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Mira Falardeau Humour et liberté d’expression Les langages de l’humour Humour et liberté d’expression Les langages de l’humour Du même auteur L’humour visuel. Histoire et techniques : caricature, bande dessinée, dessin animé (1976). Québec, École des arts visuels, Université Laval. La bande dessinée au Québec (1994). Montréal, Boréal. La mercière assassinée (2001). Bande dessinée à partir d’un texte d’Anne Hébert. Saint-Lambert, Soulières Éditeur. Histoire du cinéma d’animation au Québec (2006). Montréal, Typo/VLB Éditeur. L’oreille coupée et autres scénarios (2007), avec André-Philippe Côté. Québec, L’Instant même. Histoire de la bande dessinée au Québec (2008). Montréal, VLB Éditeur. Histoire de la caricature au Québec (2009), avec Robert Aird. Montréal, VLB Éditeur. Femmes et humour (2014). Québec, Presses de l’Université Laval et Paris, Hermann. Humour et liberté d’expression Les langages de l’humour Mira Falardeau Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Mise en pages : Diane Trottier Maquette de couverture : Laurie Patry Les droits sur les images contenues dans cet ouvrage appartiennent exclusivement aux auteurs, leurs éditeurs et leurs ayant-droits, comme mentionné dans les légendes. Ils n’apparaissent ici qu’en vertu du droit de citation, des reproductions autorisées pour les publications d’information, de recherche, d’histoire, de critique, de défense du patrimoine, conformément à la jurisprudence actuelle. ISBN 978-2-7637-2817-9 PDF 9782763728186 © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 3e trimestre 2015 www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Codes des exemples . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 Chapitre 1 Sacré humour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Chapitre 2 La naissance du langage humoristique . . . . . . . . . . . . . 15 Naissance de la comédie antique en Grèce. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Les premiers graffiti comiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 Le comique médiéval. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 La Renaissance et la comédie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 La Renaissance et la caricature. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 Chapitre 3 Les procédés de l’humour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .33 Chapitre 4 L’exagération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Chapitre 5 La simplification. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 VIII Humour et liberté d’expression – Les langages de l’humour Chapitre 6 Simplification/Exagération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Les stéréotypes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 Les idéogrammes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 La condensation du mouvement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 La parodie et la médiatisation de l’humour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74 Chapitre 7 Le contraste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 L’ironie ou dire le contraire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Chapitre 8 L’inversion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Chapitre 9 La répétition, l’accumulation, la gradation . . . . . . . . 97 L’accumulation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 La gradation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Chapitre 10 Les transferts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 L’anthropomorphisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 La mécanisation du mouvement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 Chapitre 11 Les jeux de mots et d’images . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Le calembour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Les autres jeux de mots . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125 Le calembour visuel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129 Le double sens ou équivoque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 Table des matières IX Chapitre 12 Le non-sens et l’instantané. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 L’instantané. