Joseph Bernard et le thème du penseur

Transcription

Joseph Bernard et le thème du penseur
1
LE THEME DU PENSEUR CHEZ JOSEPH BERNARD
Par Valérie Montalbetti,
Conservateur des Collections,
Fondation de Coubertin, avril 2014
Le Penseur, dit aussi le Poète, fut un thème récurrent dans l’œuvre de Joseph Bernard (1866-1931) au
début de sa carrière (1890-1910), aussi bien en sculpture qu’en dessin.
En 1891, Bernard modela une statue au titre symboliste, L’Espoir vaincu : un homme assis, accablé, le
coude appuyé sur le genou, le visage posé dans la paume de la main. La pose est peut-être inspirée par la statue
de Francisque Duret (1804-1865), Chactas en méditation sur la tombe d’Atala (1836), que l’artiste avait
certainement vue au Musée de Lyon, lorsqu’il étudiait à l’Ecole des Beaux-Arts de cette ville, de 1881 à 1886.
-Joseph Bernard, L’Espoir vaincu, 1897, marbre, Saint-Romain-en-Gal (69), Stade nautique, photo Michèle Boissin-Pierrot.
-Francisque Duret (1804-1865), Chactas en méditation sur la tombe d’Atala, 1836, bronze, Lyon, Musée des Beaux-Arts.
2
Le modèle en plâtre de L’Espoir vaincu fut présenté au Salon de la Société des artistes français de 1893 : il
obtint une médaille de 3e classe. Le Journal de Vienne, dans l’article « Au Salon des Champs-Elysées. Succès d'un
Artiste Viennois », édition du 7 juin 1893, se fit l’écho de ce premier succès au Salon :
« Artiste de son époque, réaliste par passion et psychologue par tempérament, marchant en cela de pair avec les
premiers, M. Bernard a eu l'énergie et le talent de modeler dans des traits qu'on ne peut oublier, l'histoire
philosophique de son temps.
C'est ce que le Jury du Salon de Sculpture a voulu reconnaître en lui décernant, à l'unanimité, une médaille d'or.
La figure de l’Espoir vaincu qui eut l'insigne honneur de susciter l'admiration de M. le Président de la République
[Sadi Carnot], lors de sa visite au Palais de l'Industrie, est exécutée dans une facture aussi sobre que vigoureuse,
aussi souple que colorée, telle qu'il la fallait pour interpréter le tumulte des sentiments désespérés dans une
nature encore vibrante de force, mais anéantie par le cortège des désillusions de la vie.
Là, dans la robuste structure de l'homme des champs ou de l'homme des mines, le spectateur voit, assis sur un
rocher aride, un homme dont toute l'attitude personnifie l’abattement et la désespérance, tandis que la tête
respire une douloureuse méditation. Le regard, envahi par le rêve, est d'une profondeur et d'une douceur infinies
; la bouche, en un rictus chargé de misère, se plisse, accablée par l'amertume des pensées tristes. Le bras gauche,
accoudé sur le genou, soutient dans sa main cette belle tête pensive et noyée de douleurs, pendant que le bras
droit, lassé, tout déployé, retombe inerte sur l'autre jambe, laissant pendre une main nerveuse, qui, à elle seule,
contient tout le passionnant poème du travail.
Tout enfin, dans cette harmonie de tristesse et de résignation, donne à songer que le penseur interroge l'avenir
une dernière fois, et demande au destin la durée probable des calamités qui depuis si longtemps l'accablent.
Il fallait une mâle vaillance pour entreprendre un sujet dont la grande pensée n'a échappé à personne.
M. Bernard s'est tiré de cette rude épreuve avec un vrai succès ; aussi, nous applaudissons chaudement à cette
nouvelle gloire qui se lève, escomptant encore de belles œuvres d'un ébauchoir qui ne s'arrêtera pas en si beau
chemin. » [extrait]
Le marbre, mis au point en Italie en 1897, fut exposé au Salon des Artistes Français de 1898, où il obtint
une médaille de 2e classe, puis figura à l’Exposition universelle de 1900. Il fut acquis en 1911 par la Ville de
Vienne, ville natale du sculpteur (cat. raisonné n°21) et est actuellement placé dans l’entrée du stade nautique de
Saint-Romain-en-Gal.
