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Rapport du groupe de projet PIÉTA
(Prospective de la Propriété Intellectuelle pour l’ÉTAt stratège)
Quel système de propriété intellectuelle
pour la France d’ici 2020 ?
Rapporteur : Rémi Lallement
(chef du groupe de projet)
Paris, 2006
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Le groupe de travail
Le présent document résulte d’un travail collectif. Il se fonde essentiellement sur les travaux effectués dans
le cadre du groupe de projet PIÉTA (Prospective de la Propriété Intellectuelle pour l’ÉTAt stratège). Ce
groupe s’est réuni près d’une trentaine de fois, entre l’automne 2003 et le printemps 2006, au
Commissariat général du Plan puis au Centre d’analyse stratégique. Les membres de ce groupe se sont
exprimés à titre personnel et, en particulier pour les agents publics, sans engager leur administration ou
organisme d’appartenance.
Composition du groupe de travail
- Valérie-Laure Bénabou, professeure de droit, directrice du Laboratoire DANTE (Droit des Affaires et
Nouvelles TEchnologies) à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines ;
- Hacina Benahmed, chargée de mission, Centre d’anayse stratégique, Paris ;
- Pierre Breese, président du Cabinet Breese-Derambure-Majerowicz, Paris ;
- Maurice Cassier, directeur de recherche au CNRS, sociologue au Centre de recherche Médecine, sciences,
santé et société (CERMES), Villejuif ;
- Jacques Combeau, directeur délégué à la direction de la propriété intellectuelle chez Air Liquide, Paris ;
- Béatrice Dumont, maître de conférences, Centre de recherche rennais en économie et en gestion
(CREREG), Université Rennes I ;
- Alain Gallochat, conseiller en propriété intellectuelle au Ministère délégué à la Recherche, Paris ;
- Mohamed Harfi, chargé de mission, Centre d’anayse stratégique, Paris ;
- Rémi Lallement, chargé de mission, Centre d’anayse stratégique, Paris ;
- Bernard Lang, directeur de recherche à l’INRIA, Le Chesnay (également vice-président de l’Association
Francophone des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres : AFUL) ;
- Gisèle Lefèvre, assistante, Centre d’anayse stratégique, Paris ;
- Catalina Martinez, économiste à l’OCDE, Paris, puis au conseil national de la recherche, le CSIC, à Madrid;
- Hélène de Monluc, chef de bureau, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris ;
- Rémy Oudart, chargé de mission, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Paris ;
- Heritiana Ranaivoson, stagiaire, doctorant en sciences économiques à l’Université Paris 1 ;
- Antoine Schoen, chargé d’études à l’OST, Paris, puis à l’Institute for Prospective Technological Studies
(IPTS) de la Commission européenne, Séville ;
- Thierry Sueur, directeur de la propriété intellectuelle et directeur des affaires européennes et
internationales chez Air Liquide, Paris (également président du COMIPI, au Medef)
- Gilles Vercken, avocat au Barreau de Paris (également partenaire du cabinet Denton Salès
Vincent & Thomas)
- Michel Vivant, professeur de droit et responsable du Master « Créations immatérielles et Droit », à
l’Université de Montpellier I
Contact : [email protected]
Outre les membres de ce groupe de travail, sans lesquels ce document n’aurait pas existé, et outre les personnes
auditionnées ou invitées dans le cadre de ce groupe (voir l’annexe 2), il convient de remercier les personnes suivantes,
qui ont soit participé à telle ou telle réunion dudit groupe, soit ont contribué – indirectement et à des degrés divers – à
alimenter ses réflexions, là aussi à titre personnel et sans engager leur organisme d’appartenance :
Dominique Deberdt, responsable de l’Observatoire de la propriété intellectuelle, à l’INPI
Bruno Hérault, chargé de mission au Centre d’anayse stratégique
Francine Labadie, ex-chargée de mission au Centre d’anayse stratégique (puis au ministère en charge de la Culture)
Pierre-Yves Mauguen, chargé de mission au Ministère de la Recherche (direction de la technologie)
Marie-Cécile Milliat, chargée de mission au Centre d’anayse stratégique
Michel Mirandon, ex-chargé de mission au Centre d’anayse stratégique
Dominique Namur, professeur de gestion à l’Université Paris 13
Sandrine Paillard, ex-chargée de mission au Commissariat général du Plan (puis directrice adjointe de l’unité
prospective de l’INRA)
Grégoire Postel-Vinay, chef de l’Observatoire des stratégies industrielles (Direction générale des entreprises), au
Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie
François Rouet, chargé de recherche au département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), au
Ministère de la Culture et de la Communication
Messaoud Zouikri, stagiaire, doctorant en économie à l’Université Paris-Dauphine
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Sommaire
Introduction………………………………………………………………….………………………………………………………………….……p. 5
Première partie : L’évolution du cadre institutionnel
Chapitre 1. Les enjeux internationaux ……………………………………………………………………….………..……p. 15
I. L’orientation générale du cadre juridique multilatéral……………………………………………………………………..……p. 15
II. La position des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral……………………………………………….……p. 20
III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis…………………………………….……p. 24
IV. Les principales positions adoptées par les pays du Sud, face à ceux du Nord……………………..……….……p. 28
Chapitre 2. La dimension européenne…………….………………………………………………………………….……p. 35
I. L’évolution générale de la construction européenne……………………………………………………………………….……p. 35
II. Le cadre européen en matière de propriété industrielle………………………………………………………………………p. 40
III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés en Europe………………………………..…………..…p. 44
IV. Le champ et la nature de la propriété littéraire et artistique en Europe…………………………………………..…p. 49
V. Le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle…………………………………………..…p. 61
VI. Les liens entre la PI et la politique de concurrence………………………………………………………..………………..…p. 65
Chapitre 3. Les marges d’action des pouvoirs publics français ……………………..…………..…p. 71
I. La capacité d’initiative et d’influence de la France dans le monde…………………………..………………………..…p. 72
II. Le système judiciaire et le mode de règlement des litiges de PI en France………………………………..……..…p. 79
Deuxième partie : L’évolution des pratiques
Chapitre 4. Les enjeux socioculturels face aux nouvelles technologies….……………...p. 93
I. Les nouveaux défis posés à la PI par le changement technologique ………………………………….……….……...p. 93
II. Le développement des modèles libres, pour les biens numériques………………………………….……….….….p. 109
III. Les attitudes des consommateurs face aux signes distinctifs…………………………………………….………..…..p. 116
IV. Le degré de contestation de la société civile vis-à-vis des valeurs de la PI……………………..….……..….…p. 122
Chapitre 5. Les stratégies d’entreprise……………………………………………………………….…….…..………p.129
I. Les tendances générales de la mondialisation face aux dynamiques territoriales………………….….………p.129
II. Le rôle de la PI dans les nouveaux modes d’innovation et de création ……………….……………………………p. 136
III. L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les PME……….….…..…p. 141
IV. La valorisation de la PI via les accords de licence……………………………………………………………….…..………p. 155
V. La valorisation financière et comptable de la PI………………………………………………………………….………….…p. 164
Chapitre 6. Les questions liées à la recherche publique ………………………………..………………p. 168
I. Le poids de la recherche en France et le partage public/privé de cet effort de recherche…..…………..…p. 168
II. La place relative de la PI dans la diffusion et la valorisation de la recherche publique……..………………p. 174
III. Les conditions d’accès à la recherche financée sur fonds publics…………………………………………………..…p.183
IV. Le statut et l’ampleur de l’exception de recherche et d’enseignement…………………………………………..…p.187
Troisième partie : Scénarios d’ensemble et recommandations de
politique publique
Chapitre 7. Trois scénarios d’ensemble à l’horizon 2020 …………………………………………..…p. 195
Chapitre 8. Recommandations de politique publique…….…………………………………………...…p. 204
Annexes…………………………………………………………………………………………………………………………………………..…p. 235
Présentation synthétique…………………………………………………………………………………………………….…..…p. 245
Table des matières….………….………………………………………………………………………………………….………….….p. 255
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Introduction
I. La problématique d’ensemble
Dans le contexte de la société du savoir, où la connaissance devient le principal moteur de la création de
richesses, la propriété intellectuelle (PI) constitue un enjeu de plus en plus sensible et stratégique. Le
système de propriété intellectuelle s’en trouve soumis à des tensions croissantes. En l’espace de quelques
années, de façon liée, la propriété intellectuelle est passée du statut de sujet technique réservé aux experts
à celui de sujet de société majeur. En tant que garants de l'intérêt général, les pouvoirs publics se doivent
d’en tirer les conséquences et d’envisager de nouveaux moyens de maintenir ou rétablir les équilibres sur
lesquels se fonde l’édifice précieux mais fragile de la propriété intellectuelle.
Un système de propriété intellectuelle soumis à des tensions croissantes
Avant tout, il est frappant que les différents moyens de protection de la propriété intellectuelle sont
sollicités, délivrés ou utilisés de manière de plus en plus fréquente et sur une échelle géographique
croissante. A titre d’exemple, le nombre annuel des demandes de brevet déposées auprès de l'Office
européen des brevets (OEB) a plus que doublé au total, au cours de la dernière décennie et à en juger par
les évolutions les plus récentes, puisqu’il est passé de 60 062 en 1995 au nombre de 128 679 en 20051 et
alors qu’un nouveau record est attendu pour 2006. Les offices de brevet d’autres pays de l’OCDE tels que
les Etats-Unis connaissent des évolutions similaires et des pays émergents tels que la Chine ou l’Inde
connaissent des progressions encore plus rapides, bien qu’à partir d’une base initiale plus restreinte, en
matière de brevets comme dans d’autres domaines tels que les marques. A cette échelle et à ce rythme, un
tel phénomène peut être considéré comme sans précédent, au plan mondial. Or, en comparaison
internationale, la France semble faire preuve d’un dynamisme relativement faible – tout du moins sur le
plan du brevet –, ce qui peut être considéré comme très préoccupant et nécessite d’être examiné de près.
Quoi qu’il en soit, le contexte actuel est caractérisé non seulement par un recours accru aux différents
moyens de protection de la propriété intellectuelle mais aussi par diverses manifestations d’une
transformation ou d’une remise en cause de la propriété intellectuelle : contrefaçon industrielle,
« piratage » sur Internet, logiciels « libres », détournement de marques notoires par le biais du dépôt d’un
nom de domaine sur Internet (cybersquatting), etc.
Au sens large, la contrefaçon constitue sans doute la menace la plus sérieuse à cet égard. Il a en effet été
établi que, dans bien des cas, la contrefaçon et le piratage de la propriété intellectuelle entretiennent des
liens étroits avec d’autres formes de crime organisé et entraînent d’importantes pertes financières pour les
titulaires de droits, des dommages considérables pour la santé et la sécurité publique, ainsi que des pertes
tout aussi importantes en termes de recettes fiscales, d’emploi et d’investissement. Tous secteurs
confondus, sa valeur est très difficile à chiffrer ; l’OCDE, qui a estimé en 1998 qu’elle représentait
l’équivalent de 5 à 7 % de l’ensemble du commerce mondial, est en train de réviser son estimation à ce
sujet. D’ici là, les chiffres disponibles indiquent que ce phénomène est en forte progression dans la période
récente. Le nombre des produits contrefaits ou piratés saisis aux frontières de l’UE a ainsi avoisiné 76
millions en 2005, soit une diminution prononcée par rapport à 2004 (104 millions) mais un triplement par
rapport à 1999 (25 millions)2. Cette remise en cause s’est également manifestée par les controverses
récentes autour de la loi de transposition de la directive de 2001 sur le droit d’auteur et des droits voisins
dans la société de l’information (DADVSI). L’adoption de cette loi par le parlement français, fin juin 2006,
s’est même accompagnée, par réaction, de la création d’un « parti pirate français » dont le programme
comprend explicitement « l’abrogation pure et simple de l’ensemble des lois qui définissent la propriété
intellectuelle en France »3.
1
Ce chiffre porte à la fois sur les demandes de brevet européen déposées directement auprès de l’OEB et sur les
demandes de brevet internationales désignant l’Europe (demandes dites Euro-PCT) entrées en phase régionale, ce qui
correspond à la voie régie par le Traité de coopération en matière de brevets (PCT). Source : différents rapports annuels
de l’OEB (Munich).
2
Cf. le communiqué de presse des douanes en date du 10 novembre 2006 (IP/06/1541), ainsi que le site des douanes
(http://ec.europa.eu/taxation_customs/customs/customs_controls/counterfeit_piracy/statistics/index_fr.htm).
3
Citation extraite du site de ce mouvement (http://www.parti-pirate.info/). Après la Suède, qui a constitué le premier
pays dans lequel une telle organisation a été créée, en janvier 2006, des structures homologues ont été lancées en
Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Espagne, aux Etats-Unis, en Italie, en Pologne et en Russie.
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Loin de se neutraliser, ces deux tendances contraires à l’extension et la remise en cause se nourrissent
plutôt l’une de l’autre. Face à ces tensions grandissantes, qui se traduisent aussi par des litiges de plus en
plus fréquents, la question se pose de savoir pourquoi, dans quelle mesure et comment la promotion des
droits de propriété intellectuelle est appelée à demeurer un objectif désirable pour la société dans son
ensemble. Une prospective de la propriété intellectuelle doit dès lors partir d’une réflexion à la fois sur ses
finalités, sa nature et ses contours.
Quelques rappels sur les différentes formes de propriété intellectuelle, leurs principales
particularités et leurs points communs
Au préalable, il est commode de définir la propriété intellectuelle tout d’abord par ses outils juridiques, avant d’en venir
à sa nature. En termes d’outils juridiques, les multiples facettes de la propriété intellectuelle sont usuellement
regroupées en deux sous-ensembles :
la propriété industrielle, qui englobe les brevets, les signes distinctifs (marques, dénominations sociales, noms
commerciaux dont les noms de domaines sur Internet, enseignes, indications géographiques) et les créations
techniques et ornementales (dessins et modèles, certificats d’obtention végétale, topographies des semiconducteurs) ;
la propriété littéraire et artistique, qui comprend, outre les droits d’auteur, les droits voisins s’appliquant aux
artistes interprètes ou exécutants, aux producteurs de phonogrammes, aux organismes de radiodiffusion, aux
producteurs de bases de données, etc.
Le principal dénominateur commun de tous ces éléments est de porter sur les créations de l’esprit humain. Il peut ne
pas être évident, de prime abord, comme dans le cas des signes distinctifs. Même dans ce cas, il est toutefois clair que
les marques ou les appellations d’origine s’appliquent à des objets qui se différencient les uns des autres par
l’empreinte de l’esprit humain qu’ils portent.
Dans la plupart des pays, ceci étant, ces divers instruments se différencient sur plusieurs points majeurs. Ainsi, par
rapport au droit d’auteur, le brevet est en général caractérisé par une durée de la protection légale plus courte (pour le
second : 20 ans ; pour le premier : 70 ans après le décès de l’auteur) et par une protection plus effective (le brevet
protège des solutions techniques alors que le droit d’auteur ne couvre que l’expression d’idées). De même, le brevet
n’est le plus souvent accordé qu’à l’issue d’une procédure d’examen assez coûteuse et supposant principalement le
respect de trois critères : premièrement la nouveauté, deuxièmement l’inventivité, c’est-à-dire la non évidence pour
l’homme de l’art, et troisièmement ce que les Américains appellent l’utilité et les Européens l’application industrielle.
Pour son titulaire, en outre, l’entretien d’un brevet implique en général le paiement d’annuités. De son côté, le droit
d’auteur couvre automatiquement et sans frais ni délai toute œuvre remplissant une simple exigence d’originalité.
Enfin, et beaucoup plus que le brevet, le droit d’auteur est présent à tout moment dans l’entreprise.
Quelles finalités économiques et sociétales, pour le droit de la création humaine ?
Dans cet esprit, il importe de s’interroger d’emblée sur les objectifs assignés au système des droits de
propriété intellectuelle et sur les objets à protéger. Pour mieux appréhender ces différents outils de
propriété intellectuelle à travers leur fil directeur en termes de finalité, il importe de rappeler dans quel but,
face à quel enjeux et par rapport à quels critères sociétaux, sociaux et, surtout, économiques la propriété
intellectuelle institue des droits de réservation exclusifs, en particulier en faveur des créateurs et des
innovateurs. Le fait est que les droits de propriété intellectuelle constituent une limite – voire une
dérogation – à la liberté du commerce et de l’industrie, principe qui a en France valeur constitutionnelle. Les
raisons pour lesquelles les droits de propriété intellectuelle ont été créés et constitués en exception sontelles toujours valables ou bien ont-elles changé au fil du temps ? Risquent-elles d’être invalidées dans un
avenir plus ou moins proche ?
« Le défi est de passer d’une économie de la connaissance à une économie qui exploite les ressources
technologiques qu’elle a engendrées pour développer de la valeur, accroître notre productivité et rester
compétitifs. »1. Cette formulation résume assez bien l’enjeu, sous l’angle économique. Le fait est que, pour
un pays comme le nôtre et dans le contexte européen actuel, la propriété intellectuelle apporte un concours
indispensable pour conforter un positionnement concurrentiel fondé sur des éléments de compétitivité
hors-prix. En effet, à travers la propriété intellectuelle, il s’agit au fond de permettre aux créateurs et aux
innovateurs de disposer de droits de monopole de durée variable, non pas pour les soustraire à la
concurrence de manière générale mais pour les inciter à ne pas rivaliser sur la seule base des prix et à
préférer ainsi se démarquer de leurs homologues et compétiteurs de par la spécificité de leurs biens et
1
Propos de Esko Aho, ancien premier ministre de Finlande, actuel président du Fonds national de recherche et
développement (SITRA) de Finlande, pilote du rapport commandité par la Commission européenne sur les mesures à
prendre pour que l’Europe soit compétitive et innovante et présenté en janvier 2006 ; extrait de l’entretien « Esko Aho :
l’Europe doit capitaliser sur des ressources technologiques », Les Echos, 15 février 2006, p. 24.
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services. Fort éloigné d’un protectionnisme purement défensif et désormais anachronique, ce souci est
devenu d’autant plus fondamental que la création et l’innovation se font de moins en moins de façon isolée
et de plus en plus de façon partenariale ou collective. Par suite, les acteurs qui les portent ne sauraient s’y
engager sans protection contre certains risques d’imitation ou de détournement et, par ce bais, sans que
leurs relations de coopération soient suffisamment sécurisées.
Sans doute les outils de la propriété intellectuelle n’ont-ils pas tous la même importance, en particulier en
termes économiques. En ce sens, il est pertinent de mettre l’accent sur les brevets, ainsi que sur les droits
d’auteur et droits voisins, qui relèvent le plus d’une logique d’innovation et de création, plutôt que sur les
signes distinctifs (marques, indications d’origine, etc.), qui relèvent assez largement d’une logique
d’identification. Ceci étant, si les brevets constituent un indicateur d’innovation technologique, d’autres
outils de propriété industrielle jouent un rôle très important sur le terrain de l’innovation non
technologique. Ainsi, les marques correspondent à une activité de marketing, tandis que les dessins et
modèles renvoient à des efforts dans des domaines d’ordre esthétique ou autres. Ceci est d’autant plus
digne d’être souligné que l’OCDE, dans la dernière version de sa méthodologie en matière d’innovation (le
manuel dit d’Oslo, tel que publié en octobre 2005) prend désormais en compte, outre l’innovation
technologique, l’innovation organisationnelle et commerciale. Pour ce type de raison, des formes de
propriété industrielle autres que le brevet méritent d’être considérées ici, parmi lesquelles les marques ou
les dessins et modèles. S’y ajoutent les indications d’origine et les certificats d’obtention végétale, qui
revêtent une grande importance économique pour la France, surtout dans la filière agro-alimentaire. Il
convient également de ne pas négliger le secret d’affaires qui, aux termes des accords ADPIC (Aspects des
Droits de Propriété Intellectuelle touchant au Commerce) introduits par l’OMC (Organisation mondiale du
commerce) en 1995, relève bien de la propriété intellectuelle, même s’il ne s’agit pas là d’un titre formel
garanti par l’État, comme pour le brevet.
De même, les questions soulevées renvoient de nos jours à des domaines ou secteurs de niveau
technologique varié et assez divers, même s’il s’agit surtout des industries culturelles (musique
enregistrée, édition de livres, audiovisuel, multimédia, etc.), les industries numériques (informatique,
électronique grand public, etc.), le médicament et diverses ressources biologiques (organismes
génétiquement modifiés, variétés végétales, races animales, etc.). Il pourrait cependant en être autrement à
l’avenir. Dans la mesure du possible, par suite, il convient de ne pas considérer isolément ces différents
aspects et de les replacer dans des interrogations plus transversales, sachant qu’ils reposent sur un
fondement commun, à savoir la créativité de l’esprit humain.
Cette perspective globale se justifie en outre par le fait que parfois, dans la pratique, plusieurs types
d’outils juridiques peuvent coexister ou être cumulés pour un même objet concret, par exemple un brevet et
un certificat d’obtention végétale, pour une plante, ou encore un brevet et un droit d’auteur, pour un
logiciel. De plus, les évolutions actuelles conduisent à s’interroger sur des tendances à la convergence ou
au rééquilibrage susceptibles de se produire, entre le brevet et le droit d’auteur. Le brevet tend-il
durablement à gagner en importance, par rapport au droit d’auteur ? Faut-il aller vers une durée de
protection plus courte pour le droit d’auteur et plus longue pour le brevet ? Que penser des procédures
d’examen propres aux offices de brevets ? L’attribution et le maintien d’un droit d’auteur devraient-ils être
conditionnés à une procédure d’enregistrement, de la part du créateur, comme c’est le cas pour le brevet,
de la part de l’inventeur ? Les contours traditionnels de la propriété intellectuelle ne risquent-ils pas d’en
être fâcheusement brouillés, à commencer par le clivage entre la propriété industrielle et la propriété
littéraire et artistique ? Tout ceci conduit également à se demander quelles sont les formes de propriété
intellectuelle qui conviennent le mieux aux biens et services de demain.
Des failles de marché à corriger et des conflits d’objectif à résoudre
Plus fondamentalement, le système des droits de propriété intellectuelle est en général conçu pour réaliser
un arbitrage entre deux objectifs en partie contradictoires. D’un côté, il s’agit d’une logique de réservation,
qui vise à inciter à innover et à créer, à long terme, en attribuant aux inventeurs et aux créateurs des droits
de monopole plus ou moins temporaires sur l’utilisation de leur patrimoine intellectuel. Ces droits
impliquent un prix plus élevé pour les utilisateurs autorisés et une diffusion sinon restreinte, du moins
canalisée, dans un premier temps, c’est-à-dire tant que les objets protégés ne sont pas tombés dans le
domaine public.
De l’autre, il importe de minimiser les pertes de bien-être social qui résultent ainsi, à court terme, de ces
droits de monopole. Dans le cas des brevets, ce second objectif est servi par l’obligation faite aux
déposants de divulguer une partie substantielle des connaissances sous-jacentes à leur invention, ce qui
permet d’accroître la diffusion du savoir technologique. L’un des critères en vigueur pour juger de la
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recevabilité d’une demande de brevet requiert en effet que l’invention en question y soit suffisamment
décrite et puisse de la sorte enrichir le savoir disponible au sein de la société. A travers ce type de
mécanisme, le brevet vise à favoriser l’innovation, en incitant non seulement à produire des innovations
mais aussi à les rendre publiques et à les mettre en œuvre. Au delà du seul brevet, ce rôle de diffusion est
également favorisé par le système des licences (licences de brevet, de marque, de droit d’auteur, etc.), qui
permet à des particuliers ou à des entreprises d’exploiter, moyennant des redevances et par des contrats
appropriés, un patrimoine intellectuel qu’ils ne détiennent pas eux-mêmes.
Vue par l’économiste, du fait de cette ambivalence et de cette dimension temporelle, la propriété
intellectuelle procure non pas un optimum de premier rang et statique, en concurrence parfaite, mais un
optimum de second rang et dynamique, en concurrence imparfaite1. Ceci revient à souligner que la propriété
intellectuelle a été instituée contre ce qu’enseignaient jadis les théoriciens les plus traditionnels de
l’économie de marché. L’analyse économique moderne rejette en effet l’idée de marché de concurrence
pure et parfaite, reconnaît l’existence de failles de marché et tolère en conséquence que soient accordés
des droits de monopole (droits exclusifs), pour une période donnée. Le point d’équilibre est parfois
explicitement mentionné, par exemple dans la constitution américaine, c’est-à-dire le besoin d’une
articulation appropriée entre la protection juridique du monopole temporaire pour l’exploitation
économique et, en échange, l’amélioration attendue de la création en termes de quantité et de diversité.
Quelle articulation entre le droit de la PI et les autres types de normes juridiques ?
De façon liée, les questions transversales relatives à la propriété intellectuelle concernent l’articulation
entre la protection de titulaires particuliers de droits de propriété intellectuelle et des considérations en
termes d’intérêt général :
- entre, d’un côté, ce qui peut légitiment être l’objet d’une appropriation privative et, de l’autre, ce qui
relève du domaine public,
- entre, d’une part, les découvertes scientifiques et autres pures productions de l’esprit (théorèmes
mathématiques, etc.) qui sont non brevetables en tant que telles et, d’autre part, les inventions qui sont
susceptibles de l’être,
- entre différents pays, à des niveaux de développement divers, au delà d’un clivage binaire Nord/Sud,
- entre le droit de la propriété intellectuelle et d’autres normes juridiques : le droit à la santé, à
l’information, la liberté d’expression, le droit de la concurrence, la préservation de la biodiversité, du
folklore et du savoir des communautés traditionnelles et ancestrales, etc. Concrètement, ce type de
considération conduit par exemple à se demander jusqu’à quel point le droit de la concurrence peut être
considéré comme le garde-fou du droit de la propriété intellectuelle, voire comme une norme juridique
pouvant exercer une sorte de primauté sur les droits de propriété intellectuelle. Une autre illustration
concerne la position du droit de la propriété intellectuelle face au droit à la santé, ainsi qu’aux
considérations d’indépendance technologique, de défense nationale et de sécurité du territoire, comme l’a
montré le cas des Etats-Unis juste après le 11 septembre 2001, dans l’affaire du bacille du charbon2.
La question juridique de la propriété se double ainsi de problèmes économiques et sociétaux en termes
d’accès à l’information et de contrôle de cet accès. Tout ceci revient à souligner que les droits de propriété
intellectuelle ne sauraient constituer un îlot coupé du reste du monde. Leur protection ne constitue pas une
fin en soi. En ce sens, le droit de la propriété intellectuelle doit être considéré comme un instrument de
régulation évolutif dans une société elle-même en mouvement. A cet égard, raisonner sur les objectifs
permet de mieux appréhender les particularités respectives des différentes formes de propriété
intellectuelle et leur évolution dans le temps. Or, si une telle réflexion orientée vers les finalités
économiques et sociétales est déjà très avancée dans des pays européens tels que l’Allemagne ou les PaysBas, elle demeure encore embryonnaire en France.
Jusqu’où envisager une poursuite de la phase actuelle d’extension des droits de PI ?
