqua sa toilette magique, je veux dire ses chiottes trouve tout. Il ramena
également Superscemus, sur ordre de la mère et de l'amirauté ; je laissais ces enfants
emportés. Je constatai l'affaiblissement, sur les champs élyséens Parisiens, de nos réserves
vitales et animales ; nous avions tous vieilli, sauf les gamins qui avaient tous grandi. Nous
avions un je ne sais quoi de las, qui inspira à Maubert une référence vieillie, que je ne
connaissais, et qui avait trait à une incertaine odyssée de l'espace (quand il est si simple, mon
ami, d'évoquer une orphique descente…), où certains spationautes, ou cosmonautes, ou anges
à venir se décomposaient en quelques instants. Certes je l'avais pris, ce bon gros coup de
vieux ; et de matérialité, qui correspondait à une belle envie soporifique.
Mais d'un autre côté, lecteur, je ne suis que la face de l'angle ; et l'angle fatigue vite. Je
constatais ainsi qu'à la surface de ce monde, on n'en voyait que les orifices, ainsi que des
terriers d'animaux ; qu'ici j'avais défié, et sans effort, moi ange Gospodi, tous les puissants de
cette terre, tous les puissants de cette terre, et qu'ainsi je devrais redescendre aux Enfers. Je
n'avais pas trop le désir, pas plus que d'autres d'ailleurs, de demeurer à la surface des choses,
qui est aussi celle de la terre. On se sent affaibli, sur l'écorce terrestre, on se sent, comment
dire, dépecé, justement, moins profond, et un peu trop superficiel. Maubert me contesta : il me
parla de l'arbre, qui ne vit qu'en surface, et qui est l'arbre tout de même. Mais moi, je goûtais à
gratter. Je voulais les revoir et les analyser, ces petits monstres infernaux. Quelle ne fut pas
notre erreur, mais sans erreur ou errance, il n'est point de chevalerie, n'est-il pas ?
Nous nous débarrassâmes de la petite équipe de notre expédition hauturière. Il ne me resta
tantôt que d'Artagnan et Mandeville, et bien sûr la Fräulein, car Maubert et Sylvain, en
étudiants infortunés ("nous sommes carrés et cubes", me dirent-ils d'un ton bien fatigué), s'en
remontèrent à la surface demander un bon sol. Car on disait bien sols, vieilles monnaies,
comme on dit sol au Pérou, ainsi que me le rappela Nabookov, ce que la sibylle, qui devenait
de plus en plus belle et de plus en plus vive en Enfer, me confirma bien. Nous commençâmes
à folâtrer, tandis que nous redescendions dans les prisons accélérées de l'Autre, et ses
spéculations, ses prisons de Piranèse, ses labyrinthes d'Escher, ses méandres néanderthaliens.
Car tu te doutes, mon cher, que j'ai de bien coutures secrètes, ou bien des bottes, à te montrer
encore. Nabookov s'en alla de son chef, ainsi que son épouse. Et ce fut mon salut, ainsi que tu
sauras. La sibylle parlait :
-
-
J'ai de tous autres hôtes à vous présenter, mon ami.
Mais que voulez-vous dire ?
Maintenant que nous sommes pour ainsi dire seuls (il est vrai qu'en présence des deux
drones, nous ne risquions rien, sous ce bien pur rapport – d'intellect il s'entend), je
peux vous le dire, ami…
Mais quoi, douce mie…
Je vous ai présenté un enfer enfantin…
Si semblable aux surfaces, je veux dire aux si grandes surfaces…
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-
Merde carrefour ! comme jure ton jeune ami… Mais j'ai un plus bel Enfer, salivait la
succube, salivait mon Hécube, salivait ma sibylle de Cumes et l'écume à la bouche s'il
faut, et je veux, dans mon désir erratique de toi (mais que veut-ce bien dire, un désir
erratique de toi ?), te le présenter là. Allons au Condominium.
Elle ne devait rien redouter de mes faibles amis, d'Artagnan, Mandeville, d'autant que
Mandeville semblait connaître cet endroit. Je savais par ouï-dire qu'il s'était acoquiné là-haut
avec je ne sais quelle agente immobilière, mais tout de même…C'et pourquoi il semblait si
bien toléré par les démons d'ici-bas… Et nous redescendîmes, et descendîmes encore, ô joies
du passé simple, joie d'un éternel espace. Terribilis locus iste ? Mais non ! Et elle nous montra
le Condominium, le domaine des dieux, sis en enfers après ma redescente, mais pourquoi
suis-je redescendu, je me le demande encore, ô funèbres…!
Au condominium il y avait d'énormes baraques, mais des piaules, mais des palais, et puis ça
circulait… Ma sibylle sublime à cette heure ajoutait que riches réservaient, et leur place en
Enfer, les riches initiés, de ce monde là-haut. J'en restai ébaubi. Se pouvait-il qu'enfin…
Puis je me ranimai. Car je voyais des parcs, de sublimes fenêtres taillées dans la pierre, des
habitacles, et tout cet éclairage… Mais qui vivait là ? Ma sibylle demeura circonspecte. Et
j'eus l'idée soudaine de demander à d'Artagnan d'en extraire des mètres, à cette surface qui
nous laissait si circonspects…
-
Essayez, d'Artagnan,
De quoi faire, vous prie ?
D'arracher quelques mètres…
A ces êtres qui trient…
Mais qui trient quoi, mon Dieu ?
Si ne le faites pas, vous le saurez bientôt !
Et il s'y essaya, le bougre. Lui qui m'avait tant si montré de faconde, et de ressources, s'y
essaya platement. Et s'y planta, je dis, bien lamentablement. Lui qui pouvait subtiliser aux
agences bien magiques convoquées par Byron, aux riches lieux du cardinal tout un ensemble
de mètres étalons, de mesures anciennes, la lieue, le yard, le mile, et sais-je quoi encore, lui
qui pouvait dérober tout cela à la barbe du curé et du grand maître carré, se retrouvait bien
bas, ici-bas, aux Enfers, totalement humilié, avec comme qui dirait une je ne sais quelle
impression d'impuissance… Moi qui, ange gratuit, venu ici par le hasard des hasards, et rendu
faible au demeurant par la bêtise humaine, de son adoration éternelle du symbolique matériel,
de son ordinaire défaillant, je me trouvais comme lui bien désarmé.
Terribilis locus iste !
loka [lok] m. lieu, emplacement; le monde, l'univers; la terre, ici-bas | le peuple; les gens | pl.
lokās l'humanité, la société; les gens; les affaires | myth. les 7 mondes
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Où l'Enfer continue
sed reuocare gradum superasque euadere ad auras,
hoc opus, hic labor est.
Voilà ou en étions, j'ai dit. Rameau était parti, et les enfants, et les amis, et notre couple
favori ; j'ai donc dit que notre d'Artagnan ne pouvait en Enfer et ne pouvait jamais en dérober
les mètres (tarés, comme il se doit). Et moi j'étais un peu impuissant, et c'est dommage. La
sibylle me montrait de son doigt négligent l'impuissance avérée de mon ami perturbant. Mon
pouvoir n'avait pas de prise ici très bas, dans ces territoires protocolaires, dans ces espaces
labyrinthiques que ce pauvre brouillon esprit de Dédale, le responsable de tout ça, pourrait
fuir. La sibylle me regardait toujours avec envie, et sans doute avec moi ma carte exsangue :
car le la voyais bien, cette carte dorée, et elle était exsangue, dépossédée de ses veines,
alanguie, éthérée, et comme exaspérée, de ne pouvoir donner ce quoi – ce quoi pour quoi elle
était faite, mais tu l'auras compris, mon estimé lecteur. Encore plus grandie, et encore plus
belle, Sibylle contempla ma faible silhouette et ainsi me parla :
-
Le boom a bien eu lieu, ô mon ami.
Le…
Le boom immobilier, ne faites pas l'idiot. Mais il aura encore lieu…
Lieu, il y a lieu à…
Tais-toi !
Tout en disant ceci, ma cyclope devint une géante. Mes compagnons s'écrasèrent, et
notamment Mandeville, qui se sentait coupable, et la sibylle devint ce qu'elle était depuis
toujours, et que nous n'avions pas reconnu, ou voulu vérifier, un monstre venu de l'Enfer. La
sibylle, lecteur, est un balrog. Et sans se désourciller, elle me tint nûment ces propos tristes
pour la terre, qu'il s'agisse de sa surface ou de soi-disant profondeur :
-
Il y a trop de gens, et de pécheurs…
Mais…
Ne te marre donc pas… Ici bas, vous êtes des milliards, peut-être cent milliards (et en
disant cela elle s'adressait bien à notre d'Artagnan, et à son Mandeville). On ne sait
plus quoi faire… Vous vous accumulez ! Et il faut bien payer ! Et cette omniprésence
! et ce poids monstrueux ! et ces consommations !
Je reconnus Bizness et ses feux redoutables, d'un sang qu'il poursuivra tourments inévitables.
Mais elle poursuivit, et sur le même ton : et qu'on s'accumulait, et qu'on en rajoutait ; et que
l'on vieillissait, et que c'était bien mal. Il n'y avait plus de postes disponibles au purgatoire, et
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l'on devait baisser jusqu'ici très bas. Mais quel dommage… Et puis la terre était petite, la terre
avait des ressources limitées, comme l'avait déjà montré Berne, pardon, Verne. Elle n'avait
plus de place, la terre, et il fallait aller dedans, dans cette bonne terre, la planète m'entends-je,
pour trouver de la place. Quelle nénette cette place ! J'imaginais un roi qui aurait une bergère
dont les moutons auraient un cent m²… Mais elle poursuivait, n'étant pas bien contente : que
les humains s'accumulaient, elle n'étant pas bien contente ; que l'on creusait la terre, elle
n'étant pas bien contente ; que les conditions se ressemblaient, elle n'étant pas bien contente ;
que partout tout devenait cher, et c'était comme ça ; et que partout tout était la félonie. C'est
ainsi que me parlait la Belle, comme si j'étais moi l'administrateur de cette terre. Mais je n'y
connais rien, n'en veux guère connaître.
J'avais cependant compris une chose : je n'étais pas vraiment de leur monde. Alors je dis à ma
belle :
-
Mais montrez-moi, beauté…
Quoi ?
Quelque beauté… de votre enfer…
Comment ?
De ta virginité…
Mais quoi ???
Car jusque là je m'efforçais… de ne pas trop… me compromettre… Mais c'est fini !
Quelle insolence ! Car sauras-tu, cher Ange, malgré tout, que tu n'es qu'un laquais, ici
bas aux Enfers, et qu'ils y sont pour raquer, ces idiots, jusqu'à que Mort s'ensuive !
Mais je le sais !
Eh bien ! Viens donc voir le petit maître carré !
Petit ? Il y en a des petits ? On peut faire des petits, alors !
Et puis je la suivis. Nous descendîmes quelques profonds escaliers. Et elle me montra un petit
atelier, des Enfers, pendant que mes compagnons, dont je ne me préoccupais plus trop, je dois
le dire, et reconnaître, mais un peu tard, mais maintenant, que c'est un tort, se perdaient dans
les limbes, de l'Enfer, et qu'elle n'était pas mince, pas vraiment, mais cette affaire, mais elle
me montra quand même, ma Sibylle, qu'elle était bien là, la présence de cette abominable,
abominable quoi, ce petit maître, mais tout petit, un tout petit maître carré…
Il était là, bien des cheveux, grosses lunettes, un tout petit maître carré, un bon petit maître
carré. Il ressemblait d'ailleurs, m'a-t-il semblé, à ce petit agent (immobilier, et familier…) qui
m'avait bien harcelé, ne sais plus quand… Toujours est-il qu'en toute concentration ce petit
maître des Enfers, ou, comme je disais jadis, du temps de mes amis, se précipita au devant de
moi et me tint les propos, ou plutôt les conseils suivants. Imitant dans son bureau infernal le
ton bas d'ici haut, il m'explique tout de go comment économiser de l'espace, et comment vivre
aussi dans 20m², et comment élever une longue et prolifique famille dans quelques rames
d'ombre, et comment donc enfin s'en sortir, malgré tout, sans les milliards d'horions. Il était
conseil aux enfers.
Il me tint la grappe longtemps. Et comment glisser une paroi, et comment changer de décor,
comment tirer parti d'un écran ou d'une bibliothèque, alors que l'on meurt tous de cette petite
taille hors de prix. Les conseils du tout petit maître carré étaient bons et monstrueux ; ils
étaient même d'autant meilleurs qu'ils étaient scandaleux. C'est à cette accoutumance au
scandale que l'Enfer doit sa fortune, me confirma d'Artagnan, lui aussi abandonné de Drake,
d'un ton lugubre. Il y avait des scandales, mais il n'y en a plus, et l'on peut tout se permettre, y
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compris une jonction entre surface et enfer, y compris des délocalisations et une modification
radicale qui faisaient de leur terre, qui faisaient de l'écorce, une banlieue de l'intérieur. Les
bouleversements moraux qui avaient marqué les deux ou trois dernières générations, le
politically correct, avaient dégénéré en volonté formelle et informelle de modeler de
nouveaux enfers, plus modernes et mieux aménagés, moins vieux jeu et donc moins marrants
aussi. On pouvait dénoncer cet effet, mais de tout manière, quand il s'agit de l'enfer, on n'est
jamais content, n'est-ce pas ? On pouvait aussi ne pas s'en plaindre et s'en trouver satisfait. On
peut toujours se satisfaire de tout, bien entendu.
Sibylle s'éloigna en me faisant un signe doux de la main. Je la laissais s'éloigner impuissant,
comme dans un mauvais rêve, ainsi que disent les couillons. Ce n'était pas un mauvais rêve,
mais elle s'éloignait, Sibylle, et je ne pouvais rien, et je ne pouvais rien faire, c'est cela le
manque de volonté. Je me vis entouré d'ombres familières. Ils étaient là, GFK, Dieter, SuceKopek, Jean des Maudits, et l'étrange compagnie s'attacha à mes pas. Ce n'était pas eux, ce
n'était pas tout à fait, car cette bassesse, je veux dire cette absence de hauteur, on n'est plus sûr
de rien, mais cela y ressemblait bien. Ils étaient là, me dirent-ils, pour se rendre à une
conférence de la baronne Kitzer von Panzani, baronne à la phonétique aussi changeante que la
géographie locale. D'Artagnan et Mandeville s'éloignèrent un petit peu, sans que je comprisse
comment. On les avait fouillés, car les services de sécurité sont ici bas très efficients. On aura
d'ailleurs noté, et même toi ami lecteur, que personne des Nôtres n'a ici bas fait le malin. Ma
carte dorée est dévastée comme la terre gaste de Perceval, et moi-même je me tiens plus à
carreau qu'avant, ou que là-haut. C'est Dieter qui m'adresse la parole, encore plus grand et
élégant qu'à la surface, avec sa barbe de Pan et ses costumes italiens al dente. Il me sourit bien
drôlement sous cet éclairage révolutionnaire. Car je ne te l'ai pas dit, lecteur, mais l'éclairage
est révolutionnaire en Enfer ; on peut même dire écologique. Il nous habite, il nous maintient,
il nous possède. Fiat Lux, c'est la devise d'ici bas…
-
Alors, on apprécie sa petite visite?
Sa petite descente, tu veux dire.
On veut continuer… Comme dit l'autre, on est en Enfer pour continuer…
Ah! très drôle… Tu sais qu'il est chez nous… Comme beaucoup ?
Quel écrivain, quel grand artiste n'est pas faustien, en somme ?
Oui, c'est bien notre problème. Vois-tu, vieux, tu me pardonneras cette familiarité,
nous sommes, comme tu l'a bien vus, très, et même trop nombreux.
Sans compter les touristes…
Et il faut compter cent milliards d'êtres humains depuis le commencement de
l'humanité, au bas mot…
Sans compter les amateurs de parcs d'attraction…
Et tous des bien médiocres, bien soumis, des amateurs de servitude volontaire, pas des
héros, pas des martyrs, et pas des saints…
Sans compter les amateurs de sensations fortes…
Et d'ailleurs même eux se trouvent bien mal lotis de nos jours. Tu verrais Alex, pardon
Alexandre, au paradis ? Ou bien ce cher César ?
Sans compter les imbéciles de curieux…
Tu verrais sainte Blandine au paradis ? Ou bien saint Louis ? Il y a des lois contre tout
ça, contre ce fanatisme glacé des temps du passé…
Quoi, tu veux dire que ?
Rien… L'enfer est plein, c'est tout. Ils nous font monter les prix, le purgatoire est
quantité négligeable, alors…
Le paradis ne se remplit pas non plus ?
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-
Alors on vient sur terre. Et on n'a pas fini. Tu as connu Bulwer ? Il joue aux cartes, il
est ici avec le vieux Verne.
Il me montra une salle vitrée, où deux vieillards jouaient paisiblement au jacquet. Il voulait
parler d'un auteur anglais qui avait écrit sur Pompéi, grande catastrophe des temps passés. Et
aussi sur l'Agartha, et sur ces peuples mystérieux, ces peuples souterrains qui un jour
envahiraient la terre… Dieu ! Je commence à comprendre cet intérêt là-haut pour les mètres
carrés. Mais nous arrivions au congrès. Il y avait un congrès immobilier, en quelque sorte, en
enfer on adore les congrès, tout est comme là-haut, décidément, ou bien c'est que là-haut tout
est comme ici bas, déjà…
hic labor ille domus et inextricabilis error
Et ce congrès se tenait lieu, si j'ose dire, dans un espace immense, invraisemblable, un espace
irréel, une voûte bien blanche, aussi immense que le ciel, mais totalement blanche. Je voyais
passer Poe, il n'y avait pas que Bulwer Lytton ou Verne, il y avait tous les écrivains qui de
près ou de loin avaient touché à cette question clé – la terre creuse. Je sentais un froid
redoutable m'envahir, il m'eût fallu réagir à cet instant, il m'eût fallu réagir mais bien avant, et
ne jamais descendre, ne pas jouer l'ange déchu, Orlando curioso un peu siphonné je dois
dire… Dieter lut dans la pensée, il sourit, peut-être ricana, mais je le suivis, car j'étais bien
soumis à son pouvoir. Il me laissa cependant, étant destiné comme bien d'autres à prendre la
parole. Je restai quelques secondes ballotté dans un état d'apesanteur lourde, cet état
typiquement infernal dont de bons auteurs et voyageurs maçonniques ont parlé. C'est là que je
vis notre –leur, pas le nôtre, je ne fais pas partie des leurs, je veux juste sauver ma peau, c'est
leur problème aux terriens s'ils se tous éteints – Johannes Parvulesco. Il avait l'air étique, dans
un coin de l'entrée, comme s'il eût cherché à distribuer un tract politique, mais on sait bien que
les humains ne boivent plus de cette eau là, les humains n'absorbent que le vide des mètres
carrés que l'Enfer leur facture au prix fort, lui qui se prépare à, qui a déjà, qui fait que…
-
Mais qu'est ce que vous foutez là ?
Mais vous, monsieur Von Propolis ?
Silence, idiot ! Vous voulez nous trahirr ? Pourrquoi êtes-vous seul ?
Mais…
Mon cher…, vous vous êtes fait baiser. Moi aussi d'ailleurs. Ils m'ont descendu ce
matin. Dans tous les sens du mort, parrdon du mot. Nous sommes tous paumés dans le
labyrrinthe…
Hic labor ille domus et inextricabilis error
-
-
Je suis désolé…
Mais non, idiot, puisque nous pouvons nous parrler…Et où est la sibylle ?
Quoi, la belle madura ? mais je…
Quoi, vous avez pris cette pute pour la sibylle ? Mais vous êtes un abrruti ! l'enfer est
pavé de bonnes intentions et surtout de naïfs ! Lisez votre Virgile : la sibylle est une
vieille vierge. Je vous garantis que celle-là n'est ni vieille ni vierge. Et c'est elle qui va
parler ce soir.
Comment ce serait la succube Violenta …
C'est elle bien sûrr. Eh bien elle vous aurra baisé, bel ange ! Et en beauté ! Moi qui
pensais… Séparrons-nous, il ne faut pas que l'on nous voie longtemps ensemble. Mais
quel dummkopf vous faites…
93
Nous nous séparâmes donc, mais je pense que nous avions déjà été associés. En outre, je
n'avais pas eu le temps de l'interroger sur mes deux moscoutaires, ni même sur ma chère
égérie à l'aspirateur, ma walkyrie cybernétique, mein liebe d'une minute, j'ai nommé Fräulein
von R., elle-même métastase de Guillerette, la blondinette dépliée des mètre de d'Artagnan. Et
si elle avait été fausse, elle aussi ? Et son aspirateur ? A qui pourrait-il servir maintenant, et où
donc ? La baronne arriva sous le nom de Kieffer von Panzani. Tu auras reconnu sous ce nom
la terrible ennemie, que je trouvais plus chic et plus méthodique que jamais, ma fatidique mie.
Si elle m'avait fait descendre jusque là, c'est qu'elle tenait peut-être à moi, non ? Elle, femme
mariée à Dis dieu des enfers, le dives, le richissime possesseur de tous ces maîtres carrés qui
dépossèdent la terre, vident les âmes, emplissent les temples et maisons de trafics, elle
s'exprima donc sur les sujets qu'elle m'avait évoqués au cours de la brève descente. Et la salle
écoutait. Et de parler de programmes immobiliers, de croisières sur l'Achéron à recreuser, et
de nouveaux marchés, et de conquérir de nouveaux consommateurs, et d'acheter de nouveau
mètres, et de les faire fructifier… Elle parla ici très bas durant de longues minutes, mais je
suppose que ce même genre de propos eût pu être tenu là-haut. Mais je m'ennuyais fort. Cette
impression me saisit tout d'un coup pendant que ma diablesse en Prada articulait ses propos et
étalait ses courbes. Je les voyais tous bien autour de moi, dociles bien dressés, attentifs et
sensibles aux propos concluants, et prendre note et hocher du bouc. Je cherchais un écrivain :
on ne savait jamais, si l'on pouvait en trouver un, un spécialiste en terre creuse justement qui
eût déjà fait son deuil de sa vie surterrestre ou de sa survie terrestre comme mon colérique et
insultant ami.
C’est alors que je vis un livre, que je vis un livre ; et une voix en moi me dit de le lire, de le
feuilleter, voire de l’acheter. C’est le tournant de notre histoire, mon ami.
Lettres de mon bunker… c'était le titre d'un livre bien édité et broché, et dont la qualité de
fabrication contrastait bien avec ceux que j'avais vus à la surface, en devanture des vitrines.
J'avais eu vent des lettres du moulin, mais de celles du bunker. Qui diantre pouvait être ?... Je
vis alors un être à part, un homme à tête blanche, très énergique, mais bien chenu quoique fort
jeune, doté d'yeux divinement bleus et de mains formidables. Il avait l'air d'un fou, très fou
mais très paisible ; il semblait doté d'une force cyclopéenne ; quelque grand initié ou
supérieur inconnu sans aucun doute. Je lui demandai discrètement son nom ; il me dit
s'appeler Horbiger. Je lui demandai s'il s'agissait – quoique je ne fusse pas très versé dans
l'histoire de cette époque, mais nous anges apprenons tant en inspirant l'information…d'Horbiger Hans, fameux inventeur et surtout théoricien de la terre creuse. Il acquiesça. Et
nous sortîmes.
La terre est creuse. Nous habitions à l’intérieur.
Les astres sont des blocs de glace. Plusieurs lunes sont déjà tombées sur la terre. La notre
tombera. Toute l’histoire de l’humanité s’explique par la bataille entre la glace et le feu.
L’homme n’est pas fini. Il est au bord d’une formidable mutation qui lui donnera les pouvoirs
que les Anciens attribuaient aux dieux.
En sortant, je vis un autre orateur. Il se nommait Mercator pessimus. J'avais déjà vu ce
nom…"C'est Judas", me dit Horbiger. Judas ? Il était descendu pour faire des affaires, ne plus
justement être le pessimus Mercator… Trente deniers pour vendre Dieu, ce n'était pas brillant.
Ici on lui apprendrait à vendre un mètre carré 50 000 horions ou livres sterling… Mais ne
nous ne nous attardâmes pas. Horbiger, qui semblait avoir ses entrées aux Enfers héla un
cocher – qui me sembla, je te le jure comme je le vois, ami lecteur, ressembler à Charon, être
son fils en somme, mais qui me dit qu'il se nommait Icare, fils de l'Autre, le concepteur de ces
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dédales – et il lui demanda de nous mener au club allemand. Au club allemand ? "L'enfer est
plein d'Allemands", me dit tout simplement mon compagnon.
Nous arrivâmes dans ce tarantass dans un des lieux les moins connus des Enfers, et qui jouit
de privilèges étonnants. On y retrouvait comment dirais-je un peu de cette nature dont sont
friands touristes et promeneurs à la surface de votre terre, mes bons lecteurs, mais au seul titre
de distraction ou d'espace ludique. Et cette nature était grande et belle, elle était mugissante. Il
y avait des ravins et des brumes, des fougères géantes et des hêtres suprêmes. C'est la région
Condor, me dit Horbiger.
De là je me dirigeai vers le centre de la terre, et j’aperçus un lieu fortuné et fertile, où des
arbres poussaient sans cesse des rameaux toujours verts. Là je vis encore une montagne
sacrée, et au-dessous, sur le flanc oriental, une eau qui coulait vers le midi. J’aperçus encore
vers l’orient une autre montagne, également élevée, placée au milieu de vallées profondes,
mais étroites.
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Une descente de bière
Nous arrivâmes grâce à Icare, éternel malchanceux, éternel fils à son père, au club allemand
dont j'ai parlé, lecteur. C'était un espace très beau, plein de grands lacs et miradors, une forêt
de type tyrolien, mais en plus grand. L'inspiration en était d’ailleurs argentine, et il s'appelait
Bariloche, puisque c'est dans ce hameau montagnard des Andes sud-américaines que les
derniers des nôtres avaient vécu, me confirma mon sage ami. Il m'apprit aussi que les forêts
existent en Enfer, qu'elles sont recommandées même, et que Bariloche était certainement une
des colonies les mieux gérées de l'endroit.
Cette vallée est maudite d’une malédiction éternelle. C’est ici que seront rassemblés tous
ceux qui se servent de leurs langues pour blasphémer Dieu, et qui ouvrent la bouche pour
maudire sa gloire. C’est ici qu’ils seront rassemblés, c’est ici que sera leur demeure.
Nous nous assîmes dans un des plus beaux endroits que j'ai vus sous la terre, et Horbiger
commanda un schnaps, me laissant la responsabilité de commander un casillero del diablo,
vin chilien renommé. Puis il bourra sa pipe et me parla. Imagine-toi ce dialogue avec un fort
accent tudesque, mon lecteur préféré qui va te raréfier…
-
-
L'enfer est donc bourré d'Allemands… c'est à cause de la dernière guerre européenne,
que pourtant les démocrazies nous ont déclarée… Z'est injuste. Nous devions nous
défendre sur trois fronts, de l'est, de l'ouest et du sud… Alors vorzément nous afons tu
tonner quelques grosses claques.
Ce qu'on m'a dit surtout, c'est que vous aimiez la guerre…
Et alors ?
Et que vous vouliez fonder un empire…
Und…? Tu fas nous rebrocher l'embyrrhe ? Une bière pour mon embyrrhe, une bière
pour mon embyrrhe !
La brasserie s'agitait. On entrait, on sortait, on saluait, souvent en uniforme. Tout était propre
et bien léché, collet monté. Une Fräulein bien teutonique vint nous servir à boire. Cette blonde
cybernétique et pudique me rappelait quelqu'un… Horbiger, aussi convivial qu'incontestable,
trinqua avec moi.
-
Bière et paix !
Très drôle ! Bière et paix !
Donc, mon kamarad, je te disais Weltkrieg… Dans notre Allemagne, on ne saurait le
nier, ce fut à chaque guerre un sentiment exalté, un enthousiasme historique, une
explosion de joie, l'évasion hors de la routine quotidienne, un élan vers l'avenir, un
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appel au devoir et à la virilité, bref, une fête héroïque. Scheisse ! Il y a une mouche
dans cette bière ! Meine Frau !
Que diable allait-il faire dans ce bunker ?
La beauté blonde revint, dont il s'avéra qu'elle était effectivement de ma connaissance. Tu
auras sans doute déjà reconnu ma fort habile amie, Fräulein Von Rundfunk, la prête à tout
pour approcher son idole. Je fis les présentations : elle s'exprima rapidement dans le très
autrichien patois de mon commensal, et dont je ne fais usuellement mes choux gras. Il
ressortait toutefois qu'elle voulait voir le grand inventeur ?, le zaluer, et voir aussi Von Braun,
le zaluer et présenter sa merveilleuse invention, le Staubsauger Golem 2, Staubsauger
désignant la merveilleuse invention dont je t'ai déjà parlé tant de fois, ô cher et si rare lecteur !
Avis au lecteur : dorénavant on appellera l’aspirateur un Staubsauger.
Horbiger écouta, fit la moue ; je crus distinguer une certaine misogynie dans ces propos. Puis
il continua comme si de rien n'était :
-
Ici donc, j'écris mes mémoires.
Vos mémoires ?
Il y a maints chapitres : l'an prochain à Berchtesgaden…
Vous voulez dire rire… pardon, vous voulez dire l'an dernier à Marienbad !
Nein ! L'an broghain à Berchtesgaden…
Très bien, très bien… et aussi ?
Le manuscrit trouvé à Stalingrad… Oh, un ami ! Folhumour, viens ici, Folhumour,
Meine Freunde, komm hier! Ecoute ces bons verres, pardon ces bons vers :
Péninsule acérée, île Stuttenkammer ;
Dans la glace et le feu du canal et du fjord
Règne la loi d’airain : ne survit que le fort.
C’est le dédale froid de ces glaciers panzers.
Au milieu des pétrels et des skuas tueurs,
J’ai fondé en forêt tout un ordre majeur,
Chevalier teutonique au songe de fureur,
Pendant qu’un albatros célèbre en haut les cœurs.
Nos refuges guerriers, ivres d’un siècle pur,
Combattant l’inertie, élèveront l’humain
Vers les ponts infinis de gel et d’air marin
Qui feront du condor un soldat du futur.
-
Sieg !
Aïe !
Ce jour-là…
Il ne fera pas un temps à mettre un con dehors !
Un condor ?
Ach ! On fait un bras de fer ?
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Arriva sur la belle terrasse boisée un curieux phénomène intégral, doté d'une impressionnante
cuirasse et de non moins superbes lunettes d'écaille. Il entra, regarda autour de lui, s'assit,
regarda encore autour de lui, et s'alluma une cigarette.
-
Ach, c'est la bonne chance d'être ici… On peut fumer tranquilles… On ne peut pas
descendre plus bas, n'est-ce pas ?
Tout à fait. Che te présente notre ami Nemo, l'ange déchu… Il est descendu ici avec la
Fräulein aux armes secrètes.
Ach, pienfenue…Vous afez en horreur la démocratie ? Ch'ai horreur de la
témocratie… ce zont les maîtres chanteurs de Camembert ! Vous aimez la chasse ?
On peut chasser ici bas ?
C'est comme partout, on s'arrange ! On prend des prisonniers, on soudoie les géoliers,
et on chasse ! On est en enfer, alors les criminels, on se les procure…
Oui, mais on pourrait se procurer vous…
Ya, meine Freunde, mais nous sommes efficaces ! Productifs ! On a besoin de nous,
ici très bas, alors on nous laisse tranquilles ! Verstande ?
Ne vous mettez pas en führer…
Ach, il est très trôle ton ami. On lui louera une chambre à Gaza ! Bon ! On fait un bras
de fer ?
Quoi ?
Un bras de fer, Dummkopf !
Et il se mit en position de m'écraser de la force de son bras droit. Je commençais à m'ennuyer
aussi là, quand je vis au bout de la terrasse de bois, qui donnait sur un somptueux lac, dont
j'appris qu'il se nommait le Nahuel Huapi, un vieux militaire nostalgique qui ressentait je ne
sais quelle Weltschmerz ou douloureuse Sehnsucht. Il en parlait avec ma Fräulein, la pauvre
qui n'avait pu mettre encore la main sur son trop cher von Braun. Tandis que j'écrasais mon
batailleur opposant, au point de lui broyer le bras et tout le corps astral, Horbiger m'expliquait
:
- C'est von Manstein. Le pauvre, il ne s'est jamais remis de son jugement à Nuremberg.
Il n'avait fait que conquérir la France et la Crimée.
- Et ?...
- Il n'y a eu que huit millions de morts en Ukraine ! Oh, scheisse ! Encore une mouche !
- Quelle horreur ! C'est le roman noir d'une chemise brune !
On apprécia diversement mon jeu de mots. Il est vrai qu'il sous-entendait que l'on ne peut être
heureux aux Enfers que si l'on est nazi. Il est vrai que l'on y rêve d'espace vital, d'une
Grossraumkonzeption, et que pour cela on est prêt, n'est-ce pas, à tous les sacrifices…
-
Bon, je vous laisse la Platz !
C'est ça ! Bon vent, l'ami ! On règlera nos contes…
… à la prochaine bataille…
des champs patagoniques !
Ca alors !
C'était la première fois que l'on me menaçait sur cette foutue planète, y compris aux Enfers.
Tel est le premier bénéfice d'une descente aux Enfers. On y trouve le fond. Et il donne envie
de remonter quelque peu, fût-ce sans un escalator. La motarde m'étant montée au nez, ou ce
qui m'en tenait lieu, je m'éloignai des lieux de mes déboires, si j'ose ainsi m'exprimer mon
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cher lecteur, qui je l'espère ne m'a toujours pas abandonné. Je regardai d'autres titres de livres
aux titres tout aussi délicats : Kultur et barbarie, ou les secrets de l'immobilier ; le devoir de
dépeupler, ou les secrets de l'immobilier ; le conservatisme sauvage et ses formes moins
compromettantes, ou les secrets de l'immobilier ; Crimée et châtiment, ou les secrets de
l'immobilier ; la bataille des champs patagoniques, ou… mais tu m'auras compris, mon bon
lecteur infatigable…
Aussitôt j'entendis des voix familières…
-
-
Donc Sibylle est la fureur…
de vivre !
De mourir plutôt… c'est elle qui est la théoricienne de la grossraumkonzeption. On
réaménage les espaces urbains sur et sous terre, on déplace des milliards d'âmes, et on
déplace les Enfers. C'est de la grosse théorie immobilière…
Immobile hier ?
Oh, Mandeville, Mandeville…
Eh bonjour d'Artagnan !
Ciel ! Notre ami !
Enfer et damnation dirais-je bien plutôt… Avez-vous vu Nabookov et sa femme ?
Que faites-vous ici ?
Une bien longue histoire. Et vous-même !
Une bien longue histoire !
Une bière ?
Bière et paix !
Je m'assis à leur table. Ce fut encore Fräulein qui vint nous servir à boire, à boire, sous le ciel
serein et les montagnes magiques de ces champs patagoniques si impressionnants à voir avec
un V. Elle m'expliqua qu'elle avait vu enfin von Braun et qu'il avait rectifié le tir concernant le
Staubsauger. Maintenant il pourrait nouveau nous servir de nouveau… Dans quel camp étaitelle ? Malheureusement, les amis reprirent l'initiative verbale et c'en fut fait, mon cher lecteur,
de la teneur narrative de mon récit tourmenté.
-
-
Dans quel camp ? De déconcentration ?
Non ! Au sens militaire ! Elle est avec nous ou contre nous ?
Cela dépend, ami ! Elle veut remonter, ou pas ?
Remonter au pas de loi ?
La descente aux Enfers, ce n'est rien, mais la remontée sur terre, c'est gratiné !
D'après ce que j'ai compris, ils vont envahir la terre…
Comment mais on y est, sur terre !
Je sais ! C'est les peuples de l'Agartha ! Ils suivent les modèles anciens ! Ils vont
remonter à la surface, comme l’annonçait Bulwer, et ça fait exploser les prix ! Et on ne
sait même pas si cela ne va pas être une nouvelle Ukraine !
Luc Reine ?
L'Ukraine, la Crimée, quoi ! Quel châtiment !
Crime et…
Oui, oui, Mandeville on a compris… On n'est pas nés de la dernière pinte. Vous disiez
donc, dans votre exposé ?
Qu'ils vont peut-être dépeupler…
Des peupliers ? Vous parlez du procès des peupliers ?
Ils peuvent aussi faire cela… regardez.
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Et nous vîmes une cohorte curieuse de véhicules motorisés. Ils étaient chargés d'une curieuse
cargaison de terre noire. De non moins curieuses silhouettes déchargeaient cette terre sur le
sol, et on le répartissait comme on l'aurait fait de l'eau ou de la nourriture. Les sinistres
locataires de cette partie des Enfers. D'Artagnan sursauta.
-
Bon sang ! Mais c'est bien sûr ! Nabookov, sa femme Tatiana ! Elle me l'a dit un jour !
Que quoi ?
Qu'ils emportaient la terre noire dans des camions.
Comment ? Expliquez-nous !
Oui, expliquez-nous ! Fräulein, une chope, bite !
Avec deux T. Bitte prend deux T. Comme Mandeville, qui prend deux L.
Je sais, dit Mandevil sur un T-ton de reproche.
Il pleut à sots décidément, dit d'Artagnan. On peut voler une terre, exterminer ou
déporter ses peuples, on peut aussi emporter la terre même. Comme…
Dracula.
Exactement.
La situation empire, si j'ose dire…
Elle vampire même…
Oh ! Parvulesco !
A une table voisine notre ami discutait en effet avec un autre colonel, élégant et bien fort. Il
évoquait les grandes batailles, et la Schutzenfest de l'après-midi. Ce n'était rien moins qu'une
fête d'amusement où l'on s'amusait à tirer d'autres prisonniers des camps voisins, si possibles
communistes. Eux aussi avaient payé leur athéisme d'une forte présence infernale. Je
repensais aux propos de Horbiger sur la paradoxale victoire aux Enfers. En enfer aussi bien,
l'efficacité paie. Les affaires sont les affaires… Je compris aussi la non moins paradoxale et
périlleuse contre-stratégie subversive décidée et menée de main de maître par notre maître
justement. Utiliser l'Enfer pour lutter contre l'Enfer qui menaçait le monde de la surface. Je
compris aussi que le colonel en question, du nom de Skorzeny, avait été non pas bourreau en
Ukraine, mais résident en Espagne, où les prix de la terre avaient été multipliés par cent en
trente ans. Par cent… l'humanité me laisse décidément pantois. J’apprenais l’histoire moderne
aux Enfers, en vérité.
Notre conversation, momentanément interrompue par un bref salut aux deux convives, reprit
un tour bien français cette fois, c'est-à-dire grivois, ach, la bagatelle, mais avec un tour savant
toutefois.
-
Donc la sibylle…
Elle est si belle !
Cybèle !
Pour une fois, mon ami, ta langue ne fourche pas en vain. Il y aurait aussi de la Cybèle
en ce miroir…
Drôle ! Quelle damnation de Faust ! Vous l'avez vu d'ailleurs ?
Non. Et vous ?
Non. Et vous ?
Non. Et…
Ca va. Ca va. C'est la cheftaine donc, ici très bas ?
Aux Enfers, je l'ignore. Mais ici bas, oui. Les femmes ont pris le pouvoir en Amérique
du Sud. Mais pourquoi avait-elle le désir de m'emmener elle-même ici ?
C'est une vraie question.
En effet…
100
Johannes Parvulesco prit cette fois l'initiative de me faire venir à sa table, mais seul. Je m'assis
devant le colonel qui me demanda si j'étais OSS. Devant mon ignorance, il soupira et
demanda à notre vieil ami de m'expliquer l'opération.
Il s'agissait de l'opération Campo Imperatore, destiné à rendre à l'humanité – c'est-à-dire à
l'occident missionné transcendantal – l'essentiel de sa marche à suivre, marche entendu au
sens métaphorique de frontière abyssale -, sa volonté d'être au sol et à sa rage résistance à
l'ordre mondialisé des maîtres infernaux et carrés.
Tout cela sonnait un peu creux et faux sous la lime. Comment en étions-nous venus là ? Puis
je me souvins du rôle poétique du Gran Sasso durant la dernière guerre, de ses positions
magiques en Tartarie cinématographique, enfin de sa mission pastorale la plus aboutie c'est-àdire eschatologique. J'ai dit. Mais où cela nous mènerait-il, à supposer que je demeurasse au
sein de ces Krupp, pardon de ces troupes un peu agonistiques et apocalyptiques tout de même.
Et quel est ce jeu qui parle de demeurer ? Car demeurer m'ennuie. Souviens-toi de ces lignes
de Cybèle, mon cher lecteur :
Il cheminait le long d’un désert comblé de cuivre, offrant au ciel antédiluvien des flammes
bleu azur. Il avait oublié le nom même des pierres et son propre âge. Dans les vallées
lunaires, les vents écrivaient des textes étranges que les chamanes comptaient traduire. Ils
sculptaient des arbres de pierre, glaçaient des chinchillas timides, défiaient les stratégies
hexagonales des incrustations salaires. Puis ils venaient mugir et lui rappelaient les moments
les plus froids du long sommeil du monde. Le soleil royal lui éreintait le visage et boursouflait
ses joues, en lui perçant les regards. Il n’en avait cure, sachant que les innombrables lagunes
changent de couleur à chaque heure comme un cœur vif change d’amour. Des geysers
grondants retentissaient la voix des terres intérieures qui recouvraient d’écume d’inexistants
nuages. Rien dans les bains thermaux n’interrompit l’ivresse de sa contemplation crue. Dans
l’ombre d’un volcan qui crachait des images, il se rappela la lumière folle des visages des
nuages rencontrés sur la route de la jeune montagne.
Skorzeny se retira sur la pointe des bottes, sa perfection ergonomique lui ôtant, je dois dire,
comme celle d'un colonel des grenadiers de l'Empereur de moi connu, toute dimension
maléfique. On me recommanda une double visite, une autre de ces interminables excursions
infernales qui n'en finissent pas, et dédoublent à moins qu'elles ne le modélisent, le monde
d'en haut, que tu crois encore peut-être éthéré ou même réel, mon étonné lecteur. Victime de
la Tartarie chronique, non plus de la barbarie, je me voyais invité à hanter les parages perdus
du Maramurèç, en haute Roumanie, ou bien le lac éperdu de Grimsel, quelque part dans la
Suisse alémanique. Aux Enfers les portes se touchent et se croisent, on est dans un jardin aux
sentiers qui bifurquent, mon ami, dans la serre de Faust.
Et son esprit plane toujours
Dans un espace imaginaire.
Je revis Horbiger, fait d'autant plus curieux qu'il me cherchait lui-même. Rassuré sur la bonté
de ma nature angélique et le bien-fondé de mes intentions, irrité quelque peu par l'inconduite
de la colonie teutonne de Bariloche, le bougre d'ingénieur voulait me montrer réalisée en terre
creuse, et non plus aux enfers, donc la matérialisation vernienne de sa glazial kosmogonie…
Nos ancêtres nordiques sont devenus forts dans la neige et la glace, déclarait un tract
populaire de la Wel, c’est pourquoi la croyance en la glace mondiale est l’héritage naturel de
l’homme nordique.
101
Il me fit voyager, et vois ce que cela donna, mon bon lecteur : on m'arracha ces mots d'une
bouche desséchée et comme dessalée. J'avais franchi les portes d'ivoire et de corne, j'étais
entré dans l'Ouvert : à plein regards la créature voit dans l'Ouvert. Et je trouvai dans cette
Tartarie chronique tout autre chose que la barbarie, un univers intérieur, un Weltinnenraum
fait de mondes en collision, de blocs de glace et de chutes de glaces ; de folies furieuses de
feu et d'incendies catalytiques ; de grandioses dialectiques en somme, dont un des
présocratiques chu ici bas aussi avait jadis célébré les grandeurs. Tu sauras bien qui sait ? Et
mon Horbiger se voyait bien près de lui, son héritier. Lui qui avait recréé une Patagonie
écossaise et subversive au fin fond des Enfers.
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir… les lagunes glacées de saint Raphaël, et la
route du soi, et les portes d’Orion... le vaisseau de Tannhäuser m’a porté sur le toit de la
baleine. J’ai vu l’hydraport Puerto Eden, perdu au milieu des canaux Sarmiento ou Messier.
Il y avait des marées de coigues, des montagnes glacées jetant leurs laves dans la mer, et des
pétrels somptueux. J’ai frôlé le Gondor... et la région Condor m'apparut, comme un monde
origine…
On lisait aussi ceci dans les guides vert-de-gris de la Glazial-Patagonie :
Plus bas, il y avait ses pics granitiques et ses glaciers géants qui avaient chassé d’eux
l’oxygène. Il se sentait plus dur et pur auprès de ces vieux maîtres condamnés par les temps,
et il voyait chaque bloc se détacher de ces parois comme un soupir émane d’un cerveau
menacé. Mais ce gigantesque champ de pureté lui dévoila le feu glacé de son âme.
Condamné par les temps à voir un monde feu sidéral se muer en champs de flotte, il se fit plus
serein et vécut l’aventure des baleines australes qui venaient picorer l’air du temps au long
de péninsules désignées par les dieux.
Patagonie, plates agonies plutôt, la jeune sœur de Mongolie, terre du matin des magiciens,
terre aux nuages fous et retors, terre ivre de vent, de froid, du ciel et de la pierre, terre de
mon agonie. Terre de l’Atardecer, terre des attardes, des demeures philosophales, terre du
Guten Abend et du déclin de l’Occident.
Au réveil il était midi. J'entendais mes amis qui cette fois, d'Artagnan et même Mandeville,
voulaient m'interner. Ils voulaient m'emporter loin de cette terre promise. Ils écoutaient aussi
un monologue aride, d'un démon nommé Bardamu qui venait d’arriver et voulait dévorer tout
le monde. Il paraissait, mon cher lecteur, assez énervé.
-
-
Chaque fois que je vais mal en voyage, dit l'infernal Horbiger, je tombe sur Bardamu.
Bardamu c’est la mauvaise étoile du voyageur. La petite musique de la vie que l’on
n’ose plus faire danser...
Ah c'est vous le génie sans bouillir... Vous nous en aviez écrit de ces lignes sur
l’Amérique australe... et des cataractes, et des Lolitas.... et des patagonnes et de beaux
glaciers... et de l'altiplano et des légions condor... et puis voilà... patatras... que voit-on
? Une Zone à la Stalker, une zone métropolitaine et bien dérisoire, un rien du tout, un
no superman’s land, un terrain vague, des métis mal baptisés qui font la manche, des
église vides et ruinées, des garages protestants bourrés de monde et trois touristes tout
tristes qui s’emmerdent comme vous et moi ... et lui aussi d’accord... le fameux
Horbiger patagon, bien membré mal dédoublé et qui fait mine de nous faire croire
qu’il y a encore du futur dans cette terre qui n’eut même pas de passé.... je vous vois
mon pauvre hère avec votre câble américain dans vos piaules misérables et vos
102
-
horreurs de bus mal climatisés, les tronches de pèlerins à la Baptiste et les cieux
incertains. C’est la banlieue oui, mais pas le 9-3 de nos bobos à la noix entourés de
maliens, c’est la banlieue duraille du monde à l’écart de tout sauf des satellites
yankees qui surveillent le moindre gramme de coca avant de bombarder le champ
paysan... Ils veulent du Lonely Planet, ils veulent concentrer la planète. Ils veulent du
park, ils veulent du camp, et de la colonie. Comme dit Elias Sambar, ils fabriquent de
l’absence.
Quel pessimisme !
Pessimiste ! En enfer ! Votre vue doit baisser, monsieur le baronnet !
Et Bardamu la bave aux lèvres se précipita, hurla un juron, éructa et s'en fut dans un geyser
digne des ces paysages païens et maudits que Horbiger m'avait tant fait aimer. Mysterious
agency ! Je me revoyais dans mes glaciers suisses d'il y a 200 ans.
Si la terre n’ouvre bientôt
Un abîme à cette canaille,
Dans l’enfer, où je veux qu’elle aille,
Je me précipite aussitôt
Je me ranimais, cher lecteur, je me ranimais après cette sombre et longue bataille. Et je te
conterai la suite de mes aventures. J'avais la clé de cette farce si funèbre qu'on appelle l'Enfer
:
Curius Dentatus aiebat malle esse se mortuum quam uiuere.
Il vaut mieux être mort que vivre mort. Tel est le problème de l'homme, et tant qu'il ne s'en
rend pas compte, il ne sait à quoi se tenir. C'est d'ailleurs un bon gros problème. Mais tandis
que je me lançais dans ces précieuses combines, comme dirait maître Johannes, j'appris qu'un
attentat avait eu lieu dans notre bonne brasserie. Un attentat en enfer ! L'événement sacrilège
était même destiné à me ramener là-haut, comme tu verras lecteur. Je l'appris de la bouche
même de Mandeville et d'Artagnan, comme le prouvent les paroles qui suivent, dont il
importe peu de savoir en quel lieu précis du grand parc elles ont été prononcées :
-
-
Figure, c'est incroyable tout de même…
Impensable, impensable !
Nos deux petits ! Nos petits russes ! Ils sont venus et ils ont tué la moitié du monde à
la brasserie Felden, Fel…
C'est bon… c'est bon…
Au début, tout le monde était content : deux têtes blondes ! et bien à Brienne…
Non, Mandeville, aryennes…
Eh bien, voilà qu'ils se mettent à parler dans les rangs. Apparemment ils venaient
chercher leur vieux copain, maître Nemo, notre ange chu… mais ils étaient armés… Et
patatras ! Les vieux grincheux ont voulu répliquer, mais ils ont été aspirés.
Les russes blonds ont nettoyé les verres de gris !
Aspirés !
Mais par Fräulein ! Elle a trahi sa race, mon vieux !
Mon dieu !
Oui, mon dieu ! En tout cas ils n'ont rien pu faire contre nos terroristes !
Rien pu faire ?
Rien pu faire ! Et maintenant nous allons avoir des problèmes avec les autorités
infernales ! parce que deux enfants russes, amenés par nous, ont tué des nazis qu'il
103
faudra recycler ailleurs ! Nous sommes convoqués par Sibylle maintenant ! Nemo,
réveillez-vous, Nemo réveille-toi ! Nous sommes attendus.
Nous fûmes emmenés sous bonne escorte près d'un de ces carrosses où ils chargeaient de la
terre noire – la déchargeaient plutôt. Il y avait là un petit groupe de nos amis, tout disposés à
remonter : Tatiana et Nabookov, Parvulesco, et les deux enfants qui me sautèrent dessus, en
tirant en l'air. Mais personne ne leur fit de mal. Ils étaient bien armés et invincibles. Je
constatais avec joie qu'ils avaient pu redescendre pour descendre du beau monde ; il est vrai
que Rameau, qui bougonnait auprès d'eux, les avait encore accompagnés et avait dû faire
place nette à coups de rondeaux et sarabandes. Après ces salutations sympathiques, Sibylle
me regarda gravement et me dit (je tâchai de lui répondre comme l'eût fait Mandeville, si
efficace est son art de la stichomythie) :
" Partez, partez donc je vous en supplie !
- Est-ce vrai ce que vous me dites ?
- Oui…
- Donnez-moi en ce cas un gage de votre indulgence, quelque chose que vous avez
porté… Ou dérobé.
- Et partirez-vous, partirez-vous si je vous donne ce que vous m'avez demandé ?
- Oui.
- A l'instant même ?
- Oui.
- Vous quittez les Enfers, vous retournez en Fr…, pardon à la surface ?
- Oui, je vous le jure !
- Attendez, alors, attendez.
Et la sibylle alors remonta dans son carrosse d'or, la fausse Sibylle lecteur, et en sortit presque
aussitôt, tenant à la main une toute neuve carte d'or. Je pris le précieux objet qu'on m'avait
dérobé durant la conférence de la baronne Schiller von Kakophonie, et je tombai à ses
genoux.
-
Vous m'avez promis de partir, dit la sibylle.
Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, madame, et je pars.
Faites donc.
Mais nous reverrons-nous ?
Promptement ? Je l'ignore…
Et elle se retira, laissant Mandeville interroger tout le monde sur la scène en direct qu'il venait
de bien vivre.
-
Mais je ne comprends pas !
De quoi ?
Elle est donc amoureuse… de lui ? Incroyable ! Tudieu !
Les femmes d'enfer ont leurs points faibles !
Mais c'est injuste ! Il n'en est que pour lui ! Il n'est pas plus beau que moi, que diantre
!
Mais Mandevil, il est homme de goût, et de pouvoir…
J'étais un peu gêné de cette manifestation publique de jalousie individuelle, qui limitait le
charme de la victoire de mes petits camarades et rompait l'unité affichée de notre petite
communauté. Heureusement, pendant ce temps Tatiana avait dressé le panier de pique-nique,
104
pendant que les gavnuks s'essayaient aux personnages de Faust. Siméon en Méphisto, comme
de juste, et Superscemus en bon petit gorgé de Dieu. Nous invitâmes même à la représentation
en plein air quelques-uns des rescapés des massacres.
Lui :
Hast du mir weiter nichts zu sagen?...
Ist auf der Erde ewig dir nichts recht?
Lui :
Nein Herr! ich find es dort, wie immer, herzlich schlecht.
Die Menschen dauern mich in ihren Jammertagen…
Eh oui, mon cher lecteur, ton monde est méprisable, au moins le bon M., auquel tu ne crois
plus comme au reste, en est convaincu. Mais après tout je ne suis pas là pour me lamenter sur
ton sort et sur ton hôpital de vieux. Je demandais donc à mofidèle Superscemo comment il
avait fait pour me retrouver ici très bas et mettre à sac le club allemand de Bariloche. En fait,
tout avait été très simple : quelques aides supérieures, auxquelles le bon Jacob ne devait pas
être étrange, quelques perfectionnements militaires, une lettre de motivation de la bonne
Fräulein à von Braun, et nous y étions ! En entrant à Bariloche, ils avaient eu affaire bien sûr à
la barbarie habituelle de cette part indomptable de la Tartarie. Mais ils avaient distribué des
tartes à coups d'aspirateurs géants, de Toilets modernisées, et de mini V2. Fräulein m'expliqua
alors qu'il s'agissait de mini-fusées explosives que l'on pouvait utiliser en cas d'embarras, de
mésentente cordiale. C'était un jouet qui avait fait l'admiration du professeur Von Braun, le
fameux inventeur injustement envoyé aux enfers, et dont Fräulein était férue. Je commençais
alors à redouter l'efficacité des dispositifs de ma communauté armée à notre retour su terre, et
l'avenir te prouvera, ma bonne amie lectrice, que je ne m'étais pas trompé. Mais le plaisir
enfantin est à ce prix...
Que diable allait-il faire dans ce bunker ?
L'après-midi même nous commençâmes la remontée sur la terre, qui n'est pas moins
effrayante, crois-moi, que la descente aux Enfers. Nous quittâmes les enchantements de
Bariloche et traversâmes les forêts dites elfiques de la Lothlorien, qu'on dit propices aux
embuscades de la part d'esprits malfaisants (hypothèse Mandeville), à moins qu'il ne s'agît du
bois de Trivia (hypothèse Nabookov). Je savais qu'il s'agissait de ceux de Trivia, mais
préférais me taire (Iam subeunt Triuiae lucos atque aurea tecta). Nous longions une grande
barre rocheuse. Celle-ci d'une solidité granitique me rappelait dans sa sauvagerie les
splendeurs inusitées du monde d'Horbiger. Ce n'est d'ailleurs pas sans surprise que ce dernier,
qui lui ne pouvait pas remonter, nous rejoignit. Après nous être salués avec effusion, nous
reprîmes notre marche en avant, moi serrant ma carte d'or, Tanya et Nabookov leur anneau de
mariage.
C'est là qu'au petit matin, dans l'Enfer éclairé par la nuit solitaire, nous fûmes surpris par un
bruit discret d'explosion. Nous prêtâmes attention à un bout de roche indéfinissable et
suspendue dans l'espace adorable. Elle se fendit alors, et d'un beau trou rond surgit une
gentille tête chauve et souriante, qui s'excusa de faire tant de tapage. Nous l'aidâmes à choir
de son perchoir et à se remettre d'aplomb.
C'était un terrien, il venait de la terre, je dis de sa surface. Un bon vieux terrien, architecte très
doué, qui avait creusé trop bas. Il nous raconta son histoire incroyable et presque vernienne
elle aussi.
105
Patrick – que les enfants avaient aussitôt baptisé PatrickC4, avait décidé de quitter sa grande
maison un beau jour. Il n'était pas de ceux que menaçait la raréfaction des m² ici haut, mais
l'ire féminine. Au milieu de l'hilarité générale, il nous déclina ainsi son identité vernaculaire –
car il venait de X, l'endroit le plus cher du monde, où je crois bien, lecteur, que j'irais faire un
tour habillé en Prada ! -, et il fuyait sa compagne insupportable et hurleuse. Il avait donc
creusé la roche, avait vite trouvé un mystérieux passage secret venu sans doute de l'homme de
Grimaldi, et s'était ensuite enfoncé in faucibus Orci, défiant toute la concurrence des mineurs
et ingénieurs qui pillent la terre et ses entrailles. Par curiosité, et pour rester en paix aussi, il
avait décidé de poursuivre son expérience intérieure. "Voilà un sous-homme !", s'exclama
sans rire d'Artagnan qui voyait demain la terre aussi creuse que la montagne de Potosi, aussi
bondée de maris engueulés que de fauchés comme les blés (il s'exprima ainsi).
Patrick nous rappela en outre que nous étions partis depuis longtemps en nous parlant du
marché noir des m², qui devenait maintenant un vrai problème. L'homme, qui avait l'air sain
d'esprit et optimiste, était ainsi pour nous une mine, si j'ose dire, d'informations toutes
fraîches.
Mais resterait-il ? Nous ne pouvions le retenir, et nos trajest bifurquaient in faucibus Orci. Lui
allait visiter incognito des zones ignorées, nous nous allions remonter, ayant deux fois
vainqueurs traversé l'Achéron, voir ce que devenait la terre avec son préoccupant problème de
tecta, de toi à moi lecteur, d'immobilier…
Patrick ne décida pas de nous quitter aussi brutalement ; il dit seulement qu'il allait faire un
tour, comme qui tu sais, mon bon lecteur, et il s'éloigna, bien décidé de remonter avec nous le
cas échéant. Car il savait que nous allions rester encore en Tartarie pour les raisons que tu
sauras tantôt.
Ceux qui sont zélés dans l’art de la guerre cultivent le Tao et préservent les régulations ; ils
sont donc capables de formuler les politiques de victoire.
106
Tartarie et barbarie
Je cheminais ainsi torche en main dans un antre énorme, à la tête de ma petite troupe armée
jusqu'aux yeux, et devisant avec Nabookov. Ce dernier m'expliquait les modifications morales
et éthiques qui s'étaient opérées sur sa bonne vieille terre depuis deux siècles, et qui avaient
ainsi bouleversé l'ordre dominical et infernal. L'enfer avait certes gardé sa dimension abyssale
et irréelle, pour reprendre l'expression d'un auteur célèbre à propos des nazis que j'avais vus,
mais il s'était lui aussi adapté, modernisé, transformé. On avait liquidé les vieilles lunes de la
gourmandise, de la luxure ou de la paresse, et on avait condamné surtout la colère, la
violence, et le non-respect des droits de la personne dite humaine. On avait aussi condamné
les fumeurs, le grand rebelle et bien sûr les bons croyants. L'Enfer avait suivi et s'était
transformé en conséquence. Pourquoi et dans quel but ? Après tout, l'Enfer aurait pu infirmer
les choix terrestres. Mais Nabookov ne savait pas. Il me dit que l'Enfer n'avait plus rien à voir
avec celui de Dante. Maintenant on y mettait le soldat serbe mais pas le spéculateur
humanitaire, qui arme des bras, déclenche des guerres, mais célèbre les si fameux droits du
monde et de l'homme à disposer d'eux-mêmes. Le spéculateur humanitaire est la figure clé de
la Fin de l'Histoire, ajouta Nabookov, mon cher lecteur (et moi qui vais repartir au Ciel, je te
prie de bien considérer ces propos comme siens, non comme miens), et c'est lui qui va
déclencher des cataclysmes financiers, démographiques ou autres, sans que personne n'y
trouve rien à redire, comme ma triste expérience avec l'atroce sibylle fausse me l'avait bien
démontré.
C'est pourquoi, en tout cas, poursuivit-il au style indirect, pendant que la petite troupe nous
suivait et que les gavnuks tentaient de capturer des bébés balrogs, nous avons assisté à un
renversement des valeurs, Umwertung aller Werte, grommela Horbiger qui s'intéressait aussi
à notre petite conversation, mais n'interféra pas plus. Et l'on entasse aux Enfers des gens dont
on n'aurait su que faire jadis : les intolérants, les indifférents, les non engagés, les non-ONG,
les hommes et les femmes (mais surtout les hommes, les Enfers sont pleins d'hommes) de
mauvaise volonté, les égoïstes, les fumeurs (toujours eux) et tous les inadaptés. Il y avait eu
d'autre part une explosion démographique depuis deux siècles, c'est-à-dire depuis ma dernière
venue (ma dernière descente, devrais-je dire, quand je pense à la terre). Et d'un milliard, nous
nous étions devenus sept, dont très peu d'Ubermenschen, ajouta en sourcillant Horbiger
(Nabookov ne sourcilla pas). Il y a sept milliards de tout, mais plus un Beethoven, plus un
Bruckner, plus un von Braun… Dans cette configuration il était normal que l'on spéculât sur
l'avenir. On ne savait si les lubies de l'humanité nouvelle allaient se perpétuer, précisa
Nabookov. Et il fallait donc prendre des positions ou spéculer sur des futures. On se mettait à
ici à acheter et vendre du terrain, ici comme là-haut, on délocalisait, on déportait, on
soumettait les populations à de fréquents transferts.
Cela, je le savais déjà, merci Nabookov. Mais étions-nous si sûrs de cette inversion des
valeurs ? Si les populations du haut devenaient aussi rétives au mal, aussi soumises à cet
empire du Bien, aussi peu résistantes au nouveau pouvoir des maîtres (carrés), n'allions-nous
pas au contraire vers un Enfer de plus en plus vide, et un paradis bien trop plein (je ne vais
107
jamais au paradis, lecteur, il ne faut pas m'en vouloir…)? Et cet enfer bien vide, ne faudrait-il
pas un beau jour le remplir, comme le Kamchatka ou la Patagonie ?
Nous traversions un autre bois, celui des écrivains inadaptés, mais à l'ancienne. Il était bien
bondé, avec belles tables de bois, des bières et du vin. Horbiger demanda une bière,
Nabookov s'en alla discuter avec d'anciens collègues russes et vénérés, et boire avec sa femme
sa chope de kvas ou de pyvo, Superscemo et Siméon s'accrochèrent aux basques d'un vieil
anglais tourmenté par des gobelins et des nains. Je tombais sur certaine vieille connaissance,
que par respect tairai le nom, et commençais à évoquer ses fameuses sources d'orientation,
pardon d'inspiration. Ce faisant, je vis Rameau qui adressait maints reproches à un auteur
doctoral et faustien qu’il défia en composant un Rondeau pour les chemises grises et une
marche pour fantômes verts-de-gris.
Se pouvait-il que cet Enfer, que notre Enfer, devenu moderne, fût à ce point empli de bons
auteurs comme d'Allemands ? Je m'en ouvris à mon inspiré, d'ailleurs britannique et même, le
dirais-je, catholique ? Ce dernier acquiesça avec humour : ils sont plus disciplinés, alors…Et
donc se pouvait-il que notre vision fût si faussée depuis le moyen âge où un poète italien
rancunier avait osé…
J'entendis un grand cri. Que n'avais-je pas dit ? Je reconnus Rancune et ses feux redoutables,
d'un nom qu'elle poursuit… Je me retournais : c'était Lui. Je lui laisse la parole, comme on
doit toujours faire avec les Italiens.
-
Ma lei è un vero coglione…
Tout de même, je suis aussi un…
Non sei niente, propio niente, un ottimo coglione, ajouta-t-il rageusement, sa lyre aux
mains et sa couronne de lauriers sur sa belle et aristocratique tête. Et puis il se calma :
-
A te convien tener altro viaggio…
-
Si, vabbene…
-
Oh, il descend avec Al Dente aux Enfers… quelle chance, ce n'est pas croyable !
ronchonna une voix coutumière du fait.
Et je le suivis. Si je m'étais seulement tu ! Je serais encore à discuter, moi l'ange rebelle, avec
tous les grands romantiques que j'avais inspiré ici bas. J'en étais quitte pour y revenir une
autre fois. Pour le reste, Horbiger et Nabookov m'accompagnèrent au cours de cette
supplémentaire marche hauturière qui nous me mena dans d'infernaux et absolus passages ;
car on voyait des cercles gigantesques et blancs, au creux de montagnes invisibles où
s'agitaient d'innombrables et peu enviables victimes ; mais leurs souffrances
m'impressionnaient moins, méritées qu'elles étaient, que les somptueux paysages qui
affleuraient ou les commentaires d'Horbiger, qui réussit à prouver à l'italien ses origines
germaniques et übermenschiennes.
Al Dente me montra ainsi combien je m'étais trompé. Il me mena aux plus bas de ces cercles
où souffraient les ennemis suivants de toute bonne société :
-
Il y avait les barattieri, les escrocs et truqueurs et voleurs de la politique, dépourvus de
toute morale. Ceux qui lancent de grands un peu fous, endettent leurs cités pour
espérer du profit et des spéculations et agiotages de toute sorte. Les politiciens
bourgeois, commenta Nabookov, les ploutocrates, ajouta Horbiger. Al Dente, avec une
ferveur presque sicilienne – quoiqu'il n'en fût pas, que la Sicile fût elle aussi
108
-
-
-
germanique, pénétrée de la zagesse hyperboréenne normale, ach, - me demanda si je
voulais voir les atroces souffrances des condamnés en question. Je m'y refusais, mais
promis d'y faire envoyer les enfants. La torture est devenue un parc à thème en Europe
; la torture est une idée neufe en Europe, ajoutèrent mes compères.
Il y avait ensuite les usuriers, usurai, qui étaient violenti contre l'arte di Dio… Que
voulait ce bon mot désigner ? Superscemus et Siméon arrivèrent en trombe pour
assister hilares aux tortures. Pendant ce temps, nous expliquâmes al Dente que son
enfer nous plaisait plus que ceux que nous avions traversés, qu'il semblait plus
éthique, plus authentique, mais qu'il y manquait les horribles maîtres carrés, qui ne
semblaient pas avoir pourtant pignon sur rue, dans cette partie du monde infernal.
Et les consiglieri fraudolenti ? Après un bon plat de spaghetti all'oglio di macchina
da torturare, El Dante précipitamment nous dirigea vers un poste improbable : posero
la loro intelligenza non al servizio della verità ma della frode e dell'inganno… Parmi
eux, le fameux Ulysse qui fit une bonne affaire immobilière, me rappela Nabookov. Il
s'empara de Troie à l'aide d'un seul cheval de bois ; exemple à méditer. Al Dente
pensait que nos spéculateurs immobiliers, marchands de biens et autres parieurs
spaziali feraient ici l'affaire. Pendant que mes jeunes compagnons faisaient subir à ces
coupables punis je ne sais quelle avanie, notre guide nous mena aux derniers cercles
de son Enfer préservé. "C'est presque un parc national, un patrimoine culturel, "
remarqua un des nôtres : on aura voulu lui faire peut-être plaisir… Oui, il faut bien
protéger les traditions. S'il y a des maisons pour la tolérance, il y a des musées pour les
traditions populaires.
Les faussaires : nous y étions, avec nos falsari. Ils faussent le monde, ils le truquent ils
le mettent en gage. On a les faux billets, et puis on a les faux mètres carrés, ceux qui
valent un million de fois leur prix. Horbiger se rappela les propos de son cousin
Bardamu.
Cette transformation foncière locale n'échappe pas à Baryton. Il regrette amèrement de ne
pas avoir su acheter d'autres terrains encore dans la vallée d'à côté vingt ans plutôt, alors
qu'on vous priait encore de les enlever à quatre sous du mètre, comme de la tarte pas fraîche.
A la fin des fins, au fin des fins plutôt, je ne sais plus, Al Dente agita sa tête royale et
nerveuse, en nous désignant les plus grands coupables soumis à des supplices glacés.
Horbiger ronchonna contre le concept : pour lui la glazial-kosmogonie se passerait bien d'une
telle presse. Mais quand, même remarqua Nabookov : à une époque où jamais il n'y eût autant
de traîtres, à la surface de la terre, puisque la mondialisation l'exige, il est bon de voir tant
d'entassés aux fond des gouffres infernaux. Le paradoxe était que justement la punition
n'altérait en rien l'ardeur traîtresse des gouvernants trop visibles. Tous vendaient à l'encan leur
patrie, patrie qui n'était elle-même le plus souvent que la somme de petits royaumes et
principautés suppliciés jadis. Sur l'autel de l'oubli, on avait engagé une destruction
programmée de tous les royaumes de la terre. C'était la république uniferselle, gloussa
Horbiger avec un zeste de fascination néronienne pour la chose. Et tous les politiques de tous
les pays s'étaient unis pour la trahir, la vieille patrie. Les moines sont partis, il reste le
patrimoine, toussota un ami.
Antenòra, traditori della patria: immersi nel ghiaccio dal quale emergono con la testa;
piangono tenendo il capo rivolto in giù, ma le lacrime che sgorgano dagli occhi si ghiacciano
subito costringendoli a tenerli sempre chiusi.
109
Nabookov observa toutefois que l'on pouvait être aux Enfers tout en pensant avoir bien agi.
Il avait reconnu au nombre des torturés de la glace un ancien président français qui avait lancé
son pays dans la Grande Guerre. C'était un patriote, lui : et quelle abominable conséquence,
quel fruit terrifiant avait donné son bon désir de ne pas trahir la cause… En tout cas, il était
aux Enfers, devant fermer les yeux pour cause de glaçons.
Cette histoire de glaciation commençait à m'intéresser. Moi qui m'amuse parfois, ainsi que tu
le sais lecteur, à jongler avec la glace et le feu dans le silence éternel des espaces infinis,
j'appréciais de voir qu'à ces latitudes on avait très très froid. Un autre ami Allemand – et
écrivain – avait bien vu que le Patron des lieux (j'allais écrire, lapsus linguae, partons des
lieux, Terribilis locus iste, pardon mon Dieu) avait justement observé que Lui est très glacial.
Mais pour Al Dente aussi, en tout cas dans son utopie revisitée par nous, l'enfer est bien
glacial. C'est la fin des fournaises, l'effet de serre c'est pour plus haut.
Imaginez la stupeur des contribuables si un prévisionniste fou avait pronostiqué qu’une fois
adopté l’euro – présenté comme le remède absolu contre l’inflation – chaque plein d’essence
engloutirait 10% des revenus d’un salarié gagnant le SMIC et que le prix du mètre carré
s’étagerait entre cinq et 15 SMIC 10 ans plus tard.
Voilà le genre de raccourci qui glace le sang – avec ou sans 10 cm de neige au sol.
110
Chapitre suivant. On sort du lot…
Résumé des chapitres précédents :
Nous sommes dans un monde incroyable. Un génie venu du ciel, anciennement conseiller des
écrivains rebelles, revient sur terre pour voir ce qui s'y passe ; on lui confirme
qu'effectivement il ne s'y passe plus rien, toute l'activité humaine étant dédiée à l'adoration
non plus des dieux mais des maîtres carrés. Notre ange rebelle se fait des amis résistants,
avec qui il combat et étudie le fléau postmoderne : des enfants mutants, des écrivains
mécontents, des artistes de rue, des clochards terrestres, voire même des intrus ou
personnages recyclés d'Ailleurs (les décors aussi d'ailleurs, tentes, bibliothèques, salles de
bal…) Certaines de ses relations ont développé des armes secrètes pour résister à cette
stratégie de la spéculation et tension. Avec eux, il descend aux Enfers où il constate que la
spéculation immobilière, le surpeuplement et le bouleversement des règles traditionnelles de
la morale ont aussi bouleversé l'ordre immoral des lieux et aussi les stratégies punitives mises
en application par une bureaucratie invisible. De même, notre ange bizarre se fait de
nouveaux amis dans ces lieux terrifiants, dont l’étrange et bizarre Horbige.
Il s'agit maintenant de remonter des Enfers, alors que l'on a découvert qu'il n'y a plus trop de
différence entre ce qui se passe à la surface et ici très bas ; sauf que l'on préfère en général
passer une saison en enfer que dans un bas quartier des grandes métropoles. La suite du récit
devrait montrer si cet ange peut fédérer des forces suffisantes pour combattre les maîtres
carrés dirigés par Dieter, Morcom et la si belle Sibylle, et rendre l'âme de l'homme au
romantisme musical, littéraire et sentimental ; ou si cet ange n'est qu'un imposteur, un
prétendu ange justement, qui trompe son entourage avec de bonnes vieilles méthodes
théâtrales. Heureusement, il est entouré de personnages qui valent peut-être mieux que lui et
pourront prendre la relève au cas notre héros et narrateur ne pourrait relever les défis et le
gant. Mais n'anticipons pas…
Nous achevions nos emplettes, tandis que la marquise et les autres sortaient à cinq heures.
D'Artagnan et Mandeville étaient allés voir un auteur paresseux, pourvu qu'il changeât la fin
et même le début (D'Artagnan trouvant son entrée très maladroite), et même l'onomastique de
son roman fameux. Ce maître était resté tel qu'il était, avec sa fière allure, ses favoris, son
grand front noir et son génie sans trop bouillir. Il était entouré de nègres, ne voulait
visiblement rien faire, sinon se battre en duel avec un collègue russe, un éminent
contemporain qui avait plus mal terminé que lui sa course sur la terre. Je pus saisir cette
étonnante conversation.
-
Mais maître, faites…, commença D'Artagnan.
Quoi ?
La modification…
Quelles modifications ?
Ne soyez pas butor.
111
-
Butor, moi ?
Vous êtes l'omniscient narrateur…
L'omnichiant narrateur ?
Ca suffit, Mandeville !
L'homme ni scient narre à toute heure ? ajouta notre regrettable ami (et pas regretté, tu
verras mon lecteur)
Vous voudriez que je remplaçasse mon adoré Porthos par ce redoutable imbécile ?
ronchonna le vieux maître de la littérature des devantures, pardon d'aventures, et des
capes et des pets.
Prrrrr…
-
-
-
Maître, pleurnicha presque d'Artagnan, je vous prie… Ne vous méprenez pas…
Je ne me méprends pas, je ne suis pas malappris moi. Il est inconcevable que je perde
mon temps à réécrire mon chef-d'œuvre. Changer de personnages ! Et d'abord, qui
êtes-vous, Mandeville ?
Un gentilhomme ma foi : je suis l'homme des ruches, le jeune libéral bien mis, bien
fait de sa personne, fort en thème, doux de la gueule, bretteur bien redoutable, et
baiseur patenté…
Quoi ???
Baiseur de bouches, baiseur de bouche !
C'est la foi de son maître, ajouta d'Artagnan qui s'était bien repris. Mandeville m'a
suivi, il roule les maîtres comme des tapis. Une vraie mise en plis !
Que voulez-vous que j'y fasse ?
Maître, philosophe que vous êtes, instruisez-moi, soutenez-moi ; j'ai besoin de savoir
et d'être consolé.
Consolé de quoi ?
De mon malheur.
Votre malheur fait rire.
Cela devenait long. Même Mandeville s'impatientait. Je sentais qu'il montait en puissance,
peut-être même en ambition (chez les terriens c'est souvent même chose). Il précisa :
-
-
J'ai déjà une maîtresse. Une riche maîtresse carrée.
Vous jouez un double jeu, alors ?
Double Je… Mais alors Je est un autre ?
Normal ! Ne passons nous pas une saison en enfer ? souligna D'Artagnan qui se prêtait
au jeu.
Bon, reprenons, souligna une dernière fois Mandeville irrité. J'ai l'argent, j'ai le
pouvoir, je suis rebelle. Vous pouvez m'aider, faire de moi l'un de vos grands héros.
Cela relancerait votre derrière…
Mon derrière ?
Votre carrière !
Ma carrière ! Mais pour qui vous prenez-vous, sacrebleu ! Allez voir là-haut si j'y suis
!
Mais maître…
Il veut me mettre, avec ça ! Ecoutez, d'Artagnan ! Renvoyez Mandeville !
Pourtant un bon adjoint, Homère du roman !
Un adjoint au maire ?
Vous me fatiguez tous deux…
112
D'Artagnan se leva alors, sa face blême devint terrible. Il dégaina son épée, remua sa tenue
bleue et hurla au more.
-
-
Homère du roman, je te le fais savoir à quatre pas d'ici : Si tu ne changes de gréement,
j'irais voir…
Oui, qui ?
Oui, qui ? Pedia, peut-être (je ne connaissais pas ce nom, et toi lecteur, plus au fait que
moi-même des ces modifications – sic – qui bouleversent l'ordre mental, l'ordre
terrestre) ?
J'irais voir… Cyrano !
Celui qui a du nez ? plaisanta le romancier qui sembla accuser le coup, cligner de l'œil
et je ne sais quoi encore.
Sire Annaud ! Ce lansquenet crochu ?
Et ce sera bien fait ! Surtout bien envoyé !
Je lui ferai procès ! Vous ne le voyez pas ?
Courez, toujours courez ! Nous vous remplacerons ! hurla d'Artagnan
Ne nous énervons pas ! Mais après tout, en enfer, il n’y a rien à faire. Je veux donc
bien changer de personnage. Un remake nous fera tous du bien. Et si je vous changeais
de couleur ?
Il fut donc décidé que l'Homère du roman des devantures renverrait Mandeville en le
changeant de couleur : il serait gris pour être plus local (la couleur, pas Mandeville) à la
surface des écorces terrestres. Tout le monde fut content, et l'Homère du roman pourrait ainsi
aider à la lutte contre les cyclopes des m². Mandeville expliqua ensuite à Horbiger peu
informé ce qu'était une maîtresse carrée, nouvelle expression qui devait nourrir notre
imaginaire pour la suite de nos aventures.
Moi j'essayais de nous défaire d'Al Dente, qui ne cessait de nous convaincre du caractère
indépassable de son Enfer. Mais j'avais autre à faire, il fallait remonter, et depuis le temps que
nous étions aux Enfers… Al Dente me parlait du paradis aussi, il me dit que là-haut aussi il y
avait de grands changements. Je promis d'aller voir. Nous sortîmes des bois, et retrouvâmes
des paysages plus rocheux et sinistres, de ceux qui inévitablement font penser à l'endroit,
menant peut-être aussi vers les bouches d'Orcus (de qui, d'or qui? demanda Mandeville). Nous
étions environnés de monstres que nos petits gavnuks abattaient en riant. Nabookov
ronchonnait, tandis qu'Horbiger discutait :
-
-
Al Dente doit avoir raison. Si les Enfers ont ainsi changé, au point qu'une mère de
monstre n'y reconnaîtrait pas son petit, on peut supposer qu'il en est de même du
purgatoire…
Il n'y a plus de purgatoire.
Ou même du paradis…
Du paradis ?
Aujourd'hui le cercle de la mort c'est le cercle des endettés.
Z'est la dette immonde, ach, je suis trop trôle !
Ca va Horbiger, ne fais pas trop ton sot… Que voulez-vous dire, Nabookov ?
Le péché, c'est debitum en latin. Ceux qui sont endettés sont les nouveaux pécheurs.
Oui, professeur… de lettres suprêmes.
De mon temps, on allait en prison pour dettes.
Dimitte nobis nostra debita sicut et nos dimittimus debitoribus nostris ?
113
-
-
Was ?
Silence, Horbiger !
Je n'ai pas étudié vos fourches latines, moi ! pardon, vos fourches caudines…
Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont
offensés…
Donc ?
Donc la dette est une offense. En contraignant les gens à s'endetter, les maîtres carrés
les rendent plus coupables. Ils remplissent l'enfer de ces naïves âmes. En britannique,
l'hypothèque se dit mortgage, mortgage…
La mort et le gage.
Mort à crédit, tueur à gages, cria joyeusement Superscemo.
Exactement.
Nous nous tûmes. Nous regardâmes angoissés ces parois gigantesques, ces ravins déprimés.
Et je demandais à Horbiger si ces parages étaient achetés, s'ils étaient sujets à une spéculation
elle-même sujet d'endettement ultérieur. Il ne le savait pas.
-
Seulement, chez nous, on compte en têtes…
En têtes, on ne fait pas de bétail ! Non, ach, je rigole ! On ne compte en m² comme toi,
pas en ha, mais en têtes de morts en quelque sorte…
En totenkopf ? même pas en mètres cubiques ?
Mais c'est très différent !
Gerold ! Venez voir !
C'était la voix de mon jeune et vaillant Superscemo. Je ne t'ai pas décrit ses changements,
mon cher lecteur, mais il avait encore grandi et même blondi. D'habitude les enfants foncent
(dans tous les sens du terme), mais celui-ci avait éclairci. Il était devenu comme un jeune
capitaine de quinze ans maintenant, responsable pour ainsi de notre sécurité dans cette partie
si périlleuse de notre monde, de notre Unterwelt, Horbiger disait Urwelt.
Qu'avait donc vu Superscemo alias Edwin Vassiliévitch Pyvo, tu le sauras incessamment sous
peu, mon bon.
Notre jeune capitaine me mena vers le grand mur. Il y avait une grotte, et là, il nous montra
d'une geste qui balaya l'espace, une montagne de morts. C'est dans ce défilé que l'on avait
mitraillé quelques centaines de victimes, sans doute de ceux qui comme nous passent si
aisément de vie à trépas. Cette fois le Trespassing avait été plus que littéral. Etait-ce un crime
de guerre dont Orbi guerre s'était une fois de plus rendu coupable, un de ces extras dont il
était familier
Nous nous déployâmes, et nous entendîmes alors un cri curieux qui traversa l'espace
néguentropique et nous glaça d'effroi.
-
Ivan Mudri ! cria Superscemo.
Mudri, alias Gnil !
Aussitôt les rafales retentissent. Les crissements dans l'air froid se font terribles, arracheuses
de têtes ou bien de sons. La roche explose, broyée sous le choc titanesque des abords.
Siméon, qui lui aussi avait grandi et était devenu chef des spestnatz des Enfers, petit cerbère
du camp des saints, tirait des salves de mini V² vers les parois où le terrible maquisard,
oujasny partizan s'était replié pour nous agresser. Plusieurs des âmes d'écrivains qui nous
accompagnaient, des diverses personnes qui avaient voulu nous suivre depuis ces temps assez
reculés furent atteintes. Je vis trois ou quatre cervelles s'écraser contre les murs. Ils devront se
114
faire réparer le cerveau dans une autre dimension ! Et Bardamu, et l'ami russe, et le poète
anglois, bons pour les salles de réparation ! Les enfants partisans éclatent bien de rire, en
attendant le pire !
Superscemo agite ses armes secrètes et balaie quand même l'ennemi. La bonne Fräulein Von
Rundfunk essaie ses armes secrètes contre les intrus et elle hurle de rire, walkyrie de l'enfer,
sous les yeux d'un Horbiger émerveillé. Wunderbar, s'écrie-t-il, heureux de voir enfin une
bonne guerre en Enfer déclenchée par des terriens décoincés, car Ivan Mudri, le petit traître
vendu aux maîtres carrés est lui aussi venu de la surface. C'est le monde à l'enfer ! Hurle
Horbiger. Et c'est n'importe quoi, se plaignent ceux qui comme Nabookov n'ont pas de quoi
tirer l'ennemi comme un lapin.
Le combat se prolonge, comme tous les combats, par habitude, par distraction, par peur de ne
pouvoir se rendre. Les guerres se gagnent vite, mais elles durent. On n'aime pas les
reconnaître. Superscemo est le plus fort, il dégaine plus vite, il organise bien le théâtre des
opérations. Il propose un duel à Ivan Gnil, Ivan le pourri. Bientôt Ivan ruisselle de sel, et aussi
de sang et nous sommes tous contents. Mais il sévit, il sourit, point le doigt vers moi et me dit
en souriant (encore comme si j'étais un enfant) :
-
Tu quoque mi fili.
You Evil Side…
Il fait un geste souverain, lié sans doute à quelque dette souveraine (ou souterraine ?) ;
aussitôt sortent de la montagne d'énormes dinosaures anthropophages. Ils crachent des
quantités énormes de kérosène et de mètres carrés pour nous attraper. Horbiger entre alors
dans la montagne, dans la bagarre plutôt et lâche son fameux cri de guerre : Ein reich Ein
Volk Heineken. Au mépris de toute règle de la guerre, il se met du côté des russes. Les
moscoutaires s'agitent.
Du ciel bombé de la terre creuse sortent alors des soucoupes volantes lanceuses de couteaux
lasers qui bombardent les énormes triops et monstres carrés des assaillants. La bataille fait
rage, découpant par tronçons des corps enfarinés (pourquoi enfarinés? demande toujours Lui),
écrabouillant des bras, des jambes et des pieds et refaisant le relief de cette région clé des
enfers.
Horbiger s'est bien débrouillé, et avec lui sa coalition germano-russe sous les ordres du
maréchal russe blond Vassili Superscemus. Nous y sommes presque, nous sommes et nous ne
somme pas, dit l'autre et dans l'altérité (Aïe Alter ! hurle Horbiger qui vient d'être blessé au
coude) du devenir nous prions nos dieux francs, l'oracle Héraclite et la soucoupe volante qui
refuse d'atterrir.
Ivan Gnil, ce triomphe de la mauvaise volonté, se retire alors dans un bruit effroyable de cris
d'harpies et de monstres infernaux. Ils sont bien écrasés, sous terre comme dessus, nous
restons maîtres du champ de bataille, que Fräulein Von Rundfunk, promue maréchale
voltaïque, a à moitié aspiré avec son fabuleux Staubsauger. Nous te retrouverons, Ivan. Pour
la quatrième guerre mondiale, à coups de lasers et de mètres carrés, et même de petites pierres
bien lancées par des David frondeurs.
Rameau, toujours présent, en a composé quelques-unes, des pièces, aussi vite qu'il a pu : la
sarabande des enfants guerriers ; le menuet des tyrannosaures ; la chaconne du guerrier
guilleret ; enfin la musette des petits cruels. Il travaille à une ritournelle sur Superscemo.
D'Artagnan et Mandeville se sont bien battus, tout comme Nabookov, qui s'est retrouvé avec
deux V² finalement. Seul Horbiger est furieux car il est entré dans la roche au mauvais
moment :
-
Les petits dummkopfs, pardon russkopfs, ils m'ont gazé les couilles.
115
-
… Cassé les houilles ?
Cela suffit, Van de Mille…
Mais pourquoi Horbiger, demande un grand écrivain maudit.
Ils avaient une chambre à Geist dans cette roche.
C'est quoi une chambre à Geist ?
Je vous expliquerai. Vous n'en avez pas sur terre…
Certainement. le nom me dit quelque chose. Sur terre ou sous l'éther ?
Z'est la même chose, non ?
Et Rameau termine son menuet l'Empireur boréen consacré à Horbiger et ses combats
malheureux, ainsi qu'une allemande à la gloire de la soldate ukrainienne, car Tatiana a bien
mitraillé elle aussi les audacieux dragons qui défiaient sa sage autorité ; et s'est remise à
tresser sa tresse après cette séance de crimes et châtiments. Cette noble bataille a égayé d'un
jour neuf notre geste épique infernale et interminable : Nabookov compose un sonnet nommé
La bataille des champs patagoniques, lesquels se trouvent en Enfer, tu le sauras maintenant
cher lecteur.
Nous rentrons dans la montagne, et c'est cette fois c'est les cavernes. Nous tremblons presque
de peur, tant il fait froid et humide, tant cette atmosphère indigne nous rappellent les joies de
la surface. Les plus motivés des nôtres font la chasse aux âmes perdues, aux esprits terrifiants,
aux balrogs non repentis. On retrouve des rescapés des chambres à Geist ; ils nous décrivent
l'horreur du futur car cette arme menace le monde d'en haut maintenant. C'est une belle pièce
montée, reconnaît d'Artagnan qui s'y connaît.
Cyrano est venu avec nous, te l'ai-je dit, lecteur ? Au final d'un détour et d'un mauvais tour,
nous nous retrouvons dans un hall gigantesque, mais pas de gare. Il y a un grand plafond noir,
mais cette ténèbre est comme lumineuse. Au milieu, un grand chantier, et des grilles partout.
Amidst the Hall of that infernal Court…
C'est un cercle inconnu de l'Enfer d'Al Dente. Au centre, un bien grand jeu d'échecs ; et deux
joueurs bien célébrés, et prévisibles. A côté d'eux l'arbitre, notre bon Drake.
Ils sont pourpoint et fanfreluches, avec des rubans verts. Mais l'un est tout blanc, avec une
peau de pierre. Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres. Tu auras reconnu nos lascars,
mon cher lecteur ; et Superscemo et Siméon d'apprendre de leurs échecs. Et Drake de nous
expliquer, dans son vêtement noir et sérieux, qui est DJ, qui est le maître de pierre. Autour
d'eux une foule d'agioteurs, loups-cerviers et spéculateurs. Ce terrain d'échecs est comme un
ring. C'est le ring, la lutte pour le ring, pour l'anneau du pouvoir, ô lectrice, vois bien. Ils se
mettent à hurler comme des hyènes ou des bévues. Et tous nous parions sur le vainqueur : on
dit que les échecs développent l'intelligence, et l'intelligence est plus utile aux enfers que sur
terre, je te jure ô lecteur.
-
Je prends le Don Juan.
Pourquoi ?
Il parie sur DJ !
C'est le marché. l'image mobile de l'éternité.
C'est le joueur. Le libertin. L'économie casino.
C'est le grand séducteur, un homme artificiel…
Il transforme le monde !
116
Mais d'autres voix fusent, plus caverneuses, des voix d'adorateurs de maîtres carrés. Elles
soutiennent le convive de pierre, bien moins drôle au demeurant, qui génère un cœur de
pierre, un PNB de matière.
-
Moi j'investis dans la pierre.
Pas fou…
Cela ne s'écroule jamais, et ça monte toujours…
La pierre monte jusqu'au ciel.
Jusqu'à la terre, vous voulez dire !
Elle est pierre, et sur cette pierre on bâtira notre Temple à biolars, ou à gros liards,
avec ses bons marchands.
C'est beau la pierre. On dirait du métal, de l'argent quoi.
Priez, enfants, priez. On prie toujours dans l'immobile.
T'es fini, mon donjon !
Le sol se craquelle, des lézardes sortent du sol, et d'audacieux dragons crachant des feux
d'actions réapparaissent. Les ennemis du mythe de la caverne ont donc raison. Les pièces du
jeu d'échecs se morcèlent et s'enfoncent dans le sol. Devenez mous ! Entends-je dire d'un des
esprits les plus infernaux de l'endroit. Alors DJ et son convive entament un bras de fer
affreux. Cette fois il ne pourra pas chuter en enfer ; il y est, avec l'autre. Rameau compose une
gavotte pour les esprits suivie d'une sarabande pour les bandes d'horreurs.
Ce fut d'Artagnan qui me prévint que quelque chose ne tournait plus très rond ici très bas. Et
Nabookov conclut qu'il était temps que nous en sortions, que nous en sortions déjà en quelque
sorte, et que c'est pour cela que la situation devenait si terrible : nous nous rapprochions
dangereusement de la surface de cette terre.
On sentait de fait que les plaques de contreplaqué n'allaient plus durer, à moins que ce ne fût
la tectonique des plaques, qui venait à fatiguer. Nous allions être expulsés, nous sans-papiers,
à moins que ce ne fût l'enfer, pardon l'envers. Et d'autres sbires viendraient avec nous, dont
mon cher Horbiger dont j'aimerais bien à l'avenir faire un homme du monde ou presque.
Mandeville me dit que la sibylle me mandait un message, qui était d'ailleurs une lettre
d'amour. Je la lus en quelques secondes, et décidai de sortir.
En montant quelques marches, je croisais le sifflement froid de la pierre du convive des
glaces. Il s'approche de moi et me dit d'un ton froid avant de s'éloigner :
-
Investissez-moi, investissez en moi, je suis le convive de P… Je suis le templier.
Que veut-il dire au juste ? demanda d'Artagnan… que l'investissement dans la pierre
est le seul bien durable?
Ou bien que nous risquons en haut de nous retrouver sans maison ni couche molle,
ajouta une voix ténébreuse.
On verra bien. c'est vrai que la remontée sur terre, c'est bien plus dur que la descente
en Enfer.
En fer ?
Horbiger !!!
Il me faut un guide vert-de-gris pour visiter la terre !
Et nous nous rapprochâmes d'une drôle de porte de sortie.
117
Les aristocrates à la lanterne
(Chapitre sans syntaxe au commencement)
Errions funestes et maudits, sous l'œil fermé des paradis… parfois, voyions un poète envoûté
ainsi : Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron, modulant tour à tour… mais je ne
pouvions, nous ne pouvions vous éveiller lecteur. Ah Sibylle, ô lettre empoisonnée et comme
source cillant…
Gros escalier, escalier de parking s'esclaffe Nabookov tout écœuré. On n'est pas ici à l'abri des
besoins, dit Horbiger en se bougeant le nez. On quitte l'enfer vert, le guide vert-de-gris des
voyages patagoniques infernaux, on se retrouve tout enfermés dans une grosse boutique.
Amidst the hall of that infernal court…
Perdons nouveau les mots. C'est la terre. Sur elle on perd son mot, ses maux de terre, ou ben
de tête, c'est selon. S'lon. On veille on vieillit et comme on peut, allons, on perd le ton.
Rameau parti, hameau pâti, et le petit Littré aussi. Comment s'faire à cette usure, à cette
affaire, quoi. Les ontres n'aident l'onge modit qu'elle a perdu c'mot là. Mais qu'on s'y fait.
Dans la nuit du tombeau toi qui m'as consolé…
Je me suis réveillé, je ne sais pas si c'est une bonne idée : j'aurais aimé une remontée
fantastique ! Le premier que je vis, c'était Maubert qui veillait par là, dans l'antre des
parkings. Car nous sommes remontés par sur terre voyons dans grand ventre parkng, praking,
parking son, a sorti Mandeville finalement. La maladie de Parking-son frappe une personne
âgée sur trois.
Nous y étions. Avec sa bonne tête d'ivrogne du grand air et sa barbe fleurie de trois jours,
Sylvain nous secourut. Nous étions dans le plus grand parking couvert de la cardinale, pardon
de la capitale. Nous n'étions pas vraiment sortis. On n'en sort plus comme ça de l'enfer. C'est
en r'montant qu'on perd ses mots…
Je me suis senti d'un coup mieux, tatatsouin, non lecteur pas plus fou, tatata. J'y étais, et l'on
me prévint aussitôt : et des specteurs partout, peut-être la sibylle qui investit la pièce, le
parking pour ses placements. Peut-être aussi la vraie grande victoire, la place des…
Mon premier souvenir : Superscemo a demandé où il était l'Achéron, justement, quand notre
cher Charon la garait, sa voiture. L'Achéron ! L'Achéron ! Dans l'attente le spetsnatz Siméon,
un peu bien écœuré, essayait d'avaler des tarantass dans ses magic toilets. Il échouait.
L'Achéron, c'était loin… Un cours couvert maintenant bien… Et des parkings partout. Orphée
coincé garé dans les embouteillages.
Le fleuve des Enfers est bétonné ma foi.
118
Oh ! Il faut que je m'y fasse à cette remontée. J'en ai le mal de terre, ça vraiment. Boulevard
du crépuscule ou bien rue du Grand Orient, je voudrais bien les voir mes chercheurs d'ennemi,
mes chevaliers sauvages et tous ces dévoreurs d'espace, bien les circonvenir ces grands
nombres entiers… J'y étais, je devais y rester.
Eh oui il n'y a plus que des parkings. C'est au-dessus que l'on construit les villes, c'est pour
donner le change, pas mieux, c'est le cas de le dire. J'aurais aimé une remontée fantastique, et
des adorateurs, et des adoratrices, on a perdu Rameau ? Où est Rameau ? Hors de l'enfer,
point de Rameau ?
Juste des terres à conquérir. Du lebensraum, espace vital, et des soucis. Le savetier et
l'immobilier, un vrai effet de serre. On y est presque, ah si j'avais pu avoir une remontée
fantastique.
Maubert et puis Sylvain souffletant l'ange las : "C'est bon ? On peut commencer ?"
J'aurais aimé une remontée fantastique. Ouf je vais mieux. Ce qu'on en dit…
Il fait des dizaines d'étages ce parking. C'est des chefs tout de même les hommes. Soit ils
s'étalent, soit ils s'enfoncent. Il ne faut pas trop leur demander par contre de s'élever. Ils ne
font que des tours, et pas bien hautes en définitive. Ils jouent des tours les hommes, ces petits
convives de pierre.
Comme je vais mieux, on me présente notre hôte. Il s'appelle Omer del Plata, il semble venu
d'ailleurs, avec sa moustache, son képi, ses bonnes manières, son uniforme trop petit. Il nous
fait la visite, il est guide du parking et de la cité géante, et de la métropole planétaire, Omer
del Plata. Car pendant que nous étions partis, la cité a grandi. Oui, tu as bien lu, lecteur, il n'y
a plus que Métropole, maintenant, c'est la cité maudite, la cité souterraine, la cité permanente,
la cité dont on sort plus.
-
-
On ne voit plus l'air ? demande Superscemo, qui ne se souvient portant du ciel gris
quand il était parti.
Elle a crû à ce point ?
Qui l'eût cru !
Mandeville…
Non, sans blague, mon cher Omer, expliquez-nous…
J'explique. Il ne faut rien exagérer. Ils ont voulu développer les réseaux, les points de
communicacion… Le pouvoir d'action des grandes métropoles en a été renforcé.
Oui…
Alors, fatalement, elles se sont rejointes. Soudées. Elles ont communiqué… La cité
chinoise, la cité latino, la métropole yankee ou l'africaine, c'est la même.
Et toi tu fais le Reiseführer, alors ?
C'est quoi un rase en fureur ?
Un guide de voyage.
Ah ! Oui, maintenant on n'a plus besoin de guides pour les sites historiques.
Les sites historiques? les sites historiques ? demande Maubert en se tordant de rire.
Mais ici les sites historiques, c'était de la dorure. Il n'y avait plus d'Histoire avec un
grand "H", depuis longtemps. C'est une cité Potemkine, le passé était déjà recyclé
quand je suis né.
Allons, né faites pas d'histoires. Les pouvoirs se sont renforcés aussi.
Parfois, je me demande si j'ai bien fait de remonter.
Et moi, je suis bien remonté contre…
Allons, ne fais pas ton Maréchal Grommel. Il faut voir avant de juger et d'agir. Am
Anfang war die Tat.
119
Et nous sortons du parking. Parfois je me dis que cela nous a pris des années. Il y a des étages,
et des étages, et des milliers de places à chaque étage. Il faut longer les galeries, trouver les
ascenseurs, atteindre ses voitures, découvrir les corps qui dorment dans les voitures, découvrir
les corps que l'on y a oubliés, et discuter, attendre Charon, qui ne peut tous nous transporter,
car comment en sortir, de ce parking, sans le tarantass ? Siméon commence à s'énerver,
agitant le joystick de son Magic Toilet. Mais rien n'y fait.
J'entrevois un futur bien navrant quand nous croisons un étrange pacha, juché ici très bas
depuis la nuit des temps. Il s'est installé là, depuis des années, et n'en bouge pas, avec sa petite
famille. Ce sont des gitans venus de l'Inde. Les peuples de l'Agartha ! S'exclament les enfants,
ceux qui doivent nous exterminer et conquérir la terre. Le problème c'est que celui-là ne joue
guère au conquérant. Il se nomme Melchisédech. Il est bien mis, étrange, dégage une bonne
odeur d'encens. On se croirait dans une crypte.
Il a acheté une place de parking, c'était le moins cher. Il a pensé que ce serait le meilleur
placement. Il a pensé que les prix monteraient. Ils ont peut-être monté, mais le parking aussi,
on a beaucoup bâti, et lui est resté bien bas. Il n'avait pas de quoi se payer là-haut. Il nous
explique les théories du complot pour nous en sortir. Les ascenseurs ne marchent pas, les
ascenseurs ne mènent nulle part, ils se trompent d'étages les ascenseurs, ils se remplissent de
loueurs, de propriétaires de places de parking ou de tarantass. On ne sort jamais du parking.
Omer hausse les épaules. Pour lui, le bonhomme de neige se sert de son aura mystérieuse pour
épater la galerie souterraine. Il sait où est la sortie, Omer, et puis Maubert aussi.
On en sort finalement du parking. Le problème, c'est qu'après tout y ressemble. Tout y est
gris, bitumineux, tout y est sombre, et l'on ne donne pas très cher de notre peau, si vite
recyclée. Mais il faut prendre la tête des opérations et la mesure de toute chose. Car l'heure est
grande et belle, où se saisir à neuf.
On recense nos armes, et l'on se compte entre amis. Avons-nous pu garder les armes de jadis,
et l'efficacité, le désir d'être d'antan ? Voyons…
Les gavnuks ont conservé leur Magic Toilet et leurs petits V². Fräulein est remonté avec son
infatigable Staubsauger. Les autres sont bien là, mais je les sens ailleurs. Nous sommes
remontés sans vraie motivation, qu'en penses-tu lecteur ? Il faut y prendre garde sinon la
petite musique de la vie va s'éteindre en nous tous, et puis le goût de l'aventure, et même celui
du récit. C'est ici qu'il faut continuer.
Je reprends donc le ton d'antan : notre nouveau guide Omer patrouille à travers le parking
géant L15, l'un des dix-huit majeurs de la Métropolis planétaire. Dans ce parking géant vivent
des milliers de personnes qui, n'ayant pu se loger en haut, doivent se traîner en bas au volant
endormi de leur tarantass. Ils louent ou achètent une place de parking, y entassent leur auto et
leur mobile, c'est-à-dire leur famille ou bien sûr leur pauvreté.
Le parking d'étend comme un espace tridimensionnel. Il faut des jours ou des années pour en
sortir, et parfois on n'en sort plus de toute sa vie : ce qu'on appelle passer sa vie à l'ombre,
comme di Nabookov. Lui est bien embêté car il pensait retrouver ses promenades du bord de
scène avec sa femme, ses platanes morts et son fleuve serpentant. Dans le parking on apprend
à vite se passer de la lumière de la ville et de ses habitudes. Cet univers se suffit à lui-même, il
est d'ailleurs aidé par ses rumeurs. On prétend telle chose, que tout le monde croit suivant les
heures : que le L15 est condamné ou qu'il est infini ; qu'il est en fait gratuit (cette rumeur,
personne veut la vérifier…) ; que la plupart de la population de l'ancienne cité y vit
maintenant ; ou qu'il est tout petit. On dit aussi qu'il est pavé de caméras et de bonnes
intentions ; que c'est un endroit sûr et hygiénique ; et qu'il attire des peuplades originales et
chaleureuses, voire travailleuses.
120
Omer déclame l'histoire du parking ; et il me dit qu'il y est né. Simplement il est entré par une
autre sortie, une ville nommée Mar del Plata où siège une très grande bibliothèque. Cette ville
est peu chère, alors à chaque visite on veut y vivre. Elle est moderne et sympathique, siempre
fue barata. Omer est argentin.
Mais sa parole est d'or. Après tout, j'avais pensé atterrir dans une ville moderne, avec des
objets de métal. Et la dernière fois, il y avait déjà des locomotives. Cette fois, la ville est plus
que moderne ; et elle s'est faite souterrain, en tout cas pour certains. Horbiger regrette sa terre
creuse. Il ne veut pas qu'on s'enterre, il préfère l'enfer.
Mais sa parole est d'or. J'accepte ce qu'il dit, et j'aime tant les optimistes. Les Argentins sont
optimistes, buena gente ; et c'est pourquoi ils ont tout supporté. Maubert est furieux car il
prétend être descendu par les portes d'ivoire, pas celles de corne. Il cherche un ascenseur, il
dit que le bon Omer est un faux guide, un imposteur. Et qu'il nous détourne de notre tour dans
ces limbes et ce parking. Un beau jour, nous retrouvons Patrick C4, qui a été retrouvé et
grondé par une de ces femmes en Enfer, et qui a préféré remonter. Il nous indique la sortie,
mais pour l'instant il a perdu ses clés. Nous rejoindra plus tard…
Nous en sortons finalement, et c'est bonheur, dudit parking. Un peu grâce aux enfants, un peu
aussi à Mandeville, pressé plus que les autres d'essayer ses panoplies nouvelles à l'ombre des
jeunes filles en fleur. Car Mandeville est diplômé de haute école maintenant, et son auteur lui
garantit un franc succès. Au lieu que mes camardes sont tristes ou trop violents pour
remonter… Omer nous présente Walter un jour (quel jour sommes-nous ?) et nous discutons
du futur. Walter aussi voit tout en rose. Il est anglomane et phile et phone. C'est un bonheur
d'être résigné. Il parle bien, Walter, qu'on en juge :
-
-
-
Mais pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existence n'est point si
malheureuse qu'on veut nous faire croire. Regarder l'univers comme un cachot, et tous
les hommes comme des criminels qu'on va exécuter est l'idée d'un fanatique.
D'un quoi ?
D'un fan de l'Attique !
Horbiger ! cessez de vous moquer du pauvre Mandeville ! Et quant à vous, Walter, je
vous dirais ceci : en voyant la misère de l'homme, abandonné à lui-même et comme
égaré dans ce recoin de l'univers, j'entre en effroi… et sur cela j'admire que l'on n'entre
pas en désespoir d'un si misérable état.
Le monde est une prison !
Le Danemark aussi !
Et ce parking encore !
Mais où sommes-nous ? Dans quels bords laissés…
On beut faire un zacrifice humain, alors ? demande Horbiger qui rêve d'en finir avec
Omer.
Horbiger, on n'est pas à Bariloche, il n'y aura pas de boucherie héroïque ici.
Pon, bon, je foulais rendre sévices.