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146 Chapitre 13 La métaphore et la métonymie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 La métaphore visuelle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 La métonymie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 La métaphore au service de Charlie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Conclusion Vers une société humoristique ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Lexique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Bibliographie des ouvrages cités. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Introduction Introduction « Mieux est de ris que de larmes écrire Pour ce que rire est le propre de l’homme » (François Rabelais, Avertissement du Gargantua) L ’humour est partout et nulle part. Ce n’est pas un sujet en soi mais plutôt une façon de voir la vie. L’humour est profondément humain et si difficile à décrire. Tous ont vécu cette expérience troublante : vous êtes assis dans une salle de cinéma ou de spectacle et subitement, vous éclatez de rire face à une scène drôle alors que votre voisin reste de marbre. Ou l’inverse. Bref, tous ne rient pas des mêmes choses, mais tout le monde éprouve du plaisir en riant. L’humour est cette forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de façon ridicule ou absurde au moyen des mots, des images et des gestes et mimiques. Le langage humoristique procède selon un parcours relativement constant et c’est cette démarche que nous mettons à nu pour en démonter les mécanismes. Ils sont assez simples, et nous en constatons les effets quotidiennement. Oui, le risible se retrouve partout. Dans la vie de tous les jours, au détour d’une rue, dans une cour d’école, au fond d’une classe. N’est-ce pas là que pour la plupart, nous avons eu nos premiers fous rires intenses, de ceux qui ne s’arrêtent plus, qui mettent au bord des larmes, hoquetant, pantelant, et merveilleusement détendus ? Car le rire fait du bien, il repose, relaxe et prédispose à l’ouverture d’esprit. Ce rire-là, imprévisible et spontané, n’est pas celui qui nous intéresse. Et d’ailleurs, n’est-ce pas plutôt ce que l’on appelle le comique ? L’humour pour sa part est volontaire, c’est un état d’esprit critique et corrosif. Mais encore là, il s’agit d’un 2 Humour et liberté d’expression – Les langages de l’humour terrain glissant, les termes se recoupent décidément les uns les autres. Comique, humour, n’est-ce pas bonnet blanc et blanc bonnet ? Tout le monde sait qu’il n’existe aucune recette de l’humour, sinon, cela se saurait ! La question n’est pas de savoir pourquoi on rit. Ni comment on rit. Ni ce que le rire nous apporte comme bénéfice. Il faut laisser ce soin aux philosophes, aux psychologues. Nous nous demandons simplement ici ce qui nous fait rire. Quels sont les procédés utilisés par les comiques et les humoristes, depuis l’aube des temps ? Ils se recoupent et se répètent dans toutes les combinaisons possibles. Pour cerner chacun des procédés, je présenterai des exemples tirés des grands classiques, textes ou images, souvent les pionniers de chaque forme d’art. La Grèce, Rome, l’Europe, les États-Unis, le Japon et enfin le Canada et le Québec sont les sources principales. Comment sont choisis les exemples ? Le but premier de son auteur doit être de faire rire dans l’optique de faire réfléchir. Les textes sont ceux de fabliaux et de chansons comiques, d’histoires drôles, de monologues comiques, de nouvelles ou d’écrits humoristiques. Les images uniques sont essentiellement des caricatures, des dessins de presse et des dessins d’humour. Quant au mélange de l’humour visuel et verbal, ses formes d’expression sont multiples : elles vont du théâtre burlesque à la comédie, du cinéma comique au cinéma d’animation et à la bande dessinée humoristique, en passant par les caricatures animées et les multiples sites Web et blogues destinés à la satire. La publicité comique n’est pas abordée, même si une grande proportion des publicités primées à des concours use de procédés comiques. Le rire publicitaire est utilisé pour attirer l’attention du public dans le but de vendre et de faire vendre, ce qui me semble terriblement éloigné pour ne pas dire à l’opposé de la fonction la plus noble de l’humour engagé, à savoir développer l’esprit critique. Les œuvres exécutées spécifiquement pour les enfants sont aussi exclues, quoique ce concept de l’enfance nécessitant des œuvres culturelles spécifiques soit relativement récent, datant tout au plus