L’une des principales questions sous-jacentes concerne l’étendue et les limites des droits de propriété
intellectuelle accordés ; elle se pose pour la propriété intellectuelle comme pour d’autres domaines tels
que la propriété foncière mais elle pose sans doute des problèmes d’acceptabilité plus aigus, de la part de
la société. Au regard du bien commun, de ce point de vue, il convient de s’interroger sur le fait que, pour la
plupart des formes de propriété intellectuelle, une tendance générale au renforcement s’est fait sentir dans
la période récente, principalement depuis une vingtaine d’années et ce, sur plusieurs plans. Il apparaît ainsi
1
De telles imperfections proviennent très largement du fait que le savoir présente les deux principales caractéristiques
d’un bien public, comme il est précisé ci-après (voir les pages suivantes), à savoir la non-rivalité et la non-exclusivité.
2
Cf. « Les Etats-Unis font pression sur le laboratoire pharmaceutique Bayer pour l’accès à l’antibiotique breveté Cipro »,
30 octobre 2001 (http://www.lesinfos.com/f/16/news16243.htm).
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que la durée de protection de ces droits tend historiquement à augmenter. De 1793 à nos jours, la durée
relative aux droits d’auteur (après la mort de l’auteur) est ainsi passée en France de 10 à 70 ans, par étapes
successives. En outre, le champ susceptible d’être protégé s’étend de plus en plus. Dans le cas des bases
de données et depuis une directive communautaire datant de 1996, un nouveau droit sui generis s’applique
ainsi en Europe (avec une durée de protection de 15 ans), alors qu’il n’existe pas aux États-Unis. A l’inverse,
les méthodes d’affaires (business models) sont brevetables aux États-Unis (depuis 1998) et dans d’autres
pays, alors qu’elles ne le sont pas en Europe. En ce qui concerne les logiciels, enfin, l’extension de la
brevetabilité remonte aux années quatre-vingts et s’est surtout développée durant la dernière décennie,
même si elle demeure soumise à des restrictions en Europe et au Japon.
Quels critères de brevetabilité pour quels types d’inventions ?
L’extension du domaine du brevetable tient en partie au simple fait que le champ de la technique a par
nature tendance à s’élargir. Conçu à l’origine pour les secteurs de la mécanique et de l’électricité,
principalement au XIXe siècle, le système des brevets a par la suite été appliqué aux secteurs de la chimie,
puis de la pharmacie. Si le nombre total de brevets déposés auprès de l’Office européen des brevets (OEB)
et de son homologue américain (USPTO) a quasiment doublé au cours des seules années 1992-2002, près
de la moitié de cette progression d’ensemble est due aux seuls secteurs des biotechnologies, ainsi que des
technologies de l’information et des communications1.
De manière générale, cette hausse ne s’explique cependant qu’en partie par l’apparition de nouveaux
domaines technologiques. Elle tient en effet aussi à deux autres facteurs majeurs : d’une part, le rôle
renforcé des brevets dans le jeu de la concurrence (outil de négociation dans les échanges de savoir
technologique, vecteur de l’innovation en coopération, signalisation vis-à-vis de la sphère financière, etc.)
et, d’autre part, les évolutions juridiques et institutionnelles (mise en place d’organismes publics puissants
tels que l’OEB et l’OMC, de juridictions centralisées spécialisées, accroissement des dommages-intérêts
aux États-Unis et au Japon, etc.). L’Histoire est en fait jalonnée d’une alternance de phases de renforcement
et d’affaiblissement des régimes juridiques de brevet. Entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle,
le système français a ainsi traversé plusieurs étapes ayant conduit à restreindre le champ du brevetable, à
l’exemple de la loi de 1844, pour les médicaments. Un affaiblissement similaire s’est également produit aux
Pays-Bas dans les années 1860 ou encore aux États-Unis à partir des années 1920 et pendant la trentaine
d’années qui a suivi la deuxième Guerre mondiale. La tendance a au contraire été au renforcement depuis la
fin des années 1970, en particulier à partir des États-Unis, et un mouvement similaire semble se produire
aujourd’hui au Japon.
Face à la montée en puissance du brevet, à l’inverse, il est actuellement débattu d’une possible forme de
protection nouvelle qui s’appliquerait spécifiquement aux savoirs traditionnels, notamment à la demande
des pays du Sud, qui souhaitent réagir aux comportements de « biopiratage » imputés à certaines
entreprises issues des pays développés. Au delà de ce seul exemple, jusqu’où peut encore s’étendre le
champ susceptible d’être protéger par la propriété intellectuelle sous ses différentes formes, quelle que
soit la motivation sous-jacente ? Dans l’ensemble, en tout cas, la tendance actuelle au renforcement des
régimes juridiques comporte des risques sérieux. De nombreux spécialistes universitaires ou
professionnels en viennent à dénoncer le caractère excessif de la course aux brevets. Cette critique vaut
surtout pour les États-Unis où, dans une certaine mesure, les brevets sont devenus trop faciles à obtenir et
où, en la matière, une perte de qualité2 – liée notamment à un relâchement des critères de brevetabilité –
tend à distordre la concurrence et menace d’inhiber l’innovation. Le cas échéant, ce problème de
prolifération est aigu pour les entreprises qui, sur ce plan, se trouvent généralement moins dans le rôle du
déposant qu’en position d’utilisateur des technologies conçues par d’autres. Son coût se mesure en temps
perdu et en frais juridiques considérables.
Au total, la multiplication des droits de propriété intellectuelle est de nos jours devenue telle qu’il n’est
plus guère prêté attention aux spécificités des objets concernés, alors que ces derniers ont
considérablement changé. En témoignent les très vifs débats concernant la brevetabilité des logiciels ou
des séquences génétiques. Faut-il pour autant adapter les critères de brevetabilité aux objets changeants
et composites (comme dans l’exemple récent de la bioinformatique) auxquels ils s’appliquent ?
1
Cf. Martinez, C., Guellec, D., « Overview of Recent Trends in Patent Regimes in the United States, Japan and Europe »,
in : OECD, Patents Innovation and Economic Performance – OECD conference proceedings, Paris, 2004, p. 127-162.
2
De manière générale, la qualité d’un titre de propriété industrielle renvoie à la façon dont est effectué l’examen
préliminaire à la délivrance, de sorte qu’un examen de qualité induit une très forte présomption de validité et une faible
probabilité d’annulation du titre par les tribunaux.
9
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Droits d’auteur et droits voisins : des tensions croissantes entre les droits des créateurs, ceux des
exploitants et ceux du public
En matière de propriété littéraire et artistique également – et sans doute de façon plus radicale qu’en ce qui
concerne le brevet –, les schémas d’antan sont soumis à de fortes tensions. Un peu comme le brevet ou la
marque, le droit d’auteur semble victime de son succès. Le fait est qu’au cours du temps, le critère
d’originalité requis pour en bénéficier tend à s’affaiblir. En outre, le droit d’auteur voit lui aussi son champ
d’application s’étendre de plus en plus, puisqu’il semble désormais pouvoir protéger toute création de
forme et non plus seulement la création littéraire et artistique au sens étroit, comme à l’origine. En Europe,
le régime a en particulier été étendu en 1985 aux programmes mis en œuvre par ordinateur. A en juger par
la jurisprudence de différents pays européens, en outre, le droit d’auteur couvre désormais des objets tels
que des programmes de télévision ou des images par satellite. Un amalgame curieux se produit ainsi entre
la notion d’œuvre et celle d’information ou de biens informationnels. Dans un contexte marqué par l’essor
des industries culturelles et l’impact grandissant des nouvelles technologies, le système des droits
d’auteur et des droits voisins recherche un nouvel équilibre entre l’intérêt des créateurs, celui du public et
celui de divers investisseurs ou intermédiaires que le droit qualifie désormais d’« auxiliaires de la
création » : éditeurs, producteurs, etc. Or le rôle de ces derniers a tendu à croître notablement ces derniers
temps. En témoigne le droit sui generis qui a été créé en Europe, il y a une décennie, qui a pour uniques
titulaires les producteurs de base de données et qui, dans ce domaine, vise à protéger des investissements
substantiels, selon l’expression consacrée. Ceci conduit à se demander jusqu’à quel point la protection de
l’investissement demeure davantage un moyen qu’un objectif du système de propriété intellectuelle.
Comment financer les biens informationnels, dans l’ère numérique ?
Au fond, il importe de tirer les conséquences des grandes évolutions technologiques, en particulier dans la
mouvance d’Internet et au delà. Dans ce nouveau contexte, la question économique centrale consiste à
savoir comment assurer le financement des biens publics informationnels, sachant que l’avènement de
l’ère numérique a bouleversé les industries de production de contenus. Le fait est que les œuvres et biens
informationnels présentent les deux principales caractéristiques d’un bien public, c’est-à-dire la nonrivalité1 et la non-exclusivité2. Or les failles de marché qui découlent de ces deux caractéristiques induisent
un risque de sous-production (notamment faute d’incitation à produire suffisamment), des risques de sousqualité et, de la part du public et des consommateurs, des comportements de passager clandestin
(contrefaçon, non paiement de redevance, etc.). A priori, deux grands types de solution existent pour
assurer le financement de ce type de biens soumis aux effets de non-rivalité et/ou de non-exclusivité :
d’une part, la subvention publique et, d’autre part, ce qui se trouve au fondement économique du droit de
la propriété intellectuelle, à savoir l’organisation d’une « excludabilité » juridique, c’est-à-dire la mise en
place de monopoles de droits exclusifs. A cet égard, il importe malgré tout de s’interroger en particulier sur
les nouveaux systèmes de gestion numérique des droits d’auteur (DRM : digital right management), qui
peuvent affecter la diversité culturelle et qui ne sont contrôlés que par un petit nombre d’acteurs. Quels
sont les principaux bénéficiaires de ces systèmes de sécurisation des contenus : les auteurs eux-mêmes ou
ceux qui contrôlent l’accès à leurs oeuvres ? Concernant les utilisateurs (consommateurs ou autres) de ces
mesures techniques de protection, la question soulevée touche en l’occurrence également aux libertés
publiques : jusqu’à quel point chacun demeure-t-il maître chez soi (risque de « cyberflicage ») ?
Une PI passée du statut de sujet technique réservé aux experts à celui de sujet de société majeur
Dans l’actualité récente, une illustration exemplaire de ces questions a été fournie par la controverse au
sujet des échanges de fichiers « de pair à pair » (peer to peer), sur Internet. A ce propos, certains experts ou
acteurs socio-économiques sont d’avis que les règles d’interdit actuelles ne peuvent plus guère être
respectées et qu’il est par conséquent grand temps de repenser fortement la législation actuelle sur le droit
de la propriété littéraire et artistique, bien au delà – et dans un sens différent – des réformes introduites par
la nouvelle loi sur « le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information » (DADVSI). A ce
sujet, les débats passionnés qui ont eu lieu en 2005-2006 ont fait ressortir que si la propriété intellectuelle
était encore considérée comme un domaine technique et réservé aux experts il y a une dizaine d’années,
elle constitue désormais un sujet de société majeur. Ils conduisent à se demander dans quel sens et dans
quelle mesure il convient d’adapter nos principes juridiques aux nouvelles pratiques et en particulier aux
nouveaux comportements économiques. En la matière, est-il souhaitable et possible, pour rétablir
l’équilibre entre les intérêts en présence, de recourir à une solution de type licence légale, telle qu’il en
existe dans le monde de la radio, ce qui reviendrait à reverser aux ayants-droit une ponction prélevée sur
les fournisseurs d'accès sur Internet, au prorata de leur volume d’activité ? Plus généralement, face aux
1
Un bien non rival est un bien dont l’usage par une personne ne diminue pas l’usage effectué par une autre.
Un bien non exclusif est un bien dont il est impossible d’interdire l’usage à certains utilisateurs, même s’ils ne
contribuent pas au financement du bien concerné.
2
10
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
considérables évolutions technologiques et sociétales de la période actuelle et au delà de la loi DADVSI,
une nouvelle modification du droit dit de la propriété littéraire et artistique doit-elle être envisagée ou bien
faut-il plutôt s’en tenir à des arrangements contractuels (ou à des alternatives en termes de taxation) ? Pour
y voir plus clair, là aussi, il importe au préalable de réexaminer en détail les finalités et le mode de
fonctionnement de ce droit.
II.L’approche retenue
Le souci d’identifier des enjeux majeurs, à caractère stratégique
Un travail de prospective nécessite de prendre une certaine hauteur de vue et de remettre en perspective
les différents éléments abordés, au sein du large contexte dans lesquels ils prennent leur sens. Dans le
cadre du présent travail, ceci étant, il a été choisi ici de focaliser les débats autour d’un nombre réduit de
questions considérées comme majeures, afin de faire ressortir les enjeux à caractère stratégique. A cet
égard, il est ici fait notamment référence à la notion de stratégie telle qu’elle est définie par l’historien
Alfred Chandler1, à l’échelle de l’entreprise, et qui implique essentiellement d’analyser l’environnement et
les ressources disponibles pour construire un plan d’actions en vue de certains objectifs.
Une approche globale, portant sur la propriété intellectuelle dans son ensemble, ...
Dans cette perspective stratégique, une interrogation sur les évolutions d’ensemble implique de recourir à
une approche globale. Elle requiert en particulier de ne pas considérer la propriété industrielle
indépendamment des autres composantes de la propriété intellectuelle. Certes, il convient de ne pas établir
d’amalgame douteux entre ces différents éléments mais l’angle d’approche retenu ici porte délibérément
sur la propriété intellectuelle dans son ensemble. Il importe en effet de souligner qu’à terme, les principaux
enjeux sont communs à ces différentes composantes, en particulier la question centrale de l’équilibre entre
la protection des ayants-droit et les considérations en termes d’intérêt général (problèmes de contrefaçon,
besoins de diffusion du savoir, liens avec les questions de concurrence, aspects juridictionnels, etc.).
Au delà de ces considérations générales, cette approche globale conduit aussi à considérer d’importants
problèmes concrets qui se posent aux principaux acteurs concernés, tels que la façon dont les universités
ou les entreprises de différentes tailles gèrent leurs actifs immatériels à travers les différents outils de la
propriété intellectuelle, de même que les procédures d’examen menées par des offices de brevets,
l’évolution des professions de la propriété intellectuelle, le comportement du public (et notamment des
jeunes) face au droit d’auteur ou encore l’attitude des consommateurs vis-à-vis des marques.
Ce choix d’une vision large implique aussi de faire dialoguer et cohabiter différentes disciplines (droit,
sciences économiques, sciences de gestion, sociologie, etc.), au lieu d’en rester à une opposition stérile –
comme trop souvent en France sur ce sujet – entre arguments juridiques et arguments extra-juridiques.
Dans cette optique, l’essentiel du présent document se fonde sur les travaux effectués dans le cadre d’un
groupe de travail qui a rassemblé des experts présentant des profils très variés aussi bien en termes de
formation initiale (ingénieurs, juristes, économistes, etc.) que sous l’angle de leur organisation
d’appartenance respective (monde de l’entreprise ou de la recherche, sphère ministérielle) et concernant
leur disposition générale à l’égard de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire avec aussi bien des
professionnels de la propriété intellectuelle que des personnes globalement plus réticentes ou plus
circonspectes à son sujet2. Sur cette base, l’accent sur des questions génériques, à caractère transversal,
n’interdit pas, au besoin, des éclairages concernant des disciplines particulières et des secteurs ou
domaines précis, en particulier face à l’émergence de tel ou tel nouveau droit ou nouveau modèle de
propriété intellectuelle.
... à caractère prospectif, à l’horizon d’une quinzaine d’années ...
Une autre des principales caractéristiques de l’approche retenue tient à son caractère prospectif. Comme,
indéniablement, l’étude du passé est indispensable pour faire de la bonne prospective, il convient de se
fonder sur un constat empirique étayé, ce qui implique en particulier d’analyser les principales forces et
faiblesses de la France en matière de propriété intellectuelle, par rapport aux pays comparables. S’il
importe ainsi de s’appuyer sur un socle empirique solide, le diagnostic ne constitue cependant pas l’objet
principal de ce travail, qui est centré sur la prospective stratégique à l’horizon de 2020. Intermédiaire entre
1
« Strategy is the determination of basic long-term goals and objectives of an enterprise, and the adoption of courses of
action and the allocation of resources necessary for carrying out these goals » (A. D. Chandler, Strategy and Structure:
Chapters in the History of the American Industrial Enterprise, MIT Press, Cambridge MA, p. 13).
2
La liste des membres de ce groupe de travail est présentée dans l’encadré ci-avant.
11
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
le moyen terme et le long terme, cet horizon temporel d’une quinzaine d’années convient bien, en l’espèce,
compte tenu du rythme actuel du changement technologique et social et eu égard au degré d’incertitude
dans le domaine considéré. Les processus de décision et de mise en oeuvre des réformes s’y étalent
fréquemment sur de longues années, même lorsqu’ils sont supposés suffisamment mûrs (exemple du
projet de brevet communautaire).
A quinze ans, du fait de ce degré d’incertitude important, il ne s’agit pas de prévision mais d’une visée
prospective consistant à envisager les principales menaces et opportunités, à identifier les variables
pertinentes (impliquant ou non les pouvoirs publics) et les facteurs de changement sous-jacents, afin de
faire émerger des scénarios éclairants, résultant de telle ou telle configuration combinée de ces différentes
variables. Au fond, cette démarche met en question l’adaptabilité du système de la propriété intellectuelle
à terme, face à la diversité des intérêts et aspirations en présence. Elle revient aussi à se demander quels
effets une modification du système actuel peut d’entraîner, à terme, pour tel et tel type d’acteur. En ce
sens, elle conduit à s’interroger sur les scénarios susceptibles de découler d’un déplacement du « curseur »
de la balance des intérêts en présence, dans un sens ou dans un autre. Un exercice de prospective du même
type est actuellement en cours d’élaboration, à l’Office européen des brevets (OEB), également à l’horizon
2020 et également à travers la construction de scénarios mais, en l’occurrence, principalement pour les
questions de brevet1.
... et centrée sur l’intérêt général et sur le rôle de l’État stratège
L’originalité du présent travail ne tient cependant pas seulement à cette approche globale et prospective,
qui tranche par rapport aux nombreux travaux académiques essentiellement rétrospectifs existant sur
divers sous-domaines et entrées sectorielles relatives à la propriété intellectuelle. Elle tient plus encore au
fait que l’approche retenue se veut centrée sur l’intérêt général et sur le rôle de l’État stratège, à cet égard.
Cet éclairage prospectif se veut ainsi orienté vers l’action hic et nunc. Son objectif est en effet, non pas
d’examiner ce que dit le droit de la propriété intellectuelle – ce qui serait plutôt la tâche d’un tribunal – mais
plutôt de réfléchir à la façon dont le système de la propriété intellectuelle pourrait ou devrait évoluer, en
particulier pour promouvoir tant l’innovation et la création que la diffusion du savoir. Le présent document
comporte ainsi une importante dimension normative. Celle-ci a notamment pour ambition de fournir aux
pouvoirs publics un cadre prospectif permettant de renforcer leur capacité d’anticipation et leur aptitude à
concevoir une position globale, c’est-à-dire cohérente et intégrée, concernant les principaux aspects de la
propriété intellectuelle, en amont des différentes décisions de politique publique concernées. A ce propos,
les auteurs de ce travail ne prétendent pas être parvenus à des vérités et recommandations incontestables
à certains égards, convaincus qu’il est moins utile d’avancer des lieux communs ou des certitudes
trompeuses que de poser certaines questions dérangeantes, là où il y a débat, risque de blocage ou
bifurcation possible.
En ce sens, cet exercice de prospective vise notamment à donner aux pouvoirs publics français davantage
de visibilité concernant les principaux enjeux présents et futurs du système de propriété intellectuelle, à
l’échelle de la France, au sein de l’UE et, plus largement, dans le cadre des relations internationales. Au
delà, dans les différents champs considérés, ceci implique de se demander, d’un côté, quelles sont les
marges de manoeuvre de la France au plan européen et international, en particulier dans le cadre juridique
constitué par les accords ADPIC conclus à l’OMC en 1994 et, de l’autre, quelles sont les possibilités de
changement significatif, à l’avenir, pour ce cadre international et ce contexte européen. Ceci revient
également à se demander vers quels objectifs la France doit tendre dans ce domaine et, de façon liée, ce
qu’il faut faire des particularités françaises – peut-on parler de « modèle » français ? – en matière de
propriété intellectuelle. A cet égard, il s’agit en particulier d’envisager non seulement le rôle des pouvoirs
publics pour définir les statuts légaux mais aussi la liberté contractuelle qui s’inscrit dans ce cadre légal. La
question induite consiste à savoir si, dans les différents secteurs concernés, les pouvoirs publics doivent
mettre en place des régulations spécifiques ou bien s’il faut laisser les entreprises et les acteurs de la
société civile s’auto-organiser. Enfin, il est important de préciser que si cette prospective est orientée vers
des évolutions susceptibles de se produire d’ici quinze ans, les recommandations qui en découlent sont
pour l’essentiel valables pour le temps présent. Travailler à l’horizon 2020 nécessite en effet de réfléchir
aux choix stratégiques qui peuvent y conduire, au cours des années précédentes.
1
Il s’agit de l’exercice intitulé « Scenarios for the Future », qui a été engagé début 2005 et qui se fonde en grande partie
sur des entretiens effectués avec des experts de divers pays. Ses résultats sont attendus pour 2007. Cf. A. Pompidou, le
président de l’OEB, dans son avant-propos au rapport d’activité de l’OEB pour 2005 (paru en 2006). Des résultats
préliminaires de ce travail ont déjà été publiés ; cf. European patent office, Interviews for the Future, Munich, 2006.
12
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Un travail en trois phases successives : diagnostic, prospective et recommandations de politique
publique
Dans l’optique qui vient d’être présentée, la démarche prospective adoptée s’est fondée sur des réunions d’expert,
principalement dans le cadre d’un groupe de travail composé d’une vingtaine de personnes (voir l’encadré, ci-avant) et,
de façon complémentaire, sous la forme d’auditions (voir, ci-après, l’annexe 2). Elle a impliqué le passage par trois
grandes étapes.
Dans un premier temps a été établi un état des lieux visant à retracer les débats actuels jugés les plus pertinents et
à souligner les faits les plus significatifs et les enjeux liés, en replaçant ces éléments dans la perspective des
principales évolutions observées ces dernières années.
Au delà de cette phase de diagnostic, à caractère rétrospectif, la deuxième étape a été consacrée à la dimension
prospective proprement dite, en ce sens qu’au delà de l’analyse des tendances en cours, elle concerne la
projection dans le futur. La phase initiale de diagnostic, qui en constitue le socle, a conduit à identifier un certain
nombre de variables-clés, c’est-à-dire de variables considérées comme les plus explicatives ou les plus motrices,
en d’autres termes comme les plus susceptibles d’exercer un rôle déterminant dans l’évolution future du système
de propriété intellectuelle1. Elle a débouché sur la construction de scénarios2, notamment afin d’anticiper
d’éventuelles ruptures par rapport aux tendances actuelles. A cet effet, les hypothèses élaborées au préalable,
concernant les différentes variables examinées, ont été croisées, en mobilisant des données statistiques et des
éléments d’ordre qualitatif tirés des réunions d’experts. Ces hypothèses et ces scénarios n’ont donc aucune
prétention à l’exhaustivité : il s’agit non pas de couvrir l’ensemble des possibles imaginables mais de faire
apparaître des situations à la fois plausibles et suffisamment contrastées. Ceci découle de l’objectif retenu, qui
consiste non pas à prévoir mais à se préparer face à des situations très imparfaitement prévisibles.
La troisième phase, centrée sur les recommandations de politique publique, oriente en effet l’ensemble de
l’exercice. Portant sur le rôle des pouvoirs publics – y compris à l’adresse des collectivités territoriales et
d’instances européennes –, elle vise à alerter et mobiliser les décideurs (élus, fonctionnaires ou autres agents
publics) en leur proposant, pour les mois à venir, des conseils et des possibilités de réorientation en fonction des
objectifs, opportunités ou périls identifiés, afin qu’ils puissent prendre des décisions le plus tôt possible.
Ceci étant, l’articulation entre ces différentes phases a été opérée de façon pragmatique, tant il se révèle en pratique
difficile de séparer, sur tel ou tel sujet, les aspects positifs (ce qui est) des considérations spéculatives (ce qui pourrait
être) ou normatives (ce qui doit être ou ce qu’il faut éviter).
La structure du présent rapport reflète ces choix méthodologiques mais en partie seulement, pour la
commodité et la lisibilité de la présentation. Ses deux premières parties sont constituées de chapitres
thématiques qui relèvent tant du diagnostic que de la prospective au sens étroit. En effet, ils résultent à la
fois d’un constat rétrospectif – centré le plus souvent sur les 15 dernières années mais parfois, au besoin,
avec une perspective historique plus longue – et d’hypothèses d’évolution à l’horizon des 15 prochaines
années.
- La première de ces deux parties porte sur l’évolution du cadre institutionnel, en matière de propriété
intellectuelle. Comme, dans ce domaine, la question centrale consiste à s’interroger sur l’insertion de la
France dans le cadre des dispositions existant ou susceptibles d’apparaître à la fois au plan européen
et, au delà, à l’échelle des traités internationaux déjà signés, les trois niveaux distingués portent sur le
monde entier, l’Europe et la France. Il est ainsi traité successivement des enjeux internationaux
(chapitre 1), de la dimension européenne (chapitre 2) et des marges d’action des pouvoirs publics
français (chapitre 3).
- Sur cette toile de fond, la deuxième partie envisage l’évolution des pratiques, c’est-à-dire la façon dont
les droits de propriété intellectuelle sont utilisés et la manière dont les besoins se modifient, à cet
égard. Elle se demande si les modèles établis en la matière seront encore valides dans les années à
venir et aborde les nouveaux modèles en train de se constituer, en s’attachant à identifier les
problèmes à résoudre pour les différents acteurs concernés. Concernant spécifiquement la France et en
comparaison internationale, il s’agit aussi de savoir si nos entreprises – et singulièrement les PME – et
nos organismes publics de recherche savent suffisamment se servir des principaux outils stratégiques
de la propriété intellectuelle, en particulier dans le cadre de relations de coopération public-privé. Ceci
conduit à considérer tour à tour les enjeux socioculturels – notamment face aux nouvelles technologies
– (chapitre 4), puis les stratégies d’entreprise (chapitre 5) et les questions liées à la recherche publique
(chapitre 6).
- En croisant les hypothèses d’évolution envisagées dans ces chapitres thématiques, la troisième partie
présente ensuite les trois grands scénarios d’évolution retenus à l’horizon de 2020 (chapitre 7) et,
enfin, les recommandations de politique publique qui en sont tirées (chapitre 8).
1
2
La liste des 26 variables-clés retenues figure ci-après, dans l’annexe 3.
Pour des détails concernant la façon dont ces scénarios ont été construits, voir ci-après, l’encadré 38 (chapitre 7).
13
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Première partie
institutionnel
:
L’évolution
du
cadre
Le choix consistant à aborder l’évolution du système de propriété intellectuelle tout d’abord sous l’angle du
cadre institutionnel se justifie en particulier par l’importance évidente de la dimension juridique, à ce
propos. Avant de s’interroger sur la façon dont ce cadre institutionnel pourrait ou devrait se modifier, à
terme, il convient assurément d’effectuer un certain nombre de rappels et d’analyses concernant l’existant
et sa genèse.
Au fond, la question centrale qui se pose, à ce stade et sur un plan tant rétrospectif que prospectif, consiste
à se demander si le cadre institutionnel actuel de la propriété intellectuelle peut-être considéré comme
plutôt rigide et figé ou bien plutôt souple, évolutif et laissant des marges d’interprétation suffisantes dans
tel ou tel cas précis et face aux besoins changeants des utilisateurs. Cette interrogation générale sous-tend
une grande part des développements suivants, concernant successivement les enjeux internationaux
(chapitre 1), la dimension européenne (chapitre 2) et les principaux défis à l’échelle de la France
(chapitre 3).