-Au centre de la photo : L’Espoir vaincu, dans l’atelier de Joseph Bernard, Cité Falguière, Paris, vers 1910 (Documentation
Coubertin)
3
Vers 1900, le sculpteur forma le projet d’un Monument à la Paix (cat. raisonné n°55), réunissant trois
figures, un Penseur, un Héros de la Paix, un Mourant. Il en fit une maquette, qu’il détruisit en 1921, lors de son
déménagement de Paris à Boulogne.
Un dessin intitulé Homme pensif de Joseph Bernard (Collection privée), daté du 22 octobre 1901 se
rapporte probablement au projet de monument. De même pour le dessin Buste d’homme, appuyant la tête sur
sa main gauche, signé et daté mars 1902 (Collections de la Fondation de Coubertin).
-Joseph Bernard, Homme pensif, daté 22 oct. 1901, mine de plomb, plume, sur papier Ingres, 17,8 x 11 cm, Collection privée
(ancienne coll. Jean Bernard, n°2316)
-Joseph Bernard, Buste d’homme, appuyant la tête sur sa main gauche, signé et daté mars 1902, plume, encre de Chine,
hachures, sur papier vergé filigrané, 17,4 x 11,3 cm, Collections de la Fondation de Coubertin, inv. FC 85.2.717.
A la même époque, Joseph Bernard modela un Poète ou Masque de Poète (cat. raisonné n°72) au
caractère pensif, dont l’édition comprend plusieurs bronzes et plâtres. Le Journal de Vienne du 22 mai 1901
mentionne l’œuvre parmi les sculptures envoyées par Bernard au Salon de Montigny-sur-Loing. Le poète et
peintre Marcel-Lenoir (1872-1931), ami intime de Bernard, évoque l’œuvre dans l’atelier du sculpteur, Cité
Falguière (à Montparnasse) : « Les taches de soleil s'étaient déplacées, une d'elles venait éclairer le front du Poète
« masque en bronze» où Bernard a su glorifier un des adeptes de la Beauté » (Journal de Vienne, 5 novembre
1902, p.1). Léon Riotor (1865-1946), homme de lettres, homme politique et critique d’art, évoque également
l’œuvre dans Le Rappel, journal de tendance radicale-républicaine : « Le Poète : un masque au front monumental,
aux yeux meurtris, creusés en abîmes, où les bosses et les trous charrient, sur une ossature puissante, les
tourments du génie. Le Penseur, plus intense encore, avec des regards venant on ne sait d'où, le front dominant
l'ensemble comme une voûte. » (Le Rappel, 22 janvier 1903, p.1)
Il tailla également un buste en pierre de Comblanchien, Le Poète (cat. raisonné n°73).
4
Vers 1905-1907, Joseph Bernard tailla directement dans le bloc un Penseur (Collections de la Fondation
de Coubertin, cat. raisonné n°69), beau buste en hermès (c’est-à-dire dont les épaules, la poitrine et le dos sont
coupés en pans verticaux).
C’est probablement l’œuvre présentée au Salon d’Automne de 1912, avec le titre Penseur en pierre, étude
pour un Monument à la Pensée. L’œuvre lui permit de tester les qualités de la pierre d’Euville, en vue de la
réalisation du Monument à Michel Servet à Vienne.
-Joseph Bernard, Tête de poète dit aussi Le Penseur, vers 1907, pierre d’Euville, H 105 x L 65 x Pr 49 cm, Collections de la
Fondation de Coubertin, inv. FC 85.1.4
-Joseph Bernard dans l’atelier Cité Falguière, Paris : à sa droite le Penseur, en cours de taille (Documentation Coubertin).
-Joseph Bernard, Buste d’homme, accoudé, une main au visage, 1905-1910,
plume, lavis gris, sur papier satiné, 12,5 x 8,7 cm, Collections de la Fondation de
Coubertin, inv. FC 85.2.761
A la même époque, il modèle un buste de Beethoven (cat. raisonné n°71), la tête en appui sur la main,
reproduit dans l’article de Léon Riotor dans la revue L’Art décoratif en 1908.
5
Vers 1912-1913, il modela une Tête de Penseur, très proche du Masque de Poète (cat. raisonné n°199).
