Voie Sauvageweb

Transcription

Voie Sauvageweb
VOIE
SAUVAGE
La plupart des traductions sont de Guyseika sauf pour le poème «Le joueur
de flûte bossu» de Gary Snyder que l’on retrouvera dans le recueil «Montagnes et rivières sans fin» paru aux éditions du Rocher. De nombreux
poèmes zen et taoïstes ont été tirés des excellents recueils des éditions
Moundarren. Leurs traductions respirent souvent la simplicité de la voie.
www.guyseika.com
INTRODUCTION : Les Dharma Punks
Voie Sauvage parle du tonnerre qui secoua ciel et terre lorsque l’Est rencontra l’Ouest à travers la Beat Generation.
J’ai fait plusieurs fois des lectures d’une partie des textes qui suivent. Cette
lecture était intitulée Dharma Punk. J’avais directement tiré cette appellation du
roman de Jack Kerouac “Dharma bums” (Les Clochards Célestes), où Kerouac nous
présente la première génération d’occidentaux à vivre les sagesses orientales du
Taoïsme et du Zen à travers leurs prismes d’américains des années 50. En effet,
séparée du reste des Etats-Unis, engoncés dans la guerre froide, par les Rocheuses,
faisant face au Japon et à la Chine, la Californie devint le point de fusion privilégié
entre l’orient et l’occident. J’avais utilisé le mot punk pour remettre cette approche au goût du jour, mais aussi, bien sûr, pour choquer et pousser au questionnement. Qu’est-ce que punk peut avoir à faire avec Dharma (= Ordre Naturel, Voie) ?
Il faut savoir qu’en Inde et en Chine les personnes s’engageant sur la Voie
pour résoudre la grande énigme de la vie et de la mort allaient à l’encontre de
nombreuses normes sociales, et ils se retrouvaient souvent en porte-à-faux avec
les autorités. Ainsi leurs postures étaient largement non-conventionnelles et iconoclastes. Voilà pourquoi «punk» est particulièrement adapté à la manière d’être
et d’enseigner de certains maîtres zen, sages taoïstes, tibétains ou hindous. De
plus, l’approche de la Beat Generation était une approche que l’on pourrait qualifier de tantrique, puisqu’exprimant le désir d’utiliser les phénomènes pour accéder
à la plus haute vérité, ou réaliser la plus haute vérité dans les phénomènes (bien
que, d’après Chogyam Trungpa, pour pratiquer véritablement le tantrisme il faille
d’abord passer par les disciplines Hynayana et Mahayana, ce que finirent par faire
les Gary Snyder et autres Allen Ginsberg). Ainsi, ils accueillaient toute expérience
comme une nourriture pour leur recherche, ce qui détonnait parfois avec l’idée
que l’on se fait d’une pratique spirituelle.
Pendant un certain temps, tous les branchés qui nous dictent la mode
n’avaient que le mot punk à la bouche. Ils nous le sortaient à toutes les sauces, à
travers des groupes préfabriqués MTV, des panoplies punk de grands couturiers
à quinze mille balles, des articles concoctés dans des bureaux de presse du 8ème
etc. ha ha ha ! On nous vend du punk chez Carrefour et Prisunic et il ne nous reste
plus qu’à arborer un zest de cynisme pour rejoindre la grande famille des stéréotypés. Noon !..
Non, s’il vous plaît, soyons sérieux, remettons le punk à sa place... Ne nous
arrêtons pas à la surface et plongeons au coeur de la chose : Punk, c’est à dire la
destruction du petit ordre que l’on s’est établi, destroy !, la destruction de nos
préjugés sur les autres, la destruction de nos préconceptions sur le monde. Punk,
c’est à dire “ne se poser sur rien”.
Profondément, on pourrait dire que le punk c’est Kali, la parèdre de Shiva,
ou la Palden Lhamo des tibétains, tueuse des démons, briseuse d’illusions, celle qui
annihile la fausse identification (à un « moi » permanent, à ce que nous pensons
être), qui explose l’univers, qui tue le temps, no future !
Voilà du punk qui fait trembler la terre et remet le cosmos à sa place. Voilà
pourquoi des punks éternels devant lesquels on peut s’incliner sont des personnages tels Han Shan, Ikkyu, Shakyamuni Bouddha, Kosen Barbara, Parvathi Baul,
Gary Snyder ou Milarepa. Bâuls, moines errants, clochards célestes. Voilà des révolutionnaires ! Comme vont nous le révéler les textes ô combien actuels, et les
dessins qui suivent.
J’ai commencé ces dessins « zen » en 1999. À l’époque, il s’agissait pour moi
de payer mes frais pour les retraites bouddhistes auxquelles je participais. Dans ces
dessins, je tente d’évoquer symboliquement une recherche de vérité engageant
une frugalité et une ouverture permanente au monde. Ainsi les personnages qui
les peuplent sont fortement inspirés par les «peintures à l’encre» zen traditionnelles, rassemblant un dessin essentiel et expressif avec un poème ou une citation
éloquente évoquant la pratique de la Voie. Ces dessins sont faits sur des papiers
artisanaux indiens.
On entend parfois que nous autres, occidentaux, sommes trop cartésiens
pour aborder l’extrême-orient. En effet, des montagnes chinoises du VIIIe siècle
aux faubourgs cacophoniques de nos villes modernes, comment les sagesses orientales peuvent-elles s’actualiser dans nos vies ? Wanshi disait : «Tout dans l’univers
brille et prêche la vérité», même nos poubelles, même les lumières de Carrefour et
Prisunic, même Johnny Rotten et son micro, même le rosier dans le jardin. Il suffit
d’ouvrir les yeux, les yeux du “coeur”... À bientôt...
Seika, Nantes, décembre 2011-2014
Les gens demandent le chemin de Han Shan.
Nulle route ne mène à Han Shan.
L’été, la glace ne fond pas,
À peine levé le soleil se noie dans le brouillard.
Comment y parvenir, tout comme moi
Si votre cœur n’est pas pareil au mien ?
Si par contre votre cœur est pareil au mien
Vous êtes alors en plein milieu.
Han Shan (Chine, VIIIe siècle)
Si le sage est non avide, l’ignorant est pressé d’entreprendre.
Son champ de blé mord sur celui du voisin,
Le bosquet de bambou est tout à lui
Remuant les épaules il recherche l’argent et la fortune,
Serrant les dents il fouette esclaves et chevaux
Regardez, par delà les portes de la ville,
Tombeaux sur tombeaux sous les pins et les cyprès.
Han Shan
Depuis le temps où j’étais un enfant stupide,
Jusqu’à aujourd’hui où je suis un vieillard décrépi,
Ce que j’apprécie au fil des années a changé.
Quand on est affairé, c’est tous les jours pareil.
J’ai joué avec du sable pour construire une pagode bouddhiste.
J’ai fait teinter ma ceinture de jade pour l’audience impériale.
Tout cela n’est que jeux d’enfants.
En un bref instant, la forme devient vide.
Tant qu’on s’active, on ne peut comprendre l’essentiel.
Être sans attachements, telle est la vraie doctrine,
Mais si pour la voie on montre de l’empressement,
on est encore dans l’erreur.
Po Chu Yi
Trente ans que je suis né
J’ai parcouru mille, dix milles lieues,
Navigué sur des fleuves pris dans les herbes vertes,
Passé les frontières où se lève la poussière rouge.
J’ai distillé des philtres, sans devenir immortel
J’ai étudié des livres, chanté l’histoire.
Aujourd’hui, me voici retiré à Han Shan
La tête sur la rivière m’y lavant les oreilles.
Han Shan
Au début des années cinquante les jeunes américains de la beat generation ont une
approche assez dilettante et livresque, parfois intuitive, du bouddhisme et du zen.
Ils n’ont pas encore eu de contact cœur à cœur avec des maîtres de ces traditions.
Pour eux c’est avant tout une manière de trouver une spiritualité éloignée du carcan propre à la civilisation occidentale. Ainsi l’image du zen et du taoïsme qui les
attire est celle de ces sages-fous errants dans les villes et les campagnes, méditants
ermites des montagnes, iconoclastes pissant sur la hiérarchie et l’ordre corrompu,
s’abreuvant de vin sous les étoiles. Tout cela résonnait avec leur rimbaldisme beat,
Whitman, Thoreau, les hobos, vagabonds américains, leur vie sur la route, leur soif
de liberté mêlée aux questionnements existentiels.
LES CLOCHARD CELESTES de Jack Kerouac
Je n’ai jamais rencontré scène plus paisible que lorsque par cette fin d’aprèsmidi rougeoyante et fraîche, je poussai la petite porte et vis Japhy dans un coin de
la cabane, assis en tailleur sur un coussin posé à même la natte, sa théière en étain
et sa tasse de porcelaine fumant à ses côtés. Son livre sur les genoux, ses lunettes
sur le nez lui donnaient l’air vieux et savant et sage. Il leva très doucement les yeux,
me reconnut et dit : « Entre, Ray. », avant de se replonger dans son bouquin.
« Qu’est-ce que tu fous ?
- Je traduis le grand poème de Han Shan, la Montagne Froide, écrit il y a plus de
mille ans et en partie gribouillé sur des pans de falaises à des centaines de kilomètres de tout être vivant.
- Ouaaah.
- Par contre, quand tu viens ici il faut que tu enlèves tes chaussures. Tu vois ces nattes, tu vas les ruiner. » Alors j’enlevai mes espadrilles bleues et les posai avec soin
sur le seuil. Il me lança un coussin et je m‘assis en tailleur le dos contre le mur de
bois de la maison et il m’offrit une tasse de thé bien chaud. « Tu as déjà lu le Livre
du Thé ?, dit-il.
- Non. C’est quoi ?
- C’est un ouvrage érudit sur la façon de préparer le thé, un condensé de deux milles ans d’expérience en la matière. Certaines descriptions des effets produits par
la première gorgée de thé, puis par la seconde, et par la troisième sont vraiment
hallucinantes et sauvages.
- Ces gars n’avaient pas besoin de grand chose pour grimper au plafond, hein ?
- Bois ton thé et tu verras. C’est du bon thé vert. » Le thé était bon et je me sentis
aussitôt calme et dispo. « Tu veux que je te lise des passages de ce poème de Han
Shan ? Tu veux que je te parle de Han Shan ?
- Ouais.
- Han Shan, tu vois, était un érudit chinois qui devint malade de la grande ville et
du monde et partit se cacher dans les montagnes.
- Dis donc, ça te ressemble pas mal.
- En ce temps là on pouvait vraiment faire ça. Il est resté dans des grottes près d’un
monastère bouddhiste dans la région de T’ang Hsing, dans la province de T’ien Tai,
et le seul être humain qu’il fréquentait était ce drôle de cinglé zen Shih-te dont le
boulot était de balayer le monastère avec un balai de paille. Shih-te était aussi un
poète, mais il n’a pas écrit grand chose. De temps en temps Han Shan descendait
de sa montagne froide dans ses habits d’écorce et pénétrait dans la chaude cuisine
pour mendier de la nourriture, mais aucun des moines ne voulait lui en donner
parce qu’il refusait de rentrer dans les ordres et de répondre à l’appel de la cloche
de méditation trois fois par jour. Tu comprendras pourquoi en lisant quelques unes
de ses professions de foi comme… Écoute et je vais t’en traduire un passage directement du chinois. » Et je me penchai par-dessus son épaule pour voir les grandes
griffes d’oiseaux sauvages qu’il déchiffrait sur l’original :
« Je gravis le chemin de la Montagne Froide
Le chemin de la Montagne Froide qui jamais n’a de fin
De longues gorges étouffées par les éboulis et les rochers,
De large vallée aux herbes avalées par les brumes
La mousse glisse pourtant nulle pluie
Les pins bourdonnent pourtant nul vent
Qui dénouera les liens du monde
Pour venir s’asseoir avec moi parmi les nuages blancs ? »
- Ouaouh !
- Bien sûr c’est ma propre traduction en anglais. Tu vois, il y a cinq signes par ligne
et il faut y introduire des articles, des prépositions et tout ça…
- Pourquoi tu ne traduis pas tel que c’est, cinq signes, cinq mots ? Quels sont ces
cinq premiers signes ?
- Signe pour avancer, signe pour en haut, signe pour froide, signe pour montagne,
signe pour chemin.
- Eh ben, traduis-le : « Gravissant chemin Montagne Froide. »
- Ouais, mais qu’est ce que tu fais avec le signe pour long, signe pour gorge, signe
pour étouffer, signe pour avalanche, signe pour rocher ?
- Eh bien : Avalanche de rocs étouffant longue gorge.
- Ouais, j’y ai pensé, mais il faut avoir l’approbation des profs de chinois de l’université et ils veulent de l’anglais correct.
- Mon gars, c’est merveilleux, dis-je en examinant la petite bicoque, et toi, assis là
tout tranquillement à cette heure si calme, étudiant tout seul avec tes lunettes sur
le nez.
- Ray, il faut que tu escalades une montagne avec moi bientôt. Pourquoi pas le
Matterhorn ?
- Génial ! C’est où ?
- Là-haut, dans la sierra. On pourrait aller là-bas dans la voiture de Henry Morley
avec les sacs et commencer à grimper à partir du lac. Je pourrais porter la bouffe et
les trucs dont on a besoin dans mon sac à dos et toi tu pourrais emprunter le petit
sac de Alvah et porter les chaussettes de rechange, les chaussures et tout.
- Que veulent dire ces signes ?
- Ça dit que Han Shan est descendu de la montagne après avoir erré là-haut de
longues années pour revoir les siens en ville. « Naguère, j’étais sur la montagne
froide, etc… Et hier j’ai été revoir mes amis et mes parents. Plus de la moitié
avaient rejoint les sources jaunes. », les sources jaunes ça veut dire la mort,
« Maintenant que le matin est là je contemple mon ombre solitaire. Je dois cesser
d’étudier car mes yeux sont emplis de larmes. »
- Ça aussi c’est pour toi, Japhy, étudiant les yeux pleins de larmes.
- Mes yeux ne sont pas pleins de larmes !
- Ça viendra avec le temps, non ?
- Ça viendra sûrement, Ray, mais écoute ça : « Dans la montagne il fait froid, il a
toujours fait froid, et pas seulement cette année. » Tu vois, il est super haut, plus
de quatre milles mètres peut-être, tout là-haut, et il dit : « Escarpements déchiquetés toujours enneigés, forêts noires au fond des ravins crachant leur brouillard,
les bourgeons apparaissent à peine à la fin de juin, tandis qu’au mois d’août les
feuilles tombent déjà. Et moi je suis là, en transe, comme un drogué… »
- Un drogué ?