des débuts du 20e siècle. La candeur et la naïveté de telles œuvres les placent dans une catégorie à part. C’est une évidence que les différentes techniques peuvent se trouver en même temps sur divers éléments du langage, par exemple, dans le domaine du discours verbal : sur les mots, la structure des phrases, les situations et l’action générale. Dans le discours visuel, sur les lignes et les formes, les mimiques, les gestes, le mouvement et l’action. Quant aux œuvres bâties à partir des deux volets, verbal et visuel, c’est le cocktail total ! Que ce soit dans le théâtre, le cinéma, le cinéma d’animation et la bande dessinée, et à un degré moindre, le monologue comique et la Introduction 3 caricature avec texte, les procédés se répondent, s’entrecroisent pour le plus grand bonheur du public. La promenade que je vous propose dans cet ouvrage nous conduira dans des territoires où le rire a toujours été en opposition avec les pouvoirs en place. Se déguisant, se travestissant, montrant patte blanche, tentant de se faire passer pour simple défoulement ou rigolade sans conséquence, le rire sait toucher les cordes sensibles et parfois les cordes les plus tendues. Dans la critique, dans la révolte, dans la balance du pouvoir qui équilibre les excès, qui fait contrepoids à la dictature, l’humour est toujours là, debout, face à l’adversité. Son parcours est rempli d’interdictions, de replis, d’emprisonnements, de tortures et de mises à mort. Mort physique de ses artistes ou mort théorique du droit de rire par des décrets, des lois, des interdictions. La mode actuelle d’utiliser le terme humour à toutes les sauces est sans doute passagère. Il est sidérant de voir les utilisations multiples que ce concept a fait naître dans notre société du loisir qu’on appelle aussi la société humoristique, c’est tout dire ! Ce qui m’intéresse ici c’est la démarche de l’humour engagé, de l’humour critique qui accompagne la liberté d’expression. D’ailleurs, la fonction première de l’humour n’est-elle pas de faire réfléchir en riant et non simplement de faire rire ? « Castigat ridendo mores », « Il corrige les mœurs en riant », selon ce proverbe de la Rome antique définissant la fonction de l’auteur de théâtre comique. Cette phrase apprise en latin durant le cours classique m’a toujours fait rêver : oui, faire rire mais dans un but, le but de nous améliorer, de hausser la condition humaine, d’être un peu plus humain en fait, puisque le rire est le propre de l’homme, selon la maxime de ce cher Rabelais. 4 Humour et liberté d’expression – Les langages de l’humour CODES DES EXEMPLES Caricature Histoire drôle, monologue comique Comédie Cinéma comique Ouvrage humoristique Cinéma d’animation Autres : peinture, gravure, paroles de chansons Bande dessinée Web Chapitre 1 1 Sacré humour L e 7 janvier 2015, trois intégristes musulmans entrent dans la rédaction d’un journal humoristique de gauche parisien, Charlie Hebdo, et tuent à la kalachnikov 12 journalistes, collaborateurs et gardiens du magazine au cri de « Allah Akbar ». Cinq caricaturistes éminents sont abattus froidement : Cabu, Charb, Wolinski, Tignous et Honoré. Charb était particulièrement visé, comme rédacteur en chef et auteur de caricatures sur Mahomet jugées blasphématoires par les intégristes qui l’avaient plusieurs fois menacé de mort. L’effet immédiat est un sentiment d’horreur face à ces assassinats et la communauté entière se resserre ; une manifestation monstre pour la liberté d’expression et contre les intégristes se déroule le 11 janvier à Paris, à laquelle 44 chefs d’État du monde entier participent, ainsi que dans plusieurs villes françaises et même à Montréal. Le slogan « Je suis Charlie » devient viral tandis que celui de « Je ne suis pas Charlie » lui répond. Des manifestations en appui aux assassinats se déroulent dans plusieurs villes du Moyen-Orient et du Maghreb. Le numéro suivant de Charlie Hebdo est vendu à 8 millions d’exemplaires, alors que le tirage avant les évènements n’était que de 10 000. De plus, des expositions prévoyant présenter des dessins de Charlie Hebdo sont annulées. Des débats sur la liberté d’expression, la caricature et le blasphème se déroulent sur toutes les tribunes, les propos sont déchaînés. Certains auteurs humoristiques et caricaturistes avouent qu’ils ne parleront plus jamais de la même façon. Pourquoi ne pas se pencher un moment sur