1 Article de Jean-luc Vallejo, pour la revue de la Société Française
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1 Article de Jean-luc Vallejo, pour la revue de la Société Française
Article de Jean-luc Vallejo, pour la revue de la Société Française de Gestalt, « GESTALT », N°31, « Addictions », décembre 2006. UNE INTERVENTION GESTALTISTE DANS LE CHAMP DES ADDICTIONS LE PROJET « ABSTINENCE-INSERTION » Jean-Luc Vallejo : Gestalt-thérapeute, Directeur de l’Institut Limousin de Formation et Communication, et de l’Atelier de Gestalt du Limousin. Anime depuis 1990 des entretiens individuels et des groupes de parole pour des personnes alcoolo-dépendantes dans le cadre du RMI.. Résumé : Cet article traite des apports théoriques, cliniques et pratiques de la Gestaltthérapie dans la relation d’aide quotidienne aux personnes alcoolo dépendantes, telle que pratiquée dans le projet « Abstinence-Insertion » animé au sein de l’Institut Limousin de Formation et Communication. Mots-clés : Alcool, Gestalt-thérapie, self, rencontre. Depuis plus de quinze ans, l’Institut Limousin de Formation et Communication (ILFC), association loi 1901 de Limoges, est chargé d'animer dans le cadre du RMI en HauteVienne, le « Projet Abstinence-Insertion », financé principalement par le Conseil Général, et qui comme son nom l’indique, s’adresse à des bénéficiaires du RMI dont les possibilités d’insertion se voient limitées par un problème d’alcool. Ce projet consiste essentiellement à proposer des entretiens individuels et/ou des groupes de parole à visée psychothérapique aux personnes qui, orientées par un travailleur social ou un médecin, ont accepté de contacter notre association. L’équipe chargée de ce projet est composée de deux Gestalt-thérapeutes pour un temps plein et demi, d’un médecin psychiatre, référent pour les questions médicales, et d’une psychologue clinicienne, Gestalt-praticienne, pour des interventions ponctuelles à la demande. Nous recevons une moyenne de 100 admissions par an, dont environ 65% de nouveaux venus. Les femmes représentent près de 30% des clients. Nous vous proposons d’entrer un peu dans le détail de notre projet, puis de voir l’utilité de la Gestalt-thérapie dans l’approche théorique, clinique et thérapeutique des sujets alcoolo-dépendants. LE PROJET « ABSTINENCE-INSERTION » Les personnes qui nous sont adressées et les problématiques spécifiques qu’elles présentent demandent de bien connaître et de toujours prendre en compte non pas simplement le problème d’alcool, mais aussi l’ensemble des facteurs qui ont créé et qui contribuent au maintien de la situation d’exclusion, de souffrance, voire de survie qui a alerté les acteurs sanitaires ou sociaux et motivé l’orientation. Voilà pourquoi, et c'est là l'originalité de notre démarche, nous ne proposons pas le sevrage immédiatement aux personnes que nous recevons. La première phase de cette action, dite de « conseil et responsabilisation », véritable phase de pré-cure, est constituée de huit entretiens, un ou deux par semaine, durant lesquels nous proposons d’accueillir la personne. Nous tiendrons alors conseil sur la situation globale, biologique, psychique et sociale, de chacun, en favorisant la prise de conscience du problème alcool en tant que « verrou » empêchant toute possibilité d'évolution favorable de cette situation. Cette phase se termine par une demande de positionnement, face à la question posée à tout participant au terme de ces entretiens : « Est-ce que la situation que je vis actuellement, 1 avec ses avantages et ses inconvénients, me convient ou bien est-ce que je souhaite changer cette situation en tentant une expérience d’abstinence? ». Car pour nous, comme pour toutes les équipes d’alcoologie, ce changement ne peut passer que par une phase d’abstinence, que nous avons fixée à un an. L’abstinence n’est donc pas proposée ici comme un but, pour des raisons morales ou éthiques, auxquelles ces populations