Chapitre 1. Les enjeux internationaux
En matière d’enjeux internationaux, au delà de l’échelon européen, la principale question consiste à savoir
ce qu’il en est du degré de divergence ou de convergence des principaux systèmes nationaux ou régionaux
– à l’échelle de groupes de pays – de propriété intellectuelle. Ceci implique en particulier de se demander
comment envisager l’évolution de traités internationaux tels que les très importants accords ADPIC de
l’OMC. Par le biais de ce type d’accord, faut-il plaider pour une harmonisation à tout crin des systèmes en
question ou plutôt pour le maintien de dispositions asymétriques dans les différents (groupes de pays)
concernés ? Qu’en est-il de la spécificité des biens culturels : va-t-on, notamment du fait de l’évolution du
copyright, du droit d’auteur et des droits voisins, vers un alignement sur les régimes qui prévalent pour
d’autres biens et services, en matière de libéralisation du commerce mondial ? La principale puissance
économique mondiale, les Etats-Unis, est-elle en mesure d’exporter ses conceptions et certains aspects de
son système dans d’autres pays développés ou dans le reste du monde, en particulier dans le domaine
crucial du brevet ? Quels sont les enjeux particuliers qui concernent les pays du Sud, notamment sur des
sujets tels que les liens entre la propriété intellectuelle et l’accès aux médicaments, la biodiversité et le
contrôle des variétés végétales et animales, via la question des OGM (organismes génétiquement
modifiés) ? Des pays émergents tels que la Chine, l’Inde ou le Brésil doivent-ils être considérés comme
désormais plus proches des positions des pays du Nord ou bien comme solidaires de pays moins avancés
qu’eux ?
Pour sérier ce type de problèmes, il est proposé d’aborder successivement l’orientation générale du cadre
juridique multilatéral (I.), la position des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral (II.), le champ
du brevetable et la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis (III.) et, enfin, les principales positions
adoptées par les pays du Sud, face à ceux du Nord (IV.).
I. L’orientation générale du cadre juridique multilatéral
La question du cadre juridique multilatéral se pose a priori non seulement pour les multiples formes ou
outils de protection de la propriété intellectuelle déjà existantes et plus ou moins harmonisées – tels les
brevets, les droits d’auteur, les marques, les dessins et modèles ou le secret d’affaires et les savoir-faire
des entreprises – mais aussi pour ceux qui sont encore en germe ou relativement marginaux de nos jours et
pourraient cependant prendre de l’ampleur à terme, concernant en particulier les savoirs traditionnels. Sur
le plan prospectif, à l’horizon d’une quinzaine d’années, les principaux enjeux devraient cependant
concerner les droits d’auteur et les brevets, c’est-à-dire les domaines dans lesquels l’harmonisation au plan
mondial est déjà la plus ancienne. Alors que le domaine de la propriété littéraire et artistique n’est ici
15
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
évoqué que superficiellement et se trouve précisé ci-après, à propos des biens culturels, l’accent est plutôt
mis sur la question du brevet.
1. Rappel des principaux traits du processus d’harmonisation internationale
a. Les premières étapes du processus d’harmonisation internationale, depuis le XXe siècle
La dimension multilatérale en matière de propriété industrielle, et plus généralement de propriété
intellectuelle, n’est pas nouvelle, loin s’en faut. En témoignent la Convention de Paris de 1883 et la
Convention de Berne de 1886, qui ont respectivement traité de la propriété industrielle et de la propriété
littéraire et artistique. La création des BIRPI (Bureaux Internationaux de la Propriété Intellectuelle) en 1893,
la convention de 1964 instituant l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle), la création de
cette organisation en 1970, puis son rattachement aux Nations Unies en 1974 confirment cette prise en
compte au niveau international de la propriété intellectuelle et des différents droits qui la composent,
notamment le droit d’auteur, les brevets, les marques et les dessins et modèles. Il convient également de
citer l’accord du GATT sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce
(ADPIC ; en anglais : TRIPS), qui figure en annexe de l’accord de Marrakech de 1994 instituant l’OMC
(Organisation Mondiale du Commerce). Enfin l’accord de coopération signé en 1995 entre l’OMC et l’OMPI a
confirmé le rôle prépondérant de l’OMPI en matière de propriété intellectuelle, ainsi que la place accordée
par l’OMPI aux pays en voie de développement (PVD) et notamment aux pays les moins avancés (PMA), en
particulier concernant les mesures de formation et de sensibilisation à la propriété industrielle.
Avant d’entrer dans les détails relatifs à telle ou telle forme de propriété intellectuelle, il convient de
souligner qu’en toute rigueur, ce qui relève de l’harmonisation du droit ne doit pas être confondu avec ce
qui correspond à la convergence (simplification ou unification) des procédures et qui laisse inchangés les
droits nationaux. En tout cas, concernant plus spécifiquement la propriété industrielle, des efforts ont
surtout été déployés, au niveau international ou régional, afin d’harmoniser et/ou de simplifier les
procédures d’obtention des brevets, des marques et des dessins et modèles, alors qu’ils n’ont encore guère
abouti dans d’autres domaines, comme concernant la protection du secret des affaires, des indications
géographiques ou des savoirs traditionnels.
b. Des formes de protection encore peu harmonisées : le secret et les indications géographiques
Aux termes des accords ADPIC entrés en vigueur, sous la bannière de l’OMC, depuis 1995, le savoir-faire et
la protection des informations secrètes font pourtant bien partie de la PI, même s’il ne s’agit pas là de titres
formels garantis par l’Etat comme dans le cas du brevet. Ces accords prévoient d’ailleurs – même s’il est
permis de douter de la portée réelle de ce principe – que les Etats signataires prennent les précautions
nécessaires, avec sanctions à l’appui, pour assurer la protection des informations secrètes. A ce propos, la
situation actuelle n’est pourtant guère harmonisée et demeure marquée par des disparités majeures entre,
d’un côté, des pays tels que l’Allemagne, voire la France1, dans lesquels cette protection demeure encore
assez illusoire et, de l’autre, des pays dotés d’une protection renforcée, tels les Etats-Unis, depuis
l’Economic Espionage Act, qui y fut adopté en 1996.
Concernant la thématique des indications géographiques, de même, les chantiers de l’harmonisation
internationale existent bien, en particulier sous la forme de réflexions engagées du côté de l’OMPI2 et en
marge de l’OMC3 mais ils semblent n’avoir guère progressé dernièrement.
c. Un outil de PI encore en débat : la protection des savoirs traditionnels des populations
autochtones
Au delà des formes existantes de propriété industrielle, il conviendrait d‘envisager la mise en place de
nouveaux outils. Ceci concerne par exemple la protection des savoirs traditionnels des populations
autochtones, dans les PVD, par exemple pour le domaine des pharmacopées ou, plus généralement, du
vivant. En tout cas, le brevet ne saurait constituer l’outil juridique approprié pour protéger ce type de savoir
1
Restée longtemps plutôt démunie sur ce point, la France s’est toutefois dotée d’une loi visant à protéger les secrets
commerciaux et les savoir-faire de l’entreprise, indépendamment de leur identification par un titre de PI (cf. la
proposition de loi relative à la protection des informations économiques, n° 1611, déposée le 13 mai 2004).
2
L’OMPI a ainsi organisé un colloque mondial à San Francisco (Californie), en juillet 2003, pour étudier de nouveaux
moyens de renforcer la protection des indications géographiques au niveau international.
3
Cf. la table ronde sur les indications géographiques « Localisation within Globalisation: Better Protecting Geographical
Indications to favour Sustainable Development », organisée dans le cadre du symposium public annuel de l’OMC,
organisé à Genève en mai 2004, sous l’égide du réseau oriGIn (Organisation for an International Geographic Indications
Network), une ONG créée à Genève en juin 2003.
16
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
qui, par définition, est connu et ne peut donc satisfaire à l’exigence de nouveauté habituellement requise
pour qu’un savoir soit brevetable. Certaines réflexions en cours, notamment à l’UNESCO, considèrent que
ce droit des savoirs traditionnels devrait à l’avenir constituer plutôt un droit sui generis empruntant au droit
d’auteur, au droit des marques ou au droit de la concurrence déloyale. Il est également possible de faire
référence au droit des indications géographiques, dans la mesure où – comme dans le système français des
appellations d’origine contrôlée (AOC) – ces dénominations renvoient à des chartes dans lesquelles se
trouvent consignés des savoirs traditionnels liés à certains territoires (ou à certains terroirs).
d. Des formes de protection déjà très harmonisées : les marques, ainsi que les dessins et modèles
A l’inverse, l’harmonisation du droit et la simplification (et l’unification) des procédures se trouvent déjà
très avancées concernant aussi bien les marques que les dessins et modèles. Ainsi, dès 1891,
l’Arrangement de Madrid permettait un enregistrement international des marques basé sur un
enregistrement national. Plus récemment, le Protocole de Madrid signé en 1989, dans ce même domaine,
élargissait les possibilités d’enregistrement des marques et permettait à de nouveaux pays, dont le
Royaume-Uni, le Japon ou les Etats-Unis, non signataires de l’Arrangement de 1891, de rejoindre ce qu’il est
convenu d’appeler maintenant le système de Madrid1. Toujours dans le domaine des marques, un Traité
international (Trademark Law Treaty : TLT) fut adopté à Genève en 1994, dans le cadre de l’OMPI, et une
Conférence diplomatique pour sa révision va être prochainement convoquée. Au plan régional, de même, le
règlement 40/94 a institué une marque communautaire ; entrée en vigueur en avril 1996, cette dernière
constitue un titre unitaire couvrant l’ensemble du territoire de l’Union européenne (encadré 1).
Encadré 1 : Vers une saturation des registres de marques ?
Si les chiffres relatifs au système de Madrid sont restés relativement stables au cours des années, autour de 20 000
dépôts par an, la marque communautaire a par contre connu un succès grandissant, avec 43 000 dépôts dès la
première année, plus de 55 000 pour la seule année 2003 et un stock cumulé d’environ 350 000 à la fin 2003. Le rythme
des dépôts représente actuellement un flux annuel d’environ 60 000 marques nationales, 50 000 marques
communautaires et 20 000 marques internationales. Le stock de marques bénéficiant d’une protection en France est
estimé à près de 800 000.
Pour les offices en charge des marques, les principaux enjeux concernent les délais de délivrance des titres et, à un
moindre degré, les coûts de délivrance. Sur ce dernier point, la montée en puissance de la marque communautaire doit
cependant être gérée dans la durée, sur un horizon de cinq à dix ans car elle va potentiellement de pair avec une baisse
progressive de la charge de travail de l’INPI et car elle induit sans doute un problème de saturation des registres, à
terme. Certes, il est possible de reste sceptique quant à la gravité de ce problème, qui rappelle la remarque d’un
directeur de l’Office américain des brevets et des marques (USPTO), qui affirmait il y a un siècle que son office ne
durerait pas longtemps, dans la mesure où presque tout avait déjà été inventé. Dans la pratique, en outre,
l’augmentation du nombre des marques enregistrées s’accompagne en général d’une restriction du périmètre de
protection. Si ce problème d’un éventuel engorgement des registres de marques ne risque sans doute de se poser que
dans certaines classes de produits, il n’en serait pas moins très problématique car induirait d’importants coûts de
transaction. De nos jours, déjà, la difficulté croissante à trouver une marque disponible dans les pays visés par une
demande d’enregistrement implique de consacrer une part grandissante du budget « marques » des entreprises à des
études de liberté d’exploitation ; cette part atteint ainsi déjà plus du tiers dans le cas de la société L’Oréal2.
Enfin, pour les marques comme pour les brevets, les problèmes posés ne sont pas seulement d’ordre quantitatif et se
posent aussi en termes qualitatifs. Ceci étant, la question de la qualité des titres ne se présente pas de la même
3
manière pour les brevets et pour les marques car elle est moins aisée à cerner dans ce dernier cas. En effet, le critère
usuel concerne le caractère distinctif de la marque pour le consommateur mais si ce caractère est relativement facile à
situer par rapport au produit ou service concerné, il est plus difficile à utiliser par rapport à d’autres marques. Ceci étant
précisé, et tant pour l’INPI que pour l’OHMI, l’examen débouchant sur la délivrance de la marque peut généralement
être qualifié de bonne qualité, et la procédure d’opposition, qui permet aux utilisateurs de demander le rejet d’une
marque concurrente, est très utilisée. Il ne semble donc pas qu’il s’agisse là d’un véritable enjeu prospectif, d’autant
plus qu’en Europe, le degré d’exigence tend à être de plus en plus élevé pour les marques (distinctivité), de même que
pour les dessins et modèles (qualité de la forme).
1
Réunissant les deux accords internationaux que constituent l’Arrangement et le Protocole de Madrid, le système de
Madrid institue un régime simplifié et unique de dépôt d’une marque, dans tout ou partie des Etats membres : 54 Etats
pour l’Arrangement et 62 pour le Protocole, dont certains pays d’Europe centrale et orientale (PECO), les pays
scandinaves, la Grande Bretagne, le Japon et, plus récemment, les Etats-Unis.
2
Cf. l’intervention de François Loos, le Ministre délégué à l'Industrie, au Forum International de la Marque – Empreintes
2005, le 20 octobre 2005, à Bordeaux.
3
Concernant la qualité des brevets, voir ci-après, notamment dans la section III. des chapitres 1 et 2.
17
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
En matière de dessins et modèles, le processus fut pratiquement similaire, avec l’instauration d’un
enregistrement international par le biais de l’Arrangement de La Haye signé en 1925 puis à travers l’Acte de
Genève signé en 1999, qui a abouti au système de La Haye. Enfin, un dessin et modèle communautaire a de
même été institué au plan européen, via le règlement 6/20021. Au sein de l’Union européenne, l’agence en
charge des marques, dessins et modèles est l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI).
2. Le domaine le plus prospectif, pour l’harmonisation de la propriété industrielle : le brevet
Comme, à en juger par les débats actuels, il n’est nullement question d’instituer une marque mondiale,
même à terme, et comme aucun bouleversement ne s’annonce non plus pour les dessins et modèles, les
principaux problèmes en matière de propriété industrielle, dans les 15 ans à venir, devraient bien
davantage concerner le domaine du brevet. Or, par rapport aux marques et aux dessins et modèles, le
processus international d’harmonisation du droit et de convergence des procédures a été beaucoup plus
laborieux en matière de brevets, puisqu’il a fallu attendre 1970 et la signature du Traité de Washington pour
voir se mettre en place un système international de dépôt et de recherche (Patent Cooperation Treaty :
PCT). Avec la signature de la Convention sur le brevet européen (dite Convention de Munich), en 1973, un
système de délivrance de brevets a également été mis en place à l’échelle de l’Europe. Nouvellement créé,
l’Office Européen des Brevets (OEB) a alors été chargé de recevoir les demandes de brevets et d’instruire la
procédure de délivrance aboutissant à un titre éclatant en un faisceau de droits nationaux. Une
harmonisation plus poussée, qui aurait abouti à un brevet communautaire, a jusqu’à présent échoué, bien
qu’une Convention sur le brevet communautaire ait été signée à Luxembourg dès 19752.
a. Une tendance contemporaine au renforcement des régimes de brevet, dans le monde
Ce caractère relativement tardif et laborieux de l’harmonisation internationale, en matière de brevets,
provient en partie de ce qu’il n’est en général pas facile de mettre en évidence des liens clairs entre les
brevets, l’innovation et la croissance macroéconomique dans les pays concernés. Dans le monde, de façon
liée, des phases de renforcement et d’affaiblissement des régimes de brevet alternent de longue date. Un
tel affaiblissement s’est par exemple produit aux Pays-Bas dans les années 1860 ou encore aux Etats-Unis à
partir des années 1920 et pendant la trentaine d’années qui a suivi la deuxième Guerre mondiale. La fin des
années 1970 a cependant vu se manifester un regain d’intérêt pour le brevet, qui a été réinstallé au centre
des mécanismes d’innovation. Il y a une vingtaine d’années, plus encore, un mouvement politique s’est fait
jour aux Etats-Unis pour défendre la compétitivité des entreprises de ce pays et il semble qu’un mouvement
similaire se produise aujourd’hui au Japon. Des organismes publics plus puissants ont été mis en place, tels
que des juridictions centralisées spécialisées en brevet aux Etats-Unis, au Japon et, prochainement, en
Europe3 ou encore tels que l’OEB et l’OMC. A la différence de l’OMPI, qui n’a guère de pouvoir que sur le
plan de l’expertise, l’OMC est ainsi devenue, dès le moment de sa création, un organisme très influent pour
tous les aspects du commerce mondial liés aux droits de PI, du fait du caractère coercitif de ses accords
ADPIC. En particulier depuis la mise en place de ces derniers, la période contemporaine correspond ainsi,
dans l’ensemble, à une phase de renforcement mondial des régimes de brevet, c’est-à-dire à une
harmonisation par le haut, alors qu’il y a encore 10 à 15 ans, la plupart des pays observaient encore des
règles qui leur étaient propres.
b. Une harmonisation conflictuelle mais nécessaire...
Au niveau international, après de longues et difficiles discussions, le traité international signé à Genève en
juin 2000 (Patent Law Treaty : PLT) vise à une harmonisation en matière de formalités et est en train
d’entrer en vigueur. Toujours au niveau international, il convient de signaler la reprise, en 2001, d’un projet
de traité international visant à harmoniser le droit matériel des brevets (Substantive Patent Law Treaty :
SPLT) faisant suite au PLT précité. Jusqu’à présent, les discussions concernant le SPLT, effectuées dans le
cadre de l’OMPI, ont abouti à une impasse totale marquée en particulier par de fortes oppositions entre,
d’un côté, les Etats-Unis et, de l’autre, l’Europe et le Japon (voir l’encadré 2, ci-après), ainsi qu’entre, d’une
part, les pays industrialisés et, de l’autre, les pays en voie de développement ou les moins avancés. Les
assemblées générales de l’OMPI tenues à l’automne 2004 n’ont pu que constater ce profond désaccord,
principalement celui qui oppose les pays en voie de développement aux pays industrialisés. La proposition
1
Quant au certificat d’obtention végétale (COV), il existe au plan communautaire depuis 1994.
Ces aspects européens, en liaison notamment avec l’OEB, sont détaillés ci-après, dans le chapitre 2.
3
Aux Etats-Unis, la Cour d’appel du circuit fédéral (CAFC) a été créée en 1982. Au Japon, la cour d'appel de la propriété
intellectuelle («Haute Cour de la propriété intellectuelle») a été instituée en avril 2005, afin de garantir un traitement
plus efficace et plus rapide des litiges de propriété intellectuelle. En Europe, une solution équivalente est en projet (cf.,
plus loin, la section II. du chapitre 2).
2
18
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
de l’Argentine et du Brésil, soutenue par de très nombreux pays, en vue de l’établissement d’un plan
d’action de l’OMPI pour le développement a cristallisé cette opposition. Ces pays exigent que tout futur
traité en matière de propriété intellectuelle, en particulier dans le domaine des brevets, prenne en compte
leurs problèmes de développement et leurs spécificités, en particulier en matière de savoirs traditionnels,
de folklore, de ressources génétiques ou de santé publique1.
c. ... face à la progression mondiale du nombre des dépôts
Or, il est urgent de simplifier et d’harmoniser au niveau international le système des brevets. Organisée par
l’OMPI en mars 2002, une Conférence sur le système international des brevets laissait craindre une
explosion du système, par suite d’une croissance quasi exponentielle du nombre de dépôts de brevets –
notamment au titre du PCT. Certes, les données plus récentes ont conduit à nuancer fortement ce
diagnostic d’une croissance incontrôlée et explosive. Après avoir récemment revu ses prévisions, l’OMPI ne
parle désormais plus d’une croissance quasi exponentielle du nombre de dépôts de brevets – notamment
au titre de la procédure PCT – mais d’un trend de + 4 % par an. En effet, comme l’ont confirmé les chiffres de
l’OEB, il y a eu un ralentissement à la fin 2002. Il y a toutefois un redémarrage depuis 2003, même si les
demandes de brevet par la voie PCT progressent moins fortement qu’auparavant. En outre, même dans
l’éventualité d’une très forte progression du nombre des dépôts de brevet, un office tel que l’OEB pourrait
sans doute trouver une parade et réguler le système à sa propre échelle, par exemple en augmentant ses
tarifs, ce qui renvoie à la question des coûts. En fait, les enjeux soulevés concernent non seulement les
coûts mais aussi la qualité des brevets délivrés et le champ du brevetable (encadré 2, ci-dessous).
Encadré 2 : Harmonisation internationale des brevets : des enjeux en termes de coût, de qualité et
concernant le champ du brevetable
Lancé en mai 2001 au sein du comité permanent du droit des brevets (SPC) de l’OMPI, le projet de traité
d’harmonisation du droit matériel des brevets (SPLT) concerne surtout les critères de brevetabilité, l’appréciation de la
portée des revendications et les modalités d’un délai de grâce. Un tel délai permet à un inventeur, pendant un temps
donné, de divulguer son invention avant de déposer une demande de brevet, sans que cette divulgation ne mette en
cause la nouveauté de l’invention. L’obtention d’un délai de grâce, au plan international, permettrait en particulier
d’améliorer la compatibilité entre, d’un côté, les systèmes qui, en Europe et dans la plupart des autres pays, font
prévaloir les inventeurs qui déposent les brevets en premier (principe du premier déposant) et, de l’autre, les systèmes
qui, comme surtout dans le cas des Etats-Unis, donnent la primauté à ceux qui effectuent leurs inventions en premier
(principe du premier inventeur).
A l’échelle de la planète, plus généralement, il demeure déraisonnable et fort coûteux de demander à une cinquantaine
d’offices de brevet d’effectuer en parallèle, chacun de leur côté et à leur manière propre, les mêmes tâches concernant
la recherche d’antériorité et l’examen des brevets. Le brevet mondial, dans cette optique, ne vise pas forcément à
constituer un brevet dont la validité s’appliquerait à l’ensemble du monde – un tel objectif ne serait guère envisageable
qu’à extrêmement long terme – mais plutôt un brevet qui, délivré dans un pays donné, serait également accepté en tout
ou partie, le cas échéant en complétant l’examen initial, dans quelque 80 autres pays. Entre des pays ou groupes de
pays tels que les Etats-Unis, l’UE ou le Japon, cette question est en général abordée sous l’angle de la reconnaissance
mutuelle ; il s’agit là d’un projet de long terme et qui n’est pas encore vraiment sur la table. Ce projet risque de poser
des difficultés tant que certains objets sont considérés comme brevetables dans l’un de ces pays mais pas dans tel
autre, ainsi des méthodes d’affaires (business methods), qui peuvent être brevetées aux Etats-Unis mais pas en
Europe.
La question de l’harmonisation ne renvoie ainsi pas qu’à des règles de droit. Elle concerne aussi les comportements des
différents offices à partir des mêmes règles, ce qui renvoie à leur mode de fonctionnement, à la façon dont ils effectuent
leurs recherches d’antériorité, dont ils apprécient les critères de brevetabilité, au temps dont ils disposent pour cela,
etc. A cet égard, une question intéressante concerne la réforme du PCT mise en œuvre depuis le 1er janvier 2004 et ses
effets possibles, par ricochet, sur l’OEB2. L’enjeu sous-jacent est celui du contrôle de la qualité. En effet, il est possible
d’imaginer un système complètement décentralisé dans lequel les recherches d’antériorité et l’examen seraient
effectuées tantôt par tel office national, tantôt par tel autre : le résultat serait une reconnaissance mutuelle a minima,
sans harmonisation de la qualité. Une alternative préférable serait une reconnaissance mutuelle plus exigeante, avec
un contrôle du niveau de qualité. Il est également possible d’imaginer un monde dans lequel un certain nombre
d’offices – peut-être trois ou quatre, peut-être plus – seraient suivis par les autres offices dans leurs décisions de
délivrer ou non les titres.
Au total, la question posée consiste surtout à savoir comment et jusqu’à quel point il faut coordonner et
harmoniser l’action des différents offices de brevet, sachant qu’un brevet mondial uniforme ne profiterait
pas de la même manière à l’ensemble du monde. Elle porte ainsi sur deux registres majeurs. En premier
1
2
Ces points sont précisés ci-après, dans la section IV. du présent chapitre.
Ce point est développé ci-après, à propos du cadre européen en matière de propriété industrielle (chapitre 2).
19
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
lieu, elle porte sur le niveau du cadre institutionnel envisagé : sera-t-il mondial (via l’OMPI ou non) ou
plutôt par grandes régions (telle que l’UE) ou encore plus réduit encore ? En second lieu, l’incertitude
concerne le contenu des accords, avec notamment les questions relatives aux brevets (coûts, qualité,
champ du brevetable) mais aussi la possibilité d’accords impliquant d’autres outils de propriété
intellectuelle.
Enfin, sur ces questions et bien d’autres encore, la situation présente et future est marquée par l’apparition
d’un nouvel acteur majeur, à savoir la société civile, autour d’organisations non gouvernementales (ONG)
spécialisées et connaissant souvent bien ces sujets. Ces ONG mettent sous une étroite surveillance les
négociateurs et les décideurs internationaux, pour lesquels elles constituent désormais des partenaires à
part entière et auxquels il convient de rendre des comptes.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H11 : Une harmonisation large, au sein de l’OMPI, avec divers volets, au delà du brevet
Dans l’état actuel des négociations, en particulier concernant l’harmonisation en matière de brevet, une
hypothèses d’évolution envisageable passe par la reprise des pourparlers autour d’une forme ou une autre
de traité d’harmonisation du droit matériel des brevets (SPLT) et une évolution débouchant
progressivement sur une harmonisation du système de délivrance des brevets dans le monde entier, via la
signature d’un traité au sein de l’OMPI. Compte tenu des positions adoptées par certains pays, notamment
du côté des PVD, il s’agit toutefois d’une harmonisation large, c’est-à-dire comportant divers volets allant
bien au delà du seul domaine du brevet et passant sans doute par l’apparition de nouvelles formes de
protection de la PI. Par suite, il s’agit en fin de compte d’un tout autre traité, c’est-à-dire d’une sorte
d’ADPIC revu et corrigé.
H12 : Un accord limité au seul brevet, en dehors de l’OMPI, dans la mouvance des pays industriels
Dans une deuxième éventualité, le processus d’harmonisation ne parvient pas à être relancé sur une
échelle aussi vaste et il s’effectue sur une moindre échelle, par grandes régions telles que l’Europe. Dans ce
cas de figure, chaque groupe de pays concerné redéfinit la question à son propre niveau, via un accord
limité au seul brevet (traité de type SPLT) mais en dehors du cadre de l’OMPI. En ce sens, l’alternative à la
mondialisation des brevets est alors une sorte de régionalisation des brevets, dans la mouvance des seuls
pays industriels, autour des pays de l’actuel G8, sans doute même avec des pays émergents tels que la
Chine. Les pays du Sud se révèlent ainsi divisés, face à la relative unité des pays du Nord.
H13 : Une reconnaissance mutuelle des titres délivrés, entre un petit nombre de pays ou bien
(variante H14) l’abandon du cadre multilatéral, le règne des accords bilatéraux
- A défaut des deux solutions qui viennent d’être présentées, les négociations menées dans le cadre du
SPLT limitent leurs ambitions, comme le préconisent les trois principaux offices de brevets et les
industriels d’Europe, du Japon et des Etats-Unis, ainsi que de nombreuses organisations non
gouvernementales (ONG). Les pays émergents ou en voie de développement refusent totalement d’y
participer.
