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Le centre commercial Boulevard construit en 1953 sur l’île de Montréal, à l’intersection de la rue Jean-Talon Est et du boulevard Pie-IX
PHOTO : OFFICE DU FILM DU QUÉBEC, BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC, E6, S7, SS1, P611739
TITRE
Les centres commerciaux au Québec
UNE ADAPTATION CONSTANTE
Par Alexandre Côté
Aujourd’hui, les centres commerciaux font partie de nos vies. Nous les fréquentons sans y prêter
une attention particulière. Même s’ils meublent notre paysage urbain depuis quelques décennies
seulement, leur histoire est déjà très riche. Quand cela a-t-il commencé, et comment ?
Les grands magasins, apparus au Québec au début et au milieu
du XIXe siècle, sont une des sources d’inspiration des centres
commerciaux. Les enseignes montréalaises comme Dupuis Frères
et Morgan (La Baie), Simpsons de même que les magasins Simons,
Paquet et Holt Renfrew à Québec ont connu leur apogée dans les
50 premières années du XXe siècle. Situés sur les artères commerciales
des grandes villes, ces magasins profitent de la présence des transports
en commun qui procurent un afflux important de consommateurs.
Leur positionnement et la diversité de leur offre ont participé
à la création du modèle des centres commerciaux. Cependant,
l’apparition des banlieues dans les années 1950 constitue le véritable
vecteur de leur construction. Le phénomène coïncide avec le boom
économique qui suit la Seconde Guerre mondiale ainsi qu’avec la
démocratisation de l’automobile. En éloignant le consommateur des
voies habituelles de transport, les banlieues contribuent à diminuer
l’avantage concurrentiel des grandes artères commerciales urbaines
au profit des centres commerciaux.
RECRÉER LA RUE PRINCIPALE
Le doyen des modèles de centre commercial apparaît dans les années
1950, et ce prototype est répété jusqu’à la fin des années 1960. Il
s’agit d’un bâtiment linéaire où les boutiques ont pignon sur rue et
dont les locomotives sont le supermarché et le magasin de grande
surface (Woolworth (Woolco), Kresge (Kmart), Miracle Mart, etc.).
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PHOTOS : LA CORPORATION CADILLAC FAIRVIEW LTÉE
PHOTO : SIMONS
Un casse-croûte et l’entrée du
magasin Eaton aux Galeries d’Anjou,
propriété de Cadillac Fairview, en 1968
Le magasin Simons fondé à Québec en 1840
ANNIE-CLAUDE DALCOURT
Chercheuse au laboratoire d’histoire
et de patrimoine de Montréal
«
Ce qui semble se dégager
dans l’implantation des
premiers centres commerciaux,
c’est qu’ils arrivent de façon
affirmée et prévue. On profite
de l’expérience américaine,
donc on connaît la recette.
»
– Annie-Claude Dalcourt
Le nombre de places de stationnement est également indispensable à l’équation. Les
publicités de l’époque en font d’ailleurs grand état, par opposition au chaos de la ville et
de ses embouteillages. Une troisième caractéristique commune est le lieu. Chacun de ces
développements est construit près des boulevards. L’arrivée des autoroutes a d’ailleurs des
effets néfastes pour plusieurs de ces bâtiments commerciaux de la première génération.
Plusieurs centres commerciaux linéaires auront
tout de même le temps de voir le jour avant
que le concept ne s’essouffle. Le tout premier
à Montréal, le Norgate, est construit sur le
boulevard Décarie en 1949. Il est rapidement
suivi du Village Champlain (1953) et des Jardins
Dorval (1954). À Québec, la Place SainteFoy (1958) est le premier centre à être bâti.
Rapidement, on assiste à la construction d’autres
centres commerciaux linéaires dans les plus
importantes villes du Québec, comme le démontre
la construction des Promenades King, en 1959,
à Sherbrooke, de même que celle du centre
commercial Le Carrefour à Trois-Rivières, en 1961.