sont souvent bien peu sensibles, mais comme un moyen de faire changer et d’améliorer durablement différents aspects de sa situation. La poursuite ou non du processus relève donc de la responsabilité de la personne. Si la personne refuse, nous suspendrons les entretiens pour une durée minimum de deux mois. Dans le cas d’une réponse favorable (pour environ 70% des personnes reçues), se pose alors la question du sevrage, que chacun est appelé à régler avec son médecin traitant, car nous sommes là dans le cadre de la compétence médicale. L’abstinence s’obtient soit par un simple sevrage ambulatoire, soit lorsque l’intoxication est trop importante par un sevrage en milieu hospitalier, assorti ou non d’une phase de post-cure. Durant toute cette période, les entretiens peuvent être maintenus, y compris parfois durant l’hospitalisation. C’est ici que commence la deuxième phase du projet, dite phase « intermédiaire » ou « sans alcool », durant laquelle le travail d’accompagnement va porter sur la rupture du lien avec le produit. Car abstinence ne veut pas dire indépendance immédiate vis à vis de l’alcool et bien-être automatique. On se retrouve souvent dans un mauvais film psychologique, où le sentiment de vide interne fait écho aux vides que laisse l'alcool dans l’emploi du temps, car toute l'activité était organisée par et pour lui : « L'abstinence au début, c'est ne rien faire et attendre…». C'est aussi le moment de se confronter lucidement au solde de la situation antérieure, souvent lourd au niveau des pertes familiales et socioprofessionnelles. Alors viennent le doute, la culpabilisation et le remord… Bref, c’est le temps des rechutes et des hésitations, ou de la fuite en avant dans une abstinence revendiquée et militante, qui ne font parfois que répondre maladroitement au sentiment de manque et à son corollaire, l’envie et sa frustration simultanée. Heureusement c’est aussi le retour du mieux être physique, des perceptions sensorielles plus riches, d’une humeur moins tourmentée et d’un sommeil plus calme et régulier. C’est surtout le plaisir de la parole retrouvée, de la vérité et du sens, la disparition du sentiment de mensonge permanent, aux autres et à soi-même, et le retour de la confiance dans son choix d’autres réponses possibles à son besoin ou à son mal être que la démission dans l’amnésie ou la rumination stérile de l’ivresse. Le « groupe intermédiaire » est l’occasion de partager cette diversité des expériences, de se soutenir dans le doute ou la difficulté, et d’expérimenter autrement le contact à soi et aux autres. Cet accompagnement dépasse rarement un an. Il peut être réalisé en séance individuelle et prolongé au-delà d’un an mais il est souvent suffisant pour plus de 80% des personnes qui ont accepté de suivre le processus. Cependant, l’alcool n’est parfois que le symptôme-écran d’un aménagement de personnalité bien plus fragile, fruit d'une histoire de vie bien souvent difficile, dont les éléments traumatiques ou inachevés viennent « agir » le sujet dans des comportements répétitifs dont il souffre, mais dont le sens et donc la maîtrise lui échappent. Le troisième volet de ce projet, « hors alcool », consiste donc à offrir une possibilité de psychothérapie pour les personnes qui en font la demande et/ou pour lesquelles l’indication d’une psychothérapie a été confirmée par l’équipe. Cette phase prend alors la forme d’une psychothérapie relationnelle, avec un cadre bien défini, une régularité d’une séance par semaine, et une durée qui a varié de un à cinq ans selon les personnes qui ont utilisé cette troisième et dernière possibilité durant ces quinze dernières années. Ce projet s’inscrit bien-sûr dans une prise en charge en réseau, qui coordonne trois types de compétences professionnelles, sociale, médicale et psychothérapique. Les réunions de synthèse sont donc régulières et les contacts entre les intervenants souples et faciles. Il s’agit surtout d’apporter