- Selon une variante plus radicale, dans laquelle le système des brevets fait l’objet d’attaques virulentes et
tend à être remis en cause de manière frontale, le cadre multilatéral tend à être abandonné, au profit de
simples accords bilatéraux. En particulier lorsqu’ils sont signés par tel pays du Nord et tel pays en voie de
développement, ces accords bilatéraux n’impliquent pas nécessairement une reconnaissance mutuelle.
II. La position des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral
Correspondant à des biens et services très divers (livres, journaux, revues, émissions de radio et de
télévision, disques et enregistrements sonores, films de cinéma, spectacles théâtraux, publicité, logiciels),
le cœur des industries culturelles se caractérise de nos jours par de considérables enjeux économiques.
Ainsi définies, les industries du copyright constituent aux Etats-Unis depuis 1996 le premier poste à
l’exportation – devant l’automobile, l’agriculture et l’aérospatiale – et si elles n’y représentent encore à
elles seules qu’un peu plus de 5 % du PIB, cette part y a gagné près de deux points de pourcentage depuis
la fin des années 1980, ce qui dénote une très forte croissance1. Concernant ce dernier indicateur, une
1
Voir l’article « La défense de la diversité culturelle passe par la création d’industries locales », Le Monde, 2 décembre
2003, p. V. Avec une définition étroite de ce secteur, le ratio est passé aux Etats-Unis de 3,3 % du PIB en 1989 à 5,24 %
20
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
estimation du même ordre a également été mentionnée pour l’Europe des Quinze1. Le débat sur la diversité
culturelle comporte ainsi également un important volet économique, en compris en termes de compétitivité
internationale. Au delà des seuls biens culturels au sens étroit, c’est-à-dire des oeuvres littéraires et
artistiques au sens le plus traditionnel, d’importants enjeux du droit d’auteur et des droits voisins portent
en outre sur d’autres types de services en plein développement. De nouvelles formes de créations de
l’esprit telles que les logiciels, les oeuvres multimédia sur Internet ou – au moins en Europe – les bases de
données bénéficient ainsi du régime de la propriété littéraire et artistique. De manière générale, l’un des
principaux traits généraux de ce régime est l’absence de formalités d’enregistrement car les ayants droit
bénéficient d’une protection automatique à ce titre, pourvu que les oeuvres concernées soient considérées
comme originales. Cette absence contribue à expliquer que le droit d’auteur et les droits voisins aient
acquis une plus large portée au plan international qu’un droit de propriété industrielle tel que le brevet, qui
implique, lui, une procédure d’enregistrement.
1. Les tendances générales de l’harmonisation internationale du droit d’auteur et des droits
voisins
a. Une harmonisation plutôt synonyme d’un renforcement des protections, là encore
Au plan international, la propriété littéraire et artistique repose sur des fondations déjà anciennes, avec la
convention de Berne (adoptée en 1886), comme rappelé précédemment. Ses prémisses restent toutefois
rarement remises en cause, de sorte qu’au fil des ans, elle est devenue une sorte de patchwork et se trouve
actuellement en décalage par rapport aux finalités historiques majeures de cette protection2. En la matière,
en tout cas, comme dans le cas de la propriété industrielle, la tendance générale du cadre juridique
multilatéral rime avec une universalisation de la protection juridique, c’est-à-dire avec un renforcement des
protections. Par exemple, la durée de la protection par le droit d’auteur résulte d’une sorte de surenchère.
Alors qu’en vertu d’une révision de la convention de Berne effectuée en 1908, cette durée était jusqu’alors
de 50 ans après la mort de l’auteur, les Européens – via la directive 93/98/CEE relative à l’harmonisation de
la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins – ont déclenché une harmonisation par
le haut, en la faisant passer à 70 ans – durée qui s’appliquait auparavant déjà dans des pays tels que
l’Allemagne et le Portugal –, sans guère se poser la question des conséquences susceptibles d’en découler.
Les Etats-Unis ont alors répliqué en adoptant eux aussi cette durée de 70 ans3, à travers le Sonny Bono
Copyright Term Extension Act de 1998, même si, indépendamment de l’Europe, des intérêts spécifiques liés
à la société Disney expliquent aussi cette décision américaine. Outre-Atlantique, quoi qu’il en soit, la durée
de protection du copyright a été accrue sans même qu’aucune étude ait montré l’impact positif d’un tel
allongement sur le retour sur investissement et donc sur l’incitation à créer. Très perceptible au cours des
quinze dernières années (encadré 3, ci-dessous), la tendance au renforcement des protections n’est en tout
cas pas une fatalité et peut à tout le moins s’atténuer de temps à autre ; à titre d’exemple, il serait pensable
que l’harmonisation concerne également les régimes d’exception, au cours des quinze années à venir.
Encadré 3 : Les principales étapes récentes de l’harmonisation des droits de propriété littéraire et
artistique
Dans la période récente, le processus d’harmonisation des droits de propriété littéraire et artistique est jalonné par un
certain nombre de textes et d’accord internationaux. En 1988, le livre vert européen sur les droits d’auteur face aux
défis technologiques exposait l’essentiel des problèmes repris par la suite dans les accords ADPIC (GATT/OMC) signés
en 1994, puis dans le livre vert européen sur les droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information
(1995). Ce dernier a conduit à l’adoption de mesure anti-contrefaçon, via deux traités adoptés par l’OMPI en 1996 : un
traité relatif au droit d’auteur (le WIPO Copyright Treaty ou WCT) et un traité concernant les droits voisins, c’est-à-dire
les interprétations-exécutions et les phonogrammes (WIPO Performances and Phonograms Treaty ou WPPT). Ces deux
traités visaient notamment à adapter le cadre juridique du droit d’auteur aux nouvelles technologies, comme ceci a été
fait aux Etats-Unis dans le Audio Home Recording Act de 1992, qui comprenait des mesures de protection technique sur
en 2001 ; avec une définition plus large tenant compte de secteurs connexes, il y a progressé de 5,8 % en 1989 à près
de 7,8 % en 2001 ; cf. Siwek, S., « The Measurement of ’’Copyright’’ Industries : the US Experience », Review of
Economic Research on Copyright Issues, vol. 1, n° 1, juin 2004, p. 17-25.
1
Selon une étude commanditée par la Commission européenne et rendue disponible en novembre 2003, les industries
fondées sur le droit d’auteur et les droits dérivés représentent plus de 5,3 % du PIB communautaire. Sans précisions
sur le périmètre considéré, la part correspondante est évaluée à environ 6,7 % au Brésil, 5,6 % aux Pays-Bas, 5,1 % en
Finlande et 3,3 % en Australie ; cf. Idris, K., La propriété intellectuelle, moteur de la croissance économique, résumé en
français d’un ouvrage publié en 2003 sous le même titre, en anglais, par le directeur général de l’OMPI (p. 23).
2
Cet argument est développé ci-après, à propos de la dimension européenne (section IV du chapitre 2).
3
Encore s’agit-il d’une durée minimale. Par exemple, les œuvres créées avant 1978 et toujours protégées ont vu leur
délai de protection être étendu à 95 ans à partir de la date du décès de leur créateur.
21
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
les appareils à cassettes audio-numériques puis dans le débat autour de la loi américaine sur le respect du copyright,
sous l’administration Clinton, du livre blanc « Intellectual property and the national information infrastructure », en
1995, au Digital Millennium Copyright Act, adopté en 1998.
Ce mouvement se retrouve également dans la tendance de l’Union européenne à vouloir établir, en 1995, un système de
mesures juridiques de protection des mesures techniques, c’est-à-dire pour empêcher le contournement des moyens
techniques servant à protéger les œuvres. Posé par le traité WCT de l’OMPI en 1996, le principe a par la suite été
décliné non seulement en Europe, par la directive 1998/84/CE sur la protection juridique des services à accès
conditionnel et des services d’accès conditionnel (c’est-à-dire la télévision payante) mais aussi, par la suite, aux EtatsUnis (Digital Millennium Copyright Act de 1998) et dans d’autres pays tels que le Japon et la Nouvelle-Zélande. A cet
égard, il faut surtout mentionner la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et
des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), qui vient d’être transposée en France et qui comprend la
protection juridique des mesures techniques, en rendant passible de sanction non seulement le contournement de
mesures techniques de protection des œuvres mais aussi la distribution de tout logiciel ou système permettant de les
contourner, ainsi que toute publicité faite à leur égard. Enfin, il faut renvoyer à la directive européenne anti-contrefaçon
adoptée en avril 2004 (directive 2004/48/CE), qui vise à faire respecter aussi bien la propriété littéraire et artistique
que les brevets, les marques, ainsi que les dessins et modèles, mais dont les aspects les plus controversés portent sur
les industries culturelles et principalement celles de la musique et du film. Au total, l’ensemble de ces dispositifs est en
train de s’appliquer à plus de 150 pays.
b. Les traités internationaux à venir : des controverses tant sur le contenu que sur le cadre approprié
Au cours des quinze prochaines années, d’autres traités internationaux sont envisageables en matière de
propriété littéraire et artistique. Les incertitudes à ce sujet concernent tant le contenu que le cadre
approprié. De son côté, l’OMPI, via son comité permanent sur le droit d’auteur et les droits voisins,
s’occupe en particulier d’un projet de convention concernant les droits des artistes-interprètes, des
producteurs de phonogrammes ou vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle. En
matière d’audiovisuel, justement, la configuration d’ensemble rappelle fort celle qui a été évoquée
précédemment, à propos des brevets : ce projet de traité, qui est soutenu en particulier par l’Europe et les
Etats-Unis, s’est en effet heurté, à l’automne 2004, à l’opposition des pays en voie de développement
(PVD). Soutenus par certaines organisations non gouvernementales (ONG) et au nom de l’accès du public à
la culture, les pays du Sud refusent en particulier que les droits des radiodiffuseurs soient étendus dans le
domaine de la transmission via Internet (webcasting). Quant au chantier des bases de données, le point
frappant est le fait que les Etats-Unis n’en veulent pas1, ni pour eux ni pour les autres pays. De manière
générale, en effet, ils font en sorte d’empêcher l’émergence d’un droit international avec lequel ils se
trouveraient en désaccord. Pour cette même raison, ils ont réintégré les débats de l’Organisation des
Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), à l’automne 2003, comme rappelé ciaprès. Le rôle de l’UNESCO se révèle ainsi fort controversé dans ce contexte, en particulier sur des sujets
touchant aux rapports Nord/Sud. L’OMPI n’est pas non plus exempt de critiques, dès lors qu’il ne dispose
d’aucun moyen pour sanctionner les violations de la Convention de Berne. Quant à l’OMC, par contre, elle
dispose d’un Organe de règlement des différends (ORD) entre pays membres permettant de faire appliquer
le droit international mais son orientation dominante diffère nettement de celle de l’OMPI ou de l’UNESCO
car elle vise avant tout à libéraliser le commerce international, notamment dans le cadre de l’Accord général
sur le commerce des services (AGCS), accord-cadre de l’OMC signé en 1994.
2. L’enjeu majeur sur le plan prospectif : le statut même des biens culturels
En termes prospectifs, par suite, la question centrale porte sans doute sur le statut même des biens (et
services) culturels, au sens des biens produits par les industries culturelles et même au delà car toute la
création culturelle ne se traduit pas par des échanges marchands. Jusqu’à présent, en tout cas, les biens
culturels échappent temporairement au champ de compétence de l’OMC, bien que la tendance en cours
pousse à les faire circuler d’un pays à l’autre comme n’importe quelle marchandise. Le débat sur la
diversité culturelle prend ici tout son sens. Il renvoie en particulier au souci de nombreux Etats de pouvoir
maintenir leurs propres règles en la matière, sachant que, dans un pays comme la France, des industries
telles que celle du cinéma ou de l’audiovisuel évoluent actuellement dans un univers très réglementé. En
France, de ce point de vue et au delà de tel ou tel secteur, il existe au sujet de la diversité culturelle une
large convergence d’intérêt entre les différentes industries culturelles. Notre pays peut donc se réjouir que,
dans le cadre de l’UNESCO, une déclaration sur la diversité culturelle ait été votée à l’unanimité, en 2001,
afin notamment de ne pas laisser le droit de la concurrence primer sur la préservation des biens culturels et
1
Certes, ils ont beau jeu d’objecter qu’une protection des bases de données à travers un outil spécifique (droit sui
generis) – comme ceci est le cas dans l’UE depuis 1996– conduit à trop restreindre l’accès aux données publiques.
22
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
de l’expression artistique. A l’automne 2003, un projet de convention visant à rendre juridiquement
contraignantes de telles dispositions y a été lancé, ce qui a suscité une très vive opposition de la part des
Etats-Unis, qui ont pourtant jugé l’affaire suffisamment sérieuse pour retourner dans l’enceinte de
l’UNESCO, après s’en être absentés depuis 1984. Le texte débattu à ce propos, intitulé « Convention sur la
protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », a pourtant été adopté en octobre
2005, par 148 voix pour, deux voix contre (les Etats-Unis et Israël) et quatre abstentions.
Toutes les incertitudes ne sont cependant pas levées pour autant, loin s’en faut, car, le temps que cette
convention entre en vigueur, les Etats-Unis s’efforceront sans doute de la contourner en négociant divers
accords bilatéraux avec des pays dépourvus d’industries culturelles fortes. Ce pays, dont les industries
culturelles sont à l’évidence dominantes, a tout intérêt à une libéralisation dans ce domaine, afin d’écouler
à l’étranger des biens culturels déjà largement amortis sur son marché intérieur. Actuellement, déjà, sa
politique consiste à assurer cette suprématie à travers des traités commerciaux bilatéraux comportant à
chaque fois un volet sur la propriété intellectuelle, de même que via des accords régionaux et des
négociations menées dans le cadre de l’OMC. Aux termes de la convention évoquée, certes, il est prévu qu’à
l’avenir, un éventuel litige entre Etats sur les questions liées à la diversité culturelle conduise à des
procédures de conciliation traitées au sein de l’UNESCO. Il n’en reste pas moins qu’en matière d’industries
culturelles et notamment dans le secteurs de l’audiovisuel et du cinéma, la compétence de cet organisme
semble promise à demeurer contestée par l’OMC. Or, à l’horizon 2020, il s’agit de choix qui conditionnent
l’avenir de façon décisive car libéraliser le commerce des biens culturels ou, à l’inverse, accorder un statut
d’exception en faveur des biens culturels impliquera des effets assez largement irréversibles.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H21 : Un clair statut d’exception en faveur des biens culturels (accord à l’UNESCO tendant à
prévaloir)
Suite à l’entrée en vigueur de l’accord obtenu à l’UNESCO à l’automne 2005, un clair statut d’exception est
accordé aux biens culturels. Concernant les litiges internationaux relatifs aux industries culturelles, cette
nouvelle norme internationale peut être invoquée à l’OMC, face à son organisme de règlement des
différents ou bien lors de futures négociations sur son Accord général sur le commerce des services (AGCS),
c’est-à-dire dans le cadre de son processus de libéralisation du commerce des services. Cette configuration
peut être facilitée par l’entrée de l’OMC dans une crise durable, dans le prolongement des blocages déjà
apparus lors du sommet de Cancun en septembre 2003. La sanctuarisation du principe de diversité
culturelle devient alors effective et permet bel et bien de préserver ou de développer les systèmes
nationaux d’aide, comme dans le domaine du cinéma.
H22 : La libéralisation du commerce des biens culturels (un rapport de forces plutôt en faveur de
l’OMC)
Une hypothèse de rupture correspond au contraire à l’inclusion de plus en plus nette des biens culturels
dans le champ de compétence de l’OMC, éventuellement via un accord dans cette enceinte. Elle a
cependant d’autant plus de chances de se manifester que, jusqu’à présent, les PVD n’ont jamais mis les
biens culturels au centre de leurs revendications. Elle découle aussi d’une grande difficulté pratique à
rendre contraignant l’accord obtenu à l’UNESCO sur la diversité culturelle, en raison de l’opposition d’un
pays tel que les Etats-Unis. A terme, il en découle une remise en cause des dispositifs publics de politique
culturelle tels que le système français de financement du cinéma par avance sur recettes. Le droit d’auteur
tend nettement à voir s’estomper son traditionnel caractère personnaliste et évolue clairement en direction
du copyright, plutôt à l’avantage des exploitants (producteurs ou distributeurs).
H23 : Le statu quo, pas d’avancée réelle à l’UNESCO et nouvelle exception temporaire accordée à
l’OMC
Enfin, un cas de figure intermédiaire, qui revient en quelque sorte à prolonger le statu quo actuel,
correspond à une situation dans laquelle l’accord obtenu à l’UNESCO à l’automne 2005 ne conduit pas
vraiment à clarifier le statut des biens culturels. De facto, une nouvelle exception temporaire se trouve
accordée aux biens culturels, ce qui revient à dire que les biens culturels ne se trouvent pas définitivement
écartés de l’OMC. En d’autres termes, la bataille pour la diversité culturelle tend à perdurer, sans tendance
nette.
23
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis
Dans le cadre de cet exercice de prospective, les Etats-Unis constituent le seul pays faisant l’objet d’une
variable-clé spécifique, en raison de leur poids prédominant et de leur considérable pouvoir d’influence.
Dans l’absolu, cette place primordiale du cas américain ne devrait pas occulter l’importance majeure
d’autres pays tels que le Japon, d’autant plus que ce dernier a dernièrement conçu et mis en place une
stratégie tout à fait résolue et remarquable, dans le but déclaré de faire du pays nippon « une nation fondée
sur la propriété intellectuelle »1. D’ici une quinzaine d’années, ceci étant, il est probable que le modèle du
Japon, actuellement influent, doive s’aligner en partie sur les modèles d’autres pays, parmi lesquels la
Chine pourrait figurer. Même actuellement et malgré ses originalités, cette stratégie japonaise peut
sembler, à bien des égards, constituer un écho des mesures prises aux Etats-Unis, depuis un quart de
siècle, dans le domaine général de la propriété intellectuelle. Quant aux Etats-Unis eux-mêmes, il ne fait
guère de doute que, d’ici une quinzaine d’années, ils continueront de constituer une zone très protectrice
sur le plan de la propriété intellectuelle. Pour ce pays, il est choisi de mettre surtout l’accent sur les brevets
car cet outil de propriété intellectuelle se trouve porteur d’enjeux particulièrement lourds. Plus
précisément, les questions qui méritent le plus d’être posées portent en fait non seulement sur les limites
du brevetable – et ce, sous le double angle du champ couvert par le brevet et des conditions de
brevetabilité – mais aussi, de façon liée, sur la qualité des brevets délivrés outre-Atlantique.
1. Les limites du brevetable : le champ couvert par le brevet et les conditions de
brevetabilité
L’importance de l’enjeu sous-jacent découle de ce que, compte tenu du rôle économique des Etats-Unis,
tout décalage entre ce pays et les autres, concernant le champ du brevetable et la qualité des titres
délivrés, induit pour les entreprises desdits autres pays des difficultés d’adaptation dans les domaines
concernés. Plus encore, certaines indications donnent à penser que les Etats-Unis, malgré les tendances
isolationnistes dont ils font parfois preuve, y compris de la part de leurs industriels, s’activent à exporter
dans le reste du monde leurs conceptions en la matière.
a. Une politique visant à exporter dans le reste du monde les conceptions américaines en la matière
Les Etats-Unis semblent ainsi s’efforcer d’obtenir partout dans le monde la reconnaissance automatique
des brevets délivrés par leur office de brevet (l’USPTO). Cette tendance est en particulier attestée par le fait
qu’ils concluent de nombreux accords bilatéraux avec certains pays, ce qui leur permet d’y faire reconnaître
leurs brevets et, plus largement, au delà des seuls brevets, d’étendre la portée géographique de leur
système de propriété industrielle et d’arriver en position de force au moment où les négociations
s’étendent à l’échelon multilatéral. A cet égard, certes, il faut distinguer entre, d’un côté, l’attitude des
Etats-Unis vis-à-vis de « petits » pays en voie de développement, qui conduit en effet assez largement à y
exporter le modèle américain et, de l’autre, leur attitude vis-à-vis des pays ou groupes de pays plus
puissants et de plus grande taille (UE, Japon ou Chine), qui est d’une tout autre nature, compte tenu des
rapports de force.
De plus, les Etats-Unis se révèlent également désireux d’étendre au reste du monde leurs conceptions sur
le domaine brevetable. Cette tendance se manifeste ainsi à propos du projet – évoqué précédemment – de
traité d’harmonisation du droit matériel des brevets (SPLT), dans le cadre de l’OMPI. Les Etats-Unis mettent
en effet en avant leur conception selon laquelle une invention, pour être brevetable, n’a pas à revêtir de
caractère technique, alors que l’Europe que le Japon continuent de défendre le critère traditionnel de la
technicité et, de façon liée, de la capacité de l’invention considérée à avoir une application industrielle.
b. Un champ a priori ouvert à tout secteur d’activité, en référence à un critère large d’utilité
Aux termes de la loi américaine, le critère pertinent est en effet plutôt celui – plus large – de l’utilité. Ainsi
les Etats-Unis acceptent-ils a priori la brevetabilité des logiciels en tant que tels (depuis l’arrêt pris par la
Cour suprême en 1981, dans l’affaire Diamond versus Diehr), alors qu’en Europe, les textes n’autorisent que
celle de certaines inventions mises en œuvre par ordinateur, à savoir celles qui présentent un « effet
technique ». Il en découle de même que, en particulier pour des secteurs de services tels que la banque,
l’assurance ou le commerce sur Internet, les méthodes d’affaires (business methods) sont considérées
comme brevetables en soi aux Etats-Unis, tandis qu’elles ne peuvent en principe pas être brevetées en
Europe et ne peuvent l’être au Japon qu’à certaines conditions renvoyant à la dimension technologique de
l’invention considérée. Cette situation s’explique également par le fait qu’aux Etats-Unis, l’évolution est
1
A ce propos, voir l’encadré 49, ci-après, dans le chapitre 8.
24
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
essentiellement de nature jurisprudentielle. La conception qui y prévaut est que le champ du brevetable ne
doit pas être restreint a priori – notamment en vertu d’une tradition d’ouverture à la nouveauté –, quitte à
devoir corriger certains excès après coup. Ceci est illustré par le cas des biotechnologies, où la brevetabilité
s’est notablement accrue depuis le début des années 1980. Dans ce domaine, l’un des principaux
problèmes posés concerne le fait qu’aux Etats-Unis, des brevets sont accordés sur des séquences
génétiques, alors que de sérieux arguments plaident pour placer ces dernières dans le domaine public.
2. La qualité des brevets délivrés outre-Atlantique : vers un relèvement des exigences ?
Compte tenu de ces particularités du cas américain, le débat contemporain porte très largement sur la
qualité des brevets qui sont délivrés aux Etats-Unis. Cette question complexe ne se laisse pourtant pas
apprécier aisément, compte tenu des difficultés pratiques liées à la définition des critères pertinents.
a. Des conditions de brevetabilité appliquées avec une rigueur inégale
Pour juger de la qualité d’un système de brevets, il est possible de se référer au taux de délivrance (encadré
4, ci-dessous). Il convient également de se fonder sur le taux de brevets avalisés par les juges : si la validité
des brevets est le plus souvent confirmée dans les tribunaux, alors le système considéré peut être
considéré comme cohérent, alors que si un fort pourcentage des brevets sont rejetés, alors le « filtre »
opéré par l’office de délivrance peut être considéré comme trop large. Là encore, cependant, il n’est pas
non plus suffisant de s’en tenir à une comparaison des taux de confirmation par les tribunaux, d’autant plus
que ces taux se révèlent, du reste, généralement plutôt élevés.
Encadré 4 : Quid du taux de délivrance comme indicateur de la qualité des brevets ?
En première analyse et toutes choses égales par ailleurs, plus un brevet a une probabilité moyenne d’être délivré, et
plus le système en question constitue un système d’enregistrement automatique et non un vrai système d’examen.
Sachant que le taux de délivrance des brevets est en moyenne nettement plus élevé aux Etats-Unis qu’en Europe et au
Japon1, puisqu’il a avoisiné 90 % outre-Atlantique dans les années 1980 et 1990, soit environ 25 points de pourcentage
de plus que le taux observé à l’OEB à la même époque2, le système américain peut être présumé de moindre qualité. En
seconde analyse, ceci étant, un taux de délivrance élevé ne constitue pas toujours forcément un signe de laxisme et
deux systèmes nationaux ne peuvent être comparés uniquement sur la base de tels taux. A titre d’exemple, le taux
moyen de délivrance est beaucoup plus faible à l’Office allemand des brevets et des marques (Deutsches Patent- und
Markenamt : DPMA) que chez son homologue français, l’INPI (près de 90%), ce qui pourrait laisser entendre que le
DPMA repose sur un examen relativement sélectif3. En réalité, cette situation renvoie aussi très largement au fait qu’un
grand nombre de brevets déposés auprès de l’office allemand ne présentent pas un grand intérêt, ce qui tient aux
particularités du système allemand des inventions de salariés, qui incite les entreprises à déposer un plus grand
nombre de demandes de brevets, pour des raisons institutionnelles (cf. ci-après, le chapitre 5). Ceci étant, le fait est
qu’un office national tel que l’INPI ne comporte plus de vrai système d’examen, c’est-à-dire d’examen complet des
demandes de brevet, à la différence de son homologue allemand, le DPMA. En France, cet abandon remonte à 1968 et
les experts sont généralement d’avis qu’il serait une erreur de remettre en cause ce choix politique, d’une part car une
telle mesure conduirait à renchérir le coût d’obtention des brevets à l’INPI – notamment pour les PME – et, d’autre part,
dès lors que les enjeux majeurs se situent désormais au plan européen, à l’OEB. En outre, si le système français ne
comporte plus d’examen complet, il fournit cependant au déposant un rapport de recherche établi par l’OEB et même,
depuis juillet 2005, un « rapport de recherche élargi » (RRE) incluant non seulement une liste des antériorités
susceptibles de remettre en cause la validité de l’invention considérée mais aussi, désormais, une évaluation de sa
brevetabilité, comme ceci est le cas pour les demandes effectuées dans le cadre de la procédure internationale (PCT) ou
dans le système européen (OEB).
Il est également possible de tenir compte de « signaux faibles » tels que l’appréciation des industriels,
lorsque ceux-ci – comme c’est en particulier le cas dans l’électronique – estiment devoir payer trop de
redevances pour des brevets de faible valeur et compte tenu du coût élevé des procès que ces derniers sont
susceptibles d’engendrer. Certains praticiens reprochent en outre à l’office américain d’accorder des
brevets peu utiles car protégeant des inventions tellement étroites qu’il est facile de contourner les brevets
en question, à travers d’autres solutions techniques ; dans de tels cas, la protection offerte par les brevets
n’exerce qu’un très faible impact sur la concurrence. Les Etats-Unis, à cet égard, ne prennent en
1
Quillen, C.D., Webster, O.H. (2001), « Continuing Patent Applications and Performance of the United States Patent
Office », Federal Circuit Bar Journal, vol. 11, n °1, p. 1-21.
2
Martinez, C., Guellec, D., « Overview of Recent Trends in Patent Regimes in the United States, Japan and Europe », in :
OCDE, Patents, Innovation and Economic Performance, OECD conference proceedings, 2004, p. 127-162.