Tant qu'il n'est pas sorti de l'Enfer, Horbiger dépend de moi et de ma garantie. En quelque
sorte je lui fournis l'Ausweis pour sortir d'ici. Mais c'est où ici ? En attendant, il se tient plus
coi, même si je le pense de bon tempérament. Mais de grands cris retentissent dans cet effroi
du grand parking. Est-ce un nouveau combat, ou bien une embuscade ? Sommes-nous en
Enfer, ou bien sur terre, diantre ! Ce sont nos gavnuks, râleurs infatigables qui s'épuisent à la
tâche en essayant de nouveaux ascenseurs sans se perdre, tentent de gober les tunnels dans
leur Toilets, et qui s'expriment en ces sublimes onomatopées.
-
Chto ? Kto ?
121
-
Kagda ? Kak ?
Atkouda ? Kouda ?
Quelqu'un peut-il m'expliquer ce qui se passe ici ?
Ils disent, mon bon, que quelque chose s'est introduit ici, une présence surnaturelle.
Encore ? Mais quoi ? Un troll, un balrog, un diplodo…
Tichina ! Kto eta?
Chto eta ?
Kto tam ?
Chto tam ?
Mmmh… Et si on apprenait le russe ?
Pourquoi faire ?
Comment, pourquoi faire ?
Kavo ya vijou ?
Que vois-je là, vient de demander Superscemo de sa petite langue polyglotte et enflammée.
Le bougre diplômé des hautes études infernales a senti sa proie. Et l'on voit un être énorme,
effectivement une entité hétéroclite qui nous prouve, et définitivement cette fois, que l'on est
toujours en enfer, apparaître. C'est un monstre couvert d'écailles et doté d'ailes nauséabondes,
avec une tête énorme. Il hurle des injures dans une langue que personne ne pourra plus
comprendre, car cet avatar de l'Antiquité, ce rejeton des temps anciens, cette manifestation
d'un temps jadis, va se faire exploser. Heureusement, auparavant, Walter a la bonne idée de
nous prouver sa bonté. Il s'approche de lui et se fait dévorer, d'ailleurs pas totalement. Je lâche
ensuite mes jeunes chiens et ils désintègrent, l'atroce monstre, à coups de V² et de Magic
Toilets, tandis que toujours propre, Fräulein Von Rundfunk aspire les restes en regardant, je
dois le dire, un peu vers moi. Nous explosons de joie.
-
Ah ! je savais bien qu'on était encore en Enfer !
On est à Denfert ?
Ou alors on est à Maubert ? Maubert ?...
Mais non on est aux gobelins ! D'où l'inquiétante étrangeté du monstre disparu ?
Vous pourriez dire aux petits, dans leur patois de slaves, d'arrêter de tuer tout ce qui
fait l'intérêt d'une visite aux Enfers ?
Moi je voudrais savoir, Omer…
Omer, ça rime avec Maubert…
Pourquoi tu ne sais pas qu'on est encore en Enfer ?
Ach, l'optimisme… le Welt sera détruit par l'optimisme. On ne lit même plus le bon
Schopenhauer…
Une chope à bonne heure !
Enfin ! Je vois de la lumière noire ! par ici la sortie, on est à Paname !
Bière et paix, ne poussez pas, je sors !
Et c'est ainsi que prit fin le séjour en Enfer que l'auteur, en panne ou presque d'inspiration,
après les hauts faits ici très décrits, ne voulait pas quitter. Il ne faut pas toujours de la hauteur
pour très bien procéder. Si fletere supera nequeo, disait mon vieux père, Acheronta movebo…
Et comme disait ce bon vieux Schopenhauer précisément, le vieil Al Dente avait eu plus
d'inspiration pour ses chants quand il s'agissait de l'Enfer, parce que le modèle terrestre, et
même le modèle du Mal est…
-
Et une chope à l'heure !
Je sors ! Mehr Licht, bitte!
122
Chapitre suivant. Sans chambre en ville
Comme tu t'en doutes, lecteur, nous sommes attablés et nous buvons : bière et paix. Nous
faisons le compte de nos déboires et de nos aventures, nous recensons nos troupes bien que
soit interdit par la Bible, et nous nous embarquons pour Cyber. Déjà les gavnuks, qui ont
repris leur taille, jouent avec leurs petits doigts habiles et leurs petits jouets débiles, eux qui
n'ont plus le droit d'éliminer qui ils veulent comme cela. Nous sommes tous là, certains vont
partir, mais j'ignore lesquels. Parvulesco n'est pas là. Omer del Plata fait le point dans ce bref
monologue désabusé, tandis que Maubert et Nabookov échangent leurs cartes et renouent
leurs lacest, que Tatiana refait ses tresses et range mitraillette, que d'Artagnan essaie de
dérober des pièces, que Mandeville mande en ville des messages d'amour et d'humour, et que
moi-même essaie ma belle carte dorée, qui fonctionne toujours, ce qui me garantit encore,
plus que ma narration, mon pouvoir sur ce groupe à l'encan.
Lie tseu développe longuement la thèse que les actions les plus réelles sont des actions sans
contact et sans déperdition d’énergie. Agir, c’est influencer.
-
-
Ferox gens nullam esse vitam sine armis putat.
Plaît-il ?
Oui ? Les sous-titres ?
Ne faites pas les pitres. Continue, surdoué Nabookov.
Ils aiment mieux la mort que la paix ; les autres aiment mieux la mort que la guerre.
Toute opinion peut-être préférée à la vie, dont l'amour paraît si fort et si naturel.
Pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existence n'est point si malheureuse
qu'on veut nous le faire accroire. Regarder l'univers comme un cachot…
On l'a déjà dit, Nabookov. On l'a déjà dit plus haut.
Izvinite. Excusez-moi.
Mais pourquoi ces paroles ?
Oui… Nabot Kopf, pourquoi ces paroles ?
Et mon ami de se taire. Je soupçonne les récentes épreuves d'avoir quelque peu terni ou éteint
l'amitié et l'estime qui nous fédéraient. La longueur du séjour, la dureté des conditions,
l'inégalité des réactions devant les dangers a brisé l'équilibre de notre petite armée ; sans
compter qu'une remontée pour le moins manquée a fatigué nos humeurs et quelque peu
alangui la confiance dont je jouissais jusque là. Il ne me reste, me semble-t-il, que la carte
dorée pour rassembler autour de mon angélique panache blanc cette petite compagnie. Au
moins pourrais-je compter sur l'indéfectible amitié qui me lie à Nabookov et Tatiana, sur
l'aveugle confiance des gavnuki, l'efficacité teutonique et disciplinée de Fräulein et sur la soif
solide et insatiable de Maubert ou Sylvain. Je dois aussi compter sur la présence du maître
invisible Parvulesco, sur l'attente de mon vieux Lubov, sur celle encore plus de mon petit
Pierre et de ce cher Baptiste, le clochard quechua… Ils m'aideront dans mes combats à venir.
123
Pour le reste, je me prépare au pire avec Horbiger qui ne supporte plus ce qu'il voit dans la
rue au bout d'un quart d'heure. Personne en effet n'avait prévenu ce difficile personnages des
avanies démographiques qu'allait subir les capitales de cette Europe que lui et ses petites
troupes rêvaient il y a peu d'éveiller. L'homme n'est point une énigme…
Mais les débats et les ébats de Mandeville et d'Artagnan coupent mon monologue intérieur
très réflexif, les propos viticoles de Maubert et les rodomontades informées de notre dernier
guide aux Enfers.
-
Je vous jure, mon cher, je vous jure !
Par Dieu ! Quoi ?
Que je l'aurais !
Que vous l'auriez ? Mais vous l'aviez !
Pas à ce point, non… maintenant je l'aurais…
Mais de qui parlent ces deux imbéziles ? Ils ne poufaient pas les garder en enfer et
faire remonter des personnages de Jünger ou de Schiller ?
Mais, Horbiger….
Et moi je vous dis donc, mon Mandeville, que tu auras ta présidente. Elle saura tous
tes exploits.
Et je ne voudrais pas défrayer la chronique, car nous nous sommes mal entourés, c'est
infernal quoi…
Was ?
Et Horbiger saute au colback de Mandeville, c'est cela l'infernal. Nous devons les séparer, car
il frappe le bougre. Maubert et Sylvain éloignent mon lansquenet crochu de fort mauvaise
humeur.
-
Couché, Horbiger ! Couché !
Touché, plutôt oui ! J'exige réparation, oui, j'exige réparation !
Fa te faire foutre ! On a déjà payé les réparations de Verzailles ! Je fais t'envoyer en
salle de réparation, ach !
Tout de même, Gerold, vous n'aviez pas besoin de nous le ramener. Il va nous
déconsidérer, votre ami, s'écrie d'Artagnan.
Votre animal de compagnie, oui, plutôt… braille Mandeville.
Comme tu sais, lecteur, je n'ai pas beaucoup de tours dans mon sac. Les deux moscoutaires
s'en vont donc la tête haute et sans plus attendre. Il y a longtemps que Drake, John Drake,
n'est plus avec eux, et que de toute manière je ne supporte plus Mandeville, en dépit de sa
pitre drôlerie. En pleine rue, la tête haute, il fait beau cet aprèm', rappelle-toi… rappelle-toi
qui d'ailleurs ? Ils s'en vont, mais ils me reviendront, quand ils seront fauchés. A moins que
cette présidente. Qui est cette présidente d'ailleurs ? Nabookov me fait un signe de la main.
Mon Dieu, serait-ce la… ?
C'est Mar del Plata qui prend la parole. Il a tout pour faire un bon guide de voyage, Omer del
Plata. C'est un bon guide urbain qui va nous expliquer les changements opérés en profondeur
à la surface de ce bas monde. Pendant qu'il parle, nous partons tous.
Nous commençons à cheminer dans la ville grise. Je vois peu de choses, je vois surtout
beaucoup de passages, je vois des gens manger debout, manger au sol, faire la queue devant
des photocopieuses, tapiner devant des bacs poubelles remplis des grands classiques
romantiques. Je vois des formules pour dévorer quelques dizaines de calories venues de Grèce
ou de Turquie, venues de Chine ou du Japon. Ô misère ! Je constate, lecteur, une disparition
124
ou tout au moins une raréfaction des activités dites traditionnelles, dans ta chère ville, dans
ton cher monde. Il semble qu'il y ait de moins en moins de…
-
C'est vrai, dit Nabookov qui lit dans mes pensées. Il y a de moins en moins de salles
de cinéma. Vous ne les avez pas connues dans le quartier dit latin, et pour cause.
J'étais dans mes pensées, j'étais quelques années dans un Ailleurs…
Absolu. Je sais. Avant, tout ce quartier vivait par et pour la culture. Il était crade,
rebelle, éprouvant, il était cultivé.
Aujourd'hui c'est plus pareil, ça change, ça change… plaisante Maubert. Il n'y a plus
de cinéphiles. Le cinéma ce sera pour une autre fois, comme la féerie.
Ils les ont remplacées par quoi ?
Au commencement était la fringue.
My tailor is rich.
Certes. Et ils connurent qu'ils étaient nus, et ils se couvrirent d'une feuille de figuier,
etc.
Les cinémas ont disparu, et puis les librairies. Ils avaient bien perdu leur âme,
remarquez…
Comme les gens du reste.
Après quoi, les restaurants disparurent remplacés par des fast-foods. Vous savez ce
que c'est, Gerold.
Euh… j'en vois.
Cela suffit.
Et puis la fringue, la fringue.
Ou la godasse.
Et le mètre carré. Le désert croît…
Bravo, Sylvain !
Malheur à ceux qui recèlent des déserts !
Il est donc étonnant, mon bon lecteur, de voir ce vide apparaître et se répandre dans toutes les
bonnes villes. Alles leer, tout est vide, on me le disait en Enfer, et je le vois renaître ce vide ici
à la propre surface de cette terre morte. La ville s'est vidée de sa propre identité, elle s'est
vidée de sa propre substance et de sa propre essence. Elle s'est emplie de ce vide pour
touristes, pour passants, pour pressés et stressés, de ce néant de quotidien et de zombies.
Tiens, c’est un cruel économiste libertarien qui parle :
Les zombies prennent le pouvoir… La population de zombies se développe, elle devient de
plus en plus difficile à entretenir… A mesure que les zombies se développent, leur hôte
s’affaiblit.
Les mètres se sont gobergés et ils ont finalement tout aspiré en bons vampires ; et la vie, le
passé, et les moines, et même le patrimoine, et tout est aspiré, tout est pizzeria (d'ailleurs les
deux gavnuks se régalent d'une napolitaine arrivée à point nommé), tout est vampirisé, tout est
vaporisé vers un néant sublime. J'entends mon Horbiger, mon ruminant émerveillé.
-
Alles Leer, alles war, alles tot…
C'est comme ça. Faites le mort, pas la guerre.
Oui, ils ne font même plus l'amour, au sens français du terme.
C'est un terme romain, en effet. Allez dans le grand parc, et sur les bancs publics…
Vous n'y verrez plus de petites gueules bien sympathiques !
Mais on voit quelques enfants tout de même. Donc ils se reproduisent ?
125
-
C'est tout ce qu'ils savent faire, se reproduire !
C'est des copies, pas des modèles !
La photocopillage tue le livre !
Que sont les artisans devenus ?
L'artisanat n'est pas de ce monde-là.
Nous sommes là dans l'avenue qui monte, avec nos illusions perdues. Ma petite troupe s'est
rabougrie, car Fräulein redevenue Guillerette pour un temps a voulu récupérer son d'Artagnan.
Elle a promis de répondre au premier son de canon pour l’Endkampf final ou précédent. Notre
Horbiger est bien marri. Il se voyait déjà l'étoile… jeune, a plaisanté Maubert, qui monte au
sein de notre troupe vague.
J'ai moi-même pris goût à cet entourage, mon bon lecteur. On se promène seul dans le ciel,
mais aux enfers on va toujours accompagné. Et puis de toute manière, dès les premiers jours
sur ta terre, je rencontrais de bons amis. Avant vous, j'allais beau et toujours parfumé… Et
puis soudain je me vois soumis comme les princes au divertissement, obligé de compter sur
les uns, sur les unes et les autres pour me complaire dans ma petite vie. Sans quoi je ne résiste
pas à cette aigreur de vivre.
On vient chercher les enfants qui dociles obéissent, ne ma saluant même pas. Nabookov et
Tatiana aussi s'en vont. Ils ont peur de la nuit. Je reste avec mes deux ivrognes et mon
compagnon des Enfers.
Maubert demande à boire : dans un monde si gris, il faut bien être gris ! Et il commence lui
aussi un bref monologue à thème – comme on te dit, lecteur, qu'il y a des parcs à thème : Et
grâce à ce subterfuge permettre à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser – la durée d'un
éclair – ce qu'il n'appréhende jamais : un peu d'espace à l'état pur. Et Horbiger se demande
s'il n'est pas temps pour lui d'ouvrir son agence immobilière.
-
Une agence, Horbiger ?
Et pourquoi pas ? (quand il se calme, il a moins l'accent, ce qui arrange tout le monde)
Mais Horbiger, ce serait trahison !
Was ? Warum ? Wie bitte ? Mais fous êtes complètement fous, c'est le cas de le dire.
Je trouve très intéressant moi cette théorie de l'espace.
Le lebensraum, pas vrai, Orbi…
Et Urbi !
Et ce devoir de dépeupler, pas vrai, Orbi ?
De repeupler. Avec des gens plus riches, plus beaux et plus intelligents. Je vais créer
une agence, vous voyez, et ce sera l'agence…
D'Enfer ! s'écrie une voix toute proche.
Mon amiral !
Mon lansquenet crochu !
Je suis éberlué. L'amiral Canaris arrive et embrasse son lansquenet crochu, si plein de bonnes
intentions maintenant, si désireux de collaborer et non de résister. L'amiral Canaris, un des
sinistres maîtres carrés, un des seconds de Morcom, qui me vole, à mon nez et à ma barbe, un
de mes fidèles… Une de mes fidèles quoi d'ailleurs ? Et Horbiger s'en va sans même saluer.
La base de l'hitlérisme était d'ailleurs une volonté d'opération immobilière : transplanter des
germanophones (des touristes et investisseurs hollandais, danois, bavarois…) en Crimée et en
Ukraine. Faire du vide, non à coups de prix, mais de mitrailleuses, pour faire venir des
communautés plus politiquement ou linguistiquement correctes. La logique est la même.
126
Canaris me fait toutefois signe qu'il compte me revoir prochainement, et il me tend un feuillet
avant de se retirer sur l'atroce boulevard. Il me montre du doigt la fenêtre de l'appartement où
je l'ai vu, Lui.
Ne restent que Maubert et Sylvain, dans ce bar à tout va, mais pour combien de temps ?
-
-
-
Vous ne le reverrez pas de sitôt, me dit Sylvain.
Mais pourquoi l'avoir fait sortir ?
En Enfer, je m'ennuyais. Il m'a tenu compagnie. Faute de grives…
On mange la merde. Je sais. Nous connaissons. Et lui il va marcher au pas de l'oie
avec les maîtres carré maintenant. Il m'a rappelé un vieux copain du prestigieux lycée,
juché tout près d'ici, Marois. Lui aussi a commencé sur les barricades, puis s'est rangé,
puis s'est dérangé au point de devenir un manipulateur de symboles.
Qu'est-ce qu'un manipulateur de symboles ?
C'est un scribe chargé d'altérer la réalité.
Du monde comme représentation il fait une volonté, du monde comme volonté il fait
une représentation. Il entourloupe et il ramasse la mise. Un prestidigitateur, en quelque
sorte.
C'est toujours mieux qu'un agitateur dans ce système.
Après il te présente la note, et elle est bien salée.
Plus que celle des agitateurs ?
Les symboles coûtent toujours cher.
C'est toujours bon de discuter avec des intellos fatigués et désabusés. Les généralités se
suivent, elles se complètent, elles te désespèrent. Après les hommes d'action, les hommes de
réflexion. C'est Sylvain qui poursuit, au fait :
-
-
-
-
C'est des marchands de tapis, en fait.
De tapis ?
De tapis. Volants ou volés. Un tapis, cela se roule ou se déroule. Comme leurs
histoires, je veux dire comme leurs espaces. Les tapis se rangent dans des magasins, à
plat ou en hauteur ; et ils dérangent moins. Ils attendent leur heure, où valoir plus.
Mais l'heure est grande et belle, où se saisir à neuf… au bon prix de l'ancien. Quelle
histoire !
Marrant d'ailleurs : en grec, l'histoire désigne une exploration.
C'est la même technique que d'Artagnan utilise avec ses potes : ils déroulent, ils
enroulent. Qui connaît ainsi la surface d'un tapis ? Le palais de l'empereur au Japon
valait le prix de la Californie, qui elle valait plus que l'Afrique. Ils enroulent ou ils
déroulent, et le client marche comme sur un sol qui se dérobe. C'est ça la
mondialisation : le sol n'est plus solide.
C'est ça la mondialisation. Les pièces sont trop petites pour contenir des tapis.
C'est ça la mondialisation : l'espace nous rend la monnaie de sa pièce. Tout ce que
jadis il y avait dans un espace cubique raisonnable, un atelier, un artisan, une cuisine,
tout cela disparaît. Ne reste que l'espace, l'impur espace.
Impur espace ? Mais, Sylvain…
Notre attention est attirée par un petit bonhomme immobile qui me rappelle le Perceval ou le
petit agent d'avant la descente. Il se tient droit sur l'immonde boulevard depuis un temps déjà.
Mais, comment dire, il ne semble pas s'approprier cet espace, il semble comme le souligne
Maubert en être le possesseur. Il semble posséder un bon mètre carré sur ce maître boulevard
du protecteur de la France, Martin étant celui qui gère les canaux et le très cher Buenos Aires.
127
Maubert va lui parler. Il fait alors semblant de quitter son espace, de le fermer à clé. Ce n'est
pas un mime, tout de même ? C'est un propriétaire. Le petit bonhomme à lunettes vient me
voir, salue, commande une eau de Vichy et entame :
-
-
-
-
-
-
Je suis le possesseur de cet espace. C'est mon dernier mètre carré.
Vous en aviez d'autres ?
Bientôt cent. Ici tout près. Et je les ai perdus.
Mais comment ?
Au commencement était l'absence de prise de décision, et la faible analyse. Il ne faut
pas nous plaindre, vous savez, nous les pauvres…
Oui, je sais, et il faut vous tuer. Mais continuez.
D'abord il y a eu les voitures, j'aimais bien les voitures… Elles vieillissent et
s'encrassent, vous coûtent des horions. Une pleine salle de bains, mettons, soit dix
mètres carrés. Trente ans de bagnole, dis donc…
Et puis ?
Le divorce. Ah, cela ruine tout le monde, mon pote. Dis donc, pourrais-je avoir de ce
bon rouge, finalement, y a plus que ça le rouge, ah c'est bon ça… Ah, le divorce, ça te
ruine et ça te mine. Une pleine salle à manger ! La moitié du salon ! Et fin du livingroom !
Et ensuite ?
Après y a eu les études des fillettes, et Charlotte et Corinne ! Je ne vous dis pas ! Les
chambres d'enfants, les WC, les cagibis, tout y est passé ! Mais on les a envoyées en
Angleterre ! En Amérique ! Faut voir ce qu'on y a apprend là-bas… Une merveille !
Et après ?
Après, il reste peu. La bourse et les impôts. J'ai beaucoup payé. Dans le premier cas,
j'étais petit porteur. Ils m'ont plumé, ces krachs ont de la gueule. Quels cracs, nos
dirigeants…
T'as été déporté, alors ?
Mais j'ai voulu rester, je suis un manant moi ! Pas question de m'en aller quand je peux
rester.
Quand tu peux y rester, tu veux dire ? Mais comment fais-tu pour dormir ?
Mais moi ? Je dors debout… Quand on te dit que tu vas sortir les pieds devant, c'est
que tu es…
Mort…
C'est que tu es surtout en train d'occuper deux m². Un au sol, deux en hauteur ! C'est
cent mille horions, et ce n'est pas pour moi. Alors, je dors debout. Quand j'étais
mioche, on me parlait très bien de ceux qui marchent debout, alors…
Alors tu fais comme les cosmonautes…
Exactement. C'est l'odyssée de l'espace ! Evidemment, faut être mince, ce n’est pas
comme vous, monsieur, monsieur quoi déjà ?
Sylvain.
Je ne veux pas jouer au maître carré, Maubert, mais ce ni slumdog ni millionnaire
commence à me pomper l'espace.
Notre petit bonhomme de place s'en va. Il a été remis en place. Il est vrai qu'il n'est pas
difficile, lui. C'est un homme des temps actuels, c'est-à-dire un homme en puissance, un
homme impuissance, un virtuel. Nous poursuivons, alors que le froid s'intensifie, que la nuit
vient, que les rondes de passants s'effacent, qu'elles laissent la place à l'inquiétante étrangeté
de nos veilleurs de nuit, de nos specteurs accompagnés de quelques robot-dogs, des chiens
policiers mués en robots ; robots qui maintenant ne servent pas tant de domestiques qu'à
128
domestiquer l'espèce, et pas seulement l'espace, à ce que je vois. Le petit s'est emmuré dans
son vertige, dans son vestige de place et de glace. Il est vitrifié, discipliné. Et Sylvain
continue, sans peur du froid, sans peur d'effroi :
-
-
Le virtuel a tué l'espace. Embarquez-vous pour Cyber…
Plaît-il ?
Depuis l'intrusion du cyberspace dans nos vies quotidiennes, le prix de l'espace au sens
réel, de la res extensa, a été multiplié par dix.
Tu veux dire que l'espace a été multiplié en quatre…
Qu'il a été divisé par dix. Ils sont contents comme ça.
Et n'importe où ?
Au Pérou. En Afrique. Et même ici. Il peut avoir été multiplié en certains endroits…
J'adore l'expression non-lieu…
Merci Maubert pour cet enjeu de mots. Mais tu disais Sylvain que le virtuel avait tué
l'espace…
Tu leur crées un espace mental. Ils s'expriment, ils se connectent, ils s'abrutissent, ils
s'envoient en l'air. Pendant ce temps, si j'ose dire, ils ne voient pas défiler les vrais
chiffres, comme ceux de cet abruti qui se retrouve sans slip, c'est-à-dire sans rien à ce
mètre…
A se mettre ! C'est l'invisible empire !
L'espace mental rétrécit leur espace physique. Ils sont, ils ne sont pas. Pendant ce
temps…
Que faites-vous ici ???
Te vendre un temps de connexion…
Te priver de maison !
Je regardais ces gens, pâles ombres obtuses, s'évanouir dans la rue, tandis que mes amis
distrayaient nos réseaux. Ils disparaissaient dans des tunnels où je savais qu'ils étaient aspirés
par des serpents de fer souterrains, aériens, et qui les recrachaient plus loin. Ils étaient là,
nerveux, éteints, conduits par leurs circuits limbiques, connectés, consultant sans cesser leur
répondeur astral. Je voyais leur aura. On reprit :
-
L'espace efface le bruit…
C'est de toi ?
D'Hugo. Après la venue des djinns, après le passage des démons de la spéculation. Il
faut que je vous explique, cher ange, ce que je suis.
Ce que vous êtes, au sens d'estar ou de ser ?
Je pense donc je fuis !
Mais la réalité ou l'espace ?
La réalité. Sinon je ne boirais pas.
Il irait tout simplement se faire voir ailleurs, ajouta nûment Sylvain.
Si vous distinguez ainsi bien la réalité de l'espace, c'est donc que vous jugez qu'espace
n'est pas réalité ; et qu'il est donc…
Enfer !
Oui, Sylvain… Mais Maubert, un verre de vin, au bout d'un an…
C'est un mètre carré, je le sais ! Mais un mètre carré, dans le présent…
C'est la source d'ennuis. Je le sais.
Ecoutez voir un peu.
129
Cette transformation foncière locale n'échappe pas à Baryton. Il regrette amèrement de ne
pas avoir su acheter d'autres terrains encore dans la vallée d'à côté vingt ans plutôt, alors
qu'on vous priait encore de les enlever à quatre sous du mètre, comme de la tarte pas fraîche.
Et puis Sylvain reprend :
-
-
-
Pour lui il est toujours trop tard…
Trop tard pourquoi ?
Pour bien faire !
Les têtards tôt ou tard finiront à l'abattoir ! Alors quoi ?
Le problème, c'est qu'on y finit plus tard, à l'abattoir. Alors fatalement, allongement de
la durée de temps égale renchérissement de la vision des mètres !
La lisibilité nulle en ces temps nus m'échappe.
Vous faites quoi, Gerold, ce soir ?
Moi ? Je…
Vous allez à l'hôtel ?
A l'hôtel ? Jamais, moi je…
On dit que ceux qui vont une fois dans leur vie à l'hôtel perdent leur âme. Et que ce fut
lui l'ennemi qui les créa. On ne peut être hébergés que par des amis. L'hôtel nous
déshonore. Et le tourisme, et le voyage de votre vieux collègue – Satanas, mon lecteur,
Satanas - les y a tous contraints, à se rendre à l'hôtel.
L'hôtel, l'hôtel. Mais en quoi cette maison de passage…
Ou de passe, tu l'as toi-même dit, toi qui ne t'y rends jamais ! Les hôtels, c'est
psychose ! ajouta mon Maubert, qui s'y était bien pris, pardon gris. L'hôtel, on y
séjourne, on n'y demeure pas, tu saisis ? Mais toi, ce que j'estime, c'est que tu n'iras
jamais… dans la maison de passe, dans la maison de passe du Bleiben. On peut
descendre en Enfer, pas à l'hôtel. Je te sais toi, ô prince consacré, fidèle du collège de
ma république. Et tu seras mon hôte…
Regardez voir…
Mais regardez voir quoi !
Votre bon vieil ami ! Un oncle en Amérique…
Ta tente au Luxembourg !
C'était ce bon vieux Baptiste. Oh chères amitiés terrestres, oh chères retrouvailles ! Il était là,
mon cher ami, accompagné qui plus est de mon cher petit Pierre, venant me retrouver, et
venant m'emmener dans le sublime parc aux heures vraiment riches. C'était l'heure si riche, ô
lecteur, des amitiés passées…
Baptiste m'embrassa ; on était à deux minutes. Pourquoi dit-on deux minutes ? Deux minutes
de quoi ? Après, on parle de vitesse. Du temps par de l'espace…
De l'espace par du temps ! De l'espace par du temps ! Si temps est complément d'agent, ou
complément d'argent, lecteur, c'est que l'espace est supérieur au temps. Et donc il vaut plus
cher.
Logique, lecteur : plus d'hommes, plus de vies. Et autant de mètres carrés, alors que ces
durées de vie s'allongent. En cette Fin des Temps, le temps aligne l'espace, espace raréfié. O
temps, mon cher temps transcendé, mon cher temps consacré, mon time is money, mon trop
jeune pour mourir, mon dieu tant adoré, écoute-moi, oh moi, ton petit frère Espace consacré,
qui veut se reconnaître, en une fois, au prix d'immobilier…
C'est ainsi que l'arrivée, boulevard X, de mon bon cher Baptiste, me convainquit d'une chose :
les prix allaient monter. Cela tombait bien, lecteur, je ne pouvais me loger, à moins de perdre
ma chère âme…
130
L'attente et la nuit transfigurée
Nous arrivâmes dans le parc, par une porte interdite. Baptiste avait raison, sa tente était
réduite. Pendant mon absence, à moins que ce ne fût pendant mon séjour aux enfers, et la
durée d'icelui, l'Ennemi avait bien oeuvré.
Je me repentais finalement, mon doux lecteur, de ce séjour si prolongé, de ces heures
consacrées librement à la découverte du monde libre inférieur. Car j'avais bien ressenti en
effet, comme toi mon lecteur, cet affaiblissement : et celui des Enfers, et celui des affaires, et
celui des amis. De la démobilisation dans l'air, voilà ce qui y était. Nous étions devenus cette
communauté de rêve, bien réduite aux acquêts.
Mais l'Ennemi, pour reprendre propos de Sylvain, me dépareillait bien : il nous confisquait
tous nos mètres, il nous gobait l'espace ! Et que dirais-je moi, et tous les anges aussi, si là-haut
les astronomes, ces mesureurs déchus, nous dévoraient l'espace ? Hein, que dirais-je, lecteur ?
Heureusement que tes chers astronomes, idiot, n'ont pas tout ce pouvoir…
Nous étions sous la tente ; il y faisait bien froid. Je reconnus alors que nous y avions passé un
bon mois, la saison en enfer. Nous y étions allés en saison basse ; aussi n'y avions-nous pas
payé le prix cher.
A peu de temps de là, nous revinrent Mandeville, et puis son d'Artagnan, et puis chère
Fräulein. Nous tombâmes dans les bras les uns des autres. Et puis vinrent les autres, qui
s'échappaient tous de leur espace – ou bien plutôt de leur réalité…-, mais pas du capital de
sympathie que tous avaient accumulé auprès de moi, et qui leur vaudra bien des voix, au
tribunal suprême des Enfers.
Je discutais avec petit Pierre :
-
Et comment vont donc vos spectacles ?
Bien mal ; parfois, j'ai six ou sept assistants, je veux dire des spectateurs. Et puis plus
rien. Les gens ne se réveillent plus.
Et que font-ils, bordel, les gens ?
Ils adorent leurs maîtres, je veux dire, leurs maîtres biens carrés.
Et la conspiration ?
Ils n'y pensent même plus. Mais viens voir mon spectacle.
Sous la tente, eh bien donc. Petit Pierre avait donc imaginé et puis réalisé, comme qui dirait
mon lecteur, un spectacle sur la prise de la ville par elle-même. Peut-on s'imaginer cela,
lecteur ? Ne savaient-ils pas que Ville fût morte ? Peut-on s'imaginer que ville soi proie d'ellemême, dévoreuse acharnée du propre capital ? Mais oui, si telle est loi du capital ?
Mais oui : petit Pierre tirait donc, au chalumeau, sur cette loi insigne : il dansait presque. Et il
pétaradait en scène, un rien journalistiquement, alors que tous nous le veillions.
131
Paris va le prendre. Il perd un jardin par mois. La publicité, dès l'entrée le bariole en ballet
russe. La fille de l'huissier sait faire des cocktails. Il n'y a que le tramway qui tienne à devenir
historique, il ne s'en ira pas sans révolution.
Petit Pierre se trompe ; et Maubert me l'explique, que la révolution a eu lieu, mais qu'elle n'a
pas été politique, plutôt bureaucratique, que le capitalisme a gagné, avec sa complication
juridique, que le peuple a perdu, et puis le reste d'ailleurs. Que sont nos classes moyennes
devenues ? On est tous morts, on est tous morts, me dit Maubert, ex-communiste reconverti
dans le bon rouge.
Dans Venise la rouge, plus un bateau ne bouge… Petit Pierre, dans son spectacle songe (un
substantif ? un adjectif ? A toi de voir…) ne se fait guère d'illusions, comme si c'était un
compliment, de ne plus s'en faire :
Les jeunes semblaient même contents de s'y rendre au boulot. Ils accéléraient le trafic, se
cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir ça.
Il me semble que mes camarades attendent toujours de la vie, c'est-à-dire de la génération
suivante, camarade lecteur, une révolution à moins que ce ne soit parfois une réaction. Quand
on n'attend plus rien, on est américain.
Et puis Pierre nous parle, et puis Pierre nous véhicule une propre réaction, sa propre vision
bien personnelle dudit problème : il parle de cette volonté bizarre, inattendue suprême, de se
constituer un capital immobilier. Et il y est le bougre, avec ses gestes et sa voix, avec l'illusion
du Tout :
C'est avec leur chair et leur esprit qu'ils avaient acquis leur maison, tel l'escargot. Mais lui
l'escargot fait ça sans s'en douter.
C'est cela, l'escargot. Moi je souvenais de mes passages romantiques, et de l'initiation, du tout.
De l'escargot. Ici tout est fini. On est taillable et corvéable, c'est à merci. On vit pour
rembourser. Merci mon Pierre, merci ma pierre.
Je sens un souffle bref et froid auprès de moi. Un souffle est toujours froid, lecteur, même
(sauf… Sauf ? Sauf ? Mais choisis donc !) En Enfer. C'est Pierre qui me fait la bise, la bonne
bise bien glacée. Il le continue, son spectacle, sous la tente glacée qui me glace le dos :
C'était le quartier précieux, qu'on m'a expliqué plus tard, le quartier pour l'or. On n'y entre
qu'à pied, comme à l'église. C'est beau le cœur en banque du monde d'aujourd'hui.
Et petit Pierre continue, loin sous la tente mon ami :
Quand les fidèles entrent dans leur Banque… Ils parlent à Biolar en lui murmurant des
choses à travers un petit grillage, ils se confessent quoi.
… Le Biolar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang.
J'entends une belle voix tout près de moi :
- Il a raison, pas vrai ?
- De quoi ?
- Ma tente c'est une attente. Un petit échec, mais le vrai mat, c'est eux. Ils sont si fous,
mon doux cher ange.
- Baptiste, comment te sens-tu ?
132
Il a l'air d'avoir bu, le Baptiste. Mais cet alcool l'a rétréci, lui a rétréci le mental, tu as saisi
cher lecteur ? Il est des feux clairs qui remplissent les espaces liquides, il en est qui les vident,
un peu à l'anglaise comme de bien entendu. Et la conversation s'étiole, et le monde s'étiole, et
il ne reste rien. Je vois d'ailleurs bien des lumières impures, par toutes ces fenêtres, peu de
présences futures. L'humain disparaît, Et il s'en va. Mais les maîtres demeurent, plus
énergiques, plus forts et plus chers que jamais, c'est ça la sérénité. Le Baptiste s'en va (mais
était-ce bien lui, tout si tu le vois, dis-le moi donc, cruel lecteur ?), comme s'il avait perdu le
combat, sa tente rétrécit. Mais l'espace de la tente rétrécit, on va tous y passer… la nuit.Passer
la nuit ?
-
Bonsoir monsieur.
…
Vous allez bien ?
C'est elle. C'est une luciole. Elle bondit d'un espace à un autre de la tente diminuée, de la
mauvaise tente qui glisse. Et elle aussi est tentation toutefois. Je me mets à la suivre, comme
instinctivement, cher lecteur, et j'entraîne Pierre, et puis aussi Maubert, qui semble comme
emporté, et comme fasciné.
-
Anne-Huberte… Que vas-tu faire ?
Je vais au bal, au bal des débutantes, au bal de minuit.
Tu dis, ma Cendrillon…
Que le bal commence à minuit, que comme ça on n'a pas à rentrer. On reste ouvert la
nuit. On est des débutantes parce qu'on débute la nuit.
Anne-Huberte un peu c'est comme on dit le tiers étage. Maubert rêve déjà, Maubert s'y voit
déjà. La vie, la grande vie comme banquet de poésie. Avec les jeunes. Mais c'est sottise. Il
rêve de brochure, et il prépare son combat : qu'est-ce que le tiers étage ? Le tiers étage c'est
tout, le tiers étage n'est rien, et il demande à dire quelque chose ! Demandez la brochure !
La jeune fille ondoie comme une danse, et ses couleurs volètent dans la nuit invisible. Nous la
suivons dans la grand-rue, la grande rue froide, tout un observatoire. Je vois les quatre
continents et mon incontinent tout épris d'elle : c'est une fontaine, me dit Maubert, dont
chaque statue incarne une partie du monde. Je connaissais déjà.
Et puis nous arrivons. Pas besoin d'aller à Denfert ce soir. Mais nous risquons de nous y
retrouver, comme la dernière fois. Je ne vois pas Charon. Dans la rue, Anne-Huberte court
presque, Maubert a du mal à la suivre, et je reste tourmenté par cette rapidité tout de même.
Comme tenir jusqu'à Denfert ?
Mais non, nous arrivons au pied d'un riche immeuble gardé par des vigiles noirs (ou blacks,
ou nègres, on en voit de toutes les couleurs de tes jours, lecteur) et souriants, qui nous laissent
passer ; Anne-Huberte les connaît bien. C'est au premier dit-elle, comme si elle se moquait
déjà de notre état premier.
C'est une grande soirée, avec les mêmes têtes d'inspirés – ou d'aspirés – que la dernière fois.
Ils sont tous là, ils sont bien las aussi. Mais ils ont l'air content ; je repense aux propos de petit
Pierre. Sont-ils si bons, les jeunes !
Anne-Huberte goûte au champagne, lance un regard incendiaire à Maubert, et s'envoie en l'air
sur la piste de danse ou le sofa. Elle tient à me parler, et puis à s'expliquer, comme si elle se
considérait a priori comme un objet d'étude.
-
Nous restons ici jusque vers le matin. Après nous nous rendons en cours, ou bien sur
le métier nous remettons notre ouvrage…
133
-
Toute la nuit dehors ?
Et tous les soirs. C'est le seul moyen de rester au centre. Car demeurer sinon…
Cela n'existe nulle part !
Bonsoir Charles-Mouloud. Monsieur demande comment nous résistons.
C'est le secret de la jeunesse !
Le secret de la jeunesse c'était aussi de se révolter.
Il faut que je vous présente quelqu'un, un de nos grands professeurs.
Peu à peu la salle s'étend. Elle retrouve sa distorsion et sa folie, car c'est la même salle, mon
bon lecteur. Elle est géante, et elle ondule comme une aile obscène. Tout le monde ondule ici
bas aussi, dodelinant de la tête avec son ipod, ou bien glissant sur des patins ou bien des
trottinettes. Je vois aussi des skate-boards, car la pièce est si grande, et plus personne ne
marche au pas. Anne-Huberte est partie chez l'un de ses grands professeurs, poursuivie par
Maubert qui tente un éblouissement verbal mais qui n'a pas saisi qu'elle a chaussé des patins,
cette flèche qui vibre, vole et qui ne vole pas. Je reste seul avec l'autre jeune, qui désire aussi
me parler.
-
-
-
-
Pourquoi voulez-vous donc que nous révoltions ?
???...
Parce que nous manquons d'espace, parce que l'espace est cher ?
Par exemple, oui…
Mais il a toujours été cher, l'espace. Et puis nous n'avons plus le temps…
Le temps ?
Il faut le parcourir l'espace, ça prend toute la journée, toute la vie parfois. Vous avez
déjà essayé de sortir de la capitale, vous ?
Tête baissée, non. Je lève la tête moi dans ta ville.
Tu l'as baissée pour aller en enfer. On les connaît tes pouvoirs. Tu es privilégié et
révolté. Et la révolution est toujours l'œuvre des privilégiés.
Il n'y en a plus, alors ?
Il y en a moins qu'avant, ami. Ils nous ont mis la pression… Chez le bon peuple,
l'appétit vient en mangeant.
Et vous ne mangez plus.
On boit, on fume, on danse, on crache. On se remue. Mais on ne mange plus. Moi je
suis né trente ans trop tard, même pour ma communauté, tu comprends ? Tous rangés
maintenant. On vit d'humour et d'eau fraîche.
Et tes amies avec un e ?
C'est un jardin d'enfants.
Vous êtes qui ?
Des bardamurbains.
Je crois comprendre…
Des petits jeunes, des soubresauts. On vit, on saute, on meurt ensuite. On s'accumule.
On est trop comme ça. C'est la jeunesse. Avant nous étions l'idole du monde.
Maintenant nous sommes sa remorque. Le modèle c'est le vieux possesseur, notre
Harpagon moderne, tu comprends ?
Ma non troppo…
Mais si…Tu as rêvé de jeunes dynamiques, je te montre des sportifs. Tu as rêvé de
jeunes cultivés, je te montre des branchés. Tu as rêve de jeunes idéalistes, je te montre
de jeunes résignés.
Charles Mouloud, tu ferais un bon guide aux enfers.
Oui, ami, mais j'ai les pieds sur terre…
134
Mon compagnon me montre la puérilité terrible de sa génération, due me dit-il à cette
extension si bizarre de la vie humaine. On est enfant à vingt, ado à trente, adulte à quarante
ans ; senior jusqu'à soixante, mûr à soixante-dix, avec bâtons de marche nordique. Après, on
repart en croisière, on ne se sent plus vieillir, et tout est décalé, tu piges, ami, tout devient
décalé…
Nous sommes entourés. On me demande des avis, même des autographes. On sait ce que je
suis en haut lieu, et même en bas. Sous les lumières folles, traçant des zébrures dans cet
espace indéfini, volumineux, mouvementé, les ombres mortes se défient. Apparemment notre
visite en bas a été bien diffusée, et par mes propres amis, les gavnuks russes, et Nabookov, les
musiciens, et l'Ennemi. Même Horbiger est reconnu : "Ah, c'est vous qui avez ramené les
nazis de l'Enfer ? Trop cool…"
Mais Anne-Huberte revient et me conduit vivement à une table basse où devise un homme à
lunettes et barbichette, à l'air savant et doucereux. Il est conférencier le jour, conférencier la
nuit. Il dort entre deux cours, il dort entre deux chaises. Le reste de son temps, il confère avec
des bouches à emplir. Il me salue brièvement et m'invite à m'asseoir. Il sait par Charles
Mouloud cette étendue tordue de ma naïveté. C'est le professeur Jean C.
-
-
Si l'extension horizontale des villes est freinée par la vitesse du déplacement des
piétons, son développement en hauteur est, lui aussi, fortement limité.
Plus vite, professeur !
Bon, bon. Dans ces conditions, la rareté du sol se solde par une sur-utilisation des
espaces et la convoitise provoque une flambée du prix des terrains. Le sol est précieux
et son accès à la rue valorisé, d'où la forme souvent étirée des parcelles…
Superbe ! Bravo !
Vous voyez Gerold ! Votre si cher siècle passé !
Chut ! Ecoutons le professeur Jean C. !
Incollable savant ! Dehors, tous les Gerold !
Je suis sensible, je le reconnais à cette hostilité montante autour de moi depuis mon retour. Et
comme en plus j'ai ramené Horbiger. L'ambiance de la salle n'est pas survoltée, si elle
nerveuse. Et je me rends compte que le professeur fait ici son cours. Ici même en ce club
nocturne, en cette boîte à cours. Je sens une musique et un brouillard monter.
-
-
Ecoutons ! Ecoutons !
… Afin de tirer le meilleur profit du sol, il se double souvent d'une meilleure
définition des usages des parcelles et d'une augmentation du degré d'occupation des
maisons. Les habitants vont se serrer.
Meilleure définition… Se serrer ou n'être pas…
Chut ! Attendez le meilleur pour la fin !
… Les vastes pièces vont être redécoupées en minuscules chambres…
C'est les chambres à Geist du professeur Horbiger !
… du professeur Horbiger ? Mais continuez, professeur Jean C. trop…
Dans ces conditions, on comprend que la spéculation foncière soit forte. A Cologne,
les employés…
Ach, Cologne ! L'or de Cologne !
Ruhe, bitte ! Poursuivez, professeur…
Les employés du cadastre disais-je enregistrent une énorme progression – environ cinq
fois plus – des transactions mobilières entre 1835 et 1845. Et les profits retirés de cette
spéculation sont souvent très élevés, jusqu'à 600% dans certains cas !
135
-
Ach, bravo Cologne ! Deutschland uber alles!
A Chicago, un lot de 80 pieds sur cent, qui se vendait cent biolars en 1832, en valait
déjà trois mille en 1834 et dépassait quinze mille dans les années suivantes.
Alors, Gerold ? Ils ne sont pas forts les yankees ?
Cette flambée des prix va contribuer à accélérer la reconversion fonctionnelle des
centres-villes.
Bravo ! Hourra pour le professeur !
C'est presque une bousculade. Tous les moyens sont bons pour me faire damner ce soir. Le
professeur se lève, me salue, me confirme que l'histoire est une bonne école de relativisme ou
de scepticisme, et il se retire. Charles-Mouloud m’informe quant à lui que le cours a lieu ici
ou ailleurs tous les soirs, car l'université a été fermée : on la reconvertit ne m², et il en semble
ravi. Comme tu l'auras noté, lecteur, je retrouve Horbiger, euphorique ce soir, élégant et bien
mise, presque en beauté, fort entouré de petites étudiantes en immobilier qui répètent à tuetête : +10%, 6 mois ! +10%, 6 mois ! Je ne donne pas chair de ma peau, lecteur, mais… Un
grand coup dans le dos me réveille.
-
Ach, comment fas tu mon ami ?
Mais que fais-tu ici, Horbiger ?
Ach, mais je suis une vedette, moi. Demain j'ouvre mon agence. Je trouve cela très
bien, moi, l'immobilier ! Quelle création de richesse ! Quelle création d'être!
D'être !
Ya, le Sein, l'habitat, tout zela ! Maintenant je comprends mon goût inné et prolongé
pour la filou sophie…
Et que fais-tu ?
Ce soir je dors, demain j'ouvre une agence !
Et quelle agence ?
Lebensraum ! Mais tu fas voir, ze n'est pas du tout ce que tu crois…
Et il me laisse là. Et tous se s'agitent, tous se trémoussent, dans leurs tenus bizarres, qui n'ont
rien de dandy. Je vois toutefois Anne-Huberte qui rit son champagne à la main en écoutant les
bourdes de Maubert qui semble un peu sonné. Je le vois d'ailleurs en composer un, de sonnet.
C'est la soirée de feu.
On allume un beau feu, un bûcher. Il ne brûle pas le parquet qui n'est pas un parquet, mais tu
l'auras compris. Chacun jette une bûche, et avec elle un souhait, une illusion. Et le bûcher
s'enflamme, en plein appartement, en pleine capitale.
Je n'ai rien, dit un jeune. Je ne veux rien, dit un autre. Je ne sais rien, le troisième. Maubert
abjure le célibat, Horbiger la pauvreté, les autres leurs ambitions. On y est tous. On me
demande à moi ce à quoi je renonce. Et si je renonçais à mon séjour sur terre ? Chiche, des
fois… Et je me prête au jeu, alors que je ne sais pas plus remonter dans mon ciel que la
dernière fois… On me regarde d'un air obscur : je ne suis pas content d'être sur terre ? Ma
foi…
Les bûches consumées, il reste assez de bonne humeur nocturne pour suivre une autre
conférence. C'est Anne-Huberte qui me prévient encore, tandis qu'Horbiger confondu de
bonheur, habillé en jeune bismarckien, s'en va avec deux beautés latinos, Yolanda y Vanessa,
à qui il promet montres et merveilles.
Mais avant je le vois : c'est lui, le bon Dieter. Incroyable ! Je n'ai vu aucun responsable aux
Enfers. C'est à croire qu'ils sont tous venus résider sur terre, bien haut pour eux, trop haut pour
nous. Dieter me regarde avec son crâne rasé, sa chaîne en or, sa barbe mal taillée, ses boutons
136
de manchette, son carnassier sourire et sa chemise col officier. Il est botté comme le shah. Un
shah botté, ah, ah, lecteur, non ?
-
-
Alors, votre séjour ? Très instructif, je crois. Et riche de rencontres, de grandes
découvertes colombiennes…
Il faut, je crois, que je m'en aille !
Mais n'en faites donc rien : voyez tous vos amis… Ne sont-ils pas heureux ?
Renoncez, spéculez, tel est votre avenir ! Pour d'autres mécontents, j'ai cette arme
secrète.
Les armes secrètes, vous savez… mais tenez : je voulais en savoir plus. Sur Morcom
et sur l'autre, celui sur le siège dans l'appartement…
Chut ! Il arrive.
Et le conférencier nous arrive en effet, alors que Maubert tente un autre assaut fatal sur sa
destination finale. Il gribouille des vers, qui n'ont pas l'air si mal. Et toutes de l'applaudir, et
lui de s'enrouer.
Il nous arrive en effet, le conférencier. Un peu balourd, un peu hautain, mis comme un
cardinal des riches lieus ; maudit soit-il ! Il a l'air très maquillé, son air ne me semble pas
étranger. Est-ce un des nôtres ? Je les vois partout me trahir.
Il commence. Sa voix n'est pas celle de Propolis ou de Parvulesco. Elle n'est pas non plus,
quoique, celle de petit Pierre. Je suis ouvert à tout, ce soir, lecteur. Je sens venir la grande
manipulation, la conspiration subtile qui m'avait si amusé le premier soir quand Canaris (Estce lui ? Je ne crois pas, non… Il a dû s'en aller avec Horbi… Ciel ! Qu'ai-je dit !) Nous fit le
coup de la maison vide qui est à habiter, et qu'il vida les lieux, et proprement, permettant à
peu de frais l'acquisition de nombre de logements. Le logement… La loge ment, non ? Je suis
à nouveau dans la grande loge noire, ne le comprends-tu pas ? Mais… mais voilà que je me
livre, moi l'ange heureux et parcourant le monde, voilà que je me livre à toi, et que je me livre
surtout au monologue intérieur, la mono loge intérieure qui m'étouffe et me broiera comme
elle broiera tous les héros passés et à venir…
Je sue. Il faut que je retrouve… mais l'autre continue, qui peut-ce être, bon dieu ? D’une voix
ampoulée, il discourt :
Vous avez besoin d'une maison comme d'une défense nécessaire contre les injures de l'air :
c'est une faiblesse.
Vous avez besoin de nourriture, pour réparer vos forces qui se perdent et se dissipent à
chaque moment ; autre faiblesse.
Vous avez besoin d'un lit pour vous reposer dans votre accablement et vous y livrer au
sommeil qui lie et ensevelit votre raison : autre faiblesse déplorable.
Il n'y va pas de main morte, dis donc. Pour les terriens, il y a de quoi renoncer à bien des
choses. Je les regarde tous, noyés dans cette brume, noyés dans cette nuit qui sort de la
lumière noire de la boîte de nuit. Ils ont l'air en extase, ils se pâment, ils sont bien plus lucides
dans les églises que je connais depuis… mais il parle avec fureur (ce n'est pas Horbiger,
pourtant…), avec la véhémence des vrais envoûteurs. Il veut une fois encore tous les mettre
dehors. C'est le secret de l'immobilier en fait : mettre les hommes dehors en prétendant les
loger. Et sa voix me poursuit, elle claironne fort, le bougre est élégant, bien, maintenant, il
ménage ses effets, il joue des mains en attendant de jouer des poings. Deuxième point :
N'aimez donc pas le monde, ni tout ce qui est dans ce monde ; car tout y est plein de la
concupiscence des yeux, qui est d'autant plus pernicieuse qu'elle est immense et insatiable.
137
Ne dites point que tout ce bien à avoir devant vos yeux soit à vous ; vous n'avez rien en vousmêmes de quoi le saisir et vous l'approprier ; vous ne savez pour qui vous le gardez…
Je vois, tandis qu'il dit cela, l'empereur Dieter qui s'esclaffe dans son coin, en se tordant sous
l'effet de sa grande taille avec deux étranges hétaïres à ses côtés. A ses côtés, l'inévitable
Gaston Suce-Kopek qui trouve que « c’est la folie ce soir », on se croirait à Times square, etc.
Je vois aussi Maubert, qui grâce à Dieu s'est ressaisi, comme ranimé par la puanteur des
propos, et qui tient par la hanche sa petite fiancée pirate dont je redoute le pire
Car tout cela n'est autre chose qu'une intempérance, une maladie, un dérèglement de l'esprit,
un dessèchement du cœur, une misérable captivité qui ne nous laisse pas le loisir de penser à
nous, et une source d'erreurs.
En disant cela le prélat secoue sa belle hure grise. Il rugit dans sa cage, sauf que c'est eux qu'il
va mettre en cage, c'est-à-dire dehors. Mais ils y sont déjà, dehors, ces ahuris, ces endormis, il
y a bien longtemps qu'ils s'assoupissent et ne sentent plus rien, il y a bien longtemps qu'ils ne
savent plus s'ils sont vivants.
On me touche : c'est Nabookov, il me tient la main, l'air sévère. Sa femme est là, Tatiana me
semble armée comme aux Enfers. Comment ont-ils pu passer ? Ils ont rameuté Maubert,
même les jeunes semblent se plaire à l'idée d'une bataille ce soir là. On commence à huer le
prélat, le très las, comme dit Maubert. Il refait le coup de la maison vide.
Vous avez besoin d'une maison comme d'une défense nécessaire contre les injures de l'air :
c'est une faiblesse.
Les voix s'élèvent :
-
Dehors, dehors, va dans ton presbytère !
Un peu austère, ton grand mystère !
Danse dehors, maître carré !
Mais qui est-ce, bon sang ? ce bon sang qui ne saurait mentir ?
C'est Mandeville !
Rire dans la salle. Un peu désarticulé, Pantin semble poursuivre :
Renoncez, renoncez mes frères, à tous ces biens, à vos maisons, à votre nourriture, à votre
lit…
-
Renonce à la parole, renonce à ton beau rôle ?
Dans le mille, Mandeville !
Le peuple au pouvoir ! Mandeville à l'abattoir !
Et les Evangiles, monsieur le très las, ne les avez-vous donc lu ?
Mais quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme ta porte, et prie ton Père qui est là dans le
lieu secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra…
-
Et potasse aussi ça, andouille souveraine !
Et mort au pas de l'oie, vive le jeu de l'oie !
Le disciple du Christ, il a sa vraie maison !
138
Que celui qui sera sur le toit ne descende pas pour prendre ce qui est dans sa maison
La bousculade éclate, suscitée par les nôtres, car nous avons gagné la foule grâce à nos
pieuses paroles. Cette fois notre vieux compère s'avoue vaincu. Il se trémousse, sa voix faiblit,
il se rend sous les rires en bégayant des excuses. Le pauvre, je le jure, m'aura fait quelque
peine. A-t-il été manipulé, s'est trompé de vocation, de vacation plutôt, s'agissant de lui seul ?
Mes jeunes se soulèvent. Fin des festivités, débuts de l'allégresse révolutionnaire. Je vois
Dieter, cela semble lui plaire, finalement. Mais cela semble seulement. Il rira jaune, le bon
Dieter.
-
Par ici, les amis !
D'Artagnan !
Ciel ! Mon ami !
Taisez-vous, Mande vil ! Vous n'êtes pas même digne que je vous mène en Enfer !
Mais c'est la présidente ! Elle m'a dit…
La chair est faible, et ton porte-monnaie…
Dans l'agitation, point de réflexion. Nous sortons précipitamment, sans que l'Ennemi ait cette
fois encore levé son bras sur nous. Mais c'est sa force à cet ennemi, qui délaisse le corps pour
attaquer leur âme. D'Artagnan et l'impavide Drake, que je soupçonne aussi, en la folle soirée,
de s'acoquiner avec le polymorphe ennemi, ont changé de tactique. Au lieu de rouler des
mètres, ils dressent des murs ou des obstacles. Nous gagnons ainsi les escaliers gardés par
Fräulein la fidèle, qui a réglé leur conte du soir aux pauvres gardes de l'entrée. Elle nous salue
et elle dégaine Staubsauger. Et Fräulein d’aspirer des hommes forts et creux qu’elle déteste,
ces portes géantes qui ne mènent nulle part, et deux homoncules qui passaient par hasard. Et
le matin suivant, piteusement, ils sortiront du sac.
Nous sortons donc, nous rayonnons dans la rue, nous explosons de rire. C'est une belle soirée,
on y prend goût aux soirées de Dieter ; sans doute lui aussi, encore que... Ce soir, j'aime les
rebelles, doit-il avouer à sa très belle maîtresse carrée, cette sibylle qui écume aux enfers ou
bien sur terre.
Mais que va devenir Mandeville ?
-
Nous irons le récupérer demain. Il est entre les mains de la présidente.
Qui est la présidente ?
Une cousine de Sibylle. Car de fait, elle se nomme Sibylle, votre conquête, mon
Gerold.
Et ils vivent ensemble depuis…
Longtemps. Bien entendu, elle n'est pas des nôtres. Et Mandeville a tant besoin
d'argent…
Et de vocabulaire ! N'importe, nous irons, s'exclame Nabookov. Ce serait bien le
diable si ce faisant nous ne découvrions quelque nouveau secret…
Et les Gavnuki ?
Les petits russes ? ils sont chez moi, rue Férou. Mais les soupçonne de s'intéresser à la
métapolitique immobilière d'Horbiger.
Oh ! lui alors ! Bravo, Gerold, encore !
Il nous trahit à la première gorgée de pierre !
Je ne désespère pas de mon buveur de bière… On en fera quelqu'un d'acceptable, vous
verrez. Mais où allons-nous terminer la nuit ? Oh, je sais… Suivez-moi tous.
139
Nous pourrions dans un premier temps trouver un autre espace jeune. Il suffirait de suivre
Anne-Huberte sous la nuit étoilée. Elle se dirigerait au téléphone, et nous emmènerait dans un
autre haut lieu. Mais elle me confirme que depuis un certain temps (sic), l'espace à vivre vient
à manquer. Au beau milieu de la nuit, lorsque les hôtes se rendent compte que les invités se
comportent en bons dormeurs, plus en noceurs, il vient à manquer l'espace, il diminue, et
proprement. Voilà pourquoi on changer, souvent, d'habitation pour s'amuser. Je pense alors à
la bibliothèque. Chacun y trouvera son monde, on pourrait même inviter les enfants à
reparaître. Chacun y trouvera son monde, et pour la nuit entière. J'ai moi-même deux ou trois
choses à consulter…
Et voilà que j'emmène notre joyeuse troupe en la bibliothèque. Maubert est là, serrant sa chère
Anne-Huberte, qui semble maugréer un peu. Les livres très peu pour elle ; elle se rend compte
en outre qu'elle a choisi, dans le feu de l'action, un personnage qui ne garantira aucune
stabilité autre que sentimentale. Je regarde le ménage Nabookov qui semble si parfait, la jeune
dégageant cet équilibre, cette equitas totale venue du moyen âge ou de plus loin.
Nous sommes frappés toutefois par l'atmosphère de la rue, et de vie nocturne de la ville. Il
semble qu'il n'y ait pas de vie, précisément. Les kvartira sont illuminés et vides. Ils célèbrent
leur vide. L'angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore… murmure un des nôtres, bien armé
pour cette folle équipée.
Et que se passe-t-il si l'on entre par effraction dans un de ces appartements ? Que faire du
resquilleur : kvartira kvartira pas ?
On dirait que cette pensée a réveillé la nuit. On entend quelques cris noirs dans l'espace vide.
Puis je vois de petits personnages, comme des nains, des gobelins, des petits elfes. Ils
viennent autour de nous, ils sont barbus, multicolores, ils sont très agressifs aussi. Ils sont
harcèlement. On les voit tournoyer autour de soi en patins, ils sont très mobiles, ont l'air
malin, ils font des trucs.
-
-
Ce sont des strajniks, dit Nabookov. Des gardiens de la nuit.
Des gardiens de nuit ?
Non, dis-je. Des gardiens de la nuit. Ils gardent la nuit, tout simplement. Ils
t'empêchent de la vivre. On les a mis ici depuis bien peu. Ils les avaient essayé
ailleurs, mais sans le dire. Cela avait marché. Alors ils appliquent la même recette.
C'est la cité intelligente, murmure un Maubert tout gai. Plein d'anges gardiens pour les
bardamurbains. dans la journée, on n'en a pas besoin, ils sont trop abrutis, mais la nuit
oui. Alors ils viennent, ils te tamponnent, ils te provoquent.
Il y a deux lutins, pardon, strajniks, tout près de moi, l'air arrogant. Je décide de les
impressionner, et je le fais. J'ai l'air plus mobile qu'eux, plus aérien, je montre plus de vitalité
que la moyenne des surhommes. Et cela marche. Et ils me parlent, eux qui devaient hâter
notre nuit finissante (mais pourquoi diable sommes-nous sortis de chez Dieter ? N'avionsnous pas gagné la partie ? Et qui a pris la décision?), et ils me vendent la mèche, en phrases
hachées, en pièces détachées.
-
Les mètres cubiques, c'est nous…
Les mètres carrés, finis ! Maître cubiques demain demain !
Fin de toute activité. Tout loyer sera trop cher. On adorera l'espace pour soi.
Rien d'autre ! Aucune activité ! la prière seulement ! Prier devant écran !
Un monastère, un nouveau monde ! Tout va doubler demain!
Doubler chaque jour, chaque jour !
Le sol stérilisé !
140
-
Mais non ! Fertilisé !
Les peuples déportés !
La population emportée par l'argent !
Feuille d'automne emportée par l'argent !
Ta carte dorée plus valable ! Nouveau système, nouveau système intelligent !!
Une bénédiction urbi et ordi, urbi et orbi !
Que des bureaux, que des ordis !
Spéculation dans l'énigme. Videmus per speculum…
Volumes et mètres cubes. Grandes surfaces, petites surfaces. Tout sera plus petit !
Faudra fermer les yeux ! Tout sera si petit ! Quelque pouces carrés à des millions ! Fin
de l’agriculture, et fin de l'industrie….
Le sol stérilisé ! Le chiffre va dévorer l'espace !
Déjà fait ! Déjà mort !
L'espace va dévorer le monde !
Le monde va dévorer l'espace !
L'argent va dévorer…
Et les bardamurbains, nouvelle espèce humaine… Toujours contents et résignés ! De
bonnes pâtes d'hommes avec leur carnet à souche, toujours ravis !
Des ravis de la crèche, des ravis du prêche !
Et les concierges fantômes !
Le concierge fantôme… jadis un concierge était un petit maître carré qui avait tout perdu peu
à peu. Il était dans sa loge et il vous informait. C'était le modèle verbal unique, le murmure
murant la ville. La race à prix unique. La ville n'en a plus besoin.
Mes petits gnomes poursuivent ; ils avaient pour mission de nous importuner, mais là, en
m'informant, ils m'angoissent plus encore. C'est la mission de gnose des petits bonshommes,
précise Maubert à son Anne-Huberte toute ébaubie.
C'est la mission du futur. Vendre les hôpitaux, vendre les musées, vendre les cimetières, en
réveiller les morts… Vider les forts et les casernes, vider la bibliothèque, la remplacer, foutre
de l’espace à habiter, et le placer sur le marché.
-
Plus il y aura d'offre, plus il y aura de demande !
Plus il y aura d'offre, plus il y aura de hausse !
La concurrence parfaite pour des prix défiant le non-sens !
A des grands prix défiant le bon sens !
Quand tout sera maître carré, on ne pourra plus se loger !
Vous, monsieur, tournez en rond !
Tourner en rond, roman n'avance pas !
Et alors, c'est la routine moderne, non ?
Vous n'avez rien à faire, alors circulez !
Après cette brève agression, qu'ils m'ont destinée comme tu vois, lecteur, mes gnomes nous
quittent, leur mission accomplie quoique fort mal. Ils sont partis, un froid certain règne en la
ville. Mais nous gagnons finalement notre petite bibliothèque, dont je vois la silhouette falote
trembler de peur dans la nuit claire.
Te souviens-tu de la bibliothèque, ô bon lecteur ? De son inutilité ? De son charme désuet ?
De ses enchantements, et de son infini ?
Et j'y reviens bien sûr, accompagné, et je revois Lubov et la chère Pollia, et il me laisse faire
dans son hangar du savoir. Nabookov s'en va avec Tatiana dans un recueil de contes
141
ukrainiens, et Maubert est un moment tenté par Histoire d'Ô, mais Anne-Huberte trouve cela
peu évolué. On se rabat sur un produit de choix.
Lolita, lumière de ma vie, feu des reins. Mon péché, mon âme. Lo-li-ta : le bout de la langue
fait trois petits bons le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo-li-ta.
Je les entends piailler et s'égayer dans la clairière. Mais Maubert sort et il s'exclame :
-
Euréka ! J'ai trouvé le titre !
Le quoi ?
Le secret de pitre, le titre du secret !
Et de plonger dans un autre volume.
lalita [pp. lal] a. m. n. f. lalitā joueur, coquet, voluptueux; agréable, amusant, charmant,
doux, aimé — n. charme, délicatesse, élégance; tendresse; badinage; jeu, ébat — f. lalitā
myth. np. de Lalitā «Bien aimée», épith. tantr. de la Déesse [Durgā] symbolisant la Joie
Divine imprégnant l'Univers, aussi appelée Tripurā, Labdhabhogā.
Il en ressort, retourne câliner la Anne-Huberte, en vérité bien plus âgée, dans une autre
dimension, une dimension qui ne te regarde pas, lecteur, car tu sauras comme moi l'ambiguïté
de la question du sexe des anges, ce qui ne m'empêche pas, lorsque je vois le bonheur partagé
de mes amis, de m'y intéresser, à la question. Tout de même, je me demandais ce que Maubert
faisait à la Anne-Huberte dans ce lit-vre ; car en effet,
Laissez-moi, laissez- moi seul dans mon parc pubescent, mon jardin de mousse tendre.
Qu'elles jouent autour de moi jusqu'à la fin du monde ! Qu'elles ne grandissent jamais !
Se pourrait-il qu’Anne-Huberte soit pour Maubert un simple essai en vue de vieux, pardon de
mieux ? Le drôle rêvait certainement de s'envoyer en l'air avec de plus jeunes arrivées sur le
marché de l'Eros familier. Et l'érotisme livresque auquel il se livrait était un moyen de
patienter… Mon Dieu, qu'ai-je fait de la maison de la science ? Il est vrai que Pollia ellemême m'avait proprement aguiché, la belle luronne, l'autre fois… Et Nabookov ? Lui était
parti chercher sa femme livresque du côté de la Louisiane, se prenant pour un jeune homme
de bonne famille détourné du droit chemin… J'imagine ce type de prose audacieuse.
J'avais connu M. à un arrêt de bus. Elle semblait perdue ; mais sa bonne mine était telle que
je m'adressais à elle, lui proposant de l'aider. Elle ne refusa mon aide, me sourit presque.
Immédiatement enflammé, je crus bon de l'inviter à dîner : elle accepta nonobstant. Je
l'entraînai dans un chambre d'hôtel où elle fit montre d'une expérience et d'un savoir-faire,
dont je n'eus, mon cher ami, guère à me repentir sur l'instant…
Par Vladimir ! Je ne maîtrise pourtant pas le contenu de vos bibliothèques ! Je fus interrompu
par Lubov qui se plaignit de ce que j'avais fait de sa maison une maison de passe, justement,
avec tous ces projets érotiques. Je lui rappelais que la civilisation du livre était celle de
l'imaginaire et de l'amour ; que la moderne au contraire était la puritaine en diable, et l'esprit
assagi de l'image… Lubov s'effaça bougon et je poursuivais Pollia, lorsque mon attention fut
attirée par les signes suivants, écrits de notre maître Johannes Parvulesco, que j'avais
légèrement oublié.
142
La pénétrante, l'étrange magie des jardins du Ranelagh, que l'on appelle aujourd'hui – je
crois – le parc de la Muette.
Ici j'entre, lecteur, grâce à ce maître, dans une vision théurgique de mon propos sur les maîtres
carrés. Il n'est plus question de prix volatile, de vulgaire spéculation, de prosaïque
déportation, d'inepte extermination du pauvre. Il est question de vraie, de provocante
conspiration gaie, subversive :
Ces trois espaces verts de l'Ouest Parisien – les jardins du Ranelagh, le bois de Boulogne,
l'ancienne ligne de chemin de fer à l'abandon – jouissent d'une situation particulière, qui
cache des galeries, des architectures et des murs intérieurs, oubliées, interdites, qui en fait
n'ont jamais eu à supporter la moindre construction en surface.
La nuit rayonnait dans le rayon. Et mon abeille sage, la belle Pollia, s'approcha de moi,
mettant ma ruche en feu. Pollia n'est pas humaine, ami lecteur, je peux donc me consacrer
entièrement à elle sans troubler l'ordre du monde ou même terrestre. Je demeurai quand même
concentré et penché sur l'intéressant problème souligné par notre ami Jean P. : la force qui
émane d'un espace laissé pour mort, laissé pour vide ; et la possibilité de logements
souterrains invisibles dans la capitale même. Je devrais donc m'en ouvrir au maître, et cela dès
que je le reverrrai…
Ma petite mouche adorable, et abordable aussi, ma petite bouche en cœur de poule, ma
brioche éthérée, mon ange mal gardé voletait presque nue autour de ma grande ombre. Je la
suivais d'un regard dévastateur que ne venait pas contrarier de présence importune. Et je
perçai son alvéole en même temps que de grands secrets livresques. Oh, ma luciole inouïe, ô
mon savoir enfoui, tu berces la pensée chimique d'un esprit…
Ne prenez pas garde à mon teint noir: C'est le soleil qui m'a brûlée. Les fils de ma mère se
sont irrités contre moi, Ils m'ont faite gardienne des vignes. Ma vigne, à moi, je ne l'ai pas
gardée.
Ma rage, mon encens, je te poursuis ma douce effarouchée. Ma Pollia enchantée, j'arpente
tous tes pas, je t'embrasse en cadence, et tu rends fou cet œil ensommeillé de mon esprit si
pâle. Se peut-il que je puisse connaître l'amour sur cette terre avec une fée ou un esprit d'en
bas ? Ou bien devrais-je me contenter, comme toi ma lectrice, de ce rêve éveillé ?
Je suis un narcisse de Saron, Un lis des vallées. Comme un lis au milieu des épines, telle est
mon amie parmi les jeunes filles.
Las, je me suis retrouvé à nouveau prisonnier d'un propos. Faites Horbiger, pas l'amour…
Alors que je pensais aller embrasser mon arachnide dans sa toile de soie, mon attention fut
captée par ces lignes du maître déjà nommé, et qui traitait d'un ardu problème historique sur
lequel je n'avais pas trop réfléchi jusque là. Pollia devrait attendre encore décidément…
… le Troisième Reich hitlérien a dû assumer, jusqu'à la fin et même au-delà, quatre grandes
erreurs fondamentales, erreurs qu'il a dû payer de sa totale destitution politico-historique, de
son évacuation irrévocable de la réalité de ce monde.
Je ne savais pas grand-chose de ce troisième Reich, sinon qu'il avait bouleversé le siècle
écoulé et s'était sinistrement illustré par ses atrocités. Mais j'avais ramené Horbiger des
Enfers, parce que j'avais jugé drôle de le faire, et cette décision menaçait de me
143
compromettre. Sachant que le caractère très provocant et spécifique de la pensée de maître
Johannes P., je ne pouvais que me pencher sur ses réflexions susceptibles de faire plier mon
diable d'homme.
… Et le mépris paranoïaque de toutes les nations slaves, et de la Russie, en premier lieu, dans
la perspective finale d'une vaste entreprise de colonisation des espaces continentaux de l'Est
européen.
Voilà où nous en étions : le Lebensraum. La théorie de l'espace immobilier et de la
spéculation foncière appliquée non aux pauvres mais à des peuples en particulier. Et quelle
épuration risquait de provoquer mon pauvre hère, mon pauvre Horbiger… sans compter que
j'étais entouré de slaves, justement, de gavnuki et de bons garnements. Même si je sens,
lecteur, la teneur apocalyptique des temps qui courent (mais après tout quelle époque est
exempte de tons apocalyptiques ?), je ne m'étais pas posé la question d'intervenir
personnellement et violemment dans le cours de ton Histoire humaine, ô lecteur ; et si je
devais le faire dans le futur, ce serait en outre pour défaire un de mes amis, ou tout au moins
un de mes proches. Ciel ! Aurais-je réchauffé une vipère en mon sein ? Je gagnais un autre
ouvrage.
Le Führer promettait de transformer les régions de l'Est en un jardin paradisiaque (Garten
Eden) pour les Allemands. Par comparaison, les colonies d'Afrique auraient l'air de colonies
de seconde zone.
Ainsi, et sans que l'Histoire se répétât littéralement, je me trouvais face à une situation qui
s'était déjà passé, et dont je me tenais dorénavant pour responsable. Il fallait que j'arrêtasse
mon diabolique ami qui voulait condamner à soixante ans d'esclaves remboursements toute
l'humanité jugée inférieure.
Pollia me souffla dans le cou ; je demeurais envoûté par cet immatériel baiser ; mais conscient
de mes devoirs, je lui demandais quel texte pourrait un jour m'expliquer l'extravagante tenue
de Mandeville ; pas sa sottise qui certes m'amusait, comme celle du baron noir (ainsi
surnommai-je mon Horbiger bienveillant). Pollia fit la moue et me tendit ces lignes qui
t'éclaireront aussi bien que moi, mon lecteur :
Madame Coquenard, je vous donnais la préférence. Je n'ai eu qu'à écrire à la duchesse de …
Je ne veux pas dire son nom, car je ne sais pas ce que c'est que de compromettre une femme ;
mais ce que je sais, c'est que je n'ai eu qu'à lui écrire pour qu'elle m'envoie quinze cents
francs.
Je compris alors dans quel embarras se trouvait Mandeville, l’homme au pyjama endetté, et
bientôt rayé, si je n'intervenais pas. J'évaluais mes premières réactions et stratégies quand je
sentis un soufflet glacé s'abattre sur ma joue. Pollia furieuse déversait toute sa rage sur moi. Je
tentais de la raisonner, lorsque la nuit cessa. Dans l'ordre de mes priorités réversibles, il me
faudrait bientôt veiller sur cette belle âme qui transgressait ses règles pour un amour venu de
l'espace. Prends garde, toi qui vient de l'espace, de ne venir ni de Mars ni de Vénus, m'avait il
y a un éon dit un ami des sphères.
Je réveillai mes amis et nous nous en fûmes. J'eus à peine le temps d'entrevoir Jacob au pied
de son échelle, qui discutait avec Lubov. Il me salua gentiment, et ausculta brièvement ma
carte dorée, que je devrais baptiser. Je m'éloignais obscur dans la nuit solitaire.
144
Chapitre à censurer. Lebensraum.
Je laissais mes couples d'amoureux à leur heureux sort et m'en allais ; je retrouvais d'Artagnan
comme prévu chez lui à l'aube. J'eus la satisfaction de voir que Guillerette lui demeurait fidèle
et la joie de revoir mon cher Superscemo. Mais ce dernier avait pris un mauvais pli, une
mauvaise habitude s'entend : il répétait toutes les trois phrases, tel un disque rayé, qu'il voulait
voir un film sur la CIA.
-
-
Je veux voir un film sur la CIA, Gerold. Je suis si content de vous voir… J'ai testé de
nouvelles armes formidables, vous savez. Je voudrais travailler avec vous. Je veux
voir un film sur la CIA.
Tu es sûr que tu ne veux pas qu'on te dessine un mouton?
Je veux voir un film sur la CIA.
Pas de mouton donc .
C'est le problème, mon ami, de travailler contre la subversion.
Oui, d'Artagnan.
Les plus faibles d'entre nous cèdent à une certaine corruption mentale. Ils font des
fixations…
Oui, d'Artagnan.
Nous, nous devons demeurer solides. Solides comme quatre.
(Pas d’Aramis dans cette histoire…) On va voir Mandeville ?
Non, Superscemo, toi tu vas chez Horbiger. Tu te tiens bien tranquille et tu ne lui
demandes même pas l'heure.
Il serait capable de l'envoyer en Sibérie !
Mais je voudrais tant voir lac Baïkal !
Pour l'instant, tu l'espionnes…
Je veux voir un film sur la CIA.
Voilà où nous en sommes ! On va voir Mandeville ?
Oui, d'Artagnan.
Je trouvais ce matin à Guillerette un air doux et singulier qui sied si bien à certaines
terriennes. Et je me demandais aussi ce qui avait pu altérer l'équilibre cyclopéen, que dis-je
l'équilibre herculéen de notre Fräulein. Une Allemande fatiguée devient une française
coquine, pensais-je en philosophant. En descendant dans la rue, d'Artagnan, qui comme
d'autres lit dans mes pensées, me dit alors :
-
Elle est traumatisée…
Quoi ?
Je veux dire tourmentée, troublée, très…
Par ?
Notre affaire Horbiger. Elle est tétanisée…
Quoi ?
Pardon d'user des mots de notre siècle ! Réveillez-vous, Gerold !
145
-
Bon !
Elle ne se pardonne pas sa race !...
Moi je ne me pardonne pas d'avoir ramené Horbiger !
… ses crimes !
Le triomphe de sa mauvaise volonté !
… ses absences de châtiment !
L'aisance de son adaptation dans votre très bas monde !
Dites tout de suite que vous voulez l'envoyer dans une maison de connexion !
Un peu de correction !
Il me devenait difficile de m'entendre avec d'Artagnan, sur qui pourtant je comptais tant. Sans
doute était-ce l'absence de son ami, sur lequel il avait tant compté, qui lui pesait. Tandis que
nous discutions, je lui confiais les révélations de la nuit. Il fut moins intéressé par les
divagations inactuelles de Johannes P. que par les informations sur les problèmes bancaires
d'un mousquetaire.
-
Mandeville n'est bien sûr pas méchant…
Bien sûr.
Mais il adore l'argent.
Je comprends.
Pour lui être mort ou être pauvre, c'est un peu la même chose.
Je vois.
Pour lui, c'est to be rich or not to be.
Etre riche ou ne pas être. Je vois, oui.
Vous allez voir, nous aurons à faire à forte partie ce matin.
Surtout si gente dame est un bon parti.
Tout le monde cherche à vendre son âme, mais…
Mais c'est surtout le corps qui intéresse l'acheteur. J'avais compris, d'Artagnan.
Nous arrivons…
Nous arrivions, en effet. Un splendide hôtel particulier, sis dans un jardin Renaissance.
Mandeville avait bien fait les choses. Il serait difficile de le ramener à la maison, à la raison
pardon, dans ces conditions, sans compter qu'il y aurait désormais – au moins de mon
modeste point de vue, lecteur – une certaine hypocrisie à recourir aux services de Mandeville,
gagné malgré tout au monde et à ses vraies fausses valeurs.
Je sursautai en lisant les noms sur la somptueuse boîte aux lettres : baronne Kitzer von
Panzani. Jacques Bénigne de Beau Souhait.
-
Beau Souhait ! L'orateur d'hier au soir ?
Lui-même ! Mandeville est le nom de sa mère !
Toute maison divisée contre elle-même…
Périra, je le sais. Et la Kitzer ?
C'est la sœur de Sibylle. Elle est plus âgée, et bien moins belle, vous verrez. Mais
quelle fortune ! Rien que cet hôtel particulier, cinquante millions de vrais horions !
Nous sonnâmes. Une domestique nous vint ouvrir, improbable asiatique, qui bredouilla
quelques propos dans une langue incroyable. Nous entrâmes cependant, et mêmes nous
montâmes au premier étage du grandiose hôtel. Il me rappelait un espace que j'avais déjà
connu et fréquenté, peut-être au cours du précédent voyage, peut-être au cours de celui-ci.
146
Nous entrâmes dans le salon, mettons Louis XV, du premier étage. La décoration profuse et
de bon goût ne dépareillait pas. Un vrai profil d'ancien régime… je pensais en m'amusant à
ces velléités humaines de Révolution, qui ne vont jamais bien loin au demeurant.
-
C'est Maubert que nous aurions dû amener.
Et pourquoi donc ?
Il aurait pu la rédiger ici, sa brochure sur le tiers étage. Le lieu l'aurait inspiré…
Il le connaît très bien ce lieu, voyons, Gerold ! Il s'est alcoolisé une bonne dizaine de
fois ici bas…
Mais…
On entra. C'était un majordome à la mine assez ridicule, comme celle des majordomes dits
british. Je l'invitais sèchement à se retirer, sur un ton assez comminatoire je l'avoue, qui le fit
vite sortir. Puis je vis d'Artagnan l'air inquiet qui se tenait à mes côtés. J'avais dû
l'impressionner sans le vouloir ; et ce n'était pas la première fois. Pendant que nous attendions,
je m'approchais d'une pendule que je mutilais comme si j'eusse été Siméon.
Mandeville arriva, l'air hagard comme un viking beurré, en robe de chambre presque ouverte,
la lippe bien tendue et sentant fort le cigare. Il semblait de fort mauvaise humeur, mais
incapable de sentir le danger proche de lui.
-
Que voulez-vous ?
Comment ? N'avez-vous pas eu un inqualifiable comportement hier ? ne vous êtesvous pas couvert de ridicule ? n'avez-vous pas déclenché une sorte de scandale ?
Des sandales ? Mais…
Ecoute, crétin. Tu as dix minutes pour faire ton paquetage. Ou je te traîne à poil dans
cette rue après avoir foutu le feu à la baraque.
Suivant ce propos magistral, je pris sans effort l'énorme pendule sur la cheminée, et je la jetais
dans la cour en fracassant la fenêtre. Deux domestiques entrèrent, que j'assommais rapidement
en leur lançant un bon fauteuil Louis XV. Ils le reçurent fort mal. Les moscoutaires
m'observèrent interdits.
-
Mais qui est-il ?
Je ne sais pas… dépêchez-vous, Mandeville, si vous…
Mais qui est-ce ? Un ange ou une ?
Ce n'est pas une mésange, en tous les cas…
On entendit un drôle de piaillement, suivi d'un crissement et d'un bruit de froufrou. La
baronne Kitzer entra, une vieille peluche aux cheveux rouges et aux dents trop blanches, elle
aussi mise en robe de chambre. Elle portait dans ses bras un petit chihuahua épouvantable et
maquillé, répondant au nom de Bison. Elle fit mine, comme toujours, de ne pas nous
connaître, de ne se rendre compte de rien, d'avoir entendu du bruit, de vouloir savoir ce que
faisait chéri, etc. je me rendis compte ensuite qu'elle avait aussi apporté un perroquet,
habilement dressé pour insulter les ennemis possibles du désordre établi ; un perroquet
multicolore et néolibéral qui s'appelait Reagan.
-
Mais qui sont ces messieurs ? Sont-ce vos amis ?
Ces messes yeux ?
Oh je vous en prie, raton, arrêtez de m'interrompre ! Que voulez-vous ? Que j'appelle
la police ?
147
Raton se tut. Je crus même qu'il se mettait à quatre pattes, prêt à se faire chevaucher par sa
maîtresse carrée. Mais j'ai peut-être rêvé.
-
-
J'ai assez, enfin, de vos enfantillages, je vais y mettre fin ! Vos ne savez pas votre âge
Mais mon ange !
Moi ?
Oui, vous !
Et pourquoi moi ?
Vous, mon aimée ! Ne me rejetez pas !
Vous, je vous garde, si vous vous tenez bien. Quant à vos bons amis, pas besoin d'être
sadique pour comprendre que je m'en vais les réduire en bouillie ! Gontran ! Appelez
les specteurs !
Mais madame la baronne…
Ceux qui me résisteront, je les soumettrai au tribunal de l’acquisition !
Nous nous attendions à les voir sortir suintant des murs, Dieter, Suce-Kopek, Canaris, tous les
vieux ennemis des premiers jours. Devant la baronne rouge en robe verte, d'Artagnan risqua
son jockey, pardon lecteur, son joker ; il évoqua les grandes heures, les amitiés viriles, la
dignité masculine ; mais il se heurta à la diatribe du perroquet, qui s'exprimait dans la nuance :
-
Communiste !
Ainsi, pour Mandeville, recommandé-je une vie plus indépendante, plus libre, et certes
un peu fauchée, mais…
Intégriste !
Une vie d'aventures aussi, avec quelques missions impossibles à accomplir…
Islamiste !
… voire possibles, s'il en est. Et je ne voudrais pas m'en retirer sans avoir pris sur moi
le soin de…
Atlantiste !
Madame, si ce psittacidé ne cesse de parler, je m'en vais m'énerver…
Corporatiste !
Je volais dans les plumes de Reagan. C'en était trop. Il finit dans la cour avec la pendule, mais
encore en état de fonctionner, car son organisme peu vivant était bien doté d'ailes, qui certes
rognées par la baronne, ne lui permettaient pas moins d'éviter le réveil proustien et le choc des
pavés.
La baronne se rua sur d'Artagnan alors, et pas sur moi, comme si elle eût compris que mes
surnaturels pouvoirs lui interdisaient toute incartade, elle se rua sur mon ami dis-je, avec
d'horribles transports, rugissant d'une façon formidable, tandis que le chihuahua aboyait de
son mieux et que le perroquet continuait de sa basse-cour de nous traiter de phalangistes.
D'Artagnan comprit alors qu'il s'agissait d'un duel, et il agit comme suit : il se plia vivement,
se jucha au bord du tapis, et le tira violemment, le tapis persan de la ville de Goum. La
baronne chuta et s'ébrécha le fondement.
Mandeville pleurait : je m'étais prestement éloigné, et je lançais de bûches sur le perroquet par
la fenêtre, achevant au passage les deux ou trois domestiques qui traînaient dans le grandiose
hôtel particulier.
L'écume aux lèvres, comme s'il eût voulu se venger d'une longue suite d'humiliations et qu'il
eût voulu rappeler à Mandeville qui était le maître, lui, d'Artagnan saisit un des tisons et
148
commença à marquer au fer rouge la baronne. Et il éructait des propos suivants en suppliciant
la protectrice de son ami :
Mais tu t’es confiée dans ta beauté, et tu t’es prostituée, à la faveur de ton nom ; tu as
prodigué tes prostitutions à tous les passants, tu t’es livrée à eux. A l’entrée de chaque
chemin tu as construit tes hauts lieux, tu as déshonoré ta beauté, tu t’es livrée à tous les
passants, tu as multiplié tes prostitutions. Je te livrerai entre leurs mains ; ils abattront tes
maisons de prostitution et détruiront tes hauts lieux ; ils te dépouilleront de tes vêtements,
prendront ta magnifique parure, et te laisseront nue, entièrement nue.
Je découvrais en d'Artagnan une violence verbale et des manières drues dignes des prophètes
de l'Ancien Testament. Je me mis moi-même à gueuler les propos suivants à la face
effarouchée des pauvres domestiques, tandis que la baronne ne cessait de souffrir les derniers
ou peut-être les avant-derniers outrages (car elle eût souhaité plus, à mon sens).
Et je détruirai vos hauts lieux, vos autels seront dévastés, et je ferai tomber vos morts devant
vos idoles… J'abattrai la muraille que vous avez couverte de plâtre, je lui ferai toucher la
terre, et ses fondements seront mis à nu ; elle s'écroulera, et vous périrez au milieu de ses
ruines. J'assouvirai ainsi ma fureur contre la muraille, et contre ceux qui l'ont couvert de
plâtre ; et je vous dirai : plus de muraille ! Et c'en est fait de ceux qui la replâtraient.
Mandeville regardait tout interdit, comme s'il découvrait sous les traits de ses amis des âmes
bien nouvelles ; il s'abandonnait à ce monologue désespéré dont je ne saisissais pas toutes
allusions perdues :
-
-
Mais Darty, je vous ferai reconnaître que cela fait deux fois que vous la marquez…
Enfin, je vous le fais remarquer. Deux fois la fleur de lys… sur sa si belle épaule. C'est
qu'elle en a une police, ma duchesse, ma remembrance... Vous pourriez peut-être
changer de police, ou de police de caractère. C'est que vous l'avez mauvais, le
caractère, mon beau Darty… Tiens, j'entends la police.
Tais-toi, mon traître. C'est le perroquet qui fait semblant d'imiter la petite sirène. mais
j'ai maté ta mijaurée. Va te rhabiller, mon rococo. On rentre à la maison, et file droit.
Je te chargerai de tes voies et tes abominations seront au milieu de toi, et vous saurez que je
suis l'Eternel, celui qui frappe.
Nous abandonnâmes la comtesse (ou la baronne ?) nue sur sa literie, l'épaule en feu, le
perroquet en bas, et le chihuahua le cœur brisé. Je crois que nous méritions bien le nom de
terroriste lancé par Reagan le perroquet que j'achevais de caillasser d’un royal coup de pied au
passage. Je me demandais en même temps comment je terminerais mon deuxième séjour sur
terre ; car j'y devenais bien diablement obsédé sexuel avec la pauvre Pollia durant la nuit, et
ultra violent durant le jour avec d'Artagnan ou un autre d'ailleurs. D'Artagnan me surnomma
Alex, du nom d’un orange mécanique, et ponctua sa prestation de ces propos suivants :
Vous avez besoin d'une maison comme d'une défense nécessaire contre les injures de l'air :
c'est une faiblesse.
Et il y mit le feu (à la maison), sans même se demander si les domestiques et mon cher
majordome préviendraient le branle-bas. Nous sortîmes enfin, et quelle ne fut pas notre
surprise de voir qu'à l'entrée de la somptueuse gentilhommière, que j'espère t'avoir bien et
149
suffisamment décrit, mon lecteur, il y avait des caméras. Un chevelu tudesque, moustachu à
souhait, se tenait à l'entrée, derrière son Arriflex. Il me dit qu'il avait été prévenu trop tard,
qu'il eût bien aimé filmer la séance de torture de la présidente alias la baronne Kitzer de
Panzani. Mais il était venu trop tard. Je l'invitais à nous suivre alors, car avec notre opération
Horbiger il se verrait bien satisfait dans sa volonté de filmer du bizarre. Notre ange du bizarre
dit se nommer Werner. Il me demanda si les acteurs que nous lui fournirions pouvaient traire
des vaches. Je le laissais sans réponse, ayant avec mes compagnons d'autres chats à fouetter.
D'Artagnan s'expliquait donc une bonne fois avec Mandeville, tandis que nous pressions le
pas vers le boulevard des Germains, où Horbiger, m'avait-on signifié, avait disposé ses
quartiers généraux mais pas généreux. Une fois de plus, c'était cet incroyable Mandeville qui
donnait le ton.
-
-
Vraiment, Darty, tu as chargé… Darty, le prix à payer pour te connaître !
Mais Rococo…
Elle me loge bien la baronne, à bonne enseigne qui est plus est ! Et tu l'as torturée ! Et
elle aime ça encore, tu as de la chance !
Mais Rococo…
J'en ai assez, tu vois ! Je veux maison et couche molle, et à bonnes mœurs dédier ! J'en
ai assez de déplier des mètres ! Je suis un templier, moi !
Mais Rococo…
J'ai donné, tu vois, j'ai donné ! Et vous, monsieur du bazar céleste, j'ai deux mots à
vous dire !
Moi ?
Oui, toi ! Le pété de Tunis, le candidat à la résidence, le héraut à la calebasse bien
lasse, le chevalier Tempête de la peau calice ! Ce n'est pas parce que tu n'aimes la vie
ni en haut ni en bas, je veux dire ni au ciel ni en enfer que tu dois venir nous empêcher
de faire des affaires sur notre bonne vieille terre ! pas vrai ?
Mais rendez-vous compte, Mandeville, que…
Mais je me rends conte ! Très bien ! Très bien ! privé d'oseille et d'oreiller, et
condamné à déplier du mètre parce que messieurs bolchévisent mal ! Mais je rêve ! Je
rêve…
Nous nous approchions du boulevard des Germains, fameux à Paris pour son coût excessif. La
vie y est chère en effet, et elle ne vaut pas cher. C'était tout au moins la théorie de l'espace
vital de Horbiger, qui venait d'inaugurer sa somptueuse agence immobilière Lebensraum.
Nous vîmes des guides vert-de-gris, des petits agents comme hier au soir, et des specteurs,
bien sûr, et des specteurs. Jean des Maudits qui passait par là me salua et me fit une invitation
à dîner pour la nuit. Je n'y peux mais, mon cher lecteur : mes ennemis me sympathisent, mes
ennemis sociabilisent. Même la baronnasse en redemande…
Ils jetteront leur argent dans les rues, et leur or sera pour eux un objet d'horreur. Leur argent
et leur or ne pourront les sauver.
Il régnait dans la rue une atmosphère électrique. Les gens venaient, pressés, ils allaient,
stressés, ils entraient chez l'un, chez l'autre ou dans l'agence Lebensraum, toute grande déjà,
avec plein d'employés. Ils rêvaient d'acheter. Horbiger avait mis des réclames pour des
appartements à 40 000 biolars, mais là-bas, loin, à Mar del Plata, Arequipa, quelque part au
Chili ou en Patagonie. Ils rêvaient d'acquérir ce qui coûtait un m² d'ici. Où étions-nous
vraiment ? Dedans, je distinguais notre pauvre Fräulein Von Rundfunk qui faisait le ménage
avec son Staubsauger. Voilà où l'on en était, maintenant, avec la femme ingénieur ramenée au
150
rang de femme de ménage. Horbiger, qui me fit savoir qu'il allait bientôt me recevoir,
appliquait implacablement son programme racial et sexiste d'exploitation de la femme.
Kinder, Küche… Enfants, les enfants ? Je vis alors Superscemo et Siméon qui faisaient partie
de l'équipe de mon terrible ami. Mais les deux bougres semblaient bien s'amuser, plus qu'avec
moi, je te dirais lecteur. Ils étaient assis devant de beaux écrans d'ordinateur et recevaient des
Kunden, des clients. C'était Superscemo qui les interrogeait et Siméon qui les châtiait à
chaque refus de dossier, c'est-à-dire quand le client ne pouvait se permettre le 10m² proposé à
un million d'horions.
Fortifie-toi et prends courage, car c'est toi qui mettras ce peuple en possession du pays que
j'ai juré à leurs pères de leur donner.
C'était le slogan que mes deux petits compères se devaient de bien apprendre afin de disposer
plus librement des terres et des vies de leurs futurs clients. Le peuple désignait bien sûr les
membres bienheureux du Richistan, qui pourraient disposer de l'apport financier et du crédit
adéquat. Alors, éclatant d'un rire sardonique, Siméon sortait son Magic Toilet et déclenchait
un programme intitulé Scène de chasse d'eau en Bavière. Et le pauvre et récalcitrant client
disparaissait aussitôt du boulevard des Germains, policiers et militaires y compris. En même
temps ils paraissaient apprendre l'allemand. Werner filmait la scène, intéressé. Il demanda aux
Gavnuks s'ils pouvaient traire une vache d'une traite.
-
Kuh, répondit Siméon.
Kuh quoi ?
Kuh c'est la vache, Gérold. merde carrefour !
Je veux voir un film sur la CIA. Après je ferai ma favela.
Comment dit-on Kapital !
Capital !
Très bien ! Comment dit-on Kapitan ?
Capitaine !
Sehr gut ! Comment dit-on Karneval ?
Karnaval !
Comment dit-on Stark ?
Fort !
Très fort, même ! Et komment dit-on Waffen ?
Euh…Est-ce, est-ce…
Mais Horbiger entra de fort mauvaise humeur. Il traînait derrière un petit homme bouclé
chaussé de grosses lunettes et qui prenait tout le temps des notes. Il s'approcha des enfants, les
gronda, les menaça de les déporter en Sibérie, ce qui fit plaisir à Superscemo. Puis il entama
sans me saluer la présentation de son programme immobilier Drang nach Osten, si menaçant
pour la plupart de mes mais, y compris ces enfants malheureux qui ne se rendaient compte de
rien. Le petit homme derrière lui, dont j'appris qu'il se nommait Hanselblatt, prenait toujours
des notes ; je remarquai du même coup que Horbiger avait grandi depuis la nuit dernière.
-
-
Ici, nous devons faire de nouveaux programmes immobiliers sans défense. Ces
appartements zeront lifrés sans chiottes, sans cuisines, sans salles de bains. Les gens
n'en ont plus besoin, ils n'ont qu'à aller au kafé. Pas de livres non plus, donc pas de
meubles, un écran plat suffit pour tous les abrutir.
Merveilleux, maître, zéniale ergonomie.
151
-
-
-
-
-
Je n'ai pas besoin de vos compliments, petit Jude… Enzuite : nous tefons germaniser
le Richistan, de Londres à Vladivostok. c'est cela l'espace vital, c'est cela le
Lebensraum, d'accord ?
Ya wohl ! hurlèrent les enfants. Vive Berlin l'enchanteur, vive le roi Art dur !
Silence, les petits russes, où je fous réduis déjà en esclavage ! Ensuite : la
germanisation des Polonais, des Ukrainiens, des Tchèques, des Russes, etc., ne doit
être ni être prévue ni recommandée.
Oui, mein fou rire !
Mein quoi ?
Mein fureur ! Mein fureur de vivre…
Je fais ensuite développer, pardon, téfelopper mon plan de l'est, mon Generalplan Ost,
puis mon plan à court terme, le Nahplan, puis mon plan à long terme, mon
Fernplan…Ils vont aimer cette planification, les Soviets, ça va être électrique… Grâce
à cela, des millions de colons seront amenés pour germaniser la région concernée.
Ensuite, ce sera le moment d'imposer la pensée du millénaire : tout à un milliard
d'horions le mètre ou la mort.
Le mètre ou la mort ! Le mètre ou la mort !
Et je donnerai ma bénédiction, après la publication de ma Grossraumkonzeption. Ubu
et Hörbi, tel quel mein führer ! Ils mettront mille ans à me rembourser, et seront
esclaves de père en fils. Je rétablirai le servage et le tour sera joué : nous pourrons
aller planter des oranges en Crimée.
Crimée ou châtiment ! Crimée ou châtiment!
Nous aurons une devise dans nos camps de déconcentration, dans nos camps de
l'amour. Qui se montre intelligent à côté de moi sera fusillé.
C'est superbe. je note.
Qui se montre intelligent à côté de moi sera fusillé.
Moi, je filme, je m'appelle Werner. Y a-t-il des acteurs qui savent tondre une vache ?
Traire, imbécile !
Ruhe, Schweinehund ! Après je citerais nos grands classiques du dépeuplement…
Vous avez raison, vous avez raison ! Tirons un traire.
Ils jetteront leur argent dans les rues, et leur or sera pour eux un objet d'horreur. Leur argent
et leur or ne pourront les sauver. J'assouvirai ainsi ma fureur contre la muraille, et contre
ceux qui l'ont couvert de plâtre ; et je vous dirai : plus de muraille ! Et c'en est fait de ceux
qui la replâtraient.
Il en avait fini pour son premier mouvement crescendo, ma non troppo. L'énergique
assistance était sortie renforcée de cette munificence verbale étalée. Certaines
s'évanouissaient, d'autre sortaient dans la rue pour tirer sur les piétons qui ne se rangeaient pas
derrière les files d'attentes des Eden Garten de l'Est. Soudain, alors que rien ne le laissait
présager Horbiger s'assit, s'essuya le front et sembla envahi d'une immense tristesse, d'une
Weltschmerz terrible, d'une Sehnsucht fantastique. Même Fräulein sembla le révérer en cet
instant, devant moi qui attendait le moment où elle allait l'avaler dans le Staubsauger, le
refiler à Siméon pour qu'il envoyât mon diable vauvert de gris aux Enfers. Mais tel était le
charme savant de mon mécréant qu'il gagna tous les cœurs en évidant son filet de bons vœux
et observations douloureuses pour lui :
-
Ce qui saute aux yeux, c'est l'état de santé des femmes qui, jusqu'à l'âge moyen,
éclatent tout simplement de force spontanée et naturelle, qui ont des poitrines comme
Diane d'Ephèse, et chez lesquelles les accouchements ne produisent aucun effet…
152
-
C'est en nous rapprochant des frontières du Reich que nous nous sommes rendus à
quel point l'état de santé des femmes allemandes était, par comparaison, inférieur : le
visage pâle, des corps creux, la marque d'une alimentation insuffisante sur le visage.
Mais de quoi parle-t-il ?
C'est bouleversant ! Mon dieu ! Mein Gott !
Mein Goth plutôt ! Mort Goth ! Bei Tolkien !
Mais de quoi parle-t-il ?
Des femmes de là-bas… Des… des…
Des Ukrainiennes !
Le dernier mot fut prononcé très fort par quelqu'un qui venait visiblement d'éclater
psychiquement, tout du moins quelque peu. Je détournai mon regard et je vis Fräulein Von
Rundfunk. Oui, ami lecteur, la propre femme ingénieuse et ingénieur. A la vitesse d'un ange
dans le chœur céleste, du fils du soleil dans son char d'airain ou du Troyen dégainant son
glaive, Fräulein dénoua son sac à aspirateur, en sortit une mitraillette, la pointa sur Horbiger
et froidement fit feu. Un jaillissement d'os et de moelle, de sang et de sécrétions diverses en
résulta. Horbiger s'effondra donc sur le sol de cette salle des ventes qui se nommerait
désormais Blut und Boden. On laissa Fräulein tranquille, et l'on s'affaira autour de Horbiger.
Un cousin de Hanselblatt, un bon docteur des hôpitaux, s'occupa de lui.
-
Il est gravement atteint. Il va y rester.
Vous voulez dire quoi ?
Foi de docteur Mendele, je vous le dis ! Il est paralysé à vie.
Horbiger, t'as entendu Horbiger ? T'as changé de nom ! On t'appellera dorénavant le
docteur Fol humour !
Ach… je souffre. Ach…
Drôle de brame.
C'est alors que Nabookov rentra, lecteur, qu'il récupéra sa femme, expliquant qu'il n'avait pu
terminer son récit à temps, et qu'elle était donc prématurément sortie – sa femme, qui est en
même son auditrice et sa traductrice -, risquant de menacer la vie du grand carnassier remonté
des Enfers. Et il l'emmena promptement. Apparemment, Nabookov n'avait pas saisi que
l'assassin n'était pas son épouse mais l'erschreken Schonheit, l'effrayante beauté Fräulein. Elle
fut arrêtée, mais par des employés d'Horbiger. On allait l'envoyer au poste qui ne se trouvait
pas très loin.
Les deux gavnuks se remirent à étudier l'allemand, mais dans un registre moins tudesque :
Schmerz, leiden, Verletzung… Le docteur Mendele ordonna que l'on amenât une chaise
roulante pour notre grand blessé. Mais Werner demanda que l'on s'occupât moins de Fol
humour, car il voulait filmer sa souffrance plus longtemps.
Mandeville proposa un sermon de Beau Souhait destiné à rasséréner le blessé et son public
blessé de se trouver privé à temps complet d'un tel original. Il entama sa péroraison ainsi :
Il va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir dans la
poussière avec les grands de la terre ; avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à
peine peut-on le placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort y est prompte à remplir ces
places !
153
Je décidais d'intervenir à mon tour, affirmant que Horbiger, qui avait gravi – ou plutôt
descendu tant d'échelons en Enfer – était d'une texture différente, on dira immortelle. Je
commençais ainsi, dans une générale indifférence :
Credo equidem, nec uana fides, genus esse deorum.
Et je dus m'interrompre. La matinée était bien remplie, le public bien lassé. Ce fut d'Artagnan
qui reprit l'initiative :
-
Que va-t-on faire de lui ?
Mais que voulez-vous dire ?
Je veux dire ceci : le garder bien blessé, le descendre aux Enfers ou…
Et son agence ?
Que faire de son agence ?
Ach, mais je ne suis pas maure… Je suis immort-Heil ! Und je ferai un pèlerinage à
l'eau de Lourdes pour retrouver l'usage de mes jambes !
Et pourquoi pas un pèlerinage à Compost-Heil ?
Attendez, c'est un attentat iode… Hanselblatt, vous êtes renvoyé.
Dans un élan fasciné, Hanselblatt prit la parole, montant sur une chaise qui lui permettait de
celer tout ou partie de sa petite taille. Il nous tint ces propos, alors que l'assistance vient à
manquer, qu' Horbiger distribue des ordres et que nous ne savons où donner de l'oreille.
-
Ecoutez-moi, car j'ai à vous parler !
Quoi ?
Une communication importante ! Docteur Mendele, je vous prie d'écouter ! les
Allemands devraient nous laisser, à nous Juifs, le soin d'être pro-allemands. Avec leur
nationalisme, leur morgue, leur prétention d'être incomparables, leur refus d'être
introduits auprès du monde – avec tout cela, ils se précipiteront dans le malheur,
véritable catastrophe juive, je vous le jure…
On commença à siffler le discours. Je me retournais avec d'Artagnan, nous distribuâmes
quelques horions, et le silence revint. Je voyais la tête éberluée de l'Horbiger blessé dodeliner
entre ces doux mots. On sentait que le cousin de Mendele profitait de l'incident pour faire
valoir ses droits et sa raison.
-
Les Allemands devraient permettre aux Juifs de rendre entre eux et la société le rôle de
médiateurs, de managers, d'impresarios, d'entrepreneurs de la germanité…
Silence !
Ta gueule toi-même ! Continuez docteur, nous vous prions…
Il est tout à fait qualifié pour cela, on ne devrait pas le mettre à la porte, il est
international et il est pro-allemand… Mais c'est en vain. Et c'est très dommage.
Hanselblatt descendit lourdement de sa chaise, s'approcha de Horbiger, s'agenouilla presque et
lui dit :
-
Cher maître, j'ai été enchanté. J'ai manqué ma mission, mais je suis ravi. Mes respects,
monsieur Gerold, vous m'avez assisté trop peu, mais je ne vous en veux pas. Adieu.