l’aide, qu’elle soit sociale, relationnelle ou médicale, au bon moment, 2 en suivant l’évolution de la personne, en renonçant à tout projet qui ne vienne pas d’ellemême, en sachant enfin qu’on ne peut rien pour celui qui a choisi de ne rien faire pour lui. L’insertion n’est donc pas ici envisagée sous le seul angle de l’insertion professionnelle, mais dans son cadre étymologique même, à savoir « in-sere », c’est-à-dire « être dedans », détenteur de sa propre histoire et de la majorité de ses nouveaux choix de vie, seule condition d’accès à des schémas d’insertion de plus en plus complexes, tels que peut en proposer notre société. 8 entretiens de conseil et responsabilisation sevrage ambulatoire ou en milieu hospitalier groupe intermédiaire : 1an maximum groupe hors alcool ou entretiens psychothérapiques : de 1 à 5ans Schéma du parcours proposé Depuis plus de trente ans, l’approche théorique et pratique des « alcooliques » a bien évolué. De nouveaux modèles de référence1, biologiques, psychanalytiques, ethnologiques2, systémiques ou comportementaux ont apporté leur contribution au concept, complétant les approches purement médicales ou morales qui avaient montré leurs limites. L’alcoolisme est envisagé aujourd’hui comme un phénomène complexe dont les dimensions sociales, affectives, familiales, cérébrales et biologiques s’intriquent et se conjuguent selon la courbe capricieuse de la dépendance et des effets propres du produit 3. La notion de travail en réseau se développe. L’installation d’une dépendance à l’alcool prend du temps, c’est un parcours qui n’évolue jamais de façon linéaire et qu’on ne peut plus appréhender de façon uniforme. Parallèlement, les outils de prise en charge se sont affinés et diversifiés. Le mouvement humaniste a largement imprégné la pratique des soignants en relation d’aide. On privilégie la rencontre plutôt que l’interrogatoire, la responsabilité plutôt que 1 Voir à ce propos Planche, Charbonnier, Chassaing, Les modèles en alcoologie, Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de langue française, Tome III, Rapport de thérapeutique. p.224-231. J. Adès et J.M. Léger, Masson, Paris,1989. 2 Le Voth-Ifrah et coll., De l’Ivresse à l’Alcoolisme. Dunod, Paris, 1989. 3 Voir les schémas de Van Dijk dans Les conduites alcooliques et leur traitement. Adès et Lejoyeux, Doin Ed., 1996. 3 l’admonestation4, la personne plutôt que l’alcoolique5 et le buveur, comme le soignant, s’humanisent. C’est dans ce mouvement que s’est inscrite la Gestalt-thérapie depuis un demi-siècle. Sa vision de l’homme, en interaction permanente avec l’environnement, son unité d’observation, la séquence de contact organisme-environnement, et son approche phénoménologique du symptôme6, ont largement influencé notre approche clinique de la rencontre avec le buveur. Elle est notre modèle clinique et thérapeutique de référence. APPORTS DE LA GESTALT DANS LA RELATION D’AIDE AVEC LES PERSONNES AYANT DES CONDUITES D’ALCOOLISATION Apport de la théorie du self dans la compréhension des conduites d’alcoolisation et de la dépendance à l’alcool: « Voilà ce que ça donne! » s’écriait un jour l’épouse d’un client en me désignant son mari, vautré sur la table de la salle d’attente dans une ivresse béate. Tout était dit, on ne pouvait plus que commenter, se lamenter, s’irriter, rire ou pleurer, mais voilà belle lurette que notre unité d’observation avait coupé le contact avec son environnement…A ce propos, la conduite alcoolique n’apparaît-elle pas souvent comme une sorte de fuite de la situation, du minimum même de toute situation, du contact ? Ainsi l’ivresse pourrait être considérée comme une sorte de démission du sujet, une « présence-absence » à la frontière-contact avec l’environnement. Mais il ne nous laisse pas seuls, tout se passe comme s’il avait délégué sa présence à un tiers mi-humain mi-végétal, qui parle à sa place et négocie le contact en surface. Ce tiers, que les mythes et les