3
Cf. Gilles Koléda, L’efficacité dynamique du brevet versus son inefficience statique : un compromis utilisant l’exigence
de nouveauté, septembre 2003, p. 17 (http://gskoleda.club.fr/EDvsIS.pdf).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
considération que de façon limitée ce que d’autres pays – en particulier en Europe – appellent la doctrine
des équivalents.
En outre, la question porte non seulement sur la qualité des brevets per se mais aussi sur l’importance
attachée à cette qualité, c’est-à-dire sur le fait que ladite qualité soit considérée comme un objectif prisé ou
non. Or il semble que les Etats-Unis aient délibérément entretenu une dégradation de cette qualité.
Plusieurs experts – économistes et juristes en particulier – y ont affirmé qu’il n’est pas nécessaire que
l’office de délivrance (USPTO) consacre beaucoup d’effort à ses procédures d’examen, dans la mesure où
les tribunaux vont se charger de faire le tri, après coup, parmi le petit nombre de brevets qui en valent
vraiment la peine et, de façon liée, peuvent faire l’objet de litiges.
b. La prise de conscience récente d’une dérive à corriger
Concernant la qualité des brevets, l’appréciation ne saurait donc être que nuancée mais, au total, des
indices concordants dénotent malgré tout qu’outre-Atlantique, les critères de brevetabilité ont
dernièrement été appliqués avec une rigueur inégale, dans l’ensemble. Un tel diagnostic est étayé par les
rapports de diverses autorités, dont principalement la Federal Trade Commission1 et le National Research
Council2. Le débat sur la qualité est ainsi devenu très vif aux Etats-Unis, dont le système de brevet peut être
considéré comme ayant subi une certaine dérive depuis une vingtaine d’années. L’office de brevet (USPTO)
s’y trouve de plus en plus submergé par un afflux de demandes de brevets qu’il n’a plus guère ni le temps
ni les moyens d’examiner convenablement, de sorte qu’une part croissante des problèmes qui en résultent
doivent être réglé par les entreprises entre elles. Par suite, un nombre croissant d’industriels s’y plaignent
d’une prolifération de brevets sans valeur mais problématiques car générateurs de blocages et de litiges
coûteux. Même une firme telle que Microsoft est récemment intervenue dans l’espace public pour critiquer
l’évolution actuelle du système américain des brevets et le recours abusif aux tribunaux3. Le fait est que
Microsoft dépense chaque année près de 100 millions de $ de frais de justice du fait des litiges de brevets
et que, selon les données de l’USPTO, le nombre annuel total des litiges de brevets portés devant les
tribunaux est passé aux Etats-Unis d’environ 1 300 en 1990 à un peu plus de 3 000 en 20044.
c. L’affirmation graduelle d’une tendance réformatrice
Dans ce contexte, plus largement, un grand nombre d’acteurs s’accordent désormais sur la nécessité de
créer une procédure d’opposition plus ou moins comparable à celles qui existent déjà en Europe (voir
l’encadré 5, ci-dessous) ou au Japon et qui permettent à des tiers de contester, auprès de l’office de dépôt,
des brevets déjà délivrés (post-grant opposition). Une proposition de changement législatif allant dans ce
sens a même été lancée au Parlement en octobre 2004, sous le nom de « Patent Quality Assistance Act ».
Cette discussion s’inscrit aussi dans le cadre du « 21st Century Strategic Plan » qui a été annoncé en 2002
par James Rogan – alors sous-secrétaire d’Etat au Commerce et directeur de l’office de brevet (USPTO) – et
qui vise principalement à accélérer la procédure de dépôt de brevet, à réduire le stock de brevets en attente
d’examen et à accroître la qualité générale des brevets accordés. Il reste cependant à savoir si ce
mouvement très réformateur débouchera sur des changements effectifs et, le cas échéant, à quelle
échéance.
Encadré 5 : Quelques différences majeures entre les systèmes d’opposition aux Etats-Unis et en
Europe
Effectuée au sein des offices de brevets, la procédure d’opposition permet à un tiers de contester la validité d’un brevet
sans passer par des décisions en justice. En la matière, la procédure existante aux États-Unis correspond à une
possibilité de réexamen (reexamination), à la demande d’un tiers, et à tout moment après la délivrance du brevet, c’està-dire sans aucune limitation de temps. Ce dernier point fait l’objet de critiques car il implique une certaine lourdeur et
pose des problèmes économiques. En Europe, il est considéré qu’une telle disposition induit trop d’insécurité juridique,
pour les ayants droit. Afin d’éviter le risque d’une telle épée de Damoclès, il a été décidé que dans le système de l’OEB,
les possibilités d’opposition expirent neuf mois après la délivrance du brevet, délai au delà duquel la voie normale
passe par les tribunaux. Ces différences se traduisent par le fait qu’à l’USPTO, le nombre annuel des demandes de
1
Federal Trade Commission, To Promote Innovation: The Proper Balance of Competition and Patent Law and Policy,
2003.
2
National Research Council (2003), Patents in the Knowledge-Based Economy, édité par W. Cohen et S. Merrill, The
National Academies Press, Washington DC.
3
Cf. l’article de Robert A. Guth intitulé « Microsoft adds its voice to call for overhauling patent system », Wall Street
Journal, (CCXLV), 49, 11 mars 2005, p. B5.
4
Cf. la graphique 3 dans le dossier spécial publié par Kenneth Cukier, sous le titre « A market for ideas – A survey of
patent and technology », dans The Economist, 22 octobre 2005 (ici, p. 9 et p. 13).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
1
réexamen se situe autour de seulement 400 à 500 sur un total d’environ 170 000 brevets délivrés (en 2000) , alors qu’à
l’OEB, il a été légèrement inférieur à 3 000 en 2005, sur un total d’environ 53 000 brevets européens délivrés, soit un
taux d’opposition de 5,4 %2. Il en ressort que, de part et d’autre de l’Atlantique, ces procédures demeurent dans
l’ensemble relativement rares.
d. Des exemples récents de reprise en main : les méthodes d’affaires et les biotechnologies
Concernant l’amélioration de la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis, en outre, des changements de
cap se sont déjà produits dans certains secteurs, au cours des années récentes, via une application plus
stricte des trois critères de brevetabilité habituels contenus dans les accords ADPIC (nouveauté, inventivité
et utilité3). Tel a ainsi été le cas pour les méthodes commerciales (business methods), où ce pays a pris un
départ très rapide dès le début des années 1980, avec une forte accélération par la suite. Cette tendance
initiale a cependant suscité maintes critiques puis une reprise en main. Ainsi s’explique que si, selon les
calculs de Quillen et Webster (2001), le taux de délivrance à l’USPTO s’est dans l’ensemble situé en
moyenne entre 87 à 97 %, sur la période 1998-1999, il n’a alors atteint qu’environ 12 à 13 % dans le seul
domaine des méthodes d’affaires, où le nombre des dépôts de brevet est fortement retombé, face à la
restriction du taux de délivrance. Par la suite, cette reprise en main s’est également traduite par la
« Business Methods Patent Initiative », lancée au printemps 2000 par l'USPTO et qui a en particulier
impliqué l’introduction d’un double examen, avec une première délivrance suivie d’un passage
systématique devant un second examinateur.
Une évolution similaire a été observée dans le domaine des biotechnologies. En 2001, via une directive,
c’est-à-dire en adressant des recommandations à ses examinateurs (examination guidelines), l’USPTO a
ainsi conduit à restreindre la possibilité de breveter en la matière, en précisant les exigences requises pour
la largeur revendiquée dans les brevets. Selon ces recommandations, le critère de l’utilité est désormais
considéré comme rempli à la condition que l’utilité de l’invention biogénétique considérée soit « précise,
substantielle et crédible ». En la matière, il s’agit de la sorte d’une sorte de convergence avec la fameuse
directive européenne 98/44/CE, qui exige, pour sa part, une application industrielle concrète. Il se confirme
ainsi que, le cas échéant, les Etats-Unis modifient les limites du brevetable non pas en termes de champ
(technologique) a priori et par la loi, mais plutôt sous l’angle des critères de brevetabilité et par un canal à
la fois jurisprudentiel et réglementaire.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H31 : « More is better », une prolifération de titres délivrés de qualité disparate
Un premier cas de figure correspond à une sorte de statu quo, dans lequel la qualité des titres délivrés aux
Etats-Unis demeure relativement disparate, voire dégradée, et où la quantité des titres délivrés prend le
dessus (« More is better »). Le principal problème réside alors moins dans le mouvement d’extension du
domaine brevetable que dans sa combinaison avec une dégradation de la qualité des titres délivrés. La
résultante de cette extension et de cette baisse de qualité peut produire des effets très imprévisibles.
Négligeant l’examen des titres et acceptant pratiquement toutes les demandes qui sont déposées auprès
de lui, l’USPTO est devenu un simple office d’enregistrement. Par suite, il est cependant probable que les
titres qu’il délivre perdent de leur valeur sur les marchés technologiques internationaux, où les acteurs
tendent à ne plus guère se fier qu’à des titres également délivrés par des offices en Europe et au Japon. Les
Etats-Unis, en laissant proliférer des titres délivrés de qualité disparate, prennent en outre le risque de
conduire chez eux, à la longue, à inhiber l’innovation plus qu’à la stimuler mais, malgré tout, ils confortent
en même temps leur avance technologique et compétitive initiale, en empêchant leurs concurrents de
contester leurs positions.
H32 : Une élévation du niveau général d’exigence, pour la qualité des titres
Les Américains remettent à plat leur système de brevet, en mettant effectivement en œuvre les réformes
qu’ils envisagent actuellement. Plutôt que de consacrer plus ou moins de moyens humains et financiers à
leur office de brevet (USPTO) ou à leur appareil judiciaire, ils préfèrent rendre plus strict l’examen des
1
Information trouvée sur le site Progexpi (http://www.progexpi.com/htm10.php3).
Source des données : European patent office, Annual Report 2005, Munich, 2006 (p. 87).
3
Avec une rédaction à mi chemin entre la conception américaine et la conception européenne, les trois critères figurant
dans l’article 27.1 des accords ADPIC peuvent être présentés comme suit : « Pour pouvoir être brevetée, une invention
doit être nouvelle (“nouveauté”), elle doit correspondre à une “activité inventive” (à savoir, elle ne doit pas être
évidente)
et
elle
doit
avoir
une
“applicabilité
industrielle”
(elle
doit
être
utile). »
(http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_pharm02_f.htm).
2
27
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
demandes de titres et introduire une procédure d’opposition. Ces différentes mesures permettent de
relever la qualité des titres délivrés bien que, là encore, aucun changement législatif ne vienne restreindre
le champ du protégeable. En tout cas, les brevets délivrés aux Etats-Unis sont appréciés sur les marchés
technologiques internationaux. L’USPTO parvient ainsi à montrer à ses homologues étrangers qu’il est
possible de délivrer de bons brevets dans n’importe quel domaine technologique.
H33 : Une restriction du champ du brevetable, par changement jurisprudentiel ou législatif
Cette dernière configuration suppose par contre que des changements jurisprudentiels ou législatifs
viennent restreindre le champ du brevetable, ce en quoi elle constitue une rupture par rapport à la situation
observée au cours des dernières décennies. Cette évolution peut provenir d’une situation dans laquelle
d’autres pays ou groupes de pays tels que l’Europe, le Japon ou la Chine réduisent eux-mêmes le champ du
brevetable dans tel ou tel domaine et où les Etats-Unis finissent par évoluer dans la même direction, dans
la mesure où ils y voient leur intérêt. Dans ce contexte, la qualité des brevets aux Etats-Unis peut être tout
aussi bien maintenue dans son état actuel que rehaussée.
IV. Les principales positions adoptées par les pays du Sud, face à ceux du Nord
Après avoir exposé les questions posées par la propriété intellectuelle dans le cadre multilatéral et dans la
perspective de pays développés tels que les Etats-Unis, il convient de se tourner vers les principales
positions adoptées par les pays en voie de développement (PVD). Quelles sont-elles et en quoi se
distinguent-elles de celles des pays du Nord, actuellement dominants, qui s’efforcent en général de
convaincre leurs partenaires du Sud d’adopter un niveau de protection le plus élevé, le plus harmonisé et le
plus respecté possible ? En outre, dans quelle mesure peut-on parler encore des pays du Sud comme d’un
bloc unitaire, alors que les situations des pays concernés manifestent de très forts contrastes ? A travers
ces interrogations, il s’agit de la sorte de situer les PVD au sein des mouvements conduisant au
renforcement ou, inversement, à l’atténuation des droits de propriété intellectuelle, au plan mondial, ce qui
nécessite de se doter de repères historiques. Sans trop rentrer dans les détails, ces interrogations
conduisent à examiner successivement les problèmes posés aux pays du Sud par les évolutions récentes,
puis les enjeux des négociations présentes et à venir
1. Les problèmes posés aux pays du Sud par les évolutions récentes 1
Dans la période récente, les négociations internationales relatives à la propriété intellectuelle ont été
caractérisées par de très fortes tensions Nord/Sud. Ceci s’est clairement manifesté en 2003, à l’occasion du
sommet OMC de Cancun, qui a vu l’émergence d’un bloc du Sud, en particulier autour d’un groupe de pays
qu’il a été convenu d’appeler le G21. Plus récemment encore, en marge de réunions organisées par l’OMPI,
certains détracteurs du système actuel sont allés jusqu’à affirmer que le système des brevets consiste à
enrichir des pays déjà suffisamment riches, sans en faire profiter les autres.
a. Quel lien entre la protection de la propriété intellectuelle et le développement ?
Le fait est que le lien entre la protection de la propriété intellectuelle et le développement ne se laisse pas
appréhender facilement et ne saurait être considéré comme automatique et univoque. A cet égard, il
convient à l’évidence de distinguer les pays selon leur niveau de développement, avec schématiquement
deux cas de figure (encadré 6, ci-dessous).
En particulier, tout se passe comme s’il existait une sorte de seuil de développement à partir duquel un
système de brevet devient utile. Les cas de pays comme le Japon ou, plus récemment, la Corée du Sud et la
Chine confirment ainsi que le recours au brevet n’est véritablement intervenu qu’une fois enclenché le
processus d’industrialisation. De ce point de vue, il serait peut-être excessif d’affirmer que les pays les
moins avancés peuvent se passer des brevets car, à un stade donné de leur développement, ils auront sans
doute besoin d’un système de brevet. Ils peuvent en particulier se servir des brevets au moins comme d’une
source d’information technologique, notamment pour distinguer ce qui fait partie du domaine public de ce
qui est protégé par autrui. Ceci suppose toutefois que le pays concerné dispose de personnes ayant les
connaissances suffisantes pour comprendre ces informations. Malgré tout, dans un pays peu avancé
1
Cette section s’appuie en partie sur les analyses présentées devant le groupe PIÉTA, le 9 mars 2004, par Hélène
Herschel (expert détaché auprès de la Commission européenne/DG Commerce) et Claude Mfuka (chercheuse associée
à l’Université Paris 13, en post-doctorat à l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida : ANRS/CNRS).
28
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
comme par exemple Haïti, il vaut sans doute mieux pour le développement national que ces personnes
s’occupent d’activités de recherche et développement proprement dites que d’activités de veille
technologique via les brevets.
Encadré 6 : Les besoins des pays du Sud en matière de PI : des différences selon leur niveau de
développement
- Le cas des pays émergents
D’un côté, il s’agit de pays dans lesquels le renforcement progressif des droits de PI va dans l’ensemble de pair avec un
réel processus de développement économique. Ceci vaut en particulier dans le cas de grands pays relativement
avancés, de grande taille, assez influents et souvent à tradition quelque peu protectionniste, comme l’Inde, la Chine, le
Brésil ou encore l’Afrique du Sud. Il faut également mentionner le cas de la Corée du Sud, qui a beaucoup eu beaucoup
recours à la copie dans le passé et qui, de nos jours, dépose désormais beaucoup de brevets. Tous ces pays ont
clairement des intérêts à défendre concernant différentes formes de protection de la propriété intellectuelle,
notamment en matière de production pharmaceutique ou encore concernant les indications géographiques. L’Inde et
l’Afrique du Sud, par exemple, se sont dotées de systèmes de brevet en état de fonctionner et leur industrie
pharmaceutique commence à émerger.
La Chine, de même, a mis en place des droits de propriété intellectuelle relativement classiques avant même son entrée
dans l’OMC (en 2001) – son système de brevets date ainsi de 1985 – et est devenue l’un des pays dans lesquels le
nombre de dépôts « autochtones » se développe le plus et contribue à une très forte croissance industrielle locale.
Quant au Vietnam, qui a été admis à devenir membre de l’OMC début 2007, il y existe aussi un système de brevet, qui a
récemment évolué en s’inspirant notamment des systèmes en vigueur en France (en partie via l’influence de la Maison
du droit vietnamo-française, à Hanoi1), en Allemagne et aux Etats-Unis, sur la base d’une véritable politique nationale,
de la part des autorités vietnamiennes. Cette situation se traduit aussi par le fait que l’accord commercial bilatéral
signé entre les États-Unis et le Vietnam et entré en vigueur le 10 décembre 2001 comprend six points, dont les droits de
propriété intellectuelle. Elle contribue à expliquer que le producteur américain de semi-conducteurs Intel a depuis lors
accepté d’y construire une usine2 sans craindre pour sa propriété intellectuelle. Ceci étant, il est bien clair que le
développement – qu’il soit endogène (autoentretenu) ou exogène (tiré par des facteurs externes tels que les
investissements directs étrangers) – repose aussi, pour une grande part, sur des fondements autres que la défense des
droits de propriété intellectuelle.
- Le cas des pays les moins avancés
De l’autre côté, les pays les moins avancés d’Afrique sub-saharienne ou d’Asie sont parfois couverts par une loi de
propriété intellectuelle régionale ou locale depuis bien des années mais ne parviennent guère, pour autant, à attirer
beaucoup d’investissements directs étrangers ou de transferts de technologies. Dans d’autres cas ou dans d’autres
secteurs, certains des problèmes de ces PVD sont plutôt aggravés par le fait que ces derniers ne protègent guère la
propriété intellectuelle. Ceci semble par exemple être le cas pour les droits d’auteur, dont le défaut de protection
n’incite pas au développement de l’industrie phonographique dans un pays tel que le Mali, où il est estimé que
seulement 2 % des ventes de cassettes sont légales3.
Dans le domaine de la médecine, de même, des plantes et autres ressources génétiques non protégées dans les pays
du Sud y sont parfois exploitées, par des industriels venus des pays du Nord et qui protègent ces ressources
biologiques pour leur propre compte, sans guère de contrepartie ou de bénéfice pour les populations locales. Il faut
cependant bien reconnaître qu’actuellement, ce problème de « biopiratage » est laissé sans véritable solution par le
cadre multilatéral. Et pourtant, tant la convention sur la diversité biologique (CDB) – dite convention de Rio (1992) –
qu’un Traité international de la FAO signé en novembre 2001 mais non encore en vigueur préconisent à juste titre le
partage équitable de la propriété intellectuelle et de tous les avantages qui en découlent entre, d’une part, les pays du
Sud qui figurent parmi les principaux dépositaires de la diversité biologique et, de l’autre, les pays du Nord qui sont
susceptibles d’en exploiter certains éléments.
Au total, en tout cas, il est clair que la propriété intellectuelle ne peut à elle seule rien déclencher chez des pays à trop
faible niveau de développement, qui rencontrent les difficultés structurelles les plus considérables et ont le plus de mal
à se faire entendre hors de leurs frontières.
b. Quel équilibre entre l’intérêt général et celui des ayants droit ? Le cas des médicaments
Or, jusqu’à présent, l’harmonisation de la propriété intellectuelle a en général rimé avec son renforcement,
surtout entre les différents pays du Nord. Dans ce contexte international, les tensions Nord/Sud ont sans
doute culminé avec le débat sur les médicaments, qui a rejailli sur la question plus large des brevets, voire
sur l’ensemble de la propriété intellectuelle. Ceci conduit à rappeler que, même pour les actuels pays
1
Cf. l’encadré 15, ci-après.
Intel veut investir dans cette usine pour 5 milliards de dollars, à terme (Les Echos du 1er mars 2006, p. 33).
3
Voir l’article de Patrick Labesse, « La musique africaine menacée par la piraterie commerciale », dans Le Monde du 8/9
mai 2005, p. 23.
2
29
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
développés, la brevetabilité des médicaments se révèle relativement récente. Elle s’est étendue
progressivement à partir des Etats-Unis (1938), du Royaume-Uni (1949) de la France (1959) et de la RFA
(1968) et, plus tardivement encore, de la Suisse (1976), pour ne retenir que les pays d’origine des
principaux fabricants actuels1.
Dans la plupart des pays du Sud, les brevets sur les médicaments n’ont été reconnus qu’à la fin des années
1980 et durant les années 1990. Pour certains d’entre eux également, Argentine et Jordanie par exemple,
mais sur une période souvent insuffisamment longue, la période de non reconnaissance a été utilisée pour
édifier une industrie pharmaceutique locale de produits génériques. Fortes de leurs positions
concurrentielles avantageuses, les entreprises pharmaceutiques des pays du Nord ont naturellement
intérêt à ce que leurs brevets soient reconnus et respectés dans le plus grand nombre de pays. Les accords
ADPIC de l’OMC y ont contribué de façon notable. De ce fait, les négociations internationales se traduisent,
le plus souvent, soit par un renforcement de la dimension exclusive des droits de propriété intellectuelle
soit par des blocages mais beaucoup plus rarement par des compromis tenant compte de questions
d’intérêt général telle que la santé publique, comme l’a montré la récente crise du médicament.
Ceci étant, le cadre multilatéral comporte bel et bien de tels éléments de différenciation ou
d’assouplissement, de sorte qu’il ne saurait être qualifié d’exorbitant. Concernant la transposition des
accords ADPIC dans les législations nationales respectives, un délai a ainsi été accordé aux pays à revenu
intermédiaire (jusqu’en janvier 2006) et aux pays moins avancés (jusqu’en janvier 2016). En outre, face aux
renforcements successifs des droits de propriété intellectuelle, des garde-fous ont été mis en place : les
licences obligatoires et les importations parallèles. Il s’agit de la sorte de permettre aux pays concernés de
se prémunir contre les risques liés aux comportements de monopole (prix élevés et/ou rationnement des
quantités) et d’assurer l’accès aux médicaments en cas d’urgence sanitaire nationale, soit en copiant euxmêmes des médicaments brevetés, soit – pour les pays dépourvus de capacités de production
pharmaceutique – en important des copies bon marché de médicaments brevetés. Dans le cadre de l’OMC,
les accords de Doha (novembre 2001) et Cancun (août 2003) ont du reste réaffirmé la légitimité du recours
aux licences obligatoires et ont introduit la possibilité d’importations parallèles sous licences obligatoires.
Certes, en l’espèce, le développement des licences obligatoires suppose aussi une protection des
entreprises pharmaceutiques des pays du Nord, afin d’endiguer le risque de réimportations vers les pays du
Nord, ce qui nécessite de développer l’identification des médicaments, notamment pour remédier à une
situation actuelle où l’identification se réduit trop à l’emballage. Pour ce type de raison, les conditions
requises pour l’application de ces licences obligatoires demeurent en pratique très contraignantes et il se
peut que les accords évoqués ne résolvent pas totalement le problème des médicaments antisida. Ils n’en
constituent pas moins des avancées importantes non seulement par rapport aux seuls accords ADPIC mais
aussi, plus généralement, dans l’histoire de l’OMC, à travers la prise en compte d’intérêts non strictement
commerciaux.
c. La difficulté à traiter les problèmes de développement dans le cadre d’accords de type ADPIC
Entrés en vigueur en 1995, les accords ADPIC eux-mêmes demeurent relativement récents. Leurs effets ne
font que commencer à se manifester dans les PVD signataires qui, hormis les groupes de pays dérogatoires
déjà mentionnés, avaient pour délai d’adoption le 1er janvier 2000. Le sentiment s’est pourtant déjà fait jour
que certains pays signataires n’en ont pas récolté les bénéfices initialement annoncés. Si les PVD n’ont pas
été forcés de signer ces accords, ils n’ont souvent guère eu d’autre choix, redoutant d’éventuelles mesures
de rétorsion et, surtout, voulant bénéficier de l’accès au marché mondial que leur permet l’adhésion à
l’OMC. En effet, de tels accords vont généralement bien au delà de la seule propriété intellectuelle et
s’intègrent dans un contexte plus large, où le commerce international est de plus en plus reconnu comme
un important facteur de développement. Par suite, un nombre accru de pays rejoignent l’enceinte de l’OMC,
qui fait elle-même face à des responsabilités nouvelles en la matière, avec un « agenda » de plus en plus
large (développement, investissement, clauses et normes sociales, etc.), bien que son objet propre ne
concerne théoriquement que les questions commerciales. La propriété intellectuelle devient ainsi souvent
un enjeu de négociation pour les PVD, en contrepartie notamment de l’accès de leurs produits aux marchés
des pays du Nord. De même, il convient de rappeler que l’accord ADPIC fixe parmi ses objectifs le lien entre
la protection de la propriété intellectuelle et le transfert de technologie, à l’avantage mutuel des parties
prenantes à ce transfert. A travers l’article 66 § 2 de cet accord, les pays développés se sont en outre
engagés à inciter leurs entreprises et leurs institutions, sur leur propre territoire, à transférer leurs
technologies vers les pays moins avancés. Dans l’absolu, les questions de transferts technologiques
auraient sans doute davantage eu leur place dans un accord général sur l’investissement mais un tel accord
1
Mfuka, C., « Accords ADPIC et brevets pharmaceutiques – Le difficile accès des pays en développement aux
médicaments antisida », Revue d’économie industrielle, n° 99, 2e trimestre 2002, p. 191-214.
30
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
n’existe pas1. Il est ainsi possible de reprocher au cadre juridique multilatéral représenté par des
organismes tels que l’OMC ou l’OMPI non seulement d’être relativement lourd et difficile à réformer mais
aussi d’être incomplet et mal architecturé. De ce point de vue, l’instrument du bilatéral peut sembler plus
efficace. Cependant, ceci ne vaut probablement qu’à court terme car les accords bilatéraux risquent souvent
de constituer un marché de dupes pour les pays du Sud, de sorte que plusieurs arguments militent
clairement davantage en faveur du maintien d’un cadre multilatéral structurant tel que celui constitué par
l’accord ADPIC de l’OMC (encadré 7, ci-dessous), malgré toutes les difficultés auxquelles il est appelé à
faire face à l’avenir.
Encadré 7 : Quid de la multiplication d’accords bilatéraux entre pays du Nord et du Sud ?