- C’est ma propre traduction. En fait il dit « Enivré comme un sensuel de la ville
d’en bas ». Je modernise…
- Super. » Je me demandai pourquoi Han Shan était l’un des héros de Japhy.
« Parce qu’il était un poète, un montagnard, un bouddhiste investi dans la méditation sur l’essence de toutes choses, et un végétarien aussi, même si moi, ça, ça
ne me branche pas, peut-être parce qu’être végétarien dans le monde moderne
c’est couper les cheveux en quatre, vu que tous les êtres sensibles se nourrissent
comme ils peuvent. Et puis c’était un solitaire qui se suffisait à lui-même et pouvait vivre dans la pureté tout en restant fidèle à lui-même.
- Ça te ressemble aussi, ça.
- Et toi aussi, Ray. »
À l’aise dans les nuages blancs
Tu demeures seul, hôte de la montagne bleue.
Dans la forêt la journée, tu brûles de l’encens.
Les fleurs de canneliers avec toi partagent le silence.
Liu Chang Ming
Depuis que je vis à HanShan
je me nourris des fruits de la montagne,
vis sans le moindre souci,
à suivre en ce monde mon propre cours,
comme le soleil, la lune ou le fleuve qui s’écoule.
Le temps passe, étincelle sur une pierre.
Je laisse ciel et terre à leur changement,
libre, assis sur la falaise.
Han Shan
Écris sans but particulier sur des rocs et des écorces, les poèmes de Han Shan ont
traversé les siècles pour parvenir jusqu’à nous, passant par la cabane de Gary Snyder dans les années 1950, comme ils étaient passés au XVe siècle entre les mains
d’Ikkyu, puis au XVIIIe siècle par l’ermitage de Ryokan.
Nombreux sont les passants sur le chemin
Qui mène au temple « pureté provinciale ».
Han Shan et Che-Tö le nettoie
de leurs balais de branchages.
Qui peut sonder leur état d’esprit ?
Les poètes ne comprennent pas
l’approche de Han Shan.
Je chante mon regret
comme la lune embrumée de l’automne.
Ikkyu (Japon, XVe siècle)
Toute la journée à mendier ma nourriture
De retour je ferme le portail en branchage,
dans le poêle je brûle des brindilles,
elles ont encore des feuilles.
Serein, je lis des poèmes de Han Shan.
Le vent souffle une pluie légère,
« sa sa », elle asperge ma hutte.
De temps à autre, étendant les deux jambes je m’allonge.
Aucune pensée, aucun doute.
Alors que certains sacrifient leur vie
pour délivrer le monde,
caché dans ma hutte en herbes
je cultive l’oisiveté.
Ryôkan (Japon, XVIIIe siècle)
Han Shan, Ryôkan, Hykkyu, voilà le zen de la Beat Generation. Ce qui intéresse ces
jeunes gens, ce ne sont ni les cérémonies enfumées ni les palabres sans fin. Non,
ce qui les intéresse c’est l’expérience immédiate de la réalité. Sans intermédiaires,
sans fioritures. La vie telle qu’elle est, là, ici et maintenant, dans toute sa magie...
Et quelle façon plus appropriée d’appréhender cette réalité qu’en s‘asseyant simplement mais pleinement ?
LES CLOCHARDS CELESTES de Jack Kerouac. Gary Snyder, Jack Kerouac et
Henry Morley escaladent le Matterhorn. Morley est resté en arrière.
On alla jusqu’au promontoire d’où l’on pouvait voir toute la vallée et Japhy
s’assit dans la position du lotus sur un rocher et il prit son chapelet fétiche à perle
de bois et se mit à prier. C’est à dire qu’il tenait simplement le chapelet entre ses
mains jointes, les pouces collés l’un à l’autre, et il regardait droit devant lui sans
bouger d’un cil. Je m’installai de mon mieux sur un autre rocher et on se mit à méditer, silencieux. Moi, je fermai les yeux. Le silence était comme un immense rugissement. Là où nous étions, un mur de rocs empêchait les murmures du ruisseau,
son roucoulement et ses clapotis, de nous parvenir. Nous entendîmes plusieurs lalalaïtous mélancoliques, mais, malgré nos réponses, ils semblaient de plus en plus
lointains. À chaque fois que j’ouvrais les yeux, les teintes rosées étaient de plus en
plus pourpres. Les étoiles commencèrent à briller. Je tombai dans une profonde
méditation, sentis qu’effectivement les montagnes étaient bien des bouddhas et
des amies, et je fus gagné par un sentiment surnaturel, trouvant étrange que trois
hommes seulement hantassent cette immense vallées : trois, chiffre mystique.
Nirmamakaya, Sambhogakaya et Dharmakaya. Je priai pour la sécurité et finalement pour le bonheur éternel du pauvre Morley. Une fois j’ouvrais les yeux et
vis Japhy toujours assis, aussi immobile qu’une pierre et j’eus envie de rigoler, il
avait l’air tellement drôle. Mais les montagnes étaient infiniment solennelles, tout
comme Japhy, et moi-même d’ailleurs, et en fait le rire est solennel.
C’était fantastique. Le rose disparut et tout devint crépuscule pourpre
et le rugissement du silence était comme une vague de diamants traversant les
portails liquides de nos oreilles. Un homme pouvait y puiser la paix pour mille ans.
Je priai pour Japhy, pour son bonheur futur, pour son accession à la bouddhéité.
J’étais complètement sérieux, complètement halluciné et complètement heureux.
« Les rochers sont espace, pensai-je, et l’espace est illusion.» J’avais un million de pensées. Japhy avait les siennes. Je m’émerveillais de le voir méditer les
yeux ouverts. Et j’étais surtout totalement émerveillé que cet extraordinaire petit
bonhomme qui étudiait avec persévérance la poésie orientale et l’anthropologie
et l’ornithologie et toutes ces autres choses dans les livres, et battait la montagne et les pistes comme un vrai petit aventurier, pouvait oublier son ridicule et
magnifique chapelet de bois et prier solennellement en ce lieu, comme un saint
antique l’aurait fait dans le désert. Mais c’était tellement surprenant de voir cela
dans l’Amérique moderne, couverte d’aciéries et d’aéroports. Le monde n’est pas
si mauvais quand on a des Japhys, pensai-je, et je me réjouis. Mes muscles douloureux et mes crampes d’estomac étaient difficiles à supporter, de noirs rochers nous
encerclaient, rien pour vous apaiser par ici, ni paroles douces ni baisers. Pourtant
être nés juste pour mourir, comme nous le sommes tous, me semblait justifié ce
soir, par le fait que deux jeunes gens sincères étaient assis là, en train de méditer
et de prier pour le monde. Quelque chose en surviendra, mes amis, dans cette voie
lactée de l’éternité qui s’étend devant les yeux enfiévrés de nos fantômes. J’avais
envie de communiquer toutes ces pensées à Japhy mais je savais que c’était sans
importance et que de toute façon il les connaissait déjà. Et puis, le silence est une
montagne dorée.
Le soleil a disparu, la pagode est obscure.
Une cloche lointaine perce la brume sur la crête.
Sans doute y a-t-il un homme, ne dormant pas encore,
Qui vient de s’éveiller soudainement à une profonde compréhension.
Wen Cheng Ming
Le ciel se désintègre et se transforme en poussière,
La Terre devient paisible et personne ne peut la voir.
L’arbre sec fait brusquement fleurir sa seule fleur
Appelant à nouveau un printemps au-delà de l’histoire.
Dai Chi (Japon, XIVe siècle)
GARY SNYDER ET LA MEDITATION (1976)
Je continue avec le zen parce que s’asseoir, faire zazen, est primordial.
S’asseoir c’est l’action de regarder à l’intérieur. La méditation est fondamentale, on ne peut minimiser ce fait. C’est si fondamental que nous vivons avec
depuis quarante ou cinquante mille ans, sous une forme ou une autre. Ce n’est
pas quelque chose de spécifiquement bouddhiste. C’est aussi fondamental à
l’activité humaine que la sieste pour les loups ou de planer en cercle pour les
faucons et les aigles. C’est comment vous prenez contact avec ce qui est à la
base de vous-même. Et le zen a élagué un tas de chichis pour garder cela comme primordial.
Maintenant l’actualisation de cela est clairement comprise dans la tradition tibétaine lorsqu’ils parlent des trois mystères : le corps, la parole et l’esprit. Çà, pour moi, c’est le bouddhisme fondamental ; c’est fondamental pour
l’existence même, et le bouddhisme concerne l’existence. Les trois choses qui
sont le plus proche de nous - nos corps, nos esprits et notre parole - sont celles
que nous connaissons le moins, celles auxquelles nous prêtons le moins d’attention. On les utilise comme nos outils tout au long de nos vies, à des fins
relativement limitées, y compris la survie, mais on apporte très peu d’attention
au fait de leur existence même. Un message simple de l’enseignement est que
beaucoup de peines, de souffrances, de confusions que nous rencontrons dans
nos vies ont simplement pour cause de ne pas faire attention à ce qui est le plus
proche de nous depuis l’origine et d’en faire bon usage : le corps, la parole et
l’esprit. Les trois pratiques sont alors la méditation assise pour explorer l’esprit ;
le chant ou la psalmodie, ou la poésie ou les mantras pour explorer la parole et
la voix ; le yoga ou la danse ou biner le jardin ou ramasser du bois pour le feu,
pour l’exploration du corps. Nous faisons tous toutes ces choses, alors ce qu’il
faut juste y ajouter c’est une réelle conscience dans l’action, et aussi réaliser
le caractère merveilleux et mystérieux de tous ces actes simples, ce qui nous
ramène encore à la méditation assise, parce que c’est là que vous pouvez vraiment nourrir et toucher le merveilleux, et aussi l’ennui de vos vies. Trungpa
fait bien ressortir comment la méditation est ennuyeuse et combien comprendre ce qu’est l’ennui est très important. C’est avec vous-même que vous avez
affaire, pas avec quelques stimuli extérieurs qui seraient là pour vous distraire
(…)
Pour finir je parlerais de très anciennes et pour moi belles et utiles manières d’appréhender les choses : l’attention à l’instant et la gratitude pour
l’univers matériel et pour tous les autres êtres dans leurs échanges avec nous.
Vent calme sous la fenêtre vide.
Assis en méditation, enveloppé dans ma robe de moine
Nombril et narines bien alignés
Oreilles et épaules dans le même axe.
La fenêtre est blanche,
La lune vient de sortir.
La pluie a cessé, des gouttes tombent encore.
À ce moment là mon sentiment est extraordinaire,
Vaste, connu de moi seul.
Ryôkan
Temps couvert ou beau temps, aube ou crépuscule,
Incessantes transformations.
Au vide, j’ai déjà confié mon corps.
Sortant originellement sans intentions, ainsi s’en retournant,
Les nuages ressemblent à l’homme qui contemple les nuages.
Su Tung Po
Des origines de l’homme jusqu’à nos jours, les invitations à tourner le regard
vers l’intérieur, à retrouver l’intimité avec notre nature profonde, à se remettre à
l’écoute du monde, traversent les âges. Il s’agit là de répondre à l’appel si humain
à résoudre la grande question de la Vie et de la Mort.
Comme un écho à cette quête essentielle, et comme en témoignent les poèmes
des anciens sages ainsi que ces deux prochains extraits des « Clochards Célestes »,
l’attrait pour des modes d’existence simples, favorisant l’être à l’avoir, ont traversé
les âges également.
J’habite une forêt profonde où
d’année en année poussent les lianes vertes.
En outre, nulle affaire des hommes ne vient me harceler.
De temps à autre j’entends un bûcheron chanter,
au soleil je rapièce ma robe de moine,
sous la lune je lis des poèmes.
J’aimerais dire aux hommes de ce monde,
pour être à l’aise on n’a pas besoin de beaucoup.
Ryôkan
LES CLOCHARDS CÉLESTES de Jack Kerouac. Deux passages incantatoires et visionnaires où l’on parle des bouleversements qui vont profondément secouer le
monde au cours des années 60 et dont on ressent encore l’énergie aujourd’hui.
(Japhy se releva d’un bond.) « J’ai lu Whitman, ‘savez ce qu’il dit ? Debout
les esclaves, faites trembler les despotes étrangers. Il veut dire que tel doit être
l’attitude du Barde, du barde fou inspiré par le zen, sur les vieilles pistes du désert, qu’il faut imaginer le monde comme le rendez-vous des errants se baladant
sac au dos, des clochards du Dharma qui refusent d’admettre qu’il faut consommer toute la production et qu’ils doivent donc travailler pour avoir le privilège de
consommer toute cette merde qu’ils n’ont jamais voulu de toute façon, comme les
réfrigérateurs, télé, voitures, tout au moins ces nouvelles voitures sophistiquées,
et toutes sortent d’ordures inutiles, les huiles pour faire pousser les cheveux, désodorisants et autres saletés qui finiront dans la poubelle huit jours plus tard, tout
ce qui constitue le cercle infernal : travailler, produire, consommer, travailler, produire, consommer. J’ai la vision d’une grande révolution des sacs à dos. Des milliers, des millions de jeunes Américains, errant partout avec leur sac, escaladant
les montagnes pour prier, faisant rire les enfants, réjouissant les vieux, rendant
heureuses les jeunes filles et plus heureuses encore les vieilles, tous transformés
en cinglés zen arpentant le monde écrivant des poèmes qui apparaissent dans leur
tête sans rime ni raison, pratiquant la bonté, offrant l’image d’une éternelle liberté
par leurs actes étranges et spontanés, à tous les hommes, et même à tous les êtres
vivants. »
Et plus loin…
Tout allait pour le mieux pour les cinglés zen, les patrouilles de flics étaient
passées trop loin pour nous entendre. Pourtant, il y avait une sagesse dans tout
cela, comme vous pourrez le constater en faisant une balade la nuit dans une
petite rue de banlieue et que vous passerez maison après maison, chacune avec
la lampe du salon brillant dorée, et, à l’intérieur, le petit carré bleu de la télévision,
chaque famille fixant probablement son attention sur le même spectacle ; personne ne parle, silence dans les cours ; chiens aboyant après vous, étonnés de voir
passer un homme à pieds, pas sur des roues.
Vous verrez ce que je veux dire lorsqu’il apparaîtra que tout le monde commence à penser la même chose et que les cinglés zen sont retournés à la poussière
depuis longtemps, un dernier rire sur leurs lèvres de poussière. Je ne dirai qu’une
chose à ces amateurs de télévision, ces millions et ces millions de l’œil unique. Ils
ne font de mal à personne en restant assis devant cet œil unique. Mais Japhy non
plus ne fait de mal à personne.