Arts grecs ont représenté par le dieu Bacchus ou Dionysos, les alchimistes arabes le nommeront « Alkool », à la fois poudre très subtile et presque impalpable qui peut farder le visage (« le masque »), et esprit même du vin. L’un des critères diagnostic de l’acoolo-dépendance, même débutante, pourrait être la diminution de l’intensité du contact organisme-environnement par délégation simultanée du processus de contact à un produit psychotrope. L’alcool, à court terme, crée une atmosphère mentale euphorique qui « permet d’oublier les problèmes » ou qui « permet de faire des choses que l’on oserait pas faire sans cela », et à plus ou moins long terme influe sur les représentations et les comportements de la personne. L’alcool imprègne peu à peu l’ensemble du self7. Les figures d’intérêt se raréfient ou perdent de leur intensité selon la progression de la dépendance. La même réponse stéréotypée est donnée à tous les besoins dont aucun ne peut émerger clairement, mais qui sont tous 4 « Anciennement, ADMONESTER était un terme de Jurisprudence dont on se servait lorsqu'un particulier ayant commis une faute qui ne méritait pas une grande punition, le juge le mandait pour lui faire quelque remontrance à huis clos, avec défense de récidiver. » Dictionnaire de l’Académie Française, 8ème éd. 1932-5. 5 Kiritzé-Topor, Aider les alcooliques et ceux qui les entourent. 2ème éd., Masson, Paris, 2005. 6 « …le symptôme a un double aspect : en tant que rigidité, il fait d’un individu un simple exemple d’un type de « caractère »…Mais en tant qu’œuvre de son propre self créateur, le symptôme exprime le caractère unique d’un individu. » Perls, Hefferline, Goodman, , Gestalt-thérapie, 1951 pour l’édition originale. L’exprimerie, Bordeaux, 2001 pour l’édition française, traduction de Jean-Marie Robine. 7 « Appelons "self" le système de contact à tous les instants. En tant que tel, le self varie avec souplesse : ses variations suivent les besoins organiques dominants et la pression des stimuli de l’environnement. C’est le système de réponses ; il diminue pendant le sommeil, lorsque le besoin de réponses se fait moins sentir. Le self est la frontière contact à l’œuvre ; son activité consiste à former figures et fonds. » Perls, Hefferline, Goodman, op.cit. 4 regroupés dans cette seule affirmation : « J’ai soif ! » ou « qu’est-ce que je vous offre », plutôt que « je veux qu’elle revienne » ou « j’ai besoin de compagnie » ou « je veux avoir confiance en moi ! »…Alors tout s’enchaîne très vite, l’action est quasi automatique « A la tienne ! » , le contact brutal (la cuite), le plein contact stuporeux (la cuvée), et le retrait difficile (la gueule de bois). Mais on n’a rien contacté, qu’un mirage d’environnement, un vide momentanément rempli, un sursis… L’ensemble des fonctions du self sont alors perturbées : - La fonction Ça perd de sa richesse, les sensations sont plus rares, le système neurologique est souvent atteint, les perceptions corporelles dominantes se limitent au vide ou au plein. L’humeur s’irrite, le sommeil est perturbé, l’environnement prend une teinte terne et uniforme, « on ne fait même plus attention au temps qu’il fait… », et le seul besoin perçu, qui masque tous les autres, les condense et les résume est le besoin de boire. - La fonction Ego, chargée de réguler l’intensité du contact, et de l’orientation dans le champ est perturbée par la mise en place répétée de mécanismes de régulation du contact inadaptés à la situation réelle. La confluence8 avec le besoin de boire (« il ne connaît plus ses limites »), et sa satisfaction répétitive, mécanique et inefficace. La rétroflexion de tous les autres besoins (« ça me fait oublier »), dont l’expression caricaturale et maladroite se manifeste parfois durant les alcoolisations. La déflexion de l’ensemble du self vers un seul et unique mode de contacter qui oppose une puissante force d’inertie à toute tentative de l’environnement, ce qui finit