cet instant historique où des caricatures se sont dramatiquement retrouvées au centre de l’actualité ? Que s’est-il donc passé pour que des petits dessins grotesques et vaguement 6 Humour et liberté d’expression – Les langages de l’humour insultants destinés aux lecteurs athées de Charlie Hebdo en arrivent à soulever une telle fureur chez des intégristes musulmans, comme si ce miroir leur était impossible à regarder ? Est-ce la première fois dans l’histoire que l’on mélange ainsi le comique, la religion et la grivoiserie ? Eh bien non ! L’association entre ces trois univers est aussi vieille que l’apparition du comique même. Il faut évidemment distinguer les apparitions du comique intégrées au processus du rituel comme dans la Grèce antique et les apparitions plus tardives de la moquerie retournée contre les cultes et leurs officiants. Dans la Grèce antique, qui nous a laissé les grands textes de l’Iliade et de l’Odyssée, on rit avec les dieux et non d’eux. Non seulement le rire rituel est fortement balisé par des codes stricts, il est aussi délimité dans le temps. Il y a un temps pour les déchaînements dionysiaques comme il y aura un temps pour les carnavals qui en découlent. Lorsque les fêtes sont terminées, tout le monde rentre chez soi et la vie continue. Dans l’ordre et selon les règles. Un mythe très répandu mais gommé des manuels d’études pour préserver l’innocence des jeunes consciences fait référence au rire de Déméter1, déesse de la terre et des moissons. La pauvre déesse, démolie par sa tristesse d’avoir perdu sa fille Perséphone, enlevée par Hadès, ne mange plus, est triste et pleure. La vieille Baubô va la faire rire en levant ses jupes et en se dandinant, elle lui montre son derrière et puis son sexe avec lequel elle joue pour lui donner des formes loufoques. Déméter, secouée de rire va accepter de se nourrir : la terre va redevenir fertile. Une histoire similaire se déroule dans le culte nippon de la déesse Amaterasu2 où Ame no mikoto, une kami féminine se prête à une danse grivoise où elle montre le bout de ses seins et son sexe, ce qui provoque l’hilarité générale. On constate la même grivoiserie dans les rituels. Un rite des plus drôles concerne les Thesmophories, qui étaient des fêtes réservées en Grèce aux femmes citoyennes, initiées à Éleusis. On les invitait à s’exprimer dans un langage vulgaire, habituel dans les maisons closes. Les prêtresses leur chuchotaient même à l’oreille de commettre l’adultère et les femmes y répliquaient par des moqueries très crues. Bref, le grand défoulement ! Ballabriga a retrouvé le même exutoire dans un rituel en Zambie, en Afrique, chez les Ndembus, où les femmes haranguent leurs maris en se vantant d’avoir des amants secrets, le tout sur un ton très moqueur. Le 1. 2. A. Ballabriga (2006), « Aspects du rituel dans la Grèce antique », Humoresques, 24, p. 25. Nelly Feuerhahn (2006), « Sourire vertical et ruse au féminin. », Humoresques, 24, p. 154. 1. Sacré humour 7 but ultime de ces débordements est d’arriver à maîtriser ses propres pulsions en penchant tout d’abord vers l’excès autorisé par les obscénités rituelles à travers la parole comique. La même catharsis se déroule dans l’ensemble des fêtes dionysiaques célébrées en Grèce fin décembre ou début janvier, où l’on vénère le dieu de la vigne et du théâtre, Dionysos grimpé sur un char allégorique. Accompagné par des satyres et des silènes grimaçant, créatures masquées grotesques, ivres et dotées de sexes-postiches en érection, il est promené dans les rues des cités jusqu’au lieu des spectacles. Leurs troublantes libations rythmées par des chants bouffons se terminent par une comédie, une tragédie, ou les deux. L’origine de ces festivités3 remonte aux dionysies des champs où les paysans masqués, parfois déguisés en femmes, faisaient des processions en exhibant un phallus géant dans les rues comme symbole de fécondité. Pour terminer la fête, ils buvaient jusqu’à l’ivresse en chantant des chansons obscènes et en invectivant le public, ou kômos. De cette kômodia, on conserve le concept de comédie. Ainsi, le fait de se moquer des autres est associé au rire dans ces moments d’exaltation mais aussi de chaos, de bouleversement de l’ordre social. Pour appuyer ces débordements, à la fin des comédies, le chœur sortait parfois de scène en générant une cacophonie assourdissante pour illustrer le chaos ! On retrouve ces mêmes excès dans les carnavals et les charivaris dont il subsiste des traces jusqu’à notre époque. Aristophane (de -445 à -386 av. J.