154
Chapitre suivant, sans peur et sans reproche
On avait emmené Fräulein. Pour meutre ? Qu'est-ce qui avait su se passer ? Notre petit groupe
s'interrogeait sur les motifs de notre amie bourreau (il n'y pas de féminin, et c'est dommage,
lecteur, dans cette langue, pour ce mot), et les idées et questions jaillissaient de toutes parts.
-
C'est vrai, quoi ! Qu'est-ce qui a bien su se passer ?
Pour ?...
Ben pour Fräulein !
Elle a dû péter un câble… opérateur.
Je crois que c'est pure jalousie. Lorsque Horbiger a vanté la supériorité raciale des
ukrainiennes… c'est le dernier mot qu'elle ait prononcé.
Demande à une ukrainienne de prendre une femme de ménage, et elle a déjà
l'impression que tu veux pratiquer la polygamie !
L'Ukraine ?
Luc Reine ? C'est un ami de notre ami, l'amant de Guillerette ?
C'est un pays, Mandeville, c'est le pays de Tatiana.
C'est bizarre d'ailleurs, car Nabookov a cru sa femme coupable…
Mais pas responsable. Il faut le supporter, le Horbiger. C'est ta faute, Gerold. C'est
l'abominable homme des glaces.
Oh, il a bon dos, là Horbiger. Et il est l'idole des petits russes, de Superscemo et…
Merde Carrefour.
Il fait tout haut ce que ce système fait tout bas, et partout.
Il dépeuple…
Il retranche…
Il découpe…
Il remplace…
Il planifie… le commissaire !
Quelle misère !
Nous nous retrouvâmes dans un bain de foule d'après-midi. L'humanité avait été sauvée d'une
menace affreuse, la démocratie et le marché resplendissaient. L'attentat et la hausse des prix
qui s'était ensuivie avaient mis tout le monde de bonne humeur. Le temps semblait estival,
bien que nous fussions en je ne sais plus quelle saison. Je n'étais pas à plaindre : j'avais
retrouvé Mandeville, les gavnuks, nous avions neutralisé Horbiger. Maubert et Anne-Huberte
devaient nous rejoindre. Nous avions même le cinéaste Werner pour filmer nos exploits.
Nous nous ennuyions, nous commandâmes à boire. C'était le moment où il fallait trouver une
idée pour faire rebondir le récit. Nabookov proposa d'aller assister à une conférence de
Propolis, inspirée de Lao Tze, prononcez La hausse, penseur chinois très libéral.
-
Mais on les connaît les Propolis…
Et l'autre aussi, on a déjà fait…
155
-
Ce récit m'ennuie, ce récit m'ennuie, bougonna Anne-Huberte qui venait d'entamer sa
menthe à l'eau. Il n'est pas cool.
Il faut qu'il dure. Devenez durs, disait mon ex-maître.
T'es pas cool…
Ta gueule.
T'es dur…
Il dit aussi : ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts !
Quoi ? Ce qui ne nous tue pas nous rend plus vieux, oui ! Tout hussard qui n'est pas
mort à trente ans n'est qu'un jean-foutre !
Ce récit m'ennuie, ce récit m'ennuie, ce récit m'ennuie !
Eh Maubert, elle se noie dans un verre d'eau verte, ta louloutte !
Je veux voir un film sur la CIA…
Tiens, Superscemo, va voir ton film sur la CIA, juste là à l'angle.
Comment ?
Il y a toujours un film sur la CIA dans les grandes capitales.
C'est quoi la CIA ?
Ce n'est pas ceux qui ont fait disparaître les deux tours pour faire monter les maîtres
carrés ?
Ne commence pas, Rococo ! On a dit que le chapitre devrait être au-delà de tout
reproche.
Très bien Darty.
Mais les tours ont disparu au sens propre, pas au sens figuré. On ne les voit plus, c'est
tout…
Mais…
Mais elles sont toujours là !
Quel tout on nous a joué ?
Quand est-ce qu'on fait quelque chose ? Sinon, je retourne à Londres ?
A l'ombre ? Mais que fait-elle à l'ombre ?
Mandeville, vous a-t-on dit que votre ouïe posait problème ?
Quoi, mon oui ?
Pas seulement son ouïe, son nom aussi !
Mon non ? Mais nom de nom…
On ferme !
Nous gagnâmes une belle salle de conférences, où maître Propolis se proposait d'agir et
conspirer. Drake nous retrouva avec sa discrétion et son élégance habituelles. J'avais envoyé
Superscemo et l'équipe russophone voir le film sur la CIA qui tourmentait tant notre jeune
ami. Werner rêvait toujours de filmer de boire du lait directement d'une vache à traire.
Discrètement, j'enjoignis à Maubert de se séparer d’Anne-Huberte, qui rêvait de lui jouer un
tour à la façon de Lalita. Il fut compréhensif : Anne-Huberte, c'est bon pour la nuit, comme
tout ce genre de minettes, me dit-il. Le jour, je dois trouver un pyjama moins rayé (je ne saisis
pas l'allusion ; et toi, lectrice ?).
Le maître vint enfin et entama sa conspiration verbale au grand jour. Toujours les
rodomontades et les "r" bien roulés. Je remarquais moins de présence dans la salle que la
première fois ; peut-être que le maître s'était trompé de sujet, peut-être aussi que les gens se
précipitaient moins à ces programmes de contestation ; au lieu que l'agence Lebensraum avait,
je l'avais bien vu, passionné plutôt ces imbéciles au petit matin. Le m² à dix millions d'horions
à acheter pour éviter d'être abandonné par le train de l'histoire en partance pour le Drang nach
Osten…Horbiger avait raison de vouloir apporter l'Enfer à leur surface : car c'est qui motive
les terriens, pas vrai, lecteur ?
156
De sa voix grave et puissante, l'orateur entame son discourrs :
Le Tao est comme un vase que l'usage ne remplit jamais. Il est pareil à un gouffre, origine de
toutes choses du monde. Il semble très profond, il paraît durer toujours. Le regardant, on ne
le voit pas, on le nomme l'Invisible. L'écoutant, on ne l'entend pas, on le nomme Tao
inaudible. Le touchant, on ne le sent pas, on le nomme l'impalpable.
On n'eût su mieux dire. D'ailleurs tout le monde s'en foutait. Nabookov me souffla en
quelques mots ce qu'il fallait savoir sur le déclin des religions, des sectes, des spiritualités, sur
la fin de tout en somme (théologique) et de ce qui s'ensuit. Je finis par me demander après son
allocution nerveuse si l'ange que j'étais ne ferait pas mieux de voyager dans le temps plutôt
que dans l'espace. Mais bon, je passais parfois de fantastiques moments en compagnie de mes
bons amis, pas vrai ?
Il y avait quelque chose d'indéterminé avant la naissance de l'univers. Ce quelque chose est
muet et vide. Il est indépendant et inaltérable.
De quoi parlait-il ? demanda bien sûr Mandeville. Anne-Huberte baillait, Maubert se curait le
nez, essayait de l'embrasser, mais elle s'y refusait. La salle commençait à se vider. Je finissais
par regretter de n'être pas allé voir le film sur la CIA avec Superscemo.
L'ennuyeux orateur – dont tu auras compris, conspiratif lecteur, que ce n'était pas Parvulesco,
mais un imposteur se faisant passer pour Parvulesco se faisant passer pour quelqu'un, et ce à
seule fin, viendrais-je à bout de cette parenthèse, je ne sais, et ce à seule fin de déconsidérer le
maître…-, persévérait dans son être ennuyeux qui semblait un non-être en soi, un truc pour
Parménide, gloussa Maubert.
On regarde le Tao, cela ne suffit pas pour le voir. La perfection suprême semble imparfaite,
son action n'a pas de cesse. La plénitude suprême semble vide, son action n'a pas de limite.
-
Mais, Darty, la salle se vide, remarqua Mandeville.
Oui, Rococo. Et je trouve que l'on parle bien trop de vide dans ce discours.
C'est chinois aussi, le vrai classique du vide parfait, non ?
Tu veux dire le vrai classique du bide parfait.
Autant en emporte le ventre !
Chut !
Qui me demande de me taire ?
Mandeville de leva et alla frapper le jeune bobo qui nous avait intimé le silence. Ce geste
violent nous combla tous de joie. Anne-Huberte s'éveillait, se plaignant du sommeil pesant
qui lui tombait dessus chaque après-midi maintenant.
La salle se vidait, et cela sentait le complot. On nous avait attiré là dans une grande salle
d'exhibition verbale et ce vide poignant nous terrassait tous. Il était temps de montrer que
notre patience avait des limites et que, comme l'Eternel, nous pouvions cogner.
Je te chargerai de tes voies et tes abominations seront au milieu de toi, et vous saurez que je
suis l'Eternel, celui qui frappe (que tu connais déjà, lecteur : il gaze et il cogne, on l’appelle la
Gacogne)
Fallait-il que nous nous séparassions à seule fin de rosser l'assistance ? Je zoomais si je puis
dire sur l'orateur et je le reconnus. C'était Suce-Kopek. Aussitôt je demandais à Werner de
157
bien me le filmer, d'une traite si possible. Il fallait maintenant situer l'ennemi dans la salle. On
le reconnaît à ses mouvements, pas à sa couleur, disait Drake. Mais là il fallait le reconnaître à
son immobilité, sacré exploit s'il en fût. Suce-Kopek s'appliqua car on s'approchait de la
chute, je veux dire de la chute de la maison trop chère.
Sans franchir sa porte, on connaît l'univers. Sans regarder par sa fenêtre, on aperçoit la voie
du ciel. Cet arbre qui remplit tes bras est né d'un germe infime. Cette tour avec ses neuf
étages vient d'un entassement de mottes de terre.
La porte, la tour, la fenêtre, la croissance… Autant de paraboles économiques qui pour le
tout-venant relevait de l'évidence, pour moi de la provocation, que dis-je, lectrice, de la
prosopopée conspirative ! Aussitôt nous nous levâmes en groupe, prêts à frapper l'ennemi en
tout lieu. Mais là…
N'enclos pas le peuple en d'étroites demeures. Ne le pressure pas pour ne pas tarir ses
moyens d'existence.
Tudieu ! Comme dirait Mandeville, il nous avait blousés. C'était Parvulesco qui, finement
déguisé, nous avait tous trompés, se faisant passer pour un escroc se faisant passer pour lui.
-
Tudieu ! mais c'est Parvulesco !
Il nous a joués, comme au tarot !
Au tao ?
Il nous a tous blousés ! je rends mon tablier !
Mon templier ? Pourquoi donc ?
Couché, Mandeville ! félicitons le maître, allons le voir dans sa loge !
Et notre petit groupe, héroïquement, nerveusement aussi, dispersa le peu d'assistance qui
restait. La conférence sur le vide aurait au moins gagné cela, d'avoir fait le vide autour d'elle.
En ce sens clair obscur, elle avait bien fait mouche.
Nous trouvâmes le génie dans sa loge bien blanche. Il se démaquillait. Anne-Huberte s'essaya
au maquillage, Tatiana broda sa tresse. Je lui adressai la parole avec effusion.
-
-
Maître, nous voulions vous féliciter, vous applaudir. Vous êtes génial…
C'est tout ?
Gé-ni-al. Et comme vous nous avez trompés… Jusqu'au bout, nous avons cru à
l'option Suce-Kopek…
Je vous ai rrididiculisé. Pas étonnant, vous êtes des abrrutis. Mais j'ai fait place nette.
Vous avez pu nettoyé les mètres restants ?
Oui, dit d'Artagnan, nous en avons enlevé 160.
Trrès bien !
Comment, vous voulez dire…
Je veux, dire, Gerold, que j'ai prononcé un discours nullissime sur le vide pour vider la
salle. Au propre comme au figuré. Et cela a marché, notez bien.
Mais que comptez-vous en faire ? Où voulez-vous les recycler ?
Nous allons voirr… En tout cas, je vous félicite de la manière dont vous avez traité la
baronne. La salope adore ce genre de traitement transcendantal et abyssal. Mais nous
ne sommes pas au bout de nos peines ? Elle a aimé se faire maître ?
Mais, maître…
158
-
-
Imbécile Mandeville, je vous apprendrai les règles du libéralisme intégral, du
machisme sidéral et transcendantal. Et avez-vous gardé ses mètres ? Il faut garder
l'hôtel particulier comme base d'opérations boréales. Sans quoi nous allons perdre
l'Endkampf final.
Certes…
Et vous, mon cherr… Quand vous rendez vous en Patagonie subversive ?
En Patagonie subversive ? Mais…
Je ne doutais pas que la Patagonie subversive fût une région très importante. Et que dans
l'esprit de notre maître paradoxal déjà se développait une théorie abyssale pour la possession
magique et cosmogonique de la réalité supérieure du plérome patagon (suis-je clair ?),
possession qui elle-même présupposait le déploiement d'une pensée de l'être suffisamment
transcendantale pour mettre fin au règne qlippothique de ces abominables mètres carrés.
Voilà.
Voilà, mais tout de même je trouvais que Johannes brûlait quelques étapes. Nous restions en
capitale à nous distraire bien. Et nous pouvions attendre un peu cet Ausbreiten magique dont
il voulait nous affubler un peu trop tôt à mon gré. Anne-Huberte avait fini de se maquiller, et
elle baillait. Parvulesco s'était remaquillé, lui. Il était tout blanc, poudré comme un courtisan,
et revêtit une perruque blanche ; puis il reprit sur un ton sombre.
-
Il est temps que vous montiez votre Commando Bariloche.
Commando quoi ?
Comme aux Enferres, mon cherre, comme aux Enferres… Vous avez Canaris, vous
aurez Horbiger. Comment va-t-il ?
Fräulein lui a tiré dessus, depuis on ne sait rien. Le docteur Mendele va le soigner.
Excellent, tout cela est excellent. Lui nous permettra de triompher.
Ce sera le triomphe de la mauvaise volonté de puissance !
Du côté obscur de la farce, de monsieur Sieg Ein !
Celui de la chèvre de monsieur Sieg Un ?
Nous verrons, nous verrons. Pour le commando Bariloche, voyez avec Nabookov. Il
est de la combine. Laissez-moi maintenant, j'ai une autre conférence à donner.
Et sur quoi ?
Sur la surdétermination des stratégies immobilières par la capacité de financement à
long terme des organismes supports.
Sur quoi ?
A bientôt, maître, à bientôt !
Anne-Huberte et Maubert en allés sous des cieux théâtraux nouveaux, nous nous retrouvâmes
à nouveau en pleine rue, boulevard des Germains, nous dirigeant vers un somptueux café où
nous comptions bien consommer. Je serrais contre moi ma précieuse carte dorée qui n'avait
jamais défailli jusque là. Nous croisâmes à nouveau quelques nains, mais moins inquiétants et
moins bruyants que pendant la nuit. La séance de cinéma terminée, je retrouvai Superscemo et
Siméon ainsi que Nabookov, à qui je demandais quelques explications concernant le
commando Bariloche.
En réalité, Nabookov avait déjà un écrit un recueil de contes à clé sur cet important sujet
métapolitique et géostratégique. Il l'avait fait intuitivement, avant même de connaître
Johannes Parvulesco, comme s'il savait que les derniers feux de la bataille finale, du
Endkampf très précisément, seraient allumés près de cette terre de feu tant redoutée. Terre de
glace, terre de feu… Je comprenais d'autant mieux l'allusion à Horbiger, encore une allusion
non perdue d'ailleurs, cannibale lecteur, mon semblable mon frère…
159
Pendant que Siméon actionnait sa nouvelle invention – un téléphone gobe tout, plus
précisément un téléphone portable en forme de pod et gobe Nastya, la fillette qu'il aimait et
détestait entre toutes -, en lui faisant absorber les rares insectes de la rue -, Superscemo me
racontait ses projets. Cela faisait longtemps qu'en l'occurrence je n'avais eu de conversation
suivie avec ce gavnuk préféré.
-
-
Ho lavorato benissimo – prekrasnaya rabota.
Que veux-tu dire, Edwin ?
Que j'ai bien travaillé.
Cela j'ai bien compris, mais quand ? Pendant le film ?
Da, Gospodin Gerold. C'était un film interactif, très bon. Je pouvais devenir aussi moi
agent secret CIA. Très bonne mission trop possible en Antarctique tout près Bariloche
très good, très… je vas vous raconter. Nous lutter contre Ivan Mudri et Horbiger
clown nazi turc. Les exterminer.
Les excès terminés ?
Mandeville !
Désolé! Je suis peut-être sot, mais il s'exprime en char à biais…
Nous alors gagner et prendre grand hôtel Llao Llao, nous les maîtres de l'Univers,
avec géopolitique Parvulesco, train, train.
Et donc dans ce film de réanimation, tu as peu, malinki ritzar, mon petit chevalier
bien-aimé, libérer ta maman et reconquérir le Lebensraum perdu sur les malades
mentaux comme Horbiger.
Horbiger très bon, Horbiger tout pour nous.
La rue assourdissante autour de moi hurlait. Aussi devais-je me concentrer pour analyser les
révélations de Superscemo.
Lecteur, je ne connais pas le cinéma. Je n'y ai jamais été, même si depuis mon retour sur basse
terre, je constate que tout le monde en fait. C'est obligé, c'est pour survivre ; il vaut vendre,
acheter, acheter, vendre et pour cela il fallait faire du cinéma, avant l’iPod ; de mon temps, on
disait du théâtre. Mais le petit Superscemo avait compris que l'on pouvait intervenir,
maintenant, et révolutionnairement, et conspirativement, durant un film ; gagner la guerre
terminale, au nom de Parvulesco. En outre, il me rapprochait des dernières préoccupations
liées à l'Enfer, à Horbiger, à Bariloche, au club allemand, à tout un tas de choses.
Ceci dit, Mandeville avait pour une fois raison. Superscemo ne savait plus du tout parler : son
sabir mêlait les langues, comme celui de Babel ou de Salvatore, le moine fou dont on m'avait
parlé qui se nourrissait de rats et donc indirectement de cadavres de... Je regardais alors, et je
vis ce qui pouvait tourmenter mon jeune ami tout près de lui.
Il y avait deux hommes attablés à nos côtés, séduisants, chauves et bruyants, s'exprimant dans
un italien ampoulé, avec d'amples gestes théâtraux. L'un d'eux captait particulièrement
l'attention de Superscemo. Il écrasa une larme.
-
C'est mon père.
Ton père…
Lui ne peut pas rentrer. Il ne peut pas.
Mais pourquoi ?
Il n'a plus chez lui, il est tout le temps café.
J'entendis en effet nos deux lascars converser, tandis que mes amis, je l'avoue, moins au fait
de la langue de feu que moi-même, s'ennuyaient quelque peu.
160
-
-
Sans argent, on a l'impression d'être tout nu.
Oui, c'est comme de n'avoir pas d'arme dans le Far West.
Si nous étions sages, nous partirions là-haut dans les montagnes et nous vivrions loin
de la foire aux vanités…
Tu as de quoi… payer ?
Pourquoi, toi pas ?
J'ai vite été mis à la porte… Je n'ai eu le temps de rien emporter… Tu sais, nous les
artistes, nous vivons…
Je sais, un peu comme des cigales…
Les cigales ne vivent qu'un été, si nous pouvions vivre bien peu longtemps… Tu vois,
j'ai connu la Sardaigne, la Cilicie, les plages corses, les relais châteaux, les beaux
restaurants, comme tous ceux qui nous entourent… Quelque part, moi Vladimir, au
prénom tant porté, j'ai vécu tout cela comme un rêve. Je savais que cela ne durerait
pas, et je savais par conséquent que cela ne me satisferait pas.
Tu en as de la chance ! Mais les gigolos, c'est comme les joueurs… On ne croit pas au
temps, mais il dure pourtant.
Le temps est un enfant qui joue au trictrac…
Royauté d'un enfant !
Les deux hommes trinquèrent joyeusement. Ils avaient sans doute repris espoir. La lune sortit
ou presque, nimbée de beauté. Vladimir, qui semblait le père de Superscemo, reprit…
-
-
Qu'allons-nous devenir ?
Nous allons être expulsés…
De l'hôtel ?
Non, du bar.
Quelle horreur…
Et si nous nous rendions ?
Comment ?
Oui, si nous avouions tous nos crimes, pardon toutes nos dettes, peut-être qu'ils nous
arrêteraient ?
Comme pour pardonner nos offenses ?
Pardon, je ne saisis pas là…
Nos offenses : nos dettes, debita, en latin… On reconnaîtrait nos fautes, et puis
voilà… Tu sais que le Christ est venu pour nous racheter…
Oui, c'est d'ailleurs pour cela qu'on a facilité le crédit, comme pour multiplier nos
possibilités de péchés, ou bien de rédemption. Mais alors…
On irait en prison ?
En prison ?
En prison ? Et alors ? Ne t'es jamais tu senti en prison ici ou là, dans un yacht ou un
hôtel de luxe, dans un palais ou un avion,cabine première classe ?
Oui… J'aimais le luxe, mais il m'ennuyait… On s'y habitue comme à l'âge, au manque
de souplesse ou au mauvais vin…
Voilà !
Une cabine de yacht n'est rien qu'une cabine, une chambre cinq étoiles n'est rien
d'autre qu'une chambre cinq étoiles…Après, on a besoin de prendre des somnifères
comme tout le monde…
Et de se réveiller comme tout le monde !
Tout cela ne me convient plus !
Eh bien on nous donnerait une cellule, et puis voilà… Avouons tout, avouons tout !
161
-
Garçon !
Le Vladimir héla le garçon. Mais cette fois j'intervins, et je demandai à d'Artagnan de faire le
nécessaire pour loger nos deux bobos reptiles et rebelles, qui ne pouvaient plus même se
loger, condamnés à errer éternellement, de café en café, et de prendre les plus légères
consommations, sans sommation, pour gruger du temps qui ne servait plus à gagner de
l'argent, mais à le passer sans le dépasser (le temps). Je pris soin de cacher Superscemo qui, je
l'espérais, retrouverait sa syntaxe parfaite.
Il s'avéra satisfait, me demandant simplement d'envoyer son père au père Noël pour les fêtes
(" Gerold, vous l'envoyer lui Santa Claus, please, maintenant moi terminé lui…") Les deux
compères s'en allèrent. Ils furent remplacés par une petite famille de provinciaux, comme on
dit ici, composée de deux binets – c'est ainsi que les surnommait Superscemo. Le chef de
famille, qui avait un lointain air de Jean des Maudits, chez qui je dois dîner ce soir si je ne
l'oublie pas, tenait à peu près ces propos :
-
-
-
On se sent bien ici. On a notre 50m², mais grâce à des guides architecturaux de la
télévision pour bien se meubler, nous pouvons nous en sortir, ma petite famille et moi.
Portes coulissantes, WC jetables par la fenêtre, garage intégré pour voiture
télécommandée, lit écrasable, chien pliable, cuisine virtuelle (ma femme n'aime pas
cuisiner), douche embalconnée, nous avons toutes les dernières nouveautés modernes
des magazines bien-pensants pour 8000 horions du m², une véritable opportunité, vous
ne voyez donc pas ? Nous faisons donc partie de ce grand homme abstrait, ce bon
chrétien tancé par Marx, toujours content, hé hé, toujours serein, hé, hé, et petit vieux
avant de naître, ah, ah. Et vous, vous venez d'où ? Vous avez l'air d'un commando, hé,
hé, moi j'aime l'armée, hé, hé.
Nous ? On vient des Enfers et on va y retourner après avoir buté les connards comme
toi et toute leur maisonnée.
Merde carrefour !
Moi suis commando Bariloche chef spestnatz. Commando exterminer idiots
dostoïevskiens comme toi et relire Enéide avant. Ibant obscur sola sub nocte, toi piger
espèce de Svinia maintenant ?
Merde Carrefour !
La brève allocution de mon cher Superscemo, qui (Superscemo) n'avait pas encore retrouvé sa
syntaxe héroïque et qui (l'allocution) suivait les propos non moins énergiques de mon
d'Artagnan, qui (d'Artagnan) avait retrouvé sa hargne et sa faconde, après les moments
difficiles qu'il (d'Artagnan encore) avait partagés avec Mandeville et moi-même, et un effet
fort prévisible : le binet se leva précipitamment ainsi que sa benoîte et fort économe épouse
qui menaça de s'adresser à la police ; Nabookov fit remarquer que tous les postes avaient
disparu, vendus par le gouvernement soucieux des deniers publics. C'est ainsi que prit fin
l'entretien, au regret de Werner qui, toujours discret mais toujours ferme, regretta que l'on
n'eût pas gardé les binets pour les torturer plus longtemps et pour filmer leur souffrance. Il
s'en alla d'ailleurs pour aller voir Horbiger dans sa chambre de l'hôpital teuton de Neue Hi.
La nuit se rapprochait malgré tout, et le temps très instable était redevenu mauvais. Maubert,
qui venait de revenir, mais sans Anne-Huberte cette fois (il semblait soulagé, comme
redevenu lui-même), me tendit une manchette d'un de ces journaux clandestins qui circulent
sous le coude, mais ne sont plus guère lus. On évoquait en caractère gras un phénomène
prévisible : la destruction des cimetières par des specteurs déguisés en clochards. Que
pouvions-nous faire face à cela ? Il était évident que les incinérateurs fonctionnaient à plein
162
maintenant, et que les gens oubliaient grâce à la soi-disant révolution digitale qu'ils
possédaient un corps. Les récents coups de chaleur avaient aidé à la liquidation d'un très
grand nombre de petits vieux, que l'on n'avait pu enterrer non plus. Et cette terre froide au
centre ville réveillait de grandes ambitions chez les maîtres carrés, comme les salles de
conférence pour notre cher Parvulesco. Les cimetières, cimes terres comme dit Mandeville,
aussi à l'aise avec les paradigmes que Superscemo avec la syntaxe (" ma je vas incinérer toi
avec boutique bazar"), étaient un des éléments clés du théâtre d'opérations futures. J'avais
pourtant l'idée, et je n'étais pas le seul de ma petite bande, que les cimetières joueraient un
rôle plus important que celui qu'on leur impartissait pour l'instant. Et l'avenir me donnerait
raison, lecteur.
Maubert avait pu travailler à sa brochure, finalement. Elle s'intitulait Qu'est-ce que le tiers
étage ? Elle évoquait la misère du logement, le destin des sans-logis et des éternels sinistrés de
la pauvreté, qui n'avaient plus rien où se mettre. Et elle invitait à une grande révolte pour un
plus grand espace vital personnalisé.
Le tiers étage disait Maubert voulait devenir quelque chose, mais on sentait bien que cela ne
suffisait pas. Nous avions tous plus faim, sinon nous ne ferions pas la révolution, souligna
d'Artagnan, rappelant les fortunes des uns et des autres, les maîtresses carrées de Mandeville,
ma carte dorée, les bonnes fortunes de Anne-Huberte et Maubert, la contrebande de m² qu'il
avait instituée avec son compère Drake. Si nous voulions le chaos, c'était bien plus pour notre
bien particulier que pour une paradoxale conception du bien commun. Puisque les binets nous
convainquaient bien comme les nains et la Kitzer, et puis que tout le monde était content de
cette drôle de guerre, et de ses dépeuplements concertés.
Drake évoqua alors – fait rare pour ce presque muet – son modèle et ami nommé Jeudi pour
qui les privilégiés seuls aiment à sa révolter, les pauvres non. Si les pauvres étaient
conservateurs, alors le système actuel avait eu raison de les circonvenir et de les maltraiter,
rappela d'Artagnan. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus faibles, en un certain sens, et en
privant les uns et les autres de toute ressource amis progressivement on parvenait à une
inculture politique et à une soumission jamais rêvée par les élites dans aucune société du
passé. J'étais bien loin du romantisme et de ses folles rêveries. Encore que non.
J'arguais pour la dernière fois de la logique érotique et esthétique de la Révolution. On
m'écouta distraitement. Merde Carrefour ! On en discuta encore un peu, lorsqu'il fut question
pour les uns de rentrer, pour les autres de perturber une soirée de Dieter (heureusement qu'il
était là…) et pour moi de me rendre à une terrible soirée, le dîner de Jean des Maudits.
Ce dernier m'avait fait transmettre par Superscemo un message, dans lequel il m'indiquait son
adresse, ses heures et d'autres politesses, comme l'endroit où nous pourrions aller chercher
Fräulein Von Rundfunk, déjà relâchée suite à des pressions métapolitiques, révolutionnaires et
transcendantales invisibles sauf pour toi, mon lecteur émérite qui prévoit tout.
Cette fois j'eus droit à Charon, toujours près de ses fous, comme on a vu, et qui savait que ma
carte dorée pétait le feu. Il me mena tambour battant dans le quartier kleinebürger de mon
cher specteur. Je m'y rendis avec Superscemo et Siméon, espérant que mes Gavnuks
pourraient distraire ses garnements dont il m'avait dit le plus grand mal. Nabookov m'avait
déjà entretenu de ces enfants qui ressemblaient plus à leur temps qu'à leur père, de ces petits
privés de chips et de télévision, de ces petits secs et hargneux courant les rues catholiques
mais que ma garde de mini-grognards calmerait aisément.
Tout commença dans l'escalier, car Jean des Maudits sortait faire pisser le chien. Il me dit
qu'il était désolé, mais que sa femme…
-
Vous comprenez, Violette ne peut ni ne veut faire la cuisine pour tout le monde.
163
-
J'étais un peu prévenu. Alors, allons au restaurant.
Elle ne le veut non plus : votre carte dorée…
Et je n'ai pas carte blanche ! J'ai même le tarantass de notre cher Charon.
Non, comprenez, si vous étiez pauvre, elle accepterait…
Mais comme je suis riche, elle refuse de se faire inviter…
Jean des Maudits ! Jean des Maudits ! Je ne suis pas baby-sitter ! va chercher les
enfants !
Ach ! C'est une femme de tête ! Vous allez voir ! Elle a beaucoup d'humeur ! Pardon !
Beaucoup d'humour !
Une voix pénible, criarde retentit dans l'escalier. Si j'avais eu de la culture cinématographique,
j'aurais pensé à la voix de la maman de la petite Elsie dans un film sur un certain M. le
maudit, le presque homonyme de mon malheureux hôte... Un des enfants passa, d'ailleurs,
petit diable à lunettes, pestant et me traitant de dégénéré. Je recommandai à Siméon de lui
frictionner les oreilles, et puis de m'épargner l'usage des chasses d'eau de Bavière.
Deux minutes plus tard, j'étais en présence de la monstresse sacrée, luciole maigre à tête
refaite qui me demanda de lui composer un poème, de m'aider à réprimander son époux, et de
lutter contre l'inculture ambiante. Nous coupâmes la poire en deux et je commandais un dîner
exotique avec la précieuse carte pendant que JDM mettait la table en tablier. Sa femme s'assit
devant le piano qu'elle regarda avec colère.
Mais Violette était aussi une femme raffinée, capricieuse, gâtée, catholique dans l'âme et dans
le sang. L'amour de Côme comblait ses sens, mais ne donnait pas satisfaction à son
imagination. Il en résultait des dissentiments et d'ombrageuses rancunes.
Je décidais de jouer une belle carte culturelle ; cette épouse alléchée par le savoir, j'allais lui
en laisser pour argent, ou plutôt pour son absence de dépenses. Elle avait décidé d'avoir la
meilleure part, et de ne pas nous servir ; je décidais alors de jouer crânement la carte de l'ange
rebelle et un génie romantique. On ne savait jamais…
-
-
-
Aimez-vous Brahms ? me demanda-t-elle avec avarice.
Madame, dès l'enfance en effet, je me suis senti un roseau pensant et me suis distingué
par une attirance pour les choses les plus élevées, et je passe de longues heures à
méditer….
Que c'est beau… JDM, va faire cuire les pâtes !
… sur les thèmes nobles et beaux. C'est donc cette curiosité désintéressée, cette
noblesse d'esprit, cette attitude romantique, aristocratique, idéaliste, légèrement
anachronique à notre époque…
Que c'est beau ! Continue, mon bon, que c'est beau ! JDM, il parle comme un livre !
Récite-moi un poème ! Ecris m'en un, please !
… qui, à ce que je suppose, m'avait permis d'accéder aux petits fours de la baronne
Kitzer et à ses extraordinaires déjeuners du vendredi.
Il n'est pas question que je vous fasse à bouffer.
Elle alla piocher les Evangiles, et là, d'un doigt vengeur :
Le Seigneur lui répondit : Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de
choses. Une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera point
ôtée.
164
Quel beau coup en vérité, la vérité qui nous rend libre.
Habitué aux tudesques luthériennes et aux calmes orthodoxes depuis le début de mon séjour
sur terre, je découvrais la colossale originalité de l'insupportable catholique, convaincue,
comme un historien romantique de mon temps, que Dieu avait jadis changé de sexe – jadis au
temps des pèlerinages du catholicisme ferroviaire s'entend. J'ignore ce que me voulait le
pauvre JDM ; mais certes il lui deviendrait difficile de prétendre à une police de la pensée
rigoureuse sur le terrain politique après s'être ainsi fait piétiner devant moi par son accorte
épouse.
Marthe, occupée à divers soins domestiques, survint et dit : Seigneur, cela ne te fait-il rien
que ma sœur me laisse seule pour servir ? Dis-lui donc de m’aider.
Dans la nuit noire de son kvartira chichement éclairé, et devant des bouteilles d'eau vide, il
n'en démordait pas et il poussait toujours son petit gloussement de rire bête :
-
-
C'est un honneur pour moi… de vous avoir… à ma table.
Notre, JDM, notre…
Oui, à notre table ! C'est même un paradoxe, vous savez ! Un prince de la pensée a
raconté une histoire sur des… policiers philosophes qui noyautent, qui noyautent un
groupe de terroristes.
Sers à table, JDM, sers à table. Je ne suis pas votre serveuse !
Et… et, figurez-vous que le paradoxe est que le groupe se retrouve exclusivement
composé de…
De terroristes !
Non, ma Violette ! De policiers !
Mais c'est ridicule ! Tu es ridicule ! JDM, si tu es si ridicule, je… Mais, où sont les
enfants ? Et est-ce que les petits russes se sont lavé les mains ?
Ils ont une chiotte portable, alors vous savez ?
Un quoi ? Oh, je sors !
Elle sortit derechef à la recherche de tout le monde et s'époumona en fonçant vers un jardin
qui avait, m'assura mon serveur, une grande réputation d'ésotérisme. Mais je restais sur ma
fin, dans les deux sens du terme. Je profitais de l'absence de l'hôtesse des nerfs pour me curer
les narines et commander du vin. L'hôte continuait à jouer au devin de village.
-
-
Oui, ce grand British, car tous les British sont grands, n'est-ce pas, a décrété en son
temps…
A décrété en son temps ?
Que le, que les révolutionnaires étaient tous des…
Etaient tous des ?
JDM, descends tout de suite !
… agents secrets ! Vous savez par ailleurs qu'un train de hausse commence cette nuit.
Tout le monde va bien souffrir, et nos élites vont s'offrir, si je puis dire… une petite
fête. Il y a ceux qu'on tient, et ceux qu'on ne tient pas, et ceux-là vont souffrir, nous
avons-nous aussi nos armes bien secrètes, nous allons vous mettre la pression, la
dépression, hé, hé…
Jean des Maudits, je ne suis pas ta bonne !
Et moi je suis ton homme, ma bonne, hé, hé, hé… Je dois distiller de l'ennui à mon
ami, et petit à petit il ira se pliant sous les lois des sérums de vérité. Cochon qui
descendit, cocon qui s'en dédie !
165
-
Jean Maudit, dernier avertissement !
Et lui de s'exécuter. Il descendit promptement, de ses quatre longues jambes d’orque étendard
les escaliers, et partit à la recherche de la barbare ribambelle. Je restais devant le vin et son
improbable bibliothèque de policier politique, habitué à déjouer tous les complots possibles
contre sa chère république. Qu'avait-il voulu me dire, l'idiot ? Ou qu'avait-il voulu que je
pensasse ? Que mes amis ici présents, les Nabookov, les Maubert et Sylvain, les d'Artagnan et
Mandeville, les Pierre et le clochard quechua étaient des flics ? A moins qu'il ne voulût que je
le pensasse, comme ça… je fus interrompu par l'arrivée de sa fillette, une mioche chevelue,
rogue et assez sale. Elle sanglotait.
-
Ouin…. tes salauds de russkopfs ont gobé mon petit frère dans leur chiotte…
Et ils ne l'ont pas rendu ?
Ouin… c’est surtout qu’ils n'ont pas voulu me prêter leurs chiottes…
Alors, lecteur, n'écoutant que mon courage, ou plutôt ma lucidité, je mis le vin restant dans le
havresac, me précipitai dans la rue, hélai mes Gavnuks et mon chauffeur, et m'éloignai en
roulant, plus qu'en courant, de ce repaire de fous. Jean des maudits poursuivit le tarantass de
Charon comme pour me saluer de son air grand et sot.
Sans doute pensait-il m'avoir assez perturbé pour un soir. Quant à l'épouse, je t'en reparlerai…
166
Une nuit magnétique (chapitre quoi ?)
Résumé des épisodes précédents :
Un ange déçu se retrouve sur terre à l'époque de la dictature des maîtres carrés et du capital
à tendance sociale. Désespéré d'être si mal tombé, il s'en va en Enfer avec une phalange
d'asociaux par lui choisis très bien, dont le grammaticien Superscemo l'enfant. En Enfer, il
sympathise avec des magiciens du bon matin, dont le cher Horbiger. De retour, l'ange rebelle
perd de son pouvoir d'attracteur étrange et commence à sa lasser ; il serait près à
abandonner sa narration et à la laisser à un narrateur extérieur au récit. Horbiger devient le
docteur Fol humour et l'ange espère retrouver ce monde où il y a plus de merveilles que dans
toute votre philosophie etc.
La nuit, une fois de retour dans la rue, qui est le vêtement de la nuit, s'avéra fort mauvaise,
avec une pleine cargaison de succubes, c'est-à-dire de hausses des loyers. L'offensive nouvelle
commençait. J'étais donc bien ramené par les faits à mon néant personnel, et aussi à leur néant
à eux tous. Aussi à l'aide, à l'aide d'une lyre, composé-je ces vers, venus de n'importe où,
destinés bouche-trou aux toilettes du monde.
J'allais dans la nuit noire et j'étais ton féal !
La nuit, la nuit, transfigurée ou pas
Est toujours la mélasse,
Pitrerie du cerveau envahi par ses vaches,
Non-être et quant-à-soi du vice prodigué,
Encensement d'être pas, rude mise à l'épreuve
De l'énorme Ubu roi qui déniche ta scène,
Cologne basse, alambic du suprême, tu sauras
Ma bouteille,
Qu'il en coûte à l'ouzbek, qu'il en coûte au suspect
Que de survivre aussi au point des terrassés.
Gloire au théâtre noir.
J'allais seul dans la nuit, ayant renvoyé Charon et les petits Gavnuki, bien décidé cette fois à
m'en remettre aux esprits noirs, à invoquer les Agencies démoniaques et susceptibles de
m'aider dans cette quête horrible et mercurielle. Je pensais n'en avoir fini ni avec la
versification ni avec la falsification du monde, à charge pour la poésie de remonter vers
l'amont et de jouer au saumon.
Rutabagas ce monde bas, dans l'être lettre
Ne répond plus, abominable étendue
Ou courroie de transmission des savoirs
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Luperques, j'envahis, démonise
Lutèce et ses cages fleuries, l'ennui peau de chagrin
Et l'horreur embouchée de mes corniauds maudits.
Quelle peste l'atome, quelle peste le vent,
Ce vers à soi. Il donne des boutons peuchère,
Cet encan que l'on vend au figuier desséché,
Ouvrage sommeillant dans l'effort tumescent.
Mes vers auraient-ils un effet escompté ? Tout de suite j'entendis des sirènes ; il y avait des
sirènes de pompiers, des sirènes d'Ulysse, et celles mêmes de la police. On eût dit que la ville
répondait à mon invitation à danser et ré enchanter le monde. Se pouvait-il que je pusse enfin
ré enchanter le monde gris, bitumineux, altéré par son absence de soif, métaphysique quoi ?
Vrai quoi, je voyais le quartier s'éveiller après ma difficile soirée. Je gagnais ma colline
sacrée, entendis une fois encore une sirène à voix d'homme, reconnus Petit Pierre, une vache
sacrée.
Vestige ment une lueur de talc
Embobine ma transe et capte mon grand parc
Il faut ruminement vraiment
S'écarter de la stase vivre vrombissement
Mugissement rugi par la bouche grimace
Aux rois mages l'affront de la quenelle
Et barbaque l'attrait de l'invasion sauterelle
Gruger l'ivoire accomplir le trait corne
Et s'avachir d'usure
Bêtement.
-
Gerold !
Oui…
Bravo les vers ! Bon potentiel de renversement…
Il descendait d'un gros tarantass de livraison, avec ses deux enfants. En fait, il vivait
maintenant dans ce véhicule, me certifiant que les prix avaient, ceux des loyers s'entend,
augmenté drastiquement, et que par conséquent il était condamné au logement en rotation. Au
logement en rotation ?
-
C'est quoi le logement en rotation, petit Pierre ?
Tu viens vivre en un lieu donné une semaine sur deux, une semaine sur trois. Tu peux
aussi vivre un tiers de la journée. Après tu dois décamper.
Parce que c'est trop cher ?
Après tu dois décamper.
Et tu ne peux pas vivre à plus que plusieurs ?
Après tu dois décamper.
Tu veux donc dire que si Jésus revient, plus personne ne peut l'accueillir chez lui.
A peu près ça.
Sauf les maîtres carrés ? Attends, tu sais où se trouve Baptiste ?
Voilà une paille que je n'avais pas vu Baptiste (c'est peut-être bien lui, lecteur, qui m'a fait
penser à Jésus, car qui dit Baptiste dit le Jésus, et pas vice versa). Ce clochard quechua sur qui
j'avais tant compté au commencement de ma Geste était devenu invisible vraiment. Lui aurait
168
pu venir en aide à Pierre et ses garçons, et les loger convenablement sans qu'ils pussent se
ruiner. Mais ils se connaissaient pourtant, donc ils n'avaient pas à s'ignorer comme ça, même
si ces temps me paraissent lugubres dans leur capacité à imposer la solitaire odyssée, le peu
glorieux conglomérat de solitudes sans illusions…
Je dis dans notre siècle de vices et de chemins de fer – parce que je suis ivre mais véridique.
Osez dire que les sources de vie n’ont pas été affaiblies, troublées, sous cette étoile, sous ce
réseau dans lequel les hommes se sont empêtrés. Les richesses sont plus abondantes, mais les
forces déclinent ; il n’y a plus de pensée qui crée un lien entre les hommes ; tout s’est ramolli,
tout a cuit et tous sont cuits !
J'ai dit que petit Pierre était venu dans un curieux véhicule à habiter. C'était un vieux modèle,
tarantass T comme Transit. On y vivait à trois dans son cas dans quatorze bons mètres cubes.
Il y avait un mètre cube en l'air, on aurait dit une chiotte à ciel ouvert, la vraie grande ville en
somme. Pour le reste on arraisonnait l'espace comme on pouvait, pour y loger, un pied, un
nez, un pied de nez au système. Il m'expliquait cela, mon petit Pierre, avec son fils Victor qui
y donnait des concerts de rock serein et très réservés.
-
-
-
C'est très économique, en outre on est libre de ses déplacements. Certes ils organisent
des embouteillages partout pour que tu ne puisses plus te déplacer… Et si ton tarantass
se retrouve à la fourrière, tu le considères comme mort.
Explique.
Les places sont chères. Elles sont rares. Si tu ne paies pas, ils évacuent ton véhicule. Et
les fourrières sont si loin, si énormes et si chères, que souvent tu ne peux retrouver ton
bien… Enfin, ton bien, c'est beaucoup dire…
Ensuite il y a les parkings, notamment le L15 que tu as connu en remontant des
Enfers. Là, tu descends, c'est l'infini, et tu te perds.
Tu crois vraiment que je suis descendu aux Enfers ?
C'est ce qu'on dit… c'est ce qu'on dit…
Dans la vie ce qui est important c'est ce qu'on voit et pas ce qu'on dit. Et j'ai vu
quelquefois ce que l'homme a cru voir…
Le pire est que j'y étais bien aux Enfers. Un vrai dépaysement, quand on vient d'ici. Il
y a plus de nuisibles sur cette terre.
Mais on n'est plus sur terre. On est dans une grande surface.
La solution mobile c'était pour un temps, c'est évident. Et puis il fallait payer aussi tout le
temps. Le tarantass c'est du loto mobile pour le gouvernement, un peu partout. On gagne le
pognon en installant des m² partout et en imposant des tarantass partout pour encourager la
fuite en avant de tout, surtout du capital. Tout de même : je me demandais comment on
pouvait y vivre à trois sur ces quelques mètres cubes. Mais c'était cela où le logement en
rotation, alors…
Nous étions sur la place célèbre. Pierre entama alors son spectacle intitulé la guerre des
tronchés. Il y était question de guerre, comme toujours, et des guerres variées que le capital
livre à sa horde, comme éternellement. Mais là il débordait le cadre de la dénommée grande
guerre, et il s'en prenait à la guerre présent, immédiate, celle du Lebensraum. Au cours de sa
pantomime, il arriva à sembler plus petit. Je veux dire qu'il réduisit sa voiture, lecteur, qu'il
réduisit sa taille ; il se retrouva de la taille d'un gosse, même plus tard de la taille d'un os. On
se fait tout petit, on fermer c'est la fin. Quand tu commences à compter en mètres cubes… je
l'accompagnai de ces quelques paroles :
169
L'homme qui rétrécit agit au nom du numérique
Il ne réagit pas au non du capital
Il s'engouffre menu dans les mètres carrés anthropophages
Epouvantablement présent l'espace
Trou du pognon mène au ferment
De la révolution
Agrandis-toi
C'était fini. Tout le monde fermait, et le touriste bon, qui croit que tout est rigolade, en avait
eu pour son argent. Il fallait s'en aller avant la venue des specteurs, car nous risquions une
dénonciation.
Petit Pierre me proposa de dormir avec eux pour essayer, rien que pour voir. Mais pas
question, pour moi pas de problème physique de sommeil, comme tu sais lectrice ; si je peux
avec toi me réfugier dans un lit-vre, je suis heureux. Je voulus néanmoins faire le test pour
complaire à mon humain ami et conseiller son recours au cas où. Je constatais alors qu'allongé
j'avais l'impression peu connue de moi de me trouver dans un vaisseau spatial ; observation
qui ne me fit pas penser à la ridicule conquête spatiale des humains, mais à mon espace
vénéré. Pour la première fois je me sentis loin de chez moi, et aussi loin de moi. Car conquérir
l’espace en demeurant enfermé dans un pod…
En redescendant je me dirigeai vers ma vénérable bibliothèque pensant passer d'ésotériques et
magiques moments au cœur de la nuit noire enchanteresse avec la merveille Pollia. J'allais le
plus vite que je pouvais, doublant les véhicules divers à la seule vitesse de mon pas, lorsque je
vis un corps étendu sous une masse de toiles.
Je m'arrêtai comme surpris : ces toiles étaient des tentes en effet, mais qui servaient de
couvertures. Il y avait là comme une provocation pour un esprit bien éveillé comme le mien.
J'observai le corps bien trépassé de l'habitant, qui semblait disparaître sous ces toiles. Mais
que pouvaient-elles signifier ?
Je m'approchai du corps, tentais de disperser les oripeaux, ne trouvais que néant, cadavre de
perdrix. J'avais déjà vécu presque deux siècles avant une semblable déception.
Il dégrafa son manteau, et l'abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut découvertes, il
n'en trouva qu'une seule, et morte depuis longtemps, pourrie. Cette déception l'exaspéra plus
que toutes les autres.
J'aurais voulu botter l'inexistant cadavre. Quel mauvais plaisant avait pu en effet abandonner
là, avait pu en effet gaspiller ces munitions précieuses, ces défis bien lancés à nos maîtres
carrés ?...
En en saisissant une, je me rendis compte qu'elle était grande ouverte, que j'y pouvais rentrer.
Et j'y rentrais en effet. Et ce fut ma surprise.
Elle était grande la tente, si elle paraissait une couverture vue de dehors. Elle était
gigantesque, un petit univers, un microcosme vraie. Un incroyable dortoir, on se serait cru
dans la tente de Sherwood, avec des bois et de grands feux de camp. J'entendis alors comme
un éclat de rire, et je me retournais.
Il était là, le bon Baptiste, riant à gorge déployée, se jouant du bon tour qu'il croyait m'avoir
joué. Il m'invita à sortir pour entrer dans une autre tente, et il m'expliqua son invention
nouvelle.
C'était la tente Mary Poppins, du nom de la célèbre préceptrice (se pouvait-il qu'il l'eût connue
dans un de ces espaces multidimensionnels dont nous sommes coutumiers, les gens de sa
trempe et moi-même), qui enfermait son mobilier dans un sac de voyage, en attendant mieux.
170
Baptiste en était là, préparant une merveilleuse subversion originale. C'était le projet Attente.
Je lui demandais s'il voulait venir avec moi à la bibliothèque. Il pourrait peut-être l'y trouver,
l'inspirante Mary Poppins. En tout cas, j'étais euphorique pour la première fois de la soirée. Il
mes sembla pendant quelques temps que Baptiste avait trouvé là la sublime parade,
l'alternative ultime. La res cogitans avait enfin vaincu la res extensa.
En arrivant à la porte de la bibliothèque, j'eus la douloureuse surprise de voir tous mes
personnages en quête d'auteur à la porte de ladite bibliothèque. Il y avait bien sûr Siméon et
Superscemo qui rêvaient de combats galactiques à connotation biblique (les géants, les anges,
Enoch, les patriarches, tous les collègues quoi), mais aussi Maubert et Anne-Huberte, qui de
retour de boîte rêvaient de se plonger à nouveau dans une lecture assidue des tantras (je notais
à quel point Maubert paraissait fatigué, je dirais même vieilli par le programme incessant et
obtus de sa jeune conquérante et non conquête), et même Mandeville. Mais que venait faire ce
sot dans le temple du savoir ?
-
Bonsoir, ami, bonsoir.
Mais que venez-vous faire ?
Croiser le fer ? non, non. Je rêve d'une lecture neuve. D'Artagnan, moscoutaires, cela
est vieille histoire. je voudrais vous y voir : une fortune carrée, une…
Maîtresse carrée.
C'est cela ! C'est selon! Pas tarée, mais carrée !
Ou même cubique, si vous le désirez !
Un roman de cape, pardon, de tape, au sens de "taper" quelqu'un, vous comprenez ? et
de pest, et d'épée pardon. Au sens de pétition…
Une répétition ?
Non, non, pas de théâtre. Un vrai roman bien dialogué, avec une riche entrepreneuse et
un chevalier servant bien soumis, voilà.
Mais, Mandeville, vous voulez retomber dans les griffes de Kitzer ?
Dans Begriff ? mais je vous ai dit, me semble-t-il, que je ne parlais pas le tudesque.
On verra, montons.
Je dispersais le petit personnel ça et là dans la voûte aux bouquins. Je laissais les Gavnuks à
leurs mobiles assassins, Anne-Huberte et son compère au dieu Kama, et je confiais
Mandeville à Lubov, qui avait bien mérité de rire pour une fois. Quant à moi, je m'en fus
m'envoyer en l'air, au sens si figuré du terme, avec Pollia que cette forte présence étrangère
molestait en tant qu'hôtesse. Néanmoins, comme elle était elle aussi de fort bonne humeur,
elle me mena lire des contes pour enfants. Il s'agissait des contes écrits par Théo. C'est
l'Ultime Thulé de ma bibliothèque, me dit ma mioche luciole avec son grand sourire.
Théo avait parodié les contes de fée ; et comme il avait lui aussi souffert dès son jeune âge des
affres et des affaires de nos maîtres carrés, il s'était vengé comme suit de la Belle au Bois
dormant, belle trop longtemps endormie.
La princesse se retrouva dans sa piaule Ikea à trois kopecks et s'endormit profondément.
Quelqu'un s'était trompé dans les comptes et dans le conte car en fait elle roupilla 384 ans
durant. Tant mieux pour les prétendants ! N'empêche que son lit n'avait qu'un pied et qu'elle
attrapa un beau torticolis. Elle se boucha le nez et ronfla ainsi comme une Formule 1. Tout
le monde dégageait, même ceux qui attendaient la bonne affaire immobilière. Même les
boules Quiès ça servait plus à rien alors même qu'on se retrouvait à 90 km. Quelques-uns
essayèrent quand même de passer. Mais il y avait des bosquest si épineux et du boucan si
plein que personne n'y survivait. Les pères fatigués de leurs rejetons les envoyaient là-bas et
171
il n'en revenait aucun. La fée gentille commençait à se dire qu'elle y avait été un peu fort, et
qu'il fallait terminer cette peu triste histoire. Alors elle envoya le pire des princes marchants,
pardon, marchands, pardon charmants, en promettant au père une splendide affaire
immobilière. Car le prix du terrain avait baissé grâce aux ronflements dans un rayon de 90
kilomètres.
La belle au bois dormant avait ainsi perdu bien de son lustre ; il est vrai que depuis que les
enfants sont fabriqués par assistance scientifique, on ne peut trop leur en demander, aux
princes ou aux princesses.
Cependant la luciole voletait, toute bien fière de sa farce, et je tentais de l'attraper. Rideau
baissé. J'étendis mes filets, filets de mains, filets de voix, caresses verbales, étonnements,
surprises, jouer à Lalita. Une pluie fine de mots et de musique, une averse d'amour, une
tempête de sentiments éveillés. Pollia, je fonce dans ta voie.
Elle me guida ensuite dans les labyrinthes des romans policiers qui me laissèrent sans voix.
Tant de voies pour si peu de découverte ! Je pensais alors en comparant ces lugubres impasses
aux routes innombrables couvertes de tarantass et qui ne mènent nulle part, ou bien à si peu de
candeur. L'humanité des temps présents ne change plus depuis cent ans, et mes amis avaient
raison. On tourne en rond, c'est un manège.
Pollia m'invita donc à remonter le temps, puisque dans leur espace initiatique on n'aboutit qu'à
des destinations touristiques.
Dans une ivresse extatique, et pourtant consciente de la moindre impression, il se laissa
emporter par le torrent lumineux qui, au sortir du bassin, s'engloutissait dans le rocher. Une
sorte de douce somnolence s'empara de lui, et il revint d'aventures indescriptibles. Il en fut
tiré par une nouvelle vision.
Pollia, princesse orientale du temps jadis, temps jadis aussi rêvé, jamais réel, temps des
possibles, conditionnel. Avec son père Lubov elle conduit le bal des livres enchanteurs et
couche son lecteur dans un réduit serein. C'est comme ce tombeau dont on s'éveille chaque
matin.
En l'âge où nous vivons, il n'y a plus de communication immédiate avec le ciel. Les temps
n'est plus où des apparitions divines accompagnaient les rêves ; nous ne pouvons…
Jacob était descendu, il n'était pas rassurant, malgré ses échelles de cordes et de valeurs. Nous
étions bien coincés. Un des ces jours, nous pourrions même plus demander l'asile aux
bouquins du vénérable père, ou ils seraient tombeaux.
Je pris congé de ma douce Pollia, qui me demanda si elle pourrait compter sur moi. Pour ?
Pour changer d'aire ? Pour changer de monde ? Pour changer de terre ? Non, elle était lasse de
son monde infini et tempétueux, comme tous ici bas. Je lui promis de voir et me retirais
insatisfait de ma quête…
172
Chapitre suivant : le lendemain.
(Un petit déjeuner végétaryen)
Le lendemain, lecteur, un grand beau temps. Et l'on vient me chercher avec tous les honneurs
pour m'en aller voir Horbiger, non pas remis, mais transformé de sa blessure. On n'a jamais vu
ça. Superscemo vient avec moi, transporté lui aussi à l'idée d'aller conquérir le monde avec
mon grand envahisseur. Il me chante des poèmes tudesques appris pendant la nuit qui
célèbrent le départ, la joie, les dieux, le beau chemin, et tout le reste. Dans le Kombat qui
nous conduit dans la résidence très surveillée du grand bonhomme, je vois tout un tas de
lampes clignoter sur les objectifs à atteindre. Mais nous arrivons.
Horbiger est grandement logé : il va pouvoir poursuivre ses mémoires, mais en modifier le
titre : ce sera lettres de mon très grand bunker. J'ai hâte de lui parler, mais saura-t-il écouter
mes conseils de prudence, et ne pas précipiter le monde à sa ruine ? Certes, il y est déjà, à sa
ruine, lecteur, ton monde. Il n'y a plus de beau, tout y pue et y abonde en laideur et cherté, et
en non-sens aussi. Alors que… alors que Horbiger, ma foi…
J'arrive flanqué de mes Gavnuks et d'Artagnan, soucieux de toujours prévenir le pire. Je
m'attends comme nous tous à un Horbiger s'en va-t-en guerre, à des discours martiaux, à des
pointes de fol humour ! Que nenni, qu'entends-je ? Oui, qu'ouïs-je, brame comme une âme
qu'une flamme toujours suit, notre cher Mandeville essoufflé et enfin éveillé ?
Das Licht ! Das Licht !
O dieses Licht,
Wie lang verosch es nicht !
Ach, Wagner ! On le chante en tudesque, et ce n'est pas piqué des vers. C'est du Tristan,
observe d'Artagnan qui, comme tous les mélomanes, ne comprend pas les paroles mais
reconnaît la musique.
C'est surtout incroyablement romantique, incroyablement mélodramatique, magiquement
sentimental. Horbiger est amoureux, il parle de lumière, de soleil, d'obscurité aussi ! AnneHuberte est fascinée par cet élan de l'âme vers le sublime du Moi. Que n'ai-je emmené ma
Pollia, il est vrai qu'elle ne peut sortir le jour, ma vampiresse, et qu'elle ne peut surtout pas
sortir le corps de ses bouquins…
Mais de qui donc ? Oui, de qui donc Horbiger est-il autant épris ? Qui a pu sublimer son âme,
guérir sa blessure, trouvé le Graal de son cœur, dénoué l'écheveau labyrinthique de son
belliqueux cœur, oui qui ?
Superscemo la voit le premier : et c'est Super Fräulein, le propre assassin de Horbiger, et hier
après-midi encore. Elle est venue, s'est repentie, elle l'a guérie, il s'est laissé conquérir, lui le
conquérant du monde.
Ils rêvent d'obscurité tous deux, c'est selon.
Die Sonne sank,
Der Tag verging !
Im Dunkel du,
173
Im Lichte ich !
Mais je vois Siméon s'ennuyer. Il rêve de Staubsauger, l'aspirateur de Fräulein. Ce petit
manque d'inspiration ou d'aspirations, mais il s'en empare. Et il le passe, où il peut.
Horbiger n'est pas rancunier. Il est essoufflé, sur son fauteuil roulant.
-
Deux heures qu'on chante comme ça, il faut souffler un peu, tu vois ?
c'est magnifique, ce chant de l'amour et de la mort…
Ya, ça donne envie d'envahir le Pologne ! On fait un bras de fer…
Mais Horbiger, tu es mutilé…
Je suis mutilé d'amour, pas de guerre ! Cette histoire de dos, ça passera. On prend un
petit déjeuner végétarien ?
Plait-il ?
Végétaryen, avec un "Y".
Tu veux dire végét-aryen ? insistait Superscemo.
Nein, je ne veux pas dire végète, aryen, je veux dire végétaryen mit eine Y, c'est tout.
Stimmt ?
Cela veut dire quoi aryen ?
Silence, petit russe, où je t'envoie envahir ton propre pays.
Oh oui ! Oh oui ! Je suis si pauvre ici.
Oui, il est temps que vous partiez pour le Drang nach Osten, tous les deux. Et que
vous fassiez monter le prix de l'immobilier et baisser celui de la vie humaine. Car cela
va de pair, pas vrai ?
J'avais remarqué que Horbiger parlait sans pointe d'accent teutonne maintenant, ce qui pouvait
limiter l'effet comique de sa voix, sauf pour ceux que son accent énerve. Il était dépourvu de
sa légendaire barbe de savant fou, maintenant, semblait grandi, quoique assis sur son
dynamique fauteuil. Sniper Fräulein toute irradiée par l'amour se tenait derrière lui, le
précédait et l'entourait de ses petits câlins. L'appartement était gigantesque, d'Artagnan me
certifia qu'il avait le pouvoir de s'agrandir à volonté, comme celui de Dieter. Mais surtout il
était sans meubles.
-
-
Mais Horbiger, pour ton petit déjeuner, il faut une table ou bien des chaises, n'est-ce
pas ?
J'ai ! J'ai ! Mais je ne veux pas que cela altère la pureté de mes mètres carrés.
Que veux-tu dire ?
Le meuble pollue, le meuble encombre, le meuble est métissage. Ici je veux un massif
d'une grande pureté. Une immensité toute nue. Une beauté aride et stérile. Un beau
rêve de pierre, entends-tu ? Je veux la célébration de mes mètres carrés, et rien d'autre,
tu entends ? Une magique célébration cubique et hors de prix… Au fait, tu étais chez
Lubov, cette nuit ?
Oui… Enfin, plutôt avec sa nièce en vérité.
Un bon ashkénazi, lui aussi. Comme mon bon docteur Mendele, qui va bientôt passer
me piquer… J'ai beaucoup aimé l'odyssée de l'espace.
C'était avant 2001, Orbi, c'était avant 2001… Maintenant on va vers un rétrécissement
de l'espace.
Tant mieux… mais que fais-tu, petit russe ? Petit rusé, lâche le Staubsauger.
Mais master, je veux conquérir de l'est…
Eh bien partez ! partez pour le Drang nach Osten.
174
-
Merde carrefour ! Je demande l'exil politique !
Et moi l'asile psychiatrique…
A l'ex-Union soviétique !
C'est ainsi qu'en plein milieu de sa confession fleurie Horbiger envoya les Gavnuks conquérir
l'Est. Mais quelle ne fut pas sa surprise, lecteur, tu le sauras bientôt, lecteur. Mes autres amis
se dispatchèrent dans l'atmosphère délétère du grand khan, pardon du grand camp, espérant
sans doute bien grappiller ça et là quelques m² (opération qui je le reconnais un rien me
rendait nerveux moi, comme dirait Superscemo, car on se doute qu'enfin Horbiger avait prévu
le coup), alors même que je découvrais pour la première fois au cours de ce présent voyage
l'usage et l'existence de la télévision.
Oui, cher lecteur : Horbiger avait Fräulein, qui ne cessait de se toucher le buste, comme si elle
eût rêvé de devenir un éphèbe hellène (un nez faible et laine ? dirait Mandeville, soudain bien
loin dans le grandiose et haussmannien appartement daté), et il avait aussi la télévision.
Il m'invita à bien écouter le programme – ou à le regarder ? - tandis que l'on nous portait
enfin des chaises.
Werner fut annoncé. Il annonça la visite de Parvulesco pour plus tard. Lui-même avait filmé
les Souffrances du jeune Horbiger durant toute la nuit, et ce matin il se voyait souverain avec
notre amant éthéré. Il semblait très heureux.
Il y avait un reportage. On parlait des vols de maîtres carrés. On interviewait un très
prestigieux procureur :
-
-
Comment expliquer cette recrudescence de vols de m² à l'arracher ?
A la fois au cours du m² qui a beaucoup augmenté, passant de 6 à 9000 horions, à la
multiplication de sociétés d'achat de m², qui en font la publicité ; et à la tentation de
certains de revendre les vieux m² des autres.
Que deviennent les m² dérobés ?
Les magasins d'achat prolifèrent en ville; Certains sont présumés peu regardants sur
l'origine de la marchandise…
Et comment réagir face à la violence montante ?
Ces vols visent la plupart des personnes vulnérables. Cela crée un sentiment
d'insécurité désastreux. On est tous bien décidés à y mettre un terme.
Horbiger coupa le volume, non sans hésitation, car il pensait que cette décision allait peut-être
entraver le développement justement de son précieux volume. Je vis que Fräulein ne cessait
de remuer ciel et terre sous sa poitrine, mais mon hôte reprit.
-
Où sont passés tes copains Mandeville et d'Artagnan ? Je les vois venir, les petits
Français, toujours prêts à voler aux étalages…
Mais Horbiger ?
Je te garantis que je vais les envoyer dans des camps qui n'auront rien de
déconcentration, moi. Je vais les faire prendre.
Il sonna. Quelques majordomes s'en allèrent à la recherche de l'espace perdu par Horbiger ou
d'Artagnan. Pendant qu'Horbiger organisait sa chasse d’eau en Bavière (mais je le laissais
faire), d'autres serviteurs rangèrent son fauteuil et même son écran plat. Je voyais Fräulein
toujours livrée à ses problèmes bustiers. Elle souriait vaille que vaille.
-
Fräulein, qu'avez-vous ?
Ach, j'ai un problème d'implantation mammaire.
175
-
-
-
Ma mère ?
Non, mammaire, ach… Je souffre beaucoup.
Expliquez-vous…
PIP fabriquait trois gammes de prothèse mammaire, lisse, texturée ou microtexturée… Chacune avait un toucher différent.
Très bien !
Mais la matière était la même ! Une différence de prix de un à trois ! Ensuite j'ai dû
faire une explanation…
Une explication, Fräulein, s'il vous plaît…
Une opération immobile, hier, consistant à se faire retirer son implant. Toutes devront
s'y rendre, et nous devrons envisager une action de type industrie automobile. Les
porteuses devront, rappelées par leur numéro de série, se présenter à leur chirurgien,
pour faire changer leur implant.
Mais Fräulein, quel rapport entre vos mamelons et votre immobilier ?
Des implantations ! Des investissements ! Et maintenant des explanations !
Et Horbiger ?
Horbiger est très content ! Il veut libérer le sol, l'espace de tout présence impure, y
compris mammaire… Il veut une race pure, une espace pur, Frei Raum, opération
Lebensraum….
C'est beau, l'explanation. Merci de tes explications, Fräulein.
Je restais interdit, doutant de la logique de ma douce amie, et du sort de mes moscoutaires
perdus dans les méandres des corridors horbigériens. Je sentais une glace comme je n'en
avais pas ressenti ni vu depuis les Enfers. Je reconnus Orcus et ses feux redoutables…
On frappa. C'était Nabookov et notre chère Tatiana. Ils entraient avec Parvulesco, qui pensait
que Horbiger était le gauleiter futur du monde neuf, où se saisir à neuf. Mort aux pauvres,
dont d'ailleurs il était. C'est toujours comme cela du reste que commencent les révolutions :
par une volonté des pauvres ou des riches de tuer d'autres pauvres, au nom de la richesse. De
tous temps, les révolutionnaires se sont faits une certaine idée de la richesse.
Tout de suite Fräulein, quand elle vit Tanya, se fit verte, bleue, même jaune, écumante de
rage. Je crus qu'elle allait succomber.
Elle tint bon. Mais elle dégaina la même mitrailleuse avec laquelle elle avait dévasté l'échine
de Horbiger le jour précédent. Sur qui ferait-elle feu, en ce moment précis, mon impétueuse
teutonne ? Nabookov eut le don de détourner en hexasyllabes, sinon la conversation qui ne
venait toujours pas, du moins la mire de ses objectifs variables.
-
Mais où est Horbiger ?
Il est parti aux Amériques… Il chasse les moscoutaires, sur quelques arpents de terre.
Au fond de son appartement ?
Il est plus loin que le cap Horn… Avec Wolfgang un tel.
Mais quel aristochat !
C'est un autrichien.
J'aime cet Horbiger, détenteur d'arpents purs…
Le voilà qui revient.
Horbiger revenait, en effet, des chasses hauturières. Sur ses roues du destin, il n'avait rien
trouvé. Mais de l'épique chevauchée, il gardait bonne mine. Sous bonne garde, épine ! C'est
ainsi que céans, au frais de ses amis, on s'amuse…
176
Grâce à Dieu, Horbiger ne venait pas avec les restes de Mandeville et d'Artagnan suspendus
aux bouts de pique. Mais, comme un grand veneur, flanqué de sa puissante compagnie, il
dégageait une force puissante, je dirai même forestière.
Nous y étions : en compagnie puissante donc, la ronde du petit matin. Et le petit déjeuner
végétarien. Il y avait des spaghettis.
-
Des spaghettis, Horbiger ?
C'était le plat préféré de tonton.
Tonton ?
Nous avons aussi du maracuja brésilien, des œufs de poule bolivienne et des feuilles
de coca. Le tout accompagné de café colombien, à trente mille horions la livre.
Mais c'est une merveille, cette nature non résiliente…
N'est-ce pas ? Entamons. Comme dit l'autre, Am anfang war die apetite.
Oui…
Ceux qui vainquent, ce sont ceux qui ont le plus faim.
En disant cela, Horbiger s'étira sur son fabuleux siège. Il se fit masser par Fräulein, qui
semblait revenue à de meilleurs sentiments. Puis, ayant gobergé son douzième œuf, comme
un feu roi soleil, il égrena ses rimes :
-
Mais que l'on fasse entrer Don Juan Parvulesco.
Si fait, votre majesté.
Ach, nous y sommes. Un grand moment de vérité.
Et Johannes entra, d'un air de chat botté, d'un air apitoyé. Je ne le reconnaissais plus, le vieux
maître : nerveux, énergique, serein, un vrai botté. Il défia d'un fier regard d'ambitieux cet
espace infini d'où d'Artagnan et Mandeville s'étaient toutefois échappés, et il nous déclara tout
de go :
-
-
Je vous admire, et je vous félicite.
Ach ! Warum ?
Je savais que vous en étiez.
De quoi ?
Des nôtres, pardi. Galactique ! Vous êtes galactique ! Viracocha !
Was ?
Cette invasion, celle des Viracocha donc, puisque je constate que vous êtes aussi peu
au fait de votre éminente et transcendantale responsabilité, est attestée par la légende
des hommes blancs et barbus… A l'heure actuelle, Viracocha signifie maître et sert
pratiquement à désigner, ou, comme je sais que vous le préférez…
Was ?
Le Blanc. L'aryen absolu.
Ah ?
L'indo germanique si vous préférez, maaaaaître !
Magnifique ! Vous aurez un mètre carré !
Horbiger, bon couguar, tel un empereur romain jetant son esclave aux murènes, jeta au pauvre
Parvu quelques crottes de Lascaux, car ainsi nommons-nous, maintenant, chers terriens, ces
mètres carrés pour qui vous tuez tant. Et ainsi le nommera-t-on désormais, ce cher Jean,
maître Parvu Lascaux, puisque la grotte de Lascaux, et ses tableaux rupestres, sont si
177
inestimables, qu'on ne peut même y descendre. Quand il s'en fut repu, Parvu Lascaux ne se
sentit point décontenancé. Il se redressa, et derechef il déclara :
-
-
Maintenant je dois vous dire le sens de votre mission.
De ma quoi ? ironisa Horbiger, qui avait mal entendu, ou avait pris ses aises.
Ecoutez, je sais que vous êtes. Mieux encore ! je sais qui vous fûtes, et celui qu'allez
devenir. Je sais les députés péronistes et les géologues qui voient dans l'élévation des
continents la conséquence de la fonte des glaces…
Ach ! Was ! Warum ! Prima gut !
Horbiger était enchanté, wunderbar. Et je sentais que mon vieux Parvu Lascaux avait, en bon
chat botté, plus d'un tour dans son havresac pour l'enchanter plus encore. Mais il alla plus
loin.
-
C'est pourquoi je suis allé plus loin que tout, maître.
Que quoi ?
Mais que tout. J'ai défié les lois divines, humaines et physiques ! J'ai envoyé l'ange
maudit aux Enfers pour vous ramener, maaaaaître !
Mais tu me prends pour Dracula, mon diable de Roumain ! En plus, ils m'ont fait
perdre à Stalingrad !
Qui ? Les romains ?
Mandeville ! Les roumains !
Mandeville venait de rentrer en effet, lui et sa légendaire sottise, mais sa rentrée prouvait
enfin que la troupe Krupp de l'Horbiger n'avait pu venir à bout de notre cher d'Artagnan et de
son escrime subtile dédiée au défi lancé aux maîtres dits carrés. A moins qu'il n'eût… A
moins qu'il n'eût été aidé une autre fois par le si énigmatique Drake ? Ou qu'Horbiger eût des
projets pour nos moscoutaires ?
Mais Parvu Lascaux n'en démord pas. Et face au Horbiger, il évoque Morholt.
-
-
Mais c'est qui Morholt ?
Le monstre indéterminé ? C'est vous ou le bolchevisme ?
Warum, bitte ?
Ou la Russie soviétique ? Le monstre moderne…
Je préfère la Russie soviétique. D'ailleurs, mes Gavnuki s'en chargent au pas de l'oie,
Guscinny schag…
Pardonnez mon cherr maître j'ai oublié ces références… Mais je vous le dis en vous
suppliant. Luttez contre lui.
Qui ?
Contre Morcom. Le génie luciférien de la finance mondialisée. Contre l'horreur anglosaxonne. Il tue même ses enfants. C'est l'enfant de Turing et de Wellington, le fils de
Blake et de Nelson, l'enfant de mort et capital…
Qu'en penses-tu, Gerold ?
C'était la première fois, je le dois dire depuis longtemps, que Horbiger me demandait mon
avis. Dans le même moment, Parvu Lascaux m'adressa son petit regard palpitant. Je me levai,
avec la moue bien dure. Hélas le grande nombre d’intervenants rend quelque peu confuse
cette reprise du pouvoir et de la parole.
-
J'ai eu des songes, ces soirs noirs. J'ai vu des capitales. Et je sais que du ciel.
178
-
-
Vous savez que du ciel…
C'est Londres qu'on voit le mieux !
C'est Londres qu'on voit des cieux !
C'est l'Ombre qu'on voit le mieux !
Un astre en vérité ! mais cette tresse tombe…
Je voudrais vous conter… le grand acquisiteur…
Le grand conquérant quoi ?
Taisez-vous, la greluche ! On n'est pas nulle part, et l'empereur est mort !
Vive l'empereur !
Phrase réactionnaire ! On se croit en Autriche !
Eh bien quoi ? C'est ça le service, non ?
Oh ! tu fatigues…
Nous en irons donc, et dès le lendemain, nous soumettre à ton plan, de vile extraction,
adorer ton plaisir, ta vigilante faim, nous soumettre à la fin, qui rien nous promettait, ô
vile effraction…
Je ne comprends plus rien à la conversation.
Il a raison. Taisons-nous.
On se tait.
Et notre petit groupe d'abandonner cette suite d'ecchymoses verbales certainement lassantes
pour toi, lecteur, et de recommencer à petit déjeuner. Tatiana avait préparé des pirojki dont
Nabookov était fou, comme toute la petite compagnie. Fräulein fit une moue atroce en voyant
la suprématie ukrainienne une fois de plus affirmée à la face du monde. D'autres invités
survinrent, et il fallut chercher des meubles. Horbiger nous expliqua alors qu'il avait fait
fortune en une nuit en vendant des m² d'ici au prix de là-bas et vice versa ; qu'en outre, il avait
déjà doublé le prix de vente de son immobilier latino-américain. Il espérait agrandir son
appartement désert de quelques milliers de m² supplémentaires, et cela chaque jour. Parvu
Lascaux l'écoutait avec un respect mué teinté d'adoration.
-
-
-
Il faut à tout prix que je vous présente Morcom. Il faut que vous partagiez le monde ;
vous aurez, comme le disait Haushofer, le Heartland, le grand continent eurasiatique,
pendant que Morcom s'emparera du Rimland, de toutes les îles débauchées du monde
caraïbe…
Morcom, je lui laisse son cordon syphilitique ! Pas question de discuter avec ce
couillon ! On tomberait de Caraïbes en sida…
Très drôle, vénérable maître…. Mais il faut que vous envahissiez le Tibet, c'est le toit
du monde.
J'ai connu aux Enfers un alpiniste crétin des Alpes tyroliennes qui y avait passé sept
ans… Il s'était ennuyé comme un cochon. Depuis qu'il y a les Chinois, les prix ont
monté comme à Garmisch. Ach, la spéculation en montagne, les pistes de ski, les
boîtes de nuit, les nuits des longs couteaux, les…
Mais Haushofer…
Scheisse, avec ton Haushofer ! Je l'ai connu aux enfers, lui aussi ! On se foutait tous
de sa gueule de zozotériste.
De zoo et de terroriste ?
De zozo et d'ésotériste, Mandeville. Le docteur Horbiger ici présent pense comme tous
les gens sensés que l'ésotérisme ne mène nulle part.
Sauf si tu construis un temple au milieu d'une cité solaire et que tu attends que les prix
montent… Tout fa monter, les enfants… Achetez du désert…
Du dessert ?
179
-
Le désert augmente, malheur qui recèle des déserts… Encore un autre idiot teuton.
Il faut se bourrer de désert.
Vous en reprendrez bien un petit peu ?
Du désert ?
Mein Schatz ?
Ya wohl, mein Liebe ?
Fräulein avait voulu reprendre l'initiative après l'affaire des pirojki qui l'avait cruellement
marquée. Elle brandissait un journal qui évoquait un spectacle. Il semblait bien moderne, le
journal. Sans doute cette femme si moderne commettait-elle de graves erreurs, motivées par
sa passion totale pour son fou rire découvert aux Enfers et crucifié hier.
- C'est notre Parzifal national…
- Ce n'est pas une tantouze comme votre Perceval, lui. Il a un destin…
- Je lis, meine Liebe… Parzifal est un fiston à sa maman qui le travestit en fille et lui
donne un nounours en peluche pour s'amuser. C'est radical pour en faire une agréable
tata.
- Attends, femme. Qu'est-ce que c'est que cette Scheisse ??? Une insulte à la Kultur ?
Mais je vais raser cette ville, moi, je la viderai totalement, il n'y aura plus de spectacle,
rien que des maîtres carrés…
Je sentais l'incident venir, car Horbiger, échaudé par la courtisanerie de Parvu, n'était sans
doute pas prêt à recevoir dans le siphon un article insolent à l'encontre de la prestigieuse
Kultur germanique.
-
Des maîtres tarés ?
Pas de veine, Parzi continue à rêver d'épée…
Des pets ?
Assez, Mandeville, le docteur va s'énerver.
Qu'il s'agace ! Tant qu'il ne nous gaze pas.
… d'armures, de tout le tremblement de la chevalerie. Un beau jour, il part en quête.
C'est qu'il veut voir le monde, le gamin.
Ach ! je préfère ça.
Je finis : Et puis, disons-le franchement, cette histoire de Graal, aussi artistiquement
impliquée, empaquetée soit-elle, finit par nous taper sur le système.
Was ? Tu n'avais rien de mieux à me lire, espèce de teutonne de l'ouest ? Ukrainienne,
un peu plus de pirojki je vous prie.
Et là, non seulement Horbiger mangea le pirojki, mais il regarda Tatiana, et il lui sourit. Il
ajouta même qu'en dépit des ordres formels du début de la guerre, plus d'un grand soldat
Allemand s'en était retourné dans sa patrie avec sa fiancée… C'était le triomphe total de
Marthe, mais d'une Marthe silencieuse, qui ne demandait pas tant à Marie de collaborer, qu'à
l'hôte des hôtes d'apprécier sa Yeda. Mais c'en était trop pour Fräulein qui vit, rougit et pâlit à
la vue du sourire Urbi et Orbi. Elle se précipita sur ses armes secrètes, mais Mandeville et
d'Artagnan l'avaient précédée. Ils l'immobilisèrent et même la bâillonnèrent. Horbiger la
regarda avec commisération puis avec même un certain mépris.
-
Elle m'emmerde. Qu'on la fusille !
Ce soir, vous aimez Potemkine ?
180
-
On pourrait l'aspirer, peut-être ?
Nabookov jugea prudent de se retirer, et il retira surtout son épouse, qui restait de porphyre.
Horbiger toléra cette sortie d'autant que d'autres invités rentraient, car c'était l'heure du
brunch, et qu'il y avait beaucoup d'hommes politiques parmi eux, qui savaient qu'il était le
surhomme qui montait.
Je pensais me retirer aussi, méditant cette histoire de Morcom, quand Horbiger me fit signe. A
cet instant, je crus qu'il allait se lever de sa chaise roulante. Se pouvait-il qu'il ne fût pas
paralysé des jambes ? J'avais des doutes sur tout, mais surtout maintenant je sentais qu'il était
une puissance sur laquelle il faudrait compter, ce que je n'avais été, moi… je voyais
d'Artagnan à son service, presque à son chevet, et…
-
-
Viens ici…
???
Je veux te montrer quelque chose. Ma collection, c'est mon exhibition d'art moderne.
J'aime les exhibitions. L'espace est libre et pur de toute intrusion mobilière. Il y a des
tableaux qui sont parfois plus cher que les m² eux-mêmes.
C'est des toiles de mètres…
Ya ya…
Et on peut s'évader dans les tableaux, on peut se livrer à des méditations inactuelles, à
des spéculations transcendantales, comme dirait notre petit chat botté… j'aime les
exhibitions. Les gens sont debout, il n'y a pas de meubles, pas de lits, ils ne prennent
pas de place, nos braves gens.
Alors il se dirigea vers un des couloirs qui menait à cette salle d'exhibitions. Nous étions
accompagnés par une bonne troupe de gens venus pour voir le nouveau guide vert-de-gris de
l'immobilier, venu pour partager un brunch, venus pour discuter de l'art d'avant-garde.
Horbiger était royalement poussé, son fauteuil roulant devenant, du fait de la concentration de
ses admirateurs et quémandeurs, une vraie chaise à porteurs.
L'appartement était gigantesque, peut-être illimité. La résidence Lebensraum couvrait déjà
plus qu'un étage d'immeuble, comme un pâté de maison. La salle d'exposition semblait
immense aussi, et susceptible de donner lieu à ces espaces glissants qui m'avaient tant frappé
chez Morcom et les autres. Mais Horbiger avait fait vite.
Elle s'appelait la Galerie de la Glace, titre, mon bon lecteur, que notre bon ami avait choisi en
hommage à sa théorie sur la cosmogonie glaciale.
Il n y' avait que quelques toiles, ce qui illustrait sa théorie de l'espace pur, et contraignait les
badauds à se concentrer devant de rares chefs d'œuvre, laissant l'initiative au vide, ou plutôt
au désert. Il me montra un étrange tableau très réaliste représentant un représentant en train
d'acquérir des terrains quelque part en Patagonie ou dans les steppes d'Asie centrale. Gorgés
de pétrole puis de résidences ducales.
-
Tu fois, c'est le grand acquisiteur…
Le grand inquisiteur ?
Mandeville !
Acquérir, le geste suprême, serein, impérial, beau… Le geste du grognard, le geste
conquérant…
J'ai des doutes…
L'acquisition demeure la raison d'être de tout, elle est l'origine de toutes les opérations que le
monde qualifie de pas très propres. Certes il y a quelque chose de répugnant dans le
181
caractère de notre ami ; et le même lecteur qui, chaque jour, cependant, rencontre pareil
homme, partage avec lui le pain et le sel, vivant ainsi des heures agréables, le méprisera et
l'aura en horreur en le reconnaissant dans le héros d'un drame ou d'un poème.
Pendant que je me remémorai ces lignes d'un grand poète que j'avais jadis inspiré, et qui
traitait aussi d'affaires étranges, Horbiger se lançait dans des péroraisons brillantes et peu
variées.
Il nous montra ensuite d'autres œuvres toujours peintes dans ce schéma hyperréaliste, comme
on dit aujourd'hui. Nous avions appris le nom d'un tas de peintres, qu'il fallait rendre célèbres
pendant un quart d'heure suivant le schéma de la petite warhole, comme dit Mandeville, pour
les rendre plus chers. Horbiger parla alors de la nécessaire fonction de la vision, qui n'a plus
rien à voir avec la vision du Greco ou d'un poète, bien plutôt avec la vision de l'enferiste,
toujours dixit Mandeville, évoquant un collectionneur affairiste moderne. Il me semblait
d'ailleurs que ce dernier, comme mon bon d'Artagnan, avait été recruté par notre surhomme ;
mais dans quel but et pour combien de temps ?
L'exposition se poursuivait avec l'évocation de la dure genèse ou jeunesse plutôt de notre
héros –héraut ?- et une toile intitulée Le roman noir d'une chemise brune. L'artiste avait voulu
célébrer la grandeur d'âme de Horbiger au temps de la Vienne impériale, où avaient su si bien
se mêler des populations si diverses, et pour le plus grands bien de tous. La pauvreté avait été
l'occasion de souffrances innombrables pour mon surhomme, et il en avait logiquement
conclu qu'il aurait le droit de dépeupler, une fois arrivé au pouvoir. Le même peintre avait
décrit les années de voyage et d'apprentissage de mon héros, et c'était le guide vert-de-gris de
la Patagonie… Pourquoi la Patagonie, d’ailleurs si chère aux Juifs agacés de l’antisémitisme
et alors inquiets de de l’agitation de l’orient dit moyen ?
Lorsque j'étais descendu aux Enfers, j'avais senti l'importance de cette terre de feu, de glace
et bien de feu, pour mes hôtes mystérieux. Arrivé en haut, au pouvoir cette fois, Horbiger
avait voulu lui rendre hommage. Mais s'y était-il rendu de son vivant, pardon je veux dire
avant sa descente aux Enfers… il me faudrait lui demander, mais cela serait difficile, vu le
nombre d'interviewers qui l'enserraient de leurs réseaux subtils.
Les idéals se succèdent, on les dépasse, ils tombent en ruines, et puisqu’il n’y a pas d’autre
vie, c’est sur ces ruines encore qu’il faut fonder un idéal dernier.
Venait ensuite un tableau dépeignant les efforts sportifs de ma vedette, intitulé le chevalier
plus tonique. On y voyait Horbiger en perchiste autrichien aux Jeux de Berlin, quand
l'Autriche était encore une nation, et pas une province du Reich. Et Horbiger faisait tout ce
qu'il pouvait pour tomber de sa perche, voulant par là prouver que l'Osterreich n'existait pas,
ne pouvait pas exister, n'existerait pas, et qu'il n'y a qu'une seule grande Allemagne. Ce cours
de défaite supérieure précédait deux plus grandes toiles, assez grandioses en vérité, et qui se
nommaient Bal tragique à Nuremberg et surtout L'an prochain à Berchtesgaden. Ces
splendeurs de l'art pictural, qui mesuraient chacune vingt bons m², illustraient les tentations
grandiloquentes de notre homme, certains diraient mégalomaniaques.
La descente aux affaires évoquait plus discrètement les richesses plutoniennes dont je t'ai déjà
parlé, lecteur. Les entrailles de la terre regorgent de métaux et terres rares, dont sont friands
vos industries ; et il se pourrait que Horbiger en ait la clé et la propriété, avec sa bonne main
et son espace supérieur.
Une vie se poursuit, une vie se termine. L'artiste célébrait maintenant les défaites du titan. Il y
avait Mon compas, par Adolphe Equerre ; Sparte accuse, la fameuse bataille des champs
182
patagoniques, qui avait permis à mon diablotin de remonter parmi vous, mes lecteurs, et le
manuscrit trouvé à Stalingrad qui détaillait les raisons d'une défaite dont j'ignorais même
l'existence à mon arrivée sur la terre, raisons qui avaient nom les roumains et les italiens, mais
Horbiger est souvent si partial, pardon, spatial…
Et puis il y avait un beau tableau bien lyrique, ou Horbiger bien nu, en dieu du Valhalla,
défiait le cosmos et se prononçait comme d'ailleurs moi en mon temps dans le silence éternel
des espaces infinis contre toute faiblesse paroissiale ou autre.
Bref il y avait de quoi voir, et je ne saurais trop te recommander, lecteur, de te rendre à cette
exposition – explosition ?- métropolitaine à gloire du grand acquisiteur, des maîtres carrés et
des millions et des milliards d'horions.
Je m'étais sans le vouloir un peu éloigné de mon idole, et j'avais été un peu bousculé par la
foule cocasse de ses adorateurs, quand mon attention fut attirée par une relative agitation
plurielle, dans un coin de la grande galerie de la glace. Je m'approchais : il y avait des
individus, et même des enfants qui s'ébattaient devant des peintures. Ciel ! C'étaient Maubert
et Sylvain ! Il y avait même Pierre et l'éternel Baptiste ! Ils organisaient une contre exhibition
en quelque sorte, destinée à se moquer de la mégalomanie du mentor du Lebensraum.
On avait sur d'affreux gribouillis écrit d'autres titres tout aussi ronflants et parodiques que
possible. L'exposition hostile se nommait l'Etre de mon Bunker, et elle tançait les marottes de
notre fou rire venu des affaires, pardon de Mein Führer venu des Enfers. Le secret de Maître
Corne Heil montrait un meunier dont le moulin allait trop fort, et à qui il ne restait que des
mètres carrés de gravats à la fin.
Plus drôle encore était la chèvre de monsieur Sieg Ein, qui dénonçait les obsessions
immobilières d'un vieux propriétaire, et la volonté de vivre et de puissance d'une jeune fièvre,
pardon d'une jeune chèvre, qui fonçait sur les jeunes chamois à travers les genêts.
Maubert qui me salua enfin, quoique je demeurasse discret, pour ne pas attirer l'attention des
sévices de sécurité, avait aussi illustré le tiers étage ; et de dénombrer l'insatiable appétit de
certains, et de tous, et la médiocrité de cette vie mal logée. Je vis alors Anne-Huberte qui
tournait en patins en tenue bien violette et mangeait des pirojki qu'avait du lui remettre
Tatiana – elle n'était pas sortie, elle ? -, pendant que Sylvain mettait une dernière couche à son
tableau intitulé l'écume des tours ; tableau abstrait, comme tu l'auras compris, lecteur.
Tout cela donnait vie à l'exhibition ; et, alors que nous nous attendions à des mesures de
représailles, nous eûmes au contraire la douloureuse surprise de nous voir entourés de fans,
journalistes et supporters venus célébrer les mutins de Panurge, les provocateurs endiablés, les
artistes rebelles et les militants d'Art up. La baronne était là, pendue à Mandeville, la sibylle
était là, et Dieter, Suce-Kopek, et les autres. Tous adoraient le projet, sa fraîcheur, son audace,
son truc. Même Horbiger parut content, quand il arriva, poussé autant que porté par dix
adorateurs muets.
Alors, il tira un grand rideau noir, blanc, rouge et il nous montra le Futur Testament. On
voyait une boîte, un aviateur et une fillette.
-
Vous savez ce que c'est ?
Non, Maître, non….
C'est une boîte…
Et un mouton dedans ?
Non, il n'y a rien dedans.
Merveilleux !
La petite Fräulein ne veut rien voir dans cette boîte qu'un bon maître carré !
183
-
Vive Horbiger !
Et demain même un bon mètre cube !
Heil heure big heure !
Venez voir !
Venez boire ?
Mandeville !
On va voir !
Ein grosse désastre !
Nous nous ruâmes tous devant un poste de télévision géant et très plat. On y projetait un
reportage sur la prise… de Berlin. Qu'avait-il pu se passer ?
On y projetait un film sur la guerre et la paix, et qui narrait les mésaventures des Gavnuks
alliés aux Allemands au temps de ton cher Napoléon, mon bon lecteur francophone. Et voici
ce qu'il en résultait.
-
-
Pourquoi s'est-on arrêtés ?...La route serait-elle barrée ?... Est-on déjà sur les
Français ou quoi ?...
Non, on n'entend rien. Ils auraient tiré.
Tout à l'heure, on nous pressait, on part, et voilà qu'on s'arrête sans savoir pourquoi
au milieu d'un champ… Encore ces maudits Allemands qui embrouillent tout ! Au
diable ces imbéciles…
Oh maudits Allemands ! Ils ne connaissent même pas leur propre pays.
Quels ordres stupides ! Ils ne savent pas eux-mêmes ce qu'ils font, dit l'officier, et il
s'éloigna.
Tout de suite Horbiger s'approcha de l'écran et vit que quelque chose, comme vous dites
maintenant, ne tournait pas rond. Et ce n'était pas tout : après ce bref extrait des guerres
napoléoniennes, nous eûmes la surprise, la douloureuse surprise s'entend, pour certains d'entre
nous, ou d'entre eux, mon lecteur, ou d'entre eux, de voir Superscemo et Siméon sur le petit,
ou plutôt sur le grand extra plat écran, comme dirait Superscemo, et ils prenaient Berlin. Sur
leurs tarantass ils attaquaient la royale cité prussienne, et ils la prenaient à la tête d'une arme
russe blanche et même rouge. Maubert goguenard commentait la scène pendant qu’AnneHuberte soufflait des bulles immobilières sur le monde comme il va.
-
Ils prennent Berlin… Ils prennent Berlin…
C'est l'opération Berlin l'enchanteur, dixit Superscemo lui-même.
Ils prennent Berlin…Ils prennent Berlin…
Berlin l'enchanteur, c'est un festival d'art dur, pas vrai Gerold ?
Un festival d'Arthur ?
Bravo Mandeville !
Dans le mille Mandeville ! Arthur et Berlin ?
Ils prennent Berlin… Ils prennent Berlin.
Horbiger écumait de rage. Il tomba de son fauteuil roulant, et il y remonta sans crier comme
toujours : Mein Führer ! Je marche ! Cette fois, cela ne marchait pas. Il se contenta d'éructer,
alors que Fräulein revenue lui proposait un suicide dans le petit bunker assiégé par les troupes
russes ; oui, mais ses propres troupes russes ! Il fallait reconnaître qu'il n'avait pas de quoi être
satisfait. A coups de Staubsauger, de Magic Toilets &Co, les Gavnuki avaient fait bien des
dégâts parlementaires ou autres dans la royale cité berlinoise.
184
-
-
-
Les petits traîtres, les petits traîtres… ce sont des tartares, des asiates, des tartarokalmouks. je les réduirai en esclavage, j'en ferai de la farine animale pour nos
cochons, je les déporterai en Sibérie ou même en Cybérie, je les réduirai en poudre…
Horbiger !
Je leur vendrai des mètres cubes au fond des océans au prix du boulevard des
Germains, je les forcerai à l'acheter et à la consommer… Je les dépècerai pièce par
pièce, je les dévorerai à dents nues….
A dents nues ? Il a la dent dure !
Ils seront nus comme la pièce !
De belles pièces en vérité…
Ils boiront la Tass jusqu'à la lie, ces petits bolcheviks…
Mais Horbiger, enfin !
Was?
Berlin est à l'Est !
Il me regarda d'un air méprisant et supérieur, le front plissé, comme si je venais de lui faire un
affront.
-
Und ???
Et c'est le Drang nach Osten !!! Vous leur avez commandé d'envahir l'Est, ils se sont
exécutés.
Mein Goth ! C'est vrai… Suis-je bête tout de même.
Une bête immonde, en vérité…
Je pensais qu'ils iraient vers l'Est… Vers Sophie…
Varsovie ?
Et c'est ainsi que je sauvais la tête ou la peau des petits Gavnuks qui sans cela… auraient mis
Berlin tout à sac. Horbiger s'adonna à une de ces spéculations métaphysiques dont il avait le
secret depuis son voyage aux affaires, et il conclut philosophiquement.
-
Qu'on rachète Berlin Ouest au tarif de 1945.
C'est par cette formule légendaire que prendre fin le chapitre sur le petit déjeuner Végétaryen,
qui est aussi à censurer. On dit que Horbiger aurait aussi ajouté ces phrases interrogatives
destinées à dépeindre son momentané moment de dépression dû à la trahison supposée de nos
si chers Gavnuks :
-
Qu'est ce qui est mal ?
Hein, Horbiger ? Tu demandes toi ce qui est mal ?
Les gars ! Orbi demande ce qui est mal ! Orbi guerre et paix !
Qu'est-ce qui est bien ? Que doit-on aimer ? Que doit-on détester ? Pourquoi vivre ? Et
que suis-je, moi ? Qu'est-ce que la vie ? Qu'est-ce que la mort ? Quelle force gouverne
tout ?
185
Chapitre X : classe Enfers (et pas affaires)
(Avec pour commencer trois résumés possibles)
Résumé alambiqué et subjectif des épisodes précédents (le livre est devenu trop long à
résumer) : comme le dit Horbiger lui-même, quand on est prive de troisième Reich et de
Cinquième colonne, il vaut mieux recourir à la quatrième dimension et au second degré.
Horbiger ouvre donc une agence Lebensraum en plein boulevard des Germains. Son espace
vital s'étend tellement que son kvartira est infini. Mais en regardant la télévision, Horbiger
tombe du mirador et tombe beaucoup sur la tête.
Autre résumé possible et faux des épisodes précédents : Horbiger a retrouvé le trésor
allemand au lac Nahuel Huapi en Patagonie. Porté par la chance, il rencontre le nain
Alberich à Potosi en Bolivie qui lui remet l’or perdu des Incas. Il peut enfin créer son
Teutonik Park dans la région Condor de l'Océanie libre et cromwellienne.
Résumé plus vraisemblable et donc moins héroïco comique : les petits drôles de Russes,
autrement dit les Gavnuki, ont assiégé le bunker de l'Empireur Horbiger, devenu un des plus
grands maîtres carrés et cubiques du monde après son retour des Enfers et son retour aux
affaires. Mais c'est un malentendu. Par ailleurs, l'ange déchu et décevant se doit de reprendre
l'initiative du récit et de ne plus la laisser aux mots et aux maux de la planète ; tel est du
moins l'avis de certains lecteurs mécontents du procès narratif.
Dans le désordre qui s'ensuivit, je demeurais seul quelques instants avec Sylvain, Maubert et
Nabookov, pendant que d'Artagnan et Mandeville s'adonnaient à leur occupation favorite,
l'extraction de racines carrées et de maîtres cubiques. Nous avions récupéré la pauvre
Fräulein, femme la plus malheureuse du monde, si bonne en mécanique, mais inapte à la
cuisine et la psychologie domestique ; si infortunée surtout.
Pierre et Tatiana lui promirent de l'aider à progresser pour en faire une bonne Allemande
digne de la glace cosmogonique. Sylvain se tenait au courant des derniers développements des
parkings et de l'immobilier. Anne-Huberte continuait de créer des bulles immobilières sur les
îles désertes qui apparaissaient sur l'écran plat d'Horbiger. Lui-même était entouré d'une cour
d'admirateurs, peut-être moins turbulente que tout à l'heure. Car l'échec de son opération
Drang nach Osten avait rafraîchi l'ardeur des plus enthousiastes de ses collaborateurs.
Cependant il avait retrouvé son cher docteur Mendele et avait fait l'acquisition d'un nouveau
conseiller nazicipal nommé Woody Alien, un transfuge disait-on de l'équipe Morcom&Co.
Nous échangions entre nous des commentaires divers et éclairés, qu'il t'appartiendra
d'attribuer à qui de droit, lecteur.
-
Il a de grosses qualités, c'est certain. Mais il fait peur à la zone horion.
A vos marks, prêts, partez !
C'est un gros bétonneur, notre bête immonde !
186
-
-
C'est un übermensch !
Un Hubert ? Mince, alors…
Il ne fait pas de mal à une mouche, pourtant. On lui tire dessus, on lui pille son Berlin
l'enchanteur, c'est lui la victime !
C'est lui la victime ??? Mais…
Nous avons avec nous une force de frappe incroyable maintenant. Il est le seul à
pouvoir faire concurrence à Morcom&Co, à sa sibylle et au reste…
Tu as vu la Sibylle ? Comme elle est belle !
Ce n'est pas comme la Kitzer, qui était aussi là d'ailleurs…
Quand reviennent les Gavnuki ?
Par le premier avion pour l'ombre…
Ils ont bien travaillé… Un peu de destruction créatrice…
On détruit tout, on rachète à pas prix et on reconstruit sur des bases saines !
On se rachète tu veux dire…
Sacrés petits russes ! Avec les armes secrètes, ils en ont mis une couche à l'abominable
homme des glaces. Ce qu'ils ont fait c'est un vrai ice crime contre l'inhumanité !
Ice crime ?
Un crime de glace. C'est un jeu de mots avec l'américain ice cream. Compris ?
J'aime bien le kvartira d' Horbiger… Mais pourquoi n'y a-t-il pas de meubles ?
Il veut préserver la pureté raciale de son espace, Sylvain… Mandeville ! D'Artagnan !
Si au lieu de déménager les m² d'Horbiger, et qui sont d'ailleurs protégés contre ce
type de larcins, vous ameniez des meubles ?
Des méninges, j'ai ?
Non, Mandeville, tu n'as pas de méninges…
Baptiste, tu as amené des tentes ?
Mené la détente ?
Oui…
Eh bien jouons aux bédouins. On étale nos tentes…
Comme cela nous aurons une belle salle de tentes.
Mais si les m² se retirent comme la marée ?
La marée sera en noir !
Je ne plaisante pas. La croissance de Horbiger est trop rapide, et l'on dit qu'il y a
beaucoup d'actifs pourris. Donc la nuit…
Tous les chats sont gris et il faut extraire les racines tarées de leurs maîtres carrés !
Et figure-vous que c'est ce que nous nous efforçons de faire !
Bravo les moscoutaires !
Bravo nous, oui, les moscoutaires !
Voilà ! J'ai planté trois tentes Mary Poppins !
Où est Parvulesco ?
Nous en étions de nos coutumières altercations et algarades nocturnes quand je sentis une
présence froide à laquelle je n'étais plus accoutumé.
Ce n'était pas une de ces présences froides de ce monde dit moderne, qui n'est qu'un
recyclage, comme on le verra tantôt, des pires démonologies subalternes venues des temps
anciens, et qui est liée à l'air trop conditionné : c'était un froid extrême, sinueux, méphitique,
un froid de gel forain venu des grands espaces, et auquel mes navigations hauturières
m'avaient accoutumé. Tel est ce froid, lecteur, et si je dois reprendre l'initiative de mon récit,
il vaut mieux que je commence à me rappeler à ton bon souvenir de cette manière un peu
glaciale.
187
Je me retourne. Dans le hall immense et vide de la salle des expositions, je sens venir le Froid.
Et il vient en personne, cet être de gel qui n'a rien de l'abominable homme des glaces. C'est le
cynique sûr de soi, le fort en thème, en maths surtout, l'éternel retour de l'intérêt, l'être qui
noie monde dans les eaux glaciales du calcul égoïste. Sylvain perçoit ma crainte :
-
C'est lui, hein? Enfin, Morcom !
Il n'a pas l'air terrible.
Il n'a jamais l'air terrible. Mais ailleurs, il porte un nom tout autre.
Lui qui noya l'extase monastique et l'héroïsme chevaleresque…
Ca va, Maubert, ça va.
Lorsque Morcom s'approche, lui qui porte un autre nom aux cieux, un nom que je dois taire, il
dilue l'espace, qu'il étend ou contracte à sa guise. On est toujours chez Horbiger, où n'a-t-il été
qu'un pion, mon damné autrichien ? L’autre chien arrive pourtant sans trop décontracter
l'espace; avec son regard de renard gris, ses oreilles qui pointent, son petit nez frémissant à
l'approche de la cloche finale à Wall Street. Mon cher Morcom, mon fils spirituel de Turing,
celui que j'ai aussi aidé en d'autres temps. Mais il le prend de haut.
-
Vous seul. Les autres n'ont pas le droit de venir.
Mais…
Nous descendons dans les ténèbres extérieures. Ici, ce n'est pas la terre creuse. On est
là pour les affaires, pas pour la rigolade.
C'est quoi Affaires ?
C'est une certaine classe qui voyage aux Enfers.
Je dois me rendre avec lui ; je pourrais ne pas le faire. Mais j'ai trop envie de savoir ce qui se
trame sur terre, sous elle, en elle-même. Je les salue une dernière fois. Je ne m'attarde pas, à
peine les salué-je, mais pourquoi fais-je comme çela ?
-
Mais Gerold…
A tout à l'heure…
Dépêchez-vous. On a des horaires très stricts.
Morcom avance vite, mais ne me quitte pas des yeux. Je dirais même, lectrice, qu'il me
lorgne. Oh, il n'admire rien en moi ; il est le patron de ceux qui admirent ce qui est à toi,
quand tu le possèdes encore.
-
C'est pour ma carte d'or ?
Montrez-la-moi… Pourquoi ne vous en servez-vous pas plus ?
Je n'en ai pas besoin.
Mais on va vivre cent ans, 200, peut-être mille…
Je n'en ai pas besoin. Sauf pour payer un pot à mes amis.
Son front s'est plissé, car il a pris cent ans. Il sait qu'il en vivra 300 de plus. Mais tout de
même, il n'aime pas mes manières.
-
On peut vivre sans posséder, pseudo Morcom. Car posséder, ici très bas, c'est se faire
avoir, tout de même ?
Je n'aime pas vos manières, Gerold comme disent vos petits russes. Je suis venu pour
vous chercher, tout de même.
188
-
Tu ne me chercherais pas, si tu m'avais déjà trouvé…
Tous mes amis sont déjà loin. Je suis cette fois aux commandes de mon propre destin, et de
celui des terriens je suppose. Mais comment les sauver, s'ils ne veulent que ce petit démon?
-
-
-
Vous êtes venu pour me demander quelque chose… Une contribution ? Une carte
dorée ? Une mort à crédit ?
Vous avez les jetons ?
De présence ? Tente-moi donc, Morcom. Lorsque toutes les femmes auront tes
fanfreluches consuméristes – et tu sais que la consommation est la mort, sans
sommation - l'affaire sera, c'est le cas de le dire, dans le sac ?
Comment ?
Evuittons-le. N’ébruitons pas, pourtant… Quand on n'a pas de m², on en met dans son
sac, comme la préceptrice, pas vrai ?
Mais…
Prends garde à toi, prends garde aux tours abattues, prends garde, à ta joie de détruire
que tu grimes, maître Grima, mon conseiller de Saroumane, en joie de créer… Tu
vends des sacs de prolétaire, tu vends des sacs en démonocratie, des sacs de chat botté,
des sacs de chatte bottée, tu as mille tours immobiliers et tu disposes de mille tours
immobilières dans ton sac. mais tu ne tromperas la messagerie céleste…
Je vois que s'il y avait les déçus du socialisme, il y a aujourd'hui les déchus du
capitalisme. Je ne vous reverrai plus. Adieu, Monsieur. Best regards.
Morcom ! Salue Ali Baba et ses quarante voleurs !
En cinq ans, les plus grandes entreprises françaises ont détruit 39400 emplois tout en
engrangeant des profits (+45 milliards), et des dizaines de milliards d'aides de l'Etat.