par décourager l’entourage. La projection dans le champ d’affects agressifs ou coupables, tout puissants ou honteux, selon la dose d’alcool contenue dans le sang. Et enfin l’introjection réelle, permanente, ordalique de l’objet alcool, substitut de « l’objet fantasmatique manquant ou endommagé dans le monde interne, la substance maternante apaisante et constamment recherchée dans le monde du dehors… »9, et qui vient à son tour renforcer la confluence. - La fonction personnalité, affaiblie par la répétition des expériences de pseudo satisfaction des besoins, les ivresses et leur corollaire de souffrance physique et psychique, est dominée par un sentiment d’échec et d’impuissance, avec appauvrissement de l’estime et de l’image de soi. L’alcool provoque aussi des pensées de type paranoïaque vis à vis de l’entourage, majorées par la honte et le remord. 8 « La confluence c'est la condition de non contact (…) Sur un plan névrotique, l'attitude présente(…) consiste à s'accrocher à la non conscience, comme si on se cramponnait à un comportement achevé pour y trouver une satisfaction et comme si la nouvelle excitation allait l'arracher. Mais évidemment, puisque cet autre comportement a été réussi et qu'il est habituel, il ne comporte aucune satisfaction consciente mais simplement un sentiment de sécurité. Le patient veille à ce que rien de nouveau ne se produise, mais dans l'ancien il n'y a aucun intérêt ni discrimination. Téter non consciemment, se cramponner à la chaleur d'un contact physique qui n'est pas ressenti mais dont l'absence nous glacerait, en sont des exemples archétypaux. Vis à vis de l'environnement, l'attitude consiste à empêcher que ce comportement achevé nous soit arraché (par le sevrage). Les mâchoires sont fixées en morsure-crampon de tétée avec les dents, alors qu'elles pourraient passer à d'autres nourritures mais ne le font pas; ou bien on met en place une étreinte de fer lors de la copulation, ou bien on maintient les relations interpersonnelles dans une emprise mortifère. Cette paralysie musculaire empêche toute sensation. Culturellement parlant, les réponses confluentes se situent au niveau le plus rudimentaire, le plus infantile, le plus décousu. Le but consiste à amener l'autre à faire tous les efforts. » Perls, Hefferline, Goodman, op.cit. 9 J.Mac Dougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, Paris, 1978. 5 « L’alcoolisme dans ce sens est un modèle d’inconduite permettant une hyper adaptabilité verbale, un hyper conformisme aux schémas sociaux, contrastant le plus souvent avec des agirs dont la forme et le contenu sidèrent les capacités de réflexion de l’observateur, sans entraîner le sentiment d’étrangeté du discours délirant. Chacun d’entre nous connaissant les déroulements du scénario et la façon d’y jouer son rôle face à l’alcoolisation de ses congénères perd donc, en tant que clinicien, l’usage de sa spécificité, emporté par la prégnance des modèles culturels10 ». Le buveur s’identifie au personnage : malade invétéré pour le soignant, incompétent dans le monde professionnel, menteur à la maison, roquet ou bon gros chien pour l’assistante sociale, « Tout ce que vous voudrez pourvu qu’on ne me parle pas de… » . Et pourquoi lui parlerions-nous de… ? Le soignant désespère, les proches souffrent, les gens rient, et le travailleur social sermonne, chacun joue son rôle sans plus se poser de questions, s’identifie aux personnages que lui tend l’alcool, la victime, le sauveur, le persécuteur, la poire, le complice ou le ravitailleur…11. Le mécanisme est en place, les personnages remplissent la scène, nous ne connaissons que trop bien la fin de la pièce. Et si l’on se mettait à parler de… il faudrait bien alors aborder la souffrance indicible, la vulnérabilité qui transpire et se cache sous le masque, cette inacceptable identité qu’il dénie et que nous taisons. Mais cela supposerait d’arrêter de jouer, de rompre la confluence, de se confronter