-C.) va synthétiser tous ces excès dans certaines de ses pièces qui nous sont parvenues. « Le rire dévastateur d’Aristophane ne laisse rien debout ; sacré et profane sombrent pêle-mêle dans le ridicule, et dans l’obscène le plus cru qui soit. Sexualité sans frein, scatologie4 […]. Héritage des fêtes ritualisées saisonnières, l’habitude des défoulements collectifs avec libations, pitreries et inversion des rôles, va se propager à la suite des dionysies. Saturnales et bacchanales chez les Romains, fête des fous ou fête de l’âne au Moyen Âge, charivaris et carnavals. Des liens entre religion, rire et grivoiserie, on en trouve de façon marquée dans les principaux courants comiques du Moyen Âge. Durant la montée du christianisme, deux mouvements contradictoires par rapport au rire sont à noter. Ils figurent désormais les tensions 3. 4. Georges Minois (2000), Histoire du rire et de la dérision, p. 29. Ibid. 8 Humour et liberté d’expression – Les langages de l’humour continuelles entre deux courants de pensée. D’une part, les Pères de l’Église condamnent le rire lié au monde païen, au corps et au diable5. Plus tard, on observe la même pensée chez les Jansénistes du 18e siècle, et dans plusieurs sociétés traditionnelles telles le Québec du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle. La même attitude va se propager sournoisement jusqu’à nos jours chez les penseurs des tendances extrêmes de certaines religions telles l’islam. Et puis, par ailleurs, existe cette tendance populaire qui aime rire de tout, et surtout de ceux qui empêchent de rire ! Cet univers est celui des fabliaux de cour, poèmes chantés par les troubadours6 destinés au départ à un public restreint de nobles ou de bourgeois. Les fabliaux peuvent être très osés, se moquant ouvertement des mœurs dépravées des prélats, décrivant avec moult détails comment les prêtres étaient souvent les amants des femmes mariées, par exemple. De plus, la moquerie se répand dans les églises, à travers les prédicateurs mendiants, qui, profitant d’une certaine liberté autour du 13e siècle, se moquent ouvertement en chaire des moines et des curés lubriques et gourmands, dépeignant ici encore comment ces mécréants se livrent à des agissements contraires à leur enseignement. C’est décidément encore et toujours ce clergé décadent qui est moqué dans les farces, ces pièces de théâtre médiévales jouées dans les foires7 héritées sans aucun doute des comédies latines. Le stéréotype du prêtre pêcheur marque les esprits tout comme était forte la pensée religieuse et si l’on y pense bien, ce rire était avant tout moralisateur et non subversif. Avec la montée de la laïcité, accompagnant la naissance des démocraties européennes et américaines, des revues satiriques ouvertement anticléricales voient le jour en France8 après la levée de la censure impériale en 1870, dans la plus pure tradition rabelaisienne (les moqueries de Rabelais sur la « papôlatrie », chapitre 2). Entre autres Le Grelot puis La Lanterne, qui publie chaque semaine une série « La semaine cléricale », dont on se doute du contenu irrespectueux. Mais surtout L’Assiette au beurre qui lance entre 1904 et 1910 des numéros thématiques où tous les dessins et textes tombent sur le dos soit du pape, soit de l’enseignement religieux, soit du « métier des curés » ! Si certains conservent encore ce relent moralisateur des satires médiévales, opposant les curés 5. Bernard Sarrazin (1998), Compte rendu de « L’Humour en chaire », Humoresques, no 9. 6. Samantha Roy (2011), « Le grotesque dans les fabliaux… », p. 29. 7.Minois, op. cit., p. 31. 8. Jacques Lethève (1961), La caricature et la presse…, p. 95. 