Publicité datant de 1954 pour le
centre d’achats Jardins Dorval
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IMMOBILIER COMMERCIAL — Mars-avril 2013
PHOTO : COLLECTION SPÉCIALE DE BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC,
LE MESSAGER DORVAL, 22 AVRIL 1954LTÉE
PHOTO : VINCENT RANALLO
« Ce qui semble se dégager dans l’implantation des premiers centres commerciaux, indique
Annie-Claude Dalcourt, chercheuse au laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal,
c’est qu’ils arrivent de façon affirmée et prévue. On profite de l’expérience américaine, donc
on connaît la recette. » Dans ces nouvelles banlieues, le centre commercial linéaire recrée la
rue principale. « On a encore le réflexe de construire sur le long et on va retrouver les mêmes
grandes chaînes de magasins que dans la rue principale, de même que la succursale d’une
banque et un supermarché. L’espace est nouveau, mais la dynamique est la même », poursuit
Mme Dalcourt, qui prépare un mémoire de maîtrise à l’Université du Québec à Montréal
sur l’histoire des centres commerciaux.
DOSSIER SPÉCIAL
PROPOSER UN MILIEU DE VIE COMMUNAUTAIRE
À ce modèle linéaire s’en juxtapose un nouveau : le centre commercial régional. Le premier du
genre est construit en 1956 aux États-Unis. Le Southdale, à Minneapolis, est conçu par l’architecte
Victor David Gruen afin de recréer un espace regroupant plusieurs fonctions communautaires.
« Il y avait un désir de se protéger des intempéries et de se servir des galeries pour créer un endroit
de rencontres dans un espace privé », explique Annie-Claude Dalcourt.
Au Québec, les premiers centres commerciaux régionaux apparaissent dans les années 1960.
Parmi les plus anciens bâtiments de ce type, on compte Place Laurier (1961) à Sainte-Foy (Québec),
ainsi que Place Versailles (1963) à Montréal. La formule est rapidement reprise et plusieurs centres
commerciaux régionaux surgissent, les années suivantes, dans les principales villes du Québec.
Dès 1971, le centre commercial Les Rivières ouvre ses portes à Trois-Rivières. En 1973, on assiste à
la construction presque simultanée du Carrefour de l’Estrie à Sherbrooke et de la Place du Royaume
à Chicoutimi (Saguenay). En 1978, après l’inauguration des Promenades de l’Outaouais, les six plus
importantes régions métropolitaines du Québec peuvent se targuer de posséder ces installations
commerciales novatrices.
JEAN-FRANÇOIS GRENIER
Directeur principal
Groupe Altus
Ce nouveau concept s’accompagne d’un usage différent. « Au début, les supermarchés continuent
d’être présents dans les centres commerciaux, note Jean-François Grenier, directeur principal pour
le Groupe Altus et spécialiste du commerce de détail. Mais les choses changent peu à peu. Dans
les années 1970, on faisait son épicerie sur une base hebdomadaire. Aujourd’hui, on va à l’épicerie
deux ou trois fois par semaine. Les gens veulent donc être plus près du magasin. À ce phénomène
s’ajoutent des loyers trop élevés. Un peu plus de 20 ans après l’émergence de ce concept, il ne
reste plus vraiment de supermarchés dans les centres commerciaux régionaux. » En outre, alors
que le centre commercial linéaire est un lieu de consommation de biens de première nécessité, le
magasinage est présenté comme un loisir dans les centres commerciaux régionaux. Comme ces
derniers possèdent une grande offre de biens comparativement à d’autres établissements, les
gens y passent de plus en plus de temps. Ce changement d’usage n’a rien de surprenant pour
Gaston Lafleur, délégué général du Conseil québécois du commerce de détail. « Il n’y a pas une
journée sans qu’un changement de concept ou une innovation se produise. Les consommateurs
changent, ils évoluent. Leurs besoins et leurs attentes sont différents d’une décennie à l’autre.