à la honte, la gêne ou l’embarras. Tel est le prix de cette prise de conscience, ou de la connaissance, la honte de montrer sa faille, exposée au regard, nu et plus vulnérable que jamais. Tel est aussi le prix à payer pour le soignant qui souhaite contacter la personne qui se cache derrière l’alcoolique, accepter sa propre vulnérabilité et prendre le risque du rejet lorsqu’il dira : « Pardonnez-moi, je peux bien-sûr me tromper mais il me semble que vous avez un problème avec l’alcool, et je vous respecte trop pour ne pas vous dire ce que je ressens en ce moment… ». Mener chaque jour une expérience d’affrontement avec l’alcool et de confrontation avec la personne demande beaucoup d’énergie, l’alcoologie est une discipline physique, car l’adversaire est de taille à résister, il a des atouts et des qualités redoutables. Balint 12, en 1967, remarquait que : « Le premier effet de l’intoxication est toujours le sentiment d’accord parfait entre le buveur et son environnement. ». Mac Dougall13 résume l’essentiel des approches psychanalytiques en déclarant : « Aucun objet réel ne pouvant venir remplacer l’objet fantasmatique manquant ou endommagé dans le monde interne, la substance maternante apaisante est constamment recherchée dans le monde du dehors, et elle l’est en quantité croissante ». Et Freud14 d’analyser dès 1920 la conduite d’alcoolisation comme la constitution d’un véritable « système intra psychique anti-effraction qui joue le rôle de bouclier pour contenir et élaborer la difficulté devant les diverses situations rencontrées à l’extérieur. Ce système projette au-dehors les situations déplaisantes et traumatiques parvenues au-dedans. Cela empêche l’alcoolique de se représenter, de faire émerger mentalement ses conflits psychiques qui sont mis au compte de ses événements extérieurs. » N’oublions jamais que l’alcool est un produit puissant aux qualités anti-dépressives et euphoriques remarquables à court terme. Une question qui surprend presque toujours l’alcoolo dépendant est : « Ditesmoi, comment l’alcool est-il à ce point bon pour vous que rien ne semble pouvoir le remplacer malgré les désagréments qu’il vous cause aussi ? ». Il ne s’agit pas de juger ou d’examiner, mais de reconnaître une évidence et de s’intéresser si l’on veut rencontrer celui qui se cache derrière le masque (l’alkool). 10 Le Voth-Ifrah et Delaine, Boire : alcool, culture, clinique, in De l’ivresse à l’alcoolisme, Dunod, Paris,1989. Cf C. Steiner, A quoi jouent les Alcooliques…, op.cit. 12 M. Balint, Le défaut fondamental,Paris, Payot, 1967. 13 Op.cit. 14 S. Freud, Au-delà du principe de plaisir, Payot, Paris,1975. 11 6 Apports de la Gestalt-thérapie dans la rencontre avec l’alcoolo dépendant La relation d’aide en alcoologie met le soignant à rude épreuve et le questionne dans ses capacités à accepter la situation même de contact, en laissant là toute prétention de vouloir changer l’autre, ce qui le prendrait inexorablement dans les mailles du jeu névrotique de culpabilisation-honte-agressivité que tend l’alcool dans le champ de la rencontre. Ce n’est pas que le Gestaltiste ne soit pas conscient des jeux névrotiques que lui propose la « fonction alcool » du self du patient, c’est qu’il ne s’y intéresse pas, il détourne son attention des contenus pour la porter sur le processus, sur ce qui se passe, sur ce que je suis en train de ressentir, de dire et de faire en ce moment, dans le temps de la rencontre, et il invite le patient à en faire autant. Extrait d’un entretien d’accueil: Les dialogues sont en italiques, les commentaires entre parenthèses. Jean, 46 ans, bénéficiaire du RMI, est adressé par son assistante sociale. Jean est marqué, un visage vultueux et rougeaud au fond duquel brillent deux billes d’acier, au milieu d’une forêt de sourcils. Son regard est constamment larmoyant. Son corps est perdu dans des vêtements trop grands et sales, et un léger tremblement l’agite en permanence. Il emplit