Il en existe deux exemplaires en bronze, l’un appartient au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, l’autre à une
collection privée en dépôt à la Fondation de Coubertin (ci-dessous).
Deux dessins des Collections de la Fondation de Coubertin, représentant des têtes d’homme de face, sont
proches de ces deux sculptures, Le Poète et Tête de Penseur (ci-dessous).
Toutes ces œuvres sont caractérisées par le haut front dégagé, la concentration du regard et l’intériorité
de l’expression.
-Joseph Bernard, Tête de Penseur, vers 1912-13, bronze, Collection privée (photo ancienne Documentation Coubertin)
-Joseph Bernard, Tête d’homme, de face, 1905-1910, plume, pinceau, encre violette, sur papier satiné, 26 x19,3 cm,
Collections de la Fondation de Coubertin, inv. FC 85.2.1233
-Joseph Bernard, Tête d’homme, de face, 1905-1910, pinceau, lavis gris, traces de crayon, sur papier satiné, 28,3 x 18,4 cm,
Collections de la Fondation de Coubertin, inv. FC 85.2.1395
Dans la première décennie du 20e siècle, de nombreux dessins témoignent de l’intérêt de l’artiste pour le
thème du Penseur. Certains dessins sont sans doute des études pour les sculptures, mais d’autres, comme Le
Songe, ont certainement un caractère autonome.
6
Ci-dessus :
-Joseph Bernard, Etude de tête d’homme, de profil, 1905-1907, plume, lavis, sur papier à dessin, 32,3 x 23,8 cm, Collections
de la Fondation de Coubertin, inv. FC 85.2.95
-Joseph Bernard, Tête d’homme, de profil, la main au menton, 1905-1910, plume, encre de Chine, encre de couleur, sur
papier calque, 19 x 16,1 cm, Collections de la Fondation de Coubertin, inv. FC 85.2.1352
-Joseph Bernard, Tête d’homme, de profil, la main au visage, 1905-1910, signé en bas à droite, plume, encre brune, lavis, sur
papier à dessin à grain, 28,2 x 19,2 cm, Collections de la Fondation de Coubertin, inv. FC 85.2.1220
-Joseph Bernard, Tête d’homme, de profil, la main au visage, 1905-1910, plume, crayon blanc, encre noire, sur papier à dessin
épais gris sombre, 31,4 x 24,3 cm, Collections de la Fondation de Coubertin, inv. FC 85.2.
-Joseph Bernard, Le Songe, 1904 ?, plume, aquarelle, sur papier à dessin, 24,7 x 33,6 cm, Collections de la Fondation de
Coubertin, inv. FC 85.2.382
7
-Joseph Bernard, Tête d’homme pensif, vers 1905-1910, signé en bas à droite, lavis d’encre de Chine, 18 x 12,5 cm, Collection
privée (cat. exposition Dessins de sculpteurs II, Galerie Malaquais, 2008, p.18)
-Joseph Bernard, Tête d’homme, de profil, la main au menton, aquarelle, non localisée (publiée dans Roger Allard, « Joseph
Bernard », Les Feuillets d’Art, août 1919, p.47
La figure du Penseur fut un thème récurrent dans l’œuvre de Joseph Bernard jusque vers 1910. Elle
disparut ensuite de sa production dessinée comme sculptée, après la Tête de Penseur en bronze. Peut-être cette
figure mélancolique était-elle liée à une période où l’artiste cherchait sa voie et la reconnaissance.
A partir de 1908-1911, Bernard affirma son style personnel et connut le succès : en 1908, première
exposition personnelle à la Galerie Hébrard à Paris ; en 1911, le Monument à Michel Servet fut inauguré à Vienne
(Isère) et une version en plâtre présentée avec succès au Salon d’automne ; Paul Nocard, un riche collectionneur,
lui commanda la Frise de la danse pour son hôtel particulier de Neuilly.
Bernard put enfin cesser de travailler la nuit dans une imprimerie pour gagner sa vie. Il créa ses œuvres
les plus célèbres : Jeune Fille à la cruche (1910), Faune dansant (1912), Femme à l’enfant (1912), Bacchante
(1912).

Documents pareils