Compte tenu des défauts du cadre multilatéral actuel, la signature d’accords bilatéraux peut présenter d’indéniables
avantages, tout du moins du point de vue des pays du Nord. Ainsi s’explique la multiplication actuelle des accords
bilatéraux de libre échange entre les Etats-Unis et les PVD. Plus d’une vingtaine d’accords de ce type sont actuellement
signés ou en passe de l’être. Ils comportent bien souvent un volet concernant la propriété intellectuelle2 et notamment
le brevet pharmaceutique. Ce dernier volet présente fréquemment des clauses de type « ADPIC-plus » sur les quatre
points suivants :
- allongement de la durée de protection ; présente notamment dans le cas de l’accord signé en 2004 avec le Maroc,
dont les Américains semblent vouloir faire un modèle pour d’autres accords à venir, cette extension est cependant
relativement usuelle dans les pays du Nord, dans les cas où la durée du brevet est quelque peu réduite par la longueur
des délais requis par l’autorisation de mise sur le marché ;
- remise en cause et limitation de la portée des clauses de sauvegarde réaffirmées pourtant à Doha en 2001 et à Cancun
en 2003 ;
- possibilité d’obtenir un nouveau brevet sur le produit pour une autre indication ; dans le cas de l’accord signé avec le
Maroc, les brevets pharmaceutiques sont accordés pour trois ans en plus des 20 ans de base figurant dans les accords
ADPIC ;
- clauses d’exclusivité des données pharmaceutiques, pour conférer une exclusivité de marché même en cas d’absence
de brevet ; les autorités nationales ne pourraient alors autoriser aucune mise sur le marché pendant une période de
trois à cinq ans.
1
A la fin des années 1990, la tentative d’instaurer un accord multilatéral sur l’investissement (AMI) s’est soldée par un
échec. Le fait est qu’elle avait été lancée à l’OCDE, alors qu’elle concerne à l’évidence aussi les pays du Sud.
2
Sur l’exemple de l’accord signé entre les États-Unis et le Vietnam, fin 2001, voir ci-dessus, l’encadré 6.
31
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Or ces traités sont en général conclus avec des pays possédant des capacités de production pharmaceutique : Maroc,
Singapour, Thaïlande, Afrique du Sud, etc. Censés bénéficier en contrepartie d’un meilleur accès au commerce
international et d’un afflux d’investissement direct étranger, les PVD sont de la sorte conduits à aller au-delà des
obligations prévues dans les accords ADPIC. A cet égard, et en particulier concernant l’accord conclu entre les EtatsUnis et le Maroc en mars 2004, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a expliqué que ce type d’accord ne stimule pas
forcément le libre échange entre les deux pays signataires et peut se révéler n’être qu’un simple accord tarifaire au
bénéfice du plus fort, si le plus faible ne s’est pas montré suffisamment vigilant pendant la phase de négociation1.
L’Union européenne, de son côté, a elle aussi conclu récemment des accord bilatéraux comparables, par exemple avec
le Mexique en l’an 2000. Par rapport à la logique des accords mentionnés ci-dessus, ceux que la Commission négocie
peuvent être qualifiés de plus équilibrés, en particulier lorsqu’ils sont signés (ou encore en pourparlers) avec des
ensembles régionaux tels que le MERCOSUR (le marché commun du cône sud-américain), l’ASEAN (Association des
nations de l’Asie du Sud-Est) ou les pays ACP (pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) car les pays concernés
négocient alors davantage en position de force. Ils ont tous un volet de propriété intellectuelle, qui demande en général
au partenaire de mettre en œuvre les plus hauts standards de protection internationale, le plus souvent les accords
ADPIC assortis de conventions de l’OMPI à caractère technique. En l’occurrence, il ne saurait être question d’accords
« ADPIC-plus » et il est pris garde de ne pas imposer des pressions trop fortes aux pays signataires.
En définitive, s’il est clair que les accords bilatéraux visent en général eux aussi à renforcer le degré de protection par la
propriété intellectuelle, il apparaît que, selon les cas, ils peuvent être interprétés comme venant soit en complément
des accords ADPIC soit plutôt comme des substituts à eux, c’est-à-dire tendant à les contourner ou à les invalider. A la
longue, de toute façon, un recours trop systématique au bilatéral risque de déboucher sur des résultats moins lisibles,
moins fédérateurs et moins légitimes que des accords multilatéraux de type ADPIC. De manière générale, ces derniers
offrent davantage de garanties pour les pays les plus faibles, qui s’en trouvent moins soumis aux pressions
commerciales des grandes puissances. Au fond, seuls les dispositifs multilatéraux peuvent se révéler durablement
satisfaisants en termes d’équité et, du coup, en termes de capacité de mise en œuvre et de respect (enforcement).
Par rapport aux avantages que peut présenter le cadre multilatéral, qui permet de discuter de problèmes
spécifiques autour d’une même table, il est à craindre que les accords bilatéraux deviennent à l’avenir un
lieu d’affrontements beaucoup plus forts et inéquitables entre les pays du Nord et ceux du Sud. Ils peuvent
aussi révéler l’exacerbation de tensions entre les conceptions concurrentes des pays du Nord, par exemple
concernant les indications géographiques.
2. Les enjeux des négociations présentes et à venir
a. Les principales revendications des pays du Sud ; l’émergence de nouveaux clivages
Actuellement, tel pays émergent ou « suiveur » (follower) peut isolément choisir d’adopter telle politique
relativement spécifique à l’égard des pays dominants (leaders), par exemple lorsque le Brésil conditionne,
sur son territoire, l’octroi de titres de propriété intellectuelle à des exigences d’exploitation locale2 ou
encore quand la Chine mène une politique spécifique en rapport avec les normes techniques3. Ceci étant,
des stratégies conduisant à s’écarter durablement des politiques d’harmonisation menées à l’échelle
internationale ne devraient toutefois pas pouvoir se maintenir ou s’amplifier durablement, dans la mesure
où les pays considérés font partie d’organismes tels que l’OMC. A moins de supposer que lesdits pays en
sortent ou bien que le cadre multilatéral lui-même finisse par éclater, ce qui fait partie de l’une des
hypothèses d’évolution envisagées ci-après. En fait, comme l’ont montré certains débats organisés à l’OMC,
beaucoup de PVD ne remettent pas en cause le système de la propriété intellectuelle en lui-même. Leur
position consiste souvent plutôt à réclamer soit des délais supplémentaires, soit une aide qui leur
permettrait de disposer des compétences nécessaires pour pouvoir profiter eux aussi de ce système.
Or, dans le cadre du système multilatéral existant, les principaux enjeux à venir s’inscrivent pour l’instant
pour une grande part dans l’agenda de Doha, c’est-à-dire dans le cadre du cycle de l’OMC sur la
libéralisation du commerce international. Dans cette perspective, il est a priori possible – et, du point de
vue de la plupart des pays développés, préférable – de mener différentes négociations séparément, en
fonctions des spécificités des divers sujets abordés : brevets sur les médicaments, droits d’auteurs,
indications géographiques, etc. Tel est aussi l’esprit dans lequel les pays du Nord mettent en avant leur
projet de traité international visant à harmoniser le droit matériel des brevets (SPLT), au sein de l’OMPI.
1
Cf. notamment le chapitre 4 dans Stiglitz, J., Un autre monde – Contre le fanatisme du marché, Fayard, 2006.
Cf. ci-après, la section I. du chapitre 5.
3
Ce dernier cas est précisé ci-après, dans le chapitre 5 (section III).
2
32
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
En sens inverse, et en particulier parmi les PVD, il s’est fait jour une tendance récente consistant à lier entre
eux les différents aspects du débat. Comme signalé précédemment, le blocage actuel des négociations
multilatérales sur le brevet (projet SPLT) à l’OMPI tient justement au fait que plusieurs pays du Sud,
conduits par le Brésil et l’Argentine, ne veulent ainsi accepter ce projet que moyennant certaines garanties
ou contreparties à propos d’autres types de droits ou de problèmes, telles que l’accès aux ressources
génétiques ou la reconnaissance du folklore et d’autres savoirs traditionnels. En se fondant sur la
Convention sur la diversité biologique (CDB), dite Convention de Rio (1992), ils réclament notamment que la
divulgation de l’origine des matériaux génétiques utilisés devienne obligatoire, sous peine de nullité, dans
les demandes de brevet, au nom de la défense de la diversité biologique et en vertu de l’objectif d’un
partage équitable des richesses, entre les dépositaires de la diversité biologique et les personnes qui
l’exploitent1. Pourtant, il serait illusoire de penser que de tels objectifs seraient assurés par le seul fait de
mentionner dans les demandes de brevet l’origine des ressources biologiques utilisées. Une telle
disposition risque fort de rester purement formelle. Certes, elle permettrait sans doute aux pays
mentionnés comme étant à l’origine de ces ressources de vérifier les conditions d’exploitation des brevets
considérés mais aucun accord plus précis n’a pour le moment été négocié pour parvenir à un partage
équitable des revenus de cette exploitation2. A l’automne 2004, à la veille de l’assemblée générale annuelle
de l’OMPI, les représentants du Brésil et de l’Argentine ont en tout cas affirmé que les enjeux du
développement devraient à l’avenir figurer parmi les missions de l’OMPI3. A l’issue de cette assemblée, ils
ont au moins obtenu que l’OMPI s’engage à réfléchir sur ce qui pourrait être un régime de la propriété
intellectuelle orienté vers le développement.
En fait, les tensions qui se profilent dans les discussions multilatérales peuvent induire des divisions non
seulement de type Nord/Sud mais aussi au sein des PVD ou encore entre les pays industriels. Dans le débat
actuel, les Etats-Unis, plus ou moins suivis par le Japon, proposent ainsi de trouver une solution en dehors
de l’OMPI, et donc ipso facto sans les pays du Sud, alors que l’Europe s’y refuse, se disant davantage
ouverte aux demandes des pays du Sud. De même, alors qu’un pays tel que le Brésil noue des alliances
avec d’autres pays du Sud tels que l’Argentine, l’Inde, l’Afrique du Sud ou l’Egypte, un pays tel que la Chine
se rapproche bien davantage des positions des pays industriels.
b. L’enjeu très sensible de la mise en oeuvre des droits : les problèmes de contrefaçon
Indépendamment de l’évolution du droit lui-même, l’un des principaux enjeux relatifs à la propriété
intellectuelle, au cours des quinze prochaines années, devrait concerner la mise en œuvre (enforcement) de
ce droit – en particulier concernant le droit des marques – via la police, les douanes et l’appareil judiciaire.
Cette question porte en particulier sur le respect effectif de la législation dans des pays tels que la Chine,
où la contrefaçon constitue une sorte de sport national et où les autorités publiques se révèlent en pratique
très complaisantes vis-à-vis des contrefacteurs, même si ces derniers encourent en principe jusqu’à la
peine de mort. A titre d’exemple, face aux pays étrangers qui menacent de bloquer des importations de
produits chinois issus de la contrefaçon, le gouvernement chinois fait parfois pression sur les filiales
chinoises de groupes étrangers. Du fait de ce jeu subtil, de tels groupes en viennent à tolérer la contrefaçon
chinoise. L’exemple chinois conduit aussi à souligner que, dans un pays donné, il n’y a pas forcément de
lien clair entre, d’un côté, l’existence formelle d’un système de propriété intellectuelle et, de l’autre, le
caractère endémique de la contrefaçon.
En outre, la contrefaçon évolue elle-même car elle ne concerne plus que les seuls produits de luxe et porte
de plus en plus sur des produits de grande consommation et très bon marché. Face au renforcement
prévisible des législations et des contrôles, elle devrait à l’avenir se déplacer vers les pays les moins
protecteurs et les moins contrôleurs. En outre, il y a également fort à parier que la contrefaçon s’efforcera
de contourner les nouveaux obstacles placés à son encontre. Dès à présent, les statistiques de la direction
générale Douanes de la Commission européenne mettent ainsi en évidence une montée des
acheminements par la poste.
Or, sur ces questions, le cadre multilatéral actuel se révèle assez défaillant. A bien des égards, les aspects
de mise en oeuvre constituent sans doute même la principale faiblesse des accords ADPIC de l’OMC. Ces
1
Voir la Revue de l’OMPI, mai-juin 2004 (p. 20) ou Morin, J.-F. (2004), La divulgation de l’origine des ressources
génétiques : une contribution du droit des brevets à la protection de l’environnement, Unisféra, Montréal, juin.
2
Malgré tout, lors de la 8e conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB), qui s’est tenue au
Brésil fin mars 2006, les pays développés ont accepté que soit mis en place, en principe au plus tard à l’horizon 2010,
une réglementation sur l’accès aux ressources génétiques.
3
Voir http://www.futureofwipo.org/futurompi.doc, ainsi que les articles de Frances Williams « Clash likely on
intellectual property rights », dans le Financial Times du 14 septembre 2004 et de Florent Latrive, « Propriété
intellectuelle: les pays du Sud se rebellent », dans Libération du 20 septembre 2004.
33
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
derniers ne contiennent guère de dispositions à ce sujet et se limitent surtout à poser des bases minimales.
Du reste, ils ont dès le départ (1995) prévu que les pays membres soient autorisés à aller plus loin sur ce
plan. Ceci pourrait par exemple se révéler utile pour le contrôle des indications géographiques à
l’exportation ou à l’importation ou encore pour le contrôle à l’importation de produits contenant un brevet.
Pris à la lettre, les accords ADPIC couvrent relativement peu de situations et font notamment l’impasse sur
la circulation des marchandises en transit ou en transbordement, bien qu’il soit clairement établi par les
douanes européennes qu’une grande part de la contrefaçon passe par ce canal. En outre, d’autres
interrogations très sensibles subsistent quant à la façon dont il convient de régler les différends en matière
de respect des droits, sachant que les accords ADPIC eux-mêmes ne contiennent encore guère d’éléments à
ce sujet.
c. Une question encore en suspend : la légitimité et l’intérêt de la PI, du point de vue des pays du Sud
Enfin, la question de la légitimité globale d’accords de type ADPIC va continuer de se poser, surtout à
l’égard des pays les moins avancés. Or il faut bien observer que si des pays occidentaux ou asiatiques ont
dans le passé pu amorcer leur développement sans protection de la propriété intellectuelle, voire en
copiant d’autres pays plus avancés, le contexte a bien changé depuis une vingtaine d’années. De nos jours,
l’environnement global est caractérisé par une plus grande ouverture des frontières et des marchés, ainsi
que par une plus grande mobilité des capitaux et des personnes. Un refus de la propriété intellectuelle
impliquerait de s’abstraire de ce contexte et en particulier de renoncer à l’apport des investissements
directs internationaux. A l’avenir, mieux asseoir la légitimité du cadre juridique multilatéral impliquera de
mieux prendre en compte les droits dont les pays du Sud ont le plus besoin. Alors que, ces derniers temps,
le brevet a beaucoup focalisé l’attention, à l’OMC, les pays du Sud – et en particulier les moins avancés –
auraient sans doute davantage d’intérêts à faire valoir dans des domaines tels que le droit d’auteur ou les
marques.
Ceci vaut aussi pour les indications géographiques. A ce propos, à titre d’exemple, il est dit qu’environ 30
millions de tonnes de thé Darjeeling sont écoulés par le commerce mondial chaque année, alors que
seulement quelque 10 millions de tonnes de ce thé sont produites en Inde ! Quant à la Chine, elle s’est déjà
montrée très intéressée par le système des indications géographiques – pour lequel elle s’est très
largement inspirée du système français –, en y voyant, entre autres, un des moyens de fixer sa population
dans les campagnes, en créant de la valeur ajoutée sur place. Les perspectives peuvent sembler moins
évidentes pour d’autres pays du Sud – en particulier en Afrique – qui n’ont pas encore tous la capacité
commerciale requise pour amortir les investissements nécessités par la constitution des filières sous
appellation contrôlée. Ceci étant, il faut reconnaître que si une indication géographique est usurpée
pendant longtemps par un autre pays, elle tend à y devenir un terme générique, ce qui non seulement peut
ruiner la réputation de qualité associée à l’indication de provenance dans le pays d’origine mais aussi rend
de plus en plus difficile toute procédure judiciaire ultérieure. Convaincue de ceci, la DG Commerce de
l’Union européenne a commencé à plaider, en la matière, dans le sens de l’établissement d’un registre
multilatéral, c’est-à-dire d’un système reconnu permettant de prendre date, sachant qu’un tel système
profiterait tant à l’Europe qu’aux pays du Sud. Sous l’angle économique, la question consiste ainsi à savoir
dans quelle mesure ces derniers pays accepteront d’investir dans leurs législations et administrations
respectives, s’ils se persuadent que la protection de la propriété intellectuelle est non seulement
compatible avec leurs objectifs de développement mais aussi susceptible de les servir.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H41 : Un développement durable grâce à une propriété intellectuelle plus diversifiée et mieux
adaptée
Selon une première hypothèse d’évolution, l’aménagement concerté d’un système de propriété
intellectuelle conduit à prendre pleinement en compte les besoins spécifiques des PVD, en particulier
concernant la préservation de la biodiversité, du folklore et du savoir des communautés traditionnelles et
ancestrales. Cette hypothèse suppose un pouvoir d’influence relativement fort de la part d’ONG militant
pour que la défense de la propriété intellectuelle se fasse au profit du plus grand nombre et en fonction des
caractéristiques des populations concernées. Elle n’est sans doute pas la plus probable, loin s’en faut, car
elle se heurte en partie aux intérêts des pays du Nord.
H42 : L’amplification de certains clivages au sein même des pays du Sud, à la suite d’une crise
généralisée
A l’inverse et au delà des seules tensions Nord/Sud, il est possible d’imaginer une crise généralisée
impliquant un éclatement du système multilatéral. A terme, un tel éclatement débouche sans doute sur de
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
nouveaux jeux d’alliance et sur une recomposition par petits blocs de pays, à l’échelle d’ensemble
régionaux tels que le MERCOSUR ou l’ASEAN. Le cas échéant, cette scission du cadre multilatéral conduit
cependant à amplifier certains clivages au sein même des pays du Sud, de même qu’entre certains pays du
Nord, dans le prolongement des dissensions récemment apparues au sujet de l’harmonisation
internationale des brevets.
Quand il ne joue pas sa propre carte, un pays émergent influent tels que la Chine se range ainsi tantôt du
côté des pays en voie de développement, tantôt – et de plus en plus souvent – du côté de certains des
actuels pays industriels et notamment des Etats-Unis et, à un moindre degré, du Japon. D’autres pays – par
exemple le Brésil – sont plus enclins à adopter un comportement coopératif et, pour leur part, nouent plus
volontiers des alliances – sous forme d’accords bilatéraux ou régionaux (MERCOSUR, ASEAN, etc.) – avec
des pays du Sud moins avancés qu’eux (notamment en Amérique latine, en Afrique ou en Asie), ainsi
qu’avec certains pays européens, qui tentent ainsi de faire prévaloir leurs intérêts géostratégiques.
H43 : Une convergence partielle vers les pays du Nord, au détriment des pays les moins avancés
Une autre hypothèse, relativement tendancielle, correspond à une convergence partielle des pays du Sud
vers les pays du Nord. Le contraste s’accentue alors entre, d’un côté, des pays émergents qui coopèrent
très activement et avec profit avec les pays industriels déjà établis et, de l’autre, des pays moins avancés
qui, au contraire, ne parviennent pas à sortir de leur condition.
A un extrême, des pays tels que la Chine, l’Inde et les pays de l’ASEAN les plus avancés (Singapour,
Malaisie, etc.), dont la législation en vigueur est déjà pratiquement conforme aux accords ADPIC en 2005,
confirment et même amplifient considérablement leurs potentiels économiques d’ici 2020. De tels pays
renforcent notamment leur système de brevet, à mesure qu’ils parviennent à développer leur capacité
d’innovation.
A l’autre extrême, la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) demeure en retard, ne met sa législation que
progressivement aux normes internationales. Encore trop dépourvus des capacités administratives
nécessaires à l’application des accords internationaux de type ADPIC, ils demandent et obtiennent une
rallonge des délais d’application de ces accords. La contrefaçon demeure endémique dans ce dernier
groupe de pays, alors qu’elle est progressivement éradiquée du premier groupe.
H44 : Une divergence vis-à-vis des pays du Nord, dans un cadre multilatéral contesté mais maintenu
De la part de la plupart des pays du Sud, enfin, une dernière hypothèse renvoie à une divergence vis-à-vis
des pays du Nord et à une contestation frontale du cadre multilatéral articulé autour des accords ADPIC.
Face à un renforcement initial de ce cadre, d’influent pays émergents tels que le Brésil ou l’Inde décident se
s’en écarter et sont imités en ceci par d’autres pays du Sud, qui se retirent de l’OMC. Contesté par de
nombreux pays du Sud, le cadre multilatéral demeure cependant en place. Les pays qui l’ont abandonné
pour l’essentiel soit négocient des accords bilatéraux qui jouent plutôt à leur détriment, soit tolèrent un
niveau important de contrefaçon sur leur territoire. Seuls de très rares pays du Sud – dont la Chine – se
démarquent de ce mouvement d’ensemble et entrent dans l’orbite des pays du Nord.
Chapitre 2. La dimension européenne
Comme souvent, aborder la dimension européenne conduit à s’interroger sur l’éventualité et les contours
d’un modèle européen, en l’occurrence en matière de propriété intellectuelle. Ceci implique tout d’abord de
se demander quelles sont les perspectives d’ensemble dans lesquelles évolue la construction européenne,
en particulier au regard de thèmes tels que l’élargissement de l’UE et la capacité des institutions
européennes à intégrer les pays membres (I.). Sur cette toile de fond, d’importants enjeux prospectifs
concernent ensuite le cadre européen en matière de propriété industrielle, surtout en ce qui concerne la
délivrance des titres – et notamment des brevets –, ainsi que les juridictions qui s’y rapportent (II.). Dès lors
que le débat ne porte pas seulement sur les aspects relatifs aux institutions, c’est-à-dire aux procédures,
aux organisations et aux compétences européennes, il importe de se prononcer aussi sur les aspects
matériels des droits considérés, c’est-à-dire sur leur contenu, et ce, successivement sous l’angle des
brevets (III.) et des droits d’auteur et droits voisins (IV.). Ceci conduit, enfin, à s’interroger sur le degré
d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle (V.).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
I. L’évolution générale de la construction européenne 1
A une époque où, plus que jamais, les peuples d’Europe s’interrogent sur le sens de la construction
européenne, il convient de fournir quelques points de repère permettant de mieux situer les enjeux de
propriété intellectuelle. Plus précisément, il s’agit ici d’indiquer en quoi un certain nombre de questions
relatives à la propriété intellectuelle dépendent du devenir de l’Union européenne sous certains angles et
en particulier concernant ses dimensions institutionnelles et politiques
1. Eléments de bilan et enjeux prospectifs
Il ne saurait être ici question de proposer une vision à la fois rétrospective et prospective de la construction
européenne dans son ensemble. Il s’agit plutôt de proposer une brève esquisse des perspectives qui se
présentent à Europe sur certains aspects politiques, institutionnels et territoriaux, afin d’envisager
comment ces évolutions peuvent s’articuler avec les questions de propriété intellectuelle.
a. Quelles évolutions par rapport aux tendances lourdes ?
L’actualité se prête évidemment à ce type d’interrogation, tant l’Europe se trouve de nos jours à la croisée
des chemins, surtout dans sa dimension institutionnelle et dans sa dimension territoriale. Cette situation
n’est cependant pas vraiment nouvelle car, pour la construction européenne, les années écoulées
correspondent à une série ininterrompue de négociations et d’évolutions, en particulier depuis le milieu des
années 1985, c’est-à-dire depuis le lancement du Marché unique. A ce sujet, la profusion des débats
récents permet de faire l’économie d’un long récapitulatif sur cette période assez bien connue et de se
concentrer sur quelques tendances lourdes et quelques enjeux prospectifs.
Avant tout, il convient de souligner que les scénarios envisageant le devenir de l’Europe évoluent euxmêmes assez rapidement. A titre d’exemple, les « Scénarios Europe 2010 » élaborés par la Cellule de
prospective de la Commission européenne en 19992 peuvent sembler déjà relativement datés. Il est vrai que
d’importants événements se sont déjà produits depuis lors, dont le 11 septembre 2001 et l’élargissement de
mai 2004 à dix nouveaux membres. Si la donne a beaucoup changé dans la période récente, il semble
qu’elle soit appelée à ne se modifier que plus lentement d’ici 2020, compte tenu de la longueur des
procédures de négociation et de ratification des traités.
Sur les aspects institutionnels, un relatif consensus existe ainsi de nos jours autour de l’idée que la
tendance en cours va vers l’approfondissement des champs déjà ouverts et non vers un grand
bouleversement ou l’apparition de nouveaux chantiers. Dans cette perspective, l’Union européenne doit
avant tout se renforcer et s’organiser de façon à permettre une prise de décision plus rapide et
correspondant mieux aux attentes des citoyens, afin de lutter contre les deux principaux maux qui lui sont
reprochés : sa bureaucratie et son éloignement.
Compte tenu des échéances prévisibles et des délais incompressibles avant tout changement notable, les
principales ruptures sont programmées pour l’après 2013. Cette date constitue en effet une annéecharnière à plusieurs égards, en particulier sur le plan institutionnel et budgétaire, notamment pour la
réforme de la politique agricole commune1 et pour les perspectives financières de l’Union2. Ceci signifie que
l’incertitude la plus radicale concerne surtout l’après-2013, par exemple concernant le système de valeurs
sur lequel l’UE se fonde ou le thème de l’« Europe-puissance ». Ces remarques n’épuisent cependant pas le
débat, loin s’en faut, même pour la période allant jusqu’en 2013.
b. Quel rééquilibrage des pouvoirs en Europe, au delà des seuls aspects institutionnels ?
Ainsi, les très fortes incertitudes qui planent actuellement sur le projet de traité constitutionnel européen
ne permettent pas de se prononcer clairement sur l’évolution future de l’équilibre des pouvoirs, tout du
moins sous l’angle institutionnel. Dans la version qui a pour l’instant été soumise à l’épreuve des
procédures de ratification, ce traité envisage de renforcer les pouvoirs du Conseil, c’est-à-dire de l’exécutif
mais aussi ceux du Parlement, dans la mesure où il induit une multiplication des procédures de co-décision,
1
Cette section s’appuie en partie sur les analyses présentées par M.-C. Milliat (Centre d’anayse stratégique).
Commission européenne, « Scénarios Europe 2010 – Cinq Avenirs possibles pour l'Europe », Cellule de Prospective,
éditions Apogée, novembre 1999 (http://europa.eu.int/comm/cdp/scenario/scenarios_fr.pdf).
2
36
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
ainsi qu’une association plus étroite des parlements nationaux au contrôle de la législation communautaire
(contrôle de subsidiarité).
Il reste toutefois à voir comment ce dernier principe serait appliqué car tout dépendrait de la façon dont les
parlements nationaux se saisiraient de cette possibilité nouvelle, si ce traité constitutionnel devait entrer
en vigueur, d’une façon ou d’une autre, d’ici 2020. En France, l’ordre du jour de l’Assemblée nationale
pourrait théoriquement être adapté en conséquence mais ceci supposerait une volonté politique allant
dans ce sens. Or, il semble que, sur ces questions également, l’initiative revienne plutôt au gouvernement3.
Au delà des seules institutions politiques européennes – et notamment outre le droit de pétition des
citoyens envisagé dans le projet de constitution européenne –, l’intervention des citoyens et des
organisations intermédiaires (syndicats, associations, etc.) tend actuellement plutôt à croître. Ceci
constitue plutôt une nouveauté car, dans le passé, le monde de l’entreprise est sans doute mieux parvenu à
se faire entendre dans les cercles du pouvoir européen, sinon du côté du législatif, du moins de celui de
l’exécutif. A titre d’exemple, les syndicats européens se sont mobilisés ensemble à Bruxelles, le 19 mars
2005, au sujet de la directive dite Bolkestein, sur la libéralisation des services.