mon cabinet d’une odeur de sueur aigre et d’alcool distillé par le corps mais ne semble pas s’en rendre compte. Son comportement, en repli, comme une bête traquée, dans un coin de la pièce, m’émeut. - - - - - - Jean : «…C’est un peu pour faire plaisir à mon assistante sociale que je suis là, elle est gentille et me rend bien service…mais elle s’inquiète pour bien peu de choses…oui je bois un peu, mais comme tout le monde, comme vous…(Invalidation de l’interlocuteur, opposition d’une force d’inertie, et recherche de complicité) Thérapeute : Je suis sûr que nous avons des points communs vous et moi, mais je ne crois pas que ça puisse être au niveau de la consommation d’alcool…(affirmation de la frontière-contact qui unit et sépare à la fois) Jean : Vous voulez dire que je suis alcoolique ? (identification projective) Th : Je veux dire que je suis content de vous rencontrer, même si nous n’avons pas la même consommation d’alcool (refus d’identification introjective mais déculpabilisation et reconnaissance) Jean : Allez ça va, on a compris, mais vous êtes tous après moi en ce moment c’est pas possible…(Invalidation de l’interlocuteur et opposition d’une force d’inertie) Th : Non pas tous, ici il n’y a que moi, vous et moi. Qui en a le plus après vous en ce moment, vous ou moi qui ne vous connais pas ? (mobilisation de l’attention sur la rencontre et sa réalité, confrontation) Jean : C’est vrai que je suis en colère en ce moment (quelque chose commence à faire figure) Th : Contre qui ? (appel à la complétion de la figure par un élément du champ) Jean : Contre cette assist…(déflexion) Th : Elle n’est pas ici en ce moment, il n’y a que vous et moi. Alors puisque vous éprouvez de la colère, contre qui de nous deux êtes-vous en colère ? (mobilisation de l’attention sur la rencontre et sa réalité, confrontation) Jean : Vous avez raison, au fond c’est contre moi que je suis en colère, je devrais arrêter tout ça (prise de responsabilité de la colère, et évocation de l’action à mener pour la faire cesser) 7 - - - - - - Th : C’est quoi ça ? (question intimiste, proposition d’ouverture) Jean : Eh bé…tout ce merdier (déflexion) Th : l’alcool ? (confrontation et proposition de prise de conscience de l’alcool dans le champ) Jean : Nooon !…c’est vrai que ces derniers temps j’ai peut-être eu tendance à monter un peu les doses, mais je ne suis pas alcoolique (déflexion de l’externe et rétroflexion de l’interne) Th : Et surtout vous êtes là, ce que je trouve courageux parce-que c’est une démarche pas si facile que d’accepter de parler de soi à quelqu’un qu’on ne connaît pas (proposition de porter attention à une polarité gratifiante du champ, reconnaissance) Jean :…(détente, le corps se relâche, la respiration s’amplifie…l’odeur aussi…) Th : Moi, c’est de vous dont j’aimerais que vous me parliez, des circonstances qui vous amènent, de votre situation, de votre vie. Pour cela j’ai une proposition à vous faire, on se voit huit fois, pour faire le point et fixer les choses. Après, nous sommes libres vous et moi de ne pas continuer, ou de continuer. Qu’en pensez-vous ? (Proposition du cadre de la relation d’aide, appel à responsabilité) Jean : J’en pense, j’en pense que…d’accord après tout si ça peut faire plaisir à mon assistante soc… (choix et tentative immédiate de déflexion de la responsabilité de son choix) Th : Elle n’est toujours pas là, vous voulez peut-être dire que vous éprouvez du plaisir en ce moment (mobilisation de l’attention sur la rencontre et sa réalité ) Jean : Ah ouais, c’est comme le coup de la colère ! (complicité saine et amusement) Th : mais c’est vrai ou pas ? (complicité et vérification-amplification de la réalité de la sensation, du plaisir du contact) Jean : Bon d’accord, ça me fait un peu plaisir de parler avec vous (diminution de l’invalidation de l’interlocuteur) Th : Alors c’est pas un coup, je vous respecte trop pour vous faire des « coups ». Je pense ce que je vous dis, même si je vous dis pas tout ce que je pense (refus de la notion de jeu névrotique, rappel du cadre et stimulation de la curiosité pour l’expérience ) Jean : Et c’est quoi que vous pensez ? (reprise d’un cycle, où cette fois c’est le client qui prend l’initiative) Th : Au « tout ça » de tout à l’heure…Vous disiez qu’il faudrait que vous arrêtiez tout ça, c’est quoi tout ça ?