Il faut donc adapter l’environnement si l’on veut être en mesure de se renouveler. »
PHOTO : IMMOBILIER COMMERCIAL PAR DENIS BERNIER
CONSOMMER MAIS AUTREMENT
GASTON LAFLEUR
Ex-président-directeur général,
maintenant délégué général pour le CQCD
Traverser les époques... Dupuis Frères
PHOTO : ARCHIVES - HEC MONTRÉAL, P049/X99,0001
Après que Joseph Dupuis est foudroyé par une fièvre mystérieuse en 1863, sa veuve Euphrasie
décide de s’établir à Montréal où elle offre des services de couture dans une maison non
loin de l’église Notre-Dame. Elle lance, quelque temps après, un petit commerce de fils et
d’aiguilles qui prend vite de l’expansion. Quatre ans plus tard, Nazaire Dupuis, le fils aîné,
ouvre un magasin de nouveautés au 865, rue Sainte-Catherine Est, qui devient un commerce
florissant et qui prendra le nom de Dupuis Frères en 1870. La population de Montréal
compte alors plus de 100 000 habitants. Cette époque marque le début d’une nouvelle
ère commerciale. La demande d’articles de mode plus luxueux et importés, notamment les
textiles, les lainages, les soieries, les rubans, les gants et les accessoires, augmente. L’élégance
règne chez Dupuis Frères, comme dans tous ces nouveaux palais de la consommation, où les
clients passent la journée entière à fureter et à se détendre entre quelques achats. L’étalage est
savamment étudié, l’ambiance est feutrée, les nombreux rayons sont spacieux, bien éclairés
et somptueux. Dès les années 1920, le magasin est reconnu comme l’un des trois plus grands
établissements du genre à Montréal et le préféré de la bourgeoisie canadienne-française et
du clergé. Le développement de l’entreprise familiale est en effet impressionnant. Grâce à
Le magasin Dupuis Frères en 1939
la vente par correspondance, Dupuis Frères voit sa réputation s’étendre partout au Québec
et même à l’extérieur de la province. Le magasin emploie alors plus de 1 500 employés,
dont près de 500 au comptoir des commandes postales. Puis vient la guerre et malgré la reprise de l’après-guerre, les années 1950 et 1960
sont difficiles pour Dupuis Frères. L’entreprise met de nouvelles stratégies de marketing à l’essai et tente de rajeunir son image, mais les
multiples affrontements liés à la grève de 1952 vont ébranler la confiance que patrons, employés et clients ressentaient à l’endroit de la maison.
L’entreprise a cessé d’appartenir à la famille Dupuis en 1961… Busac est propriétaire du complexe de Place Dupuis depuis près de 15 ans.
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DOSSIER SPÉCIAL
d’attractions et sa patinoire, le complexe des Galeries de la Capitale
à Québec explore largement cette tendance. Aujourd’hui encore, ce
centre commercial mise sur le divertissement en offrant entre autres
des forfaits pour son cinéma IMAX aux touristes.
OFFRIR TOUJOURS PLUS POUR MOINS CHER
Le Capitole dans l’arrondissement historique
de Québec, rue Saint-Jean
Dans les années 1990, un autre modèle d’affaires vient s’ajouter. À
cette époque se concrétise l’implantation des magasins-entrepôts au
Québec. Les commerces du type Club Price (Costco) et Walmart ont
la particularité d’offrir presque l’ensemble des produits et services.