Je l’imagine errant sac au dos dans les rues d’une quelconque banlieue, passant les fenêtres bleue télévision des maisons. Tout seul. Ses pensées les seules
pensées qui ne lui sont pas venues en poussant un bouton de contrôle.
Farfelu et fou je suis.
Je provoque un vent de folie.
Je vais et viens dans le quartier des plaisirs
Et chez les marchands de sake.
Qui, des moines pourvus de l’œil mental,
Oserait venir m’interroger ?
Tantôt ils indiquent le sud ou le nord,
Tantôt l’est ou l’ouest…
Ikkyu
L’ombre du vide cherche son chemin
à tâtons dans la ville.
Se faufiler. Doucement. Entre les scintillements.
Tout autour. Sans arrêt.
Au son du cœur.
Aux sons de la nuit de l’âme…
Jazzy jazz, viva la paz, paix du milieu de soi,
le bouddha, les yeux dans les yeux,
absent mais devant,
juste des ombres qui passent, vent devant la glace,
plein du seul vide, les étoiles dedans…
Bouddha des halos rouges,
bouddha blanc des néons qui frétillent
dans le noir mouillé des nuits d’automne,
bouddha jaune des lueurs qui avancent
dans les rues de flaques brillantes…
Seika, 1999
Le cœur orange, partout, toujours,
même vibrant parmi les électricités blanches du métro.
Ciel gris des tours-béton,
la robe noire fend l’air sans se poser de question,
car l’important est que le cœur soit là,
sous nos pieds,
prêt à être réalisé…
Seika, 1999
J’ai construit un abri au pied d’un rocher émeraude,
Et me nourris humblement pour le restant de ma vie.
Nonchalant je m’assieds en me tenant les genoux.
Au loin, dans la montagne au crépuscule, le son d’une cloche.
Ryôkan
Dans la ville j’ai fini de mendier ma nourriture.
Content, portant mon sac, je rentre.
Je rentre, vous voulez savoir où ?
Ma maison est à la lisière des nuages blancs.
Ryôkan
Ne me demandez pas où je vais.
Parcourant le monde sans limites,
A chaque pas je suis chez moi.
Dôgen (Japon, XIIIe siècle)
Si des figures telles Allen Ginsberg, Gary Snyder ou Philipp Whalen furent
complètement sincères par rapport à l’Asie et approfondirent leur recherche en allant
se confronter réellement avec les enseignements, la plupart des contemporains
Beat ne firent qu’effleurer les sagesses orientales, se contentant de leurs effluves
exotiques, les détournant parfois de manière dommageable pour justifier une fuite
de la réalité ou un désir d’autodestruction. Kerouac, de son côté, se suicida au whisky,
embrassant le crucifix de son enfance pendant ses dernières années.
Pour ceux qui cherchèrent sincèrement, nombreuses furent les embûches qui entravèrent leurs pas. Il faut dire qu’ils défrichaient un sentier à peine tracé, qu’ils tentaient plus ou moins consciemment de poser les jalons d’une nouvelle civilisation,
plus respectueuse de l’humain, de la nature, du potentiel créatif.
Je ne pense pas que le terme «commencement» soit judicieux, mais pour Ginsberg,
tout commence par une séance de masturbation en lisant William Blake par un
torride après-midi de la fin des 40’s. Révélation sur la nature profonde, lumineuse,
de l’univers!... Pendant les années qui suivent, Ginsberg s’adonne à toutes sortes
d’expérimentations psychédéliques et narcotiques dans un désir de chamboulement
des sens et d’expansion de la conscience. Et c’est un héroïnomane visionnaire mais
assez confus qui se lance dans la quête d’un maître spirituel lors d’un long voyage en
Inde au début des 60’s.
Un jour il croise ce sâddhu à moitié nu, assis en extase dans la position du lotus sur
le bord d’un chemin. Ginsberg s’élance vers lui et lui demande frénétiquement dans
un hindi approximatif : « J’ai traversé les océans pour vous trouver ! Dites-moi !
Avez-vous expérimenté le parinirvana ? Le nirvana au-delà du par-delà ?! » Le vieil
homme pose longuement sur lui un regard impassible avant de lui répondre dans un
anglais parfait : « Occupe-toi de tes putains d’affaires ! »
Ce ne fut qu’après de nombreuses années d’errances que le maître de poésie finit par
rencontrer son maître dans la Voie sur un bout de trottoir new-yorkais. C’était le
sage-fou Chögyam Trungpa. Il devint l’un de ses proches disciples, s’engageant dans
une pratique assidue du tai-chi et de la méditation...
SUR L’EXPRESS PATNA - BÉNARÈS
DERNIÈRE NUIT À CALCUTTA, par Allen Ginsberg
Quoi que ce soit qui que ce soit
l’homme ensanglanté tout chant tout justice
De quelque manière qu’il meure
Il voyageait sur des wagons de train
Il se réveillait à l’aube, dans la lumière blanche d’un univers nouveau
Il ne pouvait rien faire d’autre
Lui, squelette avec des yeux
se souleva du banc en bois
se sentit autre regardant les champs et les palmiers
pas d’argent à la banque de poussière
pas de nation mais d’inexprimables nuages gris avant l’aube
a perdu les cartes d’identité dans son portefeuille
dans le rickshaw chauve près du Maidan dans Patna la sèche
Plus tard regard fixe sans espoir sortant d’un sommeil d’ivresse
la bouche sèche dans la gare ferroviaire
parmi les cireurs de chaussures en pagne sur le ciment sale
Trop de corps grouillant dans ces villes maintenant
Bénarès, mai 1963
Nuit calme. Tic-tac du vieux réveil,
Deux heures et demie. Chants de grillons
éveillés dans le plafond. Le portail est verrouillé
sur la rue dehors — dormeurs, moustaches,
nudité, mais pas de désir.
Le temps assis bien carré dans les quatre murs jaunes.
Il n’y a personne ici, vide rempli de sifflements
de train & aboiements de chiens, réponses une rue plus loin.
Périlleux est le chemin qui rend libre, et quoi qu’on en dise, les représentants de
la génération Beat furent courageux. Mais peut-on trouver la Lune en soi sans un
doigt pour nous la montrer ? S’il est difficile pour un disciple de rencontrer un vrai
maître, il est dit qu’il est miraculeux pour un maître de rencontrer un vrai disciple...
Un poil sur le dos de cent vaches... Cependant, à la fin, ne regardons pas le doigt,
regardons la Lune...
MICROBIO DU MOINE IKKYU
Un fils illégitime de l’empereur, voilà ce qu’est Sengikumaru, l’enfant qui deviendra Ikkyu, lorsqu’il sort du ventre de sa mère en 1394. Celle-ci, concubine poussée à l’exil dans une maison délabrée des alentours de Kyoto, craint pour la vie de
son enfant et l’envoie vivre dans un monastère à l’âge de cinq ans. Discipline, enseignements bouddhiques, abus homosexuels et poésie rythment sa vie d’enfant et
celui-ci grandit le long des allées tirées à quatre épingles sous l’ombre des pins. Il affine son esprit en étudiant les sutras et en se frottant à cette vie érudite et confinée.
Il devient ainsi un adolescent réservé, doué, dont la poésie est très vite admirée. Et
c’est ainsi qu’Ikkyu rejoint Kennin-ji, l’un des grands monastères spécialisé dans la
poésie…
Pendant ce temps, au-delà des murs qui protègent les instances religieuses, le
Japon traverse une période mouvementée où des factions rivales s’entretuent pour
le pouvoir, tandis que les grands monastères reconnus par le shogunat sombrent
dans l’usure et accumulent des richesses, par exemple en vendant des certificats
d’illumination à leurs mécènes. De l’infini en pochette surprise… La misère à leurs
portes, les puissants, militaires, religieux ou marchands se réjouissent sans soucis.
Les poésies qu’Ikkyu écrit et publie à Kennin-ji se transforment au fur et à mesure.
La mélancolie se meut subrepticement en colère, les fleurs de prunier et lunes brumeuses laissent place à une critique amère de la hiérarchie, dont la course au prestige et les jeux politiques ont remplacé toute aspiration à une véritable pratique. À
l’éveil…
Lassé par ce nid de crabes-aristocrates-suffisants, désillusionné, Ikkyu se lance
à corps perdu dans les pattes de Keno, un moine zen emprunt d’une extrême simplicité dont il a croisé les nobles traces lors d’une escapade hors des murs du monastère. Keno est son premier maître. Apercevant sa robe brumeuse et rapiécée
glisser entre les cabanes des bidonvilles pour porter assistance aux miséreux, Ikkyu
reconnaît en lui l’héritier des grands de sa lignée zen : Rinzaï, Daito. Keno est sans
compromission, il n’a pas reçu de certificat d’illumination et n’en donnera à personne, comme un écho au refus de Rinzaï de recevoir celui de son maître Obaku. La
Voie a-t-elle besoin de papier et de tampons pour être en tout lieu, en tout instant,
accessible à tous ? Les nuages ont-ils besoin de kérosène pour escalader le ciel ?
Avec Keno : une vie misérable, un potager, de la cueillette, mendier sa pitance
auprès des villageois… Et interdiction de méditer… Tout le temps est consacré à
la vie quotidienne, aux autres. « Ne discrimine pas ! », s’insurge sans arrêt Keno.
Pas de temps pour le bien, le mal, le pur, l’impur, sauver le monde, pas de miroir
à épousseter. Mais après quatre années, Ikkyu voit Keno tomber malade, mourir,
laissant le jeune moine orphelin, désemparé. Ikkyu médite et jeûne pour accompagner ses obsèques, à en devenir fou, et sombrant dans le désespoir il se balance
dans la flotte du lac Biwa. Le souvenir de sa mère le retient cependant à la vie. C’est
auprès d’elle qu’il se reconstruit quelques temps avant de tourner ses sandales vers
l’ogre du zen, Kaso. Kaso Kaso Kaso a un petit temple délabré lié au Daitoku-ji, l’un
des cinq grands monastères reconnus par le shogunat. Mais sa prédilection pour un
zen pur, sans artifice, à la pratique intense et stricte, le place en dehors du système.
Pas de mendicité chez Kaso. Les travaux quotidiens pour la bonne marche du temple, gagner sa pitance et la pratique quotidienne de la méditation, résolution des
koans et entrevues avec le maître, rythment la vie des disciples.
L’approche de Kaso est totalement différente de celle de Keno mais cela ne
les a pas empêché de se reconnaître et de se respecter totalement l’un l’autre. Ainsi
Ikkyu se retrouve à la porte de sa bicoque un jour d’hiver et il y est reçu par cris,
baquet d’eau et autres coups du premier disciple Yoso, puis laissé assis devant la
porte sans manger pendant des jours, dans le froid, sous la neige, petit bonhomme
de neige devant la porte du temple. La détermination du bonhomme de neige a
raison de l’intransigeance du maître, et hop, le voilà accepté comme disciple, mais
il doit dormir dans la barque d’un pêcheur du village tout proche. La vie avec Kaso,
qui n’hésite pas à utiliser violemment son bâton pour éduquer ses disciples, est très
dure. Ikkyu avoue dans un poème « J’endure les douleurs de l’enfer. » Au bout d’un
certain temps, il apporte quelques finances au temple en allant faire des poupées
à plusieurs heures de marche, aux alentours de Kyoto. Passant parfois jusqu’à un
mois chez le fabriquant, le jeune moine se mêle aux saltimbanques, marchands de
saké, pêcheurs, bouchers et autres prostitués de l’agglomération…
En 1418, soit quatre ans après son arrivée, Ikkyu a une première « expérience
d’éveil ». Engagé dans la résolution d’un koan, le cas numéro quinze du Mumonkan
qui conte la rencontre entre Maître Unmon et Tozan, Ikkyu est pénétré par une profonde compréhension en entendant le chant d’un ménestrel sur les turpitudes de la
vie d’une courtisane. Ikkyu présente ce poème à Kaso :
Du monde flottant
Au monde non-flottant
Il y a un temps de repos.
Si il pleut, qu’il pleuve
Si le vent souffle, qu’il souffle
Ikkyu veut dire « un repos », et Kaso lui donne ce nom pour commémorer sa
réalisation.
Mais ce n’est que deux années plus tard que Kaso le certifie totalement en tant
qu’héritier du Dharma… Ikkyu se pose après une méditation nocturne dans sa petite
barque et soudainement, entendant le croâssement d’un corbeau, l’univers devient
ce croâssement, et alors même « Un Repos » disparaît…
« Tu n’es parvenu qu’aux frontières de l’éveil, Ikkyu, tu as encore du chemin
à faire. Tu n’es pas encore maître zen. », précise Kaso lors de leur entretien. « Peu
m’importe l’éveil. Et qui cherche à être maître zen ? Mon moi s’est envolé. Peu
importe le chemin qu’il me reste à faire. », répond Ikkyu, « Alors tu es vraiment un
maître zen après tout ! », finit par s’écrier Kaso. Et celui-ci commence à lui écrire son
certificat d’éveil… Refusé promptement… Ce geste sincère crée d’intenses tensions
avec Yoso qui rame depuis vingt ans auprès de Kaso, et Ikkyu s’absente de plus en
plus du petit temple. Mais lorsque ses pérégrinations le ramènent à la porte de son
maître, il s’occupe de la dysenterie de celui-ci comme aucun autre, afin de lui exprimer sa profonde gratitude.
Cependant, au fil des ans, le comportement d’Ikkyu se radicalise, insultant-tourbillon « le zen n’est pas une mode ! » les mécènes du temple, ou attaquant le monastère Daitoku-ji auquel celui-ci est rattaché, ses « moines d’opérette », son formalisme, sa collusion avec les gens de pouvoir… Il se moque des rites de succession
et bientôt il est plus proche de ses amis des rues que du clergé environnant. Kaso
saoulé finit par faire de Yoso son successeur officiel. Cela ne fait que pousser Ikkyu
plus loin dans sa vie d’errance, apparaissant de-ci de-là aux cérémonies des grands
monastères, comme un orage halluciné en sandales de paille et vêtements rapiécés.
Kaso l’engueule! « Ne vous attachez pas aux apparences » rétorque Ikkyu en citant
Rinzaï, et Kaso de reconnaître le génie sous l’enveloppe anarchique…
Ils ont le crâne rasé et portent une robe de moine,
Mais en vérité ce sont d’immoraux traîtres.
Leur air grandiloquent oppresse continuellement les autres
Et finit par les effrayer.
Ils sont des professionnels
Dans l’étude des règles anciennes.
Leur orgueil évolue de travers
Et ils devraient en avoir honte.