Ceci témoigne de l’émergence progressive d’une opinion publique européenne, processus dont l’un des
tout premiers symptômes était apparu avec les manifestations pionnières qui avaient suivi l’annonce de la
fermeture de l’usine Renault à Vilvoorde (Belgique), en 1997. Sur la période 2002-2005, un autre exemple
concerne le débat sur la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur, à l’occasion duquel
une véritable coopération européenne s’est également fait jour, entre des organisations issues de tous les
pays concernés.
A l’avenir, des phénomènes similaires pourraient a priori se produire dans d’autres domaines, y compris de
la part d’organismes qui ont plus d’influence sur l’opinion publique, tels que les associations de
consommateurs ou les ONG de type Greenpeace. La montée en puissance de ce type de mouvement ne
constitue cependant pas nécessairement une tendance lourde. Dans un récent document de prospective
effectué à l’horizon 2020, les deux scénarios présentés pour l’Europe envisagent soit des ONG de plus en
plus influentes soit, à l’inverse, un retour à la situation traditionnelle dans laquelle les messages des ONG
sont récupérés et portés efficacement par les partis politiques classiques4.
c. Quelles frontières extérieures pour l’Europe et quelle place dans le monde ?
La question des contours de l’Europe concerne également sa dimension territoriale, ce qui renvoie à la
question des élargissements successifs de l’UE. Alors qu’en 2007, un nouvel élargissement concerne la
Roumanie et la Bulgarie, un autre pourrait conduire à englober la Turquie d’ici 2014. La question de la
frontière extérieure de l’Union peut cependant être posée plutôt en termes de politiques de voisinage – via
des partenariats privilégiés ou non –, vis-à-vis tant de la Turquie que de la Russie, de l’Ukraine, de la
Biélorussie ou du Caucase. Il est en tout cas clair que cette frontière de l’UE demeure instable, alors que les
frontières intérieures sont en principe abolies, au sein du Marché unique. Face au scénario des dominos, à
l’américaine – qui consiste à repousser les frontières de proche en proche –, un scénario de repli identitaire
n’est pas exclu, ce qui renvoie à l’acceptabilité du processus d’élargissement, pour les citoyens5.
Pour être souverain, un Etat ou un groupe d’Etats a en effet besoin des frontières, afin de pouvoir contrôler
plus ou moins ses échanges avec le reste du monde, face aux diverses menaces qui sont susceptibles de se
profilent : terrorisme, trafic de drogue, capitaux volatils, flux migratoires erratiques et, bien évidemment,
commerce de marchandises contrefaites. Il ne saurait toutefois s’agir que de frontières osmotiques, afin de
ménager une nécessaire ouverture, car une Europe attractive ne saurait être une forteresse.
1
Cf. Réforme de la PAC: une perspective à long terme pour une agriculture durable
(europa.eu.int/comm/agriculture/capreform/index_fr.htm).
2
Cf. La construction de notre avenir commun : perspectives financières et politiques pour l'Union élargie 2007-2013,
IP/04/189, Bruxelles, le 10 février 2004 (europa.eu.int/rapid/start/cgi/guesten.ksh?p_action.getfile=gf&doc=IP/
04/189%7C0%7CRAPID&lg=FR&type=PDF).
3
Un amendement d’E. Balladur, qui réclamait que davantage de droits soient conférés au Parlement, a été rejeté par le
gouvernement de J.-P. Raffarin, qui a considéré qu’il portait atteinte aux prérogatives de l'exécutif, en donnant un trop
grand droit de contrôle du Parlement sur les textes d’origine européenne.
4
Cf. le document de prospective effectué à l’horizon 2020, par l'institut TNS Infratest (Munich), à la demande de la
société Siemens AG, Horizons 2020 - A thought-provoking look at the future, octobre 2004, pages 20 et 87.
5
Ce paragraphe se fonde essentiellement sur l’analyse de Jean-François Drevet, « L’élargissement de l’Europe :
jusqu’où ? », compte-rendu de la table ronde Futuribles du 7 octobre 2004, Futuribles international.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Dans cette perspective, d’autres incertitudes portent sur la politique extérieure commune, ainsi que sur les
risques sociaux intérieurs qui peuvent naître de la persistance d’importants écarts de développement au
sein de l’UE, compte tenu des élargissements de 2004 et 2007. Ceci conduit à s’interroger sur la notion de
solidarité communautaire, ainsi que sur le thème relativement neuf de politique commune d’immigration.
Au delà, la question posée est, au fond, celle de la place de l’Europe dans le monde, monde pour lequel de
multiples configurations sont également envisageables, plus ou moins multipolaires. Quid d’une
intégration pleine et entière de l’Europe ou, à l’inverse, d’une fragmentation accrue ? Quid de l’émergence
d’une éventuelle « Europe-puissance » ou d’une Europe demeurant sur la trajectoire d’un rattrapage
incertain vis-à-vis des Etats-Unis ?
d. Les questions de fond : la nature et l’opportunité même du projet européen
Ceci débouche sur la question de fond : quelles perspectives pour quelle Europe ? Au delà de l’échec de tel
référendum européen, il s’agit de savoir si l’Europe va ou non devenir une puissance politique, c’est-à-dire
pourra faire front dans les négociations internationales. Or, actuellement, d’un côté, les Etats-nations
délèguent de plus en plus de pouvoir à l’échelle de l’UE et, de l’autre, la Commission – qui incarne l’intérêt
communautaire – et le Conseil – qui constitue actuellement l’essentiel de l’exécutif européen – se trouvent
réduits à une situation de relative impuissance, face à l’autonomie de la Banque centrale européenne et
compte tenu de la faiblesse relative des budgets communautaires.
A ce propos, l’Europe a été construite sur une ambiguïté dès le départ, c’est-à-dire dès la fameuse
déclaration de Robert Schuman du 5 mai 1950. En effet, bien que les promoteurs de ce processus aient en
général eu en tête des visées d’ordre politique, ils se sont bornés le plus souvent à ne débattre que de
questions économiques. Cette situation, dans laquelle manque une véritable délibération sur ces projets
politiques, n’a pu déboucher que sur des adaptations au coup par coup.
Dorénavant, dans un système politique ainsi en proie à de fortes contradictions internes et où le projet
européen se résume trop souvent à une addition d’égoïsmes, les évolutions les plus décisives pourraient
provenir de chocs extérieurs à la classe politique, tels que l’émergence de nouveaux compétiteurs du côté
de la Chine ou de l’Inde mais aussi l’accentuation des problèmes de protection de l’environnement, ainsi
que les pressions déjà mentionnées en provenance des citoyens et des organisations intermédiaires. Ces
défis sont déjà connus de nos jours en termes techniques mais le relais politique n’est pas encore pris car
la crise actuelle demeure latente et n’est pas encore perçue comme suffisamment aiguë. Il convient de
remarquer que le discours sur la crise salutaire a souvent ponctué les étapes successives de la construction
européenne. Il a en particulier été géré de façon délibérée, à l’époque où J. Delors dirigeait la Commission
européenne et où, dans les sommets européens, la dramatisation des enjeux était en quelque sorte mise en
scène. Or rien de tel de nos jours n’apparaît de nos jours, comme l’a montré notamment le sommet de Nice
en décembre 2000.
e. Les liens entre le cadre institutionnel européen et les questions de propriété intellectuelle
Concernant le cadre institutionnel dans lequel s’insère toute politique européenne, les deux principales
options classiquement distinguées sont, d’un côté, le schéma intergouvernemental et, de l’autre, le schéma
communautaire. Certes, cette opposition paraît quelque peu réductrice car la construction européenne
correspond à l’émergence d’une nouvelle forme politique. Inventive, elle passe ainsi par une multiplicité
d’autres schémas d’intégration européenne, dont les plus souvent évoqués sont le fédéralisme, l’Europe
comme marché ou comme union douanière, l’Europe « à géométrie variable », les « noyaux durs » et, enfin,
les « coopérations renforcées ». En substance, le schéma d’une Europe « à géométrie variable » signifie
qu’entre tels et tels pays membres désireux d’aller de l’avant, des « noyaux durs » plus ou moins
enchevêtrés les uns dans les autres sont formés pour tel ou tel sujet, même s’il est probable que,
concernant les questions de propriété intellectuelle, les notions de « géométrie variable » et de « noyau
dur » se confondent assez largement. Quant aux « coopérations renforcées », elles constituent
actuellement un outil prévu dans les textes – en particulier depuis le traité d’Amsterdam (1997) – mais dont
les Etats membres ne se sont encore guère saisis ; il est vrai que l’unanimité est requise pour autoriser
certains pays à s’y engager. Ces précisions étant apportées, le clivage binaire entre le modèle
intergouvernemental et le modèle communautaire a la vertu de la simplicité et permet de rendre compte de
nombreux enjeux relatifs à la propriété intellectuelle.
A cet égard, le mode intergouvernemental peut être considéré comme présentant un certain nombre
d’avantages sur le mode communautaire. Dans le domaine des brevets, en particulier, l’essentiel des
progrès réalisés en Europe au cours des dernières décennies ont été réalisés par cette voie, hors du cadre
de la CEE hier et hors de l’UE aujourd’hui. Dans le cadre de la Convention de Munich (1973), le brevet
38
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
européen concerne de nos jours 36 pays1, en tenant compte des accords d’extension récemment conclus
avec l’Albanie et les pays issus de l’ex-Yougoslavie. Dans ce domaine, jusqu’à présent, la voie
communautaire ne s’est par contre pas toujours révélée très probante, loin s’en faut, comme l’ont montré
non seulement les controverses déclenchées par l’adoption de la directive sur la protection juridique des
inventions biotechnologiques (directive 98/44) mais aussi les tentatives avortées concernant tant le projet
de brevet communautaire que les inventions mises en œuvre par ordinateur. Quel que soit le point de vue
exprimé sur le fond de ces dossiers, il est en effet clair que le rejet ou le blocage d’une directive ne saurait
être considéré comme un succès.
Quant aux mesures communautaires en matière de lutte anti-contrefaçon, elles ont, jusqu’à récemment,
suscité un jugement pour le moins réservé, du côté des industriels. Certes, la directive adoptée en avril
2004, sur le respect des droits de propriété intellectuelle, fixe des normes communes pour sanctionner et
poursuivre les auteurs de contrefaçon et de piratage portant atteinte aux droits d’auteur, aux brevets, aux
marques commerciales, ainsi qu’aux dessins et modèles. Il lui a toutefois été reproché de manquer
d’ambition, dans la mesure où lui fait défaut l’aspect pénal. Cette lacune pourrait toutefois être corrigée
prochainement, dans la mesure où, le 12 juillet 2005, la Commission a proposé un dispositif pénal européen
contre les atteintes à la propriété intellectuelle. Il s’agit, d’une part, d’une proposition de directive
qualifiant d’infraction pénale toute atteinte intentionnelle à un droit de propriété intellectuelle commise à
une échelle commerciale et, d’autre part, d’une proposition de décision-cadre fixant le niveau minimum des
sanctions pénales encourues par les auteurs de telles infractions. Ces propositions participent d’une
évolution très récente dans laquelle les Etats membres conservent le monopole de la répression en matière
criminelle mais où les textes communautaires tendent désormais à déterminer les obligations qu’ils doivent
remplir pour mettre effectivement en œuvre les sanctions minimales prévues2.
Il faut cependant ajouter que la méthode communautaire peut se prévaloir de plus nets succès dans
d’autres domaines. Ceci vaut ainsi, globalement, en matière de propriété littéraire et artistique, de marques
et de dessins et modèles. En matière de propriété littéraire et artistique, le communautaire n’a toutefois
qu’en partie fait évoluer le fondement du droit, qui date de bien avant la construction européenne. A cet
égard, si la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de
l’information ne saurait être qualifiée de négligeable, elle découle elle-même d’autres accords
internationaux, notamment ceux de l’OMPI et de l’OMC (accords ADPIC).
Dans l’état actuel des institutions, l’intergouvernemental peut donc très bien se justifier, en particulier en
vertu d’une exigence d’efficacité. La voie communautaire peut cependant être préférée parfois à celle de
l’intergouvernemental, qui conduit souvent à ne pas suffisamment tenir compte de l’ensemble des intérêts
en présence. Il faut du reste observer que les politiques européennes suivies par les exécutifs sont de plus
en plus critiquées par les parlementaires et ce, tant au plan européen qu’à l’échelle des pays membres.
Dans l’état actuel des choses, en tout cas, un approfondissement des politiques de l’Union tend le plus
souvent, le cas échéant, à renforcer des domaines autres que la propriété intellectuelle et relevant surtout
de la politique de concurrence et de la politique commerciale vis-à-vis des pays tiers. Ceci renvoie au fait
qu’à la Commission européenne, la plus puissante direction générale est probablement la DG Concurrence,
devant la DG Commerce et, a fortiori, devant la DG Marché Intérieur et Services, qui traite la plus grande
part des questions de propriété intellectuelle. Plus généralement, cette situation présente reflète le fait que
les institutions européennes relèvent d’une configuration centralisée mais non fédérale.
2. Les hypothèses d’évolution retenues
H11 : Une Europe plutôt de type union douanière
A l’horizon 2020, une première hypothèse consiste à envisager une Europe élargie à un nombre
relativement grand de pays et relativement désunie, sans aller jusqu’à parler de désintégration, de
stagnation ou de paralysie de l’Union européenne. Dans des instances internationales telles que l’OMC,
certes, l’UE s’exprime d’une seule voix mais cette voix, qui reflète un mandat défini de concert par les Etats
membres résulte d’un compromis et, de ce fait, manque parfois de clarté et de force. La logique dominante
est alors pragmatisme, de type anglo-saxon et met en avant l’économique sous l’angle du marché. Cette
approche fortement axée sur la logique marchande tend à mettre en concurrence des régulations
nationales. Ceci vaut en particulier concernant des questions telles que la fiscalité, pour lesquelles les
1
2
Le nombre de pays membres de la Convention sur le brevet européen (CBE) ne s’élève toutefois qu’à 31.
Cf. l’article de Noëlle Lenoir, « La naissance du droit pénal européen », Les Echos, 30 septembre 2005, p. 13.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
décisions restent prises à l’unanimité : en la matière, les Etats membres demeurent souverains et aucune
vraie harmonisation n’est possible.
L’un des risques liés concerne la possibilité que des ressources tant financières que cognitives –
notamment en matière de propriété intellectuelle – puissent être siphonnées hors de l’UE, à travers tel ou
tel pays membre faisant office de paradis fiscal et servant de tête de pont, dans l’UE, pour des groupes
extra-européens. Schématiquement, cette configuration va a priori plutôt de pair avec un net
affaiblissement de la propriété intellectuelle, en consacrant le primat du consommateur sur le producteur et
en choisissant de privilégier la circulation des biens et services sur toute contrainte susceptible de
l’entraver, tout du moins aussi longtemps que n’est pas perçu d’impact négatif sur l’innovation ou la
création, par contrecoup de cet affaiblissement des droits de propriété intellectuelle. En d’autres termes, la
propriété intellectuelle se trouve ainsi quelque peu marginalisée, face aux considérations de libéralisation.
La vraisemblance de cette hypothèse semble globalement plutôt accrue par les évolutions politiques les
plus récentes, en particulier sur la question de l’élargissement à de nouveaux pays membres.
H12 : Une réelle avancée vers une Europe fédérale
Une deuxième éventualité revient à considérer une construction européenne d’obédience moins libérale
que chrétienne-démocrate ou social-démocrate. Elle permet une avancée de l’Europe communautaire. Au
delà, à la suite d’une clarification de ses règles de compétence et de ses prérogatives, dans le respect du
principe de subsidiarité, elle passe par l’adoption véritable du fédéralisme. Mettant la logique politique et
la logique économique en conformité l’une avec l’autre, la structure fédérale en question propose des titres
de propriété intellectuelle unitaires (dont le brevet communautaire) pour l’ensemble de l’UE et non distincts
pour les différents pays fédérés.
En matière de lutte anti-contrefaçon, une telle avancée vers la voie fédérale conduit également à des
sanctions pénales à l’échelle fédérale, comme c’est actuellement le cas aux Etats-Unis. De même,
l’approfondissement et le renforcement de l’espace européen de recherche permettent d’y conforter
l’exemption de recherche. Plus soudée, l’UE se donne les moyens de peser face au reste du monde. Aux
termes d’une réforme d’ordre constitutionnel, elle s’est dotée de la personnalité juridique. Plus encore, elle
dispose désormais d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Tout ceci suppose que, d’ici
2020, l’Europe ait enfin véritablement tiré les conséquences des défis et évolutions extérieures et qui
touchent notamment à l’émergence de la concurrence asiatique et aux problèmes de protection de
l’environnement. Cette hypothèse peut toutefois être considérée comme assez irréaliste à l’horizon 2020,
ce que tendent à corroborer les résultats négatifs obtenus à certains référendums organisés sur le projet de
traité constitutionnel européen, notamment en France (29 mai 2005) et aux Pays-Bas (1er juin 2005).
H13 : Une Europe plutôt « à géométrie variable »
Une troisième trajectoire se fonde sur l’idée d’une Europe moins unie que dans l’hypothèse fédéraliste
mais dans laquelle quelques pays – notamment du côté de la « vieille Europe » – constituent des « noyaux
durs » ou des « coopérations renforcées », afin de parvenir à réaliser des avancées dans certains domaines.
Par rapport aussi bien aux deux premières hypothèses qu’en comparaison avec le statu quo – c’est-à-dire
avec la voie communautaire actuelle –, le souci de promouvoir un système de propriété intellectuelle de
qualité peut en effet gagner à un rapprochement de la France avec des pays européens qui partagent une
forte tradition de propriété intellectuelle. Le but, en l’occurrence, consiste non pas à viser per se une
extension de la propriété intellectuelle (avec un champ accru et/ou une création de nouveaux types de
droits, au détriment du domaine public) mais à vouloir maintenir son rôle, c’est-à-dire éviter
l’affaiblissement qui pourrait découler demain de certaines tendances actuelles ou latentes, en particulier
du fait d’un primat grandissant de la politique de concurrence et en raison de difficultés d’application des
droits, du fait de la contrefaçon.
L’hypothèse de « noyaux durs » est en effet propice à l’évolution de certains textes de loi, à partir du
moment où les pays concernés constituent une masse critique suffisante, comme c’est déjà souvent le cas
entre l’Allemagne et la France. Dans l’optique plus générale d’une Europe « à géométrie variable », des
configurations multiples peuvent être mises en place, combinant un « noyau dur » sur tel aspect du droit
d’auteur et des droits voisins, un autre sur le brevet, un autre sur la fiscalité relative à la propriété
intellectuelle, un autre encore sur la lutte anti-contrefaçon, etc. Sur ce dernier sujet, par exemple, une
partie des pays membres se mettent ainsi d’accord pour mettre en place des sanctions pénales communes
et éventuellement même une organisation judiciaire commune. Enfin, il convient d’observer que cette
troisième hypothèse d’une Europe plutôt « à géométrie variable » n’est pas nécessairement appelée à
évoluer, à terme, vers la deuxième, c’est-à-dire vers celle du fédéralisme.
40
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
II. Le cadre européen en matière de propriété industrielle
Dans une quinzaine d’années, l’UE constituera probablement une zone commerciale forte et pourvue d’un
niveau plutôt élevé de protection élevé en matière de propriété intellectuelle. Certes, ce niveau dépend en
partie du cadre institutionnel dont l’UE se sera dotée d’ici là, comme il vient d’être montré. Dans ce
domaine, un renforcement global du niveau de protection devrait toutefois se produire en Europe dans tous
les cas de figure, ne serait-ce que dans la mesure où il se produira vraisemblablement aussi dans les autres
pays ou groupes de pays influents, dont la Chine et l’Inde feront sans doute partie, à cet horizon temporel.
Au plan mondial, justement, les questions relatives au cadre juridique de propriété industrielle se posent
en termes d’harmonisation multilatérale ou de reconnaissance mutuelle, comme il a déjà été rappelé.
A l’échelle européenne, le processus d’intégration est cependant plus avancé car il correspond déjà très
largement à un régime harmonisé de propriété industrielle, avec des règles homogènes au sein de l’UE,
notamment en matière de règles d’acquisition des droits. Cette situation vaut également pour les dix
nouveaux pays membres de l’UE, qui, depuis leur adhésion en mai 2004, devraient en principe se fondre
très rapidement dans les normes communautaires en vigueur actuellement, même s’il se peut qu’ils
continuent à l’avenir de déroger quelque peu, dans un domaine tel que la lutte anti-contrefaçon. Sur le plan
de la propriété industrielle, en tout cas, les problèmes auxquels l’UE demeure confrontée ne relèvent en fait
pas d’une logique d’harmonisation mais d’une logique d’unification. Il en est ainsi du projet de brevet
communautaire, qui vise à parvenir à un titre unique, pour l’ensemble des pays membres. Il en va de même
concernant l’usage des titres délivrés, en cas de litige et concernant la lutte anti-contrefaçon, pour laquelle
l’UE ne dispose pas encore de règles homogènes.
A l’échelle de l’UE, les deux principaux enjeux prospectifs résident ainsi, d’un côté, dans le degré
d’unification des procédures d’obtention des titres de propriété industrielle et, de l’autre, dans le degré
d’unification des juridictions, c’est-à-dire des procédures de défense des titres délivrés. Il convient de
préciser que les questions relatives tant à la délivrance des titres qu’aux juridictions valent ici non
seulement pour le brevet mais aussi pour d’autres formes de propriété industrielle, dont les marques –
pour lesquelles des problèmes de traduction se posent également – et les dessins et modèles.
1. Le degré d’unification des procédures d’obtention des titres
Dans l’état actuel des choses, ceci étant, la question des procédures d’obtention des titres se pose surtout
pour le brevet – en particulier à travers le projet de brevet communautaire –, sachant qu’il existe déjà des
titres communautaires en matière de marque (depuis 1996), de dessins et modèles (depuis 2002), de
certificat d’obtention végétale (depuis 1994) et en partie aussi pour les indications géographiques1. En
Europe, à la différence de ces autres titres de propriété industrielle, qui ont ainsi été soumis directement à
un régime communautaire, les brevets demeurent en effet dans un régime intergouvernemental. De fait, il
existe déjà un brevet européen, indépendamment des institutions de l’UE, depuis que la Convention de
Munich (1973) a mis en place l’Office Européen des Brevets (OEB), dont les titres assurent une protection
similaire sur une pluralité de pays. Cette situation contribue à expliquer pourquoi le projet de brevet
communautaire demeure en débat, bien qu’il ait été lancé en 1975, il y a déjà plus de trois décennies.
a. La question du coût des brevets
Et pourtant, pour les brevets, le besoin de titres uniques correspond à un véritable besoin économique,
indépendamment de l’orientation politique et du cadre institutionnel appelés à prévaloir au sein de l’UE,
d’ici 2020. Il importe en effet de mettre de la sorte un terme à la situation de fragmentation économique qui
y prévaut de nos jours et qui se traduit par le fait que, toutes proportions gardées, l’obtention d’un brevet
est nettement plus coûteuse en Europe – via le système du brevet européen – qu’aux Etats-Unis ou qu’au
Japon. Or, sachant qu’en moyenne près de 40 % du coût de délivrance du brevet européen correspond
actuellement à des frais de traduction et étant donné que ces traductions ne sont que très rarement
1
Une telle harmonisation communautaire existe en effet déjà dans certains domaines, en particulier depuis le 14 juillet
1992, date à laquelle une protection des dénominations géographiques a été mise en place pour les principaux biens
agro-alimentaires. Cette protection est accordée à l’issue d’une procédure d’enregistrement.
41
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
consultées1, il a été décidé de réduire ces coûts, lors de la conférence intergouvernementale qui s’est tenue
à Paris, en juin 1999, à l’initiative du gouvernement français. Cette conférence a ensuite débouché sur
l’accord de Londres (conclu le 17 octobre 2000), qui propose un compromis autour du principe d’une
traduction en trois langues (anglais, allemand et français) uniquement pour les revendications, c’est-à-dire
2
pour le cœur du brevet . La France n’a toutefois pas encore ratifié cet accord, que certains accusent de
trahir la langue française, en abandonnant l’obligation de traduction intégrale des brevets. Début mars
2006, dans le cadre du vote de la loi sur la recherche à l’Assemblée nationale, un amendement devait
proposer d’autoriser le gouvernement à effectuer cette ratification mais il a finalement été retiré.
Certes, il convient de nuancer l’importance relative de ces questions de coût car le coût le plus bas ne
constitue pas nécessairement un objectif en soi. Le coût doit en effet être en rapport avec la qualité du
brevet, c’est-à-dire notamment avec la sécurité juridique apportée. A certains égards, il est même
souhaitable que le brevet implique un certain coût d’entrée car il opère ainsi une présélection, au moins
pour des entreprises disposant de moyens équivalents. Ceci ne saurait toutefois conduire à juger non
problématique un surcoût artificiel qui serait occasionné par des traductions onéreuses et superflues. En
outre, si le coût de délivrance des brevets est moins pénalisant pour les grandes firmes, il l’est par contre
pour les PME, ainsi que pour les universités. Ceci étant, une entreprise de petite taille ne fait pas
nécessairement de petites inventions pour lesquelles une faible protection suffirait.
b. La question sensible du régime linguistique, au delà de celle des traductions
Alors que, concernant la question délicate des langues, le débat se posait jusqu’alors en termes de coûts
liés à la traduction, l’accent a cependant changé dans la période récente et porte désormais sur le régime
linguistique – exceptionnel ou non – du brevet communautaire. En effet, alors que, face au compromis
obtenu autour de trois langues (anglais, allemand et français), plusieurs Etats membres – dont l’Espagne –
ayant une autre langue officielle réclamaient encore, jusqu’à il y a peu, une traduction dans leur propre
langue respective, ils déclarent désormais être prêts à renoncer à cette demande de traduction si, dans un
souci de réduction des coûts, il devait être décidé de passer au « tout anglais » comme langue de procédure
à l’OEB. Le jeu politique actuel risque ainsi de trop se focaliser sur la question du coût. Sur ces questions,
l’Allemagne demeure pour l’instant sur la même ligne que la France mais il convient de se demander pour
combien de temps encore. La France risque ainsi de se retrouver isolée face au reste de l’Europe, qui plus
est, pour un enjeu qui n’en vaut pas forcément la chandelle.
Dans l’absolu, certes, la question des langues renvoie très profondément aux identités nationales et aux
politiques culturelles. Il peut cependant apparaître douteux que le brevet constitue un terrain approprié
pour la défense de la langue française. En outre, l’accord de Londres prévoit, en cas de litige, l’obligation de
fournir au présumé contrefacteur et au juge une traduction de la totalité du brevet considéré.
2. Le degré d’unification des juridictions
En outre, le fait qu’il n’existe actuellement pas de système de brevet cohérent en Europe tient aussi à un
autre défaut de régulation : l’absence de jurisprudence unifiée au plan européen. A titre d’exemple, le
tribunal de tel pays participant au système du brevet européen, en tant que signataire de la Convention de
Munich, peut très bien annuler un brevet qui serait validé dans le tribunal d’un autre pays signataire.
Actuellement, une telle validation semble même devenue presque automatique dans un pays tel que la
Belgique, où, pour des raisons culturelles, aucune juridiction n’oserait plus guère annuler un brevet délivré
par l’OEB.