-
Ange libre, toujours tu chériras l'amer !
Qui me parle ?
Un esprit romantique…
Un esprit Rome antique ?
Ne joue pas au Mandeville…
Je me retournai. Il y avait à l'angle de l'odieux couloir trop blanc un petit homme très élégant,
à l'air romantique, que je connaissais pour être un génie de la littérature des heureux temps
napoléoniens et byroniens. Il avait l'air détendu, comme s'il me connaissait, et Dieu sait que
nous nous connaissions… Il s'approcha de moi, me tendit une étrange boîte emplie de ce que
tu nommes numérique, lecteur, et m'emmena dans ces nouveaux Enfers.
-
C'est les nouveaux Enfers…
Il y avait l'ancien…
Il y a le nouveau. Si vous voulez payer…
Avec cette machine ? Je préfère payer en épices.
En épice ?
Pardon, vous êtes italophone, non ? En spezie… En l'espèce… ma carte d'or, avec
votre précieuse machine, ne tiendra pas le choc.
Je le sais. C'est 32 horions.
32 ? Pour une visite aux Enfers ?
Aux vrais Enfers. Bienvenue dans le bonheur glacé des multinationales.
Tenez, c'est du solide.
189
-
Oh, des monnaies en or. Vous verrez, dans ces Enfers modernes, on parle beaucoup de
votre Zoloto… de votre or…
On en parle toujours.
On n'avait visiblement pas malmené mon élégant guide, François-René, envoyé aux Enfers
par l'Eglise rimski comme bien des gens brillants. Il avait choisi ce lieu-dit des Ténèbres
extérieures, plus opératif selon lui, plus axé sur le futur en quelque sorte. Ayant prédit dans
l'un de ses chefs d'œuvre tous ou presque les avatars des temps à venir, il avait voulu y
demeurer, se surprenant que son choix eût été suivi par tous les maîtres carrés et cubiques du
capital extérieur, qui ne voulaient rien de moins qu'un merger, qu'une jonction, une fusionacquisition, entre la terre et l'enfer moderne, pour que leurs affaires prospérassent au mieux, y
compris et surtout aux Indes ou en Chine, pays a priori si extérieurs à ces notions si faiblardes
et antitraditionnelles…
Nous commençâmes une descente qui n'avait rien de gravitationnel, je te le jure lecteur. On
était dans une coulée blanche, comme dirait le maire de… (Quelle mère ? demanderait
Mandeville…), un de ces couloirs d'aéroports minables comme il y en a vingt mille dans ton
monde minable, lecteur, et qui n'ont pour seul but que de précipiter ton départ, puisque tel est
le but de la gestion des flux, lecteur, précipiter ton afflux.
Nous devions arriver au grand centre de conférences, à un grand hall. Tout cela ressemblait
fort à la première descente, lecteur, mais c'était différent. Pour de nombreuses raisons.
-
-
-
Premièrement, il ne régnait ici aucune affaire de malédiction. Tout y était choix. On
était descendu pour faire des affaires.
Deuxièmement, le volume brassé des affaires n'avait rien à voir avec celui de notre
ami El Dante ou du club allemand. On parlait business, et le diable même ne sait d'où
vient ce mot… Mais, c'est vrai, le diable est encyclopédiste…
Troisièmement, il ne restait aucun vestige de nature ni de culture. Ou sous forme de
lézard moderne, pardon d'art dit moderne.
Quatrièmement, il n'y avait pas d'enfants marrants et assassins, mais simplement des
adultes à têtes d'anges exterminateurs, et bidouillant un Basic English qui eût fait
honte aux poètes que je pensais inspirer jadis en Suisse ou dans le Lake District.
Cinquièmement et dernièrement, lecteur, il régnait ici une marque d'irréalité
irréellement british et évangéliste, qui est la marque spécifique de l'Enfer, tel qu'il fut
défini il y a peu par un écrivain sud-américain : un lieu sans réalité, comme tes maîtres
carrés.
François-Irénée, bien mis et gominé, mal bouclé, avec un bon gobelet, commença à
m'expliquer :
-
-
L'Enfer n'est donc pas, comme tu l'as déjà expliqué à ton lecteur et sa dette souveraine
infinie, placé dans le centre du monde (car le Ciel et la Terre peuvent être supposés
n'être pas encore faits, et certainement pas encore maudits), mais dans le lieu des
Ténèbres extérieures, plus convenablement appelé Chaos. Là Satan avec ses anges…
Tu veux dire que là je vais voir Satan…
Mais tu l'as déjà vu… Tiens, il leur parle.
François-Irénée le cita lui-même, étrange être venu de l'Angleterre, comme son duc
d'Enghien, car on ne peut démoniser l'Empireur et canoniser la collaboration avec le complot
190
capitaliste intégral et permanent. Il nous éteint, car ils font tous le plein (d’essence s’entend,
mais tu n’entendras pas, change de livre…)
Je le vis, cela me fit un choc, lecteur, car on m'en avait parlé, au ciel, de l'hurluberlu, de
l'oncle fou, l'oncle rené, qui tous nous avait tentés, mais était déjà bien vieux pour nous, anges
si jeunes…
Il était dans un grand hall, dans un grand centre de conférences. Tous les démons au grand
complet. Participants. L’important, pas de gagner, etc.
On y parlait d'immobilier, radiographies (notamment un docteur Cookie…), de terres rares, de
capitaux baladeurs, comme leurs maîtres… Cependant, il s'exprimait dans un sabir moderne
dont je ne maîtrisais plus la substance ni l'essence. François-Irénée me traduisit, je cite encore
ces précieuses lignes :
Satan leur adresse un discours, il les console par l'espérance de regagner le Ciel ; il leur
parle enfin d'un nouveau monde, d'une nouvelle espèce de créatures qui doivent être un jour
formées selon une antique prophétie ou une tradition répandue dans le Ciel.
-
-
-
-
Prince, me dit-il…
Prince ?
Prince… Nous sommes en guerre et paix. Vous, descendu du ciel, répondez, je le veux
: le savez-vous vraiment ?
Quoi ?
Que les anges déchus veulent remonter vers le ciel ?
Milton, me sembla-t-il… Ah ! Je comprends… Vous voulez dire, messire du château
brillant…
Château brillant! Château brillant ! Mais je vous vois venir…
Les prix montent sur la terre parce que les démons infernaux veulent revenir sur la
surface. Ils exploseront, les prix, les terriens disparaîtront, et les anges déchus
escaladeront l'échelle du Jacob…
Jacob est un ami, le saviez-vous ?
Ils escaladeront les prix, qui monteront donc jusqu'au ciel, pour y retourner.
Vous voulez dire que c'est pour cela que les prix y montent, jusqu'au ciel ?
Oui.
Ciel !
Ecoutez, Milord des cieux célestes, je vous mène cette fois, non en vos campagnes
Horbigeriennes, clausewitziennes, schopenhaueriennes, byroniennes, que sais-je, quoi,
mais dans des textes infinis, douloureux, que même les védas…
… que même les védas…
Ne supposaient pas. Ecoutez- donc votre orateur. C'est ton ami Suce-Kopek, ange de
peu de choix. Il s'exprime en anglais, le satané. Il l'a appris à la City. 1665-1666.
L'anglais n'est pas langue hérétique, l'anglais est…
Je sais. La langue de Lui. Sa propre langue. Sa sale langue. Peculiar or proper.
Such place Eternal Justice has prepared
For those rebellious, here their Prison ordained
In utter darkness, and their portion set
As far removed from God and light of Heav’n
As from the Center thrice to th’ utmost Pole.
O how unlike the place from whence they fell!
191
J'aimais ces mots bien susurrés par mon bon Suce-Kopek. Des mots tant altérés, des mots tant
suscités, que jamais on n'en verra de meilleurs, tant que la terre durera, et avec elle ses
veilleurs et bons spéculateurs. Justice, prison, portion, ciel, et centre, surtout, center, lecteur,
toi aimes tant aller à te garer dans tes parkings alambiqués pour te consacrer à l'achat des
sublimes marchandises consacrées au fils duquel tu es censé t'adonner, Adonaï, ô mon
adorateur béni des cnetres commerciaux…
Farewell happy Fields
Where Joy for ever dwells: Hail horrors, hail
Infernal world, and thou profoundest Hell
Receive thy new Possessor: One who brings
A mind not to be changed by Place or Time.
J'étais bien là dans mes maîtres carrés… Merci François-Irénée (Irénée ou René ?) ! On nous
recommandait, m'expliqua-t-il pour échapper au sabir, de dire adieu aux champs joyeux, de
saluer l'Enfer, de saluer les territoires protocolaires, au prix déjà salés, mais ce n'était pas cela
qui allait les arrêter, les grimauds !
L'orateur écumait. Mais il fut remplacé par la Sibylle de Cumes, qui tout autant écumait, tout
autant irradiait de vie médiocre, alternée, fatiguée, liée au simple plaisir (c'est moi qui le
déduis, lecteur) de se faire baiser, comme toute bonne femme mise au service du mal, pardon
du mâle (et c'est là que Horbiger, avec toute son exigence diligentée vers ma chère Fräulein,
m'apparut dans toute sa noblesse, lecteur), et c’est là qu’elle continua :
The mind is its own place, and in itself
Can make a Heav’n of Hell, a Hell of Heav’n.
Better to reign in Hell, than serve in Heav’n.
-
-
Pourquoi ce langage international ?
De quoi parlez-vous donc ? Du dialecte de transaction ?
Making money ! Making money !
Vous, vicomte, qui vécûtes au temps de l'Empereur, pourquoi ne vous y vous
consacrâtes pas, à son culte ?
Au culte de qui ?
Au culte de qui ? Au culte de qui ? Mais je vais te le dire moi !!! Car je vais te mettre
la torgnole, vois-tu pas ? Il est trois dieux en ce temps-là. Beethoven, Lui, l'Empereur,
et Lord Byron, mon serviteur…
Ce langage me paraît clair, monseigneur, et c'est pourquoi il fut choisi…
Pas même par tout. Tu ne l'as pas prévu dans tes mémoires, grand sot…
C'est qu'il n'y est pas, présent. Car qui a envie de l’évoquer, grands dieux ? A part un
ministre ou un affairiste, et quoi ?
Napoléon, Beethoven, Chateaubriand. Il ne manquait que Satan ?
On a récupéré Rothschild !
Château bas, messieurs !
Pendant notre dispute, Suce-Kopek, qui n'en démord pas, et me demeure sympathique, dans
son adoration naïve et fanatique du capital, de la consommation, de la féminitude qu'elle
suppose, Suce-Kopek, dis-je donc, articule dans son anglais, et du meilleur qu'il peut, les vers
suivants :
192
But wherefore let we then our faithful friends,
The associates and copartners of our loss
Lie thus astonish on the oblivious Pool,
And call them not to share with us their part…
-
Tout de même Vicomte, qu'allâtes-vous faire tant de temps en Angleterre ?
Plaît-il?
C'est le pays du capital, bon dieu, pardon, Mon Dieu !
Et donc ?
Et donc, ces notions si vulgaires, si capitalistiques, si sataniques, et liées au…
Mais écoutez donc !... Morcom vient d'arriver ! Il est accompagné du nouveau duc de
Wellington. Il parle d'immobilier, Real Estate, l'être réel de notre monde ! Vous
comprenez, c'est si important, les réceptions !
In this unhappy Mansion, or once more
With rallied Arms to try what may be yet
Regained in Heav’n, or what more lost in Hell?
-
Unhappy quoi?
Mansions ! Les demeures, voyons ! Les manants, les voyous qui demeurent, et qui
meurent sur place !
Je vois… Satan, déchu de l'immobilier céleste. Merci, vicomte, la leçon m'aura été
profitable.
Et si elle ne l'est pas, allez crevez du côté des filles de votre Amazonie ! Avec votre
caméraman Werner !
Le vicomte délirait, il est vrai… Il est vrai aussi que ceux qui en Enfer ne végétaient pas,
végétaient aussi peu que les arbres qui poussent fort en Amazonie. Morcom commençait à
s'escrimer avec son micro ; et, quoiqu'on ne soit plus vraiment aux bons vieux temps de notre
propagande, on ne saurait mieux résumer la fascination verbale qu'il exerçait sur ses pauvres
troupes :
For who can yet believe, though after loss,
That all these puissant Legions, whose exile
Hath emptied Heav’n, shall fail to re-ascend
Self-raised, and repossess their native seat.
Repossess their native seat : imagine, lecteur, que moi qui ai engendré Enée, je puisse
reconduire, et Enée, et son frère, et son père, et la veuve d'Hector, dans leur vieux centre-ville,
dans la vieille Enéide, dans l'ordre mat du blanc pouvoir. Dans leur siège natif, leur…
Space may produce new Worlds
Ici Satan, ce vieil infatigable agent immobilier, obtient un triomphe. Il souligne ce fait : un
hôtel perdu en Bolivie, c'est 10 biolards. Deux hôtels ici bas, c'est mille biolards. Il faut plus
de biolards, plus de tout, et donc plus d'abrutissement interplanétaire. C'est selon. C'est rare
les triomphes, même chez les Asiatiques, si féconds en rites, et si rares en célébration épiques
et héroïques. Mais là, grâce à Morcom, tout le monde est content. Et la terre est décrétée
Plus gros PNB de tous les mondes connus. Brrr…
193
10 000 fois le PNB de notre an zéro… Brrr…
Quel progrès donc ? Qui y croira ?
Le monde est une merde ; la terre a besoin du monde. Il s'agit de décréter que la Chine et
l'Inde développées en ont besoin, des trois Brésil, et qu'elles donc peuvent crever, toutes nos
bonnes planètes. Mais si l'on n'y arrive pas… Il y a des arbres. Il y en a de la terre. Du fric à
faire avec, partout et toujours. Et il n'y a rien d'autre. The machine never stops. The machine
can work for you. Comme dit le mauvais génie, on n'échappe pas au commerce américain.
Dot. Com.
Que faire de ton si futur fric, mon bon lecteur ?
Cela ne semble pas interrompre nos hôtes : Texans, arabes ou tels quels, ils veulent toujours
plus. Et, sur fond de musique de Purcell, voici ce qu'ils ajoutent :
Mammon by him first
Men also, and by his suggestion taught,
Ransacked the Center, and with impious hands
Rifled the bowels of their mother Earth
For Treasures better hid.
François-Irénée, pour une fois, reprend la parole :
-
Le centre, curieusement, c'est le centre de la terre. Ce ne sont pas nos enfers, pardon,
pas nos affaires…. Ce serait plutôt l'affaire d'Horbiger.
Ah, tu le connais ?
Pas vraiment… On le connaît par vous, votre seigneurie, tout simplement.
Depuis que je suis dans ces parages, dans cet Enfer, l'enfer nouveau, l'enfer libéré, l'enfer
renouvelé, je me sens trop flatté. Cela me met sur mes gardes.
-
On parle ici de ce pillage…
Pardon ?
De ce pillage, de cette profanation de cette terre…
Vous-même vous prétendîtes que l'Empereur avait un peu contribué à la victoire de
l'usure…
… ou de la côte d'usure, oui, je vous vois venir, mais n'oubliez le comte…
Lequel ?
Soon had his crew
Op’nd into the Hill a spacious wound
And dig’d out ribs of Gold. Let none admire
That riches grow in Hell; that soyle may best
Deserve the pretious bane.
Notre Morco, mon petit invisible flanqué de quatre gardes, s'emballe. Le pillage des Enfers
pour l'affairisme capitaliste, tel fut le bon génie de Waterloo. Ainsi le monde s'endormit, entre
femmes exterminées, ventres troués aux quatre coins du monde, et bientôt oui bientôt de
sombres macchabées mobiles, cloportes finissants aux seuils des portes d'or chinoises.
-
Tu voulais des fourmis ?
Pardon?
194
-
Tu en auras !
Quelle satisfaction!
Enhorabuena !
Molodtsy! Pozdravlayem!
Comme il m'a aidé, mon vicomte ! Je voudrais tant discuter avec le bon… avec le bon…
Joseph de Maistre ! Car qui dit pillage dit mines ! Qui dit mines dit petitesse des tailles ou des
kvartira, pardon de leurs appartements ! Et notre John Morcom nous la souligne, la nécessaire
petitesse des géants devenus nains, la simple affaire immobilière, si l'on peut dire, en ces
temps où il faut faire de l'espace, laisser la place, faire du room :
Thus incorporeal Spirits to smallest forms
Reduced their shapes immense, and were at large
Though without number still amidst the Hall
Of that infernal Court.
Ce que le vicomte me traduit ainsi bien : Voyez la merveille ! Ceux qui paraissaient à présent
surpasser en grandeur les géants, fils de la Terre, à présent moindres que les plus petits
nains, s'entassent sans nombre dans un espace étroit.
Enfin dans l'agitation du congrès, du grand Center et de cette assistance de partners
enthousiastes et d'associates, je me rends à l'évidence : le modèle du pandémonium capitaliste
est dans ce paradis à conquérir, et cette place au paradis à retrouver, grâce aux engins, nous
dit entre autres un orateur, un promoteur des beaux engins de l'architecte Mulciber.
Un autre orateur brille au comptoir, sous les sourires des sibylles, faisant l'éloge de ce pouvoir
dont le centre est partout et la circonférence nulle part :
Chaque usine, chaque laboratoire, n'est qu'une pièce d'un ensemble destiné à couvrir le
monde… La main du nouveau propriétaire est condamnée à se refermer sur du vide… Seul le
quartier général possède les clefs de vue de l'ensemble…
Et de prôner les nouvelles surveillances : on passe du gouvernement par les ordres, de
l'obligation ou de l'interdiction, au gouvernement par un système de règles, de procédures, de
techniques. Microtechnologie s'assujettissement, le nouveau pouvoir se glisse partout.
Enfin, deux petits vieux tout neufs à tête de cabots, les Bogdanovios, se flattent de nous
amener à trois siècles de sottise. Ils entrent, se caressent, se coquètent, se succèdent au
comptoir, et ils nous couvrent de baisers volatils et d'encensements de flux. L'infernal Hall en
est conquis. Les consultations vont commencer…
After short silence then
and summons read, the great consult began
J'en sais assez pour aujourd'hui, à supposer qu'il y ait encore un aujourd'hui dans ce grand
présent permanent. J'essaie à nouveau de me situer : nous serions à Londres, ou sous Londres,
ce qui dans ce monde toujours couvert par des cycles et des couvercles, est un peu la même
chose. Nous aurions couvert, c'est le cas de le dire, près de vingt milles sous le Subway
mondial qui recouvre, à moins qu'il ne la sous-couvre, la terre.
-
Connaissez-vous la tour magique de Berlini ?
Non, je…
195
-
Laissez-moi vous montrer.
Et notre bon vicomte m'y emmène, à cette tour. Nous traversions plein de halls emplis de
gentils démons désincarnés prêts à remonter dans l'univers fini des domaines des dieux. Ils se
feraient bien minces en effet, pour y passer là-haut. Ils parlent des études pour les enfants, des
formations, déménagements, et puis du sport, et des congrès, de la survie, et puis du sport, ils
baragouinent cela dans leur anglais formidable, ils célèbrent William et il fait nuit toujours,
dans leurs calembredaines.
A côté de nous deux, je vois passer des stars, des vedettes, des muses, des femmes assassines,
des Golden Boys de Prisunic, des petits cravatés, et des minables euphorisés, des agents
morts, rhododendrons des câpres, des petits investisseurs, des gros porteurs, et des cloportes,
oui, des cloportes surtout.
Oui, un homme du vingt-et-unième siècle a pour premier devoir d’être une créature
quelconque, surtout sans caractère : car un homme à caractère, un homme d’action est
essentiellement borné.
François-Irénée s'exprime, qui lit dans mes pensées sereines :
-
Les cloportes seraient des arthropodes, pas vrai ?
Je crois… Ils valent moins que les insectes, non ?
Tout le monde a célébré les abeilles, ou bien les fourmis… Mais les cloportes ?
Ils vivent dans les souterrains immondes et humides, ils ont des carapaces…
Exactement.
Ils sont aveugles, aiment l'obscurité, ils se déplacent vite, ils ne communiquent pas.
Exactement.
Ils sont contents de leur sort, ils ne réclament rien, ils ne voient rien venir.
Exactement. Je vais te montrer.
Mais ce n'est pas la peine…
Je ne sais pas ce que l'enfer de William Morcom, l'ange déchu qui voulait être calife à la place
du calife, peut apporter de bon. Il peut tout polluer, il nous peut tout détruire, il peut tout
remplacer, il peut surtout tout ennuyer dans la médiocrité de ces temps de la Fin. Et je les vois
souffrir, ces sots debout, dans le Hall of their Tortured Souls.
Car il est vrai, comme il est dit par un des grands enfermés d'ici très bas, d'ici ailleurs même
soit dit, que la démonocratie attaque l'âme, et épargne le corps. Elle y va droit au but, la
démonocratie, pour assiéger le paradis avec sa salle d'attente immense, sa scène de théâtre
immonde, son inhumaine comédie et tous ses figurants plaintifs. Et son ubiquité, et son
beuglant omniprésent.
Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les
petites proportions d'un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science le
moyen de changer de planète.
L'enfer sous terre ce n'est plus pour longtemps, lecteur. C'est pour cela qu'on est dans les
ténèbres extérieures et l'on y enverra plein de cellules souches.
-
Des cellules souches aux Enfers ?
Pour remplacer les méchants ?
Donner le change. Mettre l’eau à la bouche…
196
-
Avec ces cellules souche ? C’est louche.
Et avec diable parlais-je ?
Et l’Enfer gémit à la pensée qu’il n’y viendrait plus de pécheurs. Notre Seigneur dit alors à
l’Enfer : « Ne gémis pas, enfer, tu hébergeras des grands seigneurs, des ministres, des juges,
des richards, et tu seras de nouveau rempli comme tu le fus toujours, jusqu’à ce que je
revienne ».
Brekekekex coax coax, brekekekex coax coax ! Filles marécageuses des eaux, unissons les
accents de nos hymnes aux sons de la flûte, le chant harmonieux coax coax, que nous
entonnons dans le marais, en l'honneur de Dionysos de Nysa, fils de Zeus, lorsque la foule
enivrée, le jour de la fête des Marmites, se porte vers notre temple. Brekekekex coax coax !
Quelque part, quelqu’un m’explique quelque chose, tout mieux.
29 Et si quelqu’un a vendu une maison d’habitation dans une ville murée, il aura son droit de
rachat jusqu’à la fin de l’année de sa vente : son droit de rachat subsistera une année entière
;
30 mais si elle n’est pas rachetée avant que l’année entière soit accomplie, la maison qui est
dans la ville murée restera définitivement à l’acheteur, en ses générations ; elle ne sera pas
libérée* au Jubilé.
31 Mais les maisons des villages qui n’ont pas de murs tout autour, seront considérées
comme des champs du pays ; il y aura droit de rachat pour elles, et elles seront libérées* au
Jubilé.
32 Et quant aux villes des Lévites et aux maisons des villes de leur possession, les Lévites
auront un droit perpétuel de rachat.
33 Et si quelqu’un a racheté d’un des Lévites, la maison vendue dans la ville de* sa
possession sera libérée** au Jubilé ; car les maisons des villes des Lévites sont leur
possession au milieu des fils d’Israël.
34 Et les champs des banlieues de leurs villes ne seront pas vendus, car c’est leur possession
à perpétuité.
197
Un détour par Babel
Je devine peu à peu les têtes de ces monstres. Un vieux maître disait qu'en cette Fin de Temps
nous nous retrouverions en présence de démons incarnés. Des vieilles dames graves, à tête de
sauriens. D'énormes éclats de rire, un gouffre pour l'esprit. Des mille-pattes fous, des
perruches sans cœur, des poissons rouges à trois sous de mémoire, des requins de finances aux
écailles éveillées, des vautours moribonds à la queue déplumée, et puis des loups-cerviers, des
affamés d'usure, puisque l'Enfer, qui est toujours le même, est celui du marché noir de
l'insatisfaction humaine.
Morcom, Dieter ou Suce-Kopek, leurs ingénieurs psychiques, leurs semi-conducteurs, qui
tranchent avec mon vieux copain Mein Fou rire, ont un secret, un seul : et distiller, et distiller
encore de la menue insatisfaction. La déception conditionne le rachat, le deficit spending, le
renouvellement de la dette immonde. Soyez déçues, vous reviendrez. Ils en veulent plus.
Le système du Crédit public, c'est-à-dire de dette publique, envahit l'Europe définitivement
pendant l'époque manufacturière. Il n’ y a donc pas à s'étonner de la doctrine moderne que
plus un peuple s'endette, plus il s'enrichit. Le crédit public, voilà le credo du capital.
Après l'Apocalypse, me confirme François-Irénée, qui tient l'expression d'un ami francilien,
on constate une implosion épouvantable de toutes les dettes comme si dans son branle-bas de
compas, les enfers extérieurs avaient déclenché un endettement massif destiné à précipiter les
invasions futures de la terre et du ciel.
La dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, aux opérations aléatoires, à
l'agiotage, en somme aux jeux de bourse et à la bancocratie moderne … Bolingbroke décrit
l'apparition soudaine de cette engeance de bancocrates, financiers, rentiers, courtiers, agents
de change, brasseurs d'affaires et loups-cerviers.
-
-
François-Irénée ?
Oui donc, cher ami.
Peux-tu me raconter la Tour ?
Mais…
Je ne veux pas la voir…
Très bien. je te raconterai alors… Ou plutôt je te ferai raconter cette histoire par un
ami ici présent – ici traînant – et qui parle d'une belle voix provençale des
transformations historiques et sociales au temps des chevaliers d'industrie…
Comment je le connais…
Excellemment…
Lettres de mon bunker !
Il était là, la barbe longue, et mis comme un bohème du moins stupide des siècles. Il parle
avec un accent magicien, musicien même. Il parle avec l'accent avec lequel il écrit, si c'est
possible. C'est un mutin de Panurge.
-
Ah, vous voulez la tour ? C'est qu'il les aime, nos grands tours ! Et qu'ils n'en ont
jamais assez, allez !
198
-
Oui…
Parfois, ils en détruisent pour en construire mille fois plus !
J'ai bien besoin d'oublier l'odieux réel journalistique de cet Enfer. Il le comprend. Et il s'assied
alors, sur son trépied, et de sa belle voix d'orateur politique et littéraire, il me conte l'astucieux
conte suivant :
J'avais un ami, Berlini, l'auteur du fameux mur, qui le sépara de sa femme ou de son orient, et
qui faisait des m². Il décida un jour de construire une tour, histoire de faire… un chemin de
ciel.
Tout le monde sait, tout le monde raconte, que nous manquons d'espace, enfin que le monde
moderne déborde d'espace… On a prétendu le contraire, eh bien c'est le contraire ! Nous ne
savons que faire de notre temps étale, infini, creux et vide, de notre temps de retraités, mais
nous sommes tous concentrés, sur-concentrés même en un seul point d'espace, quel que soit le
pays. La Principauté n'est d'ailleurs guère une exception. Alors un jour il se prit la décision
(ces décisions sont toujours impersonnelles : c'est toujours "on", ou "ils"…) de construire une
tour magique de 666 étages ou plus, qui devait s'élancer de là-haut, au-dessus de l'avenue
Princesse X, et cette tour n'aurait pas de fin ou presque, et elle serait plus haute que les plus
hautes tours de l'Asie, de la Chine ou Kuala Lumpur… ce serait une tour pétrolière…
On pensa l'appeler la tour de Babel. Après tout, Babel, on en a fait le tour, et Babel n'effraie
plus personne. Les divisions de langues ne gênent plus personne, depuis le règne de
l'informatique, à supposer qu'elles n'aient jamais gêné quiconque. Puis, finalement, mon ami
Berlini, celui qui avait construit le mur sentimental dans son propre appartement, décida
d'imposer son projet en même temps que son nom. On comprendra pourquoi.
Dédalus… l'auteur (non la hauteur) du projet se devait d'être à la hauteur de son propos. Les
sous-sols de la P. étaient devenus un vrai gruyère, disait Berlini, un labyrinthe : eux étaient la
racine. Et il était normal que de la complexe racine rhizomorphique jaillît un arbre de
lumière étincelant, alliant tous les alliages et tous les métaux modernes (ou postmodernes).
Par ailleurs Berlini ne lésinerait pas sur les moyens : je l'en savais capable, lui qui m'avait
nommé conseiller exceptionnel sur ses chantiers gigantesques… Et il savait toute la
symbolique crétoise, la symbolique de Minos, celle qui compte et nous abreuve de symboles et
de justifications architecturales.
-
Tu vas voir, me dit un jour Giovanni, je suis plein d'idées.
Je ne demande qu'à voir, et à entendre.
Pour entendre, j'en entendis. Surtout au début : une nouvelle tour du fada, le chiffre de
démon, je ne sais quoi… Tout y passa. Et puis cela se calma : car c'est cela qui se passe dans
notre monde : on s'habitue à tout, et tout se calme.
Le chantier mesurait au sol quatre hectares : et tout se construisit à partir de cela, prêt à
s'envoler jusqu'au ciel. Plusieurs centaines d'étages…
Il y en aurait pour tous les goûts : notre principauté est prête à s'élever jusqu'au ciel !
Encore faut-il l'accepter… Vivre au vingtième étage de l'avenue Princesse Grâce, passe
encore … Mais au cent vingtième, au deux centième ! Et pourtant, il y en avait, des
candidats… Jusqu'en Chine mon ami Berlini vendait son fabuleux programme… Il en avait
appris des idéogrammes, et des formules de politesse… Et sa tour s'élevait, avec aussi toutes
ses fantaisies. Car s'il faut bien reconnaître une chose, c'est qu'après tant de tours sottes et
199
énormes, édifiées depuis bientôt deux siècles maintenant, cette tour Dedalus fut une fête de
l'intelligence constructrice…
La tour de mon ami avait de nombreuses caractéristiques exceptionnelles : comme elle était
haute bien haute, et bien large à la base, et dotée de des dernières innovations
technologiques, elle semblait à bien des égards un autre monde, ou tout au moins un monde
en soi.
C'est ainsi qu'elle était pourvue des plus extravagantes excentricités : il y avait des
appartements gigantesques, des petites villes modèles des répliques du parc national du
Mercantour, de cités classiques ou baroques diverses (comme Noto); un oligarque se fit
construire une réplique amusante de cité Potemkine : on sait que ces cités étaient élevées le
temps d'un voyage de l'impératrice dans une province de son trop vaste empire pour la
convaincre qui tout y allait pour le mieux. Un des originaux fortunés demanda même à se
faire construire une réplique de las Vegas. Ceci suscita une discussion entre Berlini et moi :
-
Tu penses vraiment qu'il est sérieux ?
Comment cela ?
Eh bien que l'on peut demander de dessiner un appartement qui est la réplique d'une
ville qui est elle-même la réplique d'une somme de villes dans le monde…?
…. Euh, est-ce qu'il t'a payé ?
Oui !
Alors, c'est qu'il est sérieux…
Voilà comment on apprend à distinguer en effet ce qui est sérieux de ce qui ne l'est pas.
Mais il y avait d'autres types d'originaux : ceux qui voulaient les jardins de Babylone, ceux
qui voulaient un selva bolivienne… il y avait même ceux qui voulaient des salons bien
glaciers. Il fallait réfrigérer tout un étage, puis semer quelques hectomètres cube d'eau, enfin
parsemer un espace bleuté de glaciers patagoniens… ces riches, par les temps qui courent,
ont de ces exigences…
Il y avait même ceux qui voulaient des espaces intelligents. Par exemple un propriétaire
voulait acheter deux ou trois étages, et en gagner un par l'ascenseur suivant son état d'âme ;
un autre avait un garçon - je me souviens de ce bon Giancarlo – qui voulait transformer un
jour son étage en piste de kart, le lendemain en piste de danse… Un autre voulait un
appartement labyrinthique et mutant dont, on le sait, Bernini était un spécialiste depuis son
mur… Un autre enfin avait une collection de plus de cent voitures anciennes, et voulait à la
fois un appartement parking et un appartement-musée… Alors il fallait le contenter sur les
deux plans…Alors ces grands espaces devenaient passionnants ; et je prenais un plaisir fou à
les visiter, à observer et apprécier la diligence et l'habileté de ses constructeurs.
Tout de même, tout a une fin, mais cette tour n'en avait pas. Les projets étaient trop
ambitieux, les travaux traînaient, les changements d'humeur abondaient. On finissait par
l'appeler, par référence à la colonnade du Bernin la "déconnade" de Berlini… sur la côte, on
a vite fait de se moquer des gens, vous savez… Les commanditaires s'impatientaient, les
banques aussi… C'est que certains étages ou appartements étaient achevés bien avant les
autres. On pouvait se loger au trois centième étage, mais toujours ne rien avoir au deux
centième… mais c'était bien normal : avec ces capharnaüms sur commande, comment un
architecte, un maître d'œuvre avec une troupe d'ailleurs changeante d'assistants pouvait bien
s'en sortir ?
Je commençais à redouter le pire : la disparition de mon ami, déjà une fois remplacé par son
mur… Il se taisait, devenait lymphatique, neurasthénique, silencieux… On se mettait à le
200
perdre, aussi… Il s'égarait dans un des longs couloirs de triplex à mille mètres carrés et je ne
sais combien d'euros, et, appartement intelligent aidant, il ne reparaissait que plusieurs jour
plus tard… or la tour avait bien dépassé les deux mille pieds, et elle se promettait de faire un
jour de l'ombre aux monts golfeurs du Cachemire en personne. C'est pourquoi l'un de nos
propriétaires se proposa de construire un parcours de golf dans l'un de ses appartements : les
gens n'auraient qu'à prendre l'ascenseur, disait-il, et ils auraient un parcours d'excellence,
sans une de ces incidences, pluie, neige ou vent, qui vous gâche de temps à autre un parcours,
voire une saison…
Puisque je parle du mont Gullmarg, moi qui depuis le temps ai fait partie de la pyramide
bureaucratique de mon ami, et l'ai même bien escaladé, étant co-directeur, lui étant disparu
la moitié du temps ou presque… puisque je parle du mont Gullmarg, disais-je, je devais bien
évoquer ce problème si présent, et sur le mont, et dans la plaine, de la brume… Eh bien les
brumes survinrent et abondèrent à partir du centième (et du centième seulement ! Voyez le
changement climatique…) étage… certains locataires demandèrent des débrumisateurs : ils
payaient assez cher, disaient-ils, et désiraient que l'on chassât les brumes. Mais d'autres,
venus du nord, ou plus écologistes dans l'âme, voulaient qu'on les conservât. Comme souvent
dans ces cas le désir écolo contredisait la pratique du quotidien : et il fallait dépenser plus
d'argent et brûler plus de carbone pour obtenir un ciel plus bleu ou au contraire plus gris…
Comme le siècle avançait, si la tour ne montait pas, il y avait de plus en plus de règles
conformes à l'esprit des temps et au besoin de nos contemporains de nuire à leur prochain :
ainsi, parmi les patelinages si je puis dire, il y avait des ordonnances imposant un étage sans
enfants, sans femmes ou bien sur, quoique plus rarement, sans hommes. Puis il y avait les
étages sans chiens, les étages sans fumeurs, les étages sans tel type de produit jugé toxique ou
dangereux, même au troisième degré, pour la santé… Toutes ces règlementations ou, bien
sûr, ces déréglementations ralentissaient la construction, que dis-je l'édification et
l'achèvement de la Tour Dedalus ou Tour aux 666 étages…
Un jour, pourtant, que Berlini avait disparu, et même son épouse, je crus bien être au bout de
mes peines…J'étais là, je trônais plutôt, comme la câpre au Titanic, me prenant pour le roi du
monde…, quand soudain, au six cent soixante-sixième étage, avec une vue incomparable,
comme on dit sur la côte, alors que j'étais maître de moi-même comme de l'univers, je vis un
enfant.
C'était un des enfants très énergiques, entreprenants, de onze ou douze ans. Il venait, pensaisje, d'un étage inférieur, mais je ne le localisais pas. Il manoeuvrait une petite et complexe aile
delta, ce qui détermina d'ailleurs mon intervention.
-
Tu es de quel étage, lui dis-je tout d'un coup ?
Je ne sais pas, dit-il…
Vous avez plusieurs étages ?
Il ne répondait toujours pas. Je sentais qu'il avait envie de sauter, mais qu'il se retenait, peutêtre par déférence pour moi, l'édificateur de la tour Dedalus. Puis il me répondit :
-
Je suis le petit-fils de dom Berlini.
Son petit-fils ? Comme le temps passe… Et il ne t'a jamais présenté à moi ?
Il y a tant d'étages…
Comment t'appelles-tu ?
Je suis Icare, maître.
201
Puis il sauta dans le vide. Je me rendis compte moi-même que j'étais bien vieux et aussi bien
près du soleil.
Le vieux maître se tut. Et mon François-Irénée me signifia que son tour à lui tirait à sa fin.
Quant au mien…
Mais j'en savais assez pour aujourd'hui. Je n'avais plus besoin d'autres informations. Je vis les
bardamurbains foncer vers leurs transports, buter, lutter pour quelques bribes de m², je vis les
nouveaux monstres de l'Enfer tempêter ici bas, et le jeu pas très neuf de Morcom dénoncer la
fatigue…
Il me fallait sortir. C'est là, lecteur, que je tombais encore sur ce vieux Jean des Maudits. Dans
ce dédale incessant de couloirs obligés, comme s'il avait guidé par quelque panoptique ou ma
carte dorée, il m'avait retrouvé. Il me salua bas et me demanda si je savais pour la nouvelle.
-
Quelle nouvelle ?
Parvulesco est mort !
Et pendant que les Bogdanovios célébraient leurs fiançailles fraternelles après leur récent et
nouveau veuvage, avec comme témoins le fameux Drake ici présent, Charles Mouloud aussi,
je pris la main du vieil ami :
-
Il n'est pas mort, voyons, Jean des Maudits, il est juste invisible.
Vous croyez ?
Il est dans l'astral callicléen et subversif intégral. Ou s'il n'y est pas, c'est que l'on ne
peut plus se fier à personne. Mais suivez-moi.
Oui, ami.
Au fait… Mais où diable est Parvulesco ?
Avec les rois et les conseillers.
Qui venait de parler ? Je vis un petit homme tout flasque, mis comme un groom.
-
Qui êtes-vous ?
Je suis ton guide en démonocratie.
Vous me donnerez votre nom ?
I would rather not to.
202
Des lendemains qui chantent mal
Je m'efforçais de justifier mon maintien aux Enfers de la manière suivante : en effet, quoique
j'eusse perdu contact avec mes amis, que je fusse sans information sur Maître Parvulesco, et
que j'eusse troqué un bon guide comme François-Irénée pour ce scribe de Wall Street, j'avais
atteint le saint des saints dans le monde des Enfers, qui est devenu tout proche de ton monde à
toi, mon lecteur frère.
Terminus ! Tout le monde descend ! Coney Island !
Et je trouverai bien un moyen de remonter la rampe, dussé-je crier fort et invoquer tous les
anges du ciel. Car il y a beaucoup plus de mondes et d'anges dans le ciel que toute ta
philosophie si terrienne n'en pourra jamais rêver, mon cher lecteur. Il y a Boulou Boulou.
Je commençais donc ma tournée comme l'autre qui entama la sienne au temps des misères de
Job. Je demandai à mon guide s'il souffrait fort en Enfer : mais il semblait ne plus être
souffrant, au sens strict, comme dit une autre russe, il ne savait plus s'il était vivant. Il se
contentait de me montrer des formes dans les espaces piquants qui nous cernaient.
Ils n'avaient pas l'air de se parler entre eux, entre sexes, tout à fait comme dans la rue. On
aurait dit de grosses bêtes bien dociles, bien habituées à s'ennuyer.
Il n'y avait rien d'horrible dans leur situation. De ce point de vue l'enfer moderne est bien
moderne : on y travaille, on y sue, on s'y remue, on est soucieux, mais pas de soi, pas de son
âme. Son âme, on l'a perdue depuis longtemps. Alors on fait semblant. Pour moi, je le dirais,
cette tournée fut ma plus dure. Alors je songeais à Bardamu.
Ce qui est pire c'est qu'on se demande comment le lendemain on trouvera assez de force pour
continuer à faire ce qu'on a fait la veille… C'est qu'en effet il faut durer quelques jours de
plus dans cette atrocité des choses et des hommes.
Puis je songeais au scribe yankee.
L'isolement dans cette fourmilière américaine prenait une tournure plus accablante encore.
Mais lui semblait content toutefois, avec sa ribambelle de damnés, de clonés, de siliconés, de
liftés, de fliqués et de soignés. Un bon guide content, mais qui me prit plus cher que FrançoisIrénée, quand il n'avait rien, mais rien à dire. Mais je pensais aussi que ce pays caïnite avait de
quoi séduire les posthumains de votre Fin des Temps. Des cloportes tournant dans un tunnel
trempé…
Nous cheminions mollement quand à un moment il me quitta, et je ne le revis pas.
Etrangement recroquevillé, au pied du mur, couché sur le flanc, les genoux repliés et la tête
touchant les pierres froides : tel m'apparut l'émacié Bartleby. Mais rien ne bougeait. Je
m'arrêtai, puis m'approchai tout contre lui ; je vis…
203
Ce fut la mort de mon taciturne ami qui me rendit l'esprit. Il me fallait sortir, de cet Enfer où
j'étais parvenu par un couloir situé malgré tout dans l'appartement haussmannien d'Horbiger.
Mais j'étais prêt maintenant.
On me tira par la manche, ou ce qui me tient lieu d'icelle. En me retournant, je vis une étrange
vision faite de bleu, de rouge, d'yeux piquants et de coiffes pointues. Une bonne infernale
vision plus classique, propice à te donner une idée des blockbusters qui sont la pitance de ces
temps.
-
Vous voulez voir de la souffrance ? De la souffrance aux Enfers…
Mais j'ai…
C'est vrai, mec, tu perds ton temps ici. De la souffrance, de l'horreur, du snuff, du
gore, tu vas kiffer…
Si vous le dites…
C'est ainsi que l’infernal lutin misérable me mena par monts et par vaux dans des lieux où
j'éprouvais une souffrance plus physique, je le reconnaîtrai. Et je vis le froid réel.
Le 6 décembre, le ciel se montra plus terrible encore. On vit flotter dans l'air des molécules ;
les oiseaux tombèrent roidis et gelés ! L'atmosphère était immobile et muette : il semblait que
tous ce qu'il y avait de mouvement et de vie dans la nature, que le vent même fût atteint,
enchaîné, et comme glacé par une mort universelle.
On s'écoulait dans cet empire de la mort comme des ombres malheureuses !
Je n'avais pas compris pourquoi chez les Anciens on refusait d'admettre qu'aux temps des
pestes, des guerres et des famines, la terre était le véritable enfer. Pourquoi l'on louvoyait et
faisait croire aux plus naïfs qu'un monde pire l'attendait. Tant il est vrai qu'à cette époque il
fallait prévoir le pire… De même je pensais aux monstres et despotes romains ou orientaux
qui dépeçaient les vivants, empalaient les pauvres, massacraient toute ville et nous
désespéraient de naître. Mais non, l'agent secret veillait toujours pour garantir au pauvre un
monde pire hors de son monde cauchemar.
Ils allumèrent des feux devant lesquels ils restaient toute la nuit, droits et immobiles comme
des spectres. Ils ne pouvaient se rassasier de cette chaleur ; ils s'en tenaient si proches, que
leurs vêtements brûlaient ainsi que les parties gelées de leur corps que le feu décomposait.
Alors une horrible douleur les contraignait à s'étendre, et le lendemain ils s'efforçaient en
vain de se relever.
La vie humaine est comme un mauvais rêve, mon bon lutin. Sauf que maintenant tu as gagné,
mon clown humain, de quoi te contenter du froid, de quoi te contenter du chaud, et de ta
misère, et de quoi adorer vieillesse et décrépitude pour 600 ans, quand tu ne sais ni jouer, ni
composer, ni jardiner. L'enfer alors se fait intérieur…
Ils se précipitèrent dans ces brasiers, où ils périrent dans d'horribles convulsions. Leurs
compagnons affamés les regardaient sans effroi ; il y en eut même qui attirèrent à eux ces
corps défigurés et grillés par les flammes, et il est trop vrai qu'ils osèrent porter à leur
bouche cette révoltante nourriture !
L'enfer alors se fait intérieur !
Mon lutin commençait à se montrer fort collant, comme on dit maintenant. Je finissais par
regretter Morcom&Co, lorsque… nous rencontrâmes un riche touriste gavnuk qui avait gagné
204
un voyage en promotion au grand Hell. Aussitôt il l'entretint dans son dialecte de transaction,
comme dit mon bon François-Irénée.
What a wonderful country you have! I have been twice there! If you want I can show to you
beautiful places here: Hell deserves better, as would say my mother! You have many places
and pits to visit here, including a wonderful waterfall of fire!
Le lutin – à moins que ce ne fût un punk – couvrait de palabres son objectif monétaire, dans
l'espoir sans doute que ce dernier ne répondrait pas, satisfait de l'hommage rendu à son
dialecte, et enivré de ce flux de reconnaissance qui consacrait son incomparable supériorité.
Once I used to be a trader, then I became broker. We have a lot of opportunities! Here in Hell
we have great mines of huge copper, you know, and it is, you know, so big a challenge to
extract all this stuff from the soil. Then we can find a tax paradise…
Le gros monstre assassin se montra d'humeur terrible. Le mot paradis avait dû l'irriter. Mon
bougre de lutin n'avait pas pu imaginer que son client pût être lui-même un démon habité, un
démon incarné, ou même déguisé. Il souffla le chaud et le brûlant.
But you know, for a man, excuse me… For a client, oh, I beg your pardon, for a demon like
you; I know a wonderful place where you can do very good business, baba. Anyway we can
create a new trust so you won't have o pay taxes to the damned big government. I can sell
carpets too, very good ones, all silk made. Good profit, you can fly with it after if you want. I
do like everybody there are no problems in the world, I can print 500 new billions dollars
cash, I can trust everyone; I read Doolittle, Beckett and the Bible.
Le monster cessa de se renfrogner, il reprit même si j'ose dire forme humaine. Mais le punk
fonçait de peau, et devenait un de ces multiples marchands de tapis des Indes orientales, dont
jamais jadis les voyageurs des temps audacieux ne pouvaient se défaire.
I guess you like beautiful girls like me. I know very good place, baba. They take no
commission, charge is free, no fee... And they are ready, I mean prêtes à tout, really. Or
maybe you prefer little boys. I know one very pretty but we need some darkness.
Et je me demande moi comment il va faire pour trouver tous ces petits enfants dans un enfer
bien noir.
Or maybe you are a freedom fighter and you want to fight against the enemies of Democracy?
Are you against Greenhouse effect like everybody here? It is an obsession of local people
here? Or do you prefer to open a tribunal to sue again Serbian criminals? You want to show
you Bin Laden here in Hell? But he's still in Hollywood you know? We can also shoot Muslim
kids I show where. Did you read the last Brett Easton Ellis? Are you the last templar? I can
show you the last witch! I can show you how we deal with damned Muslim criminals. This is
the war on terror.
Le monster n'écoutait plus. Il semblait fatigué, gagné par le refus de consommer propre à ce
qu'on appelle la génération du baby-boom. L'ancien punk changeait encore d'apparence,
comme tous les vendeurs d'allumettes; je reconnus enfin Mercator pessimus, que j'avais
entrevu jadis et qui faisait son apprentissage de seller ou de best salesman in the World ; il
devenait un petit bout d'anglais au dos tout rabougri.
205
Or do you want to open a bank account in this part of the world? May we sign a contract?
Make a deal? Yes, yes, yes, make a deal? Make a deal with the devil? Are you a fan of the
great Lady Gaga? Are you maybe Lady Gaga herself? Nobody knows what she looks life! I
want so much to be a very famous one! I could kill someone to be famous!
Soudain vieilli et rabougri, mon petit bout de serviceman lui déclara, à son interlocuteur acide
ou bien lucide, sinon bien renfermé, avec ses manières de vieux prof d'anglais (je me
demandais où vraiment pouvait se cacher notre Byron maintenant ; pourquoi imaginer des
génies en Enfer?)
My girls are studying very well, and they are doing very well. I spent a lot for them and their
competitions. But I know some more squared yards to settle them somewhere also, in MonteCarlo or Chelsea… So please let me know…I need to buy some meat, un poco de carne,
tonight for my sweet family. I know that life is a walking shadow, a poor actor that struts and
frest his hour upon a stage, and then is heard no more. It is a tale told by an idiot…
Le touriste se leva alors. Et de toute sa taille enflée il brandit un étrange maillet et écrasa le
petit gentleman d'un maître coup sur le crâne. Puis, devant la cervelle jaillie, il fit claquer et
palpiter sa noble langue, me contempla en saluant et dit :
-
Omnis vita servitio est. Good morning sir.
Et il s'éloigna à pas lourds. Je restai confondu par tant de bonhomie.
Que pouvais-je bien faire ? Dans cette partie du monde, je ne risquais pas de retrouver des
enfants libérés, des clochards quechua ou des écrivains maudits… A moins que justement…
C'est là que je vis, se précipitant sur moi, quasi, les deux magiciennes ès arts de vivre, la
Sibylle et mon inaltérable baronne Kitzer von Panzani. Elles étaient accompagnées par la
caméra de Werner, qui avait réussi à descendre aux Enfers pour filmer cette opération
séduction destinée au grand public. Et il avait trouvé deux actrices qui étaient deux véritables
peaux de vaches, n’est-ce pas lecteur ?
Sibylle était charmante, couverte de bijoux de la tête aux pieds, riant de son mieux, un rire
sardonique de vieille femme forcée à s'encanailler ; la baronne frisée et rougie de son mieux
au bâton de dynamite à lèvres. Elle éclatait tout le temps de rire. Sibylle multipliait les gestes
évocateurs, alléchés et tentateurs à mon encontre. Je devais être fou de joie. Mais je n'étais pas
au bout de mes plaisirs : il y avait aussi les nouveaux Cerbère étaient deux chihuahuas,
nommés Zarathoustra et Ouah Ouah.
-
-
-
Pourquoi Ouah Ouah, pourquoi Zarathoustra ? Dieu est mort, son maître est mort, il y
a des morales de maître et des morales d'esclaves. Nous sommes les chiechiennes bien
fofolles. Allah Vuitton.
Pourquoi le chihuahua Ouah Ouah ? Pourquoi le chihuahua Ouah Ouah ? Oui
pourquoi? Pourquoi le chien Bunker ? Pourquoi le bombardement de l'OTAN,
pourquoi la baisse du yen et de la hyène, pourquoi la hausse du thaler, pourquoi la joie
de se consommer ?
Je suis une maîtresse carrée, il y a Dieu et le surchien.
Un pont tendu entre le canin et l'infini.
L'éternel retour des duchesses et de Cocteau, des marées en cage et de la félinité Paris
et subvertie !
Gerold ! Mon adoré !
206
Il n'y a rien de pire que d'être désiré. C'est même pire que de désirer, puis de consommer, et
puis encore de s'ennuyer. C'est pire que du Schopenhauer, une bonne chienne en chaleur.
Cette chaleur sexuelle infernale, cette étouffante chaleur, je suis sous le feu du désir de la
vieille femme, ou de la vilaine dame, ô lecteur.
-
Mon chaton… Mon chaton…
Ouah! Ouah!
Silence Ouah Ouah !
Assez, Zarathoustra ! Si Judas Mercator n'y réussit pas…
On y arrivera bien, mon Totor, à t'extorquer le potiron…
A te sucrer le pedigree…
A te siffler le reblochon…
A décrocher ta gousse d'ail !
Sa gousse d’Heil !
Et toujours l aSybille, si attirante et frelatée, et si bruyante et rayonnante, et si bandante au
demeurant, me demande et me donne de la joie : ministère de la joie de vivre et ministère
même de la contemplation. C'est selon.
-
-
Mon reblochon…
Mon ?
Mon canasson, mon tit couillon, mon beau siphon…
Mais ?
Mon court-bouillon, mon cyclotron, mon électron… Oh ! Je mouille, me l'électrolyse,
et je me lisse… Je suis Laurence Huey.
Enchanté, Laurence. Vous n'êtes plus Sibylle ?
Laisse tomber, tu veux… Je suis fatiguée, je suis crevée, je suis hystérisée. Les
descentes aux affaires me puisent dans les veines. Mais je t'aime, mon grognon, je
veux, mon trognon de choux, je te zippe, mon Absalon…. Baise-moi, baise-moi,
baise-moi. La joue, la bouche et la calebasse !
Duchesse !
Et elle se mit à danser une contredanse très osée.
Quand j'étais en Enfer
Mordor je me suis bien amusée
Il était mon roucoulant
Il m'a sauté mon guilleret
Il était nu comme le ver
Fragile comme la soie
Beau comme le contre-jour
Et moi je voulais sa carte
Bien dorée et ma tarte
Pour refaire le monde pour refaire
Au moins le consommer l'affaire est dans le sac
Je suis ta chatte bottée mon Gamelin
Et moi je voulais sa carte
Pour mes longs jumeaux
Fée Morgane j'aspirais à la chose
207
Pour le palais des longs jumeaux
Yéyé je vais le cultiver mon ange bien gardien
-
Mais pardonne, pardon baronne, baronne sibylle… c'est très cochon.
Je te veux grignoter… mon reblochon !
Sibylle !
Mon cornichon ! Ma patate douce !
Avons-nous été présentés !
Mon sac à puces !
Baronne ! Tout de même !
Mon beau prépuce !
Ouah ! Ouah !
Silence, Ouah Ouah !
Ouah ! Ouah !
La peste soit de ce Zarathoustra ! Il se croit tout permis depuis que le bon N… a
déclaré le pape hors service ! Mais tout a changé entre-temps !
File-moi ta tarte ! File-moi ta tarte ! Je veux ton or ! Ta carpe d'or ! Donne-moi mon
accès aux affaires !
Nous étions entourés, moi particulièrement, par une légion de petits démons harceleurs et
forts en droits de toutes sortes, de bons avocats bien sûrs du droit. Rien ne vaut en effet le
harcèlement physique ; c'était l'un des secrets de Drake. Les deux harpies voulaient ma carte
d'or, sans que j'en sache la raison. Que pouvaient-elles en faire ? Pour me convertir, elles me
montrèrent des cinéraires amphores, des cellules souches et blocs d'embryons congelés.
C'était cela notre futur, me blâmaient-elles, si je n'entamais mon crédit pour sauver leur bas
monde. Et elles me montrèrent les étalages de fœtus, de cheveux et de cellulite, la graisse dite
sacrée. Tout cela vite et bien, sans prendre la peine de m'expliquer.
Donner ma carte d'or ? Mais comment faire pour vivre après ? Plus rien d'humain n'est
étranger à l'argent??? Homo sum… Nihil a me argentum alienum puto… C'était un comble : je
devrais leur donner au nom du ciel et paradis mes ressources surnaturelles, c'était ce qu'on
appellerait…
-
-
-
-
Un retour aux ressources !
Pas un retour aux sources ! Ouah ! Ouah !
Vous êtes ventriloque, Spitzer von Tatami ?
Silence, goujat ! Je suis la fille des Enfers Hécate Kitzer von Panzani, j'ai un boulot à
te confier. Un guide des bonnes manières aux Enfers, les vraies affaires ! Ce n'est pas
du Horbiger ! Mon éditeur m'a dit que tu travaillais sur ce texte ce qui semble en
contradiction avec tes propos…
Mais Kiefer von Pantaloni…
Silence, scabreux ! Qu'en est-il ? Qu'en est-il ? Même si je trouve intéressant de faire
comprendre les usages sociaux, je ne demande pas un traité d'anthropologie. Tu
comprends ce que je veux dire ?
Mo prépuce, mon sac à puces, ma grosse puce, je veux sucer ta carte d'or !
Tu comprends ce que je veux dire ? Hai capito? You understand what I mean?
L'important, c'est le style, l'humour, la distance que seule une ukrainienne peut se
permettre de formuler.
Pourquoi une ukrainienne ? Zipper rien pour attendre !
208
-
Si cela te semble trop difficile, tu peux en parler à une écrivaine ou brillantissime
journaliste !
Pourquoi une ukrainienne?
Réponds-moi dès que tu le peux !
Je repensais à la douce Tatiana, et à la sauce à laquelle s'apprêtait à la manger l'euphorique
cannibale aux cheveux rouges. Où était-elle, la Tatiana, où étaient Nabookov, et Maubert, et
Sylvain, et mes gavnuks et tous les autres ? Où étaient les amis, les repas, les fantaisies ? Où
étaient la révolte, les vols de m², les défis aux puissants ? Et j'étais seul dans ce Business
Center, dans ce Business Enfer…L'enfer c'était l'absence des autres, des compagnons
d’apocalypse.
Mais j'étais bien sur la défensive : en reluquant ma carte d'or, Sibylle transmuée en mal
apprise, en harpie du comptoir, déchirait sa petite tenue, et elle écumait de rage aurifère. Je
me demandais encore pourquoi j'étais descendu si bas. Grâce à Morcom ? Mais Sibylle
vraiment ne me montrait plus combien elle m'appréciait, moi ou ma carte ; elle voulait me
manger, elle était conquise par ma stature d'ange.
Quand les enfants des hommes se furent multipliés dans ces jours, il arriva que des filles leur
naquirent élégantes et belles. Et lorsque les anges, les enfants des cieux, les eurent vues, ils
en devinrent amoureux ; et ils se dirent les uns aux autres : choisissons-nous des femmes de la
race des hommes, et ayons des enfants avec elles.
Allais-je commettre la même erreur que jadis, et nourrir une épouvantable progéniture ?
-
-
-
Tu me plais, mon pidgin, tu me plais, coucounet, tu m'as conquise. Je suis fusionacquisition, je suis Business Center. Je suis pour toi ta princesse de Hambourg, de la
rue des putains… Tu es dans de beaux draps avec moi, et vas bientôt me mettre dans
de sales draps, mon polisson, mon calisson, mon trait d'union.
Madame j'apprécie certes votre affection, mais je ne me comporterai jamais comme
monsieur Mandeville !
Oh, mais tu n'es pas là pour être entretenu toi. T'es pas Manon Lascaux, t'es un petit
dieu. T'es là pour raquer, t'es là pour rapporter, t'es là pour irriguer, t'es mon Beef Bar.
Jette toi donc sur moi, montre-moi comme t'es riche, un vrai factieux, couvre-moi d'or
et ministères… Oh mon prince marchand, sois un petit vieux divan !
Un petit vieux divan ?
Un petit dieu vivant, pardon mon reblochon !
Mais Laurence je ne peux être votre canard laquais, tout de même ?
Mais pourquoi diable parlais-je si sottement ? Je ne maîtrise plus mon dialecte de transaction,
c'est le cas de le dire. Et j'étais en train de céder à la tentation, ou aux impulsions, ou à une
mauvaise action. Sibylle me couvrit alors de sa grande ombre, elle me mit une main sur la
bouche, et je crois que je m'évanouis.
-
Mais prends-moi mon âme prends-moi bien doucement sois le violent l'impétueux
donne-moi tout ce que tu peux et paie-toi bien sur ma bête.
Je…
Tais-toi je suis ta nymphe érotomane j'aime ta cure et ton pognon tu mets mon feu à
belle incandescence c'est magique oui vraiment on ne sait pas ce que l'on doit te faire
mais moi je suis à toi tue-moi fais-moi du bien je suis ta bande destinée mais tu bandes
mon cochonnet…
209
Et ils se choisirent chacun une femme, et ils s’en approchèrent, et ils cohabitèrent avec elles ;
et ils leur enseignèrent la sorcellerie, les enchantements, et les propriétés des racines et des
arbres. Et ces femmes conçurent et elles enfantèrent des géants dont la taille avait trois cents
coudées. Ils dévoraient tout ce que le travail des hommes pouvait produire, et il devint
impossible de les nourrir.
Je m'éveillais avec un goût curieux dans la bouche. Une odeur de plomb, peut-être aussi de
sang, et même d'or. Je tâtais si j'avais peut-être des os de rompus, le palais, ou des dents,
qu'avait-elle pu me faire ? Je serais passé sous un Merkava à la mode d'Ezéchiel que je ne me
sentirais pas plus mal.
J'étais donc dans une stase bizarre où je me sentais déconcentré, dépossédé. Mais je ne
pouvais rien faire pour résister à l'assaut du plaisir frelaté, non assumé. On allait me retirer
mon être, à moins que ce ne fût mes précieux fluides corporels ?
Oh, je te vois venir, mon gros lecteur, avec tes allusions perverses, ta psychologie d'avocat,
tes mœurs de boutiquier, et ta pédagogie du meurtre du père… Moi je me veux résilient c'est
tout. Je ne veux pas faire l'amour, je veux faire la guerre. Voilà. Ne pas me laisser dans cet
acte d'amour non désiré. Un non acte d'ailleurs. Dans une certaine démesure. C'est vrai quoi.
Mais Sibylle s'active, la requine, l'amatrice de sequins m'a calculé depuis de longs mois.
Sibylle n'est pas Pollia… Pollia ma conquête imaginaire du monde des bouquins. Ses
bouquins reposés au nom de Paphos.
Nous étions dans un salon. L'angoisse ce minuit soutient lampadophore… Je ne me sentais
pas bien. Victorieusement fui le suicide beau. Pourquoi n'ai-je pas chanté la région où vivre
quand du stérile hiver, quand du stérile hiver ? Rideau !
Je me retrouve enchaîné, moi Prométhée déchaîné…
Sibylle est près de moi, toute concentrée. Quasi nue sur un grand lit à l'orientale avec des
couvertures et des draps orange et violets. Elle se fait servir d'un air négligent par des
domestiques, ne tenant pas pour bien établi que ses valets soient des hommes. Elle ne me
regarde déjà plus, ayant obtenu de moi ce qu'elle désire. Elle me montre deux jeunes
adolescents très grands qui se déplacent dans ce drôle d'espace des ténèbres extérieures que je
n'avais pas encore abandonnées.
-
Ce sont tes deux enfants. Mon chou. Ce sont les jumeaux croates. Mes grands !
Pourquoi croates ?
Pourquoi croa ? Tu ne me crois donc pas ? Ils ne sont pas acerbes comme toi, mes
doux passereaux, mes deux petits chéris…
Des jumeaux… Que viennent faire ces deux basketteurs ?
Tu es dans mon filet, mon oiseleur. Car j'ai ta carte.
Elle se redressa aussi vite qu'elle put, brandit la carte et s'éloigna pour faire des courses.
J'allais vivre sans carte maintenant. Tu pourrais toi lecteur ?
Les deux jumeaux s'approchent, ils portent des salopettes et des truelles, ils vont construire le
Walhalla. Ils me regardent d'un air lent et bête, ils vivent dans leur monde, ils sont plus forts
et plus intéressés. Je suis leur père, ils s'arrogent des droits. On joue à qui perd gagne dans cet
endroit.
-
T'es quoi là?
On t'a déjà dit que t'étais un ange raté ? Un crevé, un déçu ?
Maman est partie avec la caisse. On t'a dit que tu es mort ? et que t'as tout raté ?
Comment qu'tu vis sans pognon ? Pourquoi qu'tu sais rien faire ?
210
-
Nous on construit le Valhalla. C'est un super-palais pour les amis du deuxième mari de
maman.
Comment on fait pour être pauvre ? T'es pas trop nul toi ?
Tu aimes donc bien être humilié ?
Tu sais qu'on peut t'tuer ?
Le meurtre du père cet incapable. Un rituel.
Dès qu'un homme est papa, le risque est carnassier. Je le sais, les enfants. Maintenant
laissez-moi me lever.
Quelque chose dans ma mine jusque là déconfite a dû les effrayer Ils sont rassérénés, et
presque aimables. Je fais ou j'ai dû faire ce geste de la main qui en effraie tant parfois dans ce
trop bas du monde.
-
Tu viens faire un château de sable ? On a une belle plage avec une chaleur…
herculéenne.
Je crus que j'allais enfin m'énerver, peut-être pour la première fois de cette atroce histoire,
mais je me retins. La Sibylle revenait avec ma carte d'or, ou la copie de celle-ci.
Elle me montra toute fière la baronne qui discutait, disait-elle, avec le patron. Avec le patron ?
Le patron Morcom ? Le vénéré Satan lui-même ou quelque autre déité qui aurait détrôné au
classement de Forbes les plus nocifs de ses collègues ou congénères.
Le viol n'est pas seulement dit, il est soigneusement disséqué, la séquestration est l'occasion
de supplices atroces et la mort ne survient qu'au bout de tortures telles que les lecteurs
normaux ont, au bord de la gerbe et sans attendre le soulagement du dernier soupir, depuis
longtemps refermé le livre.
Il y avait Kif Kif von Pastrami qui discutait du qu'en dira-t-on avec Satan donc, mais qui aussi
évoquait ses plans de carrière.
-
Mais tu comprends mon Satanas…
Oui…
Il faut que tu me nommes ministre, mais il faut aussi que tu liquides cet imbécile, ce
bac-2 et cette engeance de crétins, il faut aussi que je sois nominée, favorisée,
parfumée, diabolisée, célébrée et enfin doucement, mollement récompensée pour toute
ma peine. Je suis ta plus vieille amie, oui ta plus vieille agence, tu me dois des
services, tu dois me respecter, tu dois me couvrir d'or, tu dois me reconnaître, espèce
de criminel ingrat, de lard gras double, tu comprends nénuphar, c'est le règne de la
saucisse molle ici, l'enfer c'est plus ce qu'il était, tu t'es entouré d'imbéciles et de
maquereaux non mais dis vive le retour des grigous des jean-foutre et du mal metsmoi l'horion à mort, ruine ces salopiauds, ruine toues les marmots engeance de
marchés mais tente donc de comprendre il faut que tu liquides ton entourage de tartes
et de corrompus ineptes comme dirait tonton Dosto, car ils sont tous ineptes tes
zoziaux il faut les recycler il faut tous les noyer il faut les renvoyer sur terre qu'est-ce
que c'est que cette ambiance bourricot vire-moi et laisse-moi moi et ma copine prendre
en charge tout ce néant et tu vas voir après sur terre un homme mauvais c'est un
démon une femme méchante c'est enfer je vais leur en faire voir de toutes les douleurs
moi-même ahuri pistonne ma Lulu tu entends ?
211
Lulu : elle se maque avec Schwartz, qui se révèle insatiable. Mais elle profite aussi de ses
absences pour se ménager des rendez-vous clandestins avec Schigolch en particulier, dont on
apprend qu'il l'a dressée à satisfaire ses caprices les plus tordus avant même sa puberté…
Lulu va s'enfoncer à Londres dans les bas-fonds de l'East End et replonger dans la
prostitution sordide de son jaune âge… et elle se paye Jack l'éventreur pour qu'il lui arrache
le sexe avec son petit couteau. Humour allemand. Quatre belles heures éprouvantes.
Je fus presque pris de pitié pour Lui. Car c'était Lui, lecteur, tu t'en souviens ? Il avait là
l'apparence d'un appareil, d'un de ces homoncules, d'un de ces automates produits d'effets
spéciaux inconsidérés. Il exhalait des fils, une odeur étrange, cette fameuse odeur, il se
décomposait en pièces métalliques, en éléments disparates, il traînait une existence lourde et
en état d'apesanteur qui nécessitait une volée d'énergie ; il aspirait donc toute l'énergie qui
sourdait aux enfers, qui venait de la terre, et peut-être du ciel, il avait besoin de toutes les
entrailles des mères. Avec sa tête aux deux phares allumés, son réseau de bras et de membres
peccamineux, il suintait aussi le chiffre, les chiffres, toutes les sortes de chiffres, petit
Bloomberg bien connecté, automate branché dans les mondes venimeux, télécommandés,
producteurs et protocolaires, amas informe au demeurant de résidus de fils, de boîtes noires,
d'écrans liquides, de moniteurs, de ressorts élastiques et de rumeurs de hyène. Il crachait,
baillait, fumait comme une vieille usine de demain, mais il s'était altéré toutefois en
s'adjoignant les jouets forains du numérique. Ce putréfié savait, et je le sais moi, lecteur,
n'avoir plus rien à craindre du Très-Haut.
Dans l'immédiat, affronter la Kiefer, qui voulait toujours plus, sachant qu'elle n'aurait jamais
la beauté de Sibylle ni de jeunesse folle.
-
-
Tu me donnes mon poste ma guerre et mon PC mon sac de luxe et ma vengeance mon
troglodyte et mon lapin viens-là mon chihuahua chéri ou tu verras car je mérite ça et
ce n'est pas du luxe comme tu vois.
Non… je vois… Qu'est-ce qui irradie, là ?
Lui… C'est rien… C'est rien…
Il ne parlait pas de moi, lecteur. Mais d'une apparition ou d'une présence, en l'occurrence celle
d'un impétrant, d'un initié futur. Quelques amis des jumeaux l'avaient déposé sur un grand lit
devant un hiérarque sombre. Un des participants, nommé Alexis Pharmaque, décrivait ainsi la
scène que je te conseille de sauter comme on dit lecteur :
Mon épouvante s'agrandissait de voir que l'homme, de sa bouche défaite, A force de pression,
sa tête explosa en gerbes molles. Les prêtres en recueillirent les sucs dans leurs mains, s'en
maquillèrent. Aussitôt, les viscères se résorbèrent dans le rectum. L'homme gisait sur
l'auteur, comme doublement décapité. L'idole renversa le cadavre, qui roula au pied de
l'assemblée. Toutes et tous s'y acharnèrent, jouant à s'éclabousser avec les restes.
D'un seul coup toutes les horreurs familières à la grande race humaine m'apparurent, avec leur
cortège de tortures, leurs séries de tortures, leurs farandoles de folies, leur accumulation
d'hallucinations perverses. Elles étaient toutes là, mais je ne t'en décrirai aucune, lecteur. Je
demeurais là fatigué et comme écrasé, comme si j'eusse été un homme aplati par sa journée de
travail, sa misérable mensualité ou sa vie sans mode d'emploi. J'aurais voulu remonter ? Je ne
voulais plus rien, j'étais si fatigué. Je me retrouvais à nouveau seul aussi chez les hommes, ce
qui est bien, je le répète, le meilleur moyen de finir en enfer. Et c'est pourquoi le capital, en
212
cette Fin des Temps, a choisi de tous vous réunir, mais dans le séparé. Et vous trottinez là, tas
de petits cloportes transportés par des riens.
J'allais partir lorsque j'entendis une voix sombre et tremblante mais familière qui s'adressait à
moi :
-
-
Cette scène n'est qu'une manipulation engagée pour installer, pour dissimuler un
appareil tantrique souterrainement en action.
Vous n'êtes pas mort.
La rréalité, la même rréalité sera donc double : la réalité visible et la réalité invisible.
c'est pour se défendre des aliénations, des empiètements criminels du non-être que la
réalité invisible se doit de rréagir, de se présenter sous une couverture diversionnelle.
Diversionnelle ?
Cette constellation d'initiatives aux buts identiques inaugurera une grande reprise, une
affirmation commune, effective et combattante, de nos littératures de rupture et de
recommencement…
Je ne me retournai même pas. Mais j'entendis une autre voix.
-
Vous en avez marre ?
Oui, Valentin.
Alors on sort. Au sort au moins de cette salle.
Et je suivis ce bon Valentin, philosophe gnostique d'une quelconque antiquité, dont je ne
savais pas qu'il méritât cet enfer, mais qui savait certainement mieux ce qu'il y faisait que
beaucoup.
Chapitre ultérieur et non suivant.
213
Eclaircie.
Valentin ouvrit une porte et le décor changea. Grâce à Dieu, il était moins fétide, étouffant,
hospitalier, si je puis dire ; car je ne pouvais plus supporter le blafard.
En enfer, il ya trop de guides. Est-ce à dire qu'ils y sont bien, ou que trop de gens bien,
comme vous dites, y finissent ? Ou qu'ayant presque toujours condamné les intelligences,
notre grande foi ne trouve rien de mieux qu'à les y reléguer ? Dans ce cas là il est plaisant de
descendre. On est sûr en effet d'y faire de grandes découvertes, de beaux échanges, de
sublimes rencontres.
Valentin avait jadis diabolisé le monde terrestre, celui de la manifestation et du démiurge. Et
c'est pourquoi sans doute il se retrouvait là. Il était vêtu avec une certaine fantaisie, comme un
bon magicien d'Alexandrie. Le personnage d'ailleurs allait aussi me montrer son esprit assez
fantasque, ce qui contrasterait sur les consternants personnages avec qui j'avais récemment
perdu mon temps, mon lecteur…
-
Tu diabolisais jadis le monde manifesté, non ?
En effet…
Et que fais-tu en enfer, alors ? Tu penses qu'on t'y a envoyé pour te punir de critiquer
la merveilleuse compagnie des hommes, des choses et des machines ?
C'est très vrai.
Or ce que j'ai vu en haut, ce que je vois en bas, me montre au contraire que tout
s'accorde et se complète, comme en un monde miltonien.
En effet.
Donc, si tu as raison, que fais-tu là : tu montres que tu as eu raison de condamner toute
la manifestation ?
Sans doute.
Et que s'il n’y a de frontière entre la terre et l'enfer, c'est que ce monde est condamné,
victime du démiurge ?
Si tu le dis.
Et cesse de me répondre comme dans un dialogue platonicien !
Si tu le veux, Socrate…
Valentin !
J'arrête, j'arrête…
Il s'immobilisa, revêtit sa grande cape rouge, monta sur ses grands cheveux, et il embrassa
l'étendue ; on se serait cru dans un vaste vaisseau d'où l'on pouvait observer comme des
horreurs boréales, comme des lueurs patagonnes. Et là, il développa.
-
-
Tant que ce monde n'était pas que machines, imagerie, caverne de Platon, on pouvait
me contester, me reprocher. Certes je pense toujours que le corps sort de la matière,
que le monde est l'œuvre du démiurge, et que cette divinité est celle de la férocité et
des ordres donnés. Je pense aussi qu'il y a trois types d'hommes : les hyliques,
condamnés à la matière. Les psychiques qui ne possèdent que la foi, et les
pneumatiques, assurés de leur salut par leur nature même. L'hylique sert d'hôtellerie au
diable, à tous les désirs matériels. Mais maintenant…
Maintenant…
Regarde : tout est écran, machinerie et numérique. Tout est protocole, code d'accès,
garde-manger ; tout est gestion de flux, acétylène, travaux chimiques de basse
214
-
-
-
-
-
allégorie. Tout est un bas assaisonnement. La nourriture elle-même, un tas de farines
et de graisses. Et là, on est si matériels, tout en se saupoudrant de rêve et numérique,
que les matières premières sont devenue les sources de richesses, et bientôt les
monnaies, comme en mon horrible Antiquité. Tu veux voir le musée des matières
premières ?
Non, je te remercie.
Je trouve que tu as raison. Mais continuons, n'est-ce pas, si nous sommes en Enfer. Y
a-t-il des génies en Enfer ? Non, il n'y a que des monstres. Et pourquoi ? Parce que le
génie promeut un bouleversement, une modification qualitative ; alors que le monstre
ne veut qu'une multiplication, une reproduction quantitative. Le premier veut, le
second veut plus, tout bêtement. Marx ou Hegel, ces optimistes, nous disaient qu’une
modification quantitative nous produisait une révolution qualitative. Et c’est erreur. Et
sur leur sotte terre, les humains sont rentrés dans ce désir pur de vouloir deux
tarantass, trois télés, et quelques sacs sans le choix, et des vacances. Il n'y a pas grandchose d'autre, tu comprends, et pour tout le monde. Voilà pourquoi tu as si vite
compris, mon cher Gerold, qu'il n'y a plus besoin de frontières entre la terre et l'enfer,
sauf celles que le business désire encore y imposer. Tu veux savoir ce qu'on y
enferme, en l’entrepôt, enfin en cet enfer, le vrai, le visité, car l'autre est pour les vieux
croulants décalés ?
Oui, je le veux.
Et bien on vend des futures sur les péchés capitaux. On en est toujours à souhaiter plus
de travail, pas vrai ? Donc on spécule sur la paresse. Ou bien on veut lutter contre
l'obésité, pas vrai ? Alors, devine quoi ? Et puis la luxure, dans cette société qui ne
propose que l'image et le puritanisme dégénéré. Dans le même temps on trafique les
contes…
Les comptes ?
Les contes, et puis on refait les saints jusqu'en Chine pour répondre à la demande de
reliques, ou bien on en fabrique, des fausses reliques, on distille des fausses nouvelles
pour déclencher de vraies guerres, et on rêve de visiter les Affaires, comme on dit, à
Shanghai ou Mumbai et on se précipite pour produire en série des soumis et des
pauvres…
Des soumis et des pauvres. C'est que chez le petit peuple, comme tu sais…
Je sais : l'appétit vient en mangeant.
Vient en mangeant. Il est temps de le priver de nouveau.
Mais il est temps de reparler de nos maîtres carrés…
Et pourquoi donc ?
J'étais ici pour ça, et je me suis attardé ; comme tu sais, le temps est de l'argent.
L'espace aussi, remarque. Oui. Ils pourront bientôt le monnayer, leur espace, le réduire
à de la simple monnaie.
Mais je l'ai vu, dans la grande capitale.
Et tu n'en n’as pas ri ?
Ils ne payaient… pas vraiment. Ils essayaient de changer ou de gagner des cm² ou des
dm² ou des m². de la pure activité démoniaque. Mais que font-ils sur terre, précisément
? Et toi, qu'y faisais-tu ?
J'avais déjà compris. C'était Alexandrie, les grandes villes et leurs égouts, et leurs
commerces, et leur omniprésente Hylè. J'étais lassé.
Mais tout de même… tu n'as pas regretté… je veux dire, tu n'as pas supposé que tout
est toujours le même chez l'humain ?
215
-
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-
-
-
C'est ce que j'ai dit. Après être arrivé ici, j'ai changé d'avis. Les choses empirent tout
de même. En dix ans la terre change plus qu'en mille de nos jours, des leurs si tu
préfères. Le démiurge a bien gagné.
On dit qu'en 1665…
Je sais. Les Anglais spéculaient à la bourse de Londres sur les chances du messie.
Parles-tu de Tsevie, l’anarchiste juif en ces hauts lieux ?
Mais oui… On pourra toujours faire des croisières le jour du prochain du déluge,
acheter des actions portuaires…
Je voudrais reprendre ta théorie.
Fais, mon bon.
Nos gnostiques ont du cosmos une idée des plus pessimistes.
En effet.
Le monde c'est le domaine de la matière. C'est le siège du mal. Tout contact avec lui
souille.
Comme tu y vas, l'ami ! Mais tu as raison. Poursuis. Je t'écoute.
Deux choses : le monde technique, le monde du progrès, te paraît-il pire que celui qui
tu as connu, et moi avec toi ?
Certes non, Gerold, il est aussi démoniaque. Il est certes plus matériel, en un sens,
puisqu'il te promet plus de biens. Mais il est aussi plus virtuel, puisque la chair, la vile
chair est remplacée par la numérisation de tout. Ils vont flotter, sur terre.
Pour l'instant, ils naviguent. Je vois…
Je vois même les cathares revenir au pouvoir, dans la grande capitale. Ils mangent de
moins en moins, n'ont plus le temps d'apprécier la bonne chère – la mauvaise chère ! -,
n'ont plus d'argent pour se loger, doivent parcourir des heures de transports toujours
plus durs pour arriver à leur misérable destination, qui n'a rien à voir avec les fameux
Mystères…
Le bureau, la maison, la patinoire…
C'est selon. Tu les vois donc maigrir, ils pratiquent comme nos bons cathares l'endura.
Ils vont mal. Et le soir, ou le jour, que font-ils ? Ils se remettent à vivre ou à rêver sous
la forme de noms virtuels ; et ils flottent dans le cyberspace.
Tu dis vrai…
Vois aussi une chose : les maisons sont si chères dans les grandes capitales qu'elles se
sont vidées. Et pourquoi les maisons se vident ?
Pour être transformées en temples d'adoration des maîtres carrés.
Parfaitement. les démons qui cherchent à résider sur terre en chassent les humains.
Ils peuvent aussi y adorer Dollar.
Que veux-tu dire ?
Ce qu'en disait Bardamu.
C'est un quartier qu'en est rempli d'or, un vrai miracle, et même qu'on peut entendre le
miracle à travers les portes avec son bruit de dollars qu'on froisse, lui toujours trop léger le
Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang… Quand les fidèles entrent dans leur
banque, faut pas croire qu'ils peuvent se servir comme ça selon leur caprice. Pas du tout. Ils
parlent à Dollar en lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent
quoi.
-
Très intéressant. Mais je reprends. Nous sommes passés de la société solide à la
société liquide, plus ambiguë, plus perturbée, et donc perverse. Le démon hylique se
fait liquide. Et les gens en pâtissent sans s'en rendre compte, conglomérat de solitudes
sans illusions. En ce sens ils sont moins solides que jadis. Je dirais même qu'ils
216
-
-
-
deviennent liquides, puisqu'ils ont suivi la voie fragile de la silice et des cristaux
liquides… sais-tu que la construction moderne n'a pour but que de susciter des
phénomènes d'angoisse pour les obliger à se mouvoir toujours plus vite ? Ils sont
mobilité… ce frottement du profit est la voix de son maître ici présent. On est loin de
la situation stable des Kristiani, comme on nous dit en russe.
Ce mot qui désigne à la fois le paysan et le chrétien. Je te suis.
Et connais-tu un dialogue célèbre, qui opposa ici même, voici cent cinquante ans, deux
princes de la pensée ?
Je crois que je vois à quoi tu fais allusion…
- Lui parlait des peuples modernes, des peuples déchristianisés. Et voici ce qu'il disait
d'eux : De la lassitude des idées et du choc des révolutions sont sorties des sociétés
froides et désabusées qui sont arrivées à l’indifférence en politique comme en religion,
qui n’ont plus d’autre stimulant que les jouissances matérielles, qui ne vivent plus que
par l’intérêt, qui n’ont d’autre culte que l’or, dont les mœurs mercantiles le disputent
à celles des juifs qu’ils ont pris pour modèles. Croyez-vous que ce soit par amour de
la liberté en elle-même que les classes inférieures essayent de monter à l’assaut du
pouvoir ? C’est par haine de ceux qui possèdent ; au fond, c’est pour leur arracher
leurs richesses, instrument des jouissances qu’ils envient.
J'acquiesce à ce que tu dis : mais pourquoi s'en prendre toujours au modèle des Juifs ?
J’ai cru savoir qu’au siècle passé…
… On les avait persécutés ? Mais je retire. Mets-y les phéniciens si tu veux bien.
Ecoute, ne commence pas à me traiter de tous les noms. De toute manière, je ne
pourrais pas descendre plus bas. Et je ne faisais que citer un auteur descendu aux
Enfers.
Si tu n'es pas content, on pourra t'envoyer dans l'autre Enfer, celui du club allemand et
de la société Al Dente…
Ce serait intéressant. On en dit plus de bien que de l'enfer néolibéral et démocratique
où je me noie d'ennui…
Comme sur terre d'ailleurs… Oh ! de la visite !
Notre brève conversation avait dû être écoutée par quelque système d'espionnage du type
Echelon, dont on m'avait dit le plus grand mal en haut, lecteur. Je vis arriver quelques sbires,
mes longs jumeaux, et aussi la Kiefer von Panzani qui ne savait où donner de la plume. Ce fut
elle qui entama les hostilités. Elle exhibait un gros papier timbré comme elle. Le chihuahua
Ouah Ouah sortait les crocs.
-
-
Chère Tina, ravie de cette rencontre chez nos amis, amis communs. J'espère que vous
êtes bien rentrés, rentrés dans vos terres à terres, ce presque royaume, et je t'envoie
comme promis, promis, quelques pistes pour orienter ton, ton exercice de style, style.
Mais pourquoi répéter tous les mots ?
Pourquoi quoi ?
Ouah ! Ouah !
Silence Ouah Ouah ! Oui, qu'ouïs-je ?
Et qui est Tina ?
Quoi, elle n'est pas là Tina ? Tina… Tina… TINA ! Merci de me dire assez vite si cela
te semble insurmontable ou si tu acceptes d'affronter la difficulté !
Tu vois Valentin ? Tu es tellement gnostique, tellement pur, tellement désintéressé
qu'elle te prend pour une fille !
Oh… Gerold !
217
La baronne se retira sur la pointe des bottes et des syllabes. Il me restait à supporter les
compagnies des longs jumeaux putatifs, de leur chère mère célibataire, impératrice à la barbe
fleurie, la dénommée Sibylle alias Laurence Huey. Et ce fut elle aussi qui déclencha
l’hostilité.
-
-
Tu es parti avec ce travelo sans crier gare… Tu me dois une fortune. Je bien sûr garde
ta carte d'or et je vais pension demander.
Sibylle, tu écumes… Tu ne peux garder la carte d'or. Elle va te brûler ta chair. C'est
une carte d'ange de lumière. Et toi tu es démone.
Aaaah…
Tu vois, tu brûles ! Quant à vous, les enfants, je vous conseille de changer d'enfer.
Vous n'avez qu'à aller dans les enfers politiquement incorrects où l'on vous donnera
plein de petits Valhalla à bâtir.
Oui, père.
Toi, tu ne père rien pour attendre. Tel est pris qui croyait prendre.
Oui, père.
Telle mère, tel vice ! mais quelle engeance !
Et dire qu'il y en a autant sur terre !
Si fait, Valentin ! Et figure-toi que chaque fois que je descends aux Enfers je
n'éprouve jamais aucune envie de remonter. Si on pouvait y voir tous les amis !
Les bons produits sont du passé, les grands esprits ne sont pas dépassés.
Les uns et les autres se retirèrent doucement. Je devais à nouveau montrer ma tête d'ange de la
bonne guerre. Je n'osais toutefois demander la sortie à Valentin ; mon pieux et original
gnostique tenait dans mon âme une place aussi réservée que dans cet enfer.
-
Et au fait qui était l'homoncule que nous avons vu ?
Le démiurge.
Toujours lui… Et moi, à quoi sers-je dans cette histoire ?
Ce fut là, mon bon lecteur, que mon destin fut révélé. Il fonctionna comme un prud'homme
des légendes chevaleresques, ce bon Valentin, destiné à éclairer ma ligne un peu fluctuante. Il
fit office de métatexte, comme dit un critique célèbre en son temps, c'est-à-dire de
commentateur éclairant. Voilà. Poursuivons.
-
-
Il y eu de mauvais anges tentateurs qui masquèrent à l'homme son origine hylique.
Oui, mais moi ?
Tu es l'ange classique, un intermédiaire, que l'on retrouve dans tous les ésotérismes, et
qui a pour but de révéler la connaissance aux adeptes.
C'est pourquoi je m'adapte très bien.
Cette connaissance qui vient des anges permet de parcourir les pays de l'au-delà et de
savoir les mots de passe. Ainsi on n'a plus à craindre les terreurs de la mort. Tu es
donc un de ces envoyés destinés à permettre aux élus de lutter contre les démoniaques
et argentifères légions des maîtres carrés.
Valentin, tu es un compagnon passionnant. Je t'emmènerai bien là-haut.
Il y a plus de prison là-haut qu'en enfer maintenant. Et tu le sais.
Pourquoi n'ai-je pu aider personne ici bas ? Au contraire, il a fallu que ce soit toi qui
m'aides.
Ici on est vraiment très bas. Dans l'autre enfer, les gens peuvent être sauvés ou
ramenés. Ici, on est dans le monde moderne, marchand et bien liquide. Un monde
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-
fricassé comme l'homoncule démiurge. Ils deviennent tous des esprits plus ou moins
invisibles d'ailleurs. Et la désintégration de leur personnalité, leur vide intérieur les
rend insecourables.
Que fais-tu là, alors ?
J'assiste. Il faut un survivant à chaque désastre, ne serait-ce que pour le raconter.
Je lui demandai alors ce que je pourrais faire pour lui pour le remercier de son aide, de son
soutien, de ses informations. Il n'avait pas été mon guide, s'il avait été ma consolation. Avaitil besoin de moi ? Il répondit que non, m'accompagna dans un de ces Lieux qu'il appréciait
tant.
Chaque Eon avait deux sortes de portes. Derrière chaque porte était un voile qui enveloppait
toute la porte et cachait tous les habitants de l'Eon… Il avait peuplé ses Lieux d'habitations
ou de maisons, de sorte que les Eons avaient leurs villages ou leurs villes, tout comme sur la
simple terre.
-
Il faut par contre… Tu pourrais…
Oui, Valentin ?
Ramener cet enfant. Ce petit là, maniaque des jeux vidéo, du monde virtuel, l'homme
qui tue, comme dit Plantey mon ami, le très haut (Vir Tue El), et qui traîne ici bas…
Ivan Mudri ! mais je le connais très bien…
Ah, tu le connais ? Parce que lui te connaît bien, et t’apprécie… Et bien, viens par
ici…
Et il me mena dans un petit passage où je retrouvai mon Mudri bien-aimé, et puni depuis qu'il
avait attaqué notre petite troupe dans l'enfer d'Horbiger. Dans ce petit passage, Ivan Mudri
gisait sur un étrange lit éclairé par une image béante ou bien géante. L’image étincelante
comme un dialogue de Platon ou l’émission de gaz ardent nous dévorait son âme. Et devant
moi. Regarde une âme dévorée.
-
-
C'est la fameuse chambre à Geist, me dit gravement mon sage conseiller.
La chambre à Geist ?
Oui, les hommes n'y bougent plus, ne mangent plus, ne se déplacent plus. Leur esprit
est envahi par le Geist…
Le Geist, c’est le gaz ?
L’esprit ; et ils meurent en quelque sorte de leur vivant. Ils sont aspirés par le pod bien
copié, et qui fonctionne comme par le Staubsauger de ton amie et disciple Fräulein
Von Rundfunk…
Ah, Fräulein…
Et ils ne remuent plus le bout de la queue. Telle est la fameuse chambre à Geist.
Lorsque le Geist possèdera l'esprit des gens, on ne parlera plus de Zeitgeist…
Mais de Traumgeist, je comprends? Et mon petit Mudri est là s'asperger d'images
horribles sans remuer le petit doigt?
Il remue juste le petit doigt pour changer l’image. Je ne peux pas le libérer. Je suis
d'ici, moi tu comprends bien ? Je suis le feint Valentin.
Oui… Je serai donc son Bolivar.
Son quoi ?
Son Libertador.
219
Je m'approchai de la grossière lampe qui lui servait de projecteur et je la brisai. D'un seul
regard je fis fondre les métaux liquides qui emprisonnaient son corps et son esprit. Car j’ai de
bons pouvoirs, lecteur. Ivan ouvrit ses grands bleus.
-
Gerold !
Ivan !
Gerold ! Je m'ennuie ici !
Je sais, Ivan, je sais.
Evil side, c'est nul ! Gerold, emmenez-moi !
Très bien, Ivan. Mais que cela te serve de leçon. Les méchants, ce sont ceux qui ne
rigolent pas.
Et les bons, ceux qui ne se moquent pas de n’importe quoi.
Et nous commençâmes notre retraite. Valentin nous salua discrètement et se retira, sa mission
accomplie ou presque. Ivan savait où il était, peut-être mieux que moi. Encore quelques
galeries et nous serions dans la grande salle de l'exhibition où tout avait commencé, et où
Morcom m'avait contacté.
Je fus ramené quelque sorte en Enfer ou aux affaires par du bruit. C'était encore Kitzer von
Panzani, éternelle bonne pâte, qui venait avec une équipe de jeunes blondes, adeptes d'une
initiation de forme nouvelle en Enfer, le mannequinat. Elle dirigeait du geste et de la voix la
petite équipée.
-
Là, on est sur l'héliport de Kahn. C'est le lieu où les stars, toutes les stars, ont atterri.
Soyez bien concentrées, soyez bien détendus, à la hauteur, à la hauteur d'Adrinana !
Par ici la slovaque, par ici ! Mort à la laideur et à la petitesse, mort à la non célébrité !
Je vais diriger ça, tout digérer !
Alors survient une blonde géante, une belle plante en question qui culminait à deux mètres
sans compter les talons hauts. De quoi donner le vertige à ces candidats intimidés. A 39 ans
Miss Wonderbra prouve qu'elle a toujours les formes, et les aspirants mannequins en ont le
souffle coupé. Car cette bombe d'Adriana a déjà pourfendu les mines antipersonnel, usé de
son charme comme de son tube à lèvres en faveur de la Croix-Rouge, et elle peut bien tendre
sa main manucurée pour aider ces jeunes qui l'ont idolâtrée. Chevelure lionne au vent, mais
en toute simplicité. Une black filiforme de 17 ans se présente :
- Je viens de Mantes-la-Jolie.
- La Jolie ? Je n'ai aucune idée d'où ça se trouve. C'est bon le fromage… T'en as
amené?
- Non mais franchement, je ne me serais pas sentie de vous en donner !
Puis Kitzer reprit la parole en nous regardant, en me regardant surtout, lecteur, d'un air
mauvais. Mais d'un ton allègre, en remuant lèvres violettes et bâton de maréchale:
-
Aspects pratiques.
Oui m'dame.
Les gestes tabous, les gestes appréciés, précis, les 10 à 12 mots destinés à rompre la
glace. Quelques fêtes importantes.
Oui m'dame.
Une page recto verso (par un homme ou femme d'affaires) (qui n'a pas besoin d'être
linéaire littéraire mais, mais si possible cible pas dénuée d'humour humeur!) de
conseils pratiques pour traiter les affaires.
220
-
Quoi m'dame ?
Les enfers sont les enfers ! Vive le luxe et tire-bouchon ! Cornes au cul ! Vive le père
Ubu !
Silence, silence les enfants ! Type d'éducation, organisation des entreprises, verticale,
horizontale ? Le pouvoir est-il délégué ou la notion de chef est-elle importante ?
Déroulement des réunions. Pour les espèces sonnantes et trébuchantes, on verra, on
verra !
On commença à la siffler, mais tu connais Kiefer comme moi, lecteur. On ne l'arrête pas, la
cocotte de Mandeville. La blonde s'éloigna un peu, fut rattrapée et ligotée. Ce fut Ivan qui me
tira le bras pour me murmurer à l'oreille qu'il était prêt à sacrifier ce vilain monster pour, par
ce sacrifice, mériter de remonter des enfers. Mais je crois qu'il aurait bien préféré changer
d'enfer, Ivan, et retourner vers Horbiger.
Kitzer poursuit, achève, ou plutôt nous achève :
-
-
Décisions : à quel niveau ?
Poil au veau !
Silence, ou je vous précipite là où vous êtes déjà ! Déjeuners et dîners d'affaire. Sphère
publique, sphère privée : étanche ou pas ? Qu'apporter si l'on est invité (gestes à ne pas
faire ou à faire, sujets à éviter)…
Stop !
Perestan !
Importance de la discussion, de l'écrit ? le contrat moral, écrit, oral ?
Perestan. Arrête.
Sens de l'humour ?
Il rima cette fois, son sens de l'humour, avec le sens de la mort car mon Ivan tira dans le tas,
avec des armes qu'il avait subtilisées – c'est le cas de le dire – au démiurge. Pauvre Kitzer ?
Qui sait si je la reverrai sous une autre forme ?
Ivan avait grandi s'il était demeuré aussi blond. Il avait toujours l'air aussi rusé s'il avait moins
l'air cruel. Il avait décidé de lutter enfin contre de vrais nuisibles. Il dispersa l'école des
apprenties mannequins de l'Enfer et du Luxe, à coups de baffles, et il nous dirigea vers la
sortie.
La sortie… Nous passâmes à nouveau devant le démiurge, qui étalait sa graisse, ses huiles et
se fils, ses écrans et ses terminaux sur son corps maigrichon. Il semblait plus enragé que
jamais, désireux de trouver insatiablement des sources d'énergie. Ivan me dit que parfois il
s'emparait de quelqu'un de ses quémandeurs ; il le prenait comme ça, et hop ! Il le pompait. Il
aspirait ses sucs, ses énergies, toute chaleur, et les liquides. Il se régale en fricassée. Tout de
même…
Je décidai de m'approcher du vieux démiurge, du dieu déchu et j'enfonçais en lui ma carte d'or
comme au distributeur, tu vois lecteur. Il se mit à l'absorber avec saveur, à la savourer avec
ferveur, mais il ne la reconnut pas, sa machinerie ne marcha pas. Ce fut le début d'une belle
entropie qui enchanta Ivan.
Démiurge déchaîné entaché dans le temps
Espaça ses fumées remisa ses rumeurs
Il écoeura public et la bonne franquette
Se réjouira longtemps de son tube d'automne
Ainsi détruit désordonné comme Détroit
Le technologique plomb rumina dans sa rouille
221
Pervertie assagie du plérome et du luminescent
Ce homunculus se sent parfois si inférieur à son contraire qu’il se considère lui-même, en
dépit de toute son intensité de conscience, comme un rat plutôt qu’un homme, ― un rat doué
d’une intense conscience, mais tout de même un rat.
Il recracha ma carte qui en avait vu d'autres. Ma fée en or remonta des Enfers comme Orphée.
Ivan sauta de joie, il ramassa des pièces détachées du grand homoncule, des petits bouts de
ses cellules souches et il embarqua la smala. Avec cela il donnerait du fil à retordre aux
démoniaques d'en haut. Quelques ennemis parurent mais je les gommais d'un revers de mon
texte. Ils disparurent et c'est ainsi que par Ivan j'acquis le nom très envié désormais de Vassili
Bookman. La suite au prochain numéro, pardon au chapitre suivant.
Résumé de ce qui précède
Le résumé cette fois suit un chapitre, ne le précède pas. C'est la seule remarque, lecteur.
Un ange revenu de tout sans être allé nulle part redescend sur terre. Tout le génie de
l'humanité y est dévoré par le commerce, ce chancre du monde, et la satanique dictature des
mètres carrés. Dans ce monde sans foi ni loi, l'ange trouve une compagnie de partisans bien
décidés à demeurer des bolcheviks en goguette. Il y a donc d'Artagnan, voleurs de m², et son
stupide et drôle Mandeville.
Il descend une première fois aux Enfers où il sympathise avec les génies du politiquement
incorrect et un dénommé Horbiger, qui comme tous les Nimitz, fait et dit de grosses bêtises.
Néanmoins, une redescente aux Enfers, plus difficile celle-là, lui permet de comprendre à
quelle sauce l'humanité va être mangée : à coups de chambre à Geist et de poussée des
peuplades infernales qui chassent les citoyens de leur logis.
Bien informé par le gnostique rebelle Valentin, notre héraut comprend ce qui se trame. Après
avoir libéré Ivan, un de ses petits Gavnuks, de la chambre à Geist, l'ange rebelle, qu'on
nomme aussi Gerold, et qui se prend aussi pour le narrateur, revient à lui sur cette terre qui
est en enfer.
Autre chapitre de vaches maigres :
Après l'Enfer, la dystopie commence.
222
Je pensais retrouver ma compagnie au grand complet tantôt. Mais où étais-je, et après quel
temps de descente aux enfers ?
Ivan me dit de ne pas m'inquiéter, et qu'il connaissait les lieux, et que le temps du récit était le
même que celui de la narration : mais où diable avait-il pu apprendre cela ? Dans ces enfers,
cher possesseur, pardon cher lecteur, qui abondent en professeurs quand les autres, les vrais,
les politiquement incorrects où nous amusons tous et nous envahissons entre amis, entre la
bière et paix, quand les autres enfers donc abondent en génies de la littérature universelle
comme on disait au temps où j'aimais visiter la terre.
Ivan avait appris des choses mais il me confirma qu'il avait le droit de ne toucher à rien. Les
enfers sont néognostiques en somme, ils ne croient pas à la matière, au moins théoriquement.
Mon jeune compagnon me certifia que nous étions tout prêts de la sortie, que je n'étais jamais
sorti de l'appartement de mon ami Horbiger (il souligna ce mot avec déférence), qui lui-même
avait été annexé par la bande de Morcom.
-
-
Tu crois vraiment que nous ne sommes pas loin ?
Gerold, puisque je vous le dis !
Il n'y a rien de pire que de se croire égaré alors qu'on est sauvé…
C'est ce que je croyais que j'étais dans la chambre à Geist.
J'aurais dû essayer avec toi, tant que j'y étais…
On n'en sort pas souvent. Et puis j'ai su qu'elle arrive sur terre. Elle a déjà été
implantée sur des gens. Ils vont aussi nous mettre leurs esprits infernaux dans les
cosses.
L'Ecosse ?
Les cosses, Gerold, les pods. Le corps est un gros tas de viande, je les ai entendus
parler, et l'esprit des gens est ailleurs. Dans le Geist.
Pourquoi t'y ont-ils mis, Ivan ? Parce que tu n'es même pas capable de bien te tenir aux
Enfers ?
Parce que… mais entendez ! Nous sortons ! Nous arrivons ! Orbi…
Nous entendîmes une sorte de bruit puis de discussion. C'était une émission de Geist, pardon
de télévision. On parlait toujours des vols des m². Je touchais presque la porte d'entrée de la
salle d'exhibition.
Le préfet a décidé de s'attaquer à l'une des racines du mal, à savoir les filières d'écoulement
de l'espace, et en particulier des officines d'achat de m² dont certaines sont devenues des
receleurs en acquérant des m² volés, lors des braquages ou d'arrachage.
-
Arracher des mètres carrés ?
C’est la méthode Moscoutaires !
On se meurt où on demeure ! On n’est pas des oiseaux !
Je poussai la porte, et nous entrâmes.
Quelle surprise, lecteur… une armée de bonnes âmes contemplatives, d'esprits de la caverne,
d'ennuyés spectateurs, de plantureux consommateurs. Il y avait tous nos amis ou presque. Je
commençais à les saluer, quand nous nous rendîmes compte qu'ils étaient comme asphyxiés
eux aussi, aspirés par l'écran mystérieux.
Les agents immobiliers m'ont fait part de leurs inquiétudes, qui sont bien réelles et m'ont
parlé des conditions d'achat de m² par certains établissements, pas tous, il y a des règles de
223
traçabilité qu'il faut respecter avec des registres, un livre de police, les noms des vendeurs
doivent être inscrits.
Je vis Anne-Huberte enfoncée sous Maubert, et Fräulein assoupie quelque part. Les Gavnuks
reposaient bien, mais d'Artagnan et Mandeville manquaient à l'appel. Nabookov poussait
quelques petits cris impuissants comme si, dormant, il avait fait quelques mauvais rêves. Sa
belle épouse était tout aussi calme. Mais Horbiger était absent.
Nous qui aurions tant voulu fêter, en leur auguste compagnie, le retour des Enfers ? Nous
étions bien bloqués et toujours pleine gueule, la leçon de télé. Car je n'aurais jamais pensé que
les terriens fussent aussi sourds. Et ça continuait. On interviewait un matamore, alors que déjà
Ivan s'ennuyait fort, fourbissant toutes ses armes.
Nous lui avons fait prendre conscience de ce problème grave qui entraîne ces braquages de
m² et il est urgent d'agir, car ces officines ne respectent plus rien et il est urgent d'agir, car
ces officines qui ne respectent rien prolifèrent à une vitesse incroyable.
Je sentis que déjà Ivan se sentait mieux, comme s'il avait compris que la terre se prêtait
maintenant à quelque champ d'investigation illégale. Je l'empêchai de nuire aux pauvres
Siméon et Superscemo endormis, qu'il aurait bien voulu aspirer au Staubsauger ou réduire à
néant. Mais l'autre poursuivait, un vendeur dévalisé de, deux m² plus tôt :
80% de mes collègues ne s'en sortent plus à cause du prix dissuasif du m² et, en plus, nous
nous faisons attaquer parce que les voyous savent qu'ils pourront écouler le fruit de leur vol.
Où avaient pu passer nos amis évanouis ? Et les autres, perdus dans leur univers onirique,
comment les secourir ? Je les voyais écrasés par un cheval de Troie dissipateur de sommeil :
sopor fessos complectitur artus, dit ainsi l’éternel et bon maître ; et j'étais moi-même nargué
par leur morgue, aux maîtres carrés, alors que je venais de les braver aux Enfers, et que je les
voyais triompher de l'esprit et de la conscience de ma petite troupe.
Je laissais Ivan briser l'écran plasma géant, piétiner quelques anges technoïdes, écoeurer les
fils et les pods. Je prononçais avec force quelques bonnes formules incantatoires, et peu à peu
je les sortis de leur sommeil.
Je vis d'abord Maubert qui dit : -Je rêvais d'une maîtresse carrée. Puis ce pauvre Sylvain qui
nous confirmait cela : - Je rêvais que je remontais dans le temps pour acheter de l'espace.
Fräulein me dit quant à elle qu'elle avait éprouvé de hautes aspirations dans ces Inania regna.
Mais quelles aspirations ?
Pierre et Baptiste reparurent sereins, avec leur petite tribu. Anne-Huberte émergea plus
débranchée que jamais, et recommença à patiner dans la pièce. Les seuls qui ne parurent ni
soulagés ni libérés furent les deux petits Gavnuks. Dès qu'ils virent Ivan, ils crurent à une
conspiration plus terrible encore ; et ils se précipitèrent qui sur lui qui sur leurs armes secrètes
pour signifier leur retour au grand jeu.
-
-
Perestante !
Da, capitan !
Ecoutez-moi tous. Je n'aime pas donner d'ordres, c'est contre ma fonction d'ange
rebelle. Il faut vous purifier l'esprit de vos scories nocturnes. Puis il faut détruire cette
salle, l'aspirer même. Enfin, il faut retrouver et libérer Horbiger et les moscoutaires.
D'après ce que j'ai compris, ils sont tous enlevés.
Mais alors, qu'est-ce que tu es allé faire aux enfers ? Normalement, on descend aux
Enfers pour sauver l'humanité, non ? Et qui les aura enlevés ?
224
-
En Enfer, j'ai compris qu'il y a une autre origine, non humaine, à tous ces problèmes.
Et que l'origine infernale des maîtres carrés n'est pas forcément humaine non plus.
La terre n'est donc plus habitable ?
Non. Pas tant que le capitalisme durera.