Suite à la mort de Kaso, et alors que le Japon sombre dans un chaos où s’égrainent batailles de pouvoir, révoltes et pestes, sa vie de nuage fou sur la route dure
pratiquement trente ans. Trente années où il met en pratique les paroles de Rinzaï
exhortant à « ne pas adorer le sacré et haïr le profane », arborant une barbe hirsute et des dreads, mangeant viande, poisson, ce qu’il peut, buvant saké, faisant
l’amour aux femmes avant de les célébrer dans des poèmes cousus du fil rouge du
désir charnel. Chair sous l’œil acéré d’un éveillé… Car derrière la façade libertaire,
refusant toute discrimination, son approche du zen reste extrêmement exigeante,
impliquant une pratique assidue de la méditation, du dénuement et de l’étude des
textes. Mais pour lui le zen a bien plus sa place dans la rue, la vie de tous les jours,
que dans un monastère. Et de toute façon, son féminisme s’épanouissant dans l’environnement misogyne du Japon de l’ère Muromachi suffit à l’étiqueter « moine
fou ! », indésirable.
Le long de sa route, une petite troupe d’excentriques finit par se rassembler autour de lui. Tout ce petit monde entreprend de se poser dans une cabane
branlante qu’ils nomment «Temple de l’âne aveugle » (nom donné par Rinzaï à ses
successeurs). La situation politique ne cesse de se détériorer, et Ikkyu de dénoncer
vigoureusement encore et encore les errances de l’époque, s’opposant à la corruption des monastères, à l’aveuglement du pouvoir, à l’égoïsme omniprésent. Malgré
cela : théâtre Nô, cérémonie du thé, calligraphie ou esthétique de l’essentielle, un
foisonnement culturel se produit dans son entourage…
Pendant ce temps, son co-disciple Yoso a été nommé à la tête du grand monastère Daitoku-ji. Leurs destins se croisent régulièrement et à travers leur antagonisme se combattent deux visions très différentes de la pratique de la Voie. Celle
rigide et formaliste d’un système religieux qui se veut au-dessus de la populace,
kekchose comme « le peuple a besoin d’un truc au-dessus de lui à adorer, qui lui dicte la bonne morale », et celle plus folle qui veut embrasser tous les phénomènes et
apparentes contradictions et parle de trouver l’essentiel en chaque chose de la vie.
Lorsque Ikkyu, suite aux manigances d’opposants à Yoso, se retrouve responsable
d’un petit temple interne au Daitoku-ji, il donne sa démission au bout de quelques
jours laissant ce petit poème derrière lui :
J’ai habité cet ermitage,
Mais dix jours m’ont suffit.
Regardez au-dessous de nos pieds,
Les désirs charnels augmentent sans cesse.
Un autre jour, si vous désirez me trouver,
Je serai sûrement chez un poissonnier,
Dans un troquet
Ou une maison de plaisir.
Hé, mon ami !, ce n’est pas en te cachant au fond d’une grotte que tu résoudras tes contradictions. Trancher une, deux, trois illusions, mille ont déjà repoussé
! Assis-toi, puis descends dans la rue, mon ami, et vois d’un œil éveillé !
D’ailleurs, vivant parmi le peuple, Ikkyu tente au mieux de rendre accessible
la Voie à tout un chacun, à travers sa manière de vivre, ses confrontations, ses apparitions théâtrales un sabre de bois à la main, ses poèmes, textes ou bandes dessinées. Et comme pour affirmer l’œuvre de sa vie de Nuage Fou, dénomination qu’il
emploie avec délectation pour lui-même, Ikkyu termine sa vie dans les bras de Mori,
une ménestrelle aveugle, âme sœur rencontrée à ses soixante-dix-sept ans. Ce qui
ne l’empêche pas d’être finalement nommé à la tête du Daitoku-ji pour en diriger la
reconstruction après un incendie dévastateur. Abbé très en-dehors de l’orthodoxie
d’un monastère en ruine, complètement dévoué à la transmission, qui continue ses
occupations d’homme ordinaire jusqu’à sa mort, en 1481. Homme ordinaire qui n’a
eu de cesse de célébrer le monde, la Vie, en un chant de folle sagesse.
Testament/ Admonition à mes disciples
Après ma mort quelques-uns de mes disciples habiteront dans la montagne ou
sous les arbres. D’autres fréquenteront les tavernes et le quartier des plaisirs.
Mais si parmi tous, il y en a qui prêchent le Zen et la Voie afin d’instruire les
hommes, ce sont d’odieux ennemis pour notre école.
Un aveugle conduit d’autres aveugles et je mérite d’être puni par mes maîtres
défunts. Personne ne recevra de moi un certificat de maître zen. Même si mes
disciples ne conduisent personne, s’ils prétendent comprendre l’enseignement
du Bouddha, prévenez les autorités afin qu’ils soient rapidement punis. Voilà
ce que devra être la fidélité à ma mémoire après ma mort.
Réfléchissez bien ! Réfléchissez bien !
MICROBIO DU MOINE RYÔKAN
Ryôkan était-il déjà un « perdant » avant la naissance de ses grands-parents ? Et
à sa naissance, à la fin de l’an 1758 ? Il s’appelle alors Eizo. En tant que fils aîné de la
maison Tachibana, principale maison commerciale d’Izumozaki, petite ville posée sur
la mer au nord-ouest du Japon, il est supposé reprendre les fonctions de son père. À
la tête du commerce bien sûr, mais aussi comme myôshu, agent intermédiaire entre
la population locale et les autorités shogunales, et responsable du temple shinto de la
ville. Mais bien vite ses airs rêveurs, négligés, endormis, sa lenteur, sa naïveté aussi,
puisqu’il a tendance à prendre à la lettre tout ce qu’on lui dit, attirent à lui les 84000
railleries. Et le surnom « lampe de jour » tombe sur ses frêles épaules d’enfant. Un
jour où il se lève tard, son père l’engueule, et alors qu’Eizo le toise d’un œil noir, sa
mère lui affirme que s’il continue il risque bien de se transformer en sole. Il disparaît
jusqu’à la nuit, et sa mère inquiète le retrouve dans la pénombre, assis sur un rocher
face à la mer : « Mais que fais-tu là mon fils, on te cherche partout ? – j’attends de me
transformer en sole, maman… »
En vérité, bien caché derrière sa mise dégingandée et ses introversions, Eizo
observe le monde. Il voit les humains s’affairer de mille manières autour de lui, gesticuler dans les poussières. Il voit son père empêtré dans des rivalités sans âge, les coups
tordus, les mesquineries politiques. Il voit un peuple misérable qui souffre dans l’air
glacé d’hiver, dans la canicule d’été, grattant terre et marais pour en faire sortir une
maigre pitance et les impôts qui iront engraisser le shôgun et sa clique.
À l’adolescence Eizo devient Fumitaka et il part étudier les lettres chinoises
auprès de Shiyô, un maître confucéen de la région. Depuis son plus jeune âge Fumitaka est un lecteur insatiable, s’abîmant les yeux des nuits entières sous les lampes
à huiles des nuits du monde. Shiyô lui enseigne les classiques Chinois, de la poèsie
Tang à Lao-zi, en passant par Confucius et Zhuang-zi, lui donnant les bases pour
sa propre poésie. Ryôkan lui en sera reconnaissant pour le reste de sa vie. Dans ce
cours, il s’y fait de bons amis et peut-être aussi qu’entre bordels et picole, il profite
des plaisirs qu’offre sa jeunesse dorée. Mais lorsqu’à 17 ans vient le temps de prendre
la place de son père, tout d’abord en tant que stagiaire myôshu, c’est le désastre, la
grosse lose. Pris dans le ballet nauséeux des méchancetés, égoïsmes et ambitions, il
s’attire les foudres des uns et des autres. C’est un piètre politique, et lorsqu’il doit
faire l’intermédiaire lors d’un conflit entre des pêcheurs et le représentant shôgunal,
bien décidé à ne laisser aucun mensonge sortir de sa bouche, il ne réussit qu’à envenimer la situation. Il réalise alors que tous les idéaux confucéens de bienveillance,
d’équité, de respect et de sagesse dont il s’est abreuvé adolescent sont en fait lettres
mortes dans le monde des adultes. Il ne se sent pas à sa place. Perdant…
Alors… Alors il se trouve que Fumitaka voue depuis longtemps une forte admiration au Bouddha Shakyamuni, sa vie, son enseignement… Il émet le souhait de
partir étudier le zen. La véritable raison du désir de Ryôkan de s’éloigner du social
reste floue. Certains prétendent que c’est l’exécution d’un insurgé en place publique,
cou tranché net sous son nez, qui le décide à franchir ce pas décisif. À moins que ce ne
soit la peur, la lourdeur du social, des responsabilités... Ou encore, peut-être prend-il
cette décision radicale, face aux réticences de son père qui craint de perdre son héritier, parce qu’il s’agit finalement de la réalisation de son plus profond désir. Son kan,
son grand vœu. Comment pourrait-il mieux aider les gens qui souffrent, empêtrés
dans leurs mille contradictions et vexations, comme son propre père, qu’en étudiant
la Voie, pense-t-il, et transmutant toutes illusions.
Perdant, perdant ?… Shôgun, commerçants, pêcheurs, paysans, Ryôkan ne
voit aucun gagnant autour de lui… Ou alors cette façon étrange d’être gagnant ne
l’intéresse pas. Alors… Alors, l’esprit du roc, les yeux clairs, transparents, comme un
vent d’hiver, il devient un disciple du Bouddha, et il partagera ce qu’il réalisera…
Mais pendant les quatre premières années qu’il passe dans un temple Soto de
la région, le temple Kôshô d’Amaze dont le supérieur est proche de la famille Tachibana, Fumitaka ne demande pas l’ordination de moine. Il est probable que le supérieur ne soit pas très dur avec lui, et la vie au temple se passe tranquillement. Jusqu’à
ce que surgisse le maître Kokusen, au détour d’un ango (période de pratique de trois
mois) en 1779. Fumitaka est vivement impressionné. Il lui demande l’ordination et
reçoit le nom de Ryôkan (bon et large). Kokusen et lui partent à la fin de l’ango pour
rejoindre son temple situé dans une région bien plus douce à vivre, à Tamashima,
au Sud-est du Japon. En partant il pose ses yeux une dernière fois sur sa mère. La
dernière fois. Dernière… Et hop, le voilà avalé par un nuage de poussière, au grand
dam de son père. Mais son petit frère Yushi approchant les 18 ans, celui-ci prendra sa
place d’héritier. C’est un premier voyage à pied pour Ryôkan, qui durera deux mois,
traversant le Japon de part en part, 300 lieues. Long voyage à pied, à travers les
montagnes et les rizières, temples, tavernes, tas de paille, ombre des pins, sol poussiéreux, Kokusen à ses côtés. Clic clac, ses oreilles sont à lui…
Au temple Entsu, la vie des novices est sévère, et réglée comme du papier à
musique. Beaucoup de méditation assise, dès trois heures du mat’, cérémonies, enseignement, études, et bien entendu travaux collectifs, auxquels Kokusen tient particulièrement, plus encore qu’au chant des sutras. Pour la bonne marche du temple :
nettoyage, jardinage, plantation d’arbres, entretien des édifices, transport de bûches,
culture, cueillette, cuisine. Si ça ne roule pas, comment la roue du Dharma pourraitelle tourner ? « Un jour sans travail, un jour sans manger », disait déjà Hyakujo (pour
lui-même) au IXème siècle, là-bas, en Chine. Ryôkan passe au temple plus de 10 ans,
se livrant corps et âme à sa vie de moine, commençant une profonde étude du Shobogenzo de Dôgen, rendant visite à des maîtres éminents. Particulièrement apprécié
de Kokusen, il finit par devenir Shusso, chef des moines. On lui attribue un petit ermitage. Kokusen le certifie peu avant sa mort, lui donnant le nom de Taigu, Grand Idiot.
Oh Ryô ! Tu es presque idiot, ta voie devient large.
Libre et sans contrainte, tu te fies au mouvement naturel. Qui pourra le voir ?
Pour cette raison je te donne une canne en bois de glycine brûlée en forme de montagne. Elle t’accompagnera partout, entre les murs, pendant le zazen et dans le calme
de ta sieste.
Kokusen meurt en 1791. Son successeur à la tête du temple Entsu semble avoir
été choisi d’avance. Il s’agit de Gentô, un maître de 62 ans dynamique et ambitieux,
plein d’initiatives et en pleine ascension dans la hiérarchie de l’école zen Soto. Les
critères établis par le shôgunat pour devenir chef de temple disqualifient d’office
tous les disciples de Kokusen, comme Ryôkan, encore à l’Entsu-ji. Selon ces critères, quelque soit la compréhension du moine, il faut trente ans de pratique du zen
pour prétendre diriger un temple du niveau de l’Entsu-ji. Il faut savoir qu’afin d’aider
au développement du bouddhisme, le shôgunat a encouragé les moines dans leurs
études en offrant bourses et subventions, l’avancement dans la carrière monastique dépendant alors de la durée d’étude et de l’érudition des moines, et du grade et
de l’influence du temple dans lequel ils étudient. En fait, dans un souci de contrôle
maximum, les shôgun Tokugawa ont imposé un ordre pyramidal et hyper hiérarchisé à toutes les écoles bouddhiques du Japon, mettant les temples de branches
cadettes sous le contrôle inexorable d’un siège principal. À la tête de l’école Soto, les
temples Eihei et Soji, qui lutteront âprement l’un contre l’autre pour se retrouver
au top, et tout en bas, des lieux de pratique à peine reconnus, comme ceux abritant
des bonzesses, par exemple… Dans ce système, maîtres et moines étaient classés
selon des critères préétablis et étriqués, et aucune nomination ne pouvait se faire
sans une concertation préalable avec l’office shôgunal des temples. Un maître de
la stature de Takuan, dans la branche zen Rinzaï, s’étant élevé contre ces classifications et ce système étouffant s’est ainsi retrouvé condamné à l’exil. Pour couronner
le tout, en 1639, afin de lutter contre l’émergence du christianisme devenu hors la
loi en 1587, le shôgunat oblige chaque famille à appartenir à un temple bouddhique,
lequel établira un cahier de ses maisons donatrices. Dans ce cahier le temple note
naissance, mariage, mort, allers et venues, âge et appartenance religieuse de la population. Chaque famille aura dans le temple son tombeau familial. Ce système contribue ainsi automatiquement à la corruption du clergé bouddhique qui obtient un
pouvoir de fonctionnaire et un revenu régulier lié aux funérailles et cérémonies religieuses. Les temples se concentrent davantage sur leurs activités lucratives que sur
leur mission de transmission, brisant ainsi les fondements bouddhiques d’une vie
basée sur le dénuement et le don de l’enseignement. Ryôkan se prend les perversions
de l’institution bouddhique de l’époque en pleine poire lorsque, suite à l’arrivée au
temple de Gentô, il part en pérégrination pour visiter différents maîtres et communautés sensées confirmer sa compréhension du Dharma certifiée par Kokusen. Il entend également poser ses yeux sur des morceaux de manuscrits du Shobogenzo de
Dôgen qu’il n’a pas encore eu la chance de croiser. Mais sur son chemin, de temple
en temple, il se heurte à des crânes fraîchement rasés étudiant avidement, obnubilé
par le classement des maîtres et des temples qu’ils visitent, principalement soucieux
de reconnaissance et d’avancement, prétendant souiller leur nom de moine si les
temples qu’ils visitent ne sont pas suffisamment bien classés.