1. Sacré humour 9 dépravés à l’enseignement humaniste de Jésus, d’autres par contre, et c’est nouveau, attaquent carrément les principes de la religion. Enfin, le mouvement s’accentue dans les revues iconoclastes Hara-Kiri, journal bête et méchant (1960-1985) qui donne naissance au journal Charlie Hebdo en 1970. À la suite de la presse américaine de la contreculture, Hara-Kiri puis Charlie Hebdo s’adressent à un public restreint et déjà acquis à leur pensée. Presse excessive où tout se dit et se montre, Charlie Hebdo va durant sa longue existence rigoler à qui mieux mieux de toutes les religions, surtout catholique, juive et musulmane. On peut se douter que la satire des religions n’est pas sa seule transgression, mais seulement l’une parmi tant d’autres. La grande différence cependant avec les autres satires anticléricales des siècles passés, c’est que pour la première fois, on s’attaque non pas uniquement à sa propre religion, mais aussi à celles des autres, même si ces autres sont en fait des nouveaux citoyens issus de l’immigration dans notre propre pays ! Plus la transgression est forte et plus le rire est puissant. On montre les religieux adoptant des postures obscènes, tenant des propos scandaleux, le tout pour démontrer l’universalité des travers humains et les pauvres réponses des religions. Malgré procès et interdictions multiples, le journal poursuit son chemin en se taillant une place de choix comme l’un des fleurons de la liberté de la presse. Jusqu’à l’avènement du Web, qui va brouiller les cartes en ouvrant à un public large et diversifié cette parole libre et profondément athée. Les extrémistes religieux tentent de la faire taire par des canaux légaux et des menaces. Mais comme le disait déjà Cavanna, l’un des fondateurs de Hara-Kiri, dans son livre Bête et méchant (1981) : « L’humour ne saurait être anodin. L’humour est féroce, toujours. L’humour met à nu. L’humour juge, critique, condamne et tue. L’humour ne connaît pas la pitié. Ni les demi-mesures. » De 2005 à 2007, les esprits s’échauffent avec l’affaire des « caricatures de Mahomet ». Douze caricaturistes publient des dessins mettant en scène le prophète dans le journal Jyllands-Posten au Danemark. Devant le déchaînement des fondamentalistes musulmans tant en Europe que dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, des journaux satiriques européens dont Charlie Hebdo les reprennent en y ajoutant leurs propres dessins. Menaces de mort, dénonciations, rien ne fait taire les caricaturistes des pays libres qui soutiennent sans équivoque leurs confrères menacés. En 2007, Charlie Hebdo gagne un procès intenté par diverses organisations islamiques. Les attaques informatiques et le saccage du journal en 2011 haussent l’affrontement d’un cran. Les adversaires sont 10 Humour et liberté d’expression – Les langages de l’humour passés à l’attaque directe. Mais l’usage de la liberté de parole n’a pas de limite pour cette presse qui poursuit la publication de caricatures antireligieuses alors que des fanatiques y voient une provocation jusqu’à passer dramatiquement à l’acte en janvier 2015. De nombreux caricaturistes avouent maintenant ouvertement ne plus vouloir faire de caricatures de Mahomet. Il y a désormais les « Je suis Charlie », les « Je ne suis pas Charlie », mais également les « Je suis Charlie, mais ». Et comme le souligne très justement Élisabeth Badinter à la suite des évènements de janvier 2015 : Dire « Je suis Charlie mais », c’est affirmer que la liberté d’expression a des limites. Or je ne crois pas, justement, que la liberté d’expression ait des limites. […] Moi, je pense qu’il faut respecter les hommes, pas les idées. […] Même si Charlie Hebdo a publié des caricatures obscènes de personnages religieux comme les rabbins, le Prophète, le pape ou les évêques, Charlie n’a jamais pratiqué l’attaque ad hominen : ce sont des abstractions, pas des hommes9. Oui, il s’agit bien de ce territoire propre au caricaturiste auquel fait allusion Badinter : c’est le domaine de la métaphore où l’on parle le langage de l’abstraction. Les théoriciens de l’humour Les maîtres qui ont guidé ce parcours sont Freud, Bergson, Eco, et Melot pour la désignation des procédés. Georges Minois, ainsi que les chercheurs de CORHUM, regroupement européen de chercheurs sur l’humour et leur revue Humoresques, ont pour leur part éclairé les passages sur l’humour de l’Antiquité et du Moyen Âge. Quant aux définitions des divers langages, elles sont tout simplement issues du langage courant. La définition de l’humour est par contre impossible à dégager. Il existe plusieurs définitions de l’humour qu’il convient de considérer avec attention, car elles éclairent le phénomène de divers angles. Certains chercheurs se sont presque amusés du fait que, selon eux, l’humour ne peut se définir, tels Escarpit10 qui titre même l’introduction de son livre 9. Élisabeth Badinter (2015), « Entretien avec… », p. 56. 10. Robert Escarpit (1960), L’humour, p. 5.