Le capitalisme est mis systématiquement en scène par le biais d’actes quotidiens : tout (tout !)
est payant. Dans un appartement (un « conapt »), le contrat de location prévoit qu’il faut
payer chaque fois qu’on veut ouvrit une porte, sortir du lait du réfrigérateur ou prendre une
douche. Dans cette société il faut avoir les poches pleines de pièces de monnaie.
-
Voilà une information !
Smotritie !
Quid ?
Regardez !
Siméon qui ne cessait de naviguer sur des canaux vénitiens ou chinois était opportunément
tombé sur une émission de télévision qui traitait des problèmes de réalité. Trois personnages
dialoguaient sur les glissements progressifs de l'illusion. L'un d'eux était Parvulesco. Nous
reconnûmes Horbiger qui avait renoncé à sa barbe fleurie et légendaire. Il avait l'air d'un bel
homme d'affaires teutonique et planétaire. Enfin un troisième larron interrogeait nos deux
lascars, lecteur. Nabookov qui le connaissait me dit qu'il s'agissait un collègue nommé Michel
Cookie. Il n'était pas écrivain, il était radiologue, et comme radiologue, il en savait plus sur les
âmes de ses contemporains que tous les écrivains réunis.
Ce fut lui qui attaqua sur la notion d'ubiquité marchande. Il expliqua que le pan capitalisme
avait dévoré bibliquement l'espace, que ce dernier avait dévoré le monde.
Je suis Ubik.
Avant que l'univers, je suis.
J'ai fait les soleils.
J'ai fait les mondes.
J'ai créé les êtres vivants et les lieux qu'ils habitent ;
Je les y ai transportés, je les y ai placés.
Ubik pouvait alors être cela, cette volonté de faire payer, et cher, chaque m² de la
manifestation. Je vis que Superscemo et Siméon dévoraient des yeux l'émission, qui semblait
d'ailleurs bien suivie (c'est le secret de telles émissions). Peut-être qu'ils plongeraient dans
l'écran pour y trouver de l'or.
Sautez dans l'urinoir pour y trouver de l'or.
Les deux enfants sautèrent. Je les vis, nous les vîmes alors de l'autre côté, aux côtés justement
d'Horbiger, qui les salua discrètement. Horbiger au visage rasé, rasé parce qu'il était passé de
l'autre côté. Mais dans quelle dimension évoluions-nous ?
Le rasage que nous vous offrons est sans précédent.
Avec la lame Ubik en acier chromé
De fabrication suisse,
Finis les jours des joues qui grattent.
225
Et j'entendis Maubert me beugler quelques mots, tandis que son Anne-Huberte ne cessait pas
sa glisse. Il me dit :
-
-
-
C'est l'histoire du démiurge, de la SF américaine.
SF ?
Science-fiction. La noosphère, la grande théorie. C'est aussi monde en
dégénérescence, le supermarché des gens heureux, je suis vivant et vous êtes morts,
l'entreprise multinationale est le plus froid des monstres froids, bonheur glacé de ces
oligopoles.
Réveille-toi Maubert.
je vais passer de l'autre côté, aussi. Comme Kubin. Comme Lubov. Nous sommes tous
le même esprit. La technologie a répandu la noosphère dans tous les esprits. Nous
somme Un, nous ne sommes rien, nous ne sommes plus. Nous sommes moins. Deux et
deux font quatre milliards. Ils vont pouvoir nous liquider. Vive les maîtres carrés. Du
vide cubique, avec des monnaies imaginées !
Que de maths ! Sacrés Grecs !
Mon oncle chartreux…
Vive un hébreu !
On est bien mort, en 80. Mon Dubedout !
Les graffiti avaient raison. Ce monde est celui de la semi-vie, comme le disaient les distiques.
-
Tout se transforme en tas de rouille. La réversion de la matière. Oh, sortir de ce monde
en régression où le temps vous fuit entre les doigts.
Maubert…
Ce sera la fin des monnaies. On paiera tout en m², à Mumbai, à Shanghai, Curitiba.
Tout sera un désert cher, désert de chair.
Maubert, sois en paix.
Horbiger et les siens continuaient de commenter l'actualité de leur livre. On évoquait la
Virtualisation des érotismes, l'émergence de nouvelles Schéhérazade numériques, et
l'avènement du tout payant capitaliste, aux bons soins des ingénieurs patriciens et de leurs
avocats qui réussissaient à inventer la maison au mobilier payant.
-
-
Tout sera en supplément, docteur. Les télés, la domotique, les artefacts, les pièces
électroménagères, et mêmes les portes coulissantes. Chaque service sera payant. La
maison n'a rien à offrir. Elle est là pour te faire payer. les maîtres carrés n'ont pas à
supporter le poids de ta présence. Tu leur dois juste vingt mille horions, cent mille
gros lards du maître, et puis tu crèves. Et puis tu rêves.
Maubert, c'est toi qui as raison.
Pendant ce temps, dans l'autre espace, Parvulesco préparait une conspiration dans laquelle il
voulait intégrer Horbiger.
-
La destruction de ton esprit, de tous les esprits, mélasse. Le même rêve pour tous, à
très bas prix, la race à prix unique, et le maître très cher, comme cela tous calmés.
Avec ce bon vieillissement forcé, la salle d'attente augmente. Time is money, alors
payons en temps de vie. De l'espace en plus pour les Enfers, du temps en moins pour
les vieillards. Durée de vie diminuera. L'enfer est froid aussi, l'enfer est froid.
Refroidissement climatique.
226
-
Maubert, c'est toi qui as raison.
Les autres s'étaient tus, les deux enfants étaient rentrés, passant de leur écran plasma à cette
intenable salle des exhibitions, des expositions, des blanchiments, des arrestations. Les autres
s'étaient tus, et Horbiger nous avait vus, et entendus. Il se lève alors, quitte le plateau en
saluant et prévient la noble assistance qu'il a mieux à faire, sinon à écouter. Le revoilà chez
nous, dans la salle de blanchissement de son trop grand appartement.
Sautez dans l'urinoir pour y chercher du mètre carré.
Ouf, il était revenu parmi nous. Encore un peu trop dans la matrice, sans doute. Mais je
compris alors où pouvaient être pliés mes déplieurs d'espace, mes anti-templiers, mes sacrés
moscoutaires. Alors, j'eus de la chance : les Gavnuks réarmés, Fräulein métamorphosée, et
Sylvain motivé, décidèrent de partir au combat spatial pendant que je devais mettre fin à la
guerre virtuelle en évacuant le faux Parvulesco, le Cookie radiologue et le débat savant.
Parvulesco revenait à sa marotte des qlipoths et de la vieille cabale. Ce serait à Maubert de
ranimer Horbi.
Et pendant ce temps, notre monde se désagrège, se replie sur lui-même en ramenant à la
surface des phases de réalité anciennes.
-
Un peu de violence, un peu de concrétion pour en venir à bout. Revenir sur ses pas,
sur ses gestes, sur ses mots, et sortir vifs du labyrinthe à rebours.
Faire des perles à rebours…
Et comme à Pearl Harbour, refuser la défaite. Mais bonjour Horbiger. Alors, fini
d'errer dans les déserts de Mars ?
Stanton Mick, qui avait proposé un jour de faire construire gratuitement une flotte spatiale
permettant à Israël de coloniser les déserts de Mars et de les fertiliser, aurait demandé, et
paraît-il, obtenu, un prêt ahurissant d'un montant sans précédent, pour…
-
Gerold, mein fou rire ! Tu es revenu parmi nous ?
Comme toi, lansquenet crochu !
Tu as rencontré Aguirre ? Il a du être envoyé aux vrais Enfers, lui !
Non ! Il spécule contre l'horion à Buenos Aires ! Tu aurais pu te manifester, old man.
Tu étais endormi dans mon cœur et je n'osais te réveiller.
Mais tu parles comme une petite fille.
Ces machines qui vieillissent, quel effroi…
Il n'y a plus rien de rentable que les maîtres carrés. Ils préparent l'extermination de
toute activité, bientôt de toute présence.
Tu ne crois pas que tu exagères ? T'es devenu parano ?
Je ne suis pas rano, sinon je serais au pouvoir…
Ou tu serais en Amérique du sud…
En attendant que les ânes te cherchent pour aller planter des oranges en Crimée !
Mais de quoi parle-t-il ?
Les paranoïaques - en fait les schizophrènes à tendance paranoïaque - doivent constituer la
classe dirigeante ; ils doivent avoir la charge de développer l'idéologie politique et les
programmes sociaux... ils doivent avoir une vue générale du monde.
227
-
-
Moi je n'aime pas les paranos. Ce ne sont pas des créateurs, mais des récupérateurs et
surtout des systématiseurs.
Des quoi ?
Des gens qui systématisent.
Ce n'est pas tout cela, mais il faut aller libérer Mandeville et d'Artagnan.
Les simples schizophrènes... correspondraient à la catégorie des poètes, bien que
certains d'entre eux soient sans doute des visionnaires religieux — comme doivent
l'être certains Heebs.
Des quoi ?
Ce n'est pas tout cela, mais il faut aller libérer Mandeville et d'Artagnan.
Les Heebs, cependant, sont sans doute enclins à produire des saints prêchant l'ascèse,
alors que les schizophrènes produisent des dogmatiques.
On peut l'appâter avec Kitzer von Panzani. On en construit des clones aux enfers.
Tout le monde veut la tuer celle-là.
La baronne.
La clownesse.
La diablesse.
Ceux qui sont affligés d'une schizophrénie à tendance polymorphe doivent être les
membres créateurs de la société, ceux qui amènent les idées nouvelles.
Ce n'est pas tout cela, mais…
Avec joie j'apprenais que mon équipe de sourds était de retour. Ce fut Baptiste, le clochard
quechua, qui me tira de cette torpeur de bienheureux (à moins que le bienheureux soit un
hyperactif de l'intelligence, c'est possible aussi) par ces alertes propos dialectiques et
richement dotés en informations :
-
Ils ont été serrés pendant leur sommeil. On les a enfermés et roulés dans un local.
Roulés ? Comme des tapis ?
Dans des tapis plutôt. En réalité, on les a roulés dans des m² de sol à configuration de
linoléum, c'est plus simple. De plus en plus de gens sont ainsi comprimés. Quand je
prenais le métro, jadis, je comptais les pieds aux heures d'affluence. J'en voyais 20 au
m² parfois.
D'après un rapport sanglant de la cour des comptes, la SNCF a préféré investir dans les
lignes TGV, plus rentables, que dans le Transilien, son réseau de trains de banlieue
Parisienne, trains circulant désormais avec 11% de retard en moyenne. Avec des pointes à
près de 20% pour les RER B (37,1% sur le tronçon Robinson !), A et D, dans l'ordre…
-
Ce qui nous impressionnés, Pierre et moi…
Oui, Baptiste, tu t'y connais en tentes n'est-ce pas ? Alors pourquoi tu ne t'appelles pas
Paul ?
Et pourquoi pas Popaul ? Lâche-moi Maubert, va retrouver ta greluche, elle roule des
patins dans la galerie de glace, elle…
Taisez-vous, que signifie cette altercation superficielle, gratuite et sans fondements,
susceptible de compromettre toute l'opération ! Poursuis, Baptiste !
Il y a trois salles où ils peuvent être. Ils peuvent encore se manifester en nous
reconnaissant, ce n'est pas trop tard.
Sire, sinon, nous ne pourrions utiliser un des chiens de Kitzer…
Pardon ?
Tu disais donc que vous viviez dans le métro à vingt par mètre carré ?
228
-
Oh ! Oui, plusieurs heures par jour, plusieurs mois par année.
Il faut dire que les rames ont 25 ans d'âge en moyenne, et que le plan de remplacement des
anciens wagons métallisés "petits gris" n'est toujours pas achevé, alors qu'en dix ans le
nombre global de voyageurs en Ile-de-France a crû de 20% !
-
C'est là que tu te rends compte que tu voudrais être soldat, pirate, n'importe quoi.
Toi, soldat, Baptiste ?
Etre logé dans une caserne, en voilà des m² de générosité et de gratuité. On comprend
pourquoi ils font disparaître les armées…
Les ordres religieux aussi. Eux préfèrent se faire égorger que de renoncer à leur piaule.
Et là, comment font-ils ? Avec l'écran, pour vous aspirer.
C'est du plasma empathique. Pour capter ton attention, favoriser ta connexion. Ton
esprit est capté et hop ! ton corps astral passe de l'autre côté.
Connexion, en hébreu, c'est possession. Ils possèdent ton esprit, ils te le mangent. c'est
le cerveau planétaire anthropophage.
Vivement les camps de déconcentration !
D'accord, Horbiger, d'accord…
Et comme cela ils peuvent manger ton esprit. Ton esprit absorbé.
Poursuis.
C'est ce que faisait un présentateur, Jory. Ils l'ont très bien payé car il dévore l'esprit.
Un jour il l'a dit.
Il y a longtemps que je le fais, avec des tas de gens en semi-vie. Je mange leur vie, ce qu'il en
reste. Il y en a très peu dans chaque personne, alors il me faut beaucoup de vies.
-
-
Les gens en semi-vie, ce sont qui vivent dans les moratoriums ?
Moratoria te salutant !
Pas seulement ! Ceux qui vivent aujourd'hui, tout simplement. Que l'on connecte, que
l'on transplante, que l'on transporte. Ceux qui se branchent. Ils sont au choix soit
distraits soit détraqués.
Même racine : de-trahere. Ils ne savent pas s'ils sont vivants !
Alors pourquoi bouger pour eux ?
On se mettra en marche, en mode révolution par goût, tout simplement. Une
révolution romantique, façon Byron, façon Dandy, pas vrai Gerold ?
Regardez !
Nous vîmes alors arriver une belle ronde de nuit, Mandeville, d'Artagnan en grande tenue,
flanqués des petits Gavnuks en armes et d'une Fräulein plus martiale que jamais.
-
Nous sommes tombés sur un autre clone de Parvulesco. Il a voulu nous parler encore
de culture. Mais quand j'ai entendu parler de Kultur…
Je sais, meine Liebe, tu sors son Staubsauger.
Orbi, meine Liebe, où étais-tu passé ?
Ach, j'avais franchi le mur des apparences, j'étais de l'andere Seite. Mais comment
vont nos amis…
Horbiger !
D'Artagnan !
Mandeville !
Gerold !
229
Tout le monde se congratula quelques instants, ce qui prit en on conviendra quelque temps. Je
constatai que mes vieux amis étaient quelque peu altérés. Ils avaient dû être fatigués d'avoir
été ainsi roulés par les maîtres dans la farine, tel des tapis volés. Les Gavnuks étaient par
contre en pleine forme, échangeant des informations secrètes avec leur ennemi de la veille,
Ivan Mudri, réintégré dans leur petite société des nations. Je regardai la douce Fräulein, me
demandant si elle était toujours éprise de Horbiger, et si elle n'était pas susceptible de
commettre quelque folie avec son Staubsauger. Rameau lui-même vint, et se mit à composer
une sarabande intitulée les retrouvailles et un rondeau remarquable sur les amis dispersés.
Tout semblait bien comme avant. Nous étions plus fédérés que jamais, huguenots résistant à
l'empire des maîtres carrés qui ne manquerait pas de contre-attaquer. Il fallait mettre au point
notre plan de bataille. C'était conter sans Mandeville.
-
-
Il nous faut mettre au point un plan de bataille.
Au poing un plan de ma taille ?
Tout laisse à croire que durant notre absence, et la mienne en particulier, puisque
tandis que je n'étais pas là, vous, vous étiez là, mais aussi ailleurs, et comme
dépossédés de vous-mêmes, inhabités…
Dynamités ?
En quelque sorte, Mande vil, en quelque sorte…
Oh ! je vous en prie : assez de vils, assez de ruches et moqueries !
Pan dans le mille !
L'ennemi donc a progressé. Les prix ont explosé, les gens sont chassés des villes.
Ils sont mandés des villes !
Et ils se sont soumis.
Ou je n'ai pas compris : des soumis et des hommes !
Il n'y a qu'un seul Dieu, ce Dieu c'est le marché. Heil marché !
Suffit, Horbiger ! Ou on t'envoie de l'autre côté, parler culture avec le faux Parvu
Lascaux.
Lui voulait le grisbi !
Nein, pitié ! Je préfère le front de l'est.
Je fais préparer une nouvelle arme secrète.
Oui, Fräulein.
Tout le monde se tourna vers elle. Je n'étais pas mécontent de cette subtile captation sinon
d'héritage du moins d'attention. Mandeville et Horbiger m'essoufflaient déjà. Mais déjà
Fräulein Von Rundfunk, heureuse en machines, malheureuse en amour, fidèle en amitié,
adorée par ses élèves Gavnuki, disciple du raseur von Braun, nous tenait ces propos
techniques et chamaniques, je dirais même lecteur, techno chamaniques. Elle brandissait un
modèle très secret de Staubsauger.!
-
Ceci est un modèle que j'ai dessiné chez Siemens.
Chez si mince ?
Qu'on le débranche !
Mandeville, stop !
Mais c'est une maquette.
Une moquette ?
Je pense pouvoir fabriquer un modèle géant d'aspirateur V7, le Staubsauger Golem VI,
qui pourrait aspirer tout ce qui nous embarrasse.
Merveilleux !
230
-
-
Fräulein ! Vous êtes un génie.
Simplement, il faudrait des conseils, des conseils du grand von Braun pour certains
problèmes techniques de turbine.
Turbine or not turbine, pas vrai Mandeville ?
Ah bon ? Je ne comprends pas l'illusion…
Ich habe la soluzion.
Toi, meine liebe, tu as la zolution.
J'ai toujours la soluzion. Ecoute, quand je discutais avec l'autre clown de géopolitique
transcendantale (alors qu'il n'y a qu'une seule grande Allemagne, nous le savons tous,
de Brest à Vladivostok), je l'ai vu.
Qui ?
Lui.
Von… ?
Ya. Et entendu. Tu n'as que passer sur l'écran plasma empathique et tu le verras et
entendras. Le temps nous presse.
Fräulein n'hésita pas. Accompagnée d'Horbiger, elle se retrouva à l'écran, en pleine discussion
télépathique ou téléphonique avec von Braun, qui lui prodiguait les meilleurs conseils. Elle
était entourée par Iva, Siméon et Superscemo qui discutaient activement avec le vieux
magicien de la technique allemande. Nabookov et Maubert regardaient avec intérêt cette
émission, sans doute la première qui captât ainsi leur attention.
-
-
Elle est belle, hein ?
Qui, Fräulein ?
Mais non, Nabookov, la technique allemande…
En tout cas, elle semble heureuse avec son inspirateur. Je n'ai pas dit avec son
aspirateur, Mandeville, je n'ai pas dit avec son aspirateur. Au fait, d'Artagnan, on ne
vous entend guère…
Ah bon ?
Vous êtes devenus sourds ?
Pardon ?
Deux sourds à zéro. Les moscoutaires ont toujours raison. Il est vrai que vous avez été
roulés dans la farine…
J'adore voir les copains à la télé.
Les potins à la télé ?
Ce qu'elle dit là n'a rien de proustien. C'est même très technique.
C'est même très ethnique. Un axe germano-russe, il ne manquait que ça.
Qu'allaient-ils faire dans ce panzer ?
Qui, les petits russes ? Le piloter, bien sûr. Le char Kombat contre le mortal kombat de
nos yankees vénérés.
Fräulein et Horbiger ont l'air heureux ensemble cette fois.
Oh, écoutez-le…
Horbiger termina promptement et revint parmi nous. Fräulein poursuivait ses très techniques
conversations avec son vieux maître génial. Plus jeune et plus radieux que jamais, comme si
lui ne dégénérait pas, alors que tout dans ton beau monde lecteur ne fait que le faire depuis
Ubik et tuttaquo. Son accent tudesque avait repris des forces après sa passionnante discussion.
-
Ch'adore passer d'un blanc de réalité à un autre.
Cela renforce ton accent, en effet.
231
-
Che fiens t'afoir une très bonne idée. Pourquoi ne pas créer un Ordensburg ?
Un ordensburg ?
C'est un monastère.
En pleine capitale ? Quelle idée !
Wunderbar ! Continue, Horbiger…
Il faut stocker nos énergies, et le produit de nos larcins.
Tous nos tapis volés !
Il faut une chaîne d'énergie gardée par des prêtres consacrés. Et qui ne diminue plus.
Nous stockerons tous nos sols, toutes nos pièces, toutes nos forces.
Une chaîne de monastères… mais quelle idée !
C'étaient les habituels pirates, intermittents des mètres carrés, comme d'Artagnan, Pierre ou
Baptiste qui semblaient les plus enthousiastes.
-
Nous travaillons nous trimons, nous perdons. Là, nous pourrons conserver et faire
prospérer le fruit de nos larcins. Nos gains de terre.
Un bon gros Ordensburg au centre de la Cité.
Un monastère, Orbi, un monastère. On se croira au moyen âge.
Un nouveau temple ? Gare à Philippe le Bel !
Philippe qui ? Le label ?
Je pense qu'on pourrait leur envoyer Mandeville à la télé, il les rendrait tous fous.
Un ordre pur avec sa règle et sa rigueur. Et je le nommerai Altiplano. Ou bien région
condor.
Légion qu’on dort ? Et pourquoi pas Crimée et châtiment ? Voyage au centre de l'éther
? Mon compas ?
Attendons de voir. Mais l'idée est très bonne. Pour l'instant, nous devons nous tirer de
ce lieu maléficié. Il nous en faut partir, Orbi, car il a été corrompu par tes alliés saxons
d'hier. Et nous allons tous aspirer. Attendons le retour des Gavnuki et de Fräulein.
Celle-ci paraissait ravie de sa communication ingénieuse et brillante. Elle faisait plaisir à voir,
se mettait même à rire au raseur von Braun. Je sentis quelque jalousie dans le regard de
Horbiger. Je décidai de rappeler Superscemo et ses compagnons. Ils arrivèrent car les
discussions trop longues ennuient jusqu'aux doués petits russes.
Alors nous commençâmes notre opération de repli stratégique. Nous allions emporter ce sol
pour le purifier et l'utiliser comme soubassement pour notre monastère. Ce serait l'opération
Tchernoziom. Nous usions les Staubsauger dont nous étions déjà en possession, en attendant
la venue de Fräulein avec son somptueux nouvel artefact. Seul d'Artagnan semblait se
plaindre. Il ne se trouvait plus pirate, mais pillard ; plus mousquetaire, mais mercenaire. Mais
il faut bien faire parfois preuve d'un peu d'esprit systématique. Et cette accumulation primitive
nous en donnait l'occasion. Horbiger choisissait déjà sa tenue et son titre, tout en continuant
de se plaindre du rire aux éclats de son ancienne promise.
Il faut quand même dire, et Horbiger ne le fera pas, que l'intuition de l'ordre, du monastère, si
bonne au demeurant, et destinée à faire de nous des demeurants, non des errants, prélude à de
toutes autres tribulations, que l'intuition de l'ordre dis-je, lui vint de Parvulesco entrevu et
entendu de l'autre côté de l'écran. Le vieux sage bizarre, le bon gros mage gnostique avait
ainsi énuméré ses billevesées métaphysiques en quelques grandes lignes. La conspiration
revêtait une aura particulière, car elle serait cette fois, soumise à l'impératif catégorique et
martial des mètres carrés. Imagine-t-on pouvoir créer une conspiration plus magique et
efficiente qu'un monastère en centre-ville, au siècle des mètres carrés ?
232
Or, en tant que tel, le père Ioan Culighin, ou Strannik, devait servir de levain de culte occulte
à la constitution, à la montée et au bref épanouissement de ce qui allait être le groupe du
couvent Antim, lequel, dans ses cercles intérieurs, se faisait appeler du nom secret du Buisson
Ardent. Cela, en sachant que la doctrine orthodoxe des commencements tenait le Buisson
Ardent pour une figure prophétique cachée appartenant à la théologie propre de la vierge
Marie, qui, tout comme le buisson ardent, recevant en lui, indemne, non consommé, le terrible
feu du Dieu Vivant, elle aussi allait devoir donner asile, dans son corps humain, terrien, au
Logos vivant, sans que celui-ci n'en fût détruit, rubus arderet et non comburetur.
-
Le couvent du Buisson Ardent, cela te dirait comme titre, Horbiger ?
J'y penserais toujours. Mais rien ne vaut région Condor.
Un con dehors ?
Tais-toi et aspire, Mandeville.
Et tous rêvons subtils de pouvoirs monachiques édifiants.
Ceux qui, au seul nom de Dieu, sauront tout supporter, jusqu'à la fin et au-delà, seront
changés en des puissances actives, et recevront des ailes comme des aigles, ils suivront leur
travail sans connaître la fatigue, marcheront devant eux sans que la faim ne vienne les
affaiblir, s'élevant de hauteur en hauteur, et Dieu se montrera à eux dans le Sion de sa plus
secrète sagesse et des visions qui se tiennent sur les sommets suprêmes.
La verve de Parvu nous avait convaincus. Nous rayonnions d'extase, convaincus – surtout les
autres, car moi, lecteur, je suis un ange – d'être des initiés à venir.
Fräulein venait enfin de quitter von Braun, la salle de télévision, et elle nous avait retrouvés
de ce côté-ci de l'écran ou du miroir. Elle était rayonnante elle aussi et ne jeta pas un seul
regard à Horbiger. Elle irradiait du feu, de la glace, de la colère froide, de la beauté aussi. Elle
nous intimidait presque, notre belle teutonne.
-
J'ai résolu grâce à mon Meister les ratsel, pardon les énigmes de l'univers.
Tu feux tire ton maître chanteur de Camembert !
Je vais donc pouvoir concevoir et réaliser sous peu le Staubsauger suprême. Nous
commençons à déplier leur espace.
Ils l'ont fait, Guillerette (je l'appelai par son prénom français pour la ramener à de plus
humaines, plus prosaïques proportions), et je crois qu'ils ont bien travaillé.
Il faut à tout prix me garder ma chambre à geist, pour que je puisse parler à mon
vénéré professeur.
On peut l'emporter ?
On va voir. Sinon, il faudra la laisser.
Mais Fräulein, il faut emporter cet endroit. Il est maléficié, comme tu sais.
Nos amis revenaient, faisant grand bruit. Mandeville et d'Artagnan avaient retrouvé de leur
allant de leur dynamisme.
-
Nous avons démonté deux hectares…
Et terrassé les maîtres carrés ! Avec cela, nous pourrons ouvrir un grand monastère,
une chartreuse de l'Altiplano…
Mais l'heure est grande et belle où se saisir à neuf. Il fallait donc entamer l'ultime discussion
avant la création de notre ordre et de ses royaux secrets, lecteur.
233
-
Qui sera notre Jacques de Molay ?
De mollet ?
De mots laids ?
Oh, les sots !
Les seaux !
Gerold, serez-vous…
Notre nouveau…
Grand maître…
Nous lirez-vous nos règles ?
Non, je serai le supérieur inconnu initié invisible !
Da, capitan !
Comme grand maître, je propose Horbiger !
Horbiger et paix !
Bière et paix !
Tu es bière et sur cette bière je bâtirai mon embyrrhe !
Des secrets, des codes d'accès !
Des codes de fusées !
Des opérations barbe à papa !
Barbe te rossera !
Le droit à la retraite ! Les statuts !
Les intermittents du spectacle ! Le ticket scolaire !
Les droits de la femme !
De la Fräulein !
Mes amis, nous nous égarons ! Tempérons notre ardeur !
Altérons-la plutôt ! Du bon vin Guillerette !
Guillerette nous mena quelques bons pots de vin, et des boissons gazeuses – à Geist, donc –
pour les petits. Ils faillirent s'asphyxier. Puis nous fermâmes la boutique : il était en effet de
s'affairer, de s'aérer plutôt, après ces innombrables voyages aux enfers.
Le plus drôle, lecteur, fut la fermeture de ce haut lieu, de haut château, où nous avions tous
failli perdre notre âme. Fräulein et les Gavnuks avaient réussi à froisser l'espace du très bas, à
l'annihiler et le réduire, c'est le cas de le dire, à peau de chagrin. Nous devions même partir, la
pièce encore épargnée devant servir de sas d'évacuation pour tous. D'Artagnan euphorique,
d'Artagnan enfin retrouvé, scella la porte et le destin.
Il fallait savoir maintenant où déplier notre espace, à nous templiers des temps très
postmodernes, et quelle surface occuper, pour déclencher notre guerre sainte, notre très chère
croisade contre ces diables de maîtres carrés ; après quoi nous pourrions ouvrir d'autres pièces
de musée, d'autres commanderies, et dévorer, manger enfin leur gras espace.
Lève-toi et mesure le temple de Dieu, l’autel et ceux qui y adorent. Mais le parvis extérieur du
temple, laisse-le en dehors et ne le mesure pas, car il a été abandonné aux Nations, et elles
fouleront aux pieds la ville sainte pendant quarante deux mois.
234
Chapitre autre : à la recherche de l'espace perdu (une fois…)
235
Imagine lecteur que tu te retrouves à l'air libre, après un long séjour aux Enfers, dans les
bureaux, dans les couloirs, mais que ne t'y sentes pas, libre.
Imagine que cet air soit vicié, possédé, maléficié, et cerné. Dans le monde de tes maîtres
carrés venus des Enfers et des ténèbres extérieures, rien n'est gratuit, tout devient cher, chaque
centimètre, pouce, pied, mètre d'espace représente du temps, représente du travail, et intensif,
et long, le travail de toute une vie. Il fallait à ton grand-père dix ans pour se loger, il en a fallu
quarante à ton père, il en faudra cent à ton frère, à ton cousin, à ta femme divorcée, et peutêtre deux mille à tes petits-enfants. Et c'est comme ça, parce que tu te laisses faire, c'est
comme ça parce que tu ne te bats pas.
L'air avait bien changé, boulevard des Germains. L'agence d'Horbiger était toute fermée, et, le
temps de trouver le lieu où nous pourrions entreposer nos précieux mètres carrés n'était pas
encore venu. Cela donnait lieu – si j'ose dire – à de complexes et programmatiques disputes
entre les nôtres, comme dirait Parvu dans sa grotte de Lascaux. Pendant que les Gavnuki et
Anne-Huberte faisaient du squared foot shopping (ils volaient des pieds carrés aux rares
touristes yankees qui passaient dans la rue), nous devisions ainsi, de philosophie spatiale, de
forces spéciales et de demeures philosophales. Drake nous avait enfin rejoints après une
longue absence.
-
Je ne comprends pas… Si on a volé des mètres carrés, que cherchons-nous dans la rue
?
Nous cherchons à nous loger.
Mais si nous avons des mètres carrés ?
Nous cherchons à les placer.
Mais si nous avons des mètres carrés ?
C'est vrai quoi, il a raison, Mandeville, nous pourrions les dérouler là, et puis voilà…
Sans citer Kant, Spinoza, res cogitans, res extensa, et tuttaquo…
Pierre de Serbie, Kaufman et Broad…
Nous devrions établir une distinction entre l'espace et la pierre.
Mais nous devons investir dans la pierre !
Oui, il faut investir dans la pierre !
Mais non, gentlemen, il faut investir la pierre.
La pierre, dirait Audiard, elle ne trompe pas !
Et remplacer leurs mètres carrés par nos mètres carrés ? je ne comprends rien, moi.
Non, il faut avoir de l'étendue, au sens aristotélicien…
…platonicien…
cartésien…
spinozien…
einstenien…
Laissez-moi parler, bande d'ignares, il nous faut de la res extensa pour vouloir étaler
nos mètres carrés.
On va s'étaler, oui !
Mais que voulez-vous faire ? Etaler vos m² au milieu des tarantass ? Et bien essayez !
Et bonjour le bruit !
La pollution !
Les accidents de la circulation !
Donc c'est bien ce que je dis…
Ce disant, lecteur, j'élevais la voix, et dominais la situation de toute ma taille qui avait bien
crû durant mon séjour aux affaires.
236
-
-
Il nous faut un terrain vague, espace poétique, espace littéraire quoi, pour nous jucher
de notre mieux et aplatir notre avoir. Alors nous aurons le plus grand espace littéraire
de la Patagonie occidentale…
Et boréale !
Ach ! Hyperboréenne, oui !
Je connais un très beau terrain vague où nous pourrions nous établir, c'est rue
Christine de Pisan. Tout près de la GLNF…
Près de gèle en nef ??
Mandeville !
Mais je suis toute ouïe, mais je suis toute ouïe…
Nous y sommes, nous y serons tantôt, grâce à ces tarantass, et notre ami Charon.
Mais pendant que notre joyeuse compagnie cheminait dans la rue, nous croisions de rares
personnages, presque tous clochardesques. Il faut dire qu'il faisait grand froid, vingt degrés de
zéro, comme dirait Ségur, et que ne voyions que de rares passants s'activer dans la rue. Il me
semblait entendre Bardamu qui de sa voix lugubre, semblable à celle du Zara ouste, nous
disait, comme au Natal :
-
La vérité de ce monde c'est la mort, la vérité de ce monde c'est la mort…
Le maure ? La vérité de ce monde c'est le maure ? c'est bien cela, barre d'émus ?
Pas tout à fait, Mandeville, pas tout à fait.
On devrait lui coller une amende chaque fois qu'il nous en sort une, comme ça on
verrait s'il est dur d'oseille !
Tu es dur, Maubert. Dur d'oseille ! Et pourquoi pas le priver de mètres carrés ?
Déjà que vous me privâtes, moi, de maîtresse carrée…
Oh ! Mandeville…
Et le chihuahua moi m'adorait quoi. Ouah Ouah…
Oh ! regardez !
C'était Superscemo qui faisait une danse de sioux autour d'un grand homme immobile dans sa
guérite : il venait de gagner deux mètres carrés au loto, c'était écrit dessus. Je rappelle lecteur
que nous sommes boulevard des Germains, c'est fantastique lecteur ce qu'on y peut trouver
pour cinquante mille horions le mètre.
Je m'approchais de cette étrange statue de cire et je reconnus notre cher…
-
Jean des Maudits ! Est-ce bien vous !
Hé hé… oui, c'est bien moi.
Mais que vous est-il arrivé ?
Ma femme, mon adorable épouse…
Violette, c'est bien ça ?
Comme vous y allez ! Oui, c'est bien ça. Elle m'a mis dehors avec en tout et pour tout
dix mètres carrés.
… que vous n'avez pas gardés ?
Non, mon fils aîné en avait besoin pour faire ses études et se loger en capitale
anglicane, dites, hé, hé, de l’église persécutée, hé, hé…
à l'ombre ?
Ah oui, ici l'ombre, et à l'ombre on a besoin de beaucoup de mètres carrés.
Il faut être très riche là-bas pour y vivre plus mal.
C'est la clé du mal néolibéral. Pour vivre mal payez plus cher.
237
Pour vivre mal payez plus cher. Pour vivre mal payez plus cher. Pour vivre mal payez plus
cher.
-
Et donc hé, hé, je suis un peu ici, un peu là… C'est très bon pour mon métier de petit
soldat de plomb, notez.
vous devriez aller à Montmartre, champion de jeûne. Vous y rencontreriez des artistes
de la vie comme vous.
Vous croyez, monsieur Maubert ? En tout cas j'ai eu de la chance au loto, hé, hé.
Ce pauvre Jean des Maudits avait l'air plus hébété que jamais, hé, hé. Je décidais de l'aider, o
yeah. Mais cela ne se fit pas sans encombre, car mon specteur était toujours dans l'exercice de
ses ponctions. Et cela éveillait les soupçons de mes compagnons, naturellement. Car si la
fourmi n'est pas prêteuse, la Sieg Heil, pardon la cigale l'est encore moins.
-
-
Vous viendrez avec nous, Jean des Maudits. Je ne peux pas vous laissez là.
Quoi ? Mais c'est un specteur.
Tu ne vas pas, Gerold, faire le généreux avec nos maîtres carrés ?
Tu veux dire, mon bon d'Artagnan, avec les maîtres carrés que vous avez volés ?
Comment, violés ?
Comment, Deville ?
Très drôle, ah, ah, très drôle !
Quant vous aurez fini votre drôle de brame, nous pourrons discuter enfin.
Jean des Maudits, vous bossez toujours pour eux ?
Je bosse fort même, hé, hé, et je m'en porte plus mal.
Et bien démissionnez et venez bosser pour nous. Sauf si…
Sauf si vous pensez qu'en tant qu'Insider, qu'infiltré n'est-ce pas, vous pouvez nous
être plus utile à l'intérieur.
Ach, Ich glaube nicht.
Bitte, Horbiger ?
Ich weisse nicht.
Bitte, Horbiger ?
Ich wille nicht. Zes maîtres carrés comment à me gazer les couilles.
On dit casser les couilles Horbiger.
Ich weisse nicht. On a bien vu aux Enfers et ailleurs. Ce sont des nullités. Ils ne
fonctionnent qu'à cause de la nullité, de la soumission et de la distraction de tous les
terriens.
C'est vrai.
Ce n'est pas tout à fait vrai. Ils peuvent bombarder l'Allemagne aussi. Ou envahir la
Grenade. Ou séquestrer quelques milliers de terroristes.
Ils sont nuls. Ils ne sauraient même pas lancer un V2 dans l'espace.
C'est vrai.
Ni construire un char Tigre, ni lancer 200 divisions contre les Rouges.
Encore plus vrai.
Donc, écrasons-les. Si on a toutes les infos sur eux dans Wikileaks, on n'a pas à savoir
grand-chose d'eux. Ils n’ont rien à cacher. Donc on garde JDM avec nous.
Oui, Horbiger.
Et on lance l'opération Barba rossera.
L'opération Barba rossera ? Orbi chéri, meine liebe, tu es wunderbar.
Ya, ich weisse. Dorénavant on m'appellera Jean-Sébastien Wunderbar. Qui m'aime me
suive. Tu viens, Jean des Maudits ? je te donnerai mille m² pour toi et ton fiston.
238
-
Merci, Mein Herr.
Ya wohl, Mein fou rire !
Sieg Wunderbar !
Silence, les Gavnuks !
Mais Horbiger, je pensais que nous avions une direction collégiale…
Il n'y a qu'un seul fou rire prinzip !
Et c'est ainsi que nous emmenâmes Jean des Maudits à notre suite, et ce malgré l'opposition
virulente des plus bohêmes et rebelles d'entre nous. Superscemo, qui allait toujours devant,
me demanda de presser les opérations. Il voulait toujours plus.
-
Gerold, je veux fonder ma favela.
Tu veux une favela, toi ?
Il veut toujours une favela, lui ?
Une vraie favela, pas une favela amara.
Qu'est-ce qu'il peut bien vouloir dire ?
Au centre capitale, moi pouvoir gérer centre favela tentes.
Articule, Superscemo.
I want to go to the zoo!!!
C'était Siméon, qui ne s'était pas manifesté depuis longtemps parmi nous, du moins
verbalement ou vocalement, c'est selon. Lui parlait de zoo.
-
-
Il parle de zoo.
Ce n'est pas si sot.
C'est l'ami de Superscemo.
A lot of animals, mainly mammals are dead. Or disappeared. In the nature.
Il dit que les cages sont vides !
Que les gages sont bides ?
Horbiger ! Mais si les cages sont vides, on pourrait… investir le zoo !
Je connais l'affaire. J'ai déjà connu des terriens, même fortunés, qui vivaient dans un
ancien zoo. Bonne affaire immobilière et peu de convivialité factice. Idéal pour les
anthropophobes.
Pour qui ? Pour les anthropophobes ! Mais laissez-moi vous expliquer.
Vivre dans une cage de zoo, le nouveau mythe de la caverne.
Ruhe, Maubert. raconte, Jean des Maudits.
Ya, Mein Herr.
Et Jean des Maudits compta ainsi sa visite au zoo à la noble assistance :
J'allais sous le ciel muse et j'étais ton féal. C'était dans mon jeune temps, j'aimais beaucoup
me rendre dans un zoo où je sympathisais avec les animaux, comme tout sociopathe. J'avais
jeté mon dévolu sur de jeunes capucins, les singes, pas les religieux, et je m'intéressais aux
mœurs et à l'esprit de ces prodigieux primates. Je nouais avec eux des dialogues muest ou pas,
je les nourrissais discrètement, j'en retirai même des informations. Ils sont si instruits, et ils
recevaient la visite de maints princes et de maintes princesses. C'est au cours d'un soir bien
triste que m'arriva l'aventure que je vais conter : il n'y avait plus de capucin, il n'y avait plus
même de singe. Je me trouvais bien seul, même chez les animaux (on a l'habitude d'être seul
chez les hommes, a dit un esprit célèbre).
239
Je déambulais donc, c'est le cas de le dire, me prenant à rêver au jour peut-être plus très
lointain où toutes les cages seraient vides. Cela ne signifie pas pour autant que les savanes et
forêts seront gorgées de bêtes… Imagine-t-on un zoo, pardon un jardin animalier vide, un
parent de ville fantôme ? Un monde où l'animal aurait complètement disparu de notre
environnement, comme on dit, alors que même les animaux domestiques ont tendance à se
raréfier ?
C'est là que m'attrapa une voix assez forte :
-
Vous auriez l'heure ?
L'heure ? Pardon ?
Je suis là. Derrière vous. Dans la cage.
Je me retournai : il y avait évidemment une cage, et dans cette cage un homme. Oui, un
homme, pas un employé du zoo. Un homme qui vivait dans un zoo, dans une cage.
-
Pardon…Je… Vous vivez ici ?
L'heure…
Oui, il est, il est… Six heures moins le quart…
Ridicule, cette manie de regarder l'heure sur son téléphone portable. Le temps, ce n'est
pas de la communication, tout de même.
Mon interlocuteur était bien humain, même si je dois dire qu'il était un peu particulier (mais
tous les humains ne le sont-ils pas ?) : il portait d'énormes lunettes de verre fumé, il avait noué
ses longs cheveux blancs derrière sa tête (cela s'appelle un catogan, me dit-il plus tard), il était
élégant et vêtu de couleurs vives, comme une saxifrage. Et surtout, il parlait vite et
nerveusement, avec un fort accent allemand ou tudesque, comme on dit chez moi. Enfin il
semblait avoir raison sur tout et ne supportait pas la contestation.
-
-
-
Pour répondre à votre question, oui, je vis ici depuis quelque temps… c'est le dernier
endroit de cette côte d'usure où l'on est un peu tranquille… Les animaux, quand il y en
a, ne parlent pas, ils vous laissent tranquilles, et ne passent pas leur temps à vous
photographier avec leur téléphone jetable (je compris télé faune…)
Oui et en plus, vous ne payez pas très cher…
De loyer ? Vous êtes bien français, vous, rétorqua-t-il en renforçant son accent très
germanique. Evidemment que je ne paie rien… Quand je pense à tous ces idiots en
face qui paient des fortunes pour vivre dans des clapiers…
N'exagérons pas, ce sont des immeubles de luxe…
Pouah ! Laissez-moi rire…
Je décidai donc de le laisser rire. Quand il eut terminé, nous pûmes poursuivre notre
conversation. Je me cachai quelque temps pour éviter de devoir sortir trop tôt du jardin
animalier, qui n'était plus si animalier d'ailleurs. Et je continuais de questionner mon intrigant
ami, à qui il fallait ne jamais poser de questions stupides (or la civilisation médiatique nous
aura appris à ne poser que des questions stupides, d'ordre phatique comme on dit).
-
Mais, ils ne vous manquent pas ?
Qui, les voisins de palier ?
Non, les singes…
Non, ils vont revenir. Eux ce sont des vrais maîtres, vous savez. Vous avez lu Kleist ?
Kleist ? (ce fut une de mes questions stupides)
240
-
-
-
Heinrich Von Kleist. Dans scène (je compris zen) de la vie des marionnettes, il
explique très bien l'incomparable supériorité des animaux sur l'humanité. Eux sont
encore dans le monde vrai, vous comprenez ?
Oui, oui.
Et capables d'exécuter des gestes parfaits. Lui prend l'exemple d'un ours dressé à
l'escrime, et qui est un adversaire incomparable (je gompris ingomparable).
Donc pour vous les animaux sont des modèles ?
Ils ont les modèles de l'origine. Vous voyez les perroquest.
Ah ça je sais ! ce sont les oiseaux de l'amour en Inde !
Et pédant avec za (pour ça)… Bien sûr, tout le monde sait cela. Il y a même un conte
médiéval qui se nomme le chevalier au papegau.
Au pape quoi ?
Au papegau, ignorant ! Au perroquet ! Et c'est le perroquet qui souffle ses paroles
d'amour à votre roi Arthur. Et ici, je vois tous les jours des preuves d'amour éternel
entre ces psittacidés ; non, ce sont des modèles à suivre vraiment… Et ils font
d'excellents parents aussi…
Vous êtes donc misanthrope ?
Quelle misanthropie ! je suis anthropophobe, je ne peux plus piffer l'humanité, je veux
vivre avec les animaux.
Je n'osais lui demander ce qu'il nommait anthropophobie, certainement quelque chose de très
grave et de très misanthrope. Mon ami aurait voulu être un elfe, et il se retrouvait au zoo.
-
Mais dans ce cas-là, pourquoi n'allez vous pas vivre dans la selva ?
Pour me faire bouffer par les moustiques ? Vous êtes fou ou quoi ? Je suis très bien à
X ! Et je continue de travailler ici…
Ah vous… ?
Oui, je travaille dans le vêtement.
Pourtant, nos ancêtres au jardin d'Eden…
Je travaille pour dissimuler la laideur de l'homme et le revêtir de splendides tenues
mythologiques… je suis le fameux Karl Jetlag, ajouta-t-il avec un ton de diva…
Un bruit humain retentit. Mais ce n'était pas encore cette fois un employé du jardin animalier.
Plutôt un autre pensionnaire.
-
-
Oui, je ne suis pas tout seul dit mon nouvel ami.
Il y a d'autres ?
Bien sûr ! Ce haut lieu va devenir un phalanstère, que dis-je un monastère… Nous
serons bientôt au complet ici, tous anthropophobes d'élite et de haute extraction…
Et si moi je voulais… ?
Vous, vous avez vu qui vous êtes ? Pas question… personne ne vous voudra dans la
copropriété… En plus il faut une dérogation du palais pour services rendus à la
principauté, alors vous voyez…
Ah, le jardin est devenu un foyer pour esprits brillants et misan… pardon,
anthropophobes… Quel zeitgeist !
Ach ! Vous connaissez un peu l'allemand ?
Je décidai de me retirer, curieux de rencontrer d'autres fameux pensionnaires de ce
programme immobilier d'un genre nouveau. Ils me semblaient tous aussi originaux et brillants
241
que mon locuteur, tous décidés à observer un célibat endurci. J'aurais ainsi de bonnes raisons
de revoir mon Homo Sapiens Kapuziner…
Jean des Maudits avait terminé. Tout le monde avait baillé, sauf Horbiger qui paraissait
content. Il demanda où était passé le designer de mode qui vivait dans ledit zoo. Mais il nous
sembla à tous que le choix du zoo n'était pas le meilleur.
Restait celui de la caserne, nouveau mythe de la caserne, plaisanta encore Maubert. Il fallait
trouver une caserne abandonnée ou en passe de l'être, en métropole, la métropole de cent
quarante millions d'habitants, la métropole du monde d'après l'apocalypse. Tout était question
de savoir où, quand, comment nous trouverions notre caserne.
-
Mais quel genre de caserne ?
Quel genre de luzerne ?
Quel genre de caverne ?
Quel genre de taverne ?
Eh bien, du genre du désert des tartares !
Quoi, Maubert, du dessert des tartares ?
Des steppes tartares ? Ou bien de steaks tartares !
Merde Carrefour !
Cela suffit, Siméon ! Vous nous faites perdre notre temps, notre humeur, notre
humour, notre but !
C'est simple, pourtant : trouver un lieu abandonné –après trois ans, la porte étroite qui
chancelle, etc.- dans ce pays en faillite avec un Giovanni Drogo de service.
Un fort Bastiani, en somme ? Avec la sentinelle endormie, écoutant l'office orthodoxe
et l'appel des serbes de Beketch ?
Des serbes de Beketch ?
Mais qui est ce Beckett ?
Serge ? Le vrai canal… Et le reste n’est rien.
Pendant que nous devisions ainsi savamment de notre future destination, nous pouvions
observer de par les rues et les immenses boulevards de l'accorte métropole les effets et
effluves de la civilisation bien-aimée. Comme les mètres carrés devenaient bien trop chers, les
habitants les plus modestes de l'Urbs (ourps! prononçaient les Gavnuks) se débarrassaient de
leurs toilettes par les fenêtres. Elles venaient donc nicher dans la rue, les toilettes, et se
faisaient publiques. Siméon se montrait enchanté, se proposant de piéger de malheureux
consommateurs de Magic Toilets. Ivan Mudri se souvenait avoir lu dans un roman fameux
que l'on descendait au ministère de la magie par les chasses d'eau, en Bavière ou pas
d'ailleurs.
-
Ce serait de pouvoir envoyer les Nimitz aux Enfers par la chasse d'eau…
C'est quoi un Nimitz ?
Un ennemi, rien d'autre… Les grandes personnes, quoi.
Regardez, un japonais fou.
Parenthèse : je préférais ne pas apprendre à mon entourage la signification du mot Nimitz,
tout en me rappelant de l'attaque dont nous avions jadis fait les frais aux Enfers. Cela ne
faisait que me confirmer de l'hostilité latente, je dirais même sous-jacente, dont Ivan faisait
preuve à l'encontre de Horbiger, hostilité qui ne m'effrayait pas tant que cela, tu sauras un jour
pourquoi lecteur. Fin de la parenthèse.
242
Il y avait un japonais, en effet, qui dans le froid de la rue, tout près de la célèbre abbaye,
s'adonnait à une contemplation massive de lui-même, bien ramené à son néant personnel, eût
dit Bardamu, un vrai bouddhiste. A ces hauteurs, pas besoin du bouddhisme. Il résidait avec
ses cheveux violest et ses baskest fluo dans une alvéole en kevlar et titane, dont le prix était
annoncé pour des centaines de gros lards de location. Près de lui, un grand gavnuk, un de ces
megagavnuks si susceptibles de déclencher l'ire de mes petits gavnuks, se trémoussait et
tâchait de vendre devant une caméra, pour le réseau, sa merveilleuse invention pour touriste
ou pour MLI, mal logé itinérant, comme il l'apprit à Mandeville, intrigué plus qu'aucun autre
par le fonctionnement de l'étrange maquette à habiter – et non plus machine, lecteur, on est à
l'époque de la miniaturisation, pas de pitié pour les faibles. Bref on se caille de froid, on essaie
de survivre, le plus sûr n’est pas sûr.
-
-
Nous avons perfectionné le syndrome japonais. Comme vous le savez, nous n'arrêtons
jamais le progrès, sans quoi nous régresserions, et nous ne serions plus les premiers.
Nous avons donc favorisé dans la jeunesse ou ce qu'il en reste des comportements
anomiques et économiseurs d'espace…
Des connes misères d'espèce ?
Monsieur de Mandeville ! Je vous en prie !
Voyez ce jeune nippon. Il ne bouge presque plus, il s'allonge et il joue avec son
casque toute la journée. Il se lève, va dans nos Toilets publics de la rue voisine, et il
revient sagement. Quand il s'est bien fait botter le train à douze pieds du m² dans son
métro, il n'exige pas son reste. A cinquante mille horions du mètre, il n'en a que pour
vingt ans à payer son logement. Et s'il fait un leasing, il en décampera au bout de 99
ans. Bien entendu, il n'aura pas d'enfants, mais à quoi lui serviraient-ils, hein, s'ils lui
ressemblaient ? Deux mètres carrés lui suffiront donc. Grâce aux jeux de société
pratiqués en solitaire comme sa sexualité, il sera merveilleusement heureux dans notre
programme Alveola. Demandez Alveola, pour mille horions par mois ou mille gros
liards !
Et il se mettait à crier ainsi dans le boulevard des Germains pendant que le japonais aux
cheveux violests dormait en tremblotant sous son casque et sa très précieuse alvéole. Je ne pus
empêcher Simon et Ivan de l'envoyer ad patres dans les Magic Toilets. Maubert et Sylvain des
Aurès regardaient, pensifs, toute la scène :
-
-
Je me demande où il aura atterri. Dans un désert ?
Le dessert croît. Malheur à qui recèlent des desserts !
C'est comment cette salle de la magie, Ivan ? Tu y as été ?
C'est nul, Gerold, c'est nul comme ici. Mais ils ont des pouvoirs… techniques.
Chamaniques. Techno chamaniques, comme vous dites, Bookman. Ils ont inventé les
parkings pour dormir partout. Vous avez une carte spéciale, vous pouvez dormir dans
les parkings des big cities si vous n'avez pas les moyens. Si vous ne payez pas, vous
ne sortez même pas du parking.
Sympa !
Ce ne sont plus des métropoles…
Ce sont des nécropoles !
Bravo Mandeville !
Hourra pour Mandeville !
Nécropole métropole très drôle !
Merde Carrefour !
243
Et pour la première fois de cette histoire nous entourâmes notre ami moscoutaire pour le
féliciter de sa surdité qui lui avait permis cette paronomase du meilleur effet métaphorique et
herméneutique. Et toi, lecteur, en eusses-tu été capable ? Mais nous n'étions pas au bout de
nos peines avec Ivan.
-
-
Mais quand ils sortent du parking…
On ne sort pas du parking, Gerold. On y reste. On est condamné tant qu'on n'a pas
payé.
C'est cela être envoyé aux enfers !
Il y a de plus en plus de gens prisonniers en bas comme cela. Et cela permet de
dégager la place et de laisser plus de monstres monter. Des Propolis, des Kitzer, des
fils à Sibylle.
Maubert, je me souviens mal. Quand nous étions remontés la première fois, nous
n'avions pas vu, avec Omer del Plata, de programmes comme celui-là.
Les programmes, immobiliers ou autres, ça va très vite, Gerold.
La vérité de ce monde c'est la mort.
La mort est une destruction créatrice, comme dirait un maréchal des logis du
néolibéralisme.
Et toc, lecteur.
Chapitre autre (à la recherche du royaume perdu, encore)
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Nous aurions dû, je le reconnais, nous rendre plus vite sur notre terrain vague de Pisan. Je vais
vous le payer d’une certaine manière dans la première partie de ce chapitre qui, je te rassure
lecteur, aura une fin triomphante ou presque, en tout cas ouverte.
Mais, comme tu l'auras toi-même vu, lecteur, nous rencontrions, en ce soir glacé de ce fameux
boulevard des Germains, beaucoup d'âmes qui vivent, qui survivent plutôt en ces temps
damnés et misérables. On approchait de Noël, qui était jadis la veillée de la naissance du
sauveur, et ce même sauveur n'avait pas pu trouver de quoi se loger pour la nuit de sa
naissance. D’où ces maîtres carrés qui rôdent.
Ce fut Horbiger qui fit l'observation, et cela surprit tout le monde.
La richesse et le prestige de notre compagnie attiraient le regard. Une partie des passants nous
entourait, une partie des passants nous informait, une autre regardait ou s'échappait plutôt par
ses écrans où elle pensait trouver ses maîtres carrés, ses chambres à Geist, ses tuttaquo.
Sur une des chaînes, si bien nommées, de la télé, puisqu'elles enchaînent et asservissent
l'esprit de tout lecteur, qui devient alors spectateur, nous voyions… encore et toujours elle.
Kitzer. La sacrée baronne.
Elle jouait dans une pièce, de théâtre, cette fois, le mari et la madame. Mandeville en avait les
larmes aux yeux (à moins que ce ne fût l'arme aux yeux). Le mari, qui faisait tordre de rire
Ivan et Siméon, tenait les propos suivants – c'était une pièce sur un financier qui voulait
beaucoup gagner des états endettés.
-
-
De tous côtés on ne voit que des maisons brûlées et des gens pliant sous le poids de
nos phynances… Allons, messeigneurs les salopins des finances, voiturez ici le
voiturin à phynances.
C'est quoi un voiturin ?
Un tarantass… Boulba !
Avec ce système j'aurais vite fait fortune, alors je tuerais tout le monde et je m'en
irai…Que m'apportes-tu, avant que je te tue, comme gage de ta soumission ?
Elle semblait en forme, la Kitzer, mon Mandeville en aurait versé des larmes. D'Artagnan n'y
résista pas.
-
-
Vraiment, mon Mandeville, vous me décevez !
Des… civets !
Ne faites point le sot ! Vous m'avi-ez compris, ainsi que mon Gerold, ici présent !
Avouez que cette femme, cette brunette rongée par les vers vous encombre le cervelas
! Vous n'y renoncerez pas, et ce alors même qu'elle est plus âgée que vous, acariâtre,
autoritaire, radine quoi ! Vous ne pensez qu'à l'argent, Mandeville, ou peut-être
devrais-je vous appeler mon débile ou monde vil !
Mon débile ou monde vil !
Mais je vous défends…
Vous me comprenez bien maintenant, vous ne faites plus la sourde oseille quand vous
vous l'haridelle, la rossinante, la duchesse…
D'Artagnan, vous me peinez. Vous montez sur vos grands cheveux…
Chevaux. Car j’ai réponse à tout.
Cheveux, et vous me méprisez. Vous faites une méprise. C'est encore à cause de ce
Gerold…
245
Ce disant, le vil Mandeville me montrait de son doigt crochu, moi le héros sinon le héraut de
cette belle histoire.
-
Gerold a fait de vous un négri…
Un aigri ?
Vous ne pensez qu'aux maîtres carrés, vous êtes infusé.
Un frustré. Aigri. Aigriiiiiiii.
C'est cela, oui. Et vous me maîtrisez sans bien mépriser votre objet, votre sujet, c'est…
Ostentatoire ?
Lamentable ?
L’âme en table, d’Artagnan vous êtes l’âme en table. Vous m’en avez toujours voulu
de mon attachement à la baronne parce que secrètement vous étiez épris de…
De qui ? De quoi ?
De Sibylle, parbleu ! Et vous m’en direz temps quand nous la verrons en direct des
Enfers parler avec la Duchesse d’Ô-Uzès…
D’eaux usées ?
de l’économie des m² et surtout du retour des concierges…
Quoi ? Sibylle va donc passer à la télé ? Mon Dieu !
Cela va bien vous faire les pieds, Gerold ! Nous étions si bien sans vous.
Pendant ce noble temps passé à parlementer à ce mousquetaire, nos divers compagnons se
dispersaient, renonçant à la camaraderie et à la résistance partisane pour s’adonner à la survie
capitalistique du temps de crise.
Je vis que Siméon et ses compères Gavnuks se disputaient les magic Toilets. Ils avaient
renoncé à la lutte finale avec l’ennemi, puis pactisé avec les piétons misérables qui n’avaient
pas de toilettes dans leurs misérables domiciles. A pleine rue, ils prêtaient leurs merveilleuses
petites machines à la foule affairée.
C’était dans ce souterrain qu’ils allaient faire leurs besoins. En marbre aussi la salle où se
passait la chose. Une espèce de piscine, mais alors vidée de toute son eau, une piscine infecte,
remplie seulement d’un jour filtré, mourant, qui venait finir là sur les hommes déboutonnés
au milieu de leurs odeurs et bien cramoisis à pousser leurs sales affaires devant tout le
monde, avec des bruits barbares…
-
Tout de même, Siméon !
Merde Carrefour! Magic Toilets to let!
Superscemo, Ivan !
Assez, Gerold ! Nous en avons assez d’attendre. On a froid, on a faim, alors on se
lance un peu dans les affaires. Regardez comme ça marche…
Et les autres dans tout ça ? Nabookov était parti au Pérou avec Tatiana pour quelque temps,
Baptiste plantait des tentes dans le désert, Horbiger roucoulait avec Fräulein dans un bar
luxueux et il écrivait des vers en en buvant (des verres). Il ne manquait pas d’inspiration, elle
d’aspirateurs. Je t’en donnerai quelques-uns à savourer, cher lecteur, mais plus tard. Pierre et
ses enfants louaient des places pour dormir dans leur tarantass Transit. C’était plus
économique que l’hôtel et que le taxi, que tout en somme. Avec onze mètres cubiques, on
pouvait loger onze mille vierges, mes gros touristes chinois ou brésiliens, bien les entasser et
les livrer proprets au monde du sommeil, aux gros bras de Morphée. Je me dis que
décidément j’aurais du aller plus vite en besogne. Il faut toujours exploiter ses victoires, son
avantage… Sinon…
246
-
On décline, on fait du surplace, on meurt…
Vous lisez dans mes pensées, Jean des maudits ?
Il ne faut pas négliger les bonnes paroles de Mandeville…
Vous voulez dire qu’il a mis dans le mille ?
Qui veut de la révolte en définitive ? les gens ne veulent qu’oublier… qu’obéir…
Je sais, je sais. Ce sont des végétaux.
Il nous faudrait un…
Un quoi ?
Un Napoléon…
Vous croyez ? Ils lui obéissent bien, et pour ne pas être.
Regarde bien l’émission annoncée par Mandeville. Et voyez d’Artagnan réagir.
Mais où est passé Drake ?
A la télé. Il tourne dans un feuilleton lui aussi. Mais regardez Sibylle rayonner dans
son programme pour bonnes femmes.
Avec Veolia, imperturbable déesse virgilienne, ou bien duchesse d’Ô-Uzès (eaux usées,
disais-je, lectrice, eaux usées), ma Sibylle rayonnait en effet, évoquant un aussi brûlant sujet
que possible. C’était la solitude, c’était la sollicitude dans les grandes villes ; et l’on regrettait
la disparition des concierges au profit des digicodes ou des automates plus perfectionnés.
Sibylle proposait donc d’envoyer vers les gens une nouvelle race de concierges pour les
motiver et les entretenir. La même garce qui avait ruiné cette vieille civilisation urbaine se
proposait de la guérir de ses maux et de son absence de mâles. Ô sueurs… Je la trouvais bien
belle quand même… Elle parlait toujours en éclatant de rire une syllabe sur trois, elle ne
savait bien sûr se tenir, elle jetait des regards vers l’écran, et vers la caméra, vers le spectateur,
vers le quoi, elle était irrésistible. Il y a trop de caméras.
La ville entière manquait de concierges. Une ville sans concierges, ça n’a pas d’histoire, pas
de goût, c’est insipide, telle une soupe sans poivre ni sel, une ratatouille informe.
Elle était remarquable, convaincante, Sibylle, avec sa secte d’ingénieuses concierges à venir.
Elle était étouffante, et je la sentais venir, et triompher des rebellions, invincible sangsue
terrestre, anglaise dolménique.
Mais je n’étais pas au bout de mes peines, lecteur : sur un autre canal, Orbi chantait ces vers à
la Fräulein, à Guillerette concassée, oublieuse de nos armes secrètes.
J’ai le droit d’adorer l’Allemagne éternelle,
Et son monde parfait, et ses cités ludiques,
Et sa forêt rebelle, et son aura technique,
Et ses villages doux, et sa campagne belle.
-
Horbiger ! Horbiger !
Was ?
Erwache, Horbiger !
Gis donc, ô Barberousse, en ta bière mystique,
Empereur qui arma un peuple tout-puissant,
Tranquille et travailleur, couvert d’arts et de chants,
O mon si grand vainqueur des champs patagoniques…
247
-
Empereur ? Empereur ? Vous avez bien dit empereur ?
Ce n’était pas moi, ce n’était pas Fräulein non plus qui avait parlé. Je me retournais et je vis
un drôle de bonhomme, silhouette courte et trapue, bien charpentée, avec une barbe fleurie, un
regard vif quoique bizarre, une abondante chevelure et une énergie bien rentrée. Un rival, en
quelque sorte.
Le bougre se présenta à Horbiger ; il lui dit qu’il se nommait Jean-C. Tassé, qu’il promettait
de grandes heures à l’histoire et à l’humanité, et à lui, Horbiger, s’il le croyait enfin. Puis il
déclama ce poème dans le froid du boulevard des Germains, pendant que mes Gavnuks et
Pierre et même Silvain qui vendait des cours de maths à la pièce, séduisant les plus riches
héritières de la place (dont la fameuse Anna Ka) avec ses algorithmes et ses logarithmes)
s’adonnaient au commerce de chanvre, ce chancre du monde. Mais pendant qu’il parlait de ce
grand monarque à venir (j’aurais parlé pour Napoléon, vu l’hurluberlu, mais on ne sait plus à
qui se fier), il régnait un froid polaire, ou pour mieux dire hyperboréen :
On l’attend depuis tant. En ces temps d’anarchie,
Des rêves plus sereins évoquent monarchie,
Les règnes ordonnés des dynasties magiques,
Ou quand l’humanité trempe en son aura mystique.
-
Ach, il parle de la fureur de vivre et de renaître à la grande Allemagne éternelle.
Nein, mein Liebe, il parle du grand monarque.
Lequel ?
Ecoute-le donc, nous perdons des strophes.
…
Et tous nous fêterons l’avènement promis,
Et le grand capitaine, assoupi prodigieux ;
Pour qui notre âme morte est le plus grand enjeu,
Ô notre grand monarque, Ô notre grand commis.
La voix grave se tut. Je me demandais ce que le grand monarque venait faire au milieu de nos
maîtres carrés. Au même moment en effet nous pouvions voir des myriades d’écrans
illuminés dans la rue, et tous leurs contemplateurs mirer l’augmentation minute après minute
du prix de leurs vénérés m². Fallait-il couper leurs batteries ? Mais on le sait, depuis le film
Matrice, la batterie c’est eux. Ils donnent la puissance à la vitale et mortuaire énergie qui les
ronge comme toi, lecteur. L’hallucination les gavait, et de ce point de vue ni Dieter ni la
baronne ni le démiurge ni Suce-Kopek ni tous les bourricots des affaires n’y pouvaient rien.
Le marché est le seul Dieu, les enfers sont les enfers.
Le grand monarque s’approcha quand même d’Horbiger et de sa voix la plus mielleuse lui tint
à peu près ces propos :
-
Tu vois, Orbi, le système est pourri, la république est finie, elle va à sa fin, il va y
avoir une réaction et là les gens se rendront compte que la monarchie…
On se restaure ?
Ya, mein Liebe.
Le lecteur se demandera pourquoi Horbiger s’entendait de nouveau si bien avec Fräulein. Je
répondrai que je n’en sais rien, sauf que Tatiana avait disparu, et avec elle les rêves de la
femme ukrainienne parfaite. Et que par ailleurs Fräulein avait conçu avec un groupe de
musique électronique nommé Kraftwerk un délicieux robot de synthèse dont elle rêvait de
248
combler son amant platonique pour le jour de Noël. Une compagnie technologique pour une
extase teutonique, tel était l’accord en quelque sorte. Fräulein était suffisamment tudesque et
professionnelle pour ne pas jalouser un gentil robot moscovite qui se nommerait Tatiana
Cyberskaia et comblerait les attentes domestiques de notre guide vert-de-gris. Et je te
conseille la même chose, ma chère lectrice.
Horbiger me fit signe ; puis il dit au grand monarque :
-
Le kanzler, le chancelier c’est lui. Il se nomme Gerold.
Tu vois, Gerold, le système est pourri, la république est finie, elle va à sa fin, il va y
avoir une réaction et là les gens se rendront compte que la monarchie…
On a compris, on a compris…
On se restaure ?
Tiens, voilà Werner.
Werner, le cinéaste, était de retour parmi nous en effet, à supposer qu’il ne nous eût jamais
quittés. Il continuait de filmer et de chercher un acteur qui sûr traire les vaches. Mis il n’y
avait que des vendeurs qui savaient traire les acheteurs, et ces mêmes acheteurs se rêvaient sur
leurs écrans lumineux vendeurs de m² à leur tour aboli.
Je laissais Orbi roucouler avec son égérie, prenant bien garde de ne pas perdre de vue le
fabuleux Staubsauger. Puis je montrai au monarque, qui se prénommait Jean, ma fameuse pile
de mètres carrés.
-
-
-
Voilà, Jean, nous avons dérobé tout cela. ce sont des mètres carrés. Il y en a des
milliers.
C’est fabuleux, vous êtes très, très forts…
Mais le problème est que nous ne savons où les placer. Le sais-tu, toi ?
Chez moi.
Comment chez toi ? Tu n’es pas un clochard ? j’ai besoin d’un terrain solide, vois-tu ?
Mais je l’ai. Je possède un domaine.
???
ma propriété à Belleville. J’ai été dépossédé par les maîtres carrés. Mais le terrain est
libre, le sol, le solidus. Je peux te le montrer si tu le désires.
Vous entendez ?... Ecoute, je n’ai pas le temps de les tirer de leurs rêveries, entre les
uns qui investissent, les autres qui séduisent, les tiers qui papillonnent et les autres…
montre-moi.
J’appelle Charon.
Tu connais Charon ?
Et ¨Pierre. Et Maubert. Et Jean des Maudits. Et bien d’autres. Tu connais Parvulesco,
tu sais ce qu’il a écrit sur moi, lorsque nous étions, toujours au Ranelagh, en
compagnie d’un certain Nicolas Bonnal ?
Non… J’écoute…
Mais Charon arriva dans son fabuleux tarantass. Nous hélâmes les plus attentifs des Nôtres,
qui étaient plus nombreux que prévu tout de même. Sylvain arriva euphorique, les bras
chargés de billets de cent horions. Il les gitait virevoltant et volubile. Mandeville revenu de sa
télévision admirait ces nobles piles.
-
C’est fantastique, c’est fantastique…
Tu as gagné tout ça ?
Oui, avec les cours. C’est fantastique, c’est fantastique.
249
-
-
Mais encore ?
Tu donnes des cours de maths et de physiques, de SVT, d’économie…
De déconomie ?
De déconomie et de déconocratie, et de démonocratie, de ce que tu veux, Mandeville...
Et tu restes là des heures chez ces riches, et tu y dors, et eux aussi d’ailleurs, et tu
économises, et tu encaisses. Et tu leur donnes des problèmes insolubles dans l’alcool
ou dans la coke… C’est fantastique, c’est fantastique !
Ah, vous voyez, Gerold, ce que nous pourrions faire si vous nous laissiez faire…
Mais où est passée Anne-Huberte ?
Elle est retournée à ces soirées…
Et Maubert…
Il gît dans un tonneau, comme Diogène.
oh, Dieter !
Il y avait Dieter en effet avec un aréopage de belles filles venues de tous pays ; c’était sur une
terrasse surchauffée et autrefois glacée, et Dieter était filmé par une équipe de cameramen
venus de tous pays, et même Werner s’adjoignit au groupe onctueux et sulfureux. Il était
composée de ces petites fées du logement aptes à faire visiter de fond en comble les plus
grands appartements au prix si modérés de cent milliards d’horions.
Dieter faisait ainsi la propagande d’un nouveau métier valable pour tous le monde et surtout
pour la plus grande capitale cosmopolite du monde, celle qui mesure vingt millions de km² et
compte huit milliards d’habitants et coûte vingt mille gros lards ou horions c’est selon du
pitre, pardon du mètre carré.
-
-
Cela montre l’impressionnante richesse de notre terre, de notre si petite terre, que
certains croient ne plus être le centre de l’univers.
Poursuivez, maître…
Notre terre recèle des richesses incroyables. Lorsque nous n’aurons plus de pétrole,
nous aurons des mètres carrés. Lorsque nous n’aurons plus de mines, plus de forêts,
nous aurons des mètres carrés. 666000 fois plus qu’en l’an 1000…
Que c’est beau, poursuivez, maître…
Lorsque nous n’aurons plus de sable ni d’eau, nous aurons des maîtres carrés. Et
surtout ces petites pépites, ces petites pépées. Mesdames, messieurs, je vous présente
les maîtresses carrées. Voyez Mariah Carey.
Flonflons et cotillons. Acclamations et coupes de champagne vides (c’est plus chic, cela fait
plus tao, plus mètre carré, plus espace à habiter, les religions ne nous invitent-elles pas à faire
le vide dans notre tête, que cela est bien dit !), et le docteur Mendele annonçant
triomphalement que le prix de l’immobilier a grimpé de 0.3% en trois jours, et saluant du
bout des lèvres Horbiger qui n’avait pas voulu de lui il y a longtemps déjà…)
Et il découvrait, notre pieux recéleur, les plus ardentes pièces montées et démontées de sa
fastueuse collection. La foule s’agglutinait à l’entrée des trois magots, désireuse de voir ou de
filmer à son tour cette piperade, pardon cette pipolade. Les agents de sécurité tentaient eux
aussi de séduire les merveilleuses agentes immobilières.
-
-
Jeunes filles, vous vendeuses de Mitsubishi, mais qui vous baiera la lippe, mais vous
êtes belles et vous ne pouvez pas vous loger ? Devenez maîtresses carrées, visiteuses
de lounges, exploratrices de vestibules. Et dormez trois heures chaque fois !
On comprend pourquoi ils n’ont jamais voulu que les jeunes dorment.
250
-
Ramenez les enfants.
Ils s’éclipsèrent et les ramenèrent. Les Gavnuks n’étaient pas loin d’ailleurs. Ils n’en menaient
pas large. Je vis rassuré mes troupes serrer les rangs après cet instant de distraction.
Superscemo en particulier paraissait tourmenté.
-
Gerold, ils ont aménagé une église !
Comment, en quoi ?
En salon de fitness. Il y a plein de babouschkas demi-nues dedans qui font des
exercices. On les aspire ?
On pourrait au moins vider l’église… La purifier, en quelque sorte.
On repassera. Nous allons chez le grand monarque.
Mon arc ?
Quoi ?
Couac, couac ?
Notre ami ici présent a un terrain vague…
Un train vague ?
Mon débile, ça suffit !
Terrain vague saisi par la mairie et les mètres carrés. Nous y allons de ce pas.
Charon était tout près. Nous bondîmes à dix ou plus (fais le compte, lecteur, je n’en ai pas le
temps ni l’espace) dans son fabuleux tarantass. Et là, nous vîmes Horbiger se redresser
superbement, balayer l’espace de sa cape odinique, renverser quelques coupes et bouteilles,
suivie de Fräulein qui commença à aspirer toutes les agentes immobilières qui l’exaspéraient.
Il fallut la calmer. Silvain proposa de l’envoyer dans l’église aspirer les machines de fitness,
pendant que Maubert revenait avec son Anne-Huberte toute rouge, les Gavnuks agitaient leur
fusils à fleur.
Nous fonçâmes enfin, sur un ton rohmérien, sur le boulevard des Germains, devenus les rois
de ce monde. C’est mieux que le boulevard Günter den Linden, murmura Fräulein émerveillée
plus bien par les performances du tarantass Kombat et par les exploits de son Staubsauger.
Moi je pliais et dépliais nerveusement mes mètres carrés.
-
Ne t’en fais pas, mon pote, ça va marcher !
Tout de même, je passerais bien par la bibliothèque.
Tu as raison, meine Freund ! Ils vont détruire les bibliotheks…
J’aspire à un autre monde, en tout cas.
Moi aussi, Fräulein. Ici, chaque fois que je vois une femme, je crois être en présence
d’une laveuse de cadavres.
Des cas d’havres ?
J’avais en effet peur pour mon cher Lubov et la divine Pollia. Je savais qu’ils avaient fait la
chasse aux tentes, et que Baptiste n’était plus de ce monde quechua. Il nous fallait du solide
pour nous abriter, du bunker dirait Horbiger et… Nous vîmes soudain Nabookov et son
épouse qui faisaient du stop sur les bords du boulevard.
Nabookov monta, nous salua, me conseilla de me rendre d’abord chez le grand monarque, fûtce dans un quartier lointain. Je pourrais plus tard voir pour Pollia, j’avais déjà perdu du temps
(tu remarqueras, lecteur, qu’il ne me dit pas que j’en avais trop perdu)
Ils semblaient se connaître tous deux.
251
-
-
Oui, le grand monarque est une grande et noble figure de la vie nocturne de la barque
d’Isis, quand il y en avait une. Il a connu aussi Johannes Phaurus.
Johannes Phaurus ?
Autrement nommé le pèlerin de Paris, un éminent ésotériste qui recherchait la barque
d’Isis sous la vérole immobilière et le furoncle bétonnier. Un ami de Jean-Louis,
architecte exilé. Mais tous bien morts, mon Nicolas.
Et il l’a donc trouvé ?
Certainement, vous le verrez sans doute.
Et il connaissait Parvulesco ?
Non, je n’ai pas revu Lascaux.
Pas revu Lascaux ?
Nous nous sommes mal compris. Connaissait-t-il l’imposteur suprême, le tenancier
galactique, l’agent de la conspiration planétaire et le poète de la chasse au faucon ?
parce que lui lui a écrit, et que le grand monarque c’était votre hôte, Gerold.
On le comprendra, les discussions étaient fort agitées dans le tarantass de notre cher Charon,
qui me garantit que les choses empiraient à la surface de la terre et qu’elles l’indifféraient en
Enfer, territoire abandonné au vide maintenant. C’est comme l’exode rural à l’époque des
Trente Glorieuses, expliqua Maubert. On quitte les campagnes pour la ville, on quitte le rural
pour le vil. Mais on y mettrait bien une fin tout de même.
Nous écoutions avec admiration les dons de polyglotte de grand monarque, appelé aussi Jean
(il y a beaucoup de gens, pardon de Jean dans cette histoire, je le sais, mon lecteur, mais ne le
fête-t-on pas deux fois sur ton calendrier dit chrétien ?
-
Oui, une fois sous le nom de Jean qui grogne, une autre sous le nom de Jean qui rit.
Au moment des solstices.
Et le Jean qui grogne c’est celui de l’hiver je suppose ?
Point du tout cher Silvain, c’est le Jean de l’été qui grogne. Celui de l’hiver rit car les
jours augmentent de nouveau.
La nuit des maîtres finira, je le jure.
Pour le moment nous arrivions dans un quartier étrange, oriental, africain, sublunaire,
transformé en territoire protocolaire urbain. Une antithèse de ville traditionnelle, mais c’est
selon : la ville fut-elle jamais traditionnelle, sinon en des époques connues au seul âge d’or ?
Le grand monarque sauta de notre tarantass et gagna un de ses carrosses dorés nommé la DS.
Cette étonnante et aérienne auto semblait un aéronef ; elle avait les couleurs du léopard auquel
notre nouvel hôte et ami semblait très attaché. Il y bondit en compagnie des Gavnuks et de
notre Fräulein qui semblaient enchantés de découvrir un nouveau et wunderbar jouet.
-
Une déesse ?
Non, mon débile, une DS, une belle voiture du temps passé. Tarantass présidentiel et
même royale, puisqu’à Royaucourt…
Monde et bile ? Mais je ne vous permets pas…
Non, mande vil, vous me permettez…
Je vous promets un tue elle si vous continuez !
Un duel ?
Mais Mandeville n’est pas bretteur, c’est là son moindre défaut.
J’en ai assez d’être traité de dur d’oseille. Mon ancêtre Aramis a ramé pour…
Mandeville tu serais moins sourd si tu avais mieux trempé ton biscuit tout petit dans
Debussy et dans Verlaine.
252
-
De Buci ou Vers l’Aisne ? Mais où allons nous tudieu ?
Tu connais ma politique à l’égard de Mandeville, lecteur : l’utiliser à bras raccourcis contre
l’ennemi, et ignorer sa palabre, mon seul moyen de n’avoir pas envie de retourner illico se
purifier dans l’air supérieur…
-
-
C’est où Royaucourt ?
Le lieu de résistance – ou de résidence – du grand monarque. Quelque part dans
l’orient de l’île. J’y suis allé, c’est assez comme ici… près d’un orient templier mais
aussi d’un bon vieux coin bien qlipothique.
Tu m’intrigues, Nabookov.
On arrive…
On descend, Mandeville ?
Quoi, on veut me tuer maintenant ?
Mais non, bougre d’âne, descends du tarantass et tais-toi.
En villégiature ! Tout le monde descend.
Merci Charon.
Nous arrivâmes en effet, lecteur, dans un haut lieu bien particulier. Et je crois que j’aurais
bien du mal à t’expliquer à quoi il ressemblait.
Figure-toi un dédale d’appartements et de maisonnées à l’abandon dans une vieille cour
pourrie mais avec une âme comme on dit. Figure-toi un endroit suintant l’ancien, possédé par
l’esprit, environné de miasmes morbides mais par où l’on peut accéder à l’air supérieur, et, si
tu n’es pas trop bête et que tu as des lettres, tu pourras comprendre en quel point du accèdes :
un mélange de Delphes et de Cuzco, un nombril du monde en quelque sorte, un ombilic des
limbes, tu saisis ?
Il va de soi que le haut-lieu était inhabitable. Heureusement nous pouvions y déployer tous
nos maîtres carrés.
Heureusement, avec Jean Phaure, nous apparut le Grand Monarque. Lui se prénommait Jean,
son adorable mère Jeanette.
En dépit de son extravagance humaine et vestimentaire, notre hurluberlu de monarque nous
expliqua très professionnellement la disposition des lieux. Mandeville fit enfin son travail de
soutier et nous commençâmes à décharger et recycler nos innombrables m².
-
Jean, tu sais combien tu as combien de surface au sol sur ton terrain vague ?
365, comme le nombre de…
On sait. Ne fais pas le maya.
Combien d’étages ?
Autant qu’on peut. Le reste sera invisible.
Ce sera la tour invisible ?
Ce sera le tour invisible ! Dépêchons-nous, je dois me rendre chez Pollia.
Nous examinâmes le texte de son sol sous toutes les coutures, sous toutes les sutures, comme
dirait un amateur du grand texte de l’univers et du poème du dieu Amour. Dans le quartier du
Dieu régnait une paix impériale. Si ce n’eût été le cas, je pense qu’Ivan, Siméon ou ma chère
Fräulein y eussent promptement remédié en déclenchant une grande scène de chasse d’eau en
Bavière.
Horbiger semblait extatique. Il tapait dans le dos voûté comme une cathédrale de notre pauvre
Mandeville en s’exclamant.
253
-
Une pierre…
Une bière ?
Nein, idiot. Une pierre pour mon empire. Tu es une pierre et sur cette pierre…
Horbiger, on ne parodie pas s’il vous plaît.
Bitte.
On ne parodie pas.
C’est le paradis retrouvé, et la parodie perdue !
OK. Donc tu es bière et sur cette bière je bâtirai mon embyrrhe, fous êtes contents
comme cela ?
Tu es un chou Horbiger. mais comment appellera-t-on ce haut-lieu ?
Région condor ?
Berchtesgarden ?
… Garden ?
Walhalla ?
Ouh la la ! Horbiger ?
Laissez-moi, je me konzentre…
c’est un vrai khan de concentration !
Maubert, je t’en prie !
Je voulais dire… Un spécialiste !
Villa… Villa… Fondation…
Eva Braun ?
…Bariloche !
Et voilà comment nous fondâmes la fondation Bariloche, haute de quinze étages, riche de près
de cinq mille mètres carrés, en marge de la cité du vieux, de la cité de Morcom, lecteur.
Encore quelques efforts, et nous nous ferions à ce nouveau monde, et nous fonderions notre
monastère sacré en marge de ce monde de brutes. Le grand monarque demanda s’il pouvait
m’accompagner à la belle bibliothèque de Lubov, où je pressentais déjà que de grandes choses
avaient cours. Mais la route fut longue, comme tu verras lecteur. Car il y avait des maisons
autour de notre construction inviolée faite de vols si savants.
Souvent j'ai rêvé que ces maisons étaient les vraies maîtresses de la rue, capables de
manifester leur vie et leurs sentiments, puis de les enfouir à nouveau en elles, les dissimulant
la journée en elles, les dissimulant la journée à ceux qui habitent là pour les faire surgir à la
tombée de la nuit, avec un intérêt usuraire.
Acte XIII
Old Kabbalah Hostel (où l’on découvre Orden)
254
Les rois d'Edom, les anciens mondes, n'ont pas disparu complètement. Seulement ils ont
perdu leur ancienne place, qui était celle de l'univers actuel.
Nous sommes descendus pour prendre le tarantass du grand monarque, et nous ne l’avons pas
trouvé.
Charon était parti, naturellement, et nous devions nous diriger vers la bibliothek, comme dit
Horbiger, de notre cher Lubov. Nous avons eu du mal.
Je t’avais signalé, lecteur, les difficultés de ce quartier très protocolaire, comme on dit en
informatique ou pour ces zones routières dont vous raffolez, vous humains. Mais là, il y avait
autre chose. Une présence, du brouillard, de l’inconnu. Quelque chose.
Ce quelque chose m’étai aussi apparu durant notre interminable et intenable soirée le long du
boulevard des Germains. Une force inconnue, mystérieuse, va savoir laquelle, lecteur, qui
s’oppose aux nôtres, les empêche d’agir, nous retire la force et le désir. Est-ce la dépression ?
Ils descendirent bien bas, ou plutôt ils s'élevèrent au-dessus du néant. Ils représentent
l'existence purement passive, un lien où tout est résistance et inertie, comme dans la matière.
Les anciens mondes sont devenus un séjour de châtiment pour le crime.
Quant aux démons, qu'on appelle toujours du nom significatif d'enveloppes, ils ne sont pas
autre chose que la matière elle-même et les passions qui en dépendent.
Je demandais au grand monarque qui pouvait vivre ou tout au moins survivre dans son
quartier depuis mettons longtemps. En effet une voix étrange que tu as dû lire lecteur évoque
ces enveloppes ou qlipoths qui nous occupent tant, ces pods, ces mètres carrés ou mètres
cubes qui nous enserrent et dans lesquels nous habitons. Et si nous vivions dans ces écorces
mortes, camarade ?
-
-
Parle-moi des autochtones. Je ne te parle pas de populations transplantées, dont on se
sert pour épuiser l’énergie des peuples, sur les recommandations de Machiavel et les
exemples de tous les tyrans. Chez toi, on sent une force, une énergie qui est antérieure,
même si elle ne m’est pas toujours sympathique, surtout dans le contexte général du
bâti local. Je voudrais savoir qui vivait là avant. Tu comprends (je me sentis un peu
hypocrite), si nous restons là longtemps et que nous devons établir notre… notre
Ordensburg.
Ils ont tout remplacé, mais il reste çà et là des zones fortes, étranges, qui tirent sur
l’odeur.
Le sens de l’odeur… Mais pourquoi ne retrouve-t-on pas ta voiture ?
C’est que, vois-tu, mon frère, il y a sans cesse des patrouilles. Alors ils te dérobent ton
tarantass, ou bien je le confie à certains des miens…
Des tiens ?
De mes grognards, et de ma garde rapprochée.
Alors ils te l’empruntent ou bien te le dérobent…
Attends, je crois qu’elle est ici.
L’impasse qlipothique ? Elle est ici ? Allons-y.
Je passais devant de vieilles maisons décolorées qui s'accotaient les unes les autres contre la
pluie, telles de vieilles bêtes rechignées. Comme elles avaient l'air lamentable et déchu, toutes
! Plantées là au hasard, elles faisaient penser à de mauvaises herbes jaillies du sol. Sous le
ciel morne elles avaient l'air endormies…
255
Nous entrâmes dans une ruelle étrange et droite, flanquée de pavillons étroits et grisâtres. Le
bitume irradiait. Je sentais aussi une présence métallique forte, celle de la bagnole. Le grand
monarque me dit qu’il en possédait près de 400, autant que de jours de… je savais.
Mais je n’oublierai jamais mon aventure avec une très jolie maisonnette rose tendre, une
toute petite maison en pierre qui me regardait avait tant d’affection et avait pour ses voisines,
mesquines et mal bâties, tant d’évident mépris, que j’en étais réjoui chaque fois que je passais
auprès d’elle.
Nos progressions dans la ruelle, curieusement nommée de Dieuleveut, et elle s’agrandit. Les
autos s’accumulaient et pullulaient, elles ne cessaient de se reproduire. Et les maisons qui les
bordaient semblaient se pencher sur elle avec des doigts crochus et des regards obscurs.
Depuis une génération que j'habite ici, l'impression s'est ancrée en moi, indestructible, qu'il y
a des heures de la nuit et de l'aube à peine grisonnantes, où elles tiennent un mystérieux
conseil muet.
-
C’est toi qui parles, grand monarque ?
Oui, mon frère ?
C’est toi qui parle ? J’entends quelqu’un.
La vie ténébreuse et morne qui hante cette maison fait couler en moi un épais silence dans
lequel, sans cesse, de vieilles images surgissent.
Je me souviens d’une légende qui court chez nous les anges, celle d’un hôtel particulier,
spécialisé, un hôtel haut en couleurs et en douleurs, un hôtel oublié, le Old Kabbalah. Il étale
ses angles fumeux, ses ailes torturées et ses rumeurs stridentes et suintantes à travers plusieurs
de vos villes sur terre, lecteur. Remugle du passé, il ne se départit pas de sa mauvaise humeur
ni de sa mauvaise rumeur. Il est celui qui suit toute l’infâme défaite des dieux sur cette terre
abstraite, celui qui troche et qui repeint les êtres inférieurs et les abrite aussi. Et celui-là aussi,
il me faudrait le nettoyer de tous ces petits êtres noirs et violents. J’entendais un murmure de
tous ces murs maudits qui se voulaient plus cher pour préserver leur acquis. Le vieux friqué,
monte dit-on, le prix du vieux ne cesse de monter.
Il y a des heures de la nuit et de l'aube à peine grisonnantes, où les maisons tiennent un
mystérieux conseil muet.
J’entendais une voix en effet, étrange, chantante, un peu sinistre, dans ce quartier solitaire et
rien moins qu’étrange, abandonné, mais peuplé de présences. Je me demandai un instant si je
n’avais pas été imprudent d’abandonner mon équipe réconciliée pour me réfugier dans un
quartier aussi aberrant, errant avec un individu des plus bizarres sinon des plus irresponsables.
Mais si je ne commettais pas d’imprudences depuis le début de ces mésaventures, tribulations
et autres descentes aux affaires, tu ne me lirais pas, n’est-ce pas lecteur ? Je commençais à
m’inquiéter, me disant que finalement, n’ayant pas choisi la voie de la violence pour cette
histoire, je pourrais y être contraint un beau soir, surtout si ces maisons à sortilèges
continuaient de s’asseoir sur ma présence, comme d’impudiques baleines sur une étoile de
mer perdue au fond des mers ; mais que justement je manquais de cette violence qui fait
autorité, ne m’étant entouré que d’angelots en quelque sorte, d’originaux et de poètes, de
métaphysiciens… Et j’avais compris que l’humanité subissait ici très bas, depuis combien de
256
temps, une violence d’état de fait ; certes on pourra épiloguer sur ce fait, qu’elle s’est toujours
voulue esclave, mais que…
Nous vîmes de grandes ombres vêtues de chapeaux gesticuler autour de nous, nous approcher,
frapper le grand monarque, ou le narguer. Et puis un des leurs…
Et si je fais défiler dans mon esprit les êtres étranges qui y logent…
C'est alors que resurgit secrètement en moi la légende du Golem…
Le Golem ? Je repensais à Lubov subitement. C’est lui qui dans la grande bibliothek pourrait
m’aider à ce sujet. Tout me laissait penser que j’étais non plus dans la capitale, mais dans l’un
des quartiers de la grande capitale, puisqu’il est dit que les villes où l’on a vécu deviennent les
quartiers de la ville où l’on meurt.
Les villes où l’on a vécu deviennent les quartiers de la ville où l’on meurt.
Enfin nous le vîmes.
Un individu flambant neuf, un blond vêtu d’un long manteau noir, point haut de taille, mais
mince, énergique, dur, aux yeux d’acier bleuté. Il semblait décidé à agir, lui. Il arriva, il entra
plutôt, comme sur une scène de théâtre, me faisant penser à l’énergique entrée en matière de
d’Artagnan et de son compagnon, et il déménagea nos lugubre ennemis à chapeau de
Carabosse. Il frappait, soulevait, lançait même, il cognait bien violemment, et les autres
s’enfuyaient en jappant, comme s’il eût shooté dans un ballon (si je puis me permettre cette
comparaison qui n’est pas de mon temps).
Tout de même, il me semblait beau et dynamique. Et si c’était le Golem ? Mais ce n’était pas
le Golem, c’était bien mieux, c’était un ange, c’était un dieu, un compagnon, un joyeux drille,
un exterminateur…
L'ange de la pureté (Tahariel), de la délivrance (Padaël) et le fameux Raziel, c'est-à-dire
l'ange des secrets, qui veille d'un œil jaloux sur les mystères de la sagesse kabbalistique.
Il se dirigea vers nous après avoir dispersé ses misérables adversaires. Il se précipita presque,
et je crus qu’il allait nous frapper. Mais il s’arrêté brusquement, faisant preuve d’une plus
grand force par cette possibilité concentrée d’immobiliser son impressionnante puissance ;
puis, en me considérant d’un œil insolent et connaisseur :
-
Non, toi je te connais. Vous pouvez passer…
Mais c’était qui, c’était quoi, ces entités ?
Le grand monarque se remettait de son épreuve de farce, voire de force, qui semblait l’avoir
commotionné plus mentalement que physiquement, comme il arrive fréquemment en ces
temps de post-apocalypse, lecteur.
-
Ah, vraiment tu ne sais pas ?
Mais si je sais, Orden…
Des bêtes de proie dégénérées, édentées, à qui on a pris la force et les armes.
-
Tu sais mon nom ?
Nabookov me l’aura dit…
257
-
-
-
Ce n’est pas Nabookov. Ton savoir vient de plus haut… Que fais-tu là ?
On cherche mon auto pour aller à la biblio…
Je ne te parle pas, grand monarque. Retire-toi, et nous irons seuls.
Jean…Va chercher Fräulein et le nouveau Staubsauger. Il faut aspirer le vieil hôtel.
Tu peux l’aspirer… Tu veux l’aspirer…Tu es celui que les mômes nomment Gerold,
n’est-ce pas ? Celui qui peut beaucoup mais n’accomplit jamais. Tu vas à la
bibliothèque, voir le vieux Lubov et sa Pollia ? Tu sais qu’ils vont la fermer, pas la
Pollia, la bibliothèque. On peut les empêcher…
Qui, les maîtres carrés ?
Mais non, grand sot. Les maîtres carrés sont les parties invisibles de l’iceberg. Il faut
s’attaquer à la partie visible, la seule qui vaille, selon moi. Depuis que je suis là, j’en ai
cassé des gueules de bois, des mains de fer, des gants de velours, des pieds de cochon.
je ne m’attaque qu’à ce que je vois, ce qui directement me menace ou m’ennuie. Tu
saisis ?
Je saisis.
Psaume 88 : ma compagnie, c’est la ténèbre.
Je le reconnus. Je lui dis la formule des anges quand ils viennent sur terre, et qui ne te regarde
pas lecteur.
Pour la première fois j’étais confronté à une personne qui pouvait être vraiment un acteur, qui
pouvait prendre des décisions et les exécuter crânement ; et qui ne jouerait ni l’attente comme
moi, ni le divertissement. Il savait ce qu’il était venu faire ici, et il l’accomplissait crânement.
Qui ne connaît Orden de Vries parmi nous ? On sait sa cruauté, sa dureté, on sait aussi son
goût pour la justice et pour la vérité, son insolence et sa méchanceté si tentée de bonté. Il entre
parmi nous à une époque où l’homme est devenu si tiède qu’on le vomit au ciel, et qu’on le
mélange aux produits de l’enfer. C’est à lui que le Golem lassé des hommes a dit un jour ceci.
Il me semble que tous ces humains tomberaient privés de leur âme si l'on faisait sortir de leur
cerveau n'importe quel microscopique concept, un désir subalterne, voire la sourde
aspiration à quelque chose de tout à fait déterminé, dépourvu de consistance.
Il prit son bâton, qui valait tous les bâtons de dynamite du monde, sa canne-épée en fait, et il
se mit à battre les murs comme le feraient un enfant avec une baguette. Et les murs criaient, et
les murs se tordaient, et les murs se crissaient. Lui-même prenait son air terrifiant qui, moi, ne
me possède jamais. C’est un guerrier, Orden.
-
Je nettoie tout, ils vont pouvoir tout épurer.
Merci.
Il y avait longtemps que je voulais venir dans ce quartier.
pas de quartier, telle est notre devise…
Il faut aller voir Lubov. Tiens, ils arrivent.
Nabookov arrivait avec les moscoutaires, avec Fräulein et même les enfants tout fiers de
pouvoir voir une idole, la vraie. Ils venaient essayer leur petit modèle. Nous calculâmes que
nous en avions avec les maisons, les toitures, les murs, la rue même pour 2000 m². Et nous les
emportâmes. Orden continuait de battre du bâton et son tambour rugissait grondant tout
effarée la jungle au mort asphalte. Presque en dansant sa danse du bâton, si fière tradition, il
psalmodiait ces vers :
Quel est ton monde la terreur
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Le tambour est l’horreur de ta misère noire
De ton ennui trottoir harmonie abattoir
Tu ne sais souligner l’inertie de ce monde
Je l’écrase et l’encense conséquence agonie
De la médiocrité des gesticulations torves
De ton non-être suif
Et ma balance d’âme allumera de neuf
Sorcière évocatoire l’haruspice du manque
Tout se fera phœnix
Nous y étions. Jean revint avec son carrosse d’or, la dénommée Déesse, et nous fit monter
rapidement. Nous saluâmes la compagnie, permettant aux seuls Maubert et Anne-Huberte de
grimper, qui avaient un conte à régler dans un des livres de là-bas. Je remarquai que Horbiger
manquait à l’appel. On me dit qu’il descendait quelques heures avec Maubert aux Enfers. Il
avait mieux à faire en quelque sorte. Fräulein regardait Orden avec ferveur. Malheureuse
Fräulein, ne pourras-tu jamais t’enamourer d’un plus simple mortel ? Orden lui s’était déjà
irrité contre Mandeville qui avait voulu essayer son bâton.
Nous roulâmes rapidement dans l’effrayante cité. Elle ne paraissait pas grande, si elle
paraissait longue. Elle ne paraissait pas riche, si elle paraissait chère. Elle ne paraissait pas
lumineuse, si elle paraissait éclairée. Elle irradiait sa lumière noire, sa fausse richesse, ses
mètres dispendieux et sa laideur astronomique, sa puanteur gastronomique mondialisée.
Mais le grand monarque conduisait d’une main sûre et rapide. Son cerveau labyrinthique lui
évitait les mauvaises surprises, et il s’agitait comme l’hippocampe des taxis de la ville de
l’ombre, qui est plus vaste que celui de la moyenne humaine.
Nous arrivâmes près des quais du fleuve qui hurlait des grondements sourds des rats, pour
nous incompréhensibles, et nous vîmes déjà des échafaudages pendant le long des murs
pourrissants de la bibliothèque. On aurait dit des pansements sur les blessures des pierres
atteintes par d’horribles maladies de peau.
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.
Les pierres gémissaient, elles voulaient se confier. Mais il fallait monter, en ignorant qu’elles
étaient torturées.
Je trouvai le bâtiment sens dessus-dessous, comme bouleversé. On étalait partout des outils,
des pots de peinture, des traces de journaux, et l’on déménageait les livres. Il fallait faire
disparaître les livres, les transporter ailleurs. « Ils adorent faire cela, déménager la mémoire…
c’est comme perdre les méninges, dé-méninger le monde », plaisanta tristement Nabookov.
Les ouvriers qui n’avaient plus la tête d’ouvriers et travaillaient de nuit, se montraient
désagréables avec nous, fumant, chiquant, aboyant, bousculant. Orden commença à en
frapper.
-
Attends, on va voir ce que Lubov veut faire.
Mais où est donc Pollia ?
Je me demandais dans quel livre, dans quel univers parallèle elle avait pu se réfugier, ma
chère petite.
Nous trouvâmes Lubov affalé dans un angle de sa sublime bibliothèque, comme enfoui sous
le remords et l’impuissance. On commençait à évacuer la salle de ses trésors, mais cette fois
259
nous intervînmes. Les Gavnuks se plongèrent dans des récits de guerre et de Jules Verne,
Orden commença à rosser. On attendit.
C’est alors que je compris que depuis le début de cette histoire, il avait été Drake, lecteur.
Efficace, pudique et silencieux. Mystérieux, invisible, cruel. Invisible, souverain, visionnaire.
C’était Lui.
Lubov revint à lui, me reconnut. Il vit Orden qui sembla l’effrayer, mais l’autre s’éloigna.
Haletant, il me dit alors que l’on avait enlevé Pollia, dans un livre qui avait pris toute la place
ici, le livre de la révolution libérale et libertaire, le livre de la restauration féodale et grande
sadique, le livre antimoderne toujours présenté par nos furieux comme l’hypermoderne.
Se promenant dans les rayonnages rapidement, Nabookov me confirma l’affreuse nouvelle.
Un livre viral avait envahi toute la bibliothek, ne laissa que les rayons pour enfants de libres.
Toute la variété du monde balayée pour sauvegarder la morale des maîtres, la morale de la
pensée inique.
Mais il naîtra de là un état de guerre perpétuel. Soit ! N’est-ce pas celui de la nature ? N’estce pas le seul qui nous convienne réellement ? Les hommes naquirent tous isolés, envieux,
cruels et despotes, voulant tout avoir et ne rien céder, et se battant sans cesse pour maintenir
ou leurs ambitions ou leurs droits…
Je demandais en criant à Orden de veiller sur les enfants qui pourraient aussi se faire enlever
par ces brutes du livre fou. Lubov me dit que sans doute Pollia avait glissé d’un livre à un
autre ; que dans l’impatience où elle avait été de me retrouver –je frémis, lecteur, en entendant
ces paroles de la bouche même du père -, elle s’était plongée, et bien imprudemment dans une
lecture par trop aventureuse.
Une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’œil sur le livre que lisait sa sœur ; mais il ne
contenait ni images ni dialogues : « Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre où il n’y
a ni images ni dialogues ? »
Malheureuse Pollia ! Se pouvait-il qu’en mon absence tu fusses ainsi tentée par la voie
périlleuse ! Se pouvait-il que je fusse incapable de comprendre les sentiments que je t’inspirai
malgré moi lors de nos premières rencontres, de nos premières promenades ? Insensible que
j’étais, je ne compris ni tes envies de liberté ni ta curiosité si légitime, tout soucieux que
j’étais de te garder dans ce haut lieu que je croyais protégé, en compagnie de ton cher père
dont j’avais aussi fait le mien ! Et maintenant je te vois, je te sens perdue dans une infecte
prison d’où il nous faudra t’arracher, une prison de commerce facile et de libertinage moral
d’où tout sentiment d’amour et de respect est désormais exclu !
Soit que le puits fût très profond, soit que Alice tomba très lentement, elle s’aperçut qu’elle
avait le temps, tout en descendant, de regarder autour d’elle et de se demander ce qui allait
se passer.
Au lieu de cet espoir, infortunée fillette, de te retrouver quelques instants dans cet ailleurs
absolu dont tu rêvas, dont je rêvais avec toi, tu sombras dans le cauchemar obtus de la prison
concise de l’univers libéral. Et tu y souffres, mon enfant infortunée, et je dois maintenant te
retrouver dans une de ces pages abjectes, dans un de ces cachots glacés ou tes bourreaux t’ont
enfermée ! Et ton père m’assure que dans leur monde froid la raison du plus fort est toujours
la meilleure, et la situation de la jeune fille toujours la pire…
260
Parce que nous vous tenons et que la raison du plus fort est toujours la meilleure. Les femmes
n’existant que pour servir de jouissance aux hommes, c’est visiblement l’outrager que de
résister ainsi à l’intention qu’elle a sur vous ; c’est vouloir être une créature inutile au monde
et par conséquent méprisable.
Nabookov se rapprocha de moi. Il situait aussi l’infortunée dans les parages les plus sournois
du récit libertin, et en avait informé Orden qui se préparait à agir. Lubov se retrouva, se leva
alors et retrouva toute la grandeur et la sagesse de sa condition de sage vieillard. Il s’approcha
même d’Orden, le pria de lui pardonner ses appréhensions, et nous demanda alors de sauver
sa fille. Nous formions tous trois un tableau tel qu’il n’y en a plus dans ce misérable monde.
L'ange de la pureté (Tahariel), de la délivrance (Padaël) et le fameux Raziel, c'est-à-dire
l'ange des secrets, qui veille d'un œil jaloux sur les mystères de la sagesse kabbalistique.
Il nous fallait sauver le livres importants, en même temps que Pollia ; nous avions peu de
temps pour agir, encore que si nous eussions laissé Orden agir à sa guise, il eût éliminé une
par une toutes les raisons que nous avions, légitimes ou non, de nous inquiéter. Mais telle
n’était pas notre humeur.
Nous chargeâmes ce que nous pûmes, dans nos mémoires et dans nos bras ; il fallut brûler
quelques-uns de ces chefs d’œuvre qui ne devaient à aucun prix tomber aux mains de
l’ennemi. Cet auto-da-Fe me rappela Alexandrie. Enfin nous fûmes prêts pour aller secourir
notre chère Pollia, perdue dans les méandres du plus bas des récits. Nous avions où libérer
notre chère âme, si nous ignorions toujours quel monstre vétuste ou bien moderne nous
pourrions rencontrer dans ces enfers faits de la main de l’homme. Orden excédé nous
précédait dans ces pages mystérieuses.
Six réduits obscurs, situés sous une grotte autour de ce vaste puits, et qui se fermaient comme
des cachots, nous servaient de retraite pendant la nuit.
Dans un cahot, nous trouvâmes Pollia, imprudente aventurière des lectures pour adultes.
Orden abattit le garde d’un seul coup de bâton, essayant me dit-il une nouvelle botte. Lubov
prodigua de tendres attentions à son enfant ; quant à moi je calculai l’espace de ce lieu
maudit. Il me fallait le replier aussi.
-
-
Tu ne comptes pas l’utiliser pour votre monastère, j’espère ?
Orden, à moi de te considérer comme un sot. Non, je leur réserve un tour à ma façon.
Nous installerons et déplierons ses cages maudites issues de cette infâme matrice
littéraire dans un caniveau de la grande ville…
Dans un bureau…
Dans une mairie…
Dans un siège d’entreprise. La multinationale sera le genre inhumain !
Oui, l’entreprise, plus froid des monstres froids.
Oui, et pas l’Etat. Vous ne rencontrâtes pas Nietzsche aux Enfers ?
La multinationale sera le genre inhumain !
Pollia me reconnut, la chère enfant. Nous revînmes dans notre chère vieille bibliothèque où
les terribles manœuvres n’avaient osé revenir. Elle retrouva ses couleurs, son énergie, presque
ses ailes d’enfant du plaisir des lettres et des humanités.