… Dès lors qu’on ne joue plus mais que l’on note simplement les propositions de jeu qui émergent dans le champ, on peut interroger l’intention ou le besoin qu’elles desservent. Voilà bien le nouveau positionnement que le gestaltiste propose à l’alcoolo dépendant, une cure de dégoût de son faux contact, et de restauration de ses capacités de conscience, de choix et de responsabilité dans le champ de la rencontre. Ici l’approche clinique et la démarche thérapeutique sont synchrones, thérapeute et patient sont engagés au présent dans le même processus de prise de conscience de soi intégrative des différentes dimensions de son self dans le champ. « Deux êtres se font face, savoir et souffrance sont mis en commun. A cette occasion, leurs imaginaires en miroir fusionnent dans une intuition bouleversante de la ressemblance qui transcende les différences accumulées entre eux et rend temporairement sans objet les habituels jeux d’estime et de mésestime. Grâce à cette reconnaissance mutuelle, la rencontre cesse d’être un affrontement pour devenir une confrontation. Plus de honte, plus de mépris, la 8 relation est égalitaire et l’alcoolique, sortant de l’univers de l’abject, retrouve sa dignité perdue. Cette union est matricielle pour lui dans la mesure où elle permet sa re-naissance. »15 Restaurer les fonctions du self revient à élargir les possibilités de choix du client, et en l’occurrence le choix est simple dans sa formulation car l’alcool ne permet malheureusement que deux réponses, oui ou non. Le patient a la liberté complète de refuser, l’important, c’est qu’il puisse exprimer et prendre la responsabilité de sa décision. Nous avons tenu conseil sur sa situation, il a pu expérimenter le type d’approche que nous lui proposons, que peut-on faire ou vouloir d’autre pour lui ? EN GUISE DE CONCLUSION L’apport théorique, clinique et pratique de la Gestalt-thérapie, dans notre travail quotidien d’accueil, de relation d’aide et de conseil, et de relation thérapeutique avec les personnes que nous recevons dans la cadre du projet abstinence-insertion, est une aide précieuse qui nous permet d’affiner notre vision et d’optimiser nos interventions. L’intervention en alcoologie a selon les auteurs et les acteurs de terrain des exigences et des caractéristiques qui ne sont pas sans rappeler l’intervention gestaltiste. Elle demande à chacun des protagonistes de se situer au-delà des clichés et des rôles sociaux superficiels, d’accepter de constater l’impasse dans laquelle nous plongent la vérité et l’authenticité, face à la souffrance et la vulnérabilité exposées au regard de l’un et de l’autre, face au vide et au néant, jusqu’à ce que l’implosion devienne enfin explosion, retour à la vie et à l’authenticité, explosion de colère, de rire, de joie de vivre…enfin hors du regard tyrannique et sournois que l’alcool nourrissait et amplifiait à chaque alcoolisation, à chaque fausse expérience. Couche des convenances, des rôles et des jeux, de l’impasse, de l’implosion et de l’explosion, cette conception n’est-elle pas celle de la névrose même, telle que la présente Fritz Perls dans les entretiens de « Rêves et existence en Gestalt-thérapie » ? A ce titre, la relation thérapeutique en alcoologie ne pourrait-elle servir de prototype d’une démarche de changement ? Ce sont là d’autres questions auxquelles nous espérons avoir un jour l’occasion de réfléchir. Jean-luc Vallejo Directeur de l’Institut Limousin de Formation et Communication Et de l’Atelier de Gestalt du Limousin 15 J. Maisondieu, Les alcooléens, Bayard, Paris, 1990. 9