L’idiot s’entrave avec les mots
en tentant de discerner à travers des textes l’éloignement
ou la proximité du Dharma.
Ainsi il compte en vain les trésors des autres et disperse son esprit jour et nuit.
Un disciple zen devrait réaliser le trésor qui est en lui.
On s’attache au vrai et aussitôt il devient faux.
Si on le considère faux, alors il devient vrai.
Vrai ou faux ne sont que paroles.
Sur quoi se fonde le choix de l’un ou de l’autre ?
Insupportable celui qui marque le bord du bateau
pour chercher une épée tombée à l’eau.
Il ne fait que répéter les discussions vaines et moisies du temps passé…
Ryôkan est triste et même en colère lorsqu’il rentre à l’Entsu-ji. Il n’hésite pas à
exprimer son mécontentement devant ses condisciples. De plus sa nonchalance passe
mal avec Gentô… C’est le clash ! Ryôkan reste au temple jusqu’à la nomination de Gentô à Ryôonji en 1794, dernière étape avant sa nomination en 1795 à la tête de Eiheiji. À
son départ Gentô donne sa place à l’un de ses disciples, Tôgai, fermant définitivement
toutes ouvertures aux anciens disciples de Kokusen et asseyant d’avantage son propre
pouvoir. Ryôkan pourrait se retirer dans un ermitage que lui a attribué Kokusen avant
sa mort mais il regarde la vie des anciens, vivant d’aumône sous les rivières d’étoiles. Il
regarde vers son pays natal. Il revoit ce peuple souffrant. Il revoit sa famille toujours
empêtrée dans ses tourments. Sa mère est morte en 1783. Son père a disparu dans
des circonstances troublantes il ya un ou deux ans. Il aimerait le chercher, le revoir…
Ryôkan ne trouve plus sa place dans l’institution bouddhique. Il a perdu sa
place… Perdant. Encore… Avec la mort de Kokusen et l’arrivée de Gentô, plus moyen
de faire carrière pour lui. Carrière… Carrière dans le bouddhisme… Cela pouvait-il
coller avec sa vision du zen ?…
Pourtant Gentô est un rénovateur d’un zen pur au sein de l’institution. Dans
l’histoire il est reconnu comme un grand maître qui, peu après son arrivée à l’Entsuji, travaillera au rétablissement des règles pures de Dôgen, dont Ryôkan était
un grand admirateur. Il parviendra à faire publier la première édition xylographique
du Shobogenzo, jusqu’alors interdite par le pouvoir shogunal, et il rénovera Eihei-ji, le
temple originel de Dôgen, qui tombait alors en ruine. Malgré tout, les deux hommes
se sont durement opposés, et Ryôkan, insensible à la stature de ce maître, ne le mentionnera plus jamais de toute sa vie. Était-ce le fruit d’une rancœur face à la prise de
pouvoir de Gentô sur le temple de Kokusen ? Une jalousie tenace ? Ou Ryôkan fut-il
dégoûté par son ambition, assez contradictoire avec l’idéal mushotoku, sans esprit de
profit, du zen ? Une sorte d’impureté du cœur… Si c’est le cas, effectivement, peu importe les succès grandiloquents de Gentô, ceux-ci étaient irrémédiablement larvés à
la base… D’une manière ou d’une autre, la lumière aveuglante diffusée par la carrière
pleine de paillettes de Gentô n’impressionna pas Ryôkan.
Ryôkan s’apprête à prendre le dernier tournant de sa vie et il dirige ses sandales
de paille vers Izumozaki, sa mer nordique, ses vents glacés… Afin d’éviter tout flicage,
plus jamais il ne séjournera dans un temple Soto après son départ. Perdant ? C’est sans
doute en perdant une fois de plus sa place que Ryôkan va enfin pouvoir trouver son
véritable siège dans le monde. Cabanes miteuses, vêtements rapiécés, Roi de l’univers!
Il va appliquer pour lui-même les recommandations d’Eno, Nyôjô et Dôgen pour une
pratique pure et rester ainsi fidèle à sa lignée en mettant en oeuvre Tôkôkaiseki,
« vivre en cachant sa lumière et obscurcissant ses traces ». Devenir invisible et emplir l’univers. Ryôkan va édifier une voie en dehors du monachisme institutionnel, à
mi-chemin entre l’ascète des montagnes et des forêts et la vie dans le social. Il va pratiquer assidûment les règles des anciens, en vivant dans le plus extrême dénuement,
pratiquant constamment le zazen, étudiant les textes, se contentant de ce que lui
apporte la vie au jour le jour, à évoluer sous un toit ou sous les étoiles. Il va se mêler à
la population à travers ses tournées d’aumône, enseignant par le simple fait d’être là
où il est, jour après jour, en incarnant la voie du zen dans sa vie. En tout cas c’est un
homme joyeux qui quitte l’Entsu-ji. Enfin libre…
Toute ma vie trop paresseux pour mon avancement social
Allègre, allègre, je me confie totalement à ma nature véritable
Dans ma besace, trois mesures de riz
Au bord du foyer, un fagot de bois
Pourquoi chercher une preuve d’éveil ou d’égarement ?
Quant à rechercher renom et profit dans le monde de poussière,
inutile d’en parler
Pluie nocturne dans mon ermitage au toit de chaume
À l’aise j’allonge les deux jambes
C’est pendant ses pérégrinations suivant la mort de Kokusen que l’on commence
à avoir les premiers témoignages du comportement peu ordinaire de Ryôkan. Comme
ce commerçant qui ne peut s’empêcher de verser quelques larmes en se remémorant
les quelques jours passés avec lui, à l’abris de la pluie dans un ermitage décrépi. Il se
souvient du recueil de Zhuang-zi de Ryôkan, gisant près de sa couche, de ses silences
pleins de présence auprès du feu, de sa générosité, des calligraphies en herbes folles
qu’il laisse sur les éventails que le commerçant lui présente.
Pourtant les premiers temps de Ryôkan dans son pays natal sont difficiles. Difficile de trouver des cabanes vides à squatter, que ce soit sur la plage, dans les champs,
la forêt ou en plein village, difficle de grelotter dans les vents nordiques, de se prendre
des cailloux sur la tête par des enfants se moquant de sa robe en lambeaux. Difficile.
Le ciel est bleu et froid, au loin crient les oies sauvages
La montagne est dépouillée, les feuilles des arbres tournoient autour de moi
Au soleil couchant, sur le sentier du village d’où montent les fumées,
Seul, avec mon bol vide, je rentre
Fou et obstiné, quand cesserai-je donc ?
Solitaire et pauvre, telle est ma vie
Au soleil couchant, sur le sentier du village reculé,
Avec mon bol toujours vide, je rentre
Mais pas à pas Ryôkan trace son chemin, jour après jour. Il se plaît à se comparer à ces poupées de Daruma qui reviennent toujours en place lorsqu’on les bouscule.
Un ou deux ans après son retour, en 1797, l’un de ses anciens camarades d’enfance
le recommande au temple Shingon du mont Kugami et on lui prête l’ermitage Gogo-an, parfait lieu de retraite au pied d’un rocher émeraude où roucoule un ruisseau
cristallin. Le sommet de la montagne à sa vue, les racines d’arbres puissants à ses
pieds, un plafond d’étoiles au-dessus de sa tête, une lune suspendue par intermittence à sa fenêtre. Dans sa demeure, quelques livres, un bol, une petite statue de jizô,
un bodhisattva en pérégrination, une couche, un coussin de méditation, et un âtre
d’où s’échappe une légère fumée. C’est tout. Ça suffit. Ryôkan est rempli… Même
s’il devra le quitter quelques années de 1801 à 1805, pour laisser la place à un prêtre
Shingon en fin de vie, Ryôkan a trouvé le lieu où va pouvoir pleinement s’épanouir
son zen. Chaque jour il va côtoyer les villageois à travers ses tournées d’aumônes, ses
discussions arrosées de saké, ses danses dans les fêtes paysannes et ses jeux avec les
enfants. Il va rendre visite aux moines Shingon du temple Kokujô dont il est voisin. Il
va recevoir la visite des animaux de la montagne et, de temps en temps, celles d’humains désireux de rencontrer un homme de la Voie. Lorsque les dons de nourriture
ou de vêtements débordent ses besoins frugaux, il les redistribuent sur le champ aux
pauvres ou aux créatures ailées, à écailles ou à fourrure. Ceux qui ont la chance de
le croiser sont à jamais marqués par ses gestes et sa vie simple, sa douceur, et cette
étrange luminosité qui semble irradier de sa personne. S’ils viennent à poser leur regard sur les poèmes calligraphiés au hasard de la cabane, ils reconnaissent là les mots
et le coup de pinceau d’un être éveillé, et un sentiment immense les emplit alors.
Dans mon bol solitaire, le riz de mille familles
Une robe en tissu, mon corps est léger
Rassasié, rien de spécial à faire
Allègre, je vieillis sereinement
Depuis que j’ai quitté la famille,
Suivant le cours des choses je passe mes journées
Hier je séjournais dans la montagne bleue,
Aujourd’hui je me promène en ville
Ma robe de moine a été cent fois rapiécée,
Mon bol a traversé je ne sais combien d’années
Appuyé à ma canne je fredonne dans la nuit limpide
Je déroule une natte et sous la lune m’endors
Qui dit que tout cela est vain ?
C’est exactement ce dont mon corps a besoin
Verdoyant, rayonnant, au début du second mois
Les couleurs des choses sont nouvelles, fraîches
C’est le moment de prendre mon bol,
Et d’aller me promener en ville, allègre
Les enfants soudain m’aperçoivent
Joyeux, ensemble ils viennent vers moi,
me proposant d’aller devant l’entrée du temple
À pas lents ils m’y conduisent
Je pose mon bol sur une pierre blanche,
J’accroche mon sac à une branche verte
Ici nous bataillons avec les cents herbes,
Là nous jouons à la balle
Je jongle pendant qu’ils chantent,
Je chante pendant qu’ils jonglent
Le jeu va, le jeu vient,
Le temps passe sans que je m’en rendre compte
Un passant me dévisage en riant
« Pourquoi êtes-vous ainsi ? »
Je baisse la tête sans répondre
Je pourrais lui expliquer mais à quoi bon ?
Vous voulez savoir mon sentiment secret ?
C’est ainsi, tout simplement
Mais même à Gogo-an, il est encore douloureux de vivre. Surtout ces interminables mois d’hiver où, chemins encombrés par la neige, Ryôkan ne voit personne
pousser la porte de brindille de son ermitage. Il ne peut lui-même emprunter le
chemin du village pour demander l’aumône. Comment survivre ? Il n’est pas autonôme et les racines du mont Kugami ne suffisent pas toujours. Parfois il écrit à un
ami pour lui demander du riz. Et si la maladie lui rend visite, la mort est souvent à
ses côtés, prête à se saisir du corps défaillant. Grelottant ou brûlant des feux de la
fièvre, il ne lui reste plus qu’à s’ensevelir sous un tas de feuilles mortes pour échapper à la morsure du froid. Lorsque le printemps revient, Ryôkan réapparaît alors,
pitoyable et décharné, mais le sourire accroché aux lèvres. À force de fréquenter la
montagne et les choses de la nature dans son extrême solitude, Ryôkan en est un
peu devenu montagne. Certains racontent que les loups et les serpents ne s’émeuvent plus de sa présence, que les oiseaux viennent danser sur sa tête. Style Saint
François d’Assise...
Mais lorsque la soixantaine arrive, Ryôkan se résout à descendre la montagne
pour s’établir plus proche du village, dans l’office du temple shinto Otoko. Il est
accompagné de son premier disciple Henchô. Au fil des ans la notoriété de ses calligraphies, poèmes et façons peu banales, s’est propagé, et de nombreuses personnes
commencent à le fréquenter assidûment. Il s’est beaucoup rapproché de son frère
Yushi, qui suite à quelques malversations a été démis de sa fonction de myôshu.
Ryôkan peut être moralisateur, et sans doute l’a-t-il sermoné. Ainsi, après quelques
années de débauche celui-ci est devenu religieux. Ils ont plaisir à se retrouver souvent.
Là où les deux frères se rencontrent,
Les sourcils blancs pendent ensemble
En se félicitant de ce monde paisible,
Chaque jour ils s’enivrent comme des idiots
Ryôkan mène sa vie de moine idiot au pied du mont Kugami, partant parfois
de longues périodes en pèlerinage. Puis l’ermitage Otoko devient lui aussi trop vétuste et inaccessible pour ses vieux os. En 1826, Kimura, l’un de ses admirateurs,
lui offre l’usage d’une dépendance de sa maison à Shimazaki. Ryôkan accepte, et
même s’il se plaint du manque de nature, il se réjouit du soin apporté par son ami.
Et c’est là, à l’âge de 69 ans que Ryôkan rencontre la religieuse Teishin. Celle-ci
connaissait déjà ses poèmes, et à la mort de son père et de son ancien mari, dont
elle s’était séparée, elle éprouve le besoin de recevoir l’enseignement du vieux sage.
Tout comme Ryôkan elle pratique le zen Soto. Elle a 29 ans. Une alchimie très particulière se met en branle à leur rencontre. Dès leur première entrevue ils passent
plusieurs jours et plusieurs nuits à échanger des poèmes sur la Voie.
Je me demande si la joie de vous voir ainsi
est un rêve dont je tarde à me réveiller (T.)
Il est aussi un rêve de parler du rêve,
En dormant dans ce monde de rêve
Confiez-vous au mouvement de chaque instant (R.)