261
Elle me dit qu’elle avait voulu gagner ce livre après un terrible rêve au cours duquel elle avait
éprouvé physiquement les souffrances des infortunées de ces temps maudits. Elle s’y était
rendue pensant pouvoir échapper aux infâmes libertins qui exhalaient leurs envies
méphitiques sur de pauvres victimes. La malheureuse avait alors été la victime et la
prisonnière d’un grand impie, disciple de Dieter, et qui lui tenait les plus barbares et horribles
sophismes, tous reposant, ajouta-t-elle avec un sanglot, sur un abcès de vérité.
Partout, en un mot, je le répète, partout je vois les femmes humiliées, molestées, partout
sacrifiées à la superstition des prêtres, à la barbarie des époux ou aux caprices des libertins.
Le monstre l’avait retenue dans ses rets. C’était un solitaire, un philosophe. Orden demanda
où il se trouvait, il se proposa même de redescendre dans les enfers du bouquin pour prendre
le marquis, comme il dit.
Puis il me reprocha d’avoir plié les mètres de cet espace qui promettait tant de scène des
chasses de prédateurs. Qui sait si maintenant il ne se joindrait pas aux maîtres carrés, ces
modèles infernaux de prédation et de spéculation ? Car ce drôle de marquis maussade avait
étudié et développé à foison toutes les arcanes et tous les arts de l’art de mentir si propre aux
politiques et aux agents, de l’art de convaincre et de persuader, si propre aux sophistes et aux
plus corrompus des penseurs et des affameurs des peuples et des faibles !
Pollia avait observé Orden d’abord avec reconnaissance, puis avec frayeur. Il lui rappelait trop
ce maître qu’elle avait côtoyé au cours de ses folles lectures. Je lui fis observer qu’il était
normal qu’Orden, que notre Drake leur ressemblât. On ne combat pas les loups avec des
chèvres. Elle se tranquillisa, mais n’accorda plus guère de regards à notre impétueux
compagnon d’armes. Je te conseille d’en faire de même, lecteur, si tu penses que ce guerrier
abuse de sa force et de la justice pour laquelle il pense combattre.
C’est alors que je compris que depuis le début de cette histoire, il avait été Drake, lecteur.
Efficace, pudique et silencieux. Mystérieux, invisible, cruel. Invisible, souverain, visionnaire.
C’était Lui.
Cependant, l’ennemi revenait, plus nombreux, plus motivé aussi. Tel est le fruit d’une
résistance parfois trop rude, comme celle à laquelle nous invitait Orden : une résilience
ennemie, une vengeance plus douloureuse encore, qui rêve d’en finir avec le faible qui se
plaint, et qui ne plie point.
Je demandai à Lubov ce qu’il voulait que l’on fît ; que l’on demeurât ici, à vaincre l’ennemi,
ou que l’on emportât les livres et les meubles. Il faut sauver l’immeuble, si j’ose dire, soupira
Nabookov, qui a toujours le mot pour rire.
Et nous le fîmes, avec l’aide de d’Artagnan et de Mandeville, que nous avions fait mander.
Nous volâmes deux étages, les deux plus beaux de la bâtisse, et nous prîmes la fuite, non sans
que Siméon, Ivan Mudri et Superscemo eussent châtié nombre de poursuivants, les expédiant
par leurs fusils à fleur et leurs Magic Toilets dans un monde dont il vaut mieux cacher le nom.
Sortis dehors, nous comprîmes que nous avions à nouveau gagné une grande bataille. L’air
était plus respirable, les gens plus chaleureux. Nabookov me dit que les prix avaient baissé
durant la nuit ; l’enfer ne flambait plus, ou tout au moins moins. Lui-même n’avait pas de
nouvelles de Tatiana, qui pourtant n’était pas partie avec Horbiger et Maubert aux enfers.
Nous en aurions bientôt, à chaque instant suffit sa peine.
Lubov nous proposa alors de nous réfugier dans un texte sacré, venu du Zohar, et disposant
d’un bel hôtel, le Old Kabbalah Hostel ; et surtout d’un merveilleux jardin, aux réminiscences
et ramification innombrables. Nous avions bien mérité de ce haut lieu par notre aide
262
chaleureuse et désintéressée. Il y a un beau Pardès, me déclara-t-il en me clignant son œil si
vif.
Nous entrâmes en effet dans une petite cour d’un immeuble d’une rue nommée Jacob. Là,
quelle surprise ! Je revis mon vieil ami Jacob, celui-là même de l’échelle mystérieuse, lecteur.
Et il nous fit grimper quelques échelons de la si belle échelle. Et là nous entrâmes dans le
monde enchanté de cet Old Kabbalah Hostel, qui ressemblait à un hôtel de haute Egypte où
plusieurs des nôtres avaient déjà voyagé.
Qu’est-ce que le Pardès ? Ce jardin n’est autre qu’un symbole de la science mystérieuse, très
dangereuse pour les cerveaux débiles ; elle peut même conduire à la folie et aux égarements
funestes de l’impiété.
En effet, la sagesse se manifeste et donne naissance à un fleuve qui arrose le jardin. Le fleuve
pénètre dans la Tête de la Petite Figure et forme un cerveau…
-
Lubov, Jacob, êtes vous sûrs que nous soyons dignes de rentrer dans ce saint des
saints ?
Mais oui, mais oui, il faut simplement que Horbiger ne pousse pas des jurons trop
aryens…
Des jurons propres à rien ?
Ils joueront au Monopoly postmoderne, je vous le promets… celui où les prix
changent d’heure en heure.
Très bien, alors avec d’Artagnan nous allons jouer au Monopoly propre aryen…
Mandeville ! Si vous pouviez vous taire !
Vous terre, Mandeville, vous terre !
Tudieu, mais je n’ai juste rien dit, juste ciel !
Nous y entrons justement, merci Jacob. Silence la compagnie, et sommeil pour les
autres.
Et nous entrâmes pour quelques heures jusqu’à l’aube dans l’un des sept palais de la
connaissance ou Helakhot. Lubov et Jacob nous expliquèrent tout, mais Orden s’ennuyait. Les
Gavnuks dormaient et Fräulein évitait de passer l’aspirateur dans le haut lieu. Elle joua avec
Horbiger à Salomon et à la reine de ses bas.
Après avoir achevé de bâtir la maison, il en revêtit intérieurement les murs de planches de
cèdre, depuis le sol jusqu'au plafond; il revêtit ainsi de bois l'intérieur, et il couvrit le sol de
la maison de planches de cyprès.
Le bois de cèdre à l'intérieur de la maison offrait des sculptures de coloquintes et de fleurs
épanouies; tout était de cèdre, on ne voyait aucune pierre.
Autre étrange suite dans les idées :
Orden et cimeterres
263
Je fis un rêve étrange et merveilleux… j’étais avec Pollia, mais… je ne pouvais l’atteindre. Je
devais vibrionner dans l’espace, une nouvelle fois avec elle et ses ailes, sans pouvoir la
contacter, sans pouvoir… mais il fallut me réveiller. L’air sévère cette fois, le bon Lubov
m’apprit que je ne pourrais sortir – au sens spatial, lecteur, au sens spatial – avec sa nièce
(pourquoi pensais-je
Lorsque nous nous éveillâmes de ce songe enchanteur, nous étions de nouveau dans le
boulevard des Germains, à notre généreux quartier général. Autour des vins chiliens et des
churros nous devisions librement sous un soleil modérément généreux et par conséquent
surprenant. Nous retrouvâmes quelques absents dont Silvain, qui continuait de faire fortune
dans l’essor de l’industrie du cours particulier. Il brassait des billets, il voulait nous inonder de
sa soudaine fortune. Près de nous, au café des quatre magots, se tenait Suce-Kopek qui taillait
des pipes et qui braillait au téléphone. Il reprochait à un de ses sbires du Back et Black Office
d’avoir vendu une belle surface pour douze millions alors qu’il eût pu la vendre pour quatorze
l’après-midi à l’ouverture des marchés brésiliens. Mais Silvain se contentait de moins.
-
-
Tu comprends, Gerold, elles s’asseyent et me paient. Je les conquiers, je les instruis et
je les range en ordre de bataille, braves petites soldates d’or et non de plomb. Ma
patronne aussi est bonne. C’est une bonne sœur qui a atteint la date de péremption et
recherche des professeurs de russe. Elle est là, Tanya ?
Pas encore…
Elle est à Angkor ?
Cela est fort bien dit, Silvain, mais il faut cultiver…
Notre jardin ?
Non.
Notre esprit ?
Non plus. Notre monastère, et nous aurons besoins d’instructeurs à l’air libre au sens
propre comme toi.
Et qu’est-ce que je gagnerai ?
Ton salut. Ou ta délivrance. C’est selon…
Puis nous eûmes, Nabookov en particulier, la joie de voir arriver Tatiana qui trottait menu en
tripotant sa tresse et délivrant les quipus si subtils. Orden la suivait aussi du regard, ce qui
commença, une fois de plus, lecteur, et cette fois est coutume, à irriter et désespérer la pauvre
Fräulein. Il faudrait décidément guérir ces garçons même d’une souche surhumaine de ce
tropisme ukrainien voire de l’esprit de conquête de la Crimée, qui toujours finit en châtiment.
Tatiana salua Sonetchko – petit soleil (petit sommeil, comprit Mandeville qui jusque là n’avait
pas fantasmé sur l’elfique créature) - puis nous expliqua qu’elle avait trouvé un prêtre pour
bénir le monastère, voire pour y officier. C’était un serbe, et il s’appelait Milenko – le soldat ?
– de Beketch.
-
Ah, le fameux Beketch !
Le serbe de Beketch ?
Exactement, Mandeville ! Nous le prénommerons le serbe de Beketch !
Aussitôt dit aussitôt fait !
Au fait, Maubert, qu’alliez-vous faire en cet enfer ?
En cette galère !
Dans le parking L15 ? Non, je savais que nous pourrions entrer en contact avec nos
mais du cercle allemands ici très-bas. Nous avions des secrets à échanger ; et Horbiger
a inventé une nouvelle et révolutionnaire transportation de l’eau chaude. Herr Von
264
-
Braun nous a par ailleurs remis ce courrier scientifique et cette lettre plus personnelle
pour Fräulein.
Ach! Vielen danke, Mein Bert…
Et Fräulein se rua sur le courrier. Elle versa de chaudes larmes en lisant la sensible lettre du
professeur et doktor qui l’emplit de gemütlich, de Sensation et de Sehnsucht. Il fallut
expliquer à Mandeville ce que c’était la Sehnsucht, et crois-moi, lecteur, ce ne fut pas de la
tarte viennoise. Toujours est-il que notre force de frappe se renforçait. D’autant que nous
avions un frappeur maintenant.
Quand elle eut séché ses larmes, notre belle tudesque demanda à Orden son bâton. Il l’exhiba
en effectuant de rapides tournoiements avec, sous l’œil ébaubi de Siméon et d’Ivan, puis tint
ses propos qui naturellement, lecteur, et même culturellement, suscitèrent toutes sortes de
commentaires ironiques et discourtois.
-
Je m’y refuse. Je ne donne jamais mon bâton.
Son palka.
C’est très personnel
C’est son bâton de dynamite.
C’est son bâton de dynamique.
C’est son bâton de plus tonique.
De plutonique ?
Silence dans la rue ! C’est mon bâton patagonique !
Je vois, mein Freund, mais je foutrais le perfectionner…
Vous ne pourriez que le corrompre, Fräulein… Et puis je le répète, c’est très personnel
ces choses-là…
Ya, mein Engel, aber…
Et puis tout sourire et chevelure à l’air serein si berlinois, Fräulein insista tant et si bien
qu’Orden lui prêta le précieux symbole. Comme tu le sais, lecteur, en tout cas Nabookov
nous l’apprit, bâton se dit en grec baculus, et celui qui en est dépourvu est un im-baculus, un
imbécile par conséquent. Cette savante confession en boucha un coin à Mandeville qui en
était resté au bacille. Notre belle ingénieuse qui avait du Kundry mais aussi du Klingsor dans
les veines se promit d’améliorer les performances du fameux bâton de dynamique sans en
altérer la précieuse et unique nature. Cela fit rager Horbiger qui commençait à son tour à voir
Orden d’un mauvais œil.
Peut-on expliquer qui est Orden ? Il est vrai que l’extraordinaire assistance avait l’esprit plus
ouvert que ton humanité moyenne, ô lecteur, mais elle était face à un personnage d’une
dimension surnaturelle, pour ne pas dire surhumaine (ce mot fit sursauter Horbiger). Orden, je
te l’ai dit, partage avec moi certaines fonctions. Par exemple, il a aidé ou inspiré Napoléon, il
est le compagnon invisible de Napoléon, comme je le suis des grands esprits de la Bible et de
la littérature (c’est la même chose). Nous avons eu de grandes heures à l’heure napoléonienne
ou byroniennes, ou nationale ou bolchévique où cette humanité fatiguée fut si grande. En ces
temps de disette spirituelle et mentale, nous n’y pouvons mais. Et de même que tu pourras me
trouver, mon cher lecteur, un ange sans mission, à certains intervalles, un ange en démission,
sache que le terrible Orden, en cette Babylone fatiguée qu’est devenue la terre, ne peut que
détruire, ou te sembler détruire, tant il est vrai que dans cette destruction de l’humanité et de
la divinité il n’est de construction que de mètres carrés, syphilitiques de surcroît et
qlipothiques. Si je te semble démissionner, lui te paraîtra mal fonctionner. Comme un
ordinateur dans un vaisseau de l’espace ou un robot dans une usine métallurgique. Mais c’est
265
ainsi. Je lui laisse la parole. Notre spartakiste aime se produire d’une manière laconique, ou
sinon balistique :
-
Je suis… ce que je suis.
Ich bin der Ich bin?
Je fuis ce que je fuis ?
C’est cela. I lean no more on super-human aid. I believe no more on super-human
powers.
On est tous bien d’accord…
Tu es trop violent, Orden. Pourquoi pas un peu de patience ?
Dans l’immobilier, c’est la clé. Patience et longueur de temps…
Font plus que force ni qu’orage ! On le sait, Dummkopf ! mais nous, nous sommes
l’avenir. Wir Sind Sturm und drang !
Tempête et brouillard !
Tapette et braillard ?
Mais non, sots, il pleut à sots décidément cette année… tempête et mouvement, mais
mouvement au sens allemand…
Autrichien !
Russe ! Nous sommes allés à Vladivostok !
Ukrainien ! Nous sommes les fondateurs indo-européens de l’Europe occidentale et
orientale. C’est nous qui avons pelé les oignons de votre développement !
Tout le monde interloqué, y compris Fräulein, contempla Tatiana qui renouait sa tresse, ayant
dit, et définitivement, ce qu’elle croyait devoir dire, et avait dit, coupant le souffle à tout le
monde. Rougissante, elle demanda alors à Orden, et en langue commune – ou dialecte de
transaction :
-
And what then about patience?
Patience! That word was made for brutes of burden, not for birds of prey!
Nous sommes des oiseaux de proie ?
Attention que les pourceaux d’Epicure, les pourceaux de Dieter, les pourceaux du
marquis pensent aussi être de grands oiseaux de proie !
Oiseaux de rois, oiseaux de choix !
Bravo Mandeville !
Un vin argentin pour Mandeville !
Mais alors, Orden, mon ange blond, mon héros aux yeux si bleus, tu souffres tout le
temps…
Ne chevrote pas ainsi, Fräulein ! My slumbers are a continuance of enduring thought,
which then I can resist not.
Splendid!
Splendide!
Wunderbar!
Il n’y a que des génies à cette table!
Justement… Et si nous allions au cimetière du père La Table ?
Bitte, Orden, warum ?
Plusieurs dizaines d’hectares ! Et détroussé par les profanateurs et les touristes ! Les
touristes, tu connais ça, hein, Gerold ?
Oui… J’ai aimé Stendhal, Byron, Shelley, mais pas les suivants, et pas les guides de
voyages…
Der Reiseführer !
266
-
Chut ! Horbiger !
Mais de quoi avons-nous peur ?
De notre ombre de voyageur ! Der Wanderer und sein schatten!
Trop savant, Maubert ! D’ailleurs où est Anne-Huberte ?
Elle patine comme toujours. Mais reprenons : Orden, pourquoi prendre d’assaut un
cimetière ?
N’est-ce pas une profanation, une profane action ?
Orden se releva de toute sa taille. La rue s’assombrit, sa voix devint terrible, il nous terrorisa
tous, et tous les flux cessèrent. Bâton lançait des éclairs, Fräulein était émerveillée.
-
-
Vous savez tous que par les théories des chambres à Geist ils veulent faire cesser les
cimetières. Vos morts tous les encombrent, et non plus spirituellement, mais
spatialement, géographiquement. Ils veulent ces terrains. Pour y faire pousser des
pods, des cosses où ils feront croître des monstres.
Mais quels types de monstres ?
Les enfants à ipods, les femmes à chihuahuas, les gouvernements à endettement, les
églises à incroyants, les jardins sans fruits purs, et les figuiers sans fruits.
Et les fichiers sans bruit ?
C’est vrai. Et c’est pourquoi nous ne savons plus rien… Nous ne savons plus même si
nous sommes vivants.
Tout juste, Soljenitsyne… Mais nous avons des dizaines d’hectares à dérober pour
fonder le grand monastère. Les tombeaux sont vides, abandonnés et qlipothiques.
Le serbe de Beketch les bénira.
Mais La Fontaine, Molière, Nerval et tralala ?
Qui te dira qu’ils ne nous suivront pas ? D’ailleurs ils n’y sont pas. Ils sont dans
l’enfer B, comme tous les grands hommes.
Je pense donc je suis.
Allons-y. Vous n’avez pas d’hésitation au grand moment de l’action ?
Le vent se lève. Il faut tenter de vivre.
Am Anfang war die Tat.
Mais l’heure est grande et belle où se saisir à neuf.
Orden, vous n’aurez pas de scrupules libéraux ?
I am not of thine order!
Vive le désordre nouveau!
La récupération&consécration des cimetières est commencée en transe.
Est commencée où ?
En Transe, Mandeville, en Transe :
Nous nous levâmes et nous hâtâmes, avec deux circonflexes. Je réglais avec ma merveilleuse
carte dorée, dont Orden me dit ce qu’il en pensait.
-
-
Il faut y renoncer. Achète ou vole du vin, et assieds-toi sur leurs terrasses.
Et…
S’ils résistent, tue-les. Ou bien fuis. Remarque, ils sont toujours plus faibles.
Faibles ? Ce système ?
Retraités… En congés… Fatigués… Ou en grève… En paternité… Tu t’imagines, eh,
l’époque que l’on a connue ? Nerval conçu en Allemagne par vingt degrés de zéro
sous l’ère de mon cher zéphyr impérial ?
Oui.
267
-
Eh ! Allons-y maintenant.
Et le grand monarque arriva, avec sa suite de tarantass, pour nous mener à bon port. Il avait
comme quatre voitures, toutes plus plombées et dorées que nature. Une vraie alchimie bien
roulante.
Il menait avec lui le pauvre Jean des Maudits qui avait des nouvelles. Une nouvelle offensive
des maîtres carrés allait avoir lieu pour emplir de vide la grande ville (pour Mandeville c’était
déjà fait) et de non-être les immeubles. C’est ainsi que l’on pourrait accueillir à loisir les
créatures infernales qui achevaient leur remontée sur la terre avant d’essayer à la suite du
prince des ténèbres de remonter au ciel ; mais nous y veillerions, au grain.
Plus grave que la situation de l’humanité et de la terre en général était celle de ce pauvre Jean
des Maudits.
-
-
Alors ?
Je suis condamné à vivre d’une pension élémentaire. J’ai fait appel et ai été condamné
plus durement.
Alimentaire ?
Elémentaire, mon cher Mandeville. En fait mes revenus et mon logement sont prélevés
à la source si j’ose, dire, et il ne me reste que les 2m² que voici.
Mariez-vous, disait l’autre, il en restera quelque chose.
Tu veux que l’on t’aide ? ou que l’on tue quelqu’un ?
Pas tout de suite.
Il est vrai que tu es devenu l’homme qui rétrécit, Jean des maudits. Un vrai personnage
de science-fiction. On va te donner à manger au poisson rouge ou à la perruche, si tu
poursuis comme cela sur cette pente savonneuse.
Non, on va t’aider. Tu referas ta vie dans notre Ordensburg.
Ah, Orden et Ordensburg, comme c’est drôle, hé, hé…
Orden c’est hispanique, non d’un petit condor !
Nein ! Das ist teutonische!
Bon, on te garde avec nous, après on ira voir les juges.
Ils sont bien logés là, tout près de l’île. Pour l’heure on va déranger les profanateurs de
cimetières et protéger les morts survivants. Monte avec nous.
On présenta Ambroise, le fils puîné de JDM, aux Gavnuks qui lui enseignèrent leurs plus
grands secrets comme les maîtres de l’Est savaient le faire et le fer du temps de Conan le
barbare.
Nous roulâmes bien vite, franchîmes tous les ponts initiatiques de la métropole galactique.
Maubert donna un aperçu de sa science sacrée.
-
Les ponts comme les cimetières sont des lieux consacrés et réservés aux épreuves de
la chevalerie.
Quoi, le cheval rit ?
Non, la vache, Mandeville. C’est la vache qui rit.
Oh ! ça va…
Souvent un chevalier doit longer une rive pour franchir un gué périlleux.
Un gay périlleux ?
Mandeville, mais non, on n’est pas encore dans les marais.
Là, il prend ses risques comme le preux Gauvain dans la Demoiselle à la mule et il
parvient de l’autre côté, dans un lieu plein d’énigmes.
268
Siméon et Ivan Mudri sursautèrent et crièrent à tue-tête :
-
Zamok !
Mais qu’a dit le Gavnuk ?
Schloss !
Mais qu’a dit Horbiger ?
Castle !
Cassel ?
Château. Château.
Un chat tôt ? Mais je ne vois pas de chat si tôt.
Laissons tomber, allez…
Je propose d’envoyer Mandeville nous représenter lors d’un débat télé ?
La bonne idée que voilà !
Lors des ébats t’es laid ? Je ne crois pas, tudieu, vous exagérez.
Tiens, le brouillard se lève.
C’est juste, en cas d’épreuve initiatique, il y a toujours du brouillard…
Du braillard ?
Mais silence !
Du brouillard qui se lève.
Moi j’aime les belles brumes.
Et moi les pierres blondes. Aber es ist Niflheim !
Il veut dire le pays du brouillard…
Ah, je croyais des nèfles…
Votre vue va baisser, chevalier de la baronne. Mais nous y voilà…
Nous arrivions au grand cimetière fameux dans toutes les chaumières, le cimetière du père La
Table. Il était en effet très grand, déserté, plein d’influences, abandonné par ses morts ou
presque. Le brouillard se levait, assez dense, recouvrant des zones entières. Il y avait quelques
touristes, et il fallut les chasser à coups de bâton et de menaces russophones, ce qui ne fut pas
long.
Restaient les specteurs. Orden avait vu juste. Il y avait des experts en surmortalité qui ici
essayaient de dégager des âmes. On faisait de la place.
Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?
Notre mission, si nous l’acceptions, consistaient à délimiter les secteurs encore animés, à en
protéger les âmes, à leur intimer l’ordre de nous suivre dans les jardins du monastère que l’on
réserverait à cet effet, à pourrir la vie des specteurs, et à dérober les milliers de m² que nous
pourrions utiliser pour notre grande demeure. Maubert souligna que le mot utiliser ne lui
plaisait pas, rimant avec user, abîmer, corroder, fatiguer et plein d’autres encore à connotation
fort négative. Nous en cherchâmes un autre.
Homme ! Libre penseur, te crois-tu seul pensant…
Pendant qu’Orden et les Gavnuks faisaient la chasse aux sorcières et aux specteurs, nous
détections les morts survivants et nous déployions nos aspirateurs avec inspiration.
Superscemo enchanté déclara qu’il adorait le cimetière, parce que c’était plein de fantômes et
de specteurs. Fräulein lui avait promis pour sa fête un petit bâton de dynamique comme celui
d’Orden.
269
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres…
C’est là, au milieu de ces allées mélancoliques, devant ces temples mortuaires, cette nostalgie
historienne, ces feuillages jaunis et ces gazons d’hiver, que je rencontrai un autre de mes chers
amis de ce si long récit, lecteur. Il luttait comme nous héroïquement contre les expulsions
illégales et les Ausweis lancés aux rares morts conscients de leur sort par les maîtres carrés.
Et je le vis, mon long fantôme, de taille immense, à la barbe et aux cheveux si blonds, à la fois
de stentor, vêtu de probité candide et de lin blanc et surtout de cotte et de mailles. Un vrai
croisé en quelque sorte.
Il surgit comme un grand Boromir du Seigneur des Anneaux, le glaive à la main. Nous seuls
pouvions le voir, j’entends Orden et moi, mais somme toute tout le monde le vit, pour les
commodités de l’histoire. Sache qu’il ne faisait pas rire. Il commença par épouvanter l’ennemi
héréditaire, Horbiger, qui dut regretter de n’être pas resté sous terre aux Enfers.
- Немец, вон!
- Je sais que tout le monde est polyglotte dans le secteur sauf sans doute le lecteur, mais
tout de même… en cyrillique et italique.
- C’est un hic !
- Ce n’est pas le moment de blaguer ! Vous pouvez répéter, s’il vous plaît ?
- Niemitz, von !
- Cela veut dire, dehors les boches…
- Не пущу псов на русскую землю!
- Tatiana, qu’est-ce que ce grand russkof veut dire ?
- oui, vous qui savez lire…
- Il dit qu’il ne veut pas laisser rentrer ces chiens en terre sainte !
- Mais expliquez lui, qui on est ?
Tatiana s’approcha entre deux tombeaux ouverts du géant longiligne, lui parla avec déférence
et politesse, mais aussi clairement et le convainquit de nous comprendre et même de nous
aider. Alors l’ange blond se dirigea vers moi. Il parlait avec l’accent Dourakine (Dur à quoi ?)
-
-
-
Vous êtes les bienvenus dans cette terre qui n’est plus promise et se trouve à peine
permise. Je suis le gardien de cette terre sacrée et profanée. Mon nom est Borodin.
Eh bien messire Borodin, vous allez nous aider à repérer les lieux, considérer nos
alliés, et chasser nos ennemis. Nous allons préserver ce haut lieu, en l’emmenant dans
les terres sacrées de l’ailleurs absolu.
Très bien ? mais tout d’abord je voudrais savoir comment de hauts dignitaires du ciel
comme vous peuvent venir ici avec des profanateurs Nimitz.
Mais Horbiger n’est pas un Nimitz, pas vrai Horbiger ? C’est un loufoque des Enfers
B, un génie de la physique du robinet, tout au plus un humoriste bavarois. Quant à
Fräulein, c’est une délicate jeune démocrate oeuvrant dans l’industrie de pointe.
Une jeune quoi ?
Ne vous énervez pas, Alexandre Nevski… Pardon, général Borodin. Nous voulions
dire qu’elle était très tolérante.
L’alliance germano-russe est la grande promesse du XXIème siècle vous savez… Une
bonne entente entre le tzar et le kaiser, et le tour est joué.
La tour (de l’ombre), prends garde !
Und der Kaiser !
Da, Horbiger, da… Savez-vous où se trouve la tombe du serbe de Beketch ?
270
-
Il est par là, mais je crois qu’il est parti ce matin. Il était très incommodé par les
travaux d’alentour.
Orden reprit l’initiative, pendant que nos compagnons calmés par la présence désormais
pacifique, poursuivaient leur campagne de chasse aux sorcières et d’épuration éthique du
cimetière. Il fallait chasser les incubes et les succubes, les touristes, les âmes damnées, les
specteurs, les touristes, en finir avec les qlipoths et les dalles bétonnées qui retenaient
certaines âmes, expulser les touristes, en bref travailler. Nous étions aidés par une armée
d’esprits, et une armée de morts et d’âmes en peine. C’étai plus rapide comme cela, et nous
pûmes accomplir cette Volkswanderung au plus vite. Nous pûmes alors écouter Borodin et sa
terrible confession.
-
-
Ils veulent anéantir les cimetières, gospodin Orden...
Ils prennent trop de place.
Ils ont mis les incinérateurs dans l’espace, ils ont truqué les concessions, et l’on peut
évacuer les cadavres sans que les familles le sachent. Tout le monde veut se faire
brûler et disparaître. Les gens ne savent plus s’ils sont vivants, disait un grand maître
russe à Harvard au temps jadis.
Il n’y avait plus de gens dans les campagnes… il n’y en a plus dans les villes. Il n’y en
a plus dans les cimetières. Ils fabriquent de l’absence.
C’est comme en Palestine. On passe de la terre sainte à la terre feinte.
Il n’y a plus de concession à perpétuité.
Cela, je l’avais compris. L’ennemi ne fait plus de concession.
Et les cimetières sont toujours le lieu privilégié des épreuves initiatiques.
On criait dans le cimetière. Il est vrai qu’il avait rétréci de taille. Mais nous étions attaqués.
Les petits Gavnuks étaient euphoriques et criaient le mot de ralliement à la suite de Horbiger.
Volkswanderung ! Volkswanderung ! Volkswanderung !
Et ils partirent avec tous leurs mètres pliés, qui étaient innombrables en nombre d’années.
Une petite armée de specteurs terrifiait les allées restantes. Orden et Borodin s’éloignèrent
pour les combattre. Je les regardais faire avec Maubert. Ce fut une symphonie héroïque qui
vite dégénéra en symphonie pathétique.
Ne puchtu psov na russkyo zemlyo !
Borodin projeta son grand filet que je n’avais pas vu. Il les noya comme des poissons. Orden
distribua quelques coups de bâton de dynamique. Le pathétique venait en face de cette volonté
de toujours nuire et d’user, au sens littéral, d’un instrument nommé taser. Ils dispersèrent les
superbes et c’en fut fait de toute velléité de résistance. Fräulein n’eut même pas besoin
d’aspirer des méchants. Elle se contenta de demander le silence aux gens qui criaient trop, et
elle l’obtint.
L’opération Friedhof avait réussi. Nous avions sauvé les âmes et récupéré les morts et leurs
terres violées. Il nous restait à les entasser dans notre grand palais, qui allait maintenant être
doté de nombreux étages, de jardins et fantaisies diverses. Ce jeu de construction n’était pas
pour nous déplaire. Nous étions les membres de la conjuration la plus dynamique de ce début
de troisième millénaire.
-
C’est le Reich de trois mille ans qui vient de commencer !
271
-
Horbiger, change de ton !
I am not of this order!
Conjuration : les conjurés ont toujours la manie de s’inscrire sur une liste.
Il y eut un étage où Orden donna aux Gavnuks des cours de bâton de dynamique et puis
d’ultra-violentes leçons ; un salle du cimetière de la table ronde pour Borodin, Arthur et les
chevaliers passés, présents et à venir ; de belles chapelles pour de grandes et belles messes
avec le père Milenko ; de superbes jardins initiatiques avec tout le symbolisme traditionnel et
des monstres sympas ; de grandioses salles de réception pour des fêtes napoléoniennes ; des
cimetières bondés et sereins où l’on pouvait piqueniquer le dimanche comme en Ukraine ; des
salles de tir à l’arc zen ; des bureaux de change où ceux qui venaient de l’extérieur
abandonnaient tout et mettaient tout en commun avec nous ; des villages du Lot et des
Carpates ; des vallées industrieuses bien germaniques ; des horlogeries suisses ; des maisons
que l’on pouvait vider par les fenêtres en les retournant comme des sacs ; des paradis
écologiques avec des animaux très intelligents et pas d’écologistes ; des universités
médiévales où l’on étudiait en latin et rossait en vieux slave ; des parcs patagoniques avec
l’ara Petacci et le renard du désert Maréchal Grommelle ; des usines alchimiques avec des
inventions d’armes secrètes bien tudesques ; des laboratoires d’idées surnaturelles ; des
musées de choses invisibles ; des cirques pour clones ; des lionnes clubs ; des embouteillages
d’oiseaux de feu ; des salles en ruines où Superscemo pouvait essayer ses armes secrètes sur
les armées d’Ivan Mudri ; des plantations de runes et d’araucarias ; des topiaires
inconcevables ; des bibliothèques pleines des œuvres complètes de Gogol, Léon Bloy, Dumas,
Virgile et de tous les auteurs qui ont inspiré ce livre ; un musée de la technique tudesque ; des
salles d’attente pour Don Quichotte et Sancho Pansa ; des salons de laideur pour Kitzer von
Panzani et la Sibylle écumante ; des parkings de Black panzers ; des circuits automobiles toutterrain pour tarantass Kombat ; des châteaux médiévaux avec plein de salles de torture pour
les maîtres carrés et les specteurs épargnés ; des emporiums emplis de desseins animés ; des
décors de western pour rejouer My Darling Clémentine ; des cochons d’eaux tournés à la
broche ; des chambres à Geist pour communiquer avec l’âme de Napoléon ; des circuits de
voyage avec des guides vert-de-gris de la Patagonie, ou de manuels de la mauvaise volonté de
puissance ; des chemins Frédéric Nietzsche ; des polders de peintures finlandaise ; des géants
verts pour reconstruire un Walhalla sur le Machu Pichu ; des supermarchés anarchiques pour
enfants éveillés ; des jeux de mots sans ironie ; des cimetières arabes découpant ; des rêves
cultivés ; des univers perpendiculaires ; des cloches de couvent euphoriques ; des tentes de
bonnes samaritaines ; des cages d’escaliers pleines de perroquest dorés ; des plages blanches
sans angoisse ; des chapitres entiers de Rabelais en nature ; des sangliers géants ; des chevaux
de Troie sans des guerriers dedans ; des chambres d’amour pour Pollia et pour moi ; des
fabriques d’automates pour malchanceuses en amour comme Fräulein ; des blondes sans
chihuahuas et des guides pour devenir un surhomme, mon vice.
Chapitre suivant : la première guerre géniale (ou grosse guerre) est déclarée
272
Résumé des épisodes antérieurs
Un ange revenu de tout sans être allé nulle part redescend sur terre. Tout le génie de
l'humanité y est dévoré par le commerce, ce chancre du monde, et l’omniprésente dictature
des mètres carrés. L’univers déjanté lui fait comprendre qu’il y a une remontée suintante de
l’esprit satanique sur la terre. Dans ce monde sans foi ni loi, l'ange trouve une compagnie de
partisans bien décidés à demeurer des libertaires belliqueux en goguette et des voleurs de
mètres carrés. L’ange comprend qu’il a affaire à forte partie, puisque les hommes se sont
soumis à la tyrannie, sauf une poignée d’irréductibles bâlois, pardon gaulois. Il descend une
première fois aux Enfers où il sympathise avec Horbiger, génie du politiquement incorrect.
Grâce à la chance et au chant du destin, il fait prospérer son combat et s’adjoint de grandes
forces angéliques et mécontentes comme Orden, avec qui il construit un monastère géant en
pleine capitale pour créer un monde meilleur et un refuge pour tous les damnés des prix de la
terre. Le récit reprend quelque temps après où on l’a laissé, alors que pour reprendre les
lieux communs des littérateurs des maîtres carrés, la roche tarpéienne est près du capitole.
Le succès de notre opération dépendait bien sûr de son succès. Que veux-je dire par là,
lecteur ?
Imagine-toi un salon de thé bien royal et oriental où nous discutions tous, mes chers amis et
moi, dans l’un quelconque de nos plantureux étages. Le grand monarque étalait ses
convictions monarchiques, Horbiger son aura monastique, les Gavnuks leurs activités
ludiques, et Fräulein ses inventions romantiques. Orden rongeait son frein sans toucher par
bonheur à son bâton de dynamique, et moi je m’entretenais avec les plus diserts des nôtres,
souvent les mêmes, du reste, d’Artagnan, Maubert, Nabookov et Mandeville bien sûr pour n’y
rien comprendre. Nous venions d’évoquer les règles de notre Ordensburg, et de décider la
consécration d’un grand étage à un paysage romantique rhénan. Mais une sourde atmosphère
tomba sur notre assemblée détendue.
-
-
Je crois qu’on est mal vus.
Comment ça, mal vus ?
On est mal vus. On passe mal dans la population.
Mais il n’y a plus de populations, ni de peuples d’ailleurs. Il ne reste qu’un agrégat
inconstitué de peuples désunis…
Une expression géographique…
Un conglomérat de solitudes sans illusions…
Il reste que nous sommes mal vus.
Que veux-tu dire, d’Artagnan ?
Notre cause est impopulaire. Les gens ne sont plus révolutionnaires du tout.
Bakounine disait déjà cela en 1871.
Les gens sont des petit-bourgeois. Ils veulent accéder à la propriété, même s’ils y
mettent quarante ans ou trois générations.
C’est la génération congrue…
Ou même la dégénération…
Ne plaisantez pas, ils s’amusaient, et encore relativement, de nous voir voler quelques
m² aux banques, mais là, ils ne sont plus contents du tout. Je les entends se plaindre
d’ici au marché…
Au supermarché…
A l’hypermarché…
273
Orden se leva l’air terrible, plus blond que jamais avec sa frange ado, et il s’approcha de
d’Artagnan en effectuant des moulinest avec son bâton de dynamique. C’était un festival de
canne, aurait dit Maubert en maugréant.
-
-
-
Dans les grandes surfaces… Eh oui, Darty, les mousquetaires ne sont plus ce qu’ils
étaient…
Plaît-il ? Je me nomme Darta…
C’est assez, Darty. Nous ne sommes pas là pour être populaires. Je dirais même que
nous sommes là pour le contraire. Nous sommes là pour porter le fer dans la plaie, le
ver dans le fruit, le néant dans leurs maîtres, la division dans l’héritage, la colère dans
la paix morte. Nous sommes là pour les dénicher, pour les fouiller tout nus, pour les
détromper, pour forer, saper, miner leur sottise à front de taureau. Nous sommes là
pour en finir avec leur monde mort.
Ach, Orden, komme du parles bien, meine Freund!
Je sais, Fräulein je sais ! Nous d’avons donc que faire de plaire à cette plèbe, à cette
tourbe, à ce troupeau, à cette masse, à cette nasse, à cette amas de morts-vivants ! Je
les châtierai si je le dois, je les châtierai. Nous sommes là pour les réveiller…
Deutschland, erwache!
Couché, Horbiger ! Arrête de faire ton Superman !
Ton doberman, Mandeville, ton doberman !
On aimerait de vrais attentats, pas des coups tordus contre deux tours vides et peut-être pas
écroulées d'ailleurs (et qui ont permis baisse d'intérêt, création virtuelle de richesse puis
écroulement systémique, un plaisir pervers des plus rares), des guerres, des descentes
messianiques et christiques, des batailles rangées, des distopies déjantées, des terres
calcinées, des paradis goûteux, mais rien de cela, rien !
L'Apocalypse est fatiguée. Elle a la gueule de bois, la gueule de Moi, la gueule du Mal de
vivre générationnel, increvable. On l'a trop attendue, la vieille gueuse, et elle n'est pas venue.
-
-
Ainsi notre ami Orden n’est pas content de son temps.
Les temps sont durs, non ! Les temps sont mous ! Les gens sont flous, les gens sont
fous ! Ils défendent bec et ongle le système des m², ils adorent leur F2, ils rationalisent
son espace, ils rêvent d’un F1 au ski ou à la mer ! ce sont des lopettes !
Des épaulettes ?
Et bien moi je dirais que je m’inquiète pour une raison bien précise et inverse.
Ah oui, Gerold, et laquelle ?
Nous sommes très populaires. Trop populaires. Mais pas chez qui vous croyez.
C’était moi qui parlais, lecteur, comme tu peux le voir. Et j’avais pour cela une bonne raison.
Je venais de recevoir une fort belle lettre d’un personnage fameux et important. J’en donnais
une cursive lecture à mon aréopage révolutionnaire qui demeura bouche bée.
-
Monsieur, nous serions enchantés de vous recevoir au palais de***. Comme vous
devez le savoir, nous suivons de près vos exploits et performances industrielles.
Industrielles ?
Je me souviens de ce président rastaquouère qui parlait d’un grossium, d’un financier
aux abois, d’un aventurier jurdique comme d’un industriel…
274
-
-
Vous représentez une nouvelle classe d’entrepreneurs hors de pair susceptibles de
bousculer les habitudes usées d’un vieux pays fatigué. Aussi est-ce tout naturellement
que du monde entier se tendent des regards…
Se tendent des quoi donc ?
Et s’élèvent des voix pour saluer vos performances, votre esprit d’initiative et votre
audace commerciale. Vous représentez pour la nouvelle classe dirigeante globalisée
un exemple à suivre et à saluer, c’est pourquoi nous désirerions vous saluer vous
recevoir prochainement à la date de votre convenance. Veuillez agréer etc.
Cette lettre jeta un froid dans l’insistance, pardon l’assistance. On se leva, on s’interrogea, on
demeura intrigué et l’on reprit des petits fours, sauf Horbiger qui avait changé de régime. Ce
fut Lubov qui cette fois prit la parole. Et de sa douce voix :
-
C’est le problème de ce feuilleton.
De quoi ?
Souviens-toi de Gustave Beau Flair, Mandeville.
Feuilletons : Cause de démoralisation. Se disputer sur le dénouement probable. Ecrire à
l’auteur pour lui fournir des idées. Fureur quand on y trouve un nom pareil au sien.
-
-
-
Pas seulement. C’est surtout le problème des révolutions en général. Elles ne sont
faites que par et pour les privilégiés…
Les préavis léchés ? Ridicule !
Couché ! Poursuis, Maubert.
Evoquons la théorie du nommé Jeudi.
Du nommé qui ?
La théorie du Jedi ?
Les pauvres ont été parfois révoltés, mais rarement, et surtout quand ils mourraient de
faim…
Notons qu’on ne se révolte pas quand on meurt de faim.
On meurt de fin, tout simplement.
Très Mandé, Mandeville. Poursuis, Maubert.
Par contre la théorie de Jeudi énonce que les riches sont par nature instables, en
ébullition. Il prend comme exemple les seigneurs du moyen âge, les féodaux et les
vassaux toujours en révolte contre leur roi ou suzerain.
La liberté ne Suze que si…
Ruhe, Bitte !
Et à l’époque moderne, toujours pour ce nommé Jeudi…
Et je dis, moi, qu’il a raison, Jeudi, tudieu !
Mandeville, on n’en peut plus, s’il vous plaît !
Qu’on le bâillonne…
Bayonne ? mes ancêtres en sont.
Mandeville, tu vas finir en poussière comme eux…
Maubert, termine.
A l’époque moderne donc, les millionnaires rouges bougent. C’est la conspiration des
milliardaires, des gens aisés ou trop cultivés, qui veulent faire branché et se dévouent à
la cause commune ou communiste. Cette part de la bourgeoisie, dit Karl Marx, qui a
assimilé l’intelligence du mouvement historique. Marx ajoute d’ailleurs que la
bourgeoisie est par excellence la classe révolutionnaire.
Che fois moi à quoi tu penses…
275
Et toi lecteur tu vois à quoi il pense ?
-
-
-
C’est même historiquement, depuis l’écroulement du prolétariat, la seule classe
révolutionnaire.
Mais alors on est des bourgeois ?
C’est bien ce que je veux dire en pensant à la lettre reçue par Gerold. Les maîtres
carrés vont nous récupérer, ou ils estiment qu’ils peuvent le faire. Tenter le coup en
quelque sorte.
But why? Who? For what?
Quid ? Quomodo ? Cur ? Cum alliis ?
Warum ? Was ? Wo ?
Kto ? Kak ? Potchemu ?
Chi ? Come ? Perché ?
Quien ? Como ? Porque ?
En français SVP !
Les Français ne se posent jamais de questions.
Les Français sont des beaux !
Ils pensent négocier avec nous. D’une part parce qu’ils nous savent trop forts.
C’est vrai quoi, on est plus fort que les chinois.
En outre parce qu’ils ne veulent plus déclencher de guerres. Ils n’en ont plus les
moyens, et ils la perdraient sans doute, surtout si Fräulein perfectionne le Staubsauger
ou bien qu’Orden s’énerve. Enfin, et c’est plus grave, je crois que nous leur servons de
modèle.
???
De business model. Nous volons, nous accumulons d’une matière très primitive. Nous
redistribuons à peine et nous triomphons.
C’est le triomphe de la mauvaise volonté ! Tu nous trahis, Maubert! Du bist ein Tartar,
eine Kalmuk, eine Bolchevik…
… au coupe-eau entre les dents !
Coupe quoi ?
Tais-toi, Mande Viel, tu nous gazes les couilles ! que feux tu dire Maubert ?
Que j’avais une approche plus sociale ou même socialiste de notre révolution. Que là
nous vivons grassement dans des palais faits de mètres volés.
Ach ! mein Liebe ! Il nous refait le coup de Strasser !
Maubert, tu finiras à la rue !
Comme Strasser ?
C’était qui, Strasser ?
L’aile gauche du parti. On les a fait partir, d’ailleurs ; lors de la nuit des longs coupeeaux.
Douze balles dans la peau !
Douze bals à l’apéro !
Bal tragique à Nuremberg, pas vrai, Orbi ?!
Maubert, Barba te rossera !
Je croyais que c’était à Colombey !
Quoi, le bal ?
La tragédie…
276
Je laissais Maubert se fâcher avec d’Artagnan, Fräulein et Horbiger, sachant ou espérant que
leurs chamailleries ne dureraient pas plus qu’une nuit des longs coupe-eaux, et je me tournai
vers Nabookov, à la légendaire sagesse.
-
Et toi qu’en penses-tu ?
Maubert exagère. Nous valons mieux qu’eux, nous ne sommes pas eux. Mais nous
pouvons être victimes de malentendus. Il est vrai que peu de gens viennent à nous. ils
sont désinformés. En outre, nous vivons ici, grassement comme il dit. Et nous ne
savons plus tout ce qui se passe dehors, ce qui nous permettrait de mieux nous
positionner comme les ennemis officiels de la pensée inique. Le problème est de
savoir si nous voulons vraiment les libérer. Or le vingtième siècle a montré que cela ne
sert à rien, que personne ou presque ne veut jouer le jeune révolutionnaire. ceux qui
veulent le jouer deviennent des bourreaux, les autres des agneaux. Si donc nous
voulons les battre, nous devons le faire pour nous-mêmes et sans penser aux
résultats… ou aux sondages. Il ne faut pas oublier que nous vivons aux temps maudits
du Kali-Yuga. Tout est vain, tout est mort, tout a été.
La méditation transcendantale et pessimiste de ce grand disciple de Johannes Parvulesco nous
toucha. Mais nous n’étions pas au bout de nos peines. Notre cher Superscemo aux cheveux
plus longs et plus blonds que jamais, à mille milles des crânes rasés de la Bible et des bagnes,
notre cher Superscemo dis-je s’approcha de Nabookov et lui demanda Eto Chto Kali –Yuga,
ce qu’était le Kali-Yuga.
On est forcé d’écrire pour soi, de penser pour soi et d’espérer la fin de tout. Demain ce sera
pis encore.
-
-
Mais pourquoi les battre ?
Parce qu’ils sont mauvais. Parce qu’ils incarnent le Kali Yuga.
C’est quoi, le Kali Yuga. C’est la guerre ?
Non. C’est la paix perpétuelle.
C’est la misère ?
Non. C’est la prospérité.
C’est le manque de Kultur, alors ?
Non, Horbiger. C’est l’excès de culture, de films, de livres, de tout. D’ailleurs ce livre
ne sera même pas édité.
C’est la méchanceté ?
Non. C’est le trop-plein de gentillesse qui dégénère plus vite que tout le reste.
C’est la destruction de la famille, comme dans les textes sacrés ?
Non, Fräulein, c’est la recomposition de la famille. Le Kali-Yuga, c’est de croire que
les temps ne sont pas terminés, c’est de croire que l’on peut survivre à la médiocrité, à
la vieillesse, au…
Nihilistes ! Nihilistes !
Qui avait bien pu parler ? D’où venait cette voix hélas trop connue ? Car c’était celle de
Kitzer, tu l’auras reconnue, lecteur. Anne-Huberte avait en effet allumé la télé, et elle avait été
bien inspirée, puisque nous pûmes constater que nous étions espionnés par un système bien
sophistiqué comme on dit.
-
Ce sont des nihilistes !
C’est quoi des nihilistes ?
277
-
Des dégueu… mais non ! Cela signifie que nous sommes espionnés dans notre propre
Ordensburg ! Mein Gott !
Mein Goth ! Dans notre propre bunker !
Et par la Sibylle ! Et par Dieter ! Et par Kitzer !
Sur tes remparts, Jérusalem, j’ai posté tes veilleurs,
De jour et de nuit, jamais ils ne se tairont.
-
-
Che fais m’occuper de nos systèmes de sécurité. Venez avec moi, d’Artagnan et
Mandeville !
Avec plaisir, ma belle ! J’ai toujours voulu en savoir plus sur le mystère des moteurs
allemands ?
Des mots… d’auteurs… à… Léman ?
???
Spass, plaisanterie, si vous préférez.
De fait, ma chère et ingénieuse amie, j’ai toujours été épaté sinon enchanté par ces
prestigieux noms de la sidérurgie et de l’industrie…
lesquels ?
Eh bien ceux-là justement : Peter Meyer, Si mince, Croupe, Porche, Haine quelle,
Mister Schmitt, Bailleur. IG fare bene. Dame l’air, Mère cédés, Ti Seine, Manne est-ce
manne…
Mandeville, Ich liebe Dich…
Après avoir pêle-mêle et dans sa langue à lui Siemens, Krupp, Porsche, Henkel,
Messerschmitt, Bayer, Daimler, Thyssen et d’autres grands noms de l’industrie mondiale, la
vraie celle-là, Mandeville partit donc avec Fräulein et les plus Tekniks des nôtres.
Fräulein, il faut que je te le dise, lecteur, avait commencé la construction d’un automate
formidable destiné à remplacer l’homme qu’elle ne pouvait trouver dans sa vie de femme
sensible et ingénieuse. Mais ce Golem teuton, ce goy l’aime, comme le baptisa Horbiger, lui
donnerait bientôt bien du souci aussi. Que ne se contenta-t-elle de sa solitude créatrice et
foisonnante ?
Nous demeurâmes seuls après avoir donné le mouchard à l’ara Petacci d’Horbiger qui le
béqueta promptement. Horbiger avait aussi un renard du désert nommé maréchal Grömmel et
un chinchilla nommé Ravi Jacob dont Lubov lui disputait la paternité spirituelle aux heures
paires (pourquoi aux heures paires, cela demeura un mystère jusqu’à une heure avancée de
cette histoire, lecteur).
Mais la baronne elle continuait à s’égosiller comme un étourneau enrhumé.
-
-
Ce sont des nihilistes, cet Orden c’est un extrémiste. Ce sont des jusqu’au-boutistes,
ce sont des terroristes, ces sont des islamistes, ce sont des intégristes. Ils nous feront
croire que la copropriété, que la belle copropriété, que la noble copropriété c’est le
vol !
Tu sais quoi, Orden ? Il faudrait passer à la télé.
Pour la faire taire ?
Non, pour un débat…
Pour un abat ? On verra… Si nous sortions de notre tour d’ivoire…
Histoire d’y voir plus clair ?
Et de leur faire un peu la guerre… Ce n’est pas en raison connecté et cloué devant son
écran que l’on renversera un système comme ça.
Ce n’est pas pour rien d’ailleurs qu’ils parlent tout le temps de la côte de l’ivoire…
278
-
-
Pardon Mandeville ?
Et de la Corne de l’Afrique, en Erythrée ou bien en Ethiopie…
???
Les portes d’ivoire et de corne qui nous mènent aux enfers….
???
Ecoutez-moi, tudieu ! Il existe deux portes du sommeil. La première est de corne
(cornéa) et donne un accès facile aux ombres véritables. L’autre est faite d’un ivoire
(elephanta) éclatant et resplendit, mais c’est par elle que les mânes envoient vers le
ciel des songes trompeurs.
Tudieu, Mandeville !
Sed falsa ad caelum mittunt insomnia Manes.
Et nous sortîmes. Notre grand bâtiment dont les hauteurs étaient noyées dans un brouillard des
Andes choisi par Horbiger lors de la nuit des longs coupe-eaux, était cerné par un peloton de
specteurs qu’Orden dispersa en quelques coups de bâton de dynamique et qu’Ivan et Siméon
aspirèrent dans leur Staubsauger junior. On les retrouvait plus loin étalés dans les poubelles
du tri sélectif (il ya avait les poubelles pour militaires, des poubelles pour specteurs ou aussi
pour les policemen), que Siméon avait conçu lui-même (il en voulait aussi pour ses parents et
son majordome biélorusse qui persistait à vouloir le faire retourner à la maison).
L’idée de Nabookov était bonne : voir très effectivement où en était le système, l’étudier,
l’analyser, le dénoncer et peut-être le détruire !
Nous montâmes dans le dernier surpuissant Tarantass d’Horbiger. C’était un Porche Païenne
avec des moteurs à eau-de-feu et une cylindrée timbrée. Il y avait une porte sur le toit, ce qui
permettait aux nôtres d’accéder plus vite au ciel par l’échelle de notre bon Jacob (tu auras
donc compris, lecteur, que j’aurais pu écrire Il y Yahvé) et bien sûr les pistolest à fleurs de
nos chers Gavnuks.
Il faut expliquer que si l’on part la fleur au fusil au cours de certaines expéditions belliqueuses
appelées guerres, c’est parce que la fleur peut-être associée à la guerre : ne parle-t-on pas en
effet de la guerre des deux roses ou de leurs épines (aux roses). Les Gavnuks possèdent donc
des pistolest à fleurs carnivores, qui ne font pas dans le bétail pardon, détail.
Première constatation de par les rues de la grande capitale : des gens de plus en plus résignés,
mais contraints à circuler à pied, à bicyclette, en scooter, par des températures
hyperboréennes ; mais contraints à vivre non plus d’horions et de gros liards, mais de
centimètres carrés, même pas cubes. L’immobilier si haut en a tous fait des clochards
quechua, et il semble que notre cher Baptiste avec qui nous avions perdu tout contact ait fait
fortune, comme petit Pierre avec ses logements Transit. On peut toujours gagner des mètres
carrés en dormant, on peut aussi en perdre.
-
Regardez, fait Silvain des Aurès.
Quoi ?
Il y a plein de faux billets. Oui, je sais, mais il n’y a pas Mandeville. Tu n’iras pas
dégobiller sur mes plates-bandes…
dégobiller ?
on essaie d’en voir un ?
Nous demandâmes à un pauvre hère fait femme de nous montrer ses faux billets. Mais la
gueuse hurla à la mort, nous assurant qu’elle nous trouvait aigris (pourquoi toujours ce mot ?)
279
et qu’elle se battrait deux fois pour conserver un billet qui valait deux fois moins. Elle fut
rejointe par d’autres engeances solidaires, car cette société aime la solidarité surtout dans
l’adversité.
-
Vous êtes des enculés ! Je vais appeler Michel Truqueur !
Qui ?
Ils ne savent même pas qui est Michel Truqueur !
Et toi, qui tu es, femme ?
Madame Houille. Petit-bourgeois ! Despote ! Lâchez-moi, vous me cassez le bras !
Imbécile ! macho ! connard !
Des madame Houille…
Il n’y a plus que cela, ce matin, dans cette rue.
L’ennemi ne fait pas de quartier… ni dans la dentelle. redistribuons des billets, cela les
calmera et nous amusera.
Tu parles ! On déclenchera des émeutes.
Au moment où l’immobilier s’envole déraisonnablement et où l’on annonce des
augmentations du gaz et de l’électricité très supérieures à l’inflation, il convient de saluer
l’initiative de la bande de malfrats au grand cœur qui, dans notre région, propose des billets
de cent euros à demi-prix.
-
On pourrait leur vendre de faux mètres carrés, alors ?
Les mètres carrés sont toujours faux. C’est pourquoi il y a eu une loi.
La loi carrée ?
C’est toi qui le dis. mais ces mètres carrés, Ce n’est pas…
Mais biens sûr. Ils sortent de l’imprimante de Fräulein.
Quelle drôlesse celle-là !
Et de ma carte dorée ; on les a fusionné pour répandre ces billets et soulager leurs
souffrances.
Une flamme jaillit, le coup de feu claqua, et aussitôt, sous la coupole, plongeant entre les
trapèzes, des rectangles de papier blanc commencèrent à tomber dans la salle.
Ils tournoyaient, voletaient de tous côtés, se répandaient dans les galeries, tombaient vers
l’orchestre et la scène. En quelques secondes, la pluie d’argent, de plus en plus épaisse,
atteignit les fauteuils, et les spectateurs commencèrent à attraper les billets.
-
Je me demande si c’est une bonne idée…
Quoi ?
… de les aider à survivre. Il vaudrait mieux les laisser crever, comme cela on les
inciterait à la révolte.
Orden, tu n’es vraiment pas un humaniste.
Un solidaire.
Un charitable.
Je fais mon boulot. Et mon boulot, c’est que ces blattes se révoltent.
S’ils se révoltent, seront-ils moins des blattes ?
Arrêtez de déblatérer.
En tout cas, il y en a moins qu’avant.
On les recycle ailleurs. Horbiger m’a parlé du cyclone B.
Je vois. Les bagnes et les chambres à Geist sont passés par là.
280
On voyait en effet de moins en moins de gens, comme s’ils eussent été dévorés par leurs
cannibales maîtres carrés. Ils avaient l’air toujours plus gris, toujours plus humbles, toujours
plus crade, tas de messieurs et mesdames Houille. Tous connectés, couverts d’ipods, aptes à
se faire gazer les couilles, comme dirait Horbiger. Maubert parla d’un vieux film dont un de
ses amis, Nicolas Bonnal, avait jadis fait la critique. Il ressortait des réflexions de cet auteur
post-punk épris de Virgile et du Prisonnier les points suivants, que notre ami nous lut sur son
connecteur étrange :
-
-
Les personnages sont remplacés, sans que l'on sache ce que l'on fait de leurs corps
originaux, pendant leur sommeil. La société contrôle ce "sommeil vert" via les
tranquillisants et les somnifères.
Les nouveaux personnages naissent dans des espèces de cosses géantes. On retrouve
l'obsession pour le remplacement scientifique de l'espèce humaine.
Le mot "cosse" traduit le mot anglais pod, mis à la mode par la technologie actuelle.
On est équipés d'ipod, et l'on s'y connecte comme dans d'autres films de sciencefiction où la connexion est physique, via une prise située au bas de la colonne
vertébrale. Le pod dans la doxa actuelle permet de renaître dans la vraie vie, qui est
virtuelle.
Nous poursuivions notre discussion fleurie en observant cette population de métrosexuels
tatoués, d’ombilics récupérés dans les moussorkas du tri sélectif, et d’homoncules rétrécis au
lavage de cerveau et au réchauffement glacé du climat.
Il faudra porter ses ordures dans les déchetteries spécialisées, en triant, en « compostant »,
en « compactant », etc. Il faudra investir dans les centres de tri et s’équiper de « poubelles
intelligentes », calculant, grâce à des puces, leur poids et notant le nombre de levées par
mois. Poubelles auxquelles il conviendra d’adjoindre des verrous…
-
Mais alors, ils sont où ?
Dans les camps de déconcentration. Les autres sont dans les cosses.
L’Ecosse subversive, comme disait le maître Johannes, est donc bien loin…
Ici on est dans le domaine des vieux.
Les enfants naissent vieux. Connectés, leur vraie vie est ailleurs. Elle devient un
avatar.
Il y avait au coin d’un boulevard glacé couvert d’immeubles de cristal un speaker qui aboyait
et se plaignait des temps qui fusent. Et il disait ceci :
Nous sommes pauvres, nous sommes endettés, notre monnaie est au bord de la faillite. Une
partie de notre pays est en ruines. Nos machines sont usées. Nos rivières sont à sec. Notre
administration est croulante. Partout s'étalent la gabegie et la corruption. Notre jeunesse est
découragée.
-
Je le connais, ce n’est pas de lui.
C’est de qui alors ?
Marcel Aymé.
Je n’ai jamais aimé Marcel.
Moi je n’aime pas gnôle.
Et ça date de quand ce beau salmigondis ?
281
-
De 46. 1900.
Et on est en 2010. Mais alors, l’Apocalypse est permanente ?
C’est selon. Certes pensant qu’elle est devant, d’autres qu’elle est derrière, et moi
j’inclinerai à penser qu’elle est de tous les temps, existentielle en quelque sorte. Qu’il
te faut la résoudre à chaque instant, lecteur, pardon, Superscemo…
Il faut expliquer cette théorie et même celle de la science-fiction. C’est comme l’histoire de la
ville Alpha, lecteur. On te fait croire d’habitude que tu vivras dans tel monde telle utopie ou
avenir faramineux ; avec vaisseaux spatiaux, robots serviteurs, machines volantes, immeuble
de dix kilomètres, portes vivantes et procédurières ou même société égalitaire. Et l’on oublie
de te laisser penser que tu vis déjà dans une distopie qui est réellement une société inique,
contrôlée par des automates, des banquiers, des inspecteurs, des militaires, des ordinateurs,
des régulateurs de flux, des nœuds d’énergie, des ondes électromagnétiques et des machines à
déplaisir, ma véritable ingénierie totalitaire. Tu y es, tu y vis, tu ne t’en rends pas compte,
lecteur, car tu es devenu toi-même un de ces êtres inanimés de la science-fiction et de la
fausseté. N’est-ce pas le vieux Stentor ésotériste quoi célébrait une cité avec un gros cerveau
et des milliers d’automates sans science ni conscience ? Eh, nous y sommes, lecteur, tel est
ton monde. Regarde le présent, ne vise pas ton futur mort.
Ceux qui veulent de la perfection veulent du mort. Seuls les morts sont capables d’édifier du
parfait. Soudain je ne me sentis plus guidé par mes haleurs. Un petit bonhomme ébouriffé qui
me dit s’appeler Silvio Peligro – je sus plus tard qu’il se nommait aussi Topor - me fit signe
de le suivre. Il voulait me montrer les prisons.
282
Acte 30
Le mie prigioni
Il faisait froid dans l’artère maudite. Et des specteurs partout. Les gens puissants ne devraient
jamais descendre de leur Porche païenne. Sauf pour s’asseoir à de grandes tables et signer de
grands contrats (c’est plus classe que gros, non ?). Mais on ne se refait pas, lecteur. Orden et
moi, on est des enfants de la balle, des durs de la rue.
-
Je m’appelle Peligro.
Je le sais. Je l’ai dit au lecteur.
Je veux montrer la prison. Vous devez venir seul.
Je viendrai seul. Mais Orden me suivra. Et lui ne reçoit d’ordres de personne.
Peligro me mena par une petite rue perpendiculaire jusqu’à l’entrée bis d’un hôtel de luxe où
avaient officié, c’est le cas de le dire, les collègues d’Horbiger au cours de la dernière guerre
victorieuse. Comme tous les bâtiments très officiels, il n’avait pas besoin d’être très gardé, ni
trop regardé, étant hors de portée du commun des mortels et même de certains immortels. Je
crus voir en Peligro –ce nom me disait quelques chose, et à toi, lecteur ? – comme un petit
cousin du docteur Mendele, un serviteur de la bête, toujours serviable, toujours –ou presque –
inoffensif. Il ne s’était pas opposé à la venue d’Orden qui me suivait muet en sifflotant avec
son chapeau rond et en faisant tourner son bâton de dynamique.
Fallait-il descendre une nouvelle fois aux Enfers ? Nous passions par des salles d’attente, des
cuisines inoccupées, des grandes laveries, d’étranges blanchisseries où l’on devait laver et
recycler tout l’argent sale et les péchés du monde. C’était long, et Peligro marchait d’un pas
rapide et froid, et comme survolté. N’était-il pas d’ailleurs un automatique lui aussi ?
Nous prîmes enfin un ascenseur. C’était plutôt, lecteur, un descenseur. Un descenseur, ce qui
permet de descendre bien bas, mais pas aux Enfers. Orden, qui n’aimait pas être enfermé
(Horbiger l’appelait Klaus Trofob), commençait à s’échauffer dans ce monte-charge.
-
Vous nous emmenez où ? Voir des prisons ?
Non, vous en avez certainement vu… dans cette vie et dans les autres.
Au violent, la vue c’est la vie. Alors ?
Je vous mène voir mon maître, Karl…
Jetlag ? mais nous le connaissons !
Ce n’est pas le même…
Celui du zoo ?
Messieurs, ce n’est pas le même. C’est de Karl Von Läger dont il s’agit cette fois.
Qui est-ce ?
Le patron des camps de déconcentration de la planète. Lui sait qui vous êtes.
Non, il ne sait pas vraiment qui je suis…
Au fait, signor Peligro…
Señor.
J’insiste. Signor. Est-ce que vous savez si Dieter travaille pour lui, et s’il est d’origine
ouest-allemande ?
Non dans les deux cas. Accrochez-vous, nous arrivons au -666.
Le nombre de l’habite…
… comme dirait Mandeville.
283
L’univers est plein de statues organisées qui vont, qui viennent, qui agissent, qui mangent, qui
digèrent, sans jamais se rendre compte de rien.
La machine semblait tournoyer comme les châteaux dans les contes. Mais nous arrivions.
J’expliquai à Orden le cas aigu de Karl Jetlag, l’homme qui préférait vivre au zoo que dans un
condominium de luxe. Le propre des riches, pour qui tout se ramène toujours à l’état de nature
– il faut baiser les faibles, qui ne sont pas méritants -, est toujours de préférer leur chihuahua
ou leur angora à l’humanité, est que, comme pour les enfants, tout se ramène à la célébration
de l’état de nature. Au vu de ce que j’avais vu chez toi, lecteur, je ne pouvais qu’acquiescer.
Peligro procédait l’air pressé, comme tous les grooms qui te mènent à l’important.
Nous arrivâmes enfin au bureau-bunker de Karl Von Läger. Il y avait une salle d’attente de
filles compromises, mais Orden bouscula les deux gardes et poussa enfin le Silvio, lui laissant
juste le temps de nous annoncer. Nous arrivons dans le bureau-bunker de l’empereur du sexe
immobilier. Ce n’est pas sexe et caractère, c’est sexe et grosses pierres. Et l’homme de fer
contrôle ainsi tout le marché de l’amour dans le monde des maîtres carrés. Un gros monstre à
bien observer pour l’imiter – ou bien l’éliminer. Lui se présente comme un homme – un
mutant en vérité avec toutes les opérations et injections qu’il subit – qui a le sens de l’amour
et des affaires, un homme de fer dans un gant de soi, pas un quant-à-soi Mandeville.
Légionnaire du plaisir, capitaine des vents, grand vizir de l’humour, amiral du bénef’,
encenseur du bon sens, magicien des cinq sens, tels sont quelques-uns des surnoms que notre
grand bonhomme s’affuble avec ses zibelines. Horbiger est d’ailleurs prêt à en écrire une,
d’histoire de l’idée impériale zibeline. L’idée impériale zibeline est une idée qui va faire
fourrure, pardon fou rire, pardon fureur, pardon…
En attendant, nous sentons dans ce réseau inextricable des caves, entresols, aérosols, greniers,
gratte-ciels, entrepôts et tripots dont est fait ton beau monde, lecteur, nous sentons un drôle
d’odeur. Sexe triste. Linge sale. Décor blafard, néon bien vert, agrégat hétéroclite de luxe sans
argent, de luxure sans affect.
-
Ils n’ont pas le sens de l’honneur ici très bas.
Ils n’ont pas non plus le sens de l’odeur.
Normal, ils ne sont pas en odeur de sainteté.
Tu es sûr que les Gavnuks n’ont pas suivi ?
Cela leur passe au-dessus…
Ils ont quand même l’âge de Lolita, comme dirait Nabookov.
Il n’est pas le seul à pratiquer ce type d’échange – appartement contre sexe – dans la grande
capitale. Dans un contexte de crise du logement, la formule semble s’être répandue. Sur
Missive, la rubrique « A louer » recense de nombreuses offres d’hommes proposant des
colocations ou studios indépendants contre services sexuels. Mais également des femmes,
troquant leurs charmes contre un toit.
Quand Karl Läger nous observa, son chihuahua dans les bras et son cigare au bec, les lèvres
lui tombèrent ainsi que le chihuahua. Ce dernier, qui se nommait Zombie, se brisa les pattes.
Progressivement, la « richesse » elle-même se zombifie. Plus on subventionne les zombies,
plus il y en a.
284
Ce fut toute une histoire. Une jeune et longiligne femme arriva, se précipita, sanglota, entoura
de ses longs bras bardés de bracelets le canidé, le déposa dans un avion et l’envoya se faire
opérer ailleurs.
Flanqué de quatre gorilles islamo-mexicains, et de deux hôtesses agakano-usuréennes, Karl
Läger nous observa alors d’un air fort agressif, chiffonnant dans ses gros doigts bardés
d’anneaux des liasses de gros liards. Il était très basané et mal rasé, sentait un peu fort le
parfum pas frais comme des chairs de hyènes, et tapotait de ses mocassins à lobes les grosses
moquettes de son bunker-bureau.
-
Notre entrevue commence mal. Zombie est blessé. C’est un signe. Son astro n’était
pas bonne ce matin. C’est un signe.
Zombie or not to be.
C’est une chute !
Ecoutez, je vous ai fait venir…
C’est vous qui m’avez envoyé la lettre.
Oui. Je l’ai fait à la demande du président Zarkoz.
Eh bien causons.
Il y a encore des présidents dans le monde ?
Le cigare tomba cette fois. Il nous regarda stupéfait. Je crus qu’il allait s’asseoir, car de sa
petite taille il ne nous dominait pas, et surtout il ne dominait pas son sujet. Les gorilles
semblaient gênés aussi. Je sentais qu’Orden regrettait cet énervement, qui ne lui garantissait
pas la récréation promise. Peut-être qu’on savait, ici très bas dans ce souterrain financier, dans
cet antre à millions, dans ce bunker au cube de mètres carrés, dans ce tripot du luxe, dans cet
entrepôt de l’Etre, dans cette citerne du néant, qui était Orden. Peut-être qu’on savait même
comment le neutraliser, mais je m’égare… Orden poursuivait en effectuant des moulinest
toujours plus rapides avec sa canne de festival.
-
Je pensais qu’il n’y avait plus que des managers, des DRH, des développeurs, des
responsables quoi.
Mais le président Zarkoz…
Vive Zarkoz !
Vote Zarkoz !
Votez Zarkoz !
Merde Carrefour !
Mais que…
Monsieur, ces enfants ont voulu…
Au cas où tu n’aurais pas saisi, lecteur, nous recevions la visite de Siméon et d’Ivan Mudri,
nos plus terribles Spetsnatz venus du Nord et de l’orient du vieux monde, introduits par un
huissier d’injustice. Ils étaient vifs et bruyants comme jamais, montrant leurs petits bâtons de
dynamique et traînant un de leurs Magic Toilets où l’on voyait un bout de groom dépasser.
Ils étaient donc passés de force, quels petits Gavnuks ! Je leur frottai l’oreille. On leur fit
servir des congolais par un des cerbères et ils se calmèrent. Toujours troublé, Von Läger
frissonna. On lui essuya de fines gouttes de sueur en lui tamponnant le visage avec des
mouchoirs en papier Vuitton.
-
Le président veut vous voir. Vous devez comprendre que vous êtes un enjeu important
pour lui et pour l’avenir de notre système économique. Il en va de l’avenir de nos
enfants, même des vôtres.
285
-
Ce ne sont pas les nôtres. Siméon, cela suffit !
Siméon essayait de poursuivre un des agents de sécurité avec son bâton, mais l’autre apeuré
commença à reculer. Ils s’agitaient tous avec leurs oreillettes. C’en était trop pour Karl Läger
qui fort imprudemment prit son air de rorqual bleu, de cachalot assoiffé de sans et de tigre
dans un moteur de bohême double V. Pour un peu, il eût parlé comme Horbiger.
-
Ach, scheisse, cela suffit comme ça ! Je n’ai qu’un claquement de doigt à faire pour
vous liquider comme ça.
Fais-le.
Il le fit et Orden le tua. Ce fut plus fort que lui. L’éclair jaillit et le foudroya. Puis il exécuta
froidement mais rapidement les gardes de faction avec qui nous aurions peut-être pu négocier,
je le reconnais aussi lecteur. Il épargna Peligro que nous pûmes extraire de l’étrange toilette
dans laquelle les enfants l’avaient plongé. Le petit groom commença à gémir.
-
Mon Dieu ! qu’avez-vous fait ? c était le papa de Fräulein Von Rundfunk.
Quoi ?
Kto ?
Chto ?
Je reconnus Remords et ses feux redoutables. Qu’avions-nous fait ?
-
Orden… Qu’as-tu fait ?
Je suis désolé pour Fräulein, mais…
Tu ne peux pas contrôler un petit peu ta puissance, ou plutôt ton pouvoir ?
Et toi ton impuissance… Tu n’avais qu’à lui parler, lorsqu’il était encore en état de la
faire. Je ne supporte pas que l’on se mette en colère devant moi.
Gerold…
Oui, Ivan.
Fräulein nous a racontés pour son père. Son père est mort il y a dix ans en sautant sur
une mine anti-personnelle.
Quoi ? mais tu nous mens alors, Peligro !
Peligro, ta vie est en péril !
In pericolo, Peligro !
Ma pitié, je vas vous expliquer…
Tu vas rien du tout, gros scemo…
Inutile, tu vas y passer…
Oh Orden, s’il vous plaît, laissez-moi le foudroyer…
Mais Ivan, c’est une grande personne ! Tu n’as pas la permission de tuer des grandes
personnes !
Je réussi à empêcher le meurtre de ce misérable Peligro dont je pensais qu’il nous serait utile à
trouver la sortie de ce labyrinthe où il nous avait introduits. Je repensais aux Carceri de
Piranèse, à ceux de ce pauvre Pellico, romantique républicain pour qui ce niais avait voulu se
faire passer. Mais ne sommes-nous pas au siècle de la contrefaçon, lecteur ? Les acteurs se
font passer pour de grands hommes politiques, les fabricants de vêtements pour des créateurs,
les stars de télévision pour des modèles moraux ! Mais je m’égare.
-
Peligro, montre-nous tes Carceri.
286
-
Sissignore.
Et ne nous mens plus. Sinon c’est Vaffanculo avec le petit bâton de dynamique, tu as
compris ?
Si, si ho capito benissimo, eccelenza, lei puo avere una totale fiducia.
Vabbene cosi ?
Et nous partîmes à quatre dans le monde de Karl Läger, le gardien des camps de
déconcentration du monde archi-moderne. Ce ne fut pas une partie de plaisir, lecteur, plutôt
une partie de chasse, puisque nous châtions çà et à quelques-uns des gardiens, notamment les
Gavnuks qui ne pouvaient se retenir de bien faire.
Je n’aurais jamais cru que le monde contînt tant de prisonniers et de malheureux.
Le monde de Karl Von Läger, tué comme l’ogre avant d’être connu, est bien référencé, nous
expliqua Peligro, qui semblait de confiance maintenant, quoiqu’il (ou parce qu’il) demeurât
sur ses gardes avec les enfants et leurs petits bâtons à ses côtés. Il est de mèche avec le grand
parking L15 par lequel nous étions remontés en revenant des Enfers. Sa devise est toute
simple :
Les humains se divisent en deux classes : les propriétaires et les locataires.
Lorsque les vivres viennent à manquer, les locataires doivent être délogés. On fait donc appel
à KVL qui vide les greniers et emplit les prisons. Il est marchand de liberté et il change ce
manque d’horions ou de gros liards en temps de prison. Et les prisons se répandant sur le
monde, avec leurs millions de mètres carrés. On dort à deux ou quatre par cellule et on se
serre un peu la nuit, parfois trop ; le jour, on paie pour ces décimètres cubiques, et l’on
travaille à l’œil.
Que ne se met-elle à vendre de la liberté ? Il faut croire que cette marchandise lui manquait
et qu’elle lui manque toujours.
Les débiteurs et les endettés sont les pécheurs. Du reste en latinus, le debitor est un peccator.
Il ne faut donc pas lésiner avec la peine qui doit le frapper. Rome, unique objet de mon bon
sentiment, tu m’assures qu’il faut sévir avec le faible. Le débile.
-
Débile ! Débile ! Merde Carrefour !
Siméon ! laissez Peligro tranquille !
Autant parler de la liberté de Carthage où on crucifiait les lions, c’est-à-dire les citoyens qui
méprisaient le commerce, ou de la liberté de Rome, où les débiteurs insolvables devenaient,
en vertu des lois, esclaves de leurs créanciers.
Avec Peligro, nous visitons d’autres camps de déconcentration. Il y a les camps de vacances
où tous les gros repus du Nord viennent panser leurs plaies psycho au soleil des mers chaudes.
Ils restent là, ils bronzent, ne sortent pas des camps. En Orient on ne dit d’ailleurs pas de
foutre le khan, comme souligne Orden. Et puis il y a les camps où l’on veut perdre sa graisse
et tous ses décimètres cubiques. On dirait que l’humanité en a trop, risque timidement Peligro.
Alors il nous montre des salles de torture et de sismo fitness, des églises recyclées en temples
du déplaisir, comme celle qu’avaient vue les petits. On célèbre le fer, le vice et le feint-esprit,
ou les affaires, le fitness et le pas de prix. On remplit les prisons, on vide les corps et les
cerveaux. On peut faire aussi des affaires en remplissant des corps que l’on a vidés et
inversement : le vider après l’avoir rempli suppose plus de gain, donc de prison.
287
Soma sèma Soma sèma Soma sèma
Peu à peu on devine dans ce beau monde Underground, monde à la mode par conséquent, que
l’on transforme les immeubles de rapport en prisons, ou bien l’inverse.
-
-
Avant, il fallait quatre ans de travail pour se loger
Tu veux de dire de salaire, Peligro ?
Sissignore, si ecelenza. Puis il en a fallu, puis quatorze, puis vingt-cinq, puis
cinquante. Ce qui est bien avec tout cela, c’est que l’on pourra passer le relais à ses
enfants. On pourra les enchaîner à la noble chaîne de la dette.
Tu as raison, Peligro, enchaînons-nous à cette dette immonde.
Parole, parole, parole…
Peligro chante dans son toscan natal. Dans ces souterrains fluo, il y a de l’espace bizarre, un
peu noir, un peu béant, un vrai trou nul, remarque Orden. On ne sait qu’y trouver, on s’y sent
prisonnier. Il faut le confirmer : il va falloir vraiment aimer la liberté maintenant, mais ceux
qui n’aiment pas la liberté pourront aimer ce monde.
Tina profite, elle, depuis quatre ans d’un logement contre services sexuels dont elle se dit
ravie. « Il ne faut pas choisir un homme jeune car il ne te gardera pas longtemps. Il aura
envie de changement. Le mien, il a 62 ans. Il vit à Dubaï et vient en France de temps en
temps. Sinon, je suis seul dans l’appartement de 115m². »
Orden est presque heureux de la banlieue d’Enfer. Il a rencontré un punk danois très blond et
nihiliste qui lui raconte tout. L’autre le confirme dans le bonheur ou l’inconscience partagée
de tous ceux qui ne sont pas vivants, à moitié congelés, comme dans les gares englouties. Si
mon pays est une taule… Then is the World one. Et les Gavnuks reprennent, eux que l’hilarité
guette toujours :
-
Then is the World one!
Then is the World one!
A “quoi”?
A prison!
Puis on voit un gigantesque oiseau accompagner un navigateur arabe dans ces mille et un
ennuis. Il s’appelle le rokh et pond un œuf géant. Et Orden chante avec Ivan le rokh du bagne.
Telle paire, tel Elvis.
Orden n’est pas rassuré ; pour lui nous n’avons pas vu le pire. Peligro le confirme dans ses
vues. En effet, il y a le grand, l’immense espace Geschlecht, conçu et réalisé par Karl Von
Läger peu avant sa disparition dans laquelle nous ne sommes pour rien, lecteur, comme tu le
sauras bientôt.
Geschlecht. Ordnung. Geschlecht. Ordnung. Geschlecht. Ordnung.
Geschlecht est un nouveau programme immobilier, lectrice : les filles qui ne trouvent pas de
logement pourront en trouver un gratuit, mais les garçons aussi ; ceux qui n’ont pas de cash,
liquide, carte dorée, pourront payer en nature, et celles qui n’en ont pas aussi. Un porno, tous
pour un, tel est le fastueux programme Läger, le programme des surnuméraires de
l’immobilier planétaire.
288
Cela s’apparente à de la prostitution, ce qui n’est pas interdit, nous confirme une source
policière. Seul le site Internet qui héberge les annonces peut être poursuivi pour
proxénétisme.
Cela bien sûr crée un nouveau genre de couple, peut-être trop intéressé : mais tout couple ne
repose-t-il pas sur un échange de services ou de sévices, comme dirait Charles-Mouloud,
fondateur d’un nouvel ordre hospitalier ? Läger fait - ou faisait – donner des cours de
sexualité sur l’un de ses réseaux, assurant que de cette manière l’immobilier resterait moins
cher, puisque le peuple vivrait moins seul. Hypocrisie en vérité, Läger travaille pour les
mètres carrés, comme presque tout le monde d’ailleurs, et il faut toujours que cela monte ;
cela d’ailleurs ne peut pas baisser, sauf si nous y mettons bon ordre, ou plutôt bon désordre,
en appliquant l’opération Barba te rossera ou celle plus incroyable encore du Désordre
nouveau.
Dieter, au contraire, est très motivé, comme il le répète dans ses nombreux messages. Il nous
propose un deux-pièces dans le XVIIIe contre 550 euros, plus deux ou trois rencontres par
mois. « Malheureusement, l’appartement n’est pas encore visitable. J’attends le départ des
locataires », nous explique-t-il lorsque nous le rencontrons à la terrasse d’un café. En
attendant, il nous propose commencer déjà le sexe pour voir si on se plaît. On dit que comme
ça il a pu avoir ou reloger près de deux-cents locataires.
En attendant cela en fait des filles pas aisées, des garçons pas très friqués qui doivent
s’accoupler, à l’étymologique sens de ce terme – ou de ces thermes ?- pour trouver un toit ou
un émoi. C’est la prostitution à visage humain. L’entreprise de Läger, ce plus froid des
monstres froids, y aura mis bon ordre. Ordre. Ordnung. Order. Orden. Ordine. Ce mot me
glace dans toutes les langues. L’ordinateur et le computer auront servi à aligner tout ce petit
monde de la Fin des Temps, à l’instruere, le ranger en ordre de bataille pour la bataille des
mètres carrés à venir.
We shall never surrender. We shall never surrender. We shall…
Nous sommes dans une grande salle ronde, dont on ne voit plus le plafond, qui se perd dans
les éthers souterrains. Et soudain un son résonne, un appel venu de l’extérieur, et je te jure que
ce n’et pas un coup de téléphone, lecteur, et même c’est Horbiger qui cherche à nous joindre,
et c’est notre petit guide Peligro qui nous le signifie avec déférence, Sissignore.
-
-
Bière et paix, Harald (ou Gerold, c’est la même chose, lecteur, sauf que ce n’est pas la
même langue). Comment tu vas, lansquenet crochu ? Alors, on descend aux Enfers
sans consulter les copains ?
Bière et paix, Horbiger. Nous ne sommes pas aux Enfers. Nous sommes chez Läger.
Ach ! l’ambiance doit être chaude, pas vrai ?
Oui, enfin, c’est du chaud et froid, tu vois ce que je veux dire ?
Bon, nous on descend…
Oui, on t’envoie les Gavnuks par l’échelle. Ce que nous allons voir n’est plus de leur
âge.
Jacob n’est pas content, il voulait des droits. Je lui ai dit que ce n’était pas son échelle.
Tu as raison, Horbiger. Pour une invention comme ça, il faut un peu de droit de
hauteur.
Envoyez.
289
Ivan et Siméon remontent tout joyeux par l’échelle de Jacote, ainsi surnommée par Orbi.
Il arriva dans un lieu où il passa la nuit; car le soleil était couché. Il y prit une pierre, dont il
fit son chevet, et il se coucha dans ce lieu-là.
Il eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel.
Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle.
Darty et Mandeville descendent ensuite. Orbi se fait attendre car il doit trouver amusant de me
parler de là-haut sans me voir.
Mais un grand cri retentit dans la grande salle ronde et vide, en forme de tube infini, par où
montent et descendent nos amis via l’échelle de Jacote. C’est Orden que je vois en me
retournant en train d’agripper et d’étrangler à moitié ce malheureux Peligro. Sacré Silvio
Peligro ! En nous montrant tes prisons, tu n’as pas même compris à quel point tu étais
prisonnier de toi-même, de tes vilénies, de ta bassesse crasse, de tes ambitions fades et ton
besoin éperdu de reconnaissance. Et puis je me retourne, car je n’ai été dupe à aucun moment,
et je le montre à d’Artagnan déjà pressé de replier les mètres carrés de cette partie inexplorée
du monde souterrain.
-
-
Sous ce petit guide Orden a retrouvé les traces et les traits du docteur Mendele, qui a
toujours un tour de farces et attrapes d’avance. Il est ainsi fait, attendant sans doute
aussi l’occasion de nous amener, moi, Nabookov et les autres à cet asile psychiatrique
de Valparaiso que nous n’aurions jamais dû quitter.
L’hôpital Bismarck ?
Oui, d’Artagnan.
Le rat ! Le gueux ! J’enrage…
Calmez-vous Mandeville, il peut encore nous aider…
Mais Peligro ne s’avoue pas vaincu. Horbiger arrive enfin, pour qui il éprouve toujours autant
de déférence, avec l’ara Petacci sur le dos de son pull de sous-marinier, et il se précipite vers
lui.
-
Ce n’est pas Mendele, mon nom, c’est Hanselblatt !
Oui, où avais-je la bête ?
La Tête ?
Les Allemands devraient permettre aux Juifs de rendre entre eux et la société le rôle de
médiateurs, de managers, d'impresarios, d'entrepreneurs de la germanité…
Silence ! On a déjà entendu la tirade !
Désarmant, ce théâtre aux armées !
Il est tout à fait qualifié pour cela, on ne devrait pas le mettre à la porte, il est
international et il est pro-allemand… Mais c'est en vain. Et c'est très dommage.
Devant le silence d’Orbi, Hanselblatt se lève lourdement, s'approcha de Horbiger, s'agenouille
presque et lui dit :
-
Cher maître, j'ai été enchanté. J'ai manqué ma mission, mais je suis ravi. Mes respects,
monsieur Gerold, vous m'avez assisté trop peu, mais je ne vous en veux pas. Adieu.
290
Il s’éloigne enfin. Après tout, pour ce qui nous reste à voir dans le Läger, nous n’avons pas
besoin d’un guide, pas vrai lecteur ? Je rappelle que les Gavnuks ont été renvoyés car ce qui
suit a été interdit aux enfants de moins de douze ans.
Horbiger a des nouvelles fraîches mais qui déjà ne sentent plus très bon. Maubert et Pollia ont
disparu, séparément. Après lui viennent Anne-Huberte, toute éplorée d’avoir perdu Maubert, à
qui pourtant elle ne parlait jamais (mais elle aimait bien le montrer dans les soirées), Lubov,
encore affolé à l’idée d’avoir perdu Pollia dans un mauvais livre ou un mauvais rêve, et bien
sûr Fräulein, bardée de ses dernières inventions brevetées chez Croupe et Si mince. Mais
Fräulein n’est pas seule. Elle est venue avec deux cyborgs. Ils sont beaux et parfumés,
élégants, très réussis, un rien bizarres. On les a habillés comme des stars de rock réac, de
Krautrock des seventies, avec chemise violette, cravate bleue, lunettes fumées, et gominés.
Avec son plus grand sourire, elle-même vêtue comme une modèle cyborg des années 80,
Fräulein nous embrasse Orden et moi, alors qu’elle devrait le savoir, nous n’aimons guère ça.
Puis elle nous présente ses deux androïdes comme si elle voulait nous rendre jaloux.
-
Je vous présente Ubik et Kubelik, mes compagnons…
C’est les sorciers d’Eastwick ?
Non, les Stepford hasbunds !
Eux sont doux et obéissants, et reconnaissants… Tu en penses quoi, Gerold ?
Erschrecken. Tu fais tes polygames ?
Très drôle ! Si vous ne m’aviez pas tous traitée comme ça, je n’en serais pas là.
Fräulein, sois label et tais-toi. Poursuivons la visite.
Ubik, mords-le !
Ubik se précipite sur Orden, mais il prend un bon coup de baguette magique, pardon de bâton
de dynamique. Sa tête blond cendré en prend un coup.
-
Voilà, et la prochaine fois cela te knoutera plus cher.
Ach, Orden, du bist…
Fräulein laissons les sentiments de côté et parlons affaires. Von Läger était-il ton
père ?
Nous sommes tous surpris par la violence de cette question qui donne à penser que Peligro ne
nous avait pas mentis. Fräulein semble gênée.
-
Fräulein, Läger était-t-il ton père ?
Je ne sais pas…
Comment, tu ne sais pas ?
Je peux le voir ?
Le voir ? Mais c’est un cadavre…
Bof. Qu’en savons-nous après tout ?
Fräulein s’en est allée brutalement, comme en sanglotant, laissant plantés ses androïdes
efféminés et nous-mêmes lecteurs. Tous nous repartons dans le bureau-bunker du grand Karl,
et là nous assistons aux incroyables retrouvailles de Fräulein et son père. Car Karl s’est
ranimé, imperturbable teutonique, il a changé de tenue, il est vêtu en arme à Nie, et il nous
regarde sobrement en caressant sa chère enfant.
291
-
-
Ach, petites canailles. Vous croyiez avoir éliminé le grand Karl. Mais ma fille a altéré
les pouvoirs de vos ridicules bâtons de dynamique. Et maintenant vous êtes en mon
pouvoir.
Docteur Fol humour, ça suffit comme ça.
Orden essaie son bâton qui ne fonctionne plus. Il s’énerve une nouvelle fois, s’avance à pas
vifs dans la salle, liquide encore les sbires restants et baffe le grand Karl. Ce dernier a la tête
qui part. C’est aussi un cyborg. Orden se retourne vers moi.
-
Tu crois que Zarkoz est aussi un cyborg ?
Tu n’auras qu’à essayer…
Je ne voudrais pas commettre un meurtre tout de même…
Orden se retourne alors vers un écran géant. On y voit sur cette surface plate toutes sortes de
formes rebondies, alors que l’on y entend des propos grivois, pour ne pas dire mécréants.
Nous sommes toute ouïes, heureusement que nous avons renvoyé les garçons.
Ainsi, ce bonheur que les deux sexes ne peuvent trouver l’un avec l’autre, ils le trouveront,
l’un par son obéissance aveugle, l’autre par la plus entière énergie de sa domination.
On y montre Karl et les deux androïdes Ubik et Kubelik fouetter de pauvres madame Houille,
et même l’inévitable baronne Kitzer. Mandeville en a les larmes aux yeux.
-
Vraiment, Fräulein, c’était cela ton problème ? Ton père et ton absence d’humour
justifiaient-t-ils la création d’un tel Eden inversé ?
De quoi ?
Des daims inversés, Mandeville.
Ah ! Merci, je ne comprenais pas.
Fräulein demeure dans une pose prostrée. Nous devrions rappeler le docteur Mendele alias
beaucoup d’autres que nous avons indûment laissé partir. Sur l’écran, les androïdes s’agitent :
ils ne manquent pas de cran. C’est Karl qui fait le discours toujours romantique sur le
Geschlecht.
Les Perses, les Mèdes, les Babyloniens, les Grecs, les Romains honoraient-ils ce sexe odieux
dont nous osons aujourd’hui faire notre idole ? Hélas ! Je le vois opprimé partout, partout
rigoureusement éloigné des affaires, partout méprisé, avili, enfermé ; les femmes, en un mot,
partout traitées comme des bêtes dont on se sert à l’instant, et qu’on recèle aussitôt dans le
bercail.
-
J’aime bien ce qu’il dit.
Quoi, Orden ?
C’est politiquement erect en tout cas.
C’est du marquis Vala ?
Qui va là ?
Non, du marquis maussade.
Et qui est ce marquis maussade ?
Moi je prends je marquis…
Bien dit, Darty.
292
Les images deviennent indescriptibles, je ne les décrirai donc pas. Pendant ce temps Orden
privé il est vrai de son bâton de dynamique s’approche tout de même de Fräulein et lui caresse
les cheveux et lui tamponne les joues.
-
Guillerette, ça suffit Guillerette. Je t’ai toujours aimée.
Ach ? Vraiment, monsieur ?
Oui, mon petit, oui.
.
Il est parfaitement inutile qu’une jouissance soit partagée pour être vive.
Il n’est donc nullement nécessaire de donner du plaisir pour en recevoir.
Euphorique, Fräulein se lève. Orden me fait un clin d’œil. Le gueux sait que c’est moi qui ai
dû me sacrifier pour récupérer son épée. Qu’étais-je allé faire dans ce bunker ?
-
Guillerette, tu remontes. Tu aides les enfants à faire leurs devoirs et tu demandes à
Tatiana de t’apprendre à faire la cuisine.
Ya, meine Liebe.
Regardez ! ma fille !
Quoi, Lubov ?
La fille de Lubov avec Ubik et Kubelik !
Elle a la colique ? Elle n’est pas catholique ? Elle est alcoolique ?
Assez Mandeville !
Elle cherche à s’échapper !
Moins enfermée au-delà de cette sextuple enceinte, je distinguai mieux les objets ; l’église et
le corps de logis qui s’y trouvait adossé se présentèrent aussitôt à mes regards ; le fossé
bordait l’un et l’autre ; je me gardai bien de chercher à le franchir de ce côté…
C’était Pollia en effet qui cherchait à s’échapper d’un bunker du Geschlecht. La malheureuse
avait encore voulu s’y rendre pour défendre les droits de l’homme et de la femme qui sont si
cruellement bafoués de nos jours, et son père plus à l’aise dans la bibliothèque de Babel que
dans sa tour (de Babel) l’avait laissée partir. Bien entendu, elle était tombée, cette innocente
porte-étendard de la Justice victime de ses (à la justice) infortunes, sur des scélérats, des
roués, des fripons, des libertins, tous francophones et séides du club de feu de l’Enfer, dont le
président est l’inévitable Dieter.
Mais là nous avions le moral et retrouvions espoir car la brave Pollia presque nue et émue
parvenait pour les besoins de la cause et sans doute de l’émission à sortir de sa boue morale et
de son bunker du Geschlecht.
Ce fossé était très profond, mais sec, pour mon bonheur ; comme le revêtement était de
brique, il n’y avait nul moyen de m’y glisser, je me précipitai donc : un peu étourdie de ma
chute, je fus quelques instants avant de me relever…
C’était fait. Pollia sortit de l’écran, entra dans la salle, son père l’embrassa. Elle me regarda
piteusement, mais aussi avec un air de reproche, comme si c’était à moi de vérifier dans toutes
les chaumières, dans toutes les tanières le mâle que l’homme fait subir à la femme de ses
rêves ou plutôt de ses cauchemars depuis le commencement des temps. Et après tout ce
perfectionnement était l’œuvre de Fräulein et de son père, non ? A moins qu’elle ne me
293
reprochât la conduite de Fräulein, qu’elle m’en rendît responsable ? Je regrettai les temps
éthérés de la bibliothèque, et le vert paradis des amours enfantines…
Il fallait passer à Maubert. Où pouvait-il être, lui qu’Horbiger prétendait disparu ? Ce fut
Anne-Huberte qui se fendit d’une explication. Pour mieux l’entendre, nous dûmes l’empêcher
de faire du vélo ou du patin dans le bunker-bureau et d’envoyer 120SMS à l’heure. Elle nous
traita de bourreau puis nous confia tout, voilà.
-
-
Oui alors voilà, monsieur, je dois dire, il était très nerveux, il vous voyait moins, il
s’ennuyait en boîte, et moi je devais aller passer mes examens à l’ombre, voilà.
Alors ?
Alors il est parti, quoi. Son fantasme c’était Lolita, vous savez, moi j’étais déjà trop
vieille pour lui, il me l’a fait sentir, ou plutôt pas sentir, il n’est pas vertueux, comme
vous…
Vertudieu !
Non ! Vertueux, Mandeville !
Silence, Darty ! J’ai bien compris ! Je pressens le pire ! Poursuivez !
Donc il m’a quittée au cours d’une soirée, et il s’est fait alpaguer par une ronchonne de
cinquante balais vêtue en pouponnette.
???
Ce que je vous dis, monsieur ! Vous qui me comprenez si bien depuis le début…
Non.
Une grand-mère branchée déguisée en autruche de Nabokov si vous préférez.
Et qui est donc la vieille Lolita ?
Kitzer…
Je le savais ! Je le savais !
Notre implacable ennemie !
Mon implacable amie ! Gardez-moi de mes amis, mes ennemis…
On sait, on sait. Allons chercher Maubert, alors.
Il ne perd rien pour attendre.
Tudieu ! Allons-y ! Je sais où elle se niche quand elle déniche des amants en costume
de Lolita !
Mandeville, nous vous suivons !
Ach, Mandeville, les parties reconnaissantes !
La patrie reconnaissante ?
C’est la même chose, la patrie, les parties…
Ah ! Oui ! Je sais ! la Gaule !
Il y a trop d’illusions dans ce pas sage…
Vous vous faites des allusions.
Elles sont perdues, mes allusions.
Nous sortons du soupirail à soupirants, du Bunker du Geschlecht. Et nous voilà rendus chez la
Lolita quinqua de la rue de Lota. Un gros chat noir et perçant monte la garde. Manque de Poe,
Orden franchit l’obstacle, défonce la porte et nous trouvons notre pauvre ami allongé au sol,
tout ébaubi d’alcool, rongé cruel de mauvais rêves et de remords.
Qu’était-il allé faire chez cette Kitzer ?
Elle l’avait bien emporté, dans ce grand appartement de Damas, avec ses luxes orientaux,
ostentatoires, ses keepsakes à refaire, ses magazines de mode indémodables, ses livres de
chair oubliées, ses albums de photo-souvenirs et de diapositives, ses peaux de tigre édenté,
ses boîtes de bonbons congelés, ses films d’auteur démodés, ses Bouddhas ventrus et bien
verdâtres, ses Civa dansants un cor aux pieds, ses ruches de gelée impériales, ses eaux-fortes
294
de jardins aux sentiers qui bifurquent, ses couverts de grand-mère, ses tuyaux crevés de salles
de bains à refaire, ses polis de chaton à sa mémère, ses ordinateurs abandonnés, ses crânes de
rhinocéros chauve, ses soieries de Bénarès, ses cubes de vin rouge et ses boiseries de
plastique. Cette Kitzer, tout de même…
Telle est leur conception de la liberté. Et qu’en résulte-t-il ? Chez les riches, la solitude et le
suicide spirituel. Ils ne vivent que pour s’envier mutuellement, pour la sensualité et
l’ostentation.
Mais nous ne pouvions trop l’admirer, la bougresse. Notre camarade était dans un piteux état
proche de l’Obama. Il était dans cet état d’apesanteur lourde que l’on observe aux Enfers, ne
cessant de se tourner et de se retourner, sur un matelas trop moelleux, en proie à ses démons
artificieux, à ses songes d’une nuit d’hiver, à l’obélisque haineuse.
-
Maubert, réveille-toi.
Je ne peux pas, je me rendors…
Maubert, retourne-toi et lève-toi.
Je ne suis pas Lazare…
Quel lézard ! Il est vraiment à l’ouest. Il faut crier, sinon gare.
Silence, Mandeville !
Et d’ailleurs si j’étais Lazare, tu crois que je me réveillerais ?
Il s’était remis sur son séant, presque agité. Maubert a pris de bons kilos, il est usé, presque
usagé, pauvre petit objet à sa mémère. Kitzer nous l’a bien abîmé. Il lui reste sa lucidité pour
s’aigrir davantage, nostalgique de lui-même et des nôtres. Il a un pyjama de luxe, des ongles
ciselés, un rêve de dégoût git blafard à ses pieds. Imagine, lecteur, le pauvre Humbert
Humbert étendu à nos pieds, dans la pose lascive, endormi, tout penaud… et incité par les
temps au délirium verbal pas possible.
Il ne lui reste évidemment qu’à faire, de sa petite patte, un geste dédaigneux, et à se
dérober honteusement dans son trou avec un sourire de mépris artificiel auquel il ne croit pas
lui-même. Là, dans son souterrain infect et sale, notre rat offensé et raillé se cache aussitôt
dans sa méchanceté froide, empoisonnée, éternelle.
-
-
Personne n’a envie de se réveiller, le monde est mort tu comprends ? ces idiots dans
la rue ne savent même pas s’ils sont vivants. C’est un monde de riches. Mort aux
riches. Et moi j’ai besoin de fumer, de boire et de…
Mais Maubert, on vient t’enlever de chez ta riche. Tu restes là parce que tu aimes te
plaindre. Où iras-tu, prisonnier des besoins innombrables que lui-même a inventés ?
Je ne pense pas, donc je reste. Je dépense…
Mauvaise idée.
To spend. Spendere : tuer, en vieil italien.
Les biens matériels se sont accrus et la joie a diminué. Vieille idée de Dosto.
Françoise ?
Mandeville !
L’isolement envahit le peuple ; les accapareurs et les sangsues font leur apparition…
Maubert, erwache ! Nous devons faire une grande révolution, et tu recules au dernier
moment. Quand la bière est brassée, il faut la boire !
Dans mes bras, Horbiger !
295
-
De toute manière, s’il ne peut pas sortir le majeur du rectum…
Le major du Latium ?
Excellent, Mandeville. S’il ne peut se sortir le major du Latium, je pourrais utiliser
mon bâton de dynamique.
Son bâton de berger de l’être…
Hergé des lettres ?
Son bâton de magicien.
Son bâton de nazicien.
Oh, très bon, Mandeville, ach ! Le matin des naziciens.
Tu vois, Maubert ! Le matin des naziciens contre le crépuscule des vieux.
Ok, j’arrive.
Maubert se leva enfin, il revêtit un vieux chapeau noir, un manteau noir, un foulard rouge.
Anne-Huberte le caressa en l’appelant son Aristide brillant et nous sortîmes. Mais devant
l’escalier, Maubert se ravisa et rentra. Inquiets, nous attendîmes une bonne minute. Mais il
revient en se frottant les mains.
-
C’était pour le chat. Je l’ai mis dans un four micro-ondes.
Combien ?
Deux heures.
Cela devrait suffire.
Un vrai pâté impérial.
Faut-il qu’il t’ait fait souffrir tout de même.
Le chat ? Tu ne peux pas savoir…
La vengeance du sergent à plumes sera terrible.
Ach, ce sera les sept boules de la nuit de cristal.
Tu veux dire que la Kitzer aura les boules qui…
Yes.
Et nous sortîmes.
296
Chapitre intérimaire
On n’en a jamais fini avec nous, lecteur. Chaque fois que je ne les surveille pas, mes
personnages, pardon, mes compagnons, prennent la poudre aux yeux, la poudre d’escampette,
n’en font qu’à leur tête, s’adonnent au « Je » interdit. Ils ne rêvent que de se faire pendre et
prendre par les maîtres du réseau, mais c’est bien humain n’est-ce pas ?
Nous nous retrouvons dans la rue. Il fait toujours aussi froid, preuve irréfutable du
réchauffement climatique nous dit-on. Nous quittons le vieil et luxueux immeuble de la rue de
Lota, et l’ombre de celle qui nous l’ôta, Maubert.
Bien réveillé, il retrouve son énergie et aussi son optimisme invétéré, et il constate avec
Horbiger et son fin renard :
-
Tout est vain. Tout est mort. Tout a été.
Ya, mein fou rire.
Alles leer. Alles war. Alles tot.
Ruhe, maréchal Grommelle !
Voilà ce que c’est que de faire lire du Nietzsche à des perroquest.
Ce n’est pas un perroquet, c’est un renard du dessert. Und c’est le chihuahua
Zarathoustra qui lui a appris tout ça.
Suffi, les intellos ! Un beau matin des naziciens.
Tudieu, pardon, Maubert, pouvez-vous répéter ?
Pour vous, Mandeville ? Tout est vin pour tout est vain. Tout amour pour tout est mort.
Tout Tahiti pour tout a été.
Prima gut, Mein Bert !
Merci.
Merci à vous, brave, optimiste Mandeville. N’avons-nous pas eu la même maîtresse
carrée, Kitzer Von Panzani, alias Sex in the City ?
Sex in the Chipie !
Mais maintenant, il nous faut aussi aller libérer Sylvain.
Quoi, Silvain aussi ?
Encore une scène de la vie des marionnettes ?
Des maris honnêtes ?
Cela prend un I ou un Y ?
Quoi ? Sylvain ou Silvain ?
Voilà, c’est tout.
297
Vrai chapitre cette fois : qu’est-ce que l’asinellisme ?
Nous sommes sur les grands boulevards, et il y a plein d’italiens. Il fait un temps de chien,
avec de la nuit et des braillards.
Varions les rimes en Er, lecteur, du nom de cet illustre, de toi seul méconnu, personnage de la
république de Platon : qu’allait-il faire de Horbiger ? Qu’allait-il faire dans cette galère ?
Qu’allait-il faire dans ces panzers ? Qu’allait-il faire dans ce bunker ? Qu’allait-il faire dans
ce Läger ? Ou qu’allait-il encore faire en cet Enfer, dans ces affaires, ou dans cette aire
scolaire ?
C’est ce qui est donc arrivé à notre pauvre Silvain, enfermé dans l’école des cours particuliers
avec ses joyeux cours. Nous devons retrouver Silvain, mais il est loin, dans le sud de cette
Hexagonie. Il n’a pas plus été en contact avec Maubert au cours de l’enlèvement de ce dernier
parqué par Pastrami – ou Panzani ? – dans son petit camp sexuel, modèle Geschlecht – et
privé de messages. C’est donc Anne-Huberte qui de son cap Misène a asséné 124 SMS
horaires – record d’Europe – pour s’occuper de Silvain captif de son horreur pour les horaires
mais fasciné par une nouvelle philosophie transcendantale et occidentale, l’asinellisme.
Silvain est donc au sud, dans une principauté d’opérette dorée, un des pôles du Richistan,
toute pleines d’argents immobilier et d’argents de police, planétarium des ultra-riches, les
nouveaux dieux du monde mort.