SE DIVERTIR EN MAGASINANT
Les centres suprarégionaux, de plus grande envergure que les
centres régionaux, s’imposent quelques années plus tard, avec
la construction de Fairview Pointe-Claire (1965) et des Galeries
d’Anjou (1968). Situés à la jonction de plusieurs autoroutes, ces
complexes commerciaux peuvent attirer un nombre beaucoup plus
important de consommateurs. C’est dans ces galeries marchandes
que le divertissement s’impose. Victor David Gruen avait posé les
jalons de cette tendance lors de la construction du Southdale. « Son
idée était de concurrencer le centre-ville, rappelle Jean-François
Grenier. On pouvait y trouver du divertissement et des activités
communautaires. La banlieue s’est équipée et c’est beaucoup par le
centre commercial que ça s’est fait. » Bien qu’initialement rejeté par
les promoteurs, le principe de créer un milieu de vie finit donc par
faire partie des mœurs. Ce sont surtout les cinémas et les restaurants
qui s’y établissent. Au fil des ans, les activités offertes sont de tous
genres. On y voit des expositions, on y installe des marchés publics
et on y construit même des salles de spectacle. Avec son parc
C’est également une période de changements majeurs dans
les chaînes d’approvisionnement, avec l’arrivée de produits en
provenance de pays émergents. En raison de ce facteur structurel,
on voit apparaître les grandes surfaces spécialisées (Best Buy, RénoDépôt, Brault et Martineau, etc.). Ces magasins peuvent presque vivre
indépendamment les uns des autres, mais ils finissent par être réunis,
souvent sous l’initiative d’un promoteur, dans des mégacentres. Là
encore, le concept est simple : il s’agit de réunir sur un même terrain
plusieurs magasins de ce type afin d’offrir l’ensemble des produits
et services sous un nombre réduit d’enseignes. « Les promoteurs
des mégacentres ne sont pas les mêmes que ceux des centres
commerciaux régionaux et suprarégionaux, précise Jean-François
Grenier. Ce sont davantage des fonds de placement immobilier qui
les ont développés. La formule repose sur des loyers moindres que
dans les centres commerciaux et suprarégionaux. Le concept des
grandes surfaces et des grandes surfaces spécialisées est d’offrir un
vaste choix, mais aussi des prix défiant toute concurrence. Pour cette
raison, ces détaillants doivent payer des loyers moins dispendieux. »
Cette façon de procéder facilite notamment le financement.
PHOTO : TRIOVEST | LES GALERIES DE LA CAPITALE
INNOVER ET SE DIVERSIFIER
PHOTO : TRIOVEST | LES GALERIES DE LA CAPITALE
Le Méga Parc des Galeries de la Capitale est
considéré comme le deuxième plus grand parc
récréatif intérieur en Amérique du Nord
L’entrée du cinéma Imax aux
Galeries de la Capitale
Bien que les modèles se soient multipliés depuis l’établissement du
premier centre commercial il y a 60 ans, ces exemples ont leur place
dans le marché d’aujourd’hui. À preuve, tous les centres commerciaux
linéaires mentionnés dans cet article sont toujours en activité. Ils
cohabitent avec des concepts plus complexes comme le Quartier
DIX30 à Brossard, qui englobe de grands magasins spécialisés, des
boutiques de vêtements, des restaurants, des supermarchés, un
magasin-entrepôt, un cinéma et même une salle de spectacle et
un hôtel. Le tout dans un modèle à mi-chemin entre le mégacentre
et le centre commercial à ciel ouvert. Le marché de 2013 sera très
diversifié. Mais attention, il faut savoir s’adapter. « Il est évident que
si on ne fait pas tout ce qu’il faut pour devancer le courant, on va
disparaître, soutient Gaston Lafleur. Pour concurrencer de grandes
entreprises dans le commerce de détail, il faut se démarquer en se
spécialisant ou en faisant les choses autrement. »
Pour les centres commerciaux régionaux et suprarégionaux, l’heure
est à la diversification. On remarque, ces dernières années, la
construction de plusieurs grands magasins spécialisés le long des
centres commerciaux suprarégionaux. Même si certains prévoient
de plus grands changements d’usage, cela ne représente pas un
problème, selon Annie-Claude Dalcourt. « La vocation change,
mais les locaux demeurent commerciaux. À mon avis, ils ne sont
pas du tout voués à disparaître. » Cette confiance est partagée par
Jean-François Grenier et Gaston Lafleur. Présents depuis plus d’un
demi-siècle, les centres commerciaux continueront donc de faire
partie de nos vies et de s’adapter pour répondre à nos besoins.
28 IMMOBILIER
COMMERCIAL
— Mars-avril
CÔTÉ, Alexandre.
« Les centres
commerciaux
au 2013
Québec - Une adaptation constante » Immobilier commercial. Vol. 6 no. 1, mars-avril 2013