Même si contrairement à Ikkyu et Mori il n’y a probablement pas eu de liens
charnels entre eux, leur relation de maître-disciple semblait emprunte d’une tendresse qui confinait à ce que l’on appelle souvent amour. Il y avait un attachement
certain entre les deux religieux. Teishin respecte et a une totale confiance en Ryôkan, et elle ne cherche pas à cacher les élans de son cœur, et de son côté, refusant
tout rapport hiérarchisé avec qui que ce soit, Ryôkan répond à ses élans tout en
respect et délicatesse. Selon les dires, Teishin était une femme extrêmement noble
et belle, et après ses années d’ascèse et une vie difficile, Ryôkan l’accueille naturellement, bien au-delà de la misogynie si courante dans le monde bouddhique, comme
l’eau d’une source fraîche et limpide à laquelle s’abreuver après une marche en plein
désert. Un cadeau de la vie dans lequel il puise de nouvelles forces. À travers cette
relation s’exprime toute l’humanité, la dignité et la douceur du vieux moine, qui
malgré la vieillesse et sa rude existence, ne s’est ni desséché ni aigri.
Lorsqu’il commence à être malade, il passe la plupart des heures du jour en
zazen. En 1831, assailli par les diarrhées, même s’il dit à ceux qui l’entourent « je ne
veux pas mourir », il doit bien se résoudre à la fin de son passage sur cette Terre.
Avec Teishin ils échangent :
Même pour moi qui vit détachée de l’idée de vie et de mort,
L’inévitable séparation m’attriste (T.)
Les feuilles d’érables tombent,
Montrant tantôt un côté, tantôt l’autre (R.)
Les vagues du large semblent venir,
Mais semblent aussi s’en retourner (T.)
Claire était votre parole (R.)
Au moment de mourir, Teishin composera ce poème :
Les vagues du large semblent venir,
Mais semblent aussi s’en retourner,
En se fiant au vent qui souffle
Lorsqu’on se penche sur la place de la femme dans le bouddhisme, difficile
de ne pas sentir un léger malaise. Un sentiment de vide. Une tache qui obscurcit
la vue. Pourtant dès les premières années du bouddhisme, Ananda, malgré les réticences de Shakyamuni, parvint à obtenir une place pour les femmes dans la sangha
(la communauté spirituelle). L’une des disciples de Bodhidharma était une femme.
Il y a le bouddhisme tantrique, qui se situe à part en donnant une place centrale au
principe féminin. Dôgen, dans le chapitre Raihai-tokuzui («S’incliner devant ceux
qui ont obtenu la moelle») du Shobogenzo, exprime à quel point il trouve stupide
de dénigrer les femmes de la Voie. Il faut dire que revenant de Chine et incompris
de ses contemporains, il fut accueilli pendant ses premières années au Japon par des
bonzesses. La dernière disciple à avoir reçu la certification de Kokusen avec Ryôkan
était Gitei, une femme. Nul mot, nul enseignement, nulle légende nulle part ? Quel
est ce silence assourdissant ? Selon Bernard Faure (dans Sexualité bouddhique), la
situation des religieuses était telle au Japon qu’il leur fallait parfois se prostituer
pour subsister. Et ainsi pratiquer la Voie… Alors, comment ne pas louer l’esprit libre
d’Ikkyu et Ryôkan?
Finalement Ryôkan fut-il un perdant ? Peut-être pouvons-nous laisser Ikkyu
le rejoindre et nous répondre à sa place :
Certains prétendent corriger le mal et mener au bien,
Mais ce ne sont que passions conjecturales.
Gagner ou perdre est illusion
Qui fait croire en la réalité de la séparation et du moi.
Je voudrais être un sage hors des poussières.
Ciel bleu et lune blanche.
Le vent nous envoie un air pur.
Ikkyu
Ryôkan n’a pas été reconnu par l’institution religieuse.
Il est l’une de ces rares personnes a avoir vécu totalement son idéal dans sa vie.
Il a partagé et transmis cela aux autres en vivant parmi eux,
sans créer de séparation.
C’est ainsi…
Avec l’utilisation de mon coeur, des excellentes éditions Moundarren et de «Ryôkan,
moine zen» de Mitchiko Ishigami-lagolnitzer aux éditions du CNRS. Merci...
Je rêve de toi Ryôkan,
sillonnant les routes dorées du Japon dans le simple espoir
de poser ton oeil sur « l’oeil de la vraie loi ».
Je rêve de toi Ryôkan,
grelottant tout seul dans ta petite bicoque, ton ermitage au toit de chaume.
Tes quatre murs sont les amis des vents et les laissent passer volontiers.
Je rêve de toi Ryôkan,
arpentant les chemins sinueux et enneigés menant à d’improbables villages
avalés par les brumes.
Je rêve de toi Ryôkan,
souriant au cosmos, tu promènes ton pauvre bol vide et ébréché
à travers la campagne bleue.
Je rêve de toi Ryôkan,
tout recouvert par la blancheur, tu ressembles à un petit bonhomme de neige.
Les feuilles vermillon virevoltent autour de toi,
une face puis l’autre, une face puis l’autre, une face puis l’autre...
Seika, 2002
À la fin des Clochards célestes, Japhy Ryder (Gary Snyder), en quête d’une pratique
authentique, finit par prendre un bateau pour le Japon où il passe de nombreuses années à étudier le zen. Mais la vie monacale ne lui convenant pas, il rentre aux EtatsUnis où il s’attèle à donner corps et verbe à sa pratique sauvage, une joyeuse rencontre des traditions amérindiennes, bouddhiste, zen, taoïste, écologistes et anarchistes.
Snyder ne peut séparer son histoire et ses expériences de sa pratique du zen. Ainsi,
celle-ci est restée pure, en termes d’exigeance et d’aller à l’essentiel, et complètement
tournée vers la vie. Energique, voir anarchique, c’est un zen résolument impliqué dans
le monde.
TURTLE ISLAND de Gary Snyder. Voici en quasi totalité un texte de Gary Snyder sur
l’homme et l’énergie qui résume bien ses préoccupations.
(…) Les Etats-Unis, l’Europe, l’Union Soviétique et le Japon sont accros, et leur
came s‘appelle énergie : absorption massive de combustibles fossiles. Les réserves diminuant, il font des paris qui mettent en danger la santé future de la biosphère – comme avec l’énergie atomique. Ils ne veulent pas se désintoxiquer.
Depuis plusieurs siècles, la civilisation occidentale connaît un penchant irraisonné pour l’accumulation matérielle et le développement incessant du pouvoir politique
et économique : on appelle cela « le progrès ». Dans la conception judéo-chrétienne
du monde, l’homme doit se battre pour sa destinée dernière (paradis ? enfer ?), avec
la planète comme décor du drame – les animaux et les arbres, de simples accessoires
et la nature, un vaste magasin d’approvisionnement. Nourrie au pétrole brut, cette
conception économico-religieuse s’est transformée en cancer : la croissance incontrôlable. Peut-être cette croissance finira-t-elle par s’étouffer elle-même, mais elle entraînera alors beaucoup de choses dans sa chute.
Pourtant, le besoin de croissance n’est pas un mal en soi. Le nœud du problème
est comment faire basculer, comme en ju-jitsu, la formidable poussée de croissance de
la civilisation moderne vers une recherche non-possessive de la connaissance approfondie de soi et de la nature. Soi-nature. Mère Nature. Il faut parvenir à comprendre
qu’il existe de nombreuses possibilités de croissances non matérielles, non destructives
- voies des plus fascinantes et sophistiquées. Cela calmerait peut-être ceux qui pensent
qu’une économie fonctionnant «à croissance zéro» signifie stagnation mortelle.
J’ai passé plusieurs années autour et dans un monastère bouddhiste zen Rinzai
au Japon. L’ultime but de la communauté était la libération individuelle et universelle.
Dans cette quête de liberté spirituelle chacun obéissait au même rythme concernant
les heures de travail et de méditation. Dans la chambre du Maître on se trouvait poussé
sur des sentiers périlleux vers de nouveaux et vastes domaines. La pratique était traditionnelle et se transmettait depuis des siècles - mais les réalisations en sont toujours
fraîches et nouvelles. La beauté, le raffinement et la qualité de cette vie réellement
civilisée n’ont pas d’équivalent dans l’Amérique contemporaine. Elle est rendue possible par le travail manuel dans de petits champs, le ramassage du bois pour chauffer
le bain, l’eau du puits et les tonneaux de condiments fabriqués sur place. «Croissez
avec moins», telle est la devise jamais prononcée. Dans ce monastère, j’abandonnais
mes derniers doutes relatifs à la Chine.
Les bouddhistes enseignent le respect de toutes vies, y compris les systèmes
de vie sauvage. La vie humaine repose entièrement sur l’imbrication des systèmes
de vie sauvage. Dans son article « La Stratégie de Développement des Éco-systèmes
», Eugène Odum insiste sur le fait que les Etats-Unis ont les caractéristiques d’un
jeune écosystème. Par contre certaines communautés Amérindiennes présentent
les caractéristiques de la «maturité » : la protection et non la production, la stabilité
et non la croissance, la qualité et non la quantité. Les sociétés Pueblo, par exemple,
pratiquent une sorte de démocratie absolue ; les plantes et les animaux font partie de
la communauté et, à travers certains rituels et certaines danses, trouvent leur place
et s’expriment lors des discussions politiques des humains. Ils sont « représentés ». «
Le pouvoir à tous les peuples », telle doit être la devise.
En pays Hopi et Navajo, à Black Mesa, tout est actuellement en révolution. Le
cancer dont je parlais attaque le sein de la Terre Mère sous la forme de mines à ciel
ouvert. Ceci pour fournir de l’électricité à Los Angeles. La défense de Black Mesa est
organisé par les indiens autochtones, de jeunes militants indiens, et les « cheveux longs
». Black Mesa nous parle à travers un réseau complexe de mythes anciens. C’est un
territoire sacré. Entendre sa voix, c’est renoncer au vocable européen « Amérique »,
et adopter l’ancien/nouveau nom du continent, « Ile-Tortue ».
Le retour à une agriculture non-industrielle de la part des cheveux longs n’est
pas une sorte de remake nostalgique du XIX ème siècle. Voici enfin une génération
de blancs prêts à écouter la voix des Anciens. Comment vivre sur ce continent en tenant compte que nos enfants et leurs descendants seront encore ici (et non pas sur la
lune). Aimer et protéger cette Terre, ces arbres, ces loups, natifs de l’Île Tortue.
Une technologie saine, ralentie, en décroissance, est possible, si elle se coupe
du cancer exploitation-industrie lourde-croissance continue. Ceux qui ont pressenti
cette nécessité et ont commencé, à la ville ou à la campagne, à « croître avec moins
» créent la seule contre-culture valable. L’électricité destinée (aux grandes villes)
n’est pas de l’énergie. « L’énergie est éternel enchantement », comme le dit Blake.
BEAT BIO DE GARY SNYDER
Gary Snyder vient au monde à San Francisco en 1930, mais il ne s’attarde guère
dans la ville et à l’âge de deux ans il suit ses parents qui ont acheté une petite ferme
au nord de Seattle avec l’intention d’y élever des moutons. Très vite il se familiarise
avec la nature qui l’entoure, jouissant de la grande forêt primaire qui s’étale encore
dans cette région septentrionale et qui jouxte sa maison de bois. Des indiens du coin
viennent souvent rendre visite à ses parents et c’est à travers eux qu’il réalise
que les « premières nations » en savent souvent plus sur leur environnement direct,
ce monde mystérieux, que ses propres parents.
Puis viennent les livres. Cloué au lit par une longue et sérieuse maladie il découvre la puissance des mots qui lui permettent sans bouger d’apprendre sur la géologie,
les écosystèmes, les cultures amérindiennes, qui commencent déjà à le hanter. En
tout cas, fort de ses découvertes livresques, c’est avec une nouvelle énergie qu’il se
lance à la découverte de cette côte nord-ouest du Pacifique, ses mythes, animaux, forêts, montagnes. Montagnes qu’il escalade pendant son adolescence sur des chemins
dont il connaît les noms indiens. Du haut de ces pics, son regard embrasse le monde et
il voit les forces de Vie qui jouent leur partition, les mouvements de la terre, du ciel,
des animaux, des plantes, percevant ainsi l’interdépendance de tout ce qui existe. Il
émerge alors en lui l’évidence qu’il y a quelque chose de fondamentalement erroné
dans une culture occidentale qui voit si mal cette interdépendance et ces forces, qui
traite si mal la nature et les créatures qui la peuplent. Il en traîne une colère persistante.
C’est sans doute pour cela que lorsqu’à Seattle il rencontre la culture asiatique
lors d’une exposition sur les peuples du pacifique, puis à travers les peintures à l’encre
de « Montagnes et Rivières » de la Chine antique, il sent des graines s’incruster puissamment en lui. Ces sumi-e lui rappellent ces montagnes et ces forêts dans lesquelles
il se plaît tant à évoluer et à se construire. Mais cette culture asiatique parvient à les
voir et les retranscrire au-delà de la forme. La nature est vue en profondeur dans ses
mouvements internes, son essence, ses connexions, le ciel, l’humain, le Tout…
Dans ces années 30, 40 et 50, il y a déjà pour les habitants de la côte Pacifique
des Etats-Unis la sensation d’appartenir à une culture à part, liée à cet océan. Tous les
jours à Seattle, Gary Snyder voit l’évidence de la présence de l’Asie : Chinatown, «faces de citrons» entre gingembre et citronnelle, les cargos d’outre océan aux livraisons
exotiques, les oiseaux migrant d’une côte à l’autre, et puis ces amérindiens, venus du
continent juste en face, en passant par Béring et l’Alaska.
En tout cas, Snyder ressent l’urgence de se pencher sur cette culture, cette vision du
monde où la nature occupe une place centrale, non séparée. Lorsqu’il parcourt les forêts et les montagnes dévorées par les compagnies du bois, les grands arbres, les ours
et les rocs ne lui chuchotent-ils pas : « Fais quelque chose ! » ?
Lorsqu’il intègre le Reed College de Portland pour y étudier la littérature et
l’ethnologie il rencontre Philipp Whalen et Lew Welch. Tous trois sont sensibles à
l’appel d’un changement de paradigme : il faut s’extirper des contingences étriquées
de cette civilisation ! Que les humains trouvent leur juste place dans l’univers, aliénés
qu’ils sont de leurs racines animales.
L’animal… C’est bien vite le surnom qu’on lui affuble tant ses mouvements
rappellent celui d’un félin ou d’un cabri. Il vit alors au sous-sol d’une grande maison
d’étudiants où vivent aussi Welch et Whalen : une petite pièce à côté de la machine
à laver… Lorsque l’eau fuit de sa fenêtre, il la canalise et transforme sa chambre en
jardin japonais. Ses mystérieux airs de sage oriental qu’il aime à entretenir et son
énergie intarissable le rendent vite populaire sur le campus. Les filles défilent, et
même l’amour. Et lui, obnubilé par la mission qu’il s’est accroché à la cervelle, refuse
de s’attacher.