L’argent mouvement autonome du non-vivant. L’argent mouvement autonome du non-vivant.
Les petits Gavnuks qui ont tous revêtus des casques de martiens, de Varègues et de Templiers
sont alléchés à l’idée de retrouver Silvain qui sait plein de choses. Mais tout le monde bute sur
ce mot : asinellisme, comme moi lecteur, qui ne sait que t’en dire.
Anne-Huberte n’en sait pas plus. Qu’est-ce que l’asinellisme, nous demandons-nous tous.
-
C’est vrai quoi, tudieu, qu’est-ce que l’asinellisme ?
C’est ce qui retient Silvain pour l’instant prisonnier dans la principauté.
Cela on le sait, mais conceptuellement…
Con quoi ?
L’asinellisme est une science exceptionnelle réservée aux riches et aux idiots.
Qui a dit ça ?
C’est moi, Superscemo !
Oh ! Superscemo !
Silvain m’a dit avant de partir…
Moi, quand j’ouvrirai ma favela, j’imiterai Platon. Je l’interdirai aux riches et aux
idiots.
Et aux géomètres carrés…
Il ne va pas rester grand-chose.
Eclaire-nous, Superscemo.
298
Superscemo enlève son casque et nous montre son beau visage souriant. Il se lance dans une
brève dissertation.
-
Mas je vas…
Mais je vais…
Mais je vais vous expliquer. Asinella est une petite de X complètement riche et
stupide.
Complètement riche ?
Elle a plein de mètres carrés. En tout cas sa babouchka. La sua nonna. Et elle est bête à
faire peur. C’est oune bête immonde.
Et-ce qu’elle est bête et méchante ?
Non, elle est bête et chou riante.
Superscemo ! Elle est bête et gentille, on dit.
Jé voulais dire qu’elle chante.
Elle est chou riante ?
Souriante, Mande, souriante…
Et l’étude de cette bêtise, c’est ce qui fascine Silvain ?
Da, capitan, but je think qu’il est aussi un peu plennik.
Qu’est-ce qu’il dit ?
Superscemo, tu as le syndrome de Salvatore. Tu te mélanges les mots et les pinceaux.
Que Silvain est plennik, prisonnier.
Mais pourquoi aller le sauver ?
Parce que c’est Sylvain.
Nous pouvons aussi étudier la bêtise. Fascinant sujet.
La bêtise rapproche du but et de la clarté. Elle est concise et ne ruse pas, tandis que l’esprit
ruse et se dérobe. L’esprit est déloyal, il y a de la loyauté dans la bêtise.
-
Dites-donc, comment aller dans le sud ? En tarantass ? En hélico ?
Nein ! Ich habe une meilleure idée.
c’est vrai Horbiger ?
Nous pouvons nous y rendre en Zeppelin !
Hourra ! Hourra !
Qu’on m’explique ! Qu’on m’explique ! En c’est plein ?
Les Gavnuks sautent de joie. Ils ont compris plus vite que Mandeville. Ils rêvent de ce moyen
de transport depuis des mois. Nous nous regardons époustouflés comme on dit, puis nous
regardons le ciel. Un dirigeable va venir dans le ciel gris de Nécropole, cet autre nom de
Grande Capitale.
-
En Zeppelin, Mandeville. C’est un aérostat.
Un arrêt au stade ?
…
Un plus léger que l’air, Mande ! Un plus léger que l’air !
Un plus léger que terre ?
Mein Gott ! Eine plus léger que l’air ! C’est eine grosse ballon! Za flotte dans
l’espace, stimmt?
Ah ! Un dirigeable ! Que ne le disiez-vous plus tôt, vertudieu ! Et c’est dirigeable ?
299
Nous nous contemplons tous. Même Ivan Mudri a enlevé son casque à pointe et semble bien
soucieux. Qu’allons-nous faire de l’asinellisme quand nous avons si près cette sottise, ce sot
qui nous attise. Tu en penses quoi, lectrice ?
Il faut se reprendre. Je reprends le fil de la conversation interrompue comme toujours par la
condition humaine et les sempiternelles questions mandevilliennes.
-
Mais comment tu as eu l’idée du dirigeable, Horbiger ?
Ach, nous étions au club allemand. A Bariloche et nous afons troufé le moyen de vaire
un dirigeable pliable. Fräulein et Von Braun ont pien travaillé.
Von Braun ? Encore ce raseur ?
C’est un génie. Si tu continues come ça, Darty ta vie ne tient plus qu’à un fil.
Et comment l’avez-vous monté ?
C’est Fräulein qui répond cette fois. Elle est superbe ce matin dans la nuit et le brouillard de
Nécropole, seule blonde authentique à des milles à la ronde. Depuis qu’elle a pris des cours de
cuisine traditionnelle avec Tatiana, elle est plus en confiance. Elle tombe toujours aussi vite
amoureuse, mais se relève plus vite, heureusement. La fin de Karl Von Läger, vrai meurtre du
faux père, lui a fait le plus grand bien, les deux garnements Ubik et Kubelik se tiennent dans
leur coin, automates homophiles et serviles, et Orden, même s’il reste un ange, lui voue le
culte dont elle avait si grand besoin. Orden und Fräulein… Qui sait si la diablesse ingénieuse
ne saura fabriquer un Messdiener, un Kind Arthur de l’amour angélique ?
Et lorsque les anges, les enfants des cieux, les eurent vues, ils en devinrent amoureux ; et ils
se dirent les uns aux autres : choisissons-nous des femmes de la race des hommes, et ayons
des enfants avec elles.
Et notre belle inventive nous explique :
-
Nous avons construit le Zeppelin…
Le se plaint ?
Frappez-le !
Siméon ! N’aspirez pas Mandeville !
… dans les enfers bis de la Patagonie, ceux de la liberté.
Et de l’ordre.
Et du sérieux de fabrication.
Grâce au professeur Von Braun. Nous l’avons démonté, plié et monté par une échelle
de Jacote à travers les couloirs de la terre creuse.
Prodigieux ! Quelle imagination ! C’est du Virgile vert-de-gris !
De l’argile verte ?
Là, il nous arrive, armé de Staubsauger, il pourra donc survoler la capitale, et il est
piloté par Skorzeny qui a eu un Ausweis pour sortir des Enfers bis.
Et voilà, lecteur ! Pour nous y rendre, un Zeppelin, convoqué par Horbiger, exécuté par
Fräulein, et enlevé par Skorzeny. Il descend du grand ciel gris sur cette capitale qu’il n’a pas
le droit de survoler mais quelques modèles très pointus de Staubsauger
-
Skorzeny, vieille canheil !
???
Ach ! Ein kennwort! Wir ziehen geh: eine schöne ziel ist uns gewinnen!
Ach! Wir ziehen froh: die Götter ebnen uns die Bahn!
300
-
Horbiger ! Vieux lansquenet crochu !
Une bière ! Une bière pour mon ami !
Bière et paix !
Une bière pour mon embyrrhe !
Comme disent les Yankees: a nation fears for the purity of its beer!
Ne nous faisons plus de mauvais sang !
Mais Skorzeny nous regarde avec un drôle d’air, tant les préjugés raciaux de cette engeance –
les Nimitz – ont la vie dure. Sa sottise est à deux doigts de compromettre toute l’opération
tonnerre de Dieu. Petit Pierre et Lubov semblent nerveux ; heureusement il reste le mot
d’esprit et ses rapports avec l’inconscient.
-
-
Purity? A propos de pureté, je trouve la faune qui t’entoure bien interlope, sans vouloir
te vexer, ni eux d’ailleurs… c’est vrai quoi, tu me demande de venir te voir ici pour
visiter le monde avec ta bande de, ta bande quoi d’ailleurs ?
Il y a des Français, des Arabes, de Ukrainiens, des teutoniques, des soviétiques tout
sauf mauviettes, un ou deux Juifs, et même des célestes…
Des Juifs ?
Eh oui ! le petit peuple qui a beaucoup souffert !
Ach ! Petit Pierre, ce serait plutôt le petit peuple qui a beaucoup su y faire…
Vous connaissez la différence entre l’humour juif et l’humour allemand ?
Nein.
L’humour !
Je vois Orden qui s’irrite et fait encore un festival de canne avec son bâton de dynamique.
D’un autre côté l’échelle de Jacote est là toute prête pour ramener les mauvaises volontés de
puissance en enfer. C’est Orden qui va mettre bon ordre, comme son nom et son personnage
l’y invitent, Skorzeny se doutant peu à peu du mauvais sort qui l’attend.
-
On vous gêne ? Si on vous gêne, on peut vous tuer…
Ruhe, Orden, bitte ! Ne commence pas à faire le grand sot ou le grand blond en avant !
Nous afons commencé la guerre tout seuls, nous l’afons finie à plus de vingt
nationalités, pas vrai ?
Nations alitées ?
Mandeville, ce n’est pas le moment.
Moi, je trouve que Mandeville a raison, sans cet idiot de fou rire, de führer pardon,
nous n’aurions jamais détruit l’Europe.
Skorzeny, vous vous excusez, ou vous redescendez.
Skorzeny regarde placidement autour de lui et il décide de demeurer tranquille pour demeurer
vivant, n’ayant ni l’avantage du nombre ni celui des idées.
-
C’est bon, je m’excuse. Entschuldigen… Maintenant, qu’est-ce qu’on doit faire ?
Libérer le Duce ?
Non, on va libérer Silvain d’abord.
Je ne comprends pas bien, amis, il dit libérer le, ou la, douche ?
Mandeville, il ne parle pas de douche, il parle de Duce, il parle de Mussolini.
De mousse au blini ?
Oh ! Mandeville…
301
Il va être temps de partir. Une partie d’entre nous va rester sur Paris, retournant dans notre
immense Ordensburg. Mais l’heure est grande et belle où se saisir à neuf. Le vent se lève, il
faut tenter de vivre. L’échelle de Jacote tombe du grand vaisseau sans gaine, nous montons
tous, les petits d’abord avec leurs casques à pointes ou de Buzz l’éclair. D’Artagnan me fait
une révélation :
-
J’ai cru voir Johannes Parvulesco.
Tu as revu Lascaux ?
Gerold, un Mandeville nous suffit…
Mais comment ?
Il volait comme cela dans les airs. Il y avait un serbe de Beketch aussi.
Nous sommes entourés d’esprits, alors. C’est intéressant. Cela signifie que notre grand
Endkampf s’approche.
Cela veut dire quoi Endkampf?
Le compas final.
Merci, Mandeville.
Wir ziehen froh: die Götter ebnen uns die Bahn.
En franchouillard, SVP!
Ya, meine gut Darty. Nous partons heureux : les dieux nous montrent la voie. C’était
notre mot de passe.
Les mots de passe, il y a des maisons pour ça.
L’échelle de Jacote est une merveille de technologie aisée. L’aérostat est à 300 m au-dessus
de cet affreux boulevard dont je t’ai parlé, lecteur. Boulevard plein de têtes grises dont une
partie seulement se lèvent pour nous voir partir.
Je reçois une missive de Jean des Maudits que j’ai nommé en notre absence administrateur
des domaines et de l’Embyrrhe. Tout semble bien se passer, même si j’ai pris l’habitude,
lecteur, que quelque chose de mal se passe dans mon dos chaque fois qu’il est tourné, ce dos.
Nous commençons le survol du pays nommé Rance, l’enfer vu du ciel, couvert d’autostrades,
de centrales nucléaires, de sulfate ou de soufre, de pylônes éclectiques, de champs de maïs
sacrificiel ou de voies ferrées.
Je demande à Skorzeny de prendre de l’altitude. Il s’exécute mais ronchonne tout de même.
-
Tout de même, lorsque j’étais allé libérer le Duce sur le Gran Sasso, c’était un autre
paysage.
Landschaft!
La montagne magique…
Zauberberg!
Ivan, c’est très bien d’apprendre le tudesque, mais laisse parler le colonel et arrête de
tendre tout le bras, s’il te plaît.
Ivan s’éloigne en bougonnant. Heureusement il y a à bord du vaisseau une splendide salle de
jeux du pas de l’oie. Je remarque aussi certains logos ou symboles qui ont été effacés sur les
parois du dirigeable.
-
Horbiger ! Efface ces croix !
Mais je l’ai fait ! Ce sont des croix gommées maintenant.
Très drôle, très drôle… Vous disiez, colonel ?
302
-
-
Que la région où le Duce était retenu prisonnier était d’une toute autre beauté que celle
de cette vallée du Rhône (personnellement je préfère aussi la vallée du rhum). Elle
s’appelait même Campo Imperator.
Mein führer !
Ivan ! Tu seras privé de désert et de caresses au renard maréchal Grommelle.
Gerold, non, Gerold !
Et puis il s’agissait de libérer le Duce, pas de combattre une ravissante et richissime
petite idiote.
Skorzeny, je vous promets un beau voyage vert-de-gris si vous vous tenez bien. Il y
aura plein de mètres carrés pour tout le monde, et des plus chers.
SS… ?
Oui ?
SS ?
Oui, Mandeville ?
Est-ce, est-ce la Confédération helvétique que nous survolons ?
Oh, Mandeville…
Tout repose sur l’idée de la lutte perpétuelle, dans les espaces infinis, entre la glace et le feu,
et entre la force de répulsion et la force d’attraction.
D’Artagnan avait raison. Depuis que nous nous sommes élevés, outre les beaux brouillards,
les rayons de soleil, les fouest du zéphyr et les feux Saint-Elme, nous voyons des esprits.
C’est l’extension du potterisme qui est à l’œuvre. Et nos amis arrivent sur des oies d’acier,
que nous saluons. Maître Parvulesco me fait mander, il sait que je peux aussi voler dans les
airs, mais en ce matin froid, je ne peux risquer de troubler l’ordre de mon vaisseau.
-
Bonjour mon cherr…
Cherr maître, comment va ? Vous êtes avec les filles de l’air ?
Si l’on peut dire. Je vous félicite de votre coup, en tout cas. Vous avez suprêmement
manœuvré.
J’ai eu de la chance.
Vous êtes trop modeste.
Tout s’est mis en place miraculeusement.
Il est temps que vous deveniez Gauleiter des…
Maître, ne commencez pas vous aussi… Vous donnez des conférences ?
Nous devisons quelques instants encore, puis Fräulein me fait signe que nous allons survoler,
à la demande de Horbiger, une région condor. Les monts fiers et sublimes nous appellent, les
lacs suspendus, les pics acérés, les vallées enchantées et l’aurore azurée. Horbiger a même
composé un poème acéré sur ces sommets éclairés qui évoquent pour lui les enfers bleus de la
Patagonie.
Péninsule acérée, île Stuttenkammer,
Dans la glace et le feu du canal et du fjord,
Règne la loi d’airain : ne survit que le fort.
C’est le dédale froid de ces glaciers panzers.
-
Mais Horbiger, on n’est pas au Chili ! ne décris pas la jeunesse de l’amiral Canaris !
Laisse-moi tranquille ! Nous sommes en région condor, la région où l’on ne met pas
un con dehors, eine Kleine Bürger, eine démocrate, eine touriste, un…
303
-
Bon, on te laisse versifier.
Persifler ?
Mandeville !
Au milieu des pétrels et des skuas tueurs,
J’ai fondé en forêt tout un ordre majeur,
Chevalier teutonique au songe de fureur,
Pendant qu’un condor grand célèbre en haut les chœurs.
-
Mein führer! I can fly!
Ivan, perestan!
Mais on l’a déjà lu ce poème, non ?
Il est tellement beau ?
Les lecteurs vont se plaindre ! Bis repetita non placent, surtout quand elles sont
déplacées.
Nos refuges guerriers, ivres d’un siècle pur,
Combattant l’inertie, élèveront l’humain
Vers les ponts infinis de gel et d’air serein
Qui feront de l’enfant un soldat du futur.
Ivan s’était effectivement mis à voler, un vrai miracle. Imagine ces vers accompagnés de
crème de whiskey et d’une musique straussienne, lecteur, et tu comprendras que la plupart
d’entre nous arrivèrent sur la côte d’usure avec une bonne crampe au bras droit. Même
Skorzeny fut de bonne humeur et s’entendit avec Orden pour l’opération à suivre. Quant à
moi, je fus soudain aspiré par une tendre rumeur, un souffle de l’air haut.
Je me retournai, c’était Houri, ma chère Houri, celle qui sans le savoir m’avait envoyé faire le
ménage ici très bas, et se trouvait par là, au moment de notre envol. Elle se dit enchantée par
les beaux vers d’Horbiger, qui la salua bien bas, même s’il ne la voyait pas. Elle avait
malheureusement des commissions et des avertissements plus graves à me transmettre.
-
Dis-donc, mon beau, on n’est pas trop content en haut lieu de tes prestations ici, ici
très bas comme tu dis…
Ah bon…
Tu contestes le système, tu remets en cause le marché, tu critiques les autorités, tu n’es
pas très chrétien, tu te compromets avec certains…
Continue, houri, continue…
Tu descends aux Enfers, tu en découvres deux, tu choisis le mauvais, tu t’amuses avec
la bête immonde, dis-donc, ce n’est pas très bien…
Orden arrivait. Il écoutait la crise, il semblait s’en amuser. La houri s’empourpra, à supposer
que ce soit elle, lecteur, car une houri qui s’empourpre, cela ne se voit pas souvent. Il sortit
son bâton de dynamique et s’empourpra à son tour. Deux crachements de feu, il sembla faire
au ciel. Quel seigneur !
-
Vous prenez trop d’initiatives tous les deux… les poètes romantiques, ce n’était déjà
pas très bien… mais combattre les forces du marché social, de l’économie sociale de
marché, de la société libérale avancée, de l’humanisme mondialisé, de la démocratie
planétaire, de l’intégration commerciale, de la hausse des métaux, de l’économie
chrétienne de marché, vraiment, c’est immonde…
304
-
-
Sibylle, fous le camp.
Comment ? Vous allez le payer, on va vous juger, vous dégrader, vous envoyer à l’île
du diable, tu vas voir, moricaud, tu vas payer, mon trognon de pommes, oh, comme je
t’aime, je vais te bousiller mon…
Fous le khan.
J’effectuai et dis le signe. Orden faisait flamboyer la stratosphère. Elle partit non sans m’avoir
menacé des pires remontrances, des pires vengeances, châtiments, condamnations et
damnations, revanches à venir. Sans oublier les répressions, les expiations, les punitions et les
sanctions votées par le conseil de sécurité et le ciel et des affaires. Orden était détendu mais
restait sérieux.
-
Ils sont en train d’envahir le ciel ; souviens-toi de ses vers…
In this unhappy Mansion, or once more
With rallied Arms to try what may be yet
Regained in Heav’n, or what more lost in Hell?
-
-
Je sais. Quand j’ai vu que même d’Artagnan pouvait nous voir dans les éthers, je me
suis rendu compte du problème. Ils sont sortis de l’enfer, ils sont remontés sur la terre,
ils ont chassé les humains, ils veulent gagner le ciel, les places vont y être plus chères,
pauvre ciel.
Ce sont les maîtres carrés. L’aire du vide, en d’autres termes.
Ce qui m’inquiète, c’est ce qu’on va trouver en haut en rentrant, si on rentre.
Ils peuvent y reprendre la pouvoir.
Pas partout, mais…
Gerold, on descend ?
C’était Ivan et Superscemo qui, revêtus de leurs plus beaux atours, et de leurs casques de
Varègues, de samouraï et se templiers, demandaient que l’on descendît au plus tôt pour
envahir la principauté. Siméon lui s’essayait à aspirer des goélands avec son Staubsauger.
Mais ces sales bêtes sont très fortes.
Nous descendîmes enfin par l’échelle de Jacote, toujours aussi attrayante, après avoir divisé
nos troupes d’assaut en deux groupes : ceux qui allaient nettoyer les mètres carrés ici très bas,
quoiqu’on en pensât là-haut, et ceux qui allaient assister à la conférence d’Asinella, la fillette
la plus riche et la plus idiote du monde. Personne ne savait qui allait le plus s’amuser ; car
nettoyer les immeubles c’est une chose ; mais nettoyer des immeubles et vides, possédés par
le démon du fric, car c’est un bon démon, crois-moi, lecteur. Orden et Darty furent ravis de
diriger avec Fräulein et les lieutenants Gavnuks l’opération immobilière très mobile au
demeurant. Je regardais le ciel gris et lourd recouvert des démons qui l’avaient envahi en
saisissant la bonne opération immobilière.
For who can yet believe, though after loss,
That all these puissant Legions, whose exile
Hath emptied Heav’n, shall fail to re-ascend
Self-raised, and repossess their native seat.
Nous arrivâmes dans une maison qui servait de maison de cours particuliers. Des élèves en
entraient et en sortaient par tous les pores, à un point tel que Mandeville se demanda s’ils n’y
305
logeaient pas. Après tout, c’était bien l’histoire d’Hansel et Gretel, contraints à se planquer
chez la sorcière pour éviter de passer la nuit dehors, par intempérie forestière. La maison était
pleine de gâteaux aussi, de Pepito et de fudges fourrés à la crème, de petit bruns, d’eaux
gazeuses, sucrées et d’autres gâteries. C’est là, près d’un bureau énorme, couvert de feuilles
de calcul, que nous trouvâmes enfin notre Silvain très concentré par les éclairs d’Asinella.
La jeune Asinella était jolie, en effet, quoique quelconque. Elle ne cessait de tapoter son ipod
et d’envoyer des SMS à la terre tout entière. Et puis elle répétait les bêtises du jour, en italien
dans le texte, auxquelles sobrement Silvain répondait :
-
-
Sono la piu bella. Sono la piu ricca.
Benissimo, Asinella.
La mia nonna ha speso tanti soldi per me. E la piu ricca delle nonne.
Benissimo, Asinella.
Sono anche la piu Bella della classe. Quest’inverno, ci andiamo a Megeve dove la mia
nonna ha comprato un palazzo nuovo. Abbiamo quindici palazzi in Monte Carlo e
dodici in Londra.
Benissimo, Asinella.
Sono la piu bella, sono la piu ricca. Quest’anno ho lasciato tutti i miei fidanzati.
Troppo poveri, troppo brutti, troppo cattivi.
Bon, au travail, bourrique.
Ooooh, Silvain, t’es pas gentil.
Après cette ouverture que n’eût pas reniée Rameau, dont comme toi, lecteur, je n’ai plus de
nouvelles depuis longtemps, ce dont je me repens, après cette ouverture dis-je, la leçon
commença. Nous nous faisions le plus discrets possibles, quoique notre présence ne parût pas
gêner la bougresse. Et ce fut un plaisir, prélude et non plus ouverture cette fois à la
conférence grande.
-
Deux et deux, Asinella ?
???
Des deux et des deux ?
Un jury de blondes l’assistait par visioconférence. Le suspense régnait dans l’atmosphère, une
harmonie sphérique comme n’en n’eût pas rêvé Pythagore. Nous restions pantois.
-
C’est le crépuscule des deux.
Asinella, combien de sous a ta nonna ?
Je ne sais pas. Sono la piu ricca.
Si elle avait deux milliards d’horions, combien cela ferait avec deux milliards
d’horions de plus ?
Quatre. Je ne sais compter qu’en millions. Sono la piu ricca.
Tout le monde acclama la réponse de la petite bergère de l’ultralibéralisme finissant qui savait
compter en milliards, et pas en unités, comme tout cerveau sensé. Seules les blondes, avec
bien évidemment à leur tête Kitzer, présidente de leur Blonde Academy, ne furent pas
d’accord et demandèrent que Silvain lui laissât une autre chance.
Silvain aussi était content. Il nous salua et continua son interrogation orale, pendant qu’un
énorme lapin nain dévorait les fleurs du jardinet.
306
- Ho fatto bene ? Sono la piu ricca. La mia nonna ha tanti soldi.
- Conjugue-moi maintenant le verbe trembler au passé simple.
La petite transpira de nouveau à petites gouttes mais continua de sourire…
-
Je tremblus, tu tremblus, il tremblut.
Non, Asinella.
Oh ! mais tu m’embêtes, Sylvain… Cela ne sert à rien, le passé simple ! A part écrire
des bouquins, mais plus personne ne lit, alors…
80-3 ?
??
80-3, Asinella, combien ça fait ?
88 !
80 milliards moins trois milliards ?
C’est impossible. La mia nonna non puo perdere soldi.
Silvain se retourna souriant vers nous. Nous contemplions son sujet d’études aussi émerveillés
que lui.
-
Asinella, quel est le féminin de frais ?
… Fraise !
Maubert tenta sa chance. Il demanda s’il pouvait faire cours à la huitième merveille. Grâce lui
fut accordée ; il choisit une brève explication de texte. Des enfants perdus sur une île déserte.
Ils avaient besoin de faire du feu. L’un d’eux avait des lunettes. Qu’allaient-ils utiliser pour
enflammer les brindilles ?
-
Ben… son œil, non ?
Remarquable, tout à fait remarquable. Silvain, nous te remercions, d’autant que nos
troupes font du bon boulot dehors.
Maubert s’essaya ensuite au résumé. Il résumait le chapitre 6, mais Asinella l’oubliait, et il
devait ensuite lui résumer le chapitre 6, mais elle l’avait oublié, et puis ainsi de suite.
-
Gerold, c’est l’éternel retour…
Ou l’éternel détour ?
Sono la piu ricca. Mais je te dis qu’on n’a pas fait le chapitre 6…
Nous eûmes des nouvelles de l’extérieur. C’était d’Artagnan qui nous annonçait que
l’opération se déroulait mais qu’elle était délicate. Dans cet antre à milliards, les mètres carrés
ne se laissaient pas arracher comme cela. Ils étaient tous vides, mais emplis d’esprits feints
qui ne voulaient quitter pour rien leurs duplex, penthouse ou terrasse sur port à quatre-vingtcinq millions. Horbiger se croyait à Stalingrad. Quant à Ivan et Siméon, ils s’occupaient du
merde Carrefour local, l’un pour le brûler, l’autre pour déranger le bel ordonnancement des
produits exposés.
Deux autres enfants entrèrent dans l’école du savoir, deux petits blonds nommés James et
Maggie. Ils furent torturés par une des sorcières locales, pour des histoires de compléments
d’objets seconds et d’épithètes détachés, mais James demeura aussi stoïque que le petit soldat
307
de plomb et sa sœur se gava de petits bruns. On voulut nous recruter comme professeurs mais
nous n’étions pas prêts. Alors on nous demanda de sortir, et Asinella nous accompagna.
Nous étions mûrs maintenant pour la conférence. Elle avait lieu dehors, sur des terrasses. Il y
avait peu de monde. Je reconnus Propolis ou plus exactement Peligro déguisé en Propolis, ou
plus précisément encore, Peligro déguisé en Parvulesco se faisant passer pour Propolis. Le
maître avait cueilli une bien belle Tiphaine Dufeux. Il commença ainsi, avec la petite assise
devant lui, escortée par Silvain et Maubert dont la fibre pédagogique avait été singulièrement
et sincèrement secouée.
La conférence de Propolis commença ainsi, interrompue de temps en temps par les remarques
d’Asinella et aussi par les explosions déclenchées par nos camarades, presque piégés par ce
Stalingrad bourgeois.
-
L’asinellisme est un humanisme…
Qu’est-ce qu’il dit ? Moi je m’en fous, je suis très riche.
L’existence précède l’essence…
A un horion cinquante du litre, ce n’est pas rien !
Sismondi disait…
La mia nonna è la piu ricca. Ha fatto dello sismo fitness.
Dommage que Mandeville soit sur le champ de bataille, il se perd là des myriades de
pépites.
Moi j’adore le Pepito.
mais où est Superscemo ? On pourrait lui présenter la petite et les marier. Cela ferait
un couple homérique.
L’âge est un peu bas.
Le niveau de langue aussi.
Il est quand même plus malin.
Comme dit Dosto, Etre russe, ce n’est pas toujours une preuve d’intelligence.
Mais Propolis insista et tout le monde se mit à dormir.
Un élève vient lui demander conseil (son frère est mort lors de l’offensive allemande de 1940,
son désir de le venger est renforcé par le contre exemple de son père, séparé de sa mère et
collaborateur) : doit-il rejoindre les Forces Libres outre-Atlantique et en conséquence,
abandonner sa mère qui n'a plus que lui ou doit-il rester auprès d'elle ?
-
Io non posso lasciare la mia nonna. E troppo ricca.
Zitta, Asinella.
Les ronflements furent couverts par les hurlements. Car Siméon et les Gavnuks
pourchassaient les clients du Merde Carrefour sur les terrasses. Nos chars de guerre Kombat
viendraient peut-être à bout des caddies endimanchés de la société de consumation. Il fallut
leur signifier un changement d’objectifs. Dans le reste de la riche cité, Darty et Mande, aidés
par Drake une nouvelle fois, avaient fait un bon travail. Mais les résultats n’étaient pas à la
hauteur. Les esprits crochus s’accrochaient aux immeubles, et pour la première fois nous
avions eu du mal à les rouler, ces maîtres carrés.
Les ténèbres venues de l’ouest couvrirent l’énorme ville. Les ponts, les palais furent
engloutis. Tout disparut, comme si rien de tout cela n’avait existé sur la terre. Un trait de feu
308
traversa le ciel de part en part. Un coup de tonnerre ébranla la ville. Il se répéta, et ce fut le
début de l’orage. Dans l’obscurité, on ne vit plus W…
-
Mais c’est quoi, l’asinellisme, en définitive ?
-
C’est la réponse à tout du marché.
-
Le marché a toujours raison. Le marché a toujours raison.
-
La mia nonna ha tanti soldi. Sono la piu ricca.
Nos amis revenaient. Ils avaient échoué. Je proposais de monter sur le rocher. Il nous
viendrait bien une idée. Que pouvait-il se passer ? Il vint une réflexion lugubre à Maubert.
Le vrai mal est rare. Le matérialisme de notre époque, qui a beaucoup fait pour supprimer la
sainteté, a peut-être fait plus encore pour supprimer le mal. Nous trouvons la terre si
confortable que nous n’avons plus envie ni de monter ni de descendre.
De rage Horbiger arracha à une fausse blonde son porte-chihuahua en peau d’iguane des
Galápagos.
309
Chapitre politiquement ésotérique, donc incorrect :
Les guerres horbigériennes, chapitre un.
Nous nous retrouvâmes pour faire le point de la bataille sur le fameux rocher, non loin d’un
célèbre palais. Darty et Mandeville semblaient tout essoufflés, même les Gavnuks étaient là.
Les plus soucieux étaient Horbiger et Fräulein. Il faisait un ciel plombé. On voyait plein de
yachts autour du grand rocher, des bâtons désertés, des vaisseaux fantômes. Notre beau
dirigeable aux croix gommées flottait dans un espace noir et gris, tel un oiseau de mauvais
augure. Orden nous avait abandonnés, ayant une course à faire aux Enfers. Pour nous cela
devient une habitude, pour toi aussi j’espère, lecteur. Si grand est notre désir de revoir les
steppes du Tartare. Quant à l’enfer il est ouvert sept jours sur sept, comme tous tes grands
magasins.
Noctes atque dies patet atri ianua Ditis
Si tanta cupido est… bis nigra videre Tartara...
Pour la première fois, nous essuyions une défaite, en tout cas nous n’emportions pas la
victoire. On se serait cru à Eylau ; ce n’était pas la Berezina, lecteur, mais nous n’étions pas
habitués à une telle résistance.
Cette résistance bien sûr ne venait pas des gens. Ils sont aussi morts qu’ailleurs, lecteur. Non,
ces gens circulaient parmi nous, portant leurs tenues luxueuses, leurs sacs de cuir étincelant,
leurs montres chargées de diamants nains, envoyant des SMS tout le temps et jetant des
regards arrogants ou fatigués. La résistance venait de la matière même : les mètres ne se
laissaient pas enlever, c’est tout. On aurait cru qu’ils connaissaient nos tactiques, nos coups
bas, nos bottes secrètes. Et pendant la conférence sur l’asinellisme, nous n’en avions guère
prélevé plus de quelques centaines.
L’hypothèse optimiste était que les maîtres carrés avaient pu nous contrecarrer, que Dieter,
Morcom et leurs séides, Suce-kopek, et mon inévitable sibylle, ma maîtresse carrée, mon
agente immobilière, ma muse tourmenteuse, avaient inventé en quelque sorte une machine
infernale destinée à nous empêcher d’aspirer tous les m² que nous désirions (tu peux d’ailleurs
contester notre geste, lecteur, mais qui t’a dit que nous étions les bons dans cette histoire ?) ;
je dis hypothèse optimiste parce qu’elle inférait que nous étions encore en lutte contre quelque
chose.
Mais Maubert insistait :
-
Le mal au sens véritable est rare. Je crois même qu’il devient de plus en plus rare.
Tu crois donc ?
Regarde, ils sont tous morts. Nous nous battons contre un mastic à dégoûter les
hippopotames.
Reste que les appartements ne se laissent pas déposséder de leurs mètres carrés en
cette principauté.
Nous pourrions aller en voler ailleurs.
Je ne crois pas, d’Artagnan. On saura que nous sommes restés sur un échec. Qu’en
pensez-vous Fräulein ?
310
-
Je crois que nous pouvons envisager le renversement de notre position coutumière ;
pardon de notre tactique.
Que voulez-vous dire ?
Eine Umwertung aller Werte ?
Genau, Horbiger.
Nous avions donc décidé momentanément de modifier nos tactiques. Il ne s’agirait plus pour
nous de vider les logements de leurs mètres carrés, mais de les remplir. De les remplir de
quoi ? D’eau, de terre, de feu, de fer, de glace ? Ou les trouverions-nous ? Fräulein devait au
plus vite inventer une arme secrète que nous désignâmes du nom de code Ausatmen.
Expiration. Il fallut l’expliquer à Mandeville. Ce furent les plus patients des nôtres qui s’en
chargèrent.
-
Jusque là nous aspirions.
Vrai, tudieu ! Et nous ne manquions pas d’inspiration !
Là, nous devons expirer…
Expier ? Et quoi donc ? Quelles primes avons-nous commis ?
Pas des primes, des crimes. Notre opération consiste à expirer des sécrétions. Pour leur
boucher le trou. Leur kvartira doit être aussi bouché à l’émeri que vous, Mande.
Je ne saisis pas, kvartira, kvartira pas ?
Mais Mande, c’est le mot russe qu’usent les Gavnuks pour appartement.
Expliquez-vous, bon sang ?
Expirer, Mande, expirer. Tu conjugues, Asinella ?
Shakespeare, tu Shakespeare…
Elle conjugue Shakespeare !
Ah ! J’ai compris, merci demoiselle savante !
Moi j’abandonne.
Que veux-tu, on ne fait pas d’Hamlet sans casser des dieux.
Ach ! J’en ai assez de vos blagues. Je vais penser au futur, moi. Comment écraser ces
minables maîtres carrés terrestres.
Asinella conjugue Shakespeare !
Je shakespea, il shakespea, nous shakespearons…
J’agonise!
Sono la piu ricca.
Heureusement le pragmatisme teutonique prenait enfin le dessus sur le verbalisme de tes
cancres préférés, lecteur. Fräulein me demanda ma carte dorée ; elle fit descendre du
dirigeable par l’échelle de Jacote une grosse imprimante. Et la carte dorée pouvait ainsi
imprimer des milliards de billets. Ce serait une bonne manière de ruiner la côte d’usure, car
comment garder une valeur à l’argent si répandu ?
-
Je pense, meine Freund, à une opération de faux billets.
C’est une manie chez vous !
Une opération « dégobiller » ?
Ce n’est pas à vous que je parle, Mande vil !
Oh !
Fräulein tout de même…
Fräulein commença à imprimer sur le rocher même où nous nous trouvions des milliers de
faux billets plus vrais que les vrais. Mais sa machine fantastique, sa Traum-maschine imprima
311
aussi des billets de trois horions et de sept gros liards ! Tu te rends compte, lecteur… parfois,
je me demande si nous n’exagérons pas un peu…
Les Gavnuks se chargèrent d’expirer avec leurs petits Staubsauger ces petits billets, mais ils
avaient d’autres projets. Ils se désintéressaient des appartements, puisque nous ne voulions
pas les détruire, et pensaient s’occuper des vaisseaux fantômes et des super yachts. Dans son
génie biologiste, Superscemo avait inventé un petit monstre nommé le triops, directement
venu du mésozoïque dont il comptait faire un très grand usage. Ivan Mudri voulait lui sa
bataille navale. D’autre part de nombreux enfants nous avaient rejoints, s’échappant de
l’horrible école internationale américaine. Ils étaient prêts à partir à l’aventure mystérieuse
avec nous autres, à se faire pirates, corsaires, moscoutaires et cosaques. Nous recrutâmes ainsi
le jeune Micha, un dénommé Patrick et un autre petit colonel, le dénommé James, également
russe blond.
Mais j’insistai pour qu’ils distribuassent ou expirassent des billets à la populace touristique et
même locale, ce qui entre nous soit dit déclencha des émeutes. Après commença la guerre de
libération du zoo et du musée des automates, dont il sera fait état ici plus bas.
On disait qu’il y avait eu une séance aux Variétés, après laquelle les deux mille spectateurs
s’étaient retrouvés dans la rue dans la tenue qu’ils avaient en venant au monde, qu’on avait
mis la main sur une imprimerie de faux billets d’une espèce magique.
Nous avions établi notre QG sur le Rocher et donc nous étions abrités sous une des tentes
miraculeuses dont le modèle nous venait du clochard Quechua. Silvain déclara que nous
étions sur la mauvaise tente depuis que nous commencions à durement châtier la côte d’usure.
Mais il ne faut pas nous résister, lecteur, puisque nous sommes dissuasifs. C’est d’ailleurs
pour cela que les lecteurs resteront toujours sagement assis comme des masses, ils resteront
limaces. Horbiger s’assit, prit la pose du penseur de Rodin, se rappela qu’il était ingénieur et
spécialiste des liquides.
Ce fut là un des grands moments de notre relation, je veux dire lecteur de notre partenariat
intellectuel, monastique et belliqueux : la renaissance de Horbiger l’ingénieur qui avait depuis
si longtemps abjuré ses compas. Mais il lui fallait expirer ses matières pour châtier les mètres
carrés récalcitrants, et il devait recourir aux arcanes de la science hydrologique pour se faire.
Dessinateur chez un constructeur de machines à vapeur, il était entré ensuite comme
spécialiste des compresseurs chez Land, à B... C’est là qu’il avait inventé un nouveau système
de robinet pour pompe et compresseur. Horbiger se passionnait pour les applications
astronomiques des changements d’état de l’eau : liquide, glace, vapeur, qu’il avait eu
l’occasion d’étudier dans sa profession.
-
Cela avance, Horbiger ?
Ein Reich, ein Volk…
Oui ???
Heineken. J’ai besoin d’une bière.
Je sais. Sur laquelle tu bâtiras ton empire.
Ich habe eine geniale Idee…
Sans doute inspirée par Parvulesco. On l’a vu passer par là ce matin.
Ce n’était pas un répliquant, au moins ?
Mais qui peut nous répliquer Parvu ?
Je ne sais pas, moi, ils ont bien répliqué Lascaux.
Une belle opération des maîtres carrés.
Ah bon ? Tu peux m’expliquer ?
312
Tout repose sur l’idée de la lutte perpétuelle, dans les espaces infinis, entre la glace et le feu,
et entre la force de répulsion et la force d’attraction. Cette lutte, cette tension changeante,
entre des principes opposés, cette éternelle guerre dans le ciel, qui est la loi des planètes,
régit aussi la terre et la matière vivante et détermine l’histoire humaine.
Horbiger se leva enfin, dessina un tas de tuyaux et de tubes savants. Il cria Euréka, et
Mandeville écœuré se tut. Il lui fallait construire un gigantesque tube à expirer de l’eau ; faire
congeler cette eau, l’introduire dans les logements des maîtres carrés de la principauté, et tout
faire exploser. L’enfance de l’art. Notre Archimède mit à contribution Ubik et Kubelik qui
s’avéraient excellents Vorarbeiter (contre-Meister, lecteur) et technicien. Grâce à eux, aux
outils fabuleux de Fräulein et à la science infuse et diffuse de notre cher Meister, nous
disposâmes bientôt du Gefroren-Wasser- Austamen (en d’autres thermes, de l’expirateur
d’eau glacée). Nous y étions.
-
-
Nous allons leur geler les couilles. Ce sera la grande bataille de la glace et du feu. De
cet Endkampf inspiré par nos grands maîtres, dont le dernier fut Johannes Von
Parvulesco, naîtront des géants.
Aurons-nous assez d’eau, Orbi ?
Ce n’est pas grave, j’ai des nouvelles d’Orden. Il revient bientôt. Il a une surprise.
Le moment est venu d’étendre notre œuvre civilisatrice, je veux dire destructrice.
Là où croît le danger, là aussi croît ce qui sauve.
Primat Gut, Maubert. C’est du Hölderlin.
Du quoi ?
Silence, Asinella.
Ohhh, mais j’ai rien dit moi. La mia nonna e molto ricca.
De cet Endkampf inspiré par nos grands maîtres, dont le dernier fut Johannes Von
Parvulesco, naîtront des géants.
Tu te répètes, Horbiger.
Des hommes-dieux, des géants, des civilisations fabuleuses nous auraient précédé voici des
centaines de milliers d’années, et peut-être des millions d’années.
Je surpris dans la foulée cette intéressante conversation entre Superscemo, promu Roméo
Alpha (et puis Béta) de notre jeune Asinella, dont la grand-mère est molto ricca (d’autres
disent qu’elle a les dents longues – une grand-mère aux dents longues ?), et peut-être plus
pour longtemps. Elle mangeait une glace Siegfried, et non pas Hagen-Dasz, tout en lui posant
ses questions intéressées.
-
Il est à toi, le dirigeable, là-haut ?
Da, Devotchka.
???
Si, signorina.
Et les bateaux que tu détruis en bas, ils sont à toi aussi ?
Oui. Sono stanco di quelle nave.
Oh, dis-donc, devi essere molto ricco.
Da, Devotchka. Je vais peut-être prendre le palazzo aussi. Mais j’ai un très grand
domaine dans la grande nécropole.
La négropole ? Ma grand-mère a deux appartements à Parigi… Tu as un chihuahua ?
313
-
Non, j’ai des triops monstrueux. Et Horbiger m’a promis un T-Rex nain pour mes
douze ans.
Mon Zamok fait dix mille hectares. E un castello.
Dix mille nectars ? Ben dis-donc… Comment t’as fait.
J’ai étudié l’alchimie et la science sacrée avec Gerold et Hörbiger. Je suis descendu
aux Enfers deux fois.
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron,
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée…
-
??? Et tu veux faire quoi plus tard ?
Interprète.
Interprète ? Tu veux prêter des gens à de l’argent ?
Non. Inter-prêtre entre les hommes et les anges. Je veux réconcilier les hommes de
Babel avec le ciel.
Tu ne me trouves pas belle ?
Non, non. Et, et toi, Asi, tu veux faire quoi, plus tard ?
Je veux être designer de yaks.
De yachts, vuoi dire ?
Oui, Superscemo, oui. Mais, dis-moi seriamente, où tu as étudié ?
OK. I have studied in a Business School in London.
Ah ouais, super… Davvero sei un ragazzo in gamba. What Business Schéol?
Schéol ?
Je n’eus pas le temps d’apprendre à Superscemo promu fidanzato ufficiale la signification du
dernier mot torturé par Asinella. Les choses en effet se précipitaient en bas. Petit Pierre venait
d’arriver dans un mini-dirigeable express modèle Merkava 6 de la grande nécropole du Nord.
Darty pensait en effet que son art de transformer les pièces en pièces de monnaie, ou vive
versa, pouvait aussi nous aider à résoudre les impasses et les énigmes de cette féroce guerre
immobilière. Il salua assez froidement Horbiger qui avait revêtu depuis le vol du Zeppelin une
apparence des plus phénoménologiques (???).
Le Herr professeur invite parfois à la caricature, mais il est entouré de considération. Or
c’est dans ce milieu, d’un cartésianisme de plomb, qu’une doctrine incohérente et en partie
démentielle se propage à toute vitesse, irrésistiblement, à partir d’un foyer minuscule. Au
pays d’Einstein et de Planck, on se met à professer une « physique aryenne ».
-
Salut, nazicien pourri. Tu as décroché les gousses d’Heil de ton portail ?
Wie geht’s, Klein Peter ? Où étais-tu passé ? Tu avais loué une chambre à Gaza ?
On se calme. Vous pouvez vous entendre sur des sujets autrement plus ésotériques ou
galactiques, comme eût pu dire Parvulesco. Allez, rompez la classe. Pardon, la glace.
Par exemple, je ne l’ai pas revu ?
Les mondes en collision.
Si tu reconnais les mondes en collision, Klein Peter, nous pourrons œuvrer en
collusion, stimmt ?
Tu te fais des illusions avec tes allusions perdues, Orbi.
Quel mauvais caractère !
314
-
Et c’est pourquoi je t’apostrophe. Mais si je connais les mondes en collisions, vos
naziciens et tout le reste. Le post-punk Nicolas m’avait tout expliqué au fort de
Vincennes.
On retrouve cette relation magique à l’univers chez le Juif orthodoxe Vélikovski dont
l’ouvrage : Mondes en collision, a connu un succès mondial. Pour les fidèles de la glace
éternelle comme pour Vélikovski, nos actes peuvent avoir leur écho dans le cosmos et le soleil
a pu s’immobiliser dans le ciel en faveur de Josué.
-
Divisons le travail. Pierre, il faut que tu ailles voir Darty et Mande pour essayer de
mieux rouler leurs m².
Où est Nabookov ?
Je l’ignore. (Tu le sais, toi, lecteur ? Dans le dirigeable, souvent…)
Je vais tenter un spectacle de rue. Si je ramasse des pièces, je vous préviens.
Et il s’éloigna dans les vieilles rues de la Roche ancestrale. J’étais désolé de sa mésentente
cordiale avec mon savant infernal ; tous le deux le cédaient à des préjugés d’un autre âge,
libéral et démocrate, qu’heureusement nous allons bientôt quitter, lecteur, pour vivre l’âge du
socialisme magique. Ses fils allèrent rejoindre les Gavnuks qui continuaient de réduire en
poudre les méga yachts des ports de complaisance. Mais certains bateaux, moins fantôme
volants, se mutinèrent et ils devinrent des galions dorés en route pour le piratage mondiale. La
mutinerie des super-yachts mutants fut un grand moment épique, lecteur. Mais c’est une autre
histoire.
Nous apprîmes qu’ensuite ils avaient décidé de se rendre au zoo où les animaux se devaient
d’être libérés et adoptés ; les mètres carrés se levèrent sans effort dans ces parages, tout
heureux d’être libres et pauvres, vieux loups affamés croisés de chiens errants.
Seule une cage résista. Ivan me rapporta plus tard cette histoire.
-
-
Nous sommes arrivés au zoo, Gerold. Il y avait un super hippopotame qui faisait des
poop partout. Nous l’avons appelé Pippo.
C’était Pippo l’hippopotame ? Un vrai Béhémoth biblique, Ivan Mudri.
Pippo l’hippo qui fait des poop partout !
Nous avons libéré les animaux de leurs cages, et les singes capucins sont allés habiter
les mètres carrés des immeubles de Fontvieille. C’était très cool. Mais nous avons eu
un problème. Vous vous souvenez de cette histoire du Jetlag ?
Oui… enfin…
Un gros designer de flingues…
De fringues, Ivan.
Qui ne supportait plus les hommes et vit dans une cage dorée.
Ah ! Oui ! C’est le riche excentrique qui faisait rire Jean des Maudits. Je me souviens
bien maintenant. Tu racontes bien, Ivan.
Eh bien, il nous a vus, il a crié et pour le calmer on lui a jeté des cm²… On pensait
qu’il se jetterait dessus, comme tous les megagavnuks dans la rue…
Cela n’a pas dû lui plaire.
Il nous a dit qu’il ne donnait kascher…
Pas cher…
Je m’amusais à interrompre mon enfant prodigue, dont le beau regard bleu balte et la bonne
humeur ne se troublaient jamais. Ivan n’avait jamais peur, ne reculait jamais, ne s’irritait
jamais. Spetsnatz létal et cool.
315
-
-
De notre peau. Et puis nous lui avons raconté ce que nous faisions par ici, toutes nos
guerres, nos destructions, nos chasses aux populations. Cela l’a beaucoup amusé.
Bien sûr. Le riche misanthrope a toujours préféré les bêtes immondes aux humains.
On a amené plein de friandises de Carrefour pour les animaux. Et j’ai interverti les
étiquettes, comme ça ils ne pourront plus rien trouver ; je veux dire, seul moi je
pourrais trouver.
Et il est sorti de sa cage.
Il ne veut pas. Il attend Horbiger pour être sûr que dehors cela vaut…
Vaille…
Le coup. Après il a même dit qu’il dessinera nos uniformes pour l’Ordensburg et la
région Condor. Vous vous rendez compte, Gerold ?
Oui, c’est bien. Et pour l’heure ?
Pour l’heure il nous raconte son histoire. Elle est trop cool. Mais écoutez un peu.
Je reçus une missive télépathique : Orden me dit qu’il arrivait en compagnie du convive de
pierre et de béton ? Je ne compris guère ce message, et je me résolus pour l’instant à écouter
l’histoire très bonne et très fantastique de mon joyeux compère. Et elle s’appelle la révolte des
automates.
316
Actes 72 de la société des galactiques.
Ou : suite des guerres horbigériennes.
Résumé des instants précédents, ou Podvig des Gavnuks
Un ange venu d’en haut, comme on le sait, essaie d’aider l’humanité à se libérer de la
dictature des maîtres carrés. Mais comme on le sait, l’humanité aime les dictatures et la
servitude volontaire, donc on passe à la croisade des enfants, c’est-à-dire au plus important :
les combats des Gavnuks sur un territoire donné et fort machiavélien. Ceci sera le dernier
résumé, ces derniers – les résumés – devenant impossibles à faire, même pour l’auteur qui ne
s’y retrouve plus…
Les Gavnuks organisèrent et armèrent leur première bataille navale. Ils lancèrent les
monstrueux triops dans le mer ; ceux-ci crûrent, absorbèrent les innombrables immondices
des monstres mains et des sociétés industrielles, puis ils attaquèrent : ils partirent à l’abordage
des gros yachts de croisière et dévorèrent la clientèle snob et huppée, et même la pauvre, celle
des gros monstres des croisières Cheap, à l’exception de leurs enfants – mais il n’y en avait
guère à bord -, ne laissant en vie que les bijoux et les sacs Vuitton qu’ils jugèrent
immangeables ; puis ils se précipitèrent dans les canalisations, se glissèrent dans les
appartements vides, absorbèrent les pauvres milliardaires, gonflèrent et explosèrent , nous
permettant ainsi de remporter une importante victoire sur la côte d’usure. Enfin ils
regagnèrent la mer ; mais les Gavnuks, sans éprouver une seule fois de la reconnaissance pour
les petits monstres devenus gros, sous la direction de Superscemo devenu leur Gospodin
Amiral, les exterminèrent à coups de Magic Toilets, de fusils à fleurs carnivores et de
Staubsauger. Ainsi ils demeurèrent vainqueurs et le vieux Karl Jetlag, en catogan et cravate
Chanel, leur reconnut ce mérite. Et il leur conta ce conte :
Nous sommes dans un monde vernaculaire qui n’a plus rien d’hauturier.
Le musée des automates est certainement l'une des merveilles de la principauté, d'autant qu'il
est également considéré comme le musée national. Imaginons un musée du Louvre ou des
Invalides qui serait peuplé d'automates ! Imaginons un monde même qui serait peuplé
d'automates ! L'automate est aussi vieux que la divinité même, et je me souviens de ces
prêtres qui manipulaient des poupées magiques pour éblouir leurs fidèles dans je ne sais plus
quelles civilisation reculée… ou bien de cette légende hindoue qui révèle qu'une cité idéale
est composée d'un peuple d'automates dirigées par un cerveau invisible. Il y a plein de
ressources chez les automates, et à notre époque fascinée de technologie ou de robotique,
héritière de Pinocchio, du Golem et de Norbert Wiener, nous ne pouvons qu'être éblouis par la
vieille collection de la principauté, donnée en son temps par madame de Galéa aux princes de
X.
Mais – il y a un mais. Les automates s'empilent par centaines dans des boîtes depuis un
certain temps déjà, et l'on dit que dans la belle maison Sauber, inspirée de Charles Garnier,
l'architecte du fantôme de l'opéra, et si stylée belle époque, les murs demeureront longtemps
encore sans leurs habitants. Nos automates ont été démontés comme de vulgaires momies et
entreposés quelque part. Mais c'est là que chez ces petits êtres apparemment mécaniques la
révolte gronde. Car, et je vous l'apprendrai aussi, les automates ont quelque chose d'humain
317
de vivant et de conscient comme une œuvre d'art, un animal ou un objet très cher. On ne les
manipule pas ainsi, comme on le sait depuis Gepetto. Ils échappent à leur démiurge, surtout
quand ce dernier est un habile ouvrier du siècle des Lumières. Et comme ils correspondent
tous à une idée, un concept comme on dit aujourd'hui, au siècle du tout technologique et tout
effet de serre, ils sont susceptibles un beau jour, un beau soir de se réveiller. Voilà pourquoi
un de leurs démiurges, André S., vrai Monsieur Seguin de ces individus étranges, me raconta
un jour l'histoire suivante…
Les automates s'ennuyaient beaucoup. On se lasse toujours de ne plus être une attraction :
c'est pourquoi les vieux chanteurs, si fameux à X ou ailleurs, ou les pilotes de Formule 1, ou
les affairistes oisifs ne se lassent jamais de célébrer leur retour sur scène. La durée de vie
augmente pour les hommes, même pour les petits animaux domestiques, alors vous imaginez
pour des machines (pardon, des automates) conçues par des mains savantes depuis des siècles.
Et puis ils se révoltaient un peu aussi : n'incarnaient-ils pas le musée national, donc la nation
vernaculaire. Ne s'agissait-il pas par ce mouvement d'humeur, dont nous verrons bientôt les
détails, de manifester un peu de cette identité discrète enfouie sous les yachts, le strass et les
paillettes, et qui si bravement, comme ces quelques autres petites principautés et républiques
européennes, défient les temps modernes et maintiennent les temps héroïques et médiévaux
des libertés locales et des patriotismes municipaux ?
Comme dans toute révolution, il fallait un orateur. On dit que ce soir-là, ce fut le clown au
diabolo, pièce sublime s'il en fut, qui parla, et harangua les automates pour les convaincre
d'agir, c'est-à-dire surtout, par les temps qui courent, de réagir. Le clown parla longtemps :
c'est qu'il y en avait des automates à réveiller, plus que de momies dans tous les musées de
l'Egypte ! Le clown eut bientôt comme fidèles seconds les membres de l'orchestre de singes,
et même le binôme des singes peintre et sculpteur. Certes une révolte conduite par un clown et
des singes peut prêter à sourire : mais d'abord il ne faut mépriser personne dans le grand
cirque du monde, et ensuite d'autres personnages plus nobles a priori comme le pianisteharpiste suivirent nos guides.
Comment se libérer ? Comme nous l'avons dit, tous les automates rêvaient de s'éveiller, et
avaient les moyens de le faire. Et de rassembler leurs petites pièces, et de les réanimer, et de
pousser les couvercles de leurs petites boîtes, et de se réunir au grand jour devant la superbe
villa, comme pour marquer le début de leur tracé de territoire.
-
-
-
Nous y sommes, fit le clown. Nous sommes ici pour marquer le début d'une ère
nouvelle : celle des objets intelligents, qui comme dans le fameux film Terminator
(comment le clown avait-il pu avoir vent de cette histoire ?) ont gardé plus de
mémoire que les humains, plus prompts à s'assoupir sous l'effet du feu croisé du pain
et de jeu qu'à s'animer au feu régénéré de la mémoire et de l'idéal ! (Tout le monde
battit des bras)
Je suis bien d'accord, d'accord nous sommes tous bien d'accord, dit une petite lingère.
Mais qu'allons-nous faire dehors de notre liberté retrouvée et de nos idéaux
transcendés ?
Travailler ! s'écrièrent certains.
Jouer ! firent les deux tricheurs, qui avaient eu leur heure de gloire dans le musée et
espéraient bien la retrouver dans le monde au dehors.
Célébrer la naissance de Notre Seigneur, s'exclamèrent avec ferveur les pèlerins
automates de la Crèche napolitaine…
On le voit, cette révolution n'avait rien du caractère très profanateur de certaines. Après tout,
tout le monde voulait retrouver sa véritable nature, sa véritable essence. Et rien ne vaut une
bonne mécanique intellectuelle pour cela.
318
Enfin l'automate peintre, qui voyait la principauté moderne et toutes ses fabuleuses
constructions s'allonger autour de lui proposa de le peindre, le monde, et non de le changer…
- Tu as raison, des changements, il y en a eu assez comme cela, fit la dame au miroir,
qui en avait assez vu, comme cela.
Et tous de se répandre dans la nature, au nom donc de la principauté et de la liberté, et de
recouvrer ses automatismes et son bonheur sans partage.
Ce fut bien sûr les tricheurs qui se firent les premiers connaître. Ils montèrent à bord du bus
numéro six et gagnèrent le casino où ils prétendaient gagner une petite fortune grâce au
nombre record de leurs tricheries. On les expulsa bien sûr mais ils ne cessèrent de fasciner les
différents spectateurs humains qui avaient contemplé leurs exploits.
Puis les clowns se précipitèrent vers le quartier de Fontvieille : ils avaient entendu parler du
fameux Festival du Cirque qui depuis près de quarante ans, et ils comptaient bien s'y illustrer
à leur tour, en ayant des tours, justement, de réserve. Il y avait les clowns équilibristes,
l'Hercule, le Pierrot au chien, le clown au parapluie, l'équilibriste à l'échelle, et bien sûr le
clown au diabolo, qui obtint son franc succès, bien que ce ne fût pas la saison. Mais que ne
ferait-on pas pour applaudir des clowns automates et libres?
Après quoi, il y avait les singes : on sait qu'à X, toujours à Fontvieille, il y a un jardin
animalier, et que c'est là que l'on y trouve ces animaux qu'on appelle des bêtes. Et comme ce
zoo se trouve fort dépourvu en ce moment, le singe prestidigitateur, le singe violoniste, le
singe cuisinier et même le singe fumeur y trouvèrent refuge. Nombre de cages plus ou moins
vides leur servirent d'abri.
On n'est jamais au bout de ses peines : vint le tour des femmes et des poupées. Comme on l'a
dit, il y avait une lingère. Avec elle, il y avait des lavandières, des marchandes, des cuisinières
et des couturières, autant de petits métiers aujourd'hui plus ou moins disparus. Eh bien elles
trouvèrent qui au pied du musée qui à la Condamine, qui sur les hauteurs de Monte-Carlo des
lieux où exercer leurs talents : tant il est vrai que c'est l'automate qui crée la fonction, et pas
l'inverse. Ce phénomène introduisit dans la si moderne principauté un caractère
paléotechnique, ou tout au moins rétrotechnique. Pendant ce temps, des poupées bien
élégantes, comme la jeune fille se poudrant, ou la poupée Rochard 1875, ou même la poupée
Mannequin envahirent les boutiques de luxe dans la galerie du métropole ou de l'avenue
d'Ostende, comme si elles avaient espéré trouver des tenues plus élégantes qu'à leur époque.
Et, tandis que les petites filles modèles cherchaient le chemin de l'école, les poupées de la
Plage cherchaient à gagner le Larvotto ou la fameuse plage du Beach.
La principauté était vraiment sens dessus dessous. D'autant que plus personne ne respectait
son calendrier chrétien, les clowns se croyant au temps du festival du cirque, les santons et les
automates de crèche à ceux de la nativité, les poupées élégantes aux temps heureux des bains
de mer (il n'y avait que les tricheurs qui ne se trompaient pas). Or, comme on le sait, la
principauté est très bien gardée. Mais ce fut là la source de la plus grande surprise. Les
carabiniers veillaient, mais nos automates sur-veillaient.
Il y avait en effet parmi eux un clairon français, un clairon écossais, une sentinelle à l'ours, et
même un groupe de silhouette de soldats, qui tous rêvaient, depuis qu'on leur en parlait, et
depuis qu'ils en rêvaient, de la relève de la garde sur le Rocher, objet de l'adoration de
millions et de millions de touristes depuis plus d'un de nos siècles (les siècles des automates
sont différents des nôtres).
Alors, par un beau midi, ou presque, nos petits guerriers arrivèrent et défièrent gentiment
l'autorité locale pour défiler avec nos si populaires carabiniers. Ils eurent un succès immense,
mérité, et bien sûr attendu.
319
Il fallut dès lors en haut lieu réfléchir et prendre d'honorables décisions : que faire de nos
bien-aimés, populaires, serviables et bons chrétiens automates ?... Car les santons et les
automates de la crèche napolitaine se tenaient merveilleusement à l'église, que ce fût à la
cathédrale ou à Sainte Dévote. Les carabiniers faisaient très bien leur devoir, et les poupées
portaient merveilleusement les toilettes. Bref, personne, ne pouvait se plaindre des automates
lâchés en pleine nature.
C'est ainsi que le prince régnant (mais était-ce vraiment le prince régnant ? Car ces diables
d’automates…) eut une merveilleuse idée : voyant l'excellence de ces sujets artificiels mais
non artificieux, il décida de les laisser en liberté, et d'en faire un musée vivant et mobile (peutêtre pensait-il aussi que l'un de ces phénomènes pourrait prendre sa place et figurer en bonne
place quand il partirait en vacances !). Il y a bien le Câble Car à San Francisco : pourquoi n'y
aurait-il pas le musée de l'automate vivant et bien conscient à X ? Surtout quand l'automate se
rend serviable et se veut patriotique… Mais l'histoire ne dit pas lesquels de nos automates
s'imposent le plus à l'air libre, les originaux ou leurs sosies, dessinés et conçus par notre
ami…
-
Voilà, vous avez écouté Gerold ?
Oui, j’ai même lu sur ton ipod, Ivan.
Que faisons-nous, alors ?
Recrutons-les dans nos armées, tous tes amis les automates. Et nous vaincrons.
Da, Gerold ! Ce seront les partisans. Plus humain que l’humain, telle est notre devise.
Ici, ce n’est pas dur. Ils sont moins humains que l’animal.
Gerold, vous êtes vraiment Evil Side, vous…
Et il me lançait de sacrés éclairs de ses petits yeux bleu acier.
Il fallait légiférer. Organiser. Fédérer cette alliance entre les Russische et les Nimitz. Tout un
travail, lecteur, les sauveurs de l’Europe.
Tout d’abord, savoir d’où nous pourrions übergeben, vomir toute cette mitraille de la terre
dans le sale ventre porcin de nos mètres carrés. Et nous trouvâmes.
En bas s’amusaient les Gavnuks à liquider, c’était le cas de le dire, le champ de bataille de la
bataille navale. Il ne restait plus un bateau debout, sauf les vaisseaux fantômes de nos
Hollandais, ou même fins landais. Tout était cramoisi, carbonisé, et brûlé. Nous en avions
fini. Et l’intestin triops prit la place du tube du bateau.
En haut, du grand Zeppelin aux croix gommées (pourquoi gommées, demanda Ivan ? - Est-ce
que je sais, moi ???), débarquèrent via l’échelle de Jacote de grande imprimantes de Fräulein,
qui achevèrent de répandre sur la terre dite ferme l’impression très nette l’impression que leur
argent ne valait rien. Et des billets partout, et puis dégobiller, comme dit Mandeville.
Après nous retrouvâmes Patrick C4. Patrick C4, tu t’en souviens lecteur, c’est cet architecte
que nous avions croisé aux Enfers, un spécialiste en explosions lentes, quoique lui n’explosât
jamais, et pour cause. Lui avait toujours autant de problèmes avec ses épouses, parce qu’il
n’explosait jamais (telle était la théorie de Maubert).
-
Elles t’obligent toujours à descendre aussi bas ?
Oui, en ce moment j’en ai une qui s’appelle Anne…
Ton droit d’ânesse, en quelque sorte ?
Mais j’ai une solution pour vous.
Chimique ou physique ?
320
-
-
Nous pouvons remonter, via votre échelle de Jacote, les excréments de la terre, comme
dit le lion d’une fontaine, pour les entreposer dans les mètres carrés locaux, puisque tel
est votre désir.
Et pourquoi trahir les vôtres, comme dirait le maître ?
Parce que je ne suis plus propriétaire.
Vous êtes donc pauvre ?
Pas vraiment. On peut être pauvre en étant propriétaire, et riche en étant locataire, le
saviez-vous ? Plus pour longtemps assurément, mais n’insistons plus…
Que voulait-il dire ? Il repartit creusant comme une taupe, la digne image de son monde où
comme dit Tatiana, on ne la voit jamais, jamais la terre.
Les choses, les solutions plutôt, s’accéléraient cependant. Via les cavernes qu’avait creusées
ou découvertes Patrick C4, nous disposions de nombre de couloirs par où acheminer les terres
et les roches dont nous avions besoin pour leur boucher le coin, à ces maîtres carrés.
Fräulein arriva alors avec la machine suprême, un mixte de Staubsauger et de Ausatmen,
qu’elle dénomma Kinde Arthur, et je ne sais pourquoi. La somptueuse machine Si Mince,
comme eût dit Mandeville, pouvait donc à la fois absorber et recracher les innombrables
roches du centre de la terre, comme un bon écolier l’eût fait des leçons de son bon professeur.
Nous pouvions donc commencer à bloquer les bons gros appartements à cinquante millions
d’horions, puisque telle était notre décision. Notre chère Fräulein projetait quelques centaines
de mètres cubiques de magma venus du fond des terres, et le tour était joué. Evidemment, il
fallait trouver l’énergie pour jouer ce mauvais tour à cette part si chère du monde. Nous la
pompâmes où nous pûmes, et ce fut un exploit, lecteur. Un accomplissement.
C’est là qu’ils arrivèrent, Orden et ses deux compagnons, dont j’avais eu vent par ses missives
discrètes, celles que nous accomplissons par ces signes si spécifiques. Orden venait avec le
convive de pierre et celui de béton. Celui de béton avait la banalité de tes temps modernes
lecteur, alors que l’autre, sournois, sévère, nobliau hispanique, avait un je-ne-sais-quoi
d’aristocratique antipathique contre lequel je me serais bien révolté ; et je le fis à cette époque.
Je pris garde de m’assurer qu’en aucun lieu il n’ya aurait de confusion avec petit Pierre, dûton sur cette pierre bâtir notre drôle d’église. Une fois que j’en fus assuré, je demandai à Orden
de quoi il en retournait.
-
Je suis descendu, comme tu le sais, par l’échelle de Jacote aux Enfers.
En effet, je le sais.
Comme tu le sais, et j’espère nos lecteurs, cette terre est bien creuse. Mais elle est
pleine aussi. Au fond d’elle, dans le Village, certains jouent aux échecs.
Je m’en souviens en effet. Vous, invité de pierre, à moins que ce ne soit le repas…
C’était le repas…
Vous jouiez aux échecs avec Don Juan, mon vieil ami, si plein de défauts mais de
charmes aussi, évidemment. Mais c’était le repas ?
En effet.
Vous dites donc, vénérable, que c’était le repas de pierre ?
Oui.
Donc qu’il s’agissait de se bouffer de la pierre, du mètre carré ?
C’est vous qui le dites.
Don Juan, être mobile, fantaisiste, théâtral, génial, créatif, face à la maîtrise carrée, à la
dureté matérielle, à la sournoiserie immobilière ?
321
-
C’est cela même.
Donc c’était vous le mal ?
Vous l’avez dit. C’est pour cela que ce fut lui – certes un être exécrable en bien des
points - qui fut enlevé aux enfers. Et votre auteur génial fut lui censuré le lendemain.
Par la compagnie des maîtres carrés ?
Exactement. Il est des autels auxquels on ne touchera pas. Et ce ne seront pas ceux de
notre Seigneur.
Vous êtes des nôtres ?
On envoya promptement le convive de pierre aider nos valeureux moscoutaires, baroques
comme lui ; ils pouvaient se reconnaître à certain signes comme nous. Quant au convive de
béton, Orden m’avait prévenu. Il semblait gris, sot, gros et assez mauvais. Nous n’étions plus
au siècle du sel et de l’esprit : et toi, lecteur ? De quel temps fétide es-tu donc fait ?
-
-
Vous avez des réserves ?
Beaucoup. Enfin, ça peut aller.
Que voulez-vous en échange ?
De l’or.
On ira vous le chercher dans les banques. Il nous faut un million de mètres cubiques,
peut-être moins.
Pourquoi ?
Je pense que la dissuasion jouera. Les mètres carrés, ces cochonneries qui ont une âme
à elle maintenant, comme la Bible ou Borges l’avaient prévu, auront peur avant. Ils
préfèreront être roulés que bourrés.
???
Etre roulés, être emportés si vous préférez, par D’Artagnan, Mandeville ou bien
Drake, que purement emplis, remplis, saturés, truffés par notre béton.
Mais…
Vous aurez le même stock d’or. Celui des banques qui leur restent. Ne vous méprenez
pas. Cela ne vaudra bientôt plus rien, en surface du moins.
Cela m’est égal : c’est pour jouer aux pokers aux enfers.
Vous n’avez plus de mines ?
Ils auront tout raclé.
Vous commandez à qui ?
A d’étranges gobelins, des lutins, des nains ou des elfes de plomb. Ils ne sont pas très
beaux, mais ils travaillent bien.
Nous verrons bien.
Orden semblait de bonne humeur, comme si sa solitaire descente aux Enfers (Ibant obscuri
sola sub nocte, souviens-toi, lectrice…), qui l’avait confronté au quotidien des Enfers, l’eût
renforcé dans ses convictions préalables : le diable est mort, comme le reste. Il ne l’avait pas
vu, dans cette chambre un peu verte, un peu souffreteuse, un peu sulfureuse, un beau jour au
boulevard du saint Patron.
Nous commençâmes notre projet ; une fois de plus il y avait de la résistance. On ne sait qui
tien le marché immobilier sur la côte d’usure, lecteur. Même sans vente, les prix n’y baissent
pas. Même sans âme qui vive, les maîtres règnent.
Il fallait donc une autre idée, un autre angle d’attaque. Nous tînmes conseil.
-
Tudieu, ils sont terribles ici. Ils ne veulent rien savoir, mais rien. Nous ne pouvons les
rouler.
322
-
Et petit Pierre ?
Ils lui ont rendu la monnaie de sa pièce, si j’ose dire.
Chaque appartement est ici protégé d’une force mystérieuse. Chaque logement est une
île mystérieuse.
Nous ne pouvons gagner qu’au bluff.
Que veux-tu dire, Gerold ?
Nous n’allons pas passer le réveillon ici… Donc, il faut nous faire passer pour des
acheteurs.
Des acheteurs ?
Même Fräulein, même Orden je crois, furent surpris. Nous, les pillards, les pirates, les
contrebandiers, les dérobeurs, les recycleurs, les Tartarins, nous abaisser à nous faire passer
pour des acheteurs, pour du client tout-venant ?
Aussitôt évoqué, aussitôt fait. On m’écouta. Nous déléguâmes quelques brigades d’acheteurs
dans la principauté bien martyre, munis de Staubsauger et surtout d’Ausatmen. Ils entrèrent –
les Gavnuks adorèrent jouer à cela -, aspirèrent, expirèrent tout ce qu’ils purent. Au bout de
quelques heures, l’ennemi rendit l’âme. L’ennemi, ou ce qui en tient lieu, lecteur.
C’est que nous faisions chuter les prix du marché. On ne pouvait plus rien vendre ni acheter
et, dût-on fouiller tout le monde, on n’osait plus entreprendre.
Dès lors les mètres se firent accommodants. Ils se laissèrent prendre et surprendre, et cela fut
bon, puisque ramenés dans la grande capitale ils valèrent, pardon lecteur, je m’exprime
comme Asinella, ils valurent beaucoup et nous permirent de beaucoup, de bien construire.
Horbiger réussit à inventer sa prodigieuse machine à inonder les appartements d’eau, la faire
geler (l’eau), pour les faire exploser. Ainsi il gelait à pierre fendre, ce qui avait tout lieu de
mécontenter mon bohême ami, une fois de plus. Je parle de Pierre, bien sûr.
Mais je reçus à l’instant du Zeppelin une missive de Jean des Maudits à ce propos. Lorsque je
dis missive, je parle d’une lettre dont les écrits s’expriment verbalement, et c’est pourquoi un
grand penseur a dit qu’il faut être à l’écoute de lettres.
-
-
-
Cher maître, nous avons quelques problèmes ici.
Nous y sommes, encore et toujours. Mais je suis là pour les résoudre tel un bon
manager, un bon général américain. Ne sommes-nous pas des problem-solvers ?
D’abord le grand monarque…
Enferme-le, JDM.
Pardon ?
Enferme-le. Nous avons de la place. Donne-lui une salle du trône, où tous les damnés
de la cour des miracles de la négropole viendront lui rendre hommage. Il n’y verra
que du peu.
Ensuite, le quartier…
Oui, je sais, pas de quartier. Il faut le rafler, il n’y faut pas rester. Retournons au parc
des monceaux et aussi au mont des Martyrs. Je vais vous envoyer de l’aide, JDM.
Mandeville, d’Artagnan et même Fräulein partiront avec vous. Vous déménagez, vous
installez l’Ordensburg sur la plus belle colline du monde, le lieu artiste et pictural, le
locus amoenus lumineux, la quintessence du ciel, le pélerinage de la dive bouteille, la
rue Cortot et tuttaquo…
Comme c’est bien dit, maître, comme c’est bien dit…
Et puis cessez de m’appeler maître, je vais vous prendre pour Tiphaine Dufeux. Où en
êtes-vous avec les vôtres ?
Oh, très bien comme d’habitude. Tout va très bien, madame la marquise…
Marquise qui sortit à cinq heures, comme d’habitude. A bientôt, bossez bien.
323
-
J’ai la bosse du condor.
Nous nous quittâmes ; je laissais Jean des Maudits tout entier à sa solitude altière et ses
grandes responsabilités d’intendant. Mandeville venait d’arriver, radieux, glorieux, couvert de
poussière et de sa ration de mètres carrés. Je lui annonçai mes décisions : le retour sur la
métropole grise, la colline aux martyrs, le château des brouillards…
-
-
Le château des braillards ? Tudieu, je ne m’y ferai jamais !
Des brouillards, Mandeville, des brouillards.
Comme si ici je n’avais pas eu assez à subir de vos Gavnuks, Gerold ! J’irai où n’iront
pas vos Gavnuks, nul, part et ailleurs !
Ce que vous demandez est vil. Mais, après tout, je n’ai pas demandé aux enfants où ils
désiraient se rendre.
Se rendre ! Ils veulent se rendre maintenant ! Voilà où nous en sommes ! Eh bien j’en
ferai un, moi, de somme !
Darty ?
Oui, Gerold ?
Pourriez-vous traduire mes paroles à Mande…
Il veut me traduire en haute cour, maintenant ! Voilà où nous en sommes !
Cool, Mande, cool, on doit juste rentrer en négropole (vous faites allusion à quoi,
Gerold ?), et jucher notre Ordensburg dans une région plus condor, si j’ose dire. Une
région où il ne fera pas bon mettre un con…
… un Mandeville…
… dehors !
Et voilà où nous en sommes ! Ils veulent me mettre dehors, maintenant !
A propos de somme, si nous le faisions dormir ?
Sopor fessos complectitur artus
Et Siméon, qui passait par là, lui asperga un peu de somnifères grâce à son pistolet à fleur
carnivore équipé d’un projecteur de Geist. Mandeville s’endormit enfin, et nous le menâmes
vite au Zeppelin qui, si j’ose dire, n’était pas si plein. Ivan réussit à emmener sa troupe
d’admirateurs locaux avec ou sans permission des parents, expliquant que la région Condor
c’était beaucoup plus cool que le parc Disney. Et Superscemo, un peu timide, invita Asinella.
Il faut que je retranscrive certains de ces propos. Cet épisode émut beaucoup Horbiger qui
venait de conclure sa prodigieuse invention. Ah, ce vert-de-gris paradis des amours
enfantines !
-
Vuoi andare a Parigi con me ?
Che cos’è Parigi ?
Ma, je vas te dire. C’est oune città…
Pero non posso. La mia nonna è troppo ricca.
Mi trovi troppo povero ? Pero abbiamo rubato molti appartamenti... E tu, purtroppo,
che hai ?
Asinella se mit à pleurer. Il avait raison, ce bougre de Superscemo. Maubert faillit ajouter
qu’en outre on ne meurt plus et que donc on n’hérite plus, mais je le retins.
Je vis au milieu de l’éclat de l’éclat de la fortune, et je ne peux disposer d’un sou. Au sein des
richesses, je suis bien plus pauvre que je ne l’étais auprès de vous ; car je n’ai rien à donner.
324
-
Ma Asinella, c’est les vacances, tu peux venir avec moi…
Oui, Asinella, venez avec nous, je parlerai à votre grand-mère.
Grazie, Gerold.
De rien, Superscemo. Nous lui dirons que vous effecuez un voyage d’apprentissage,
des années de voyage…
D’apprenti sage ?
Euh… Tu es sûr que tu veux la ramener, Superscemo ? Tu parles six langues, elle ne
comprend pas la sienne. Asinella, combien y a-t-il d’étoiles dans le ciel ?
Ben… Je ne sais pas, je ne les ai pas comptées !
Mais tu n’as pas compté aussi les milliards de ta grand-mère ?
Elle se remit à pleurer. Nous nous regardâmes désolés, d’autant que la grand-mère avait dû
perdre un certain nombre de mètres carrés dans notre opération Barba te rossera. Qui sait ce
qu’il adviendrait de la petite maintenant ? Après un bref sanglot, son bon fond reprit toutefois
le dessus. Ses mouillés de larmes en brillaient d’autant plus, et ses gentils cheveux frisaient.
-
C’est vrai… Que dois-je faire alors ?
Monte sur le dirigeable d’Edwin. Je vais voir ta grand-mère.
Oh, c’est chouette !
Et c’est ainsi que tout ce petit monde partit pour le Nord, après avoir laissé quelques ruines
sur la place. Nous nous arrangerions plus tard avec la nonna la piu ricca del mondo. Il est clair
que notre puissance révélée au monde prévenait ad ogni modo toute velléité de résistance.
Menée sans complaisance, la bataille navale du Rocher fut le Trafalgar de la navigation de
plaisance. Je restais sur la place avec Silvain, Maubert, Horbiger et Orden pour d’autres
grandes missions à accomplir dont j’espère tu apprécieras la teneur et densité, lecteur. Et je
t’en donne un avant-goût avant le prochain chapitre : car Siméon, s’approchant de moi, après
avoir endormi Mandeville et son huitième bull-dog français me dit, mais en anglais :
-
Merde Carrefour !
Oui, Siméon ?
I want to stay here!
Ok, et pourquoi donc désirez-vous demeurer là ?
Because I know a secret!
Un numéro de compte bancaire ?
No, no.
De conte de fées, alors ?
No, no.
De compte à rebours ?
Merde Carrefour! There is a fucking invisible tower in this fucking little kingdom!
Une tour invisible!
Mais où peut-on la voir ?
325
Boom Laden ou la Tour invisible.
Nous étions en pleine méditation transcendantale, nous interrogeant sur les incroyables
révélations de notre jeune compagnon, quand nous fûmes interrompus par la police. Je n’ai
pas dit arrêtés – car qui s’y risquerait ? – mais interrogés tout de même.
C’était un policier philosophe de belle facture, ou même de belle allure, un peu de cette
famille des colonels des grenadiers de Napoléon, lecteur. Il nous demanda gentiment quelles
étaient nos intentions.
Nous eûmes alors le bonheur de voir revenir avec son orchestre de chambre à air notre
immense Rameau. Il composa en notre honneur un rondeau sur les seigneurs de la terre creuse
et une ritournelle intitulée les maîtres effrayés.
-
-
-
Pouurrais-je savoir les buts de votre opération ?
Nous sommes des entrepreneurs en démolition.
Cela je le sais. J’ai lu votre brochure sur le tiers étage.
Vous avez lu ma…
Je suis aussi de la police philosophique. Nous aurions dû intervenir avant. Mais vous
avez de sacrés appuis… C’est aussi pour cela que nous avions pris des mesures avant :
pour prévenir tous vos outrages… Que voulez-vous donc faire ?
Ramener ça à l’âge de pierre.
Pourquoi à mon âge ?
Ce n’est pas de toi que l’on parle, petit Pierre !
Que compter vous faire vous faire de toutes ces pierres, alors ?
Retrouver l’âge d’or. Comme vous le savez, colonel…
Vogel
Vous êtes un mage ?
Disons que j’ai de l’estomac…
Vous êtes allemand ?
D’Alsace.
Colonel, puisque tel est votre nom, je le vois, je le sais, et le pressens, l’âge d’or est
l’âge rousseauiste où l’on n’avait pas de conflit, rien n’étant basé sur le foncier et la
propriété, qui n’est que l’expropriation des honnêtes gens puisque la terre comme
l’eau, voire l’or, sont à tous les honnêtes gens. On se contenait de chasse, on se
bousculait un peu, mais nous n’allions pas plus loin.
Continuez, monsieur Maubert ; avec de pareils arguments vous vaincre l’ennemi à
plate culture.
Nous faisons semblant de ne pas voir la nasse – Nasa ? – policière et militaire se serrer autour
de nous. Faisaient-ils semblant de croire que nous ne saurions nous défendre ? Je demandais à
Fräulein de bien veiller sur les Gavnuks ; non que j’eusse peur pour eux, bien au contraire je
craignais pour la maréchaussée.
-
C’est donc la délimitation du territoire qui crée les conflits ; et l’agriculture, aigrie
culture, devrais-je dire.
Continuez, vous nous passionnez.
326
-
-
-
D’où les meurtres fondateurs et rituels de Caïn ou Romulus, qui tuent leurs frères
nomades si j’ose dire. D’où aussi notre rage à libérer la pauvre humanité de l’affreuse
dictature de ces maîtres horribles et carrés. D’autant que la moitié de notre fortune et
de notre vie y passe maintenant, alors que nous délaissons l’éducation de nos enfants,
la conquête de l’espace ou la recherche technoscientifique ou pour mieux dire technochamanique…
Comme c’est intéressant… vous n’avez pas pensé que nous avions évolué depuis, et
que les gens sont aujourd’hui mieux logés que sous Louis VI ou Victoria… Avec des
idées comme celle-ci, nous allons vous déposer gentiment dans un asile psychiatrique.
L’asile psychiatrique ? Mais je l’ai demandé déjà à l’union soviétique en son temps.
Maintenant, laissez-moi dire une chose : nous avons vu vos troupes s’approcher de
nous comme des araignées filant, et nous allons les tempérer.
Devant le policier interloqué, nous vîmes tomber du vénérable dirigeable à croix gommée, des
filets à Geist, dernière invention de la belle Fräulein et du raseur Von Braun. Ces filets étaient
une merveille, mais il fallait en expliquer l’usage au policier, qui avait été très courtois, et
toujours très beau, au goût du moins de Fräulein. Ce fut Orden qui s’en chargea ;
curieusement, il y mit les formes.
-
Ces filets à Geist paralysent la volonté, et pour de nombreuses journées. Ils vous
rendent aussi impotents que la majorité des gens qui vivent ici, par exemple ceux qui
attendent de voir le bus, la caisse du supermarché, ou rêvent de rentrer chez eux lors
d’un embouteillage. Il serait bon pour vous que vous renonciez à votre offensive, qui
en outre pourrait vous faire goûter à mon bâton de dynamique.
Et les filets à Geist descendaient et ils commençaient à attraper les araignées-policiers.
Pendant ce temps, et devant l’officier étonné, Orden poursuivait :
-
-
Nous sommes les forces du désordre. Tout désordre est momentané, mais il suppose
un rappel à l’ordre. Ici nous n’avons fait que notre devoir, et nous avons forcé la dose
du fait de la résistance avaricieuse de vos maîtres carrés.
De nos mètres carrés ? Vous oubliez que vous volez, vous êtes des hors-la-loi, des
enfants de Midas.
Enfants de Midas ?
Vous savez, ce roman de Jack Lombric ? Des terroristes et des bandits comme vous,
simplement très bien armés et imprenables. On a vu des précédents dans notre histoire.
Le colonel Vogel nous en bouchait un coin, je le reconnais. Nous restions bouche bée devant
son argumentation laconique et cinglante comme un fouet. C’était la première fois que l’on
nous répondait de la sorte. Je conclus que les mètres carrés, dans ce paradis gris, ainsi nommé
pour l’habileté que l’on met à y protéger les mètres carrés, nous avaient donné tout ce fil à
retordre pour de bonnes raisons. Ce fut Orden qui, s’adressant presque à un collègue, prit la
parole et lui posa la question fatidique, prélude peut-être à je ne sais quel type de transaction
ou de conversion.
-
-
Colonel, pourquoi mettez-vous autant d’empressement à défendre un système aussi
putréfié ? Par intérêt personnel ? Par conviction profane, par idéologie ? Tenez, nous
ne voulons que nous amuser, nous.
Et puis silence, quoi, Vogel…
327
-
Bon, arrêtez de vous prendre à mes hommes. Vous verrez avec les casques bleus
quand ils viendront…
Les casques bleus ? Si on nous les envoie, cela leur knoutera cher. Ce sera nos superpouvoirs contre un fort maigre sens du devoir…
Le colonel nous observa de son fier regard de renard gris de Sibérie. Il croisa le fer avec
Fräulein, qui n’était pas partie, lecteur, pas plus que les autres, et je me demande qui fera
notre déménagement à Paris. Il faut dire – et je me le rappelais soudain – que son nom
signifiât « estomac » en tudesque, et que Fräulein
Puis :
-
Je fais rappeler mes hommes. Arrêtez vos filets. Ce sont des pères de famille. Y en a-til parmi vous ?
…
…
…
Je n’avais pas remarqué jusqu’à ce point de notre histoire, lecteur, et toi peut-être aussi, que
nous étions tous dépourvus d’enfants, moi pour de bonnes raisons, mais les autres ? Même
Fräulein, la pauvre, brève maman d’Ubik et Kubelik avait cruellement tenté de… Mais il y
avait petit Pierre, qui grâce à Dieu… Mais il fallait être bon prince, surtout dans un endroit
comme celui-là.
-
Vous marquez un point, colonel.
Je voudrais aussi que vous cessiez de piller ce petit Etat. C’est une cible trop facile
pour des cow-boys comme vous, et ce n’est pas le plus dangereux de la terre.
Mais le plus cher en petits mètres carrés.
Puisque vous y tenez, je vous ferai remarquer… Nous pourrions nous entendre. Je
pourrais même…
Oui, colonel.
Avoir besoin de vous.
La police, avoir besoin de nous ? La maréchaussée ? La gendarmerie ? Tudieu ! Pour une
surprise…
-
Vous pourriez préciser votre pensée, mon colonel ?
La tour invisible.
Le policier philosophique avait marqué un autre point. Il nous avait communiqué l’existence
d’un tour infidèle, tout comme notre jeune Siméon. Et il était prêt à nous aider et nous
conseiller. Décidément, nous avions de belles fréquentations. Sous le ciel gris de ce ciel sans
Dieu (tu te demandes, lecteur, pourquoi je n’ai pas plus parlé de Dieu ? Tu le sauras…), je
regardai Orden qui opina. Le colonel reprit.
-
-
C’est une tour d’infidèles, en quelque sorte. On ne peut pas la voir, elle est emplie de
démons curieux, intéressants pour vous, de personnes louches ou mauvaises. Vous
pouvez ne pas aimer le Richistan, il a toujours existé et fait peser sur l’humanité un
poids bien pire encore dans le passé.
Colonel…
328
-
-
Vous le savez. Le monde croît, s’enrichit, va mieux, se développe. Les prix de
l’immobilier montent dans les villes un peu partout, et c’est normal. Il n’y a jamais eu
aussi peu de misères… Et c’est pourquoi vous avez autant de mal à recruter des
militants à art, ces garnements que vous avez retirés à l’autorité de leurs irresponsables
parents.
Fous afez raison, colonel…
Oui, miss Fraulein.
Nous nous taisions. Il flottait dans l’air glauque et humide si propre à ces contrées d’usure une
aura d’incertitude, de folie douce. Pour un peu, nous aurions tous abandonné là notre geste
révolutionnaire et serions rentrés à la maison cultiver notre jardin comme des paysans ou des
petit-bourgeois libéraux.
Journée triste, pluvieuse, terne comme une vieillesse future. D’étranges pensées se
pressent dans ma tête ; ce sont des problèmes, des mystères où je ne distingue rien, des
questions que je n’ai ni la force ni la volonté de résoudre. Non, ce n’est pas à moi de résoudre
toutes ces questions.
Mais alors, mon lecteur, tu n’aurais plus à te mettre sous la dent. Nous regardions avec peine
les enfants qui eux-mêmes semblaient des chiots en peine. Une partie d’eux s’en allèrent, les
Gavnuks bien sûr nous restèrent.
D’Artagnan tenta une ultime parade.
-
-
Pourriez-vous alors, mon colonel Vogel, nous expliquer pourquoi vous nous tenez ces
propos, alors que vos troupes tentaient de nous attraper ? Je vous conseille d’ailleurs
de ne rien tenter sur notre dirigeable !
Ce n’est pas moi qui vous poursuis. Ce sont les autres. J’essaie seulement de vous
conseiller de changer de cible.
Silence, Vogel ! Nous ferons ce que notre bon vouloir…
Laisse, Maubert. Vous êtes sûr que vous ne nous jouez pas de tour ?
Certain. Je sais trop ce que cela me knouterait, comme vous dites…
Il ne ne joue pas de tour ??? Eh bien allons la voir, tudieu !!!!!!!!!!!!
La requête de Mandeville surprit tout le monde. Mandeville, tu ne cesses de progresser,
décidément. La tour, prends garde ! Nabookov commenta ainsi, enfin revenu parmi nous,
tandis que Tatiana tressait ses douces tresses.
-
Incroyable, ce gars-là ! Il vient de l’Okhrana !
De l’Oklahoma ?
De l’Okhrana, Mandeville !!! de l’Okhrana !!!
Vous trouvez qu’il crâna ?
J’y renonce !
Mais que vient faire cette histoire de nonce ?
J’y renonce.
C’est vrai, tudieu ! On n’est pas à Rome, tout de même !
Ah, Mandeville vous êtes toujours prêt à écrire une autre histoire !
Vous vous moquez, j’espère, diantre ! Moi j’écris notre histoire !
329
En quoi il avait raison, Mande, puisqu’il traduit tous nos propos dans son dialecte propre, les
rectifie, les nourrit, te console lectrice, de leur acrimonie. On rangea gentiment les carabiniers
dans leurs casernes. Nous décidâmes de descendre l’atelier du dirigeable à terre pour
commencer à planifier nos nouvelles activités subversives, cette fois en accord avec l’étrange
colonel.
Skorzeny nous envoya nos armes et munitions ; il restait à bord avec Ivan Mudri pour
surveiller notre grand vaisseau. Ivan ne cessait de rebaptiser son joujou géant d’ailleurs :
Moloch, Eva Braun, Horbiger, Tristan et Iseut, Montségur, Sadok, Kitezh, Cyberia, Buzz
l’éclair, Space cow-boy, Mowgli le clown, Walhalla, Chemise prune, Baïkonour, tout y passa.
Nous dépliâmes les tentes sur la place du palais, ayant décidé de ne pas enlever celui-ci dans
nos filets. Mais je crois que les gavnuks chipèrent même quelques mètres à notre nuit tombée.
Il était alors temps de nous rendre à la tour invisible. Nous étions tous armés, accompagnés de
notre étrange policier philosophique.
Enfin nous arrivâmes devant une grande esplanade vide. Vide, elle ne l’était pas, lecteur, mais
il fallait le voir ; or comment voir ce que l’on ne peut voir ?
Vogel nous indiqua les limites de la tour invisible. Nous nous approchâmes ; Maubert
discutait avec Nabookov, quoique ce ne fût pas prudent. Ils traînaient un peu pendant que
nous cherchions l’entrée et les codes d’accès secrets.
-
-
On dit que les deux tours sont toujours là.
C’est évident. Ils ont hypnotisé les gens en leur faisant croire par le câble que l’on
avait fait s’écrouler les tours. En réalité, personne ne les a vues s’écrouler. Il n’y a eu
que des images.
Cela me rappelle un film… Un mongol revient et hypnotise une ville qui ne voit pas la
tour devant laquelle elle défile tous les jours.
Normal : le spectacle est le capital tellement accumulé qu’il en devient image.
Mais ici c’est l’absence des images qui nous frappe. A ciel ouvert.
Ce n’est pas un peu fini, Vadius et Trissotin ?
On vient, Darty, on vient… c’est Mandeville qui va être content : pour une fois que ce
n’est pas lui le bouc émissaire…
Bouquet misère ?
Nous arrivâmes par l’entrée luxueuse ; les lunettes d’éveil de notre magicienne Circé Fräulein
faisaient merveille ; et même notre officier en fut étonné. Il devait prendre garde maintenant
aux sauvages sentiments de Fräulein, qui pouvait à volonté le transformer en porc s’il ne se
prêtait pas à ses amours tragiques.
Je crus voir de l’ivoire, ce qui me surprit ; Mandeville, toujours certain de l’avenir radio de
notre humanité, me précisa que l’on ne cessait d’en parler, de l’ivoire, via la côte. La porte de
corne, celle d’ivoire. C’est pour cela sans doute que l’on n’y voit rien, ajouts-t-il
tranquillement.
Altera candenti perfecta nitens elephanto,
sed falsa ad caelum mittunt insomnia Manes.
Ces falsa insomnia, ces songes trompeurs, m’ont toujours tourmenté, lecteur, ainsi que mes
inspirés, Dosto, Byron, Château brillant et puis tant d’autres.
Mais je n’étais pas au bout de nos peines. Il y avait au milieu de la grand-salle, de cette salle
immense, cet autre infernal court, un concierge fort rond, avec une frange noire et un bel
330
uniforme de concierge. Entouré de ses deux assistants apparemment fort sots, il tenait les
propos suivants.
-
-
-
Quoique puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal à
l’immobilier : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans immobilier n’est pas
digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il
instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme.
???
Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use
avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche (comme
Laurence Huey), partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande,
et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que l’immobilier inspire
des sentiments et de vertu à tous ceux qui en prennent.
Mais c’est Sgana, c’est Sgana, c’est Sgana.
Mais oui, Mandeville. Sgana plus réel que nature.
Tu as une dent contre Molaire ?
Ce homunculus se sent parfois si inférieur à son contraire qu’il se considère lui-même, en
dépit de toute son intensité de conscience, comme un rat plutôt qu’un homme, ― un rat doué
d’une intense conscience, mais tout de même un rat.
Cette rencontre inopportune, lecteur, me permet de te remettre un résumé trouvé à miparcours du chapitre alors que les incroyables aventures du baron Horbiger menacent de
défrayer toute chronique historienne, voire de la rendre impossible.
Tentative de résumé impartial en milieu de chapitre de ce qui précède
Un ange indéterminé, rebelle ou bien carrément satanique – à moins qu’il ne s’agisse d’un
imposteur pur, voire d’un pur imposteur – arrive des cieux et menace de semer le désordre
sur notre bonne vieille terre muée en paradis terrestre absolu par la démocratie sociale de
marché, la mondialisation et la spéculation immobilière. Entouré d’une troupe de garnements
mal élévés, de résidus sociaux et parasites de la bonne société, de Gavnuks mal éduqués et de
transfuges des Enfers politiquement incorrects s’il en fut, il commence à voler des mètres
carrés et à imaginer des monastères bizarres et des univers parallèles dignes des heures les
plus sombres de notre histoire. Il effectue nonobstant deux descentes ou plus au centre de la
terre, tenant à prouver la véracité de la théorie horbigerinne de la terre creuse, fadaise
historique des plus démodées.
Avec son mini-gang il sème la désolation, en dépit de tout bon sens. Il semble même remettre
en cause les théories officielles concernant les attentats des 38 octobres 10025. Dans le cadre
d’un récit débridé, comme on dit au Tibet, récit qui du reste n’honore guère son auteur, qui
s’avère être l’ange ou l’imposteur lui-même, et ne rien respecter de la sage narration néoclassique qui caractérise nos temps petit-bourgeois, il multiplie les altercations et les
provocations contre la gentille autorité planétaire qui ne pense qu’aux horaires de décollage
et au tri sélectif des ordures ménagères.
Une certaine absence de réaction des autorités – caractéristique de nos démocraties toujours
trop bonnes, toujours trop généreuses, toujours trop délicates avec les totalitarismes de tout
poil, alors qu’elles n’ont de cesse de menacer les forces de libre marché qui font progresser
l’humanité - se fait alors sentir ; et notre cancre las se dirige alors vers un petit pays qu’il
331
rêve de passer à tabac, petit pays sensible et délicat, où le mètre carré ne coûte que 38 OOO
euros du mètre, alors qu’il permet d’effectuer un investissement salutaire et d’échapper aux
fourches caudines du fis totalitaire.
Force est toutefois de constater, à la décharge des autorités incriminées à l’instant, que ces
surprenants délinquants disposent d’armes secrètes et dangereuses fabriquées par la
diablesse Fräulein – par ailleurs très belle femme frustrée dans ses variées amours – et par
l’abominable homme des glaces Horbiger, yéti de cette bande infâme. Les dialecticiens dont
s’est entouré cet ange apostat – qui n’est qu’un imposteur – sont au nombre de trois, du
moins les plus périlleux. Leur plus brutal sicaire est un dénommé Orden, aux origines elles
aussi douteuses. Cet homme inconscient est un vrai terroriste.
Il apparaît aussi, Votre Excellence, que nous soyons sur le point de les empêcher de nuire à
cette société valeureuse qui ne fait que des satisfaits ou des envieux. Nous en arrivons au
point où nos défaiseurs de démiurges, héritiers des pires hérésies de l’Antiquité, entrant par
effraction, comme à l’accoutumée, dans un immeuble gigantesque qu’ils font semblant de ne
pas voir – pour troubler leur semblant de lecteurs.
Après avoir lu cette brochure, nous éclatâmes de rire. La prose des médias, lecteur, la prose
des médias… Toujours le vrai, mais en désordre.
Nous étions dans la tour. Nous interrogeâmes Sgana bavard comme à l’accoutumée, qui
s’exprima dans la style baroque qui est le sien. Mais déjà les nôtres mettaient hors de nuire els
gardes de la Tour, alors que Mandeville et d’Artagnan prélevaient leur moisson de mètres
carrés, qui promettait d’être merveilleuse. Cette tour nous plaisait déjà ; nous allions jouer de
bons tours à nos maîtres carrés. Seul Orden veillait, observait, ronchonnait, se méfiant de tout,
de quelque piège dans une tour dite intelligente.
Sgana nous parla d’abord d’un appartement maudit, comme dans toutes les tours. Celui-là
était un appartement gourmand, comme on dit, un vrai maître carré, qui dévorait les humains,
en tout cas ses locataires, comme si la consciencieuse caution qu’ils avaient versée, ne
suffisait jamais. Vogel, incapable de se taire en dépit de son nom, aurait préféré que l’on
l’évitât. Mais la curiosité universelle l’emporta.
Il faut dire que cet appartement – le n°50 – jouissait, depuis longtemps déjà, d’une
réputation, sinon déplorable, pour le moins étrange.
On y rentrait, on n’en ressortait pas. L’appartement les digérait, ces locataires, un Minotaure.
Et il s’en trouvait toujours, comme si le risque eût incité tous ces sots, ainsi que le prix
exorbitant de la location. Tu t’imagines ainsi un appartement non pas hanté, mais vidé,
lecteur ? Un appartement qui comme tes maîtres carrés fabrique de l’absence à volonté et dans
la paix ?
Une fois – c’était un jour férié – un milicien se présenta à l’appartement, fit appeler dans
le vestibule le deuxième locataire (celui dont le nom s’est perdu), et lui dit qu’on le priait de
passer au commissariat, juste pour une minute, afin de signer quelque papier… En fait, il ne
revint jamais. Et le plus curieux, c’est que le milicien avait manifestement disparu avec lui.
Maubert ne crut pas cette histoire ; Silvain, convaincu que dans cette principauté les gens sont
beaucoup moins riches qu’on ne le croit – qu’ils ne le croient…- estima que les colocataires
disparaissaient parce qu’ils devaient cacher leur insolvabilité. La cherté crée le vide ; et
partout sur la côte d’usure, les logements sont vides. Leur cherté leur donne un prix énorme.
332
Ce prix fait leur vide. Nous savons le reste, lecteur. Faudra-t-il en chasser les esprits
démoniaques ? Pouvions-nous le visiter ?
L’appartement répondait de temps à autre aux coups de téléphone, tantôt par un
bavardage criard, tantôt d’une voix nasillarde, parfois une fenêtre s’ouvrait, et, de plus on
entendait derrière la porte les sons d’un phonographe.
Nous entrâmes. D’Artagnan qui se préparait à enrouler tous les – nombreux – mètres carrés de
ce grandissime projet immobilier observa que la taille variait, de seconde en seconde même.
C’était un beau piège que cet appartement de loi des maîtres carrés : on en louait pour une
certaine quantité (de mètres), on en récoltait une autre à l’issue de sa quête. Et bien entendu, il
était impossible de prouver qu’à l’intérieur de cette tour bizarre on ait été trompé sur la
marchandise ; puisque l’astucieux logement reprenait à volonté – mais quelle volonté ? – sa
taille appropriée.
J’observais aussi qu’il y avait un certain nombre de faits intrigants : les portes gémissaient, ou
plutôt elles parlaient. L’air passait, même avec les fenêtres closes. Les bruits d’eau abondaient
au mépris de toute règle. Il y avait même un certain parfum, peut-être soporifique, qui régnait
dans cette moite atmosphère.
Puis il ajouta quelques détails complémentaires, racontant qu’il avait vécu près de deux
jours dans l’appartement 50 en qualité de vampire et d’indicateur, et qu’il avait failli être
cause de la mort du directeur financier Rimski…
Comme dans un mauvais récit d’anticipation, certains éléments du mobilier ou de l’électroménager, certaines portes aussi, réclamaient de l’argent, ou plus de soins, ou se refusaient aux
soins. Sgana, devant qui j’agitais ma carte dorée, était prêt à me saturer d’anecdotes
croustillantes ; il semblait qu’il fût à même de m’inventer un volume de ces contes
fantastiques d’Haussmann…
Mais personne ne savait si les mètres que nous emportions de la tour étaient de bons mètres ;
ou bien des pièges, comme on parlait jadis d’enveloppes piégées. Nous voyions autour de
nous cette ribambelle d’objets devenus fous réclamer des horions, toujours plus d’horions, et
même des gros liards puisqu’en ce bon moment, ta monnaie disparaît, comme ta vie, ou
comme l’eau du lavabo, lecteur.
— Un de ces jours, fit Joe avec colère, les gens comme moi se dresseront pour vous
renverser, et la fin de la tyrannie des machines homéostatiques sera arrivée. Le temps de la
chaleur humaine et de la compassion reviendra, et quand ça se produira quelqu'un comme
moi qui sort d'une rude épreuve et qui a grand besoin d'un café chaud pour se remettre
pourra se le faire servir même s'il n'a pas de poscred à donner. » Il voulut verser le tube de
crème et le reposa. « Et en plus votre crème est tournée, ou votre lait ou je ne sais quoi. »
Il me fallait déconnecter la folie domotique. Ainsi fut fait par Fräulein qui usa d’un de ses
appareils si minces, et Sgana nous emmena pour visiter d’autres « appartements de folie »,
comme il disait. Il semblait qu’il en portait un sur lui-même, homme colimaçon. Fräulein se
demanda s’il n’était pas un automate, tant notre drôle lui rappelait ses propres créations, Ubik
et Kubelik, le charme et puis l’intelligence en moins. Mais il semblait que Sgana nous
préparait comme le Gollum d’une autre pièce, qu’il salua au demeurant, une autre espèce
humaine. Mes amis en furent gênés, Orden et moi beaucoup moins, mais tout de même… On
333
a beau être des anges et s’amuser, on n’aime pas ce que l’humain devient, sur cette basse terre
ou sur ces hautes tours.
C’est avec leur chair et leur esprit qu’ils avaient acquis leur maison, tel l’escargot. Mais lui
fait ça sans s’en douter.
Vogel ne nous avait pas trompés, la tour se laissait déménager et vider de ses mètres carrés
sans encombre. Pourtant nous redoutions quelque piège…
Nous entendions quelques bruits d’explosion, qui ne seraient pas les derniers. Comme ce
n’était pas les nôtres, nous étions inquiets. Mais Sgana nous confirma que les travaux
abondaient et qu’ils ne se terminaient jamais. Quelques acquéreurs acquéraient,
commençaient des travaux qu’ils ne terminaient jamais, et revendaient. Il était temps que nous
fissions, nucléaires, place nette.
Nous vîmes une belle femme d’âge mûr à l’entrée de son penthouse. Elle posait un explosif
près d’une paroi. Quand elle nous vit, elle nous adressa un vaste sourire, que tous mes
compagnons prirent pour eux-mêmes.
-
C’est Danièle Boom.
Qui ?
Une fameuse propriétaire, agente immobilière. Elle a perdu son mari, ou plutôt… Il est
parti avec une autre. Alors elle fait sauter un mur de temps à autre.
Que faisait son mari ?
Il était prestidigitateur. Très célèbre.
C’est le mur de Merlin, alors…
Il vaudrait mieux l’emmener avec nous, la pauvre femme.
Une pour tous, tous pour une !
Orden attrapa un garçonnet assez épais à l’étage. L’enfant tenta de le mordiller. Il était gras,
assez tranquille, luxueusement vêtu, mais il rêvait de mordiller. Maubert, à qui Orden le remit
– j’avais peur qu’il n’en fît, c’est le cas de le dire, qu’une bouchée…-, se fit mordre à son
tour. Et sa complexion humaine fit qu’il saignât ; et que nous pûmes observer la dentition
refaite de notre drôle de prise. Finalement le vampiricule détendit l’atmosphère sans le savoir.
-
C’est un vampire.
Un empire ?
Mais non ! Un vampire !