En 1951 il passe sa thèse sur un mythe Haïda peuplé d’animaux guidant un humain sur son chemin de transformation-réalisation. Il entame une année d’anthropologie à l’université d’Indiana mais croise les livres sur le zen de D.T. Suzuki et les
poèmes de Rexroth et décide alors de retrouver la côte pacifique pour entreprendre
sa dés-éducation et apprendre les langues orientales. Déjà dans son esprit erre le fort
désir de séjourner en Asie, d’y pratiquer le zen… Se dés-éduquer : quitter la sphère
dorée des élites intellectuelles pour retrouver le peuple dans les forêts, la boue, les
caniveaux, sous les néons de la ville, de la bière plein le bide ou du peyotl plein la bouche, du bop ou de la folk plein les oreilles… L’été il travaille avec des bûcherons dans
une réserve indienne ou comme surveillant de feux de forêt dans la montagne, et il
passe ses hivers à Frisco, montant et descendant la côte au gré des saisons, calant
ainsi ses pas sur les oiseaux migrateurs, comme les peuples premiers calaient leurs
pas sur les mouvements des animaux qu’ils chassaient. Dans la ville, il suit ses cours
de chinois et japonais et il fréquente un temple Jodo-shin (terre pure). Il y commence
la pratique du zazen, la méditation assise. De cette période, Gary Snyder en tire le
recueil de poèmes Myths and Texts, qu’il finalise en 1956.
1955, suspecté de communisme, il est interdit dans ses précédents boulots. Il
trouve un travail d’édification de sentier en pierre dans la Sierra Nevada. Il en tire
le recueil Riprap… La poésie de Snyder est alors un va et vient lumineux entre les
cultures asiatiques et premières, et son quotidien de jeune américain, ce qu’il vit
dans l’instant, les gens, les gestes, ses travaux manuels, avec le bois, avec les pierres,
les paysages sous ses yeux, une clope à la main, tout cela finissant par s’imbriquer
en un mandala parfaitement en place dans la toile cosmique.
1955 c’est aussi la rencontre avec la Beat Generation à travers Rexroth, figure
de la contre-culture d’alors qui a déjà entamé un rapprochement orient-occident
sur la côte californienne. C’est le moment de la fameuse lecture de la Sixth Gallery
où Ginsberg hypnotise l’audience avec son Howl et où Snyder lit l’un de ses poèmes,
The Berry Feast. C’est le point de départ de la San Francisco Renaissance. Kerouac
décrit cette soirée à sa manière dans les Dharma Bums avant d’ériger Gary (Japhy)
en icône de cette génération qui tend son visage vers l’orient si mystérieux, là-bas,
devant eux, de l’autre côté. Tous deux partagent pendant deux mois une cabane,
la Marin-an, ainsi que quelques escapades dans la montagne, mais l’esprit de Snyder est rivé sur le Japon où il doit partir étudier le zen en mai 1956… Tout d’abord,
avec cette étiquette gauchiste qui s’évertue à lui coller aux sandales, on lui refuse
son passeport, et ce n’est qu’après mille gesticulations et l’intervention de la veuve
du maître zen Sokei-an, qui lui propose un travail de traduction au premier centre
zen américain au Japon, qu’il parvient à obtenir ce bout de papier. Non, Snyder n’a
pas la liberté de l’oiseau migrateur pour qui les lignes tracées sur des cartes par de
fiévreuses mains humaines n’existent pas.
Gary Snyder va entamer un long périple de douze années en Asie. Ses compagnons de la contre culture, comme Kerouac, Ginsberg ou Whalen, appréhendent
son départ. Ils ont peur de perdre leur trait d’union privilégié avec l’Asie, de le voir
revenir tout jaune avec des yeux bridés, un bol de riz constamment à la main… Et
puis un peu de zen ça va, mais si ça devient vraiment sérieux… Pourront-ils toujours alimenter leurs fantasmes exotiques sur les sagesses et les façons de là-bas
si leur Dharma bum s’immerge trop ?… Pourtant, malgré les peurs de ses amis, à
travers ses écrits, son mode de vie et ses réapparitions sporadiques, il va conserver
cette fonction de trait d’union, et même l’amener à son paroxysme en s’investissant
et en vivant la chose totalement.
Mais les premières années sont difficiles. Snyder déchante un peu. Comme le
prédisait Alvah Goldbook (Ginsberg) dans les Dharma Bums, tandis que les américains scrutent l’Orient, c’est l’Occident que scrutent les asiatiques. Les traditions et
l’artisanat exotiques qui le charmaient sont délaissées sous ses yeux pour des jeans
et du Coca. D’un autre côté le formalisme excessif et l’arrogance du zen japonais
lui font dire qu’il y a plus d’authenticité quant à la recherche de la Voie dans le San
Francisco Beat qu’il vient de quitter, et que le bouddhisme va tranquillement glisser
vers l’Ouest… Il avouera plus tard que s’il avait lui-même été moins arrogant lors
de son premier voyage, le Japon se serait sans doute bien plus ouvert à lui. Pourtant cela ne va pas l’empêcher de persévérer dans sa plongée culturelle. Il reçoit
l’ordination de bodhisattva des mains de son maître de zen et découvre les ermites
bouddhistes des montagnes, les Yamabushi, leurs rituels, leurs pratiques dans la
nature sauvage et leur manière d’avaler les kilomètres. Il pousse son exploration
jusqu’en Inde en compagnie de sa femme, la poétesse Joanne Kyger. Elle l’a rejoint
au Japon et ensemble ils partent retrouver Ginsberg en 1962. Mais Joanne, fatiguée
de l’acclimatation difficile aux univers japonais et indien et exaspérée par les rigidités de Gary, une intolérance découlant en partie de ce qui parait être une aspiration
excessive à un idéal de perfection, finit par le plaquer à leur retour.
En 1964-65 il reprend le bateau vers Frisco pour neuf mois où il va donner des cours
à Berkeley. Il y termine le recueil The Back Country, qu’il tire de ses années en Asie.
Il y décrit sa pratique dans les temples Rinzaï : longues assises immobiles, travaux
collectifs, entrevues avec le maître… Pas de place ici pour les orgies chéries par les
beats… Il écrit les instants de vie passés là-bas. Le recueil s’égrène au fil de femmes
multiples : le fantôme d’un amour de jeunesse, sa femme Joanne, les filles des bars
qu’il fréquente assidument, la fabuleuse déesse Kali...
Ces neuf mois à San Francisco sont l’occasion de renouer les liens avec la contre
culture américaine qui se meut alors en partie en mouvement Hippie. Il a l’espoir
sous-jacent de créer un belle et forte tribu et lorsqu’il revient, il distille ce qu’il a appris pendant ses années en Asie à une communauté désireuse de tourner la page des
années 50. Il participe à diverses manifestations, retrouvant Ginsberg pour chanter
des mantras lors du Human Be-in du Golden Gate Park en 67. Nombre de ses articles
et essais paraissent dans les feuilles de choux alternatives de la Baie (The Oracle, The
Berkeley Barb), et il tente ainsi d’accompagner cette jeunesse qui cherche un nouvel
équilibre avec le monde naturel et qui explore avidement et chimiquement son monde intérieur. Ses discours puisent dans l’Asie, les cultures amérindiennes, l’anarchie.
Ils sont véhéments et profondément écolos comme en témoigne Earth House Hold,
le recueil des essais de cette période.
Il pourrait facilement devenir un guru Beat assoiffé de pouvoir, comme ironisent
certains, cependant il retourne en 1967 au Japon. Il y rencontre Masa Uehara à Osaka et passe son temps avec la bande du poète Nanao Sakaki, les Harijan, «l’académie
des vagabonds», un pendant japonais de la Beat Generation. Nanao est un vétéran
de la seconde guerre mondiale qui a passé quinze années à parcourir le Japon à pied
de bas en haut, en écrivant des poèmes, dans la droite lignée des Ryôkan et Santoka.
Sa bande survit comme elle peut à la limite de la légalité, truandant parfois à droite
à gauche et se serrant les coudes. Pour Snyder ils sont plus purs et puissants que ses
comparses américains. Avec Masa, après la folle ville, il va expérimenter la vie avec
eux dans un Ashram établi sur une petite île du pacifique. Au programme : glanage,
pêche, potager, zazen, soirées au coin du feu. Le couple se marie au bord du volcan
de l’île. Ils conçoivent un enfant. Tous trois déménagent pour les États Unis à la fin
de 1968. À travers cette union et cet enfant, le parcours de Snyder en Asie s’achève
et, pour lui, la rencontre entre l’est et l’ouest est consacrée, en s’incarnant de cette
manière dans le monde phénoménal. Un second enfant arrive l’année suivante.
En Californie, dans les collines de la Sierra Nevada, près de la rivière Yuba,
Snyder et Ginsberg et quelques autres ont acheté un bout de terre. Avec sa petite
famille, il passe deux années à y construire Kitkitdizze, une maison en bois inspirée
de l’architecture japonaise et des indiens Mandan. Plus tard, il y ajoutera un zendo
à l’arrière.
L’objectif de Snyder est de devenir enfin un « natif » de « l’île Tortue », un
nom amérindien pour l’Amérique, en apprenant à vraiment connaître son environnement direct, sa « biorégion », à la vivre totalement. Partout autour de lui il voit
l’appel du retour à la terre du début des années 70 se heurter aux illusions de jeunes
citadins peu préparés et enivrés d’idéaux scabreux, déconnectés, camés, se fourvoyant dans des expériences communautaires laissant peu de place à une connaissance réelle du terrain et du Sauvage et rejetant ce Sauvage, extérieur comme intérieur... Aussi il propose d’apprendre des amérindiens qui ont si bien su vivre sur cette
« île » pendant des milliers d’années, non pas forcément en les copiant, mais en essayant d’aller à la racine de leur culture, en retrouvant ce chemin du Sauvage, en se
mettant à l’écoute de celui-ci. Il s’agit pour lui d’en finir avec ce mythe d’américain
blanc d’une frontière à sans cesse repousser, repousser, pour enfin trouver complètement l’endroit où l’on vit : le connaître, en prendre soin… Et Snyder pense qu’il
y a urgence. C’est la crise pétrolière et la possibilité d’une destruction sans limite
crève ses yeux. Et puis, pense-t-il, les États Unis d’Amérique ne se souciant ni sollicitant l’avis des plantes, animaux, rivières et montagnes dans ses prises de décisions
sont-ils véritablement démocratiques ?
Turttle Island sort en 1974. Certains amérindiens lui reprochent de se servir
d’eux, évoquant une nouvelle forme de colonialisme. Il s’en défend. Selon lui, il ne
s’agit pas de s’approprier leur culture pour sa propre satisfaction mais plutôt de
s’ouvrir et de se laisser inspirer par tout ce qui se trouve dans le monde, à tous les
niveaux. Il tente de savoir de quoi il parle, de respecter, de laisser certains aspects émerger naturellement dans sa vie, et d’aller à la racine de tout cela pour cheminer le
plus harmonieusement possible. Peut-être est-ce ainsi qu’il envisage l’Octuple Sentier du bouddhisme… C’est aussi sa manière d’embrasser une culture spécifique au
pourtour du pacifique. Cette vision qu’il traîne avec lui depuis son adolescence...
Posé à Kitkitdizze, Snyder va creuser cette approche. On parle d’écologie profonde. À l’instar de Nanao Sakaki il va cheminer de l’Alaska à la Basse Californie,
expérimenter l’autonomie dans la Sierra en apprenant des animaux, des rivières et
des arbres, et pérégriner de nouveau en Asie. Au fil des ans vont sortir de nombreux
livres de ses essais imprégnés de ce sujet : La Pratique Sauvage, A Place In Space, et
l’aboutissement de sa carrière de poète prend forme dans son Montagnes et Rivières
Sans Fin, qu’il publie en 1996 et qu’il a entamé quarante ans plus tôt. Il en parlait
déjà à Kerouac au moment des Dharma Bums.
Gary Snyder vit toujours aujourd’hui
(2014). Il est l’un des derniers représentants de cette fameuse Beat Generation.
Charlattan, sage, poète ou prophète ? On
ne sait ce que les graines qu’il a planté tout
au long de sa vie donneront au fil des années qui viennent, mais sans doute a-t-il
parcouru son chemin avec sincérité, et s’il
avait pour mission de rapprocher l’Est et
l’Ouest, il l’a bien remplie…
Avec l’utilisation de mon coeur et du livre
«Gary Snyder and the Pacific Rim» de Timothy Gray. Merci...
Les montagnes et les rivières qui sont maintenant devant nos yeux
sont des manifestations de la Voie.
Elles sont toutes le Dharma et accomplissent entièrement ses vertus.
Dôgen
25
Si l’on suit la vallée au cours d’eau cristal jusqu’au bout,
on finit par débouler dans un sous-bois éloigné des hommes.
Sous-bois sombre gardé par les esprits d’arbres morts.
On les trouve érigés en totem, suspendus dans l’obscurité,
attendant le moment propice pour s’effondrer
sur un tapis de feuilles pourries.
Dans ce sous-bois oublié des hommes,
où nul vent ne vient souffler,
où le ruisseau n’est plus qu’un mince filet d’eau
zigzagant autour de quelques cailloux,
chaque élément participe à la vie cosmique
avec une force sourde,
profonde,
secrète…
26
Que se passe-t-il à cette heure dans le sous-bois au filet d’eau ?
Quelque chose de fondamental se passe là-bas,
Comme si le cosmos entier reposait sur cet endroit…
Seika, 2005
Pierres et arbres ne s’emprisonnent pas d’eux-mêmes dans les mailles de l’existant
et du non existant, du vide et de la forme et autres concepts. C’est avec l’esprit des
pierres et des arbres que l’on produit la pensée d’éveil, la pratique et la réalisation,
parce que l’esprit est pierres et arbres. La force de l’esprit des pierres et des arbres
fait que l’éveil s’actualise maintenant en pensant sans penser.
Dôgen
…C’est comme le feu, lui aussi a un chant. Les pierres ont un chant ; celle que je
porte autour du cou a un chant. Toutes celles qui nous entourent parlent leur
propre langage. Même la Terre a un chant. Nous l’appelons la Terre Mère. Nous
l’appelons Grand-Mère. Elle a un chant. L’eau a un chant. Elle produit des sons
merveilleux. Elle porte les sons de l’Univers. Et puis la végétation. Tous les arbres
ont un chant, parlent leur propre langage. C’est l’expression de la vie…
Wallace Black Elk, chamane Lakota.
Le vent sème le désordre dans la froide forêt
Et les feuilles emplissent le jardin.
Même s’il n’y a personne, le mur d’enceinte a des oreilles.
Lanternes et colonnes de pierre, s’il vous plaît,
N’élevez pas la voix pendant un petit moment.