Les choses vont décidément en vampirant…
Après la tour invisible…
L’empire invisible… (pas vrai, orbi, on l’attend toujours ton embyyrhe)…
Le vampire invisible !
Voilà sa sœur aînée.
Merci, Sgana.
Il y avait en effet une diablesse habillée en Prada de la tête aux pieds, en dépit de ses treize
ans, qui nous jeta un regard mauvais et récupéra son étrange colifichet. Elle semblait possédée
par sa tunique de Nessus. Se méfier de ces vêtements, lecteur, comme d’une peau de chagrin.
Ils te portent la poisse, et la peau de chagrin. De son regard éteint, elle me murmura quelques
mots dans un dialecte oublié du Mordor et partit vers l’ascenseur.
-
Où vivent-ils, Sgana ?
Dans la nécropole.
334
-
-
La métropole ?
Non, monsieur Mandeville, la nécropole. C’est une galerie commerciale où de riches
gens vivent. Ils ne peuvent plus s’arrêter de consommer ou d’acheter des bijoux ou des
vêtements, donc ils y vivent sur place.
Ils font du surplace, si l’on veut dire ? Et ce petit vampire ?
Il y en a de plus en plus. Ce sont les privilégiés.
Et les zombies ?
C’est dans les supermarchés.
Merde Carrefour ! Ce cher Siméon a bien raison.
Oh, nous arrivons chez le muslim carré.
Le muslim carré ?
J’aimais bien ce vieux Sgana. Il nous faisait vraiment descendre aux Enfers de ton siècle qui
sont dans les aires, lecteur. Il le faisait avec bonhomie, avec respect, une bonne éducation
domestique. Je lui promis un bon pourboire, décision qui me valut un nouveau reproche
d’Orden, qui craignait que cet élan de générosité nous valût de trop longues excursions
immobilières… Mais j’aime tellement le tourisme immobilier, lecteur !
Horbiger aussi ronchonnait.
-
En tout cas, il n’est pas question de mettre ces cochonneries de luxe dans mon
Ordensburg !
Je sens aussi le colis piégé, Orbi… on les mettra dans les communs, dans nos
habitations à loyer immodéré !
Vous voulez envoyer tout cela dans la capitale ?
Ta gueule Vogel !
Siméon, laisse monsieur Vogel parler quand il l’entend ! Oui, pourquoi ?
Pourquoi la capitale ? Choisissez des hauts lieux chargés d’esprit. Il y en a tant…
Et nous pourrions chasser les fantômes et les qlipoths !
Jouer à Don Juan et dragons !
Nous arrivâmes chez le muslim taré, pardon carré. C’était un jeune indo-européen, comme
disait Orbi, qui portait son bonnet et se promenait avec son tapis de prières.
Quand il nous vit il nous jeta un regard inquiet et torturé, fit sauter un petit explosif, déroula
son tapis de prières, pria dans une certaine direction, se releva, s’ablutionna, nous jeta un petit
regard méprisant, se remit à prier, égorgea un poulet, s’aspergea d’eau, regarda vers le
lointain, calcula son loyer, nous menaça des pires représailles, déplia de nouveau son tapis, se
remit à prier, exhiba son encens, nous noya dans l’odeur, chercha à vendre son local, partit
pour l’orient, se remit à prier et nous rejeta dans les ténèbres extérieures. Orden le mit dehors
d’une pichenette. On entendit une petite explosion dans l’ascenseur.
-
Il n’était pas mal, Sgana.
C’était Boom Laden.
Ah !
Bon, on va faire place nette. Nettoyez l’immeuble…
Mais je voulais vous montrer le meilleur pour la fin…
Je meurs de faim.
Nous aussi, Mandeville, nous aussi. Comme cette tour vénérable, nous avons grand
besoin de restauration.
Mais laissez-moi vous montrer l’avare du condominium. C’est le plus grand
propriétaire. Non, vous seul, Gerold.
335
-
Moi seul ?
Sgana nous avait stupéfaits. Son ton avait changé. Il se faisait plus grand, plus sombre, plus
signifiant. Même Orden ne bougea pas. Il me mena à une porte, celle de l’avare. Et j’entre
seul.
Tu le connais, lecteur.
Il est là, dans la chambre du grand département, au fond du corridor. Il est assis avec sa
barbe en flèche et son odeur si rare, son air de mécontent, factieux conservateur. Il ne me
jette pas même pas un regard de défi, tout à l'écoute de son vieux, toujours le même, depuis
le temps qui ne passe pas… C'est le vieux, qui a un air de parent pauvre de mon Jacob, qui lui
répond, ou qui lui raconte sa vie, comme on aime à dire chez toi maintenant. Il en a l'air
embêté, mon bougre de compagnon. L'autre ne désire plus rien, il compte les minutes et les
années qui bientôt seront des siècles aussi pour lui. Il compte ses m², ses monnaies fades, ses
cellules souches qui vont le régénérer, il fait la liste de ses bonnes actions, des femmes dont il
ne veut plus, des voitures de collection qu'il ne sort plus jamais, et des rares pays où il n'est
pas encore allé ou que l'occident n'a pas bombardés. Il ne croit plus en rien, sinon en la fin de
l'Histoire et de sa propre histoire. Il est revenu de tout même s'il n'est allé nulle part, et il a
fait le tour, mais il veut le refaire, et sans faire de révolution.
Mais comme tous les vieux, il aime l’argent et son spectacle. Il veut en avoir pour son argent.
Et il demande à une jeune fille de lui jouer le tour des maîtres carrés. Il meurt, mais il veut
vivre. Il est si vieux, mais il est si riche. Ce qui ne le tue pas ne le rend pas plus fort, ce qui ne
le tue pas, lecteur, le rend plus vieux. Dans son luxe effréné et glacé, il lui demande ainsi,
mon vieux père Grandet, qui vivra tant qu’il sait que l’argent n’est pas de ce monde non plus,
mon vieux maître carré.
« - Veille aux mètres carrés… mets des mètres carrés devant moi ».
Guillerette étala des m² sur la table, et il demeura des heures entières attachés sur le m²
comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même
objet ; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible.
«Mon père, bénissez-moi, demanda-t-elle.
-Aie bien soin de tout ! Tu me rendras compte de ça là-bas », dit-il en prouvant que le
christianisme doit être la religion des avares.
Le bonhomme en veut plus. Il me voit entrer avec mes tas de mètres carrés, et je m’entoure de
mes voleurs préférés. Il rugit, alors, sa face noire devient gigantesque, l’immeuble tremble, il
entre en éruption, il ne veut plus. Il tend sa main crochue vers moi.
-
Rends-moi cela mon fils prodigue… Es-tu donc fou de me déposséder ?
Tel père, tel vice…
Je te tuerai…
Il essaya de se lever, et en dépit de la pauvre automate qui jouait si mal le rôle de Guillerette,
il chuta et se fit mal. Il cessa d’être pour un temps.
Mais ce dernier effort lui coûta la vie. Mais ce dernier effort lui coûta la vie. Mais ce dernier
effort lui coûta…
-
Il te croit son enfant ?
336
-
Laisse tomber.
Lui est mal tombé.
Orden fit un lâcher d’avare par la fenêtre. On le retrouverait bien assez tôt.
Je pense que si le diable n’existe pas, s’il a été créé par l’homme, celui-ci l’a fait à son
image.
Nous commencions notre descente. La tour est si haute, lecteur, elle est presque infinie, elle
n’en cesse pas. Redescendre sur terre de ces hauteurs babéliennes est un exploit sévère. Mais
nous l’avions vidée, la tour, du moins croyais-je.
Ils dirent encore: Allons! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel,
et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face dans toute la terre.
Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont
entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.
-
Je ne crois plus que leurs langues seront confuses.
Sans doute. Je repense à ce que dit Vogel. Chercher un endroit sur la terre, ou bien
sous terre ?...
… où d’être homme d’honneur on ait la liberté ?
Mais restons encore un peu histoire de les embêter. Tu as vu le résumé…
Sgana nous observait, et semblait triste de nous perdre.
-
Vous n’allez pas me laisser… tomber ?
Viens avec nous, si tu veux.
Vous ne voulez pas avec moi voir le Richistan ?
Pourquoi faire ?
Pour voler.
Horbiger, il va falloir nous acheter une soucoupe volante…
Pourquoi faire ?
Pour voler !
Et c’est ainsi, lecteur, que nous entrâmes au Richistan. Et comme tout d’un coup nous fûmes
entourés de guides, agents, escorts, de toutes sortes de prestataires de services. Car nous
étions les rois du monde pour presque tout, et même sans l’avoir voulu, s’il en fut.
337
Richistan, ou le retour de Sibylle.
On m’amena au Richistan, et je faillis être bien attrapé une nouvelle fois, ô lecteur. Car nos
récentes acquisitions avaient fait grand bruit. Les sous-sols de leur monde mondain grondaient
des bruits de mes mètres carrés. Le grand acquisiteur avait fait sa venue !
Les achats de Tétéras devinrent le sujet des entretiens de la ville. Les avis les plus divers, les
opinions les plus contraires furent émis sur l’avantage d’acheter des serfs pour les coloniser
Je n’y pouvais mais. On répétait partout que j’avais, que j’étais devenu la plus grande fortune
du monde, avec mes milliers de mètres dans tout le centre-ville !
Sgana me proposa de visiter l’étage philanthropique. En fait cet étage communiquait avec la
galerie du Nécropole dont nous avions eu une brève apparition plus tôt. Cette, ce nécropole
plutôt est un Mall gigantesque, une énorme istanbulle immobilière, une colossale verrue
marchande qui grève tous les budgets, traverse toute la terre. Dix mille milliards de gros liards
à dépenser pour dix mille kilomètres de couloirs et d’hôtelleries luxueuses, comme on dit. On
va en Chine, en Arabie, dans les Indes, dans les Turkestan, dans tous les horizons, et puis bien
sûr en occident.
L’étage philanthropique se rétrécit, s’il a eu son importance : on y adopte des chiens, du
chihuahua, du sri-lankais, du haïtien, de l’Angolais, de l’ukrainien mineur, si rien ne rompt.
On y fait sa bonne action après ses grandes emplettes ou bien sa grave acquisition.
-
-
Ce n’est plus ce que c’était… Il y a plus de mètres carrés, je veux dire plus de mètres
carrés plus cher. Et donc moins d’enfants ou de chiots à adopter. Le monde est ainsi
fait.
Tu veux dire, Sgana, que la cherté du terrain raréfie la marchandise humaine.
Oui, celle du moins à adopter. De toute manière, regardez, Monsieur Orden, ils vont
tous vers la cherté.
Ils vont, ils vont en effet. Aucune ville n’est assez chère. Tu peux nous la refaire, ta
chronique, mon cher Sgana ?
-
-
Celle-là ?
Oui.
Quoique puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal à
l’immobilier : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans immobilier n’est pas
digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il
instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme.
C’est excellent. Merci, Sgana.
Serguei faisait ses courses. Serguei, c’est le père de Superscemo, lecteur, celui-là même que
nous avions un jour rencontré sur le boulevard des Germains. Il cherche des vêtements mais
les refuse. Pour lui rien n’est assez cher. Il confond les francs et les germains, les gros liards et
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les horions, il cherche les roublards, pour lui rien ne doit valoir un kopeck. Tout doit y être
hors de tout prix, sinon c’est une preuve de pauvreté. Question de vie ou de mort.
Serguei nous salue avec déférence, puis son attention est captée par de nouvelles surprises, de
nouvelles acquisitions en perspective, de nouveaux achats. L’attention d’un riche redevenu
riche surtout ne doit jamais être mise en attente. Il rencontre Dimitri son voisin.
-
Dimitri ?
Serguei ?
Mon ami !
Tu as refait fortune ?
Comme cela ! J’ai lâché la Chine ! L’avenir est bangladeshi !
Ou bengali !
Si tu le dis, Mitri !
Je vois que tu as le même Arts manies…
Que moi, oui !
Et à combien l’as-tu acquis ?
Dix mille !
Mais tu t’es fait avoir ! Je l’ai eu pour quinze mille !
Dimitri, mon ami, tu n’es pas un ami ! payer plus cher que ton ami!
J’ai été homme du peuple, mais aujourd’hui je suis un homme…
Un vrai, un vrai, consommateur !
Tirez du cash sans sommation !
Ce qu’il y a de bien avec les riches, c’est qu’ils font toujours semblant de se connaître ou se
reconnaître. Un vrai showbiz, lecteur, que leur carnet d’adresses ou leur name-dropping à
n’en plus finir. Serguei dit donc me connaître ; mais Dimitri aussi me connaît, il m’a vu dans
les revues.
Dans les revues ? Nous tournons notre tête effarés. Nous sommes en effet filmés, lecteur, et
nous sommes fameux. Les nouveaux acquisiteurs. Les murs et les écrans qui les remplacent
partout se couvrent de mes représentations. Nous sommes des célébrités, et présentés comme
des gloires locales et globales à venir, et même déjà là.
Toute la ville parle de nous. Toute la nécropole.
La ville fut divisée, deux opinions se répandirent : celle des hommes, celle des femmes. Le
parti masculin, le plus stupide, ne s’intéressa qu’aux âmes mortes : le parti féminin ne
s’occupa que de l’enlèvement de la fille du gouverneur.
Toute la ville parle de moi, dis-je, et de ma dernière conquête qui n’est pas même
immobilière, puisqu’elle est humaine. Et j’en vois la photo, dans cette galerie où passent plein
de gens, qui y passent si vite qu’ils ne peuvent me voir, et alors je me demande à quoi il sert
d’être célèbre. Je demande leur avis à mes compagnons, pendant qu’Orden se tape la tête
contre les murs et qu’Horbiger se montre fort jaloux.
-
On dirait Fräulein…
je ne crois pas : Anne-Huberte ?
Ou bien Tatiana : ils sont si sots…
Saucisson ?
Non pas, Mande. Nous cherchons la fiancée présumée de Gerold.
La fille résumée de Gerald ?
Peut-être que nous ne la connaissons pas, après tout…
339
-
Au sens biblique, certainement !
Et si c’était Kitzer ? Avec sa manie de se déguiser tout le temps !
Elle n’en fait qu’à sa guise, comme le duc !
Ciel !
Enfer et damnation ! Kitzer ou bien Sibylle !
Il faut demander à une lectrice, elles en savant tellement plus long que nous à ce
sujet…
Cherchons. peut-on aussi demander à une lectrice dudit ouvrage si…
Il faut avouer, à l’honneur des femmes qu’elles manifestèrent plus d’ordre et de prudence…
Tout prit chez elle une forme claire et précise, tout s’expliqua, se transforma en un roman
complet, harmonieux.
Nous avons cherché, nous sommes introduits dans un grand salon. Notre bon Sgana nous
quitte maintenant. Il n’a pas mieux à faire, mais il n’a pas le droit de mieux faire. Nous aurons
droit à d’autres guides plus importants, dont une, nommée Lutetia, qui s’emporte de bonheur
rien qu’à me voir comme cela dans le porphyre mâché du condominium planétarisé. Il lui
passe le relais, et nous voici comme suit :
-
-
-
Gerold Ivanovitch ! Ah ! Mon Dieu, Gerold Ivanovitch ! Notre cher Gerold
Ivanovitch ! Très honorable Gerold Ivanovitch ! Ma petite âme, Gerold Ivanovitch !
Vous voici donc, Gerold Ivanovitch ! Le voilà donc Gerold Ivanovitch ! Permettez de
vous étreindre, Gerold Ivanovitch ! Donnez-le nous, ici, qu’on l’embrasse mieux, mon
cher Gerold Ivanovitch !
Oui…
Gerold Ivanovitch ! Ah ! Mon Dieu, Gerold Ivanovitch ! Notre cher Gerold
Ivanovitch ! Très honorable Gerold Ivanovitch ! Ma petite âme, Gerold Ivanovitch !
Vous voici donc, Gerold Ivanovitch ! Le voilà donc Gerold Ivanovitch ! Permettez de
vous étreindre, Gerold Ivanovitch ! Donnez-le nous, ici, qu’on l’embrasse mieux, mon
cher Gerold Ivanovitch !
Chère, très chère Lutetia…
Gerold Ivanovitch ! Ah ! Mon Dieu, Gerold Ivanovitch ! Notre cher Gerold
Ivanovitch ! Très honorable Gerold Ivanovitch ! Ma petite âme, Gerold Ivanovitch !
Vous voici donc, Gerold Ivanovitch ! Le voilà donc Gerold Ivanovitch ! Permettez de
vous étreindre, Gerold Ivanovitch ! Donnez-le nous, ici, qu’on l’embrasse mieux, mon
cher Gerold Ivanovitch !
Elle parle toute seule, et comme toutes celles, fort nombreuses, qui parlent toutes seules, elle
ne cesse de parler. Orden s’irrite, nous nous irritons tous, car une fois de plus nous nous
sommes comme laissé piéger, lecteur.
-
Orden, je te défends de lui écraser la tête !
Ce sera toujours que de t’écraser, Gerold Ivanovitch chéri !
Je n’y peux rien… le système est trop plastique, il est trop mou, il est…
Les temps sont mous. La mouraille de Chine…
Chaque fois que nous sommes gentils, on nous le rend bien.
On nous rend bien parce qu’on est riches. Alors qu’on est voleurs.
Tous les voleurs sont riches. On est dans les mille et un ennuis.
Mais alors, la révolution ?
Quoi, la révolue Sion ?
340
-
Silence, Mandeville !
Qui a parlé de révolue Sion ? Sion s’agite, Sion continue, Sion s’exécute !
Oui, mais la Révolution ?
Messeigneurs, je suis à votre service mandé par la Ville !
Encore Mandeville ?
Celui qui vient de nous parler ainsi, un petit homme aux oreilles et aux narines frémissantes,
avec un haut-de-forme et une tenue carnavalesque, se présente : c’est notre nouveau guide,
Reise Führer, comme dirait Orbi.
Lorsqu’il entendait parler d’argent, ses oreilles frémissaient et accomplissaient un quart de
cercle. Ses yeux bleus étaient devenus louches à force de regarder sans cesse dans les coins
des portefeuilles perdus.
-
-
-
-
Bonjour, subtils et vénérés maîtres carrés.
Maîtres carrés ?
Vous êtes en effet les maîtres carrés, ne le saviez-vous pas ? Vous, le titre du roman,
vous l’auteur, vous l’acteur, vous le best supporting…
Et vous ?
Oh ! moi, je me fais de l’argent de proche ou de l’agent de poche, comme dit ton ami.
Je suis le surnommé ainsi.
Mange sous !
Ou Mange-tout !
Et l’on m’appelle, entre autres, Longues Dents, Œil de Satan, Lord High Life, Sultan
des Tousseurs, Pieds Noirs, Bey des Menteurs, Compliqueur de Procès, Ame de
l’Intérêt, Mauvaise Mine, Plein d’Astuce, Dévoreur des Patrimoines, Père de la
Crasse, Capitaine des Vents.
Pourquoi capitaine des vents ?
Parce que je pète à tous vents ? Je vous montre ?
Pas tout de suite, attendons le dehors…
Oh, mais l’air que l’on conditionne est ici bon. Que je vous explique : je suis mandé
par la ville pour vous montrer les galeries et vous faire passer du bon temps, ô vous
mes grands acquisiteurs…
Comment ? Nous ne sommes pas poursuivis ?
Mais par qui ? Vous êtes des célébrités, ici, et c’est honneur pour que de vous avoir
dans mon groupe privilégié, très, très.
Mange…
Tout.
Dites-nous…
Mais quoi, ô mon client ?
Nous ne sommes mal vus.
Mais non, messire Darty. Vous y mîtes le prix ! Vous êtes populaires, vous avez
emporté quelques surplus immobiliers et le marché repart ! Grâce à vous certains très
grands quartiers flambent encore…
Tel est pris qui croyait prendre…
Tel est le prix qu’ils croyaient prendre ?
Mandeville, vous avez toujours plus raison.
341
Comme on voit, Mangeclous n’aimait pas l’argent mais l’idée de l’argent, et en parler
beaucoup, et se rengorger de ses capacités. Son amour de l’argent était poétique, innocent et
en quelque sorte désintéressé.
-
Deux choses, Mange-tout. Premièrement, on visite vite le Richistan.
Je sais. L’espace-temps c’est de l’argent. Un nombre de kilomètres par heure.
Deuxièmement. Comment voulez-vous être payés ? En monnaies du pays, en mètres
carrés.
En pieds.
En pieds ?
En pieds carrés ! Tropisme londonien, sans aucun doute.
Le système impérial fait toujours plus rêver que le système métrique.
Vous l’avez dit, messire Horbiger.
On fait un bras de fer ?
Après la bière !
Dans mes bras, mon juif errant !
Mon bon aryen !
Mangeclous gagna pas mal d’argent en se faisant montreur de monnaie américaine. Il acheta
un jour un dollar à un touriste et annonça à ses coreligionnaires que, moyennant un sou, il
montrerait un écu authentique des Amériques.
Notre bon capitaine des vents parle pétaradant, et il nous fait tout visiter, à la vitesse du grand
vent. Même Orden est impressionné par cette célérité. Quel est le grand secret de ta rapidité ?
C’est mon ancienneté ! Et Mange-tout de nous parler de son petit Moïse, le plus prometteur de
ses garçons, le plus orthodoxe aussi dans la Babel mondialisée.
-
Je vais préparer mon petit déjeuner.
Et qui sera ? interrogea avidement Moïse, âgé de cinq ans, et dont les prénoms
supplémentaires étaient Lénine Mussolini. (En cas de révolution triomphante,
communiste ou fasciste, Mangeclous se prévaudrait du premier ou du deuxième
prénom, selon le cas, pour témoigner de son orthodoxie politique).
Mais Mange-tout me prend un peu à part, et de sa poigne énergique dit :
-
-
-
Ne croyez pas, mon vénérable, qu’en aucun temps on ait aimé, ou estimé plus un
prédateur tel que ta troupe ! Tu es le phénix de ces bois, tu es l’exemple à suivre,
voleur, distributeur, tout ce que le monde a attendu !
Et donc, maître queue…
S’agitant dans son bocal, je te dis diablotin que tu erras, et justement, en digne fils
d’Enoch ! Tu n’as pas d’ancêtres, tu es un ancêtre…
Tu es un sacré bavard, Mange-tout…
Va, va, mon ingrat. Horbiger est bien meilleur que toi, je le vois, même si j’eus peur,
au commencement, de son fatal patronyme. C’est un philo ses mythes, lui… Tu dois te
rendre seul dans cet hôtel très particulier, où t’attend ta promise.
Ma promise ?
Ta démise, plutôt. Car tu l’as bien abandonnée…
Mon dieu ! Les jumeaux !
342
Je me retourne vers les camarades, mais il est trop tard. Un couloir incliné et glissant me
précipite dans les bras de la morue, de Charybde, de Scylla, de Calypso, de Freyja, de Héra,
de Junon, de Clytemnestre, de Jocaste, de Marie-Louise, de Ginette, de Juliette, de Jacqueline,
de Morphée, de Circé, d’Odyssée, de l’éternelle épouse bafouée, bonne mère.
Je rentre dans la chambre géante, lecteur. Elle est là seule et exquise, jouant toujours
l’irrésistible, comme si je pouvais succomber à ses charmes, moi simple esprit littéraire et
rebelle, incarné malgré moi, en habit de lumière.
Elle se peigne devant sa glace. Un astre en vérité, mais cette tresse tombe… Elle semble plus
jeune que jamais. Ô combien de liftings, combien d’injections…
Nue sous un peignoir de bain mais chaussée de souliers de daim noir, Marguetrix était
assise devant un trumeau. Une petite montre-bracelet d’or était posée devant elle, près de la
boîte que lui avait donnée Azazello, et Marguetrix ne quittait pas le cadran des yeux.
La sibylle, je commence à la connaître, et toi aussi lecteur. Depuis qu’elle essaya de me
tromper la première fois, car elle s’était enamourée… Au fait, ne serais-je pas mieux de ne
pas l’avoir démasquée ? C’est depuis que je l’ai démasquée qu’elle me joue ses tours en effet.
Il ne faut jamais démasquer les êtres qui se jouent de toi, car c’est alors qu’ils deviennent
terribles lecteur. Auparavant leur vie n’est qu’un long cri d’humour. Elle continue de
s’enduire de crème et de pommade aux encens et aux noix de pécan, venues de son facteur
Azazello.
Azazyel enseigna encore aux hommes à faire des épées, des couteaux, des boucliers, des
cuirasses et des miroirs ; il leur apprit la fabrication des bracelets et des ornements, l’usage
de la peinture, l’art de se peindre les sourcils, d’employer les pierres précieuses, et toute
espèce de teintures, de sorte que le monde fut corrompu. L’impiété s’accrut ; la fornication se
multiplia, les créatures transgressèrent et corrompirent toutes leurs voies.
Je cherche du regard les immenses jumeaux croates (pourquoi croates ? Qui croit quoi ? Dans
cette histoire, lecteur, nul ne contrôle rien, je me plaindrai à l’auteur, une de ces fois, ce sera
l’auteur en quête de ses personnages et pas l’inverse …). Il y a quelques colonnes, sinon rien
d’autre.
-
Allume la lumière.
Quoi.
Celle-là. Dépêche-toi…
Mais Sibylle…
Voilà. Tu va les voir ?
Dans la glace, Marguetrix de trente ans était contemplée par une jeune femme de vingt
ans, à la souple chevelure noire naturellement ondulée, qui riait sans retenue en montrant
toutes ses dents.
Les quatre colonnes, les quatre pilastres, les quatre piliers, quatre poteaux, quatre pylônes, ce
sont eux, lecteur, ce sont eux ! Enfin, leurs pattes. Je relève la tête. Vers où peuvent nicher
leurs têtes à présent ?
343
-
Je te présente tes deux fils, mon roudoudou d’amour, mon chou-fleur des îles.
Mes quoi ?
Tes enfants, tes grands jumeaux…
Ah ! Je me souviens… Les grands croates !
Ecoutez-le, ce bourricot ! Bien sûr qu’il se souvient ! Il me les a faits au fin fond de ce
bas monde, quand plus personne ne s’occupait de rien ! J’ai dû les élever toute seule…
Elle est superbe quand elle se met en colère. Mais mes amis ont pu rentrer dans la chambre.
Cela vaut mieux pour la discussion, quoiqu’en cas de coup de pieds de l’un de mes grands
enfants… Horbiger est là, Nabookov, Maubert, même Jacob, tous les fidèles…
-
-
-
Cela, pour sûr que vous les avez élevés très haut, meine Sibylle…
Taisez-vous, Horbiger ! J’ai dû aussi, le saviez-vous, les dresser, les agrandir, les
immensifier, les tanner, les aimer, les coucouner, les chérifier, tout ça pour que leur
père, ici présent, ne les reconnaisse pas.
Mais…
Et il y a leurs deux molosses, je te garantis que cela va te knouter cher dans un monde
vachement végétaryen, mon roudoudou infâme… Ils sont là, et je ne les ai pas
nommés Bunker et Odin, comme cela eût pu plaire à ta ribambelle d’amis byroniens et
d’épaves surhumaines que je ne salue pas d’ailleurs, mais Kabelkanal et Guadalcanal !
Kabelkanal, nous comprenons Frau Sibylle, mais Guadalcanal… ?
Taisez-vous, Horbiger !
Les deux molosses apparaissent dans un coin, mais chez nous personne ne semble commode,
ni Horbiger, ni Fräulein qui déteste Sibylle (heureuses et jamais fortuites antipathies
féminines !), ni surtout Orden qui rêve de pâté par chien avec ses deux bâtons de dynamique
en main. Mais les deux toutous sont pris en charge par l’affection des miens.
-
-
Je ne me tairai pas ! Quel rapport ?
Et maintenant je te présente tes immenses jumeaux, mon roudoudou ! Tu voulais peutêtre un nom romantische pour complaire à ta Fräulein, du type Tristan und Frantz,
mais je ne te les ai pas ratés, tes immenses jumeaux ?
…
Le premier, le plus grand, se nomme non pas Fafner mais…
Übernachtungsmöglichkeit.
? Répétez, dit le maître.
Übernachtungsmöglichkeit.
Et le deuxième, le plus petit là, mais ne te cache pas mon chéri, viens voir ta maman
mon chihuahua d’amour, mon grand bulldog géant, eh bien il se nomme…
Überdurchschnittlisch !
Maubert recule comme nous tous éberlués. Les deux jumeaux bougent les pieds, leur tête doit
se pencher vers nous, de ce ciel obscur d’où naît cette furie.
-
Mais comment, Frau Sibylle, savez-vous que c’est Gerold le bon papa ? Et que ce
n’est pas Peter ou Von Lager ?
Quoi ? Vous osez…
Et d’ailleurs, Frau, pourriez-vous nous répéter le prénom du deuxième, pour que
Gerold soit sûr ?
Überdurchschnittlisch !
344
-
Nous avons donc Übernachtungsmöglichkeit et Überdurchschnittlich !
C’est cela même…
Avec un nom comme cela, on ne risque pas de les perdre !
Leur patronyme est aussi grand que leur taille est longue. Vous pouvez encore répéter
leur nom ?
Überdurchschnittlisch et Übernachtungsmöglichkeit ! Mais vous commencez à me
lasser, et si vous me lasser, je laisserai aller les bras de mes fils !
De vos vices ?
Silence, Mandeville !
L’addition va être salée…
Le salar de la peur !
Ce fut Nabookov qui entame les négociations ; elles prennent d’abord un tour très concret.
-
On pourrait les appeler Hubert 1 et Hubert 2.
Ou Hubertus et Huberta. Je trouve qu’il y en a un qui fait un peu efféminé, là.
La grosse Bertha ! Le gros Berthus !
Très drôle, Ach, Mandeville !
Tu oses…
Elle commence à bouillir. Il va falloir en finir. Les molosses grondent. Un des géants ricane.
La tour en tremble. Mais mes amis insistent.
-
Deux jumeaux…
Deux tours…
Deux tours jumelles !
Nous avons résolu l’énigme du onze démembre !
Bravo, Mandeville !
Elles sont toujours là, donc !
Oui ! Boom Laden ne les a jamais démolies !
Nous sommes sous hypnose !
Ou sous hypotypose !
Bravo, chère loque !
Alimentaire, mon cher Watson…
Je vais tous vous tuer, tous… Et toi, tu vas voir ta pension…
L’élémentaire ?
Aaargh !
Elle rugit, la sibylle, mais à tel point qu’elle n’en n’est plus belle. Il va falloir trouver une
solution. Et elle arrive, lecteur.
-
Cela suffit, madame.
Quoi ?
Laissez-le aller. Ce ne sont pas ses fils. Je ne sais même pas si ce sont les vôtres. Vous
l’avez harcelé. Et mêlez-vous de vos enfers maintenant.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, blonde aux yeux noirs en ses habits
anciens, Pollia. Elle n’est pas belle, elle est Cybèle, la déesse terre.
Sibylle veut répondre avec son fard et son rimmel, son rouge à lèvres et ses bigoudis, mais
elle n’y peur mais. On dirait qu’on lui a volé son texte, qu’elle n’a plus ses lignes. Pollia l’a
345
mise hors champ, tout simplement, en quelques paroles douces. Pollia ma sœur en livre enfin
en liberté.
Sibylle est en sueur, mais elle n’y peu mais. Elle est coincée.
Du ciel ou du toit ouvert de l’édifice immense (je suppose que tu avais supposé qu’il en était
ainsi, lecteur, car je ne te l’avais pas spécifié jusque là), descend l’échelle de Jacob. Jacob est
là, avec à ses côtés mon cher Lubov. Il possède un bon livre de prières, peut-être même une
seringue, il a dû piquer les deux géants, ou leur attention. Ils vont redescendre, me dit-il
simplement. Comme les tours des onze décombres.
Et ils rapetissent en effet, rapidement. Pollia regarde gravement Sibylle, qui termine de se
maquiller.
Les deux géants redeviennent des grands garçons, tout bêtement. Ils ne me jettent pas même
un regard ironique et méchant comme aux enfers. Leurs deux molosses deux chiens pas très
beaux. Ils sortent tous ensemble.
Je n’ose pas regarder Pollia, qui elle fixe toujours Sibylle. Je me rends compte qu’il est très
nécessaire de toujours la fixer, celle-là, pour éviter ses maléfices.
Elle se chausse comme elle peut, ses ballerines rouges sorties d’un conte démoniaque et,
passant devant moi, sans même me regarder, confirme qu’elle me fera condamner en haut
lieu. En haut lieu ou en bas lieu, lecteur ?
-
Quelle scène ! Quelle scène !
En effet Mandeville ! Avec Deus ex machina et tout le saint-frusquin !
Que va-t-elle tenter maintenant ?
Se retirer dans un couvent ?
Justement, nous avons de la place…
La sibylle sort et la scène rapetisse. Elle s’est donné bien du mal, tout de même. Sa mise en
scène suppose aussi une grande maîtrise des effets spatiaux, que Darty et mande commencent
d’étudier avec Orden. Fräulein est pétrifiée par cette forme d’amour fou, dont la tigresse a fait
preuve à mon encontre.
Je voulais vous faire part d’un désir : je veux que quelqu’un me fasse souffrir, qu’il m’épouse,
puis me torture, me trompe et s’en aille. Je ne veux pas être heureuse.
Elle arrive à l’entrée majestueuse de cette chambre qui fut jadis la plus grande suite de
l’univers ou tout au moins de ton monde connu, lecteur. Des endroits plus impressionnants, il
y en a dans la galaxie, je te le promets. Alors elle se retourne, et, bravant Pollia (qui n’est pas
venue pour moi, lecteur, j’espère que tu as compris pour qui elle était venue en vérité), elle
nous lance :
-
Vous manquez d’éthique.
Tudieu ! Nous manquons de tics ?
Et vous manquez de tact.
Et toc pour Mandeville !
346
Le Richistan chic, Zarkoz et le grand acquisiteur.
Nous retrouvons Mange-tout dans l’immense corridor de dix mille kilomètres de long, grande
mouraille de cochonnailles et de bibeloteries qui fait le tour de la planète. Il semble surpris de
tous nous revoir, surtout ton serviteur, lecteur. Horbiger lui lance un regard mauvais :
-
-
Peut-être qu’une rafale de cyclone B…
Horbiger !
Ah, monsieur fait l’insolent ! Monsieur rêve d’un petit bombardement antiallemand !
Monsieur veut se faire Oppenheim mesmeriser ! J’en ai assez aussi de ces germano
faunes, moi…
???
Du calme, tout le monde ! pourquoi m’as-tu envoyé dans ce traquenard, Mange-tout ?
Mais, grand acquisiteur, enfin…
Je ne suis pas le grand acquisiteur. Je suis…
Le roi de la fusion-acquisition ! Il faut d’ailleurs que vous assistiez à une conférence.
Encore ?
On en a marre, Gerold !
Ok, ok. J’irai seul.
C’est ça pour que tu tombes encore dans un piège…
J’irai avec Orden. Vous avez une permission de trois jours. Après nous aviserons.
Et nous nous séparons. Je préfère éloigner Horbiger. Tous ont envie de revoir la capitale, ont
rêvé de leurs salles d’âmes ou d’armes au monastère, ou bien veulent voler dans le dirigeable
à croix gommée, ou bien reprendre du bon temps en volant quelques hectares de mètres carrés
à l’ombre ou dans d’autres villes fantômes.
Le bon mange-tout m’amène dans de beaux salons luxueux pour écouter le gourou, qui parle
en continu ou presque. Il me présente à son accompagnateur, qui est d’ailleurs son narrateur.
Son narrateur ?
Mais qui est le gourou ?
Le gourou multiplie les conférences dans le monde. On le paie une fortune pour cela. On
l’invite dans les plus grands hôtels, les plus grands restaurants, les centres des congrès, les
Business Center. Je me tiens toujours près de lui. Et il parle, et il rend l’espoir aux jeunes, il
nous ouvre à tous un futur merveilleux.
Pourquoi es-tu venu nous déranger ? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce
qui arrivera demain ? J’ignore qui tu es et ne veux pas le savoir. Mais demain je te
condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques.
Aujourd’hui nous sommes dans l’Empire du Milieu, comme dit le gourou, et c’est près de la
grande mouraille. Le sujet de sa conférence à deux millions de dollars (mais le gourou compte
347
gagner beaucoup plus après avec ses livres et ses statuettes) : la religion empêche-t-elle
l’enrichissement ? Et le gourou est magnifique. Pendant qu’il me parle, il se fixe vers moi et
m’envoie mentalement ces messages que je traduis verbalement pour toi, ô mon lecteur.
Tu vois ces pierres dans le désert aride ? Change-les en mètres carrés, et l’humanité
accourra sur tes pas, tel qu’un troupeau docile et reconnaissant, tremblant pourtant que ta
main se retire…
Il prend le contre-pied de la théorie traditionnelle qui affirme que la religion nuit au
développement économique. Pour lui c’est tout le contraire : jamais les Américains n’ont été
si pratiquants, si religieux, et jamais ils n’ont été si riches. Et il est faux de dire que seuls les
protestants étaient capables de développer le capitalisme ou de chercher des montagnes de
profits. Le gourou prend l’exemple des cités et des principautés italiennes, et même de
l Espagne et du Portugal. Les pays catholiques également ont fini par se développer
rapidement, et il cite l’exemple du Brésil ou du Chili.
Mais sache que jamais les hommes ne se sont crus aussi libres qu’à présent, et pourtant, leur
liberté, ils l’ont humblement déposée à nos pieds. Cela est notre œuvre, à vrai dire : est-ce la
liberté dont tu rêvais ?
Réduisez-nous plutôt en servitude, mais nourrissez-nous.
En Chine même, pour le Gourou il n’y a pas de problème : Confucius et Lao Tse se tendent la
main pour réaliser le décollage économique de ce formidable pays qui va engloutir le tiers,
comme les Etats-Unis, des réserves de la planète, et qui possède un quart des avoirs en
dollars. La Chine a toujours eu le potentiel de développer son économie en même temps que
son esprit, s’écrie-t-il sous les applaudissements de l’assistance, une fois que cette dernière a
compris sa pensée (car il s’exprime directement en mandarin, mon gourou). Il parle la langue
du feu, la langue qui fait fondre les métaux précieux.
Un mètre devant qui s’incliner, un gardien de leur conscience et le moyen de finalement
s’unir dans la concorde de la commune fourmilière, car le besoin de l’union universelle est le
troisième et dernier tourment de la race humaine.
Et le gourou fait aussi l’éloge de l’islam et de Sindbad, du pétrole cher et des marchands de
tapis, puis de l’hindouisme, du jaïnisme, prouvant que toutes les religions aryennes et
végétariennes sont excellentes pour la santé et pour l’éducation et pour les affaires, que ce
sont les végétariens qui ont développé l’Inde et l’Autre Monde. Le gourou félicite aussi les
juifs traditionalistes de respecter la torah et de tailler les diamants, fonder l’informatique
moderne et surfer sur les cours de la bourse. Enfin il voit dans le Nouvel Age un champ
d’enrichissement infini pour l’humanité. Quant à l’espace, il est pour lui le fondement de la
soif de l’Etre, qui est celle d’argent.
Voilà leur idéal, la soif de régner, la vulgaire convoitise des vils biens terrestres… une sorte
de servage futur où ils deviendraient propriétaires fonciers, rien de plus.
Le XXI ème siècle sera spirituel ou il sera pauvre, s’exclame-t-il. Les pays ou les continents
qui ne sont plus religieux perdent leur capacité d’enrichissement. Voyez le message du Christ,
la parabole des talents. Celui qui ne multiplie pas ses richesses, ses talents, ses avoirs, ses
possessions, celui qui n’a pas des enfants à nourrir et gâter ira en enfer, je veux dire le
348
véritable enfer, l’enfer de la pauvreté. Le Christ a toujours défendu les gains, on a déformé
son message.
-
On s’en va ?
Mais la conférence que je dois donner, celle du grand acquisiteur ?
Tu l’as déjà donnée.
Orden est déjà sorti. Pourtant l’histoire n’est pas finie. Le gourou va rentrer dans sa suite,
attends la suite lecteur. C’est son narrateur qui me l’a dite.
Le soir il recompte ses dollars sur son immense lit à six places. Je regarde cette belle somme
étalée sur les tables et le sol, et je le vois s’amuser comme un enfant. Lui-même est devenu un
enfant conformément aux commandements de l’un de nos grands maîtres. Et pour une fois je
prends la parole. Je lui annonce ma retraite. Nous avons accompli notre mission, le monde a
compris. Il se relève, baisse la tête.
- Si vos n’êtes plus mon serviteur, vous redevenez mon maître. Adieu, et merci de
m’avoir donné cette puissance.
Il s’incline et baise ma bague à deux serpents. Je me retire et prends l’ascenseur de la suite
qui va me mener directement chez moi. J’hésite un instant, comme par jeu, à mettre le feu à sa
petite personne, à sa suite ou à l’hôtel, et j’y renonce. Ces imbéciles incendieront la terre bien
assez tôt pour moi et je pourrai mener à bien des projets pus complexes. L’écran de
l’ascenseur marque moins 666. J’arrive chez moi. Il y fait chaud.
Le narrateur, encore lui, je l’ai laissé descendre, il faut le dire, encore plus bas que l’euro.
Mais il m’a prévenu qu’en haut aussi, cela « allait chauffer ». J’ai rêvé pour une fois de
l’abominable homme des glaces.
Mange-tout n’est pas content. Il rêvait tchèques et cheikhs avecques nous, il est échec, et
toujours mat.
-
Passe-moi le chèque, Salomon, que je m’en rassasie un peu !
Non, tu vas me l’abîmer ! Le voilà regarde-le si tu veux, mais ne le touche pas !
-
Oui, cet Horbiger…
Est paix. Horbiger est paix.
Il est peu épais, aussi. Vous devez faire votre conférence, Gerald…
Gerold.
Je préfère Gerald, c’est plus british, n’est-ce pas ? Vous devez faire votre conférence
de grand acquisiteur.
Je ne la ferai pas.
Mais vous perdez l’occasion de prendre le pouvoir. Gerald ! Gerold ! Ne me
déshonorez pas ! Vous pouvez prendre le pouvoir !
-
Mais je m’y refuse, car je l’ai faite, la conférence, en intertitres. Le pauvre Mange-tout
désespéré veut alors m’emmener voir… mais il se reprend. Il se contente de me proposer une
exposition sur les maîtres carrés. Sur les maîtres carrés ? L’idée me plaît, j’accepte, lecteur, et
mon Mange-tout est tout heureux.
Il nous amène dans la très grande salle.
Et là je retrouve toutes nos vieilles ordures, tous nos vieux compagnons las. Il y a Canaris,
Dieter, Suce-Kopeck, qui pose devant Times square, même la Kitzer, pas la Sibylle, qui doit
tout de même encore se cacher.
349
En quoi consiste l’exposition ? C’est une exposition de maîtres carrés. Oh, pas de maîtres
carrés comme on parlerait d’un maître de l’école de Padoue, de Moulins ou des Flandres.
Non, il s’agit de tes bons vieux mètres carrés, lecteur.
-
Une exposition de mètres carrés ?
Oui, Gerald, de bons mètres carrés…
Mais un mètre sur un, un mètre sur deux, deux mètres sur deux ? …
1X1 !
Ah !
Nous voyons affichés ou collés le long des murs murant le monde de bons mètres carrés à prix
variés. On peut vendre fort cher un peintre, mon bon lecteur, fort cher un mètre. Mais on ne
peut les vendre tous à pareil prix, et il est plein de génies qui ne valent pas un clou, pas un
liard, mas un horion, pas un sequin au pays des requins. L’exposition des génies de la pâture,
pardon de la peinture, ne vaudra jamais bien un bon mètre carré. Au sol.
Le sol c’est du solide. Le sol c’est du mètre carré.
Et l’on nous montre, et mon cher Mange-tout, visite-tout et suprême grand agent immobilier
nous montre les vrais maîtres du monde, nos valeureux mètres carrés.
Il y a le mètre carré de Bombay, ville mal rebaptisée, comme ce monde en somme (comme ce
monde en somme ? Quelles sommes et quels sommes, hein, lectrice ?), et qui vaut dix mille
horions. Cela dépend du quartier.
Il y a le mètre carré de Shanghai, qui vaut vingt mille horions.
Ou celui de Beijing, de Kuala l’impure, et de Bang à coques. Celle qui attend que ça remonte,
les cours et les coups de ta bourse, lecteur.
Ou celui de Sydney, en pays vide, qui vaut autant… ou celui des empires centraux, dont on ne
parle pas. Ou le mètre à Angkor, ou le mètre à Lima, ou à Uhlan Butor, jadis des cavaliers
nomades qui détruisaient les villes, il y a encore, encore, et rien ne cessera. Ou celui de
l’Europe, ou celui de l’Afrique : quelques gouttes de sang, ou gouttes de pétrole, et le
compteur s’enflamme !
Un speaker gueule un nouveau prix. Dans l’espace tout le monde t’entend crier.
Il y a le mètre carré du man à tannes, qui vaut trente mille horions. O ma vieille Amsterdam,
ma vieille dame, ô ma dame minable, qui ne sais où tu vas, et ta langue d’arêtes de poisson –
ou de poison ? Ou de boisson ?
Et celui de cette ombre, ou de la capitale, de la barque d’Isis, de mon vénéré Phaure, à trenteneuf mille horions, où il se croyait roi, certes crade, mais quand même roi – avecques les
Chinois.
Ou celui de la principauté, ou de ce cap ferré, à soixante-dix-neuf mille horions. Jadis à rien,
toute une amirauté, et quelques troupeaux las, tout dévorant du pissenlit, mais l’histoire
m’apprend, ô vénéré lecteur, qu’il nous en faut, de ton mouton, pour mettre un terme, à ton
erreur de monde, ô Seigneur !
Il y a des mètres carrés sans valeur encore, mais les maîtres s’approchent, Suce-Kopek, Dieter
ou Canaris, Sibylle ou bien Spitter, elles font monter les cours de ces cm², dm², m² et out le
reste. Le Népal c’est fini, Bolivie c’est fini, le Pagan c’est fini, Birmanie, pas de démocratie,
pas de business along, so go away !
Il faut tout faire monter, c’est un symbole solaire, cosmique, vétérinaire : l’animus humain
s’en sort bien mieux, sur cet humus qui monte. Humus bien humble, ô tout ce sol, c’est d’un
solaire, ô tout ce sol ! Sol c’est aussi le soleil, ô ce sol péruvien, ce sol d’Atahualpa, ou d’
Huascaran, ou d’un lascar ! C’est la monnaie, cet éclairage ? Comment ce qui peut être le sol
350
mais peut aussi être soleil ? Ce peut-il qu’un grand miroir soit au finale, ou même
commencement ce qui soi-même le regarde ?
Il nous faut du Babel à l’appel, de la rumeur qui monte, de la mort qui répond, et de l’horreur
qui tend, plus nous allons vers le haut, plus nos racines, tarées ou carrées, comme nos maîtres
ou nos mètres, se doivent de s’enfoncer dans le bas, comme par un harpon.
Mais mon ami Mange-tout nous montre tout et, s’il mange tout des yeux, il ne mange pas tout.
Et il me montre à moi, l’esprit qui veillait les génies, et ne suis plus venus que pour aspirer tes
mètres, mon lecteur, puisque tu n’as plus ni maîtres ni génies
Mais j’ai connu pourtant, moi qui écris, un bel et noble écrivain, mon Jean-Edern, mon
chevalier, prétendu clown, particulier, qui ne savait où demeurer, place des Vosges, ou bien
royale, et la plus chère de ce monde, ou millionnaire atrocité, mais qui luttait, contre
entropie, de notre monde demeuré.
Chinois, asiate ou bien ricain, ou moldavien, ou si français, donc supplicié, Philippe Bel, ou
templier, nous ne savons par où payer.
L’argent zombie n’enrichit rien.
Se révolter te coûtera cher. Ne laisse pas tomber l’affaire, mon père, ne laisse pas tomber
mon prix. On y est.
Jusqu’où ne montera-ce ? Jusqu’où ne montera ce ? Te souviens-tu, mon bon, de cet
Alcofribas, Nasier ? Lui, il trouvait beau, ce ! Quand il l’avait tout rongé, ou bien détruit, ô
mon râblé !
Car, foi de rat, nul ne le sait ! Tu sais quelle bête, plus que notre homme, exprimera l’argent
lecteur ? Ou le célèbrera, symbolisera ?
Lui, le bon écrit vain, il les avait abandonnés, ses maîtres carrés… Mais aujourd’hui,
n’importe quel bourgeois… Mais c’est ainsi, lecteur ! Vingt mètres carrés vaudront toujours
bien plus que vingt millions de livres ! Ezra Pound !
O ma rue de Turenne, tu règnes.
Ou plutôt tu régnas.
Entre mon bon Jean Phaure
Et son Barbanegra.
Elle est belle, l’exposition. Dans cette grande nécropole, où l’on encense l’or, on ne sait
s’arrêter. Il faut tomber dans le panneau de cette grande exposition. Le rien, le vide, l’art, du
Malevitch, ou du Kaganovitch, du Ciranovic, de l’Invisible aux vices cachés. Tu voulais du
songe de pureté, ou du conceptuel, ou du néant d’Ertal, ou du minimaliste, et tu les as enfin,
critique. Rien que de l’adoration de ce cher petit rien, qui frétille sous pied. C’est cela qu’il
vaut cher, et c’est pourquoi, ami, que ton cher sol ne se dérobe pas… sous tes pas.
Notre cher Mange-tout nous précède dans cette galerie de galériens de l’art. Orden se moque
de lui.
-
Mais qu’allions-nous faire dans cette galère ?
Pourquoi vous moquez-vous, Seigneur ?
C’était cela ou toi qui te plaignais :
Et de quoi donc, Seigneur ?
Qu’alliez-vous faire dans ce bunker ?
Très drôle, très drôle… Je vais vous montrer les mètres carrés suisses !
351
-
Ce ne sont pas les plus chers ?
Dans le passé : souvenez-vous !
Un soir, t’en souvient-il ? Nous voguions en silence…
On entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux…
On se rapproche de ces toiles de mètres carrés helvétiques qui valent tout de même quelque
chose, lecteur. Mais Mange-tout pense à son chèque.
-
Il est interdit de toucher de l’argent le jour du sabbat.
Même des francs suisses ?
Je demande alors à mon cher, à mon très cher, à mon si cher Come Todo, pourquoi il aime
tant les chèques, a contrario de l’histoire.
-
-
C’est que, très donc, très vénérable…
Oui…
Vous ne saviez combien vous m’honoriez par vos titres de gloire, ou de transport.
mais les tchèques…
Elles sont si belles…
Surtout à Prague !
Sprague de Camp !
Ou bien les cheikhs…
Ils sont si riches…
Surtout en cheveux !
En chevaux ?
Ou en Cheuvreux !
Mais vous souvenez-vous de tous ces vieux châteaux ?
Lesquels, mon Pieu ? Mon Vieux, pardon mon Dieu ?
Les vieux châteaux, ombre et lumière ! Toute richesse, toute monnaie ! Luminescence
et connaissance, reconnaissance ou bien tonnerre ! Le moyen âge ! C’est là, Seigneur,
que t’en avais, d’immobilier !
Et racheter…
Tous vos péchés !
On n’en sortira pas, Mange-tout, il nous faut séparer le monde de l’argent…
De…
Séparer le monde de l’argent de celui…
De celui…
Séparer le monde de l’argent, aussi bien de Paris que Kiev, que des cités interdites
toutes…
De celui…
Du monde.
Cette voix froide nous fait nous détourner. C’est celle pourtant limpide et métallique de notre
cher Valentin, juge des enfers, ou des affaires, un César Bigorneau qui m’a déjà accompagné
ici très bas, lecteur. Je reprends aussitôt le fil directeur, fils directeurs de la conversation.
-
Séparer l’argent de ce monde ici-bas, cher directeur, mais n’est-ce pas trop dur ?
Mais que veux-tu donc dire ?
Ce qu’on disait plus haut. Le jour du sabbat…
Il a raison ! Le jour du sabbat, on ne peut pas refuser un tchèque en francs suisses…
352
-
Sinon l’on se risquerait…
Tout bêtement…
Tout bêtement… Immondément…
D’où a surgi la bête immonde, voulions-nous dire…
Mais n’est-ce pas trop dur quoi ?
De séparer ce monde…
De l’argent.
Ô pauvre humanité ! Mais qu’est-ce donc que cet argent ?
Des maîtres…
Bien carrés !
Il faut lui en montrer, de ces mètres, à notre bon Valentin, pour qu’il comprenne.
Il faut comprendre que ces mètres sont de l’esprit, sont, si j’ose dire, du bon valentinisme.
Parler de mètres, ou de couloirs, ou bien d’espaces, ou bien de pistes d’atterrissages, parler de
n’importe quoi, de quelques chose en sorte, mais en visualisant, c’est parler de coût.
Du reste mon lecteur je te délivre une pensée du livre, de la livre d’argent ou bien de chair que
séance tenante je ne cesse de te demander, et de délivrer : Dieu réclame toujours une
rédemption, un rachat.
Eh bien ce n’est plus assez chair ou assez cher pour lui. Il lui faut de l’espace. Un bon regret
d’achat, comme à notre Perceval, un bon château du Graal lui passe sous le nez. A cette
époque, on meurt si jeune on n’a pas le temps de compter ou de conter le Graal.
Mais là tu l’as. Et Dieu ne te pardonne pas, et te demandera comme à tous mes clochards
morts, comme à tous mes jamais morts, en tente quechua, et Dieu te demandera de lui payer
en mètres carrés ce que tu n’as pas pu lui payer comme le roi David en instant de
recensements ou bien plutôt comme mon bon salaud, mon roi salaud, mon Salomon, en
années de travail ou de fonds de pension, en années de survies.
-
Tu vivras plus… avant de me payer ce que tu dois.
Donc.
Donc tu paieras plus pour être où tu dois êtres.
Estar or not to ser.
J’ai toujours dit que l’espagnol…
Essere o no ? Stare.
Si tu veux…
Pour éviter de payer moi je serais bien mort.
Il vaut mieux être mort ou bien payer, mon cher Mange-tout ?
O race ! O désespoir !
O vieillesse ennemie ! Qui veut payer doit durer !
Qui veut durer doit payer ! Mon Dieu !
Ce qui ne nous tue pas nous rend plus vieux !
Mon Dieu ! Gerold !
Ce qui ne nous tue pas coûte plus cher !
… Qu’il mourût ! Honte à toi, homme sans entrailles ! Te rends-tu compte quelles gens, ces
Romains ? Jamais un père en Israël ne dirait pareille abomination ! Au contraire, il dirait
Bravo ! Mon chéri a bien fait de filer ! L’important c’est qu’il vive cent ans et bons !
353
Nous cheminons dans les couloirs, toujours. Parfois, Mange-tout verse des commissions, règle
des additions, plus conséquentes que de nature. Je constate qu’il paie toujours des prix
supplémentaires, lui en fais part.
-
Pourquoi tu paies tout plus cher, Mange-tout ?
Ah ! Vous avez remarqué aussi, Horbiger ? Louée soit Sa Face sur toi ! L’oncle Victor
avait bien raison de dire que la vie du Juif est un luxe qui coûte cher ! Pas seulement
en Allemagne…
Il nous a pris pour Horbiger ! Mais je l’ai renvoyé lecteur ! Je suis de bonne foi moi !
N’importe, il s’emporte ! Et c’est Orden, bien plus placide, bien plus soldat aussi, qui
s’exécute, et prend la place de notre absent.
-
-
-
Lui est austro-patagon, et moi je suis d’extraction italo-argentine…
Mais même dans les pays aimables l’Israélite doit se faire bien voir, faire davantage de
cadeaux, payer davantage la domestique et l’avocat, tout cela pour se faire pardonner
en quelque sorte…
Ja, ja, meine liebe Freund.
Sans conter qu’il faut toujours une Réserve d’Argent Liquide pour vite partir en cas de
Pogrom Soudain !
Aber warum ?
Mai comment partir en cas de mètres carrés ? Tu ne peux pas les emporter ! Ce ne sont
pas de bijoux, des billets tout de même !
Si ! Vous seuls le pouvez ! J’irai avec vous alors ! Mais maintenant je Vous parlerai
aussi des Progrès de l’Humanité grâce aux Dix Commandements !
Mais vous étiez les seuls à les appliquer, mange-tout, et encore, très théoriquement…
Il y a cent mille ans, lorsque Votre ancêtre rencontrait mon ancêtre, savez-vous ce qui
se passait ? Eh bien, les poils hérissés de fureur, Votre ancêtre saisissait une énorme
pierre et, les dents menaçantes à la manière allemande, il s’avançait vers mon pauvre
petit ancêtre, déjà israélite… oh, voici Zarkoz !
Avec plaisir.
Ne me reprochez pas de vous laisser seul avec lui, maintenant.
Vous pouvez rentrer vous aussi, Orden.
La grande galerie du nécropole – ou bien de la métropole -, celle des dix mille milles donc, ne
se termine pas, mais elle sort parfois, à la surface de la terre, elle s’exhibe.
Zarkoz nous attend donc dans une chambre de son palais, où l’on surgit imprévisiblement. Il
dans le luxe cardinal qui plaît temps aux présidents, bardé de garde du corps et de cordons de
bourse, mais il a l’air de s’en foutre.
La grande lumière qui tombe d’un plafond noir est orange. Beaucoup arborent d’ailleurs de
grandes lunettes noires à verre fumé, mais sans doute est-ce pour imiter leur Président. Il ne
peut pas cesser d’imiter les plus Grands, même quand ils se font tout petits.
Il fait son nœud de cravate, il est en caleçon, entouré de photos de lui, de son épouse, de ses
amis en jet. Le nez et les cheveux frisés semblent glacés : une frisée aux glaçons, comme
dirait Mandeville. Il faut s’asseoir pour le sermon qui va écorcher la syntaxe comme nos
oreilles avec sa syntaxe stridente et son petit ton sûr de soi et dominateur. C’est une manière
de s’exprimer qui semble fonctionner. C’est par cela que l’on va commencer d’ailleurs.
-
Pas mal ici ont rêvé de proposer de grands rêves. Moi, rien. J’ai décidé de les réduire,
les rêves, et ceux qui m’avaient élus, je les ai regardé avec arrogance quand je suis
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-
-
arrivé au pouvoir. Et puis je me suis dit qu’il ne fallait pas troubler le désordre
nouveau, qui consistait à rétablir un bon vieil esclavage virtuel.
Missi li président, on voudrait ti voir…, interrompt un huissier imprudent. (en fait
c’est Orden qui a contrefait une voix africaine ; Zarkoz qui n’y voit rien a poursuivi)
Qu’on me foute la paix ! On ne voit pas que je suis en rendez-vous, avec des gens plus
importants que tous les connards de l’ONU ? Je disais donc…
Le servage…
Non, la servitude volontaire, mais merci quand même. Un esclave c’est quelqu’un qui
est accoutumé à vivre sur la paillasse de son maître, n’est-ce pas ? Eh bien voilà, avec
tous les gages de sa vie, il aura droit à ses 2 ou 10m², et sans se plaindre. Un esclave,
c’est un ignorant. Ce n’est pas un révolté. Il se laisse conduire, il est juste content de
servir un bon maître plutôt que de descendre à la mine ou dans la mer. Il ne lui faut
pas trop de culture non plus, cela l’inciterait à la révolte, ou au mécontentement, et il
se doit de rester tranquille, avec juste ce qu’il faut de stressé, et nerveux, de variolé…
J’envoie la Clèves aux catacombes, avec âme et bagages.
Gare aux révoltes des esclaves ?
A Spartacus ? Mais on les a, nos révoltes de sportifs, de footeux ou de grands surpayés
de la geste du sport… Et l’on n’a pas à s’en plaindre non plus. Au bout de dix minutes,
ils ne savent pas plus que ton gladiateur que faire de leur liberté. Mais j’insiste : j’aime
donner à mes esclaves, à nos esclaves, des distractions coûteuses ; ils se remettent
alors au travail. J’aime allonger leur durée de travail, éloigner leur retraite ; j’aime
augmenter leurs taxes et leurs impôts, pour qu’ils sachent à quel point ils étaient
heureux et bien traités – jusque là. Et puis je change les règles : les hommes
pousseront les landaus de leurs gosses, ils se feront moutonniers, doux comme des
agneaux. Les éloigner de la chevalerie, le principal, soldats compris, planqués comme
des couards dans des crottes de montagnes, à envoyer des drones. De moins en moins
feront de sport, s’exciteront. Mets un voyage en train une fois à vingt heures, ils se
plaindront ; mais dix fois, mais vingt fois ? Ils se résigneront. Nous les acclimatons
aussi dans le parc à exécuter des ordres abjects : ramasse l’étron de ton clébard,
pratique surtout le tri sélectif. Vous savez ce que c’est, vous les esprits, le tri sélectif ?
Il est fin prêt, entouré de parfumeurs. C’est du parfum à mille horions. Il nous regarde
toujours avec son petit air arrogant. Huissiers et serviteurs se retirent calmement, il regagne
son bureau en fourrant les doigts dans l’année.
-
-
Le tri sélectif, c’est l’art, la volonté de contempler ta merde. Tu la sélectionnes, tu
l’affectionnes, tu la prends en main. Elle te coûte plus cher, six fois plus qu’il y a dix
ans, m’a dit un de mes conseillers si bien payés. Tu appliques ton attention sur
l’abjection, un bon rôle d’esclave.
Sire, il faut apprendre à s’laver…
A s’épiler, à se raser le crâne, une bonne tête d’esclave ; à se muscler aussi, à se
tatouer les torses et le bras. Après, tu les soumets bien avec leur chiens ou leurs
voitures. Ils apprennent les gestes de la soumission, ceux de la servilité, ils ne
respectent rien, comme des esclaves, mais ils redoutent la sanction. Ils ne vont pas
saluer la vieille dame d’ailleurs – il y en a trop, on fera quelques chose -, ils ne vont
pas aimer leurs pères, mais ils vont se résigner. Nous avons répandu tous ces métiers
de services, vous savez ? Et, comme dit Sénèque, Omnis Vita Servitio est. Toute vie
est service, amis très chers. Je les fais livreurs, coiffeurs, esthéticiennes, retapeurs,
emprunteurs, prêteurs, précepteurs, emmerdeurs, chiffonniers, ajusteurs, petits
tailleurs, ramasseurs, ils me foutent la paix.
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-
-
-
Homo domesticus…
Ils se rêvaient festifs… Je les réveille domestiques, domestiqués, et bien calmés. Et
maintenant venons-en à vos maîtres carrés.
Génial.
Tu l’as dit, mutant. Je suis le président qui a vu la plus belle, inexplicable et donc
géniale explosion immobilière. J’en suis fort aise : ils rêvent de dix puis cinq puis trois
m², ils me foutent la paix. Vous connaissez les benêts ? Eux ne rêvent pas de sottises
et châteaux du Graal, avec des taxes, des impôts et des travaux insupportables. Eux
rêvent d’un F2 dans le quinzième, mes amis ? Et ils l’auront, et se battront, ou s’en
iront, et ne pourront pas manifester. trop de transport, trop dans les ténèbres
extérieures de votre monde de lieux bannis. Au lieu que ceux qui sont au centre dans
l’or et les lambris présidentiels…
All Space in a nutshell.
Exactement. C’est du Goethe ou du Joyce ?
C’est du Shakespeare.
Cela veut dire quoi ? On s’en fout après tout. La culture c’est comme la confiture… la
culture c’est qui reste quand on n’a rien appris, la culture c’est ce qui reste quand on
ne sait rien faire, la culture… Ou en étais-je, où en suis-je ? La seule production de
richesse dis-je en mon pays c’est le maître carré. C’est comme ce vieillard qui fait du
feu sur son bout de mur pour se chauffer. L’autre regarde son mètre carré, il le voit
chauffer, bouiller, se cabrer, exploser, il s’en tord de bonheur. Et vous voulez
empêcher ça ? Mais vous êtes contre l’histoire, un duopole rousseauiste, un…
Cela sent le roussi !
Et maintenant venons-en à vous.
Cela tombe bien, on pensait s’en aller…
Brutalement, il fallait bien que cela arrive, lecteur, le mur bien noir dévoile un grand écran ;
on y voit le dirigeable de nos troupes étiques et non éthiques, pour reprendre les mots de la
sibylle. Des sicaires et des condottieri portent des gadgest très divers qui prétendent n’avoir
rien à envier aux armes secrètes de notre chère Fräulein. Mais c’est selon… Zarkoz nous fixe
triomphal, et il reprend de son petit ton arrogant.
-
-
-
Je les connais les fous comme vous. Ils mettent le monde sens-dessus dessous, ils se
révoltent, ils font les yeux révulsés, ils reviennent à la niche comme tout le monde. Et
puis, ils disent que nous comme les barbares, que nous avons imposé de fausses
valeurs, alors que nous n’avons fait, nous politiques, que suivre la masse inerte de
l’espèce. Nous ne sommes pas des barbares. Nous sommes l’empire, nous sommes la
civilisation.
La civilisation qui empire…
Toujours vos jeux de mots stupides ! Vous êtes les barbares. Vous voulez tout
détruire, renoncer aux acquis de nos bonnes sociétés, vous voulez introduire le chaos
là où ‘il n’y a que conspiration enjouée et accordée. Jamais l’humanité n’a été si
heureuse, cela fait dix fois qu’on vous le dit, non ? Par ailleurs, nous y remédions, à
votre surconsommation, humains : développement durable, principe de précaution,
ministères de l’écologie et de la bonne conduite. Vois comme ils se conduisent bien au
volant, maintenant. On les a mis au pas de loi ! Vous parlez d’esclavage, mais n’êtesvous pas bien fous ? C’est la règle de la vie dans les sociétés modernes que nous leur
imposons, et ils sont consentants. Mais c’est assez.
Comment ?
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-
-
Nous allons vous reprendre vos jouest. Nous allons vous mettre au pas. Evidemment,
nous savons que nous ne pouvons pas aller trois loin avec vous trois, Orden, le Gerold
là, et le fou d’en bas, là, Orbi…
Guerre.
Guère. C’est cela. Mais lui, nous allons l’arrêter à l’atterrissage de votre vaisseau
spatial. Les enfants que vous avez volés, nous allons les récupérer, puis…
Tu ne veux vraiment pas négocier ?
Il ne veut vraiment pas négocier !
Ce n’est pas pour le business ! C’est pesonnel !
Je te laisse imaginer la suite de la scène, lecteur. Je pensais que Zarkoz ne commettrait pas
l’erreur de nous sous-estimer, nous ou nos armes, mais rien n’y fit. Il se croyait face à des
terroristes, et pas des envoyés du ciel. Car nous sommes des envoyés du ciel et des gentils
enfers, lecteur.
Orden a dispersé en quelques gestes et mouvements saccadés de bâton de dynamique les trop
rares agents qui nous entouraient. Nous avons prévenu Fräulein et les savants du Zeppelin des
menaces très impotentes qui pesaient sur eux ; puis nous sommes partis. On a bien essayé,
avec Orden, d’arracher des bouts de peau au visage de Zarkoz pour savoir ce qui se cachait
sous cette face de lune : de la Kitzer, un bout d’Ulysse, une vieille harpie, un diablotin des
limbes. Mais on n’a rien trouvé. Telle est l’époque, en vérité : il n’y a plus de secrets.
Nous l’avons pendu par les pieds ; pendu, comme la lame 12 des Tarots et tous les chefs
d’Etat des temps présents et misérables. Mais un beau cri d’amour de Tatiana et Nabookov
retentit bien en cet instant.
-
Chérie ! Chérie !
Oui ! Mon amour Nabookov !
J’ai atteint mon million de signes !
Mon millionnaire ! Mon humour !
Enfin millionnaire !
Puis nous nous sommes inquiétés de notre dirigeable à croix gommée : qu’allait-il lui arriver
en effet ? Alors nous nous sommes mis à regarder la télé, ainsi que tous les bons terriens.
Allait-il être massacré ou pris d’assaut par des troupes d’élite ? Que feraient les Gavnuks ? Et
Skorzeny ? Quelles armes allait pouvoir encore inventer Fräulein ? Les F-18 ou F-35 ou F (x)
yankees allaient-ils rayer de la carte notre fantastique cerveau, pardon, vaisseau ? N’y aurait-il
pas trop de dommages collatéraux ? Qui donc interroger ?
Et l’on voyait notre bon Croix gommée naviguer dans les cieux, lorsque l’on nous apprit que
des millions de mètres carrés hors de prix avaient été dérobés dans maintes grande villes de ce
monde très bas ; que bien des systèmes informatiques fonctionnaient mal ; que des drones de
drames se produisaient partout, enfin que d’Artagnan et Siméon établissaient record sur
record.
Nos grognards avaient bien agi, et sans notre angélique présence, ni notre spirituel soutien.
La colère à l’instant succédant à la crainte,
Ils rallument le feu de leur bougie éteinte :
Ils rentrent ; l’oiseau sort ; l’escadron raffermi
Rit du honteux départ d’un si faible ennemi.
La victoire des nôtres, conseillés sans doute aucun par Valentin, Parvu Lascaux, et aussi par la
Houri, ne faisait plus de doute. Mais on parla soudain d’un nôtre prisonnier.
357
Un nôtre prisonnier ? Je pensais à Mandeville, un accès de sottise… Ou à Maubert, un accès
de fureur… Mais Horbiger !
On nous annonçait qu’Horbiger était fait prisonnier, qu’on allait le juger ! Mais comment
l’avait-on attrapé ?
Zarkoz que l’on avait peu malaxé (mais il semblait content d’avoir été lifté) et oublié, se
ranima. Il reprit contenance, lumière, fureur dans le visage.
-
-
Je savais que les ricains seraient plus forts. Ils sont fous à lier, ils l’ont attrapé, ils vont
se l’exterminer et le juger, et vous aussi d’ailleurs. Je ne vous raterai pas, je suis
Cruchot, moi, l’imperturbable adjudant pète-sec, vous allez voir… Et tous en garde à
vue, obéissez !
Tais-toi.
Mais… Vous m’étrangler le lobe. Je suis le président…
Tu es le casse-pieds.
Un casse-pieds un petit peu dur d’orteil ! Regarde, Orden, c’est Horbiger.
Nous sommes toujours devant l’écran comme des sots, lecteur, comme toi-même et ta famille,
religieusement tendus et connectés par le medium is message, dont Mandeville, qu’il nous
manque, eût fait un medium is message… Ou un medium pas sage !
Mais il est là, Horbiger, flanqué du triomphant Siméon, dont je doute, pour le coup, qu’armée
de son Magic Toilet sixième génération il soit prisonnier lui aussi. Superbe Horbiger qui lance
une rose noire à l’empereur, vêtu de probité candide et de lin blanc, et dit en riant :
-
Nous afons fait une krosse farce ! Prima gut, très… Spass ! Très drôle pas vrai ? Je ne
suis prisonnier de personne, sinon d’Ulysse en personne, Ja, Ja. Nous afons gagné la
guerre sans nos confrères, si j’ose dire, sans son mon Orden et notre grand Gerold ! Et
maintenant je veux m’amuser comme si je l’avais perdue, cette guerre ! Je veux me
juger moi-même ; comme si je l’avais perdue, cette guerre. Mais cette fois pas
question, nous foulions la gagner mit les armes secrètes. Je me ferai juger à
Nuremberg, la ville des jouest, et ce sera le tribunal de Horbiger ! Pendant que certains
s’amusent, d’autres rejugeront le monde ! Après j’irai en Patagonie revoir ma mère
partie verte de gris que jamais je n’aurais dû quitter…
J’irai revoir Patagonie,
Amère patrie,
Verte de gris…
Un verre de gris ?
Tout le monde semble enchanté, on va bien rigoler. D’autant qu’aux côtés de Horbiger nous
avons comme procureur ce bon docteur Mendele comme procureur et notre cher Mange-tout,
qui accepte toutes sortes de paiement, sauf les tchèques sans provision ! Un tribunal des
flagrants délires en préparation, quand je te disais que ce chapitre était très fou.
Là, lecteur, il se passa quelque chose, dans le palais présidentiel même de la galerie aux mille
milles, qui fait le tour des terres, et célèbre le commerce. Des huissiers, des soldats, des
soubrettes, des commis, des hôtesses, des serveuses, des jardiniers, des gens en somme
entrèrent et nous félicitèrent.
-
Vous êtes les plus forts, nous devons vous aider.
Et vous avez raison : changeons de société !
358
-
L’armée ratatinée : vous avez tout gagné !
Imaginons ensemble une autre humanité,
De liberté, d’égalité, fraternité !
Secouons nous la puce, oublions le marché !
Nous en avons assez, finis les possédés !
Cela nous fit du bien, lecteur. Il est bon quelque fois, malgré qu’on en ait, de se sentir
soutenu, célébré, encouragé au feu des veillées par le bon peuple et la bonne opinion
publique ; jusque là, il est vrai, nous avons surtout joué égoïstement notre part, sans
barguigner certes, mais aussi sans souci de popularité, de bienfaisance ou bien d’esprit
international. Et bien c’est fait.
Un grand bruit dans la salle. Par le système d’air entre un Mandeville surarmé.
-
Mandeville !
Mes mésanges ! Mes chers anges ! mes amis prisonniers !
Mais nous ne sommes pas prisonniers !
Encore un mensonge de la télé !
Le songe de l’attelé, c’est quelque chose !
Vous n’êtes pas pris aux niais ? Tudieu, alors ! mais on m’aura trompé !
Mais nous aussi ! Nous croyions Horbiger retenu !
De la retenue, il en aura toujours. Ce n’est pas comme Zarkoz.
On fait un brin de causette, ô misérable ?
J’espère qu’un lecteur aura compris au moins cette réplique !
Maintenant il nous faut décrire le procès, non de Kafka, mais d’Horbiger, seule concession,
momentanée d’ailleurs, que nous laisserons à l’ennemi pour lui faire croire qu’il l’emporter
contre nos forces supérieures moralement et physiquement.
Maintenant, voici les cinq éléments de l’art de la guerre :
I.
II.
III.
IV.
V.
La mesure de l’espace.
L’estimation des quantités.
Les règles de calcul.
Les comparaisons.
Les chances de victoire.
Ce ne sont que des maths, lecteur. Heureusement que nos Allemands sont bons en maths ;
seulement, il faut leur serrer la vis…
359
Autre chapitre intérimaire : comment nous avions gagné
à notre insu la bataille des mètres carrés sur terre
L’espace n’est pas moins digne de notre attention que le temps ; étudions le bien, et nous
aurons la connaissance du haut et du bas, du loin comme de près, du large et de l’étroit, de ce
qui demeure et ne fait que passer.
Avions gagné : j’emploie le plus-que-parfait pour évoquer cette inattendue victoire, lecteur, et
c’est bien pour souligner le caractère chanceux et irresponsable de notre Sieg, comme dit
Horbiger.
Il s’était trouvé en effet que les Staubsauger s’étaient répandus dans les grands magasins, les
malls, le shopping center planétaire ; qu’on les y avait achetés sans y prendre garde ; que les
mœurs s’étaient efféminées, incitant chacun à s’équiper de ce jouet si féminin ; que les petits
modèles de Fräulein avaient enchanté toute la clientèle révolutionnaire sans le savoir ; que
l’on avait donc commencé à aspirer les mètres à la maison ; que les mètres avaient rétréci
cette fois, et pas les hommes ; que les mètres une fois consommés, il fallut en chercher
d’autres ; que d’autres furent aspirées dans le rues, les échoppes, et les couloirs d’immeubles ;
que bientôt, la jalousie aidant, on s’en prit aux grands appartements puis aux maisons ; que les
commissariats avaient disparu ; que l’on aspira les casernes devenues d’ailleurs vides en cette
Fin des Temps et de l’espace ; que le pessimisme ambiant et l’apocalypse régnant, tout
dégénéra dans les Festivités, comme aux temps des Punks, de la Peste ou des danses
macabres ; que l’exemple gavnuk convainquit les enfants, qui emportèrent le morceau,
enfants auxquels les parents ne pouvaient rien refuser ; que la force des enrouleurs de mètres,
promue par Drake ou d’Artagnan, convainquit à son tour les plus rétifs, les plus soumis des
hommes ; qu’elle n’exigeait ni compétences ni expérience singulière ; qu’en fait il fallait
fournir une voie passive à la rébellion ; qu’une fois entamée, celle-ci ne pourrait pas cesser, ne
cessant de croître et de se multiplier géométriquement en quelque sorte ; il fut aussi prouvé
que pendant que nous discutions avec Zarkoz et effectuions notre coutumier tourisme
immobilier auquel nous avons accoutumé la terre, les nôtres, comme disait Parvu avaient
œuvré dans le secret ; qu’ils avaient harcelé l’ennemi, le seul espace de notre temps, celui des
mètres minables du logement ; qu’ils s’étaient découverts les représentants d’une ludique
Grossraumkonzeption à leur insu ; que le caractère spécifique et enfantin de notre guerre avait
plu même à la Tunisie ; qu’un pirate sommeille en chaque enfant et même en chaque adulte ;
que le caractère spécial de notre rébellion lui donnait des dimensions fantastiques, onirique
même, lecteur ; que la destruction du monde capitalistique amusait tout le monde, le libérait
même ; qu’en conséquence, tandis que nous avions le dos tourné, les gens s’étaient d’euxmêmes libérés.
360
Le tribunal de Camembert et le procès de Horbiger
Chapitre où Horbiger se juge mal mais parle bien de lui
(A censurer aussi mais à lire quand même)
Autrement dit
Chat, pitre azimuté écrit en état de (sobre) ébriété
Cette Grossraumkonzeption tout de même ; elle en laisse de glace quelques-uns, mais elle va
prendre pourtant de la place dans la fin de cet ouvrage, comme elle en a pris tout au long du
récit de cet ange à la nage aventureux que malgré moi j’incarne sous la plume du Nabookov…
Tu savais de toute manière, lecteur, à quoi tu t’exposais avec tes tubes cérébraux en consultant
cette bizarrerie qui a nom… qui a nom quoi d’ailleurs ? Hip ! Dès qu’Orbi prend le pouvoir
dans ce texte vaseux, tout le chemin se fait pierreux, pardon bienheureux, pardon biéreux,
pardon, hips, pour le nez au machisme, pardon, pour le néologisme.
Il a fallu tous les dédales, bon lecteur, pour s’échapper de la grande galerie de la métropole,
ou nécropole, et regagner la capitale et notre boulevard des Germains et notre vénérable
monastère. Nous l’avons fait en mini-Zeppelin à propulsion sidérale. C’est incroyable ce
qu’on invente sur le cerveau, pardon sur le vaisseau à croix gommée. Et c’est aussi très fou ce
que s’invente le cerveau humain pour se simplifier la vie, des fois.
Auparavant il faut que je te conte la bataille des champs patagoniques où nous perdîmes
Horbiger au combat. Champs agoniques, argonautiques d’ailleurs, je ne sais plus très bien, à
moins qu’il s’agisse de champs parodiques.
…………………………………………………………………………………………………...
D’ailleurs je ne raconterai rien, lecteur, il est trop tôt, et donc tu ne sauras rien et tu n’auras
pas à payer les peaux cassées.
Le problème est que le vol s’arrose beaucoup. Le grand Zeppelin nous recueille quelques
centaines de milles plus au Nord, et nous faisons tous ronds le tour de la terre.
Sache que nous allons à Strasbourg, la vile des rues, et qu’ Horbiger rêve d’une belle
conférence. Mais il a bu une bière de trop, celle-là sur laquelle il ne fondera pas son empire,
justement.
- Je feux aller au parlement européen. Je feux leur faire payer les heures les plus claires de
notre histoire et leur imposer les heures les plus drôles…
- Oh non, Horbiger, au parlement européen, ils se méritent un marquage rouge au front.
Histoire de payer pour les heures les plus maussades de notre histoire...
- Je crois que je vais me couvrir de belles couleurs.
- Comme un chef de troupeau ?
- Ya – comme on dit ici – et che lui dirai par moins vingt degrés...Sois sage, ô ma couleur et
tiens toi plus tranquille...
- Allez Horbiger, arrête de faire ton ADG.
361
- Ben quoi, c’est beau de l’air a cinq mille mètres...
- Tu feux fraiment afoir le ternier enjeu de mot ?
-Ya, ich bin le petit malin des magiciens...
-Eh oui, Horbiger. Quand on est prive de troisième Reich et de cinquième colonne, on se
rattrape...
- Avec le second degré et la quatrième dimension ! Ici La Paz, les bons aryens parlent aux
demeurés !
C’est sur ce dialogue peu amène que le procès peut commencer. Il se tiendra dans une grande
salle de jeu, et comprendra les acteurs sociaux suivants. La liste des invités, celle des évités
surtout, te semblera bizarre, lecteur, mais il faut comprendre que c’est Horbiger qui a décidé,
manipulant comme personne la glace et le feu, le grand ciel bleu et la terre creuse, de son
procès, et donc la liste.
Auparavant il fait que je confirme que nous détenons Zarkoz, que nous avons constitué une
liste d’abonnés à la prise d’otages, que nous sommes revenus dans notre grand monastère, que
nous l’avons embelli, agrandi, déménagé comme prévu à Montmartre (atterrissage via
l’échelle de Jacob prévu à 14h92, heure de grandes découvertes), que Fräulein a invité ou
inventé (avec elle, on ne sait plus, elle est toujours plus belle, un vrai régal lecteur, quel
dommage que je ne puisse ou sache te la décrire ou mieux, t’envoyer sa photo) une machine à
réduire les particules, qu’ainsi nous réduisons des m² que nous entassons, réduisant à néant
ceux que nous ne voulons pas ou que nous châtions, que nous sommes les maîtres carrés les
plus grands du monde, et que rien donc ne s’oppose à notre Ubris et Némésis, que la Némésis
concerne bien sûr ce pauvre Horbiger qui a décidé de s’infliger le mythe d’haire et celui de la
discipline aussi. Bien entendu il a décidé de sa peine (il s’est donné la peine de la choisir)
ainsi que l’adresse de son lieu de résidence qui ne l’Hess pas à désirer…
Il est pourtant bien entouré dans la salle du procès fleuve aussi nommé le procès fleur ou
procès sœur, car la vie a été comme une sœur pour Orbi, depuis qu’il est remonté d’en bas, la
vie lui a fait des fleurs et pas défaut.
Il a la plus belle place, le procureur docteur Mendele se fait tout petit, Mange-tout est
supérieur aussi, et le jury est composé de ses propres animaux de basse-cour. Il n’y a pas de
président du tribunal. On peut estimer que l’accusé est le président du tribunal, ce qui n’en fait
pas un tribunal de la Haye, mais un tribunal plus gai. Charles-Mouloud Canigou-Malotru,
juriste patenté, est assistant de la partie civile. On verra que, sans lui faire de fleur, il a des
soucis à se faire.
Devant les injonctions récriminatrices et confraternelles de Mange-tout l’avocat vert et pas
marron, mais marrant tout plein,
Il y a l’ara Petacci, venu spécialement d’Amazonie en cage dorée privée. L’ara a fait des
manières, il a crié après la gazza ladra, la pie voleuse, a menacé de se plaindre aux Hergé,
mais a finalement récupéré sa Play bague au doigt.
Le pingouin magellanique Steven Spitzberg est monté spécialement de la péninsule de Valdez
pour voir son maître cousin de l’empereur manchot autrefois surnommé Kaiser sosie. Le
pingouin est venu en sous-marin pour rien et aérien ainsi qu’en U-boot perfectionné par
Fräulein qui a même inventé pour Orbi un modèle idéal de femme aux tomates (mais non,
Mande, une femme automate !) ; et il a traversé l’Atlantide ou plutôt buté sur elle, puisque
depuis que nous avons gagné nous l’avons reconstituée en étalant et déversant et entassant
bien des mètres carrés et cubiques, mais je te le raconterai plus loin.
362
Autre membre du génie, pardon, du jury, le renard râleur, roi dans l’art de râler, j’ai nommé le
renard du dessert, du désert pardon, maréchal Grommelle, cousin par feinte alliance du
regretté goupil médiéval à catarrhes. Il se pomponne, il trotte, il s’éloigne, il revient, il
s’énerve et il grogne. Mais enfin, il a le plus haut Saint-Siège sur le banc des jurés qui ont juré
leur mauvaise foi éternelle à Orbi, donc il est content.
Le beau chinchilla Ravi Jacob, telle est vive notre vision, nous arrive de Gerimadeth,
programme immobilier hugolien, rimant avec les dettes. Il se propose de soutenir Orbi et
Gourbi notre vedette contre vents et de se marrer. Il fait des bonds d’épargne et des bons
placements en attendant dans la salle d’audience.
Le rat d’égout et rat d’Ugude Alfa Romeo di Carpaccio est la grande surprise du jour. On sait
que la souris symbolise l’esprit, d’après le docteur Freux et son secrétaire Gustave Beau Flair,
mais on ne se doutait pas qu’un animal aussi virulent, remonté des Enfers bis via la traversée
des dégoûts de Lutèce vînt à paraître en ces hauts lieux.
Et maintenant, comme des escargots après l’averse, sortis de la pluie de fer, des juges
binoclards, des professeurs de droit humanitaire, de vertu horizontale, des docteurs en
médiocrité, barytons de l’armée du salut, brancardiers de la Croix-Rouge, naïfs braillards
des lendemains qui chantent, venaient à Nuremberg faire des leçons de morale primaire aux
Seigneurs, aux moines combattants qui avaient signé le pacte avec les Puissances, aux
Sacrificateurs qui lisaient dans le miroir noir, aux alliés de Schamballah, aux héritiers du
Graal !
Le procès commence, sous les huées de la grande salle pas très propre au demeurant. Un
comble pour le pays des Staubsauger ! Fräulein fait venir un commando de clones d’Ubik et
Kubelik et entame un programme d’épuration du sang, du sol, des eaux usées. Le maréchal
Grommelle tempête après le bruit sournois des appareils. Fräulein invente aussitôt alors
l’aspirateur géant ronronnant. « Chat alors ! » murmure en fin le vieux renard, avant de
reprendre une ration de dessert. La salle est enfin épurée.
Le procès-sœur commence. On défile à la barre des témoins à charge, à décharge plutôt, une
vraie décharge publique que ce procès lecteur, comme s’en plaint l’avocat vert et marron
Mange-tout avant de narguer les victimes de son verbe dilatoire et dialectique et délétère : car
le capitaine des ventres ne se prive pas de montrer sa puissance hauturière et venteuse. Ravi
Jacob juré se bouche le nez qu’il a fort grand.
Il y a d’abord Asinella, qui s’est foulé la main en chaussant avec ses Tods. Horbiger se
moque : « pas étonnant de se blesser avec un nom comme ça », rappelant qu’en tudesque Tod
désigne la cessation de paiement.
Mais de quoi Asinella accuse-t-elle Horbiger ? Le Dr Mendele s’agite.
-
-
Oui, mademoiselle, de quoi l’accusez-vous ?
La mia nonna è molto ricca.
Cela, nous le savons.
Ha speso molti soldi per lui.
Elle a dépensé de l’argent pour vous, Horbiger ?
Sono la piu bella, sono la piu ricca.
On sait, sait, alors Orbi ?
Je crois que mon client a jadis passé du temps avec elle –la grand-mère - à discuter
d’un Grossraumkonzeption ; c’était dans le cadre d’un programme immobilier. Elle
estime qu’elle lui a consacré du temps… Et donc du temps. Comme chacun sait en
outre, spendere veut dire tuer, et to spend dépenser.
Asinella ?
363
-
Sissignore ?
Comment appelle-t-on les habitants de la Crète ?
Je sais pas, moi… Les crétins ?
Très juste ! Brillant, maître ! Témoin suivant !
Les jurés applaudissent au cours de l’impartial procès-sœur. On redonne une paire de Tods à
Asinella en lui disant que ce n’est pas la mort (Tods, pas la paire), et on la laisse partir aux
côtés de Superscemo qui doit lui apprendre de nouveau à conjuguer Shakespeare au présent
du vindicatif (Je vais te faire expirer, tu vas te faire expirer, il va se faite expirer…).
Mais le présent du vindicatif est là qui veille, comme une âme, qu’une flamme toujours suit.
Un faux témoin s’approche : c’est Hanselblatt, toujours lui, frais éconduit jadis par Orbi, et
qui s’est déguisé en Woody Alien pour nous tourmenter et pour nous amuser. Hanselblatt,
c’est lui lecteur, je te rafraîchis la mémoire.
-
Cher maître, j'ai été enchanté. J'ai manqué ma mission, mais je suis ravi. Mes
respects, monsieur Gerold, vous m'avez assisté trop peu, mais je ne vous en veux pas.
Adieu.
Cette fois la mission est plus cynique et moins initiatique, lecteur : accuser notre Meister de
tous les maux de la terre et de la guerre : non mais quel maître-chanteur ! Ravi Jacob le
couvre d’imprécations comme celle où l’Eternel cogne ; et, plus royal, plus protocolaire, plus
condescendant aussi, mange-tout déclame :
-
-
-
-
Mon client était mort au moment des faits incriminés. Il était déjà descendu sous terre,
pour, dévoreur de bon vers et non dévoré par eux (les vers), s’assurer de la véracité de
sa théorie, la terre creuse, votre honneur.
La terre creuse ?
Silence, Alien malin, Votre Déshonneur en personne. Il a prouvé la véracité de sa
théorie, il est remonté avec les anges du paradis et il a mis fin à un autre programme
d’épuration spatiale et immobilière tout aussi périlleux. Et vous avez l’outrecuidant
toupet de l’accuser ici, et vous avez l’audace de le persécuter judiciairement lui que
l’on devrait décorer de la légion condor, pardon de la région d’honneur…
Lapsus révélateur…
Lape, suce, révèle, acteur… Car tu n’es pas Woody Alien le drôle, tu es son drone,
drone de brame en l’occurrence, tu es chétif insecte, excrément de la terre, j’ai nommé
Hanselblatt ! Oser accuser, et persécuter mon très honorable client, non mais…
Je rappelle, maître, qu’en l’occurrence c’est votre client qui a commandité son procès
pour atteinte aux droits de l’ohm…
C’est vrai, Votre Honneur, c’est vrai, je retire.
Mais cela n’empêche que moi Woody Alien je conteste l’humour de Horbiger !
Votre odeur, pardon Votre Déshonneur, on peut dire que vous manquez du sens de
l’honneur ! Il n’est pas drôle, mon brame ?
Excellent !
Bravo !
Belle répartie, mon kiki !
C’est répartie comme en 40 !
Le dernier enjeu de mots refroidit un peu l’atmosphère joviale de la grande salle enfin
devenue proprette. Maréchal Grommelle est lui tout à fait frais et dispos, prêt à repartir
comme en 40, à répartir les tâches, et donc à faire de bonnes réparties, dignes de l’Afrique
364
impériale. Le chinchilla Ravi Jacob, à qui Horbiger a promis beaucoup d’espace et d’espèces
en cas de non-lieu, se met à voltiger pendant que l’ara Petacci chante à tire-d’aile :
-
Je suis issu d’un peuple qui a bien su y faire, je suis issu d’un peuple qui a beaucoup
souffert…
Moi je ris de me voir si belle en ce tiroir… caisse ! Après je retournerai m’acheter de
mon Amazone au long… cours !
Regardez Woody Alien ! On dirait Philippe à tics !
Phillip K. Dick ?
Rouvrons les camps ! Rouvrons les camps !
Lesquels ?
Silence de maure dans la salle, que les aspirateurs hippocampes, machines à épurer et inspirer
l’espace, ne cessent de parcourir, chevauchés par les Gavnuks préférés de Horbiger, Ivan
Mudri et Siméon Glupi. C’est Horbiger qui va sauver la mise et va sauver sa tête, sans quoi il
se tordra de rire au bout d’une corde, lecteur.
-
Les camps de déconcentration, pardi !
Bravo !
Les camps de l’humour !
Super !
Les camps trop picots !
Tudieu, les khans tropicaux ?
Hourrah pour Horbiger !
Il va traverser le Dimanche à la nage !
La manche ?
Mais le procès n’est pas fini. Nous voyons arriver un nouveau gentil juré, un sage capucin,
pardon un singe capucin, bien mis, à la lippe melliflue, le poil cintré, l’uniforme de groom, le
bonnet de robin et la main délicate toujours entortillée. C’est le cher Philippe à tics, singe,
sage cette fois, de science-fiction ou de science faction plutôt, combinaison ignifugée de rire
ou bien de pleurs. Il s’assoit auprès des autres animaux et l’émission reprend.
-
Le ministère public reprend…
La décharge publique, oui !
Laissez le docteur Mendele reprendre son discours.
Mendele au Paraguay ! Mendele au Paraguay ! Mein fou rire au paradis !
La ferme, les animaux !
Votre Honneur, elle n’est pas drôle.
Accordé, Charles-Mouloud ! Il est défendu de se moquer du docteur Mendele.
Témoins suivants !
Le comte de Gras Koulak.
Comte de Gras Koulak, entrez !
Le comte de Gras Koulak, ancien amant de l’horrible Kitzer, énorme investisseur immobilier
que nous avons tous redoutés, l’homme qui s’enrichit dans les cimetières, qui promène le
tchernoziom de terre en terre depuis des lustres, affame les locataires, et truande les pauvres,
le roi des syndicats des primes et des subprimes. Il entre en grande pompe, mais toutes les
pompes ne sont pas éternelles, lecteur.
365
-
J’accuse…
Le coup !
Le coût !
Ton compte en banque !
Ton comte à la manque !
Messieurs les jurés !
L e compte en manque Gras Koulak n’y peut mais, mais les animaux sont déchaînés, pas
empaillés et pas, il se rebelle. Le poussah imprudent, qui pensait tirer parti du procès
parodique, a amené sa suite de mètres carrés, il y en a de toutes les tailles et tous les prix, de
500 à 150 000 horions, de tous les horizons. Le maréchal grommelle, le sage capucin Philippe
à tics leur jette des cacahuètes jetables, des qlipoths de centimètres carrés et des poubelles
compactées où recycler leur trime, pardon leur tri de crimes. Le plus bagarreur des jurés va
cette fois être le pingouin magellanique.
-
J’accuse donc le sieur Horbiger…
Horbiger c’est la paix !
De nuire à mon négoce…
Tais-toi, sale gosse !
Tais-toi, sale cosse !
Toi t’es riche comme Jobs !
Tu finiras comme Job !
Va te louer une chambre à Gaza !
Juré Steven Spitzberg ! Revenez sur le banc ! Il est interdit de becqueter le témoin à
charge !
Oui, votre honneur ! D’autant qu’il n’a pas le sens de l’odeur ! Il serait même comme
qui dirait en odeur de feinteté !
Je me plaindrai du tribunal…
De Camembert : celui des rois fromages et des bonnes petites odeurs ?
Auprès de la Haye…
Vas-y franchir tes haies ! On the hait ! On te hait !
Qu’ils viennent bombe arder ! Qu’ils viennent bombe arder !
Le rat d’égout et rat d’Ugude Alfa Romeo di Carpaccio lorgne les trois fromages de Gras
Koulak, l’homme qui s’enrichit dans les cimetières. La finance, la pierre, le crédit, les trois
piliers d’iniquité, et il les ronge fort.
Dans un coin près d’Orbi on voit Woody Alien déposer les armes et les masques et s’adresser
à Horbiger. Souviens-toi, lecteur, des propos légendaires d’Hanselblatt. Les Allemands
devraient nous permettre de rendre entre eux et la société le rôle de médiateurs, de managers,
d'impresarios, d'entrepreneurs de la germanité…
Ce dernier, bon kaiser lui pardonne et lui permet de s’asseoir tout près de lui. Gras Koulak
s’éponge le front, pardon l’affront.
Pendant ce temps les autres témoins à charge défilent, un peu penauds, refroidis par cette
ambiance suscitée par le charisme sidéral et hyperboréen de l’abominable homme des glaces.
Il faut serrer la vis aux Allemands ; bien qu’ils soient forts en sciences, il faut leur serrer la
vis.
366
Il y les maîtres carrés, les maîtres cubes, les homoncules, les dépodés (on appelle ainsi, mon
lecteur, ceux que l’on a dépossédés de leur pods), les ridicules et les horaires.
-
-
-
Oui, clame leur avocat, nous sommes les horaires.
Vous êtes les horaires ?
Nous avons été bafoués en effet par la révolution horbigérienne. On ne nous respecte
plus, on ne prend plus son métro en panne ou son train retardataire à six heures, on ne
peste plus dans les embouteillages fumants et morbides, on ne répond plus à l’appel du
patron bienfaisant…
A mort l’horreur ! A mort l’horaire !
L’horaire à mort ! L’horaire est mort ! Vive le Kaiser !
Lara Petacci, allez prendre une douche !
Un Duce ?
Ciel ! Qu’ouïs-je ?
Bon, les horaires, allez voir ailleurs si j’y suis ! Dans le cadre de cette révolution
physique et spatio-temporelle que suppose la mutation horbigérienne, nous ne pouvons
poursuivre plus longtemps les investigations.
Horaires ! Faites une bonne action ! Disparaissez ! Au Moyen Age vous n’existiez
pas !
Dans la jungle personne ne vous entend trier !
Et si vous ne pouvez en faire une bonne, faites-en une mauvaise : disparaissez aussi !
Tri sélectif !
C’est vrai ! Il faut remettre les pendules à l’heure !
Pilule et bulle, mandibule pitbull, bidule et pendule ne font qu’un !
La ferme, les animaux ! Sinon je fais évacuer la salle !
La cage !
Le zoo !
Le monde !
Au zoo les bêtes immondes !
La dernière bulle tomba à plat. Toujours est-il que l’on fit évacuer la salle, car les témoins à
charge avaient été chassés à coups de pieds, de becs, d’ongles, de griffes, et d’estoc et de
taille, et ils s’étaient bien taillés ; car, aussi, lecteur, Orbi et les siens avaient grand soif et il
était en effet grand temps de noyer la boisson et d’investir dans la pierre, pardon la bière. Cela
nous valut aussitôt d’ouvrir ces quelques vannes.
-
Bière qui roule n’amasse pas… n’amasse pas…
Mussolini !
Une bulle ça va, trois bulles, bonjour les débats !
Sinon, bulles tragiques à Nuremberg !
Ach ! Ne jouez pas au plus vin avec moi.
Où est la petite conne au yak ?
Elle est sur le lac d’Hennessy !
Allez vous faire boire, railleurs !
Telle bière, tel vice !
Tel est pire qui croyait rendre !
Oh ! il a des gros billets !
On appela les Staubsauger ; puis nous reprîmes. Et nous surprîmes l’assistance médusée de
nos chers animaux et jurés, lecteur, en voyant apparaître à la barre, appelée par le propre Dr
367
Mendele, notre chère Fräulein, lecteur, comme témoin à charge. Comme témoin à charge,
Fräulein ?
Il faut serrer la vis aux Allemands ; bien qu’ils soient forts en sciences, il faut leur serrer la
vis.
Et elle, regardant Horbiger, de ses complaindre ; ainsi fut fait, dialogue restitué gratuitement
inclus :
-
Ya, meine Liebe, je viens me plaindre de vous.
Ich ?
Ya, du… Je suis toujours plus éprise de vous…
Et donc…
Je me plains de la hausse d’épris.
Vous vous méprenez ?
Non, je suis éprise, du verbe éprendre… Et vous aviez promis une baisse des prix dans
le monde ; et l’on pourrait se méprendre, puisque…
Puisque, meine Liebe ?
Je suis toujours plus éprise de vous…
Oh…
Ah…
Ach…
Bravo ! Hourra pour Fräulein !
Quelle déclaration ! Qu’elle en impose !
C’est une déclaration d’impôts !
Dans les bras l’un de l’autre !
Nous sommes tous pour la hausse d’épris !
Tel épris qui croyait prendre, pas vrai Orbi ?
Pour avoir menti, et fait augmenté la hausse d’épris, Orbi fut toutefois condamné à payer la
tournée à tout le monde, y compris à celle dont il avait tourné la tête. Ce fut Gras Koulak qui
paya la note, qui fut salée pour sa comptabilité et ses coffres pas trop forts. Et pendant que
Siméon tentait de l’absorber avec toutes ses économies dans un de ses magic Toilets…
-
Maintenant, mes camarades, maintenant, Meine Liebe de ma vie, je voudrais vous
faire une confession…
Pas trop longue j’espère…
Syla y Tchest…
Qu’a dit le blondinet, tudieu ?
Force et honneur.
Avec eux, Nabookov, ce serait plutôt farce et attrapes…
Bon, Orbi, la confession…
Un peu de respect pour mein fou rire, je vous ris… je vous prie.
Et pendant sue maréchal Grommelle trottait menu et que l’ara Petacci lissait ses plumes, Orbi
se confessa devant Fräulein toute ébaubie.
-
Meine Liebe, je dois avouer…
Ya…
Je dois confesser que j’ai baissé l’épris…
368
-
Oh !
Mais que je baiserai ta joue passionnée et adorée…
Ach !
Toute ma vie, avec force et honneur.
Ach !
Mit Kraft und Ehre.
Boum.
Je voulais vous faire part d’un désir : je veux que quelqu’un me fasse souffrir, qu’il m’épouse,
puis me torture, me trompe et s’en aille. Je ne veux pas être heureuse.
Fräulein s’évanouit. C’est ainsi qu’ils demeurèrent excellents camarades. Mais reprenons le
cours de notre récit et de notre procès-sœur : tandis que Steven Spitzberg s’ébrouait et que
Ravi Jacob faisait des grands blonds en avant, que Woody Alien sortait sa blague à tabac et
que le Dr Mendele en oubliait tout son discours argumentatif type, les témoins à faveur,
personnages à saveur, se succédaient à la barre, lecteur.
Il y avait notamment le bon Borodin qui écharpait le comte de Gras Koulak, coupable d’avoir
profané des cimetières par son infâme présence spéculative. Il y avait Anne-Huberte qui
venait avouer qu’avec Orbi, « ç’avait été le pied, quoi, qu’on s’était éclatés, que c’était cool,
et qu’on espérait s’amuser longtemps comme ça, à l’ombre ou pas. »
Nous revîmes même Asinella, à qui nous devons cette nouvelle tribulation verbale, pour ne
pas dire considération philologique, pour ne pas dire cette contribution sémantique. Dr
Mendele lui-même n’en revenait pas, de ce retour aux affaires, et, tandis que le jury se
calmait, s’époussetait, s’épouillait et se dépucelait, on se rasseyait (oui, oui, tu as bien lu,
lecteur…).
-
-
Alors, Asinella.
Sono la piu ricca.
Vous venez cette fois témoigner en faveur de notre vénérable Horbiger.
Sono la piu Bella.
Votre grand-mère est, dit-on, présente dans cette salle, qui n’est guère propre par
ailleurs, avec ces nerveux animaux qui s’agitent partout.
Sissignore. E la mia nonna che ha detto che il Dottore era il piu ricco.
Mais je suis le dottore. Je suis Dr Mendele, de l’université Max Planck de Lubeck. Et
que les animaux ne disent pas que j’y ai été un planqué !
Jamais, votre odeur !
Si, pero lui è il cavaliere.
Oui, d’ailleurs, on a vu comment il traité cavalièrement sa douce dame...
Il signore Horbiger est il piu ricco, quindi lui è innocente.
La richesse comme preuve d’innocence !
Fabuleux ! pas vrai, maréchal Grommelle ?
Oui. J’en ai la berlue.
J’avais un ami qui s’appelait Sconi, un italien. Il avait souvent la berlue, lui aussi ; et
chaque fois qu’il l’avait, on lui disait : « alors, tu as la berlue,… »
On a compris, on a compris. Silence dans la grande salle pas très propre. Où sont
passés les Staubsauger ? J’espère que Fräulein ne folâtre pas dans les rangs, suite à sa
récente déconvenue…
Oh, Votre Honneur !
C’est très bien, Asinella. la Défense a-t-elle un ou deux questions à poser à notre
témoin fard ?
369
-
Oui, Votre odeur, pardon votre Honneur. Mademoiselle, comment appelle-t-on les
gens qui hésitent comme vous ?
L’hésite… L’hésite…
Allons… Allons…
Les Italiens ?
Il y eut contorsion dans la salle et jungle en folie.
-
Silence dans la salle, ou je la fais évacuer jusqu’au Tibet et en Amazonie !
Et les croates, et les croates ?
Mais qui parle de croates d’un ton aussi acerbe ? Est-ce vous, bon Gerold ?
Votre honneur, sur ma mauvaise foi je vous jure que non.
Après tout, pourquoi pas ? Asinella, qu’est-ce qu’un croate ?
Quelqu’un qui croit ?
Asinella, vous êtes vraiment la plus forte.
Sono la piu bella, sono la piu ricca. La mia nonna ha speso tanti soldi per Orbi.
Encore une question, Asinella...
Mais Dr Mendele, arrêtez de la faire souffrir !
Faites-la donc partir ! Et arrêtons de rire ?
Que veux-tu faire plus tard, Asinella ?
Designer de yaks.
De yachts ?
Mandeville, adoptez-la. C’est votre fille surnaturelle.
Oh ! oh ! Hein !
Sono la piu ricca. Où est ma console ?
Elle se console comme elle peut.
Et la joyeuse luronne, sans pleurer cette fois, s’en fut à l’autre bout de la salle. Hélas mes
doutes étaient fondés, en tant que narrateur comme en tant que témoin, lecteur. Mon nez ne
me trompe jamais, je reconnus Parfum. Je reconnus Kitzer et ses feux redoutables, d’un sang
qu’elle poursuit tourments inévitables. Aussitôt j’en fis part à ma garde prétorienne et
rapprochée. Darty et Mande rivalisèrent dans cette approche cosmique de virtuosité verbale et
de charabia jovial.
-
Je crois que c’est elle, mes amis.
Et à quoi la reconnûtes-vous, tudieu ?
A son eau de toilette.
A son nom de toilette ?
Vous dites que vous l’avez donc reconnu à son fumet ? Merci de nous mettre au
parfum…
Vous au moins, Gerold, vous avez le sens de l’odeur…
Qu’est-ce qu’il « soufre » à chaque fois… Il ne peut pas la sentir.
Avec lui, elle n’est pas en odeur de sainteté.
Messieurs, je vous prie, il s’agit comme dans tout bon conte de fées…
Dans tout bon règlement de contes de fées…
De n

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