Dai Chi
LE JOUEUR DE FLÛTE BOSSU de Gary Snyder. Xuanzang retrouve Kokop’ele,
Wovoka, l’instigateur de la danse des esprits, retrouve Krishna et bouddha et toutes les créatures des montagnes et des déserts d’Amérique. Les pinus longaeva
chantent les 84000 sutras... Dans ce poème Snyder réunit sous nos yeux Asie et Île
Tortue, tentant de contrecarer ses visions d’un monde fantôme.
Le joueur de flûte bossu
se promène partout.
S’assied sur les rochers autour du grand bassin
sa bosse
est un sac
Xuanzang
se rendit en Inde en 629 de notre ère
revint en chine en 645
avec 657 soutras, images, mandalas,
et cinquante reliquesun paquetage bombé avec une ombrelle,
des broderies, des gravures,
un encensoir bringuebalant tandis qu’il sillonnait
Le Pamir le Tarim
Turfan
Le Penjab
le Doab
Entre le Gange et la Jamna,
Sweetwater, Quileute, Hoh
Amour, Tanana, Mackenzie, Old Man,
Big Horn, Platte, la San Juan
il portait
« le vide »
il portait
« l’esprit seulement »
vijnaptimâtra
Le joueur de flûte bossu
Kokop ‘ele
Sa bosse est un sac.
•
Dans le canyon de Chelly sur la paroi nord, en hauteur près d’une grotte, se trouve
le joueur de flûte bossu étendu sur le dos et jouant de son instrument. De l’autre
côté du lit plat et sablonneux du canyon, en traversant un ruisseau à gué et se
frayant un passage dans la glace, sur la paroi sud, les images gravées d’une espèce
de mouflon aux cornes bouclées. Ils se tenait dans l’ombre glacée de la paroi sud à
une soixantaine de mètres ; je m’assis au soleil torse nu, face au sud, avec le joueur
de flûte bossu au-dessus de ma tête. Ils murmurèrent. Je murmurai. D’un côté à
l’autre du canyon, un son clair.
•
Dans les plaines du Bihâr, près de Râjgir, se trouvent les ruines de Nalandâ. Le
nom Bihâr vient de « vihara » - temple bouddhiste – le siège de diamant est dans
le Bihâr, et le pic des vautours aussi – les pèlerins tibétains descendent dans ces
plaines. Les murs de Nalandâ sont épais de deux mètres, et les moines tous éparpillés – livres brûlés – étendards en lambeaux – statues fracassées – par les Mogols.
Xuanzang décrit les hautes tuiles bleues, les discussions subtiles – Logiciens du
Vide – adorateurs de Târâ, « Joie de la lumière étoilée », aux seins nus. Celle qui
sauve.
•
Bisons fantômes, ours fantômes, mouflons fantômes, lynx fantômes, antilopes fantômes, pumas fantômes, marmottes fantômes, hiboux fantômes : tournoyant et se rassemblant, en une majestueuse descente,
Alors l’homme blanc aura disparu.
Papillons sur les pentes couvertes d’herbe
et de trembles –
des nuages en enclume du bleu profond de Krishna
s’élèvent sur les arcs-en-ciel
et tombe une pluie luisante
chaque goutte –
de minuscules êtres qui tombent doucement
de manière oblique :
un petit bouddha est sis dans chaque perle –
rejoignent les millions de bouddhas-graines
de graminées ondoyantes sur le sol.
•
Ah, qu’est-ce que je porte ? Quel est ce fardeau ?
Qui est-ce là-bas dans la poussière
dormant à même la terre ?
Avec un chapeau noir et une plume plantée
dans la manche ?
- C’est le vieux Jack Wilson,
Wovoka, le prophète,
Coyote Noir vit le monde entier
dans le chapeau vide de Wovoka
le ciel sans fond
la nuit de la lumière étoilée, allongés sur le flanc
l’inclinaison verticale de l’océan
toutes sortes d’êtres
peuvent nager dans la mer
résonnant dans les corridors en spirale des conques
miroir : une éternité en arrière
se vêtir ou rire
quel monde aujourd’hui ?
Joyau perle de cristal
qui apprivoise et guide
le dragon le long de l’épine dorsale
roue, spirale,
ou souffle de l’esprit
- mouflons aux cornes bouclées.
Ce bourdonnement dans tes oreilles
c’est le criquet des étoiles.
•
Là-haut dans les montagnes qui bordent le Grand Bassin
c’est le plus vieux des arbres
qui me l’a murmuré à l’oreilles.
L’Ainé des Êtres
l’Ainé des arbres
Pinus longaeva.
Et toute la nuit une jeune bande
de pins à amandes
chanta et chanta.
Gary Snyder, Montagnes et rivières sans fin, éd. Du Rocher, 2002.
Insouciant
Ignorant la fin de l’année
Le mont Yahiko
Ryôkan
Sublime
Dans la baie de Suma
Les vagues pour oreiller
Ryôkan
Mon existence ressemble
à celle d’une herbe sauvage.
En cela elle me contente…
Santoka (Japon, XXe siècle)
«La ville, mon rêve, mon cauchemar...» Notre réalité de terriens modernes est
que peu d’entre nous vivent dans les montagnes, au fond des forêts, ou même
à la campagne, et c’est donc dans ce que la ville a à nous offrir, son béton, ses
électricités, ses bagnoles, ses détritus poisseux, qu’il nous faut trouver l’essence de
toutes choses. Cela semble difficile car on peut souvent voir dans les constructions
humaines des prolongements de leur ego, de leur avidité, de leurs illusions.
Pourtant, il faut savoir s’ouvrir à tout ce fatras, savoir s’éveiller malgré tout.
« Chaque jour est un bon jour » car « tout dans l’univers brille et prêche la Voie »,
n’en doutons pas.
Que vois-tu, que penses-tu, Arnold Arshskin,
quand ta silhouette nonchalante enveloppée de gaz d’échappements
déambule sous les enseignes électriques, te trempant de lumières
multicolores ?
Arnold Arshskin, tu vois le soleil se coucher sur les ruines du vieux
monde.
Tu vois les ruelles sombres, les poubelles remplies d’une civilisation de la
consommation, de la possession, alors qu’au fond des centres commerciaux
délabrés, les méthadones kiddies bouffent des néons illuminés.
Traverse les ruelles sombres, mange l’obscurité ! Écoute avec les yeux,
sent avec tes oreilles, voit avec ton nez !
Arnold Arshskin, tu verras le Grand Mystère dans une flaque d’huile
aux mille reflets.
Seika, 2002
HOWL, POST-SCRIPTUM de Allen Ginsberg.
Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré !
Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré ! Sacré !
Le monde est Sacré ! l’esprit est sacré ! La peau est sacrée ! Le nez est sacré ! La
langue et la queue et la main et l’anus Sacrés !
Tout est sacré ! tout le monde est sacré ! partout est Sacré ! toute journée est
dans l’éternité ! Tout homme est un ange !
Le clochard est aussi sacré que le séraphin ! le fou est sacré comme tu es sacrée
mon âme !
La machine à écrire est sacrée le poème est sacré la voix est sacrée les écouteurs
sont sacrés l’extase est sacrée !
Sacré Peter sacré Allen sacré Salomon sacré Lucien sacré Kerouac sacré Huncke
sacré Burroughs sacré Cassady sacré l’inconnu sodomisé et les mendiants
souffrants sacrés les hideux anges humains !
Sacrée ma mère à l’hôpital psychiatrique ! Sacrées les bites des grands-pères du
Kansas !
Sacré le saxophone rugissant ! Sacrée l’apocalypse bop ! Sacrés les jazzband
marijuana branchés paix et came et batterie !
Sacrées les solitudes des grattes ciel et des trottoirs ! Sacrées les cafétérias
remplies de multitudes ! Sacrées les mystérieuses rivières de larmes sous les
rues !
Sacré le juggernaut solitaire ! Sacré l’immense agneau des classes moyennes !
Sacrés les bergers fous de la rébellion ! Celui qui kiffe Los Angeles est Los
angeles !
Sacré New York Sacré San Francisco Sacré Peoria et Seattle Sacré Paris Sacré
Tanger Sacré Moscou Sacré Istambul !
Sacré le temps dans l’éternité sacrée l’éternité dans le temps sacrées les horloges
dans l’espace sacrée la quatrième dimension sacrée la cinquième internationale
sacré l’ange dans Moloch !
Sacrée la mer sacré le désert sacré le chemin de fer sacrée la locomotive sacrées
les visions sacrées les hallucinations sacrés les miracles sacré le bulbe de l’œil
sacré l’abîme !
Sacrée la clémence ! Pardon ! Charité ! Foi ! Sacrés ! Les nôtres ! corps !
souffrant ! magnanimité !
Sacrée la surnaturelle intelligente extrêmement brillante bonté de l’âme !
Aller seul.
Seul… Que veut dire seul ?
Il est certain que personne ne peut parcourir le chemin à notre place. Mais
même si ces pratiquants de la Voie semblent souvent avancer seuls sur la
grande terre, jamais ils ne le sont. Le bâton sur lequel ils s’appuient boit tout
le cosmos, et d’où viennent les rivières, les montagnes, les forêts, la grande
terre ? Ainsi, lorsqu’on s’assoit en méditation, c’est avec tout le cosmos qu’on
s’assoit, et une fois le sommet de la montagne atteint, sans arrêt vers les hommes on s’en retourne. D’ailleurs, on s’appuie sur les autres, sur l’univers, pour
gravir la montagne, et les autres s’appuient sur nous pour le faire ensuite.
Transmission…
Sous l’arbre de l’éveil, le Bouddha Shakyamuni s’est écrié « Avec moi, l’univers
entier s’est éveillé !», comme la foudre qui éclaire la nuit entière. Ainsi, aucun
éveil ne peut prendre place coupé des autres et du monde, on s’éveille avec
tout ce qui existe.
Comment un bodhisattva pourrait-il s’imaginer avancer seul ?
Il porte toutes les existences en lui…
Seul, c’est à dire être simplement, complètement et profondément soi-même,
pas sans cesse mené, emprisoné, par les choses extérieures. C’est tout…
Si les manches de ma robe
Teinte à l’encre noire
Étaient plus larges, j’y abriterais
Le peuple de ce monde flottant
Où tout est à l’envers
Ryôkan
2
Le crépuscule dissimule un secret ce soir, un secret énorme, comme ces lourds
nuages qui jettent leur nuit sur la terre.
Un tableau de Rothko des plus sombre, sauf pour la silhouette des arbres sur la
colline…
Le monde devient vite mystérieux lorsque le regard transperce sa coquille…
C’est comme une fleur sur le point d’éclore, un mot sur le bout d’une langue,
une caresse sur un corps couvert de cuir.
C’est si présent et si miraculeux,
tout en restant caché…
Mystère !, Amour !, enfoui au fond du cœur !
Soir mystérieux, j’ai envie de prendre les humains dans mes bras.
Seika, 2008
BRISE LE MIROIR de Nanao Sakaki. Sakaki est donc un compagnon de route
japonais des poètes Beat, une résonnance d’outre Pacifique de Gary Snyder,
un clochard du Dharma exemplaire au pays du Soleil Levant… Poésies, communauté tribale des îles et des faubourgs, Il a tracé son chemin lumineux dans
cette fin de siècle.
De Han Shan à Snyder, de Ryôkan à Sakaki, ce souffle invisible qui relie les
êtres dans un cycle sans fin d’aubes et de crépuscules….
Un matin,
après avoir pris une douche froide,
- Quelle erreur ! Je jette un œil au miroir.
Là, un gars rigolo,
Cheveux gris, barbe blanche, peau ridée,
- Quelle pitié Pauvre, vieil homme dégueulasse !
Il n’est pas moi, absolument pas.
Territoire et vie
Pêchant dans l’océan
Dormant en compagnie des étoiles dans le désert
Construisant un abris dans les montagnes
Cultivant comme les anciens
Chantant avec les coyotes
Chantant contre la guerre nucléaire –
Je ne serai jamais fatigué de la vie.
J’ai maintenant dix-sept ans,
Jeune homme tout à fait charmant.
Je m’assois tranquillement dans la position du lotus,
Méditant, méditant pour rien.
Soudainement une voix s’élève en moi :
« Pour rester jeune,
pour sauver le monde,
brise le miroir. »
J’ai reçu mon invitation pour le festival de ce monde et ainsi ma vie
a été bénie. Mes yeux ont vu, mes oreilles ont entendu. C’était ma
part à cette fête, de jouer de mon instrument et j’ai fait tout ce que
j’ai pu.
R. Tagore (Inde, XXe siècle)
L’automne : La lune est splendide
Sur le lac « Jardin limpide ».
Nulle nuit pour les auberges.
Combien s’y amusent pendant la nuit ?
Un vagabond chante tout seul dans la
tour ouest,
Son cœur est froid.
Ciel bleu et mer d’azur,
Tout est grandiose.
Ikkyu
Le vent est clair
La lune brillante.
Allons-y, ensemble
Dansons toute la nuit,
Un dernier souvenir pour ma vieillesse.
Ryôkan
Sauvagerie Production :
• Herbes folles et béton armé, de Guyseika (2002-2005)
• Les enfants doivent se sauver eux-mêmes..., de Guyseika (2005)
• Dharma punk, contributeurs divers, mixture Beat Generation (2007)
• Fleurs du vide, monde flottant, de Guyseika (2008)
• SurfMystik vélo, de Guyseika (2015)
• Poésie terroriste, Guyseika (2015)
Mais Sauvagerie Production c’est aussi le fanzine Surf Mystiks et Dharma
Punks, un trimestriel sur «écologie profonde, beat generation, surf, musique, tribalisme et zen urbain» réunissant des contributeurs variés pour les
textes, les photos et les illustrations. Vous le retrouverez ici ou là sur papier recyclé ou en version imprimable sur le blog du site guyseika.com. Si
vous voulez passer commande ou proposer l’expression de vos inspirations :
[email protected].
Guyseika, c’est aussi :
• Pieds nus dans la neige, paru aux éditions Deux Versants en compagnie de
Luc Boussard sous le titre La guerre est finie (2002)
• Tête de Fantôme (original), Deux Versants (2009)
Sinon, explorez les éditions Moundarren, le livre «Sadhus» de Patrick Lévy,
tous les écrits de Gary Snyder et Allen Ginsberg, Nanao Sakaki, Kerouac,
Tagore, poèmes soufis, chansons Baûls, écrits taoistes, tantriques ou zen,
paroles des indigènes de l’Île Tortue, vent, pluie, nuages, tonnerre, rivières
et montagnes, animaux, humains, arbres, voitures, poubelles et poteaux
électriques.

Documents pareils