Ce problème de jurisprudence hétérogène se pose du reste tant pour le brevet que pour d’autres titres de
propriété industrielle tels que les marques ou les dessins et modèles. Sous l’angle du seul brevet, le
principal débat concerne la question de savoir quel organe juridictionnel pourrait être compétent au plan
européen. En la matière, l’avènement d’une juridiction unique pourrait en fait se produire selon deux
configurations non mutuellement exclusives, à savoir, d’un côté, dans l’hypothèse de l’avènement du
brevet communautaire et, de l’autre, dans le cadre du système intergouvernemental actuel, celui de la
1
Pour la partie descriptive des brevets, les traductions sont effectuées et publiées seulement au moment de leur
délivrance, en général de trois à six ans après leur dépôt, ce qui dévalorise beaucoup, pour un tiers, le savoir
technologique qui y est ainsi divulgué.
2
Pour effectuer leurs demandes de brevet européen, les déposants de tous pays doivent actuellement choisir entre
l’une des trois langues officielles que sont l’anglais, l’allemand et le français.
42
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Convention de Munich, c’est-à-dire avec une solution telle que le projet d’accord sur les litiges en matière
de brevet européen (EPLA : European Patent Litigation Agreement).
a. Deux voies alternatives : l’intergouvernemental et le communautaire
Premièrement, à propos du projet de brevet communautaire, la question a été tranchée, fin 2003, en faveur
du tout communautaire. Au sein de la Cour de justice, un Tribunal du Brevet Communautaire serait
spécialement créé à cet effet et rattaché au Tribunal de Première Instance (TPI) des Communautés
européennes. Cette juridiction, qui émanerait de la Cour de justice, serait compétente tant en première
instance qu’en appel. Dans cette perspective, la création d’une instance judiciaire réunissant les pays
communautaires échappe à la compétence des Etats membres et relève uniquement de la compétence de la
Commission européenne.
Deuxièmement, concernant le règlement des litiges en matière de brevet européen (projet EPLA), il a été
proposé de rendre compétente, en la matière, une juridiction supranationale, spécialisée en première et
deuxième instance, et qui serait créée par convention. Il est notamment envisagé que cette juridiction
unique comporte des chambres décentralisées, implantées dans différents pays, si le nombre des affaires
et le besoin de se rapprocher des justiciables le justifient. Sur ce sujet, la position de la France est marquée
par une certaine réserve, surtout que, comme souvent en pareil cas, la question de la constitutionnalité
d’un tel dispositif a été soulevée. Les doutes émis à ce sujet ont cependant été dissipés, en référence
notamment au Tribunal pénal international (TPI), qui, lui aussi, se trouve implanté à l’étranger.
b. Les conséquences sur le plan de la jurisprudence
Les différences entre ces deux options sont toutefois d’ordre essentiellement institutionnel et a priori sans
grandes conséquences pratiques pour les utilisateurs. Elles ne devraient correspondre qu’à de faibles
légères différences sur le plan de la jurisprudence car, étant donné le petit nombre de juges compétents sur
ces questions, il s’agirait sensiblement des mêmes personnes dans les deux cas, à quelques différences
près, dès lors que, contrairement à la juridiction qui concernerait le brevet communautaire, une juridiction
instituée via le projet EPLA, dans le cadre de la Convention de Munich (une trentaine de pays membres,
dont la Suisse et la Turquie) pourrait par exemple comprendre des juges suisses ou turcs.
A titre de comparaison, de légers changements d’ordre jurisprudentiel se sont produits lorsque l’Office
européen des brevets a été constitué, il y a une trentaine d’années, dans la mesure où les examinateurs de
l’OEB ont (eu) une sensibilité différente de celle des offices nationaux, tout en se référant aux mêmes
textes de base. A l’OHMI, de même, telle chambre de recours comprend plutôt des examinateurs de culture
allemande, alors que telle autre comprend plutôt des examinateurs de culture française, ce qui peut parfois
déboucher sur des décisions assez différentes.
Au fond, compte tenu de toutes ces difficultés, le projet de brevet communautaire bute encore actuellement
sur un certain scepticisme, en particulier de la part de ses principaux utilisateurs potentiels, les industriels,
qui redoutent parfois que la volonté politique de faire aboutir ce projet ne conduise à faire advenir un
brevet communautaire non conforme à leurs vœux, notamment sur la question des traductions et sur la
compétence technique des juges. De telles réserves ne sont toutefois pas sans rappeler celles qui avaient
été exprimées à l’égard du projet de société européenne, projet qui a été âprement discuté pendant une
trentaine d’années et qui a malgré tout fini par aboutir, à l’issue du sommet européen de Nice (décembre
2000) avec un succès, certes, encore mitigé mais qui pourrait toutefois s’amplifier à l’avenir1.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H21 : Le statu quo, avec une procédure unique pour la délivrance des titres mais le maintien de
juridictions nationales
La première hypothèse correspond au statu quo, c’est-à-dire à une situation dans laquelle les procédures
d’obtention des titres sont unifiées mais où les juridictions demeurent nationales. Elle peut être considérée
comme vraisemblable car il subsiste un conflit entre, d’un côté, l’objectif d’une juridiction unique et, de
l’autre, l’attachement très fort de l’Etat vis-à-vis de ses pouvoirs régaliens. D’ici 2020, il subsiste ainsi une
coexistence entre les droits nationaux et le droit européen. L’adoption d’un brevet communautaire n’est
alors pas obtenue, compte tenu de la règle de l’unanimité pour les pays membres de l’Union européenne,
1
Sur les difficultés de transposition de la directive (en date du 8 octobre 2001) conçue à cet effet, voir, dans Les Echos,
l’article « La France n’est pas prête à accueillir la nouvelle ’’société européenne’’ », (8 novembre 2004, p. 3) et l’article
« La société européenne : un démarrage difficile », (28 avril 2006, p. 11).
43
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
et faute de règlement des problèmes linguistiques et faute d’accord complet sur les questions
juridictionnelles. Le système du brevet européen est grosso modo maintenu dans son état actuel mais cette
situation n’empêche pas nécessairement l’OEB de devenir la référence du PCT.
H22 : Procédure de délivrance et juridiction uniques
La deuxième hypothèse combine l’unification des procédure de délivrance des titres et l’unification des
juridictions. La création d’une juridiction unique pour les titres de propriété industrielle, à l’échelle de
l’Europe, peut se produire soit dans le cadre du système actuel (brevet européen et aboutissement du
projet EPLA), soit dans le cadre d’une forte poussée communautaire (brevet communautaire). Certes, la
possibilité de délivrer un brevet communautaire, qui est envisagée officiellement à l’horizon 2010, paraît
désormais peu réaliste, compte tenu de l’existence d’un certain nombre de délais incompressibles :
convocation d’une conférence diplomatique pour changer la CBE, procédure de ratification, etc. Elle peut
cependant très bien finir par se concrétiser d’ici 2020.
H23 : Une « renationalisation » partielle correspondant à un affaiblissement du cadre européen
La troisième hypothèse suppose non seulement que les juridictions demeurent nationales mais aussi que
les procédures de délivrance reviennent quelque peu sous la coupe des offices nationaux. En partie déjà
latente dans le contexte actuel (cf. l’encadré 8, ci-dessous), cette évolution correspond à une résurgence
des « égoïsmes nationaux ». Elle doit cependant être interprétée comme une légère rupture par rapport aux
évolutions récentes, marquant, certes, une atténuation de l’esprit européen mais sans toutefois rompre
avec le processus européen. Les pays membres prennent alors une plus grande place mais sans pour
autant abandonner le système européen des brevets (OEB, etc.), qui n’en sort qu’affaibli. Il est ainsi
envisageable que ces tendances « centrifuges » conduisent les offices de brevets de certains pays
européens à remettre en cause le système actuel et notamment son protocole de centralisation, de sorte
que l’OEB s’en trouve réduit à un rôle de répartiteur.
Encadré 8 : Quel contrôle politique sur l’Office européen de brevets, face aux besoins des offices
nationaux ?
Le mécanisme assurant le contrôle politique de l’OEB est constitué par le conseil d’administration de l’OEB, où les pays
membres sont représentés à part égale. De nos jours, cet organe peut cependant être critiqué pour ne pas jouer
suffisamment son rôle de contrôle et pour laisser se développer des tendances « centrifuges ». En effet, sachant que les
membres de ce conseil sont essentiellement des représentants des offices nationaux de brevet, ils ont actuellement
tendance – même si le représentant français actuel fait exception à cet égard – à promouvoir ce qui peut favoriser
lesdits offices nationaux, en particulier en tentant de rapatrier vers eux certaines tâches (notamment la recherche
d’antériorité et une partie de l’examen), par sous-traitance ou d’autres moyens. Si elle devait s’accentuer, cette
tendance pourrait conduire à une situation dans laquelle les brevets délivrés formellement par l’OEB deviendraient de
facto accordés par des offices nationaux, dont les niveaux d’exigence en matière de qualité des brevets sont pourtant
moindres que ceux de l’OEB, le plus souvent. En tout cas, de tels comportements ne peuvent que nuire au
fonctionnement correct de l’OEB. De nos jours, ils semblent notamment le fait de pays ayant récemment rejoint l’OEB,
tels que la Hongrie (membre depuis janvier 2003). Ceci vaut aussi, à un moindre degré, pour la Suède. Le Danemark,
quant à lui, se comporte quelque peu différemment, en tentant de se positionner comme sous-traitant vis-à-vis de
l’ensemble du monde, c’est-à-dire non seulement l’OEB mais aussi le Royaume-Uni, les Etats-Unis, etc.
III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés en Europe
Comment garantir des brevets de bonne qualité et à un coût raisonnable ? Comment traiter, à cet égard, de
nouveaux champs technologiques tels que les nanotechnologies ? Pour la France, ce type de question se
pose en fait à l’échelle de l’Europe. Appartenant au système actuel du brevet européen, en tant que
signataire de la convention de Munich, notre pays ne peut en particulier déroger à la législation européenne
sur ces sujets. A moins de supposer que notre pays abandonne ce système mais cette éventualité ne peut
être actuellement pas considérée comme envisageable. Sur un plan prospectif, les principaux problèmes
soulevés peuvent en fait être regroupés en deux catégories. La première consiste à s’interroger sur les
critères de brevetabilité pertinents pour les domaines technologiques qui sont actuellement émergents ou
qui, à terme, sont susceptibles d’advenir. La seconde, qui en découle, renvoie au débat sur la qualité des
brevets en Europe, ainsi que sur le rôle qu’il convient de faire jouer à des mécanismes d’exception tels que
les licences non volontaires, dans les cas où l’étendue grandissante prise par les brevets tend à empiéter
sur l’intérêt général.
44
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
1. Quels critères de brevetabilité pour quels domaines technologiques ?
Indubitablement, l’extension du domaine du brevetable, tient en partie au simple fait que le champ de la
technique a par nature tendance à s’élargir. Il n’empêche qu’à ce sujet, par rapport à l’attitude adoptée par
un pays tel que les Etats-Unis – dont les principaux traits ont déjà été présenté – l’Europe se distingue par
une tradition et des pratiques qui lui sont propres. Ceci renvoie aussi à la façon dont y sont appliqués les
principaux critères de brevetabilité, dont la nouveauté, l’inventivité et le lien avec une application
industrielle.
a. La conception européenne du champ brevetable, face au changement technologique
En outre, avant d’en revenir aux enjeux européens actuels, un bref retour en arrière permet de rappeler que,
sous l’angle des domaines technologiques, le champ du brevetable ne connaît pas que des phases
d’expansion. Ainsi, entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, le système français a traversé
plusieurs étapes qui ont conduit à restreindre le champ du brevetable (à l’exemple de la loi de 1844, pour
les médicaments), ce qui a eu une incidence importante sur le droit des brevets en Europe. Dans ce groupe
de pays, de nos jours, certains observateurs trouvent problématique que le droit des brevets, qui a
initialement été mis au point, principalement au XIXe siècle, pour le domaine de la construction mécanique
et a ensuite étendu à la chimie puis au médicament, s’applique désormais à la microélectronique ou encore
dans le cas des séquences génétiques, sans qu’il ne soit plus guère prêté attention aux spécificités des
objets concernés, alors que ces derniers ont considérablement changé. Il est vrai qu’il existe un décalage
entre, d’un côté, le fait que les conditions d’appropriation du savoir présentent une grande diversité selon
les différents secteurs et domaines technologiques concernés, et, de l’autre, le principe juridique qui
prévaut en général, à savoir celui du one size fits all, c’est-à-dire du brevet à contours uniformes dans ses
conditions d’obtention et d’usage.
Ceci conduit à ajouter qu’au delà des domaines technologiques eux-mêmes, la question touche en fait aussi
aux critères de brevetabilité et aux niveaux d’exigence attendus et pratiqués pour leur application. Or, alors
que, comme vu précédemment, les Etats-Unis se réfèrent au critère de l’utilité, la législation européenne
s’en tient notamment au critère plus restrictif du caractère technique, qui s’ajoute à celui de l’application
industrielle1, qui renvoie lui-même à tout type de secteur industriel, y compris l’agriculture. Si l’Europe a
conservé cette conception, qui est assez largement issue de la doctrine classique française et allemande,
elle l’a toutefois adaptée dans des cas tels que les biotechnologies, pour lesquelles la brevetabilité
suppose non seulement que l’invention ait une application industrielle mais aussi que la demande de
brevet décrive son champ d’application concret, ce qui conduit à ajouter le critère de l’utilité à celui de
l’application industrielle. Par contre, la difficulté à définir le critère du caractère technique a largement
contribué à bloquer le projet de directive européen sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par
ordinateur.
Malgré tout, la conception juridique européenne continue ainsi de considérer que ne sont brevetables que
les inventions qui comportent non seulement une dimension technique, opératoire, dans le champ de la
connaissance pratique, mais aussi une contribution dans ce domaine. Ceci revient à dire qu’il ne faut
accorder de brevets qu’aux inventions qui apportent des solutions techniques à des problèmes techniques.
Il n’est cependant pas sûr que cette doctrine corresponde à l’état actuel de la jurisprudence. Au fond, une
telle approche demeure-t-elle encore pertinente, à l’heure où il est partout question d’économie du savoir
ou de société de l’information ? La question mérite d’être posée, sachant qu’aux États-Unis, par contraste,
où sont davantage mis en avant la perspective d’une société de services et le critère de l’utilité, il s’agit
également de breveter des solutions techniques à des problèmes non forcément techniques.
L’exemple des méthodes commerciales ou d’affaires (business methods) permet d’illustrer ce dilemme. Au
sens de la doctrine européenne, en effet, ce domaine relève de l’immatériel, de l’abstrait et ne saurait ainsi
présenter le caractère industriel (ou technique) requis pour prétendre à la brevetabilité. En Europe, certes,
les exemples de firmes réclamant la brevetabilité de leurs méthodes d’affaires demeurent encore très rares,
comme dans le cas de Swiss Re, la plus grande société mondiale de réassurance. La question n’en est pas
moins posée. D’un côté, si, comme l’affirment de telles entreprises, leurs méthodes d’affaires sont
potentiellement fructueuses sur un plan socio-économique, il pourrait être raisonnable de leur accorder, à
l’avenir, une protection par le brevet, au besoin sous certaines réserves. De l’autre côté, le champ de la
brevetabilité ne saurait être étendu de façon inconsidérée, au risque de devenir un frein car la finalité de
1
Cf. Vivant (M.), [dir.] (2003), Protéger les inventions de demain - Biotechnologies, logiciels, méthodes d'affaires, INPI
et la Documentation Française, Paris, p. 59-61.
45
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
toute entreprise consiste non pas à créer des brevets mais à produire des biens et services susceptibles
d’être vendus à bon prix. En d’autres termes, une nouvelle fois, tout est question d’équilibre. Au fond, plus
encore, le point crucial consiste à s’assurer que les critères habituels de brevetabilité soient respectés avec
la rigueur nécessaire.
b. Une difficulté croissante à appliquer avec rigueur certains critères de brevetabilité
Alors que la brevetabilité se trouve désormais potentiellement ouverte à l’innovation dans tous les
domaines d’activité aux Etats-Unis, où la sélection des brevets échoit pour une plus grande part aux
tribunaux, ceci demeure plus rarement le cas en ce qui concerne l’Office européen des brevets (OEB). Ceci
est heureux, dans la mesure où un passage devant le tribunal est en général coûteux et générateur
d’asymétries entre les parties prenantes, en particulier dans la mesure où il tourne plus souvent à
l’avantage des grandes entreprises qu’à celui des PME. Plus généralement, une application insuffisamment
rigoureuse des critères de brevetabilité tend à induire une augmentation des coûts de transaction et donc
une hausse du coût d’utilisation du système des brevets, pour la société dans son ensemble. De façon liée,
l’OEB attache un poids important au critère de l’inventivité. Pourtant, force est de constater que ce critère
est de plus en plus difficile à appliquer de façon stricte, pour les offices de brevet. Face à l’afflux des
demandes et à la complexité des revendications, certes, l’OEB a réagi dernièrement, en augmentant
l’effectif de ses examinateurs et en réformant son organisation, ce qui lui permet de réduire son arriéré de
travail, depuis quelques années.
Ceci étant, les problèmes de respect des critères de brevetabilité se posent non seulement pour les offices
qui délivrent les brevets mais aussi pour les juges qui, après coup, sont appelés à se prononcer sur leur
validité. Il apparaît en effet souvent que, sur ce second plan également, les règles ne soient plus respectées
ou bien qu’elles aient évolué et ne correspondent plus guère aux finalités affichées. Ainsi, le critère de
brevetabilité portant sur l’inventivité ne vaut qu’au regard de l’« homme de l’art », c’est-à-dire des
personnes du métier considéré, de sorte qu’il s’agit assez largement de rhétorique, dans la mesure où ce
critère n’est guère applicable de façon stricte.
Une autre difficulté concerne l’obligation faite aux déposants de divulguer une partie des connaissances
sous-jacentes à leur invention, qui fait partie de la philosophie de base du brevet1 mais qui, en pratique,
n’est pas toujours correctement respectée. Ceci renvoie parfois au fait que certaines demandes de brevet
comportent trop d’« effet de bruit », c’est-à-dire une suraccumulation d’informations. Dans de tels cas et,
plus généralement, dans tous les cas où la description de l’invention n’est pas à la portée de l’homme de
l’art, le brevet ne devrait pas être délivré et il conviendrait de sanctionner les abus de droit. Tout le
problème est de délimiter correctement l’invention, en protégeant cette dernière mais pas au delà ; or le
droit ne sait pas raisonner sur des éléments de différenciation.
2. Du niveau de qualité des brevets et de l’opportunité de son relèvement
Quelle que soit l’évolution prise tant par le champ du brevetable que par le degré de rigueur observé dans
l’application des critères de brevetabilité, il existe toujours une troisième marge de manoeuvre, à savoir le
recours à des mécanismes tels que les licences obligatoires. Avant d’y venir, il convient de souligner que les
difficultés qui viennent d’être mentionnées menacent la qualité d’ensemble des brevet délivrés en Europe.
a. Une tendance à la dégradation de la qualité des brevets ?
Même si les problèmes qui viennent d’être mentionnés demeurent sans doute moins aigus qu’aux EtatsUnis, ils conduisent à parler, là aussi, d’un phénomène de dérive, pour la qualité des brevets en Europe,
dans la mesure où le système européen des brevets, lui aussi, risque de conduire à la constitution d’un
« maquis de brevets »2 problématiques, sans guère de valeur mais requérant malgré tout des efforts
d’analyse (screening). Cette tendance à la prolifération des droits menace d’affecter en particulier les
entreprises, qui, individuellement, se trouvent en général moins dans le rôle du breveteur qu’en position
d’utilisateur des technologies conçues par d’autres ; pour elles, il est surtout source d’une considérable
1
Cette obligation a été reprise dans l’article 29.1. des accords ADPIC. « Les détails de l’invention doivent être décrits
dans la demande et doivent donc être rendus publics. Les gouvernements membres sont tenus d’exiger du détenteur
du brevet qu’il divulgue les caractéristiques du produit ou du procédé breveté et ils peuvent exiger de lui qu’il révèle la
meilleure manière de l'exécuter. » (http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_pharm02_f.htm).
2
Cette expression renvoie à l’article de Carl Shapiro, « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools, and
Standard-Setting », Innovation Policy and the Economy, vol. 1, n° 1, avril 2001, p. 119 – 150.
46
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
perte de temps. L’une des perversions de ce système est de pousser à des palmarès en termes quantitatifs,
au détriment de la qualité des titres délivrés.
Les raisons de cette situation sont complexes, outre le fait déjà mentionné qu’en Europe, les brevets ne
sont pas soumis au contrôle d’un système judiciaire harmonisé. Au risque de forcer quelque peu le trait, il
semble possible d’affirmer qu’une sorte de clientélisme ait prévalu depuis le moment où l’OEB a commencé
à fonctionner, en 1977, dans la mesure où les examinateurs de l’OEB se sont sentis investis d’une mission
consistant à délivrer des brevets, alors que leur vrai rôle consiste à servir la société dans son ensemble et
non forcément les seuls déposants de brevets. Une fois pris, ce mauvais pli est devenu relativement difficile
à corriger. Ce biais en faveur de la délivrance est notamment illustré par le fait qu’une règle en vigueur à
l’OEB stipule qu’il lui faut être « convivial » (anmelderfreundlich, user-friendly) vis-à-vis des déposants,
c’est-à-dire leur donner satisfaction1. Les examinateurs, qui effectuent dans l’ensemble un travail de grande
valeur, ne sont pas ici en cause. Le vrai problème réside dans le système lui-même, qui favorise la
délivrance. Pour les examinateurs de l’OEB, il est en effet relativement aisé et rapide d’accorder un brevet,
alors qu’il leur faut consacrer beaucoup plus d’efforts et de temps pour justifier le rejet d’une demande de
brevet. Dans ce dernier cas seulement, les chambres de recours de l’OEB exigent d’eux plusieurs pages de
justifications à caractère non seulement technique mais aussi juridique.
Certes, comme dans le cas de la situation observée outre-Atlantique, le niveau de qualité des brevets
délivrés en Europe est difficile à mesurer empiriquement et un seul indicateur ne saurait certainement y
suffire. Il n’en est pas moins troublant de constater que, depuis une dizaine d’années, le taux de délivrance
des brevets est resté relativement stable à l’OEB – à environ 65 à 70 % –, alors même que les demandes de
brevet y ont été multipliées par plus de cinq. Il aurait été assez intuitif que, face à cet afflux, le taux de
délivrance se fût orienté nettement à la baisse mais ceci n’a pas été le cas. En toute rigueur, certes, il
convient de distinguer entre, d’un côté, le cas des domaines technologiques traditionnels, où ce taux est
resté globalement inchangé et, de l’autre, des domaines plus récents tels que les biotechnologies ou les
nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (NTIC), où il a malgré tout nettement
fléchi2. S’il est difficile d’apprécier précisément dans quelle mesure la qualité des brevets émis en Europe a
décru dans la période récente, la tendance semble en tout cas avoir joué plutôt dans ce sens. Face à cette
situation, il pourrait être opportun de relever le niveau d’exigence, concernant l’application des critères de
brevetabilité. Ceci induirait sans doute un effet d’autocensure, en ce sens que si les exigences de qualité
sont accrues, de nombreux déposants potentiels pourraient préférer s’abstenir. Il n’est toutefois pas certain
qu’une telle autocensure ne toucherait que les innovations les plus marginales.
b. Vers un relèvement de la qualité des brevets ? Le pour et le contre
Dans notre pays et a fortiori dans l’ensemble de l’Europe, une telle orientation ne fait sans doute pas
l’unanimité. A l’origine du brevet européen, un débat important a ainsi eu lieu entre, d’un côté, les tenants
du système français, qui délivrait alors des brevets à faible coût mais pratiquement sans examen et laissait
aux acteurs économiques et aux tribunaux le soin de décider si ces brevets étaient valables ou non et, de
l’autre, les tenants des systèmes en vigueur en Allemagne et aux Pays-Bas et qui, au contraire, étaient
attachés à une procédure d’examen plus coûteuse mais très stricte.
De nos jours encore, certains professionnels de la propriété intellectuelle estiment que, pour les brevets,
une qualité réduite n’est pas forcément néfaste, dès lors qu’elle peut comporter l’avantage de permettre à
un grand nombre de PME d’obtenir une protection à bon compte, même si elle peut tendre à augmenter le
coût des contentieux. Dans cette optique, en effet, les litiges constituent le vrai moment critique pour juger
de la qualité des titres et ce type de tri se concentre en outre sur un petit nombre de dossiers, de l’ordre de
seulement 300 par an en France, chiffre à comparer avec le nombre total de dépôts de brevets qui, en
France et par la voie nationale (INPI), s’est situé ces dernières années entre 15 000 et 20 0001. Certains
ajoutent que si l’Europe choisit d’augmenter la qualité de ses brevets au moment où les Etats-Unis misent
sciemment sur une dégradation de celle des leurs, ceci pourrait avoir pour résultat éventuel de favoriser les
grands groupes américains.
Cependant, à supposer même que ce raisonnement soit fondé, il ne semble pas que la politique des EtatsUnis aille actuellement dans le sens d’une telle dégradation, bien au contraire. En outre, la plupart des
1
Dans son avant-propos au rapport d’activité de l’OEB pour l’année 1996, l’ex-président de l’OEB Ingo Kober a par
exemple écrit : « Afin de renforcer sa culture en matière d’innovation, l’Europe a besoin d’un système de brevet
économique et convivial pour les demandeurs » (« a cost-effective and user-friendly patent system »).
2
Cf. Martinez, C. « Strengthening IPR Regimes in Knowledge Based Economies: Trends in OECD Countries », document
présenté à l’occasion de l’atelier de haut niveau organisé par l’OCDE sur le thème « droits de propriété intellectuelle et
développement économique en Chine », Pékin, 20 avril 2004.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
utilisateurs du système des brevets et l’essentiel des experts – et en particulier des économistes –
s’accordent au contraire sur l’idée que, toutes choses égales par ailleurs, la société dans son ensemble a
intérêt à des brevets de bonne qualité.
c. Le rôle indirect de mécanismes d’exception tels que les licences obligatoires
De toute façon, le problème ne se réduit pas aux deux seules variables que forment, d’un côté, le champ du
brevetable et, de l’autre, la manière dont les critères de brevetabilité sont appliqués. En effet, le système
comporte un autre degré de liberté, puisqu’il a prévu un certain nombre de limitations et d’exceptions,
telles que les licences obligatoires ou d’office, notamment pour insuffisance ou défaut d’exploitation.
Intervenant après l’obtention des brevets, ces limitations visent à réduire le nombre de litiges concernant
l’exploitation même des brevets délivrés. Il s’agit de la sorte de concilier au mieux les besoins des
détenteurs de titres et l’intérêt général, en distinguant entre l’obtention du brevet et son exploitation.
Intervenant en aval, au stade de l’exploitation industrielle, de tels dispositifs peuvent ainsi rendent plus
supportable l’élargissement des conditions de brevetabilité.
En France, à titre d’exemple, le principe même de la brevetabilité du médicament n’a été accepté – et ce,
assez tardivement (1959) – que par ce qu’ont été créées des licences d’office2 assurant que les
considérations d’accès au médicament et donc de santé publique puissent primer, en cas d’urgence. En
pratique, ces licences non volontaires sont rarement utilisées mais ce fait tient en partie à l’effet dissuasif
que ce dispositif exerce du seul fait de son existence même. L’exemple récent de la grippe aviaire l’a
confirmé, dans la mesure où la firme pharmaceutique Roche a consenti rapidement à accorder des licences
sur ses vaccins, afin d’éviter de tomber sous le coup d’une licence obligatoire au nom des intérêts de la
santé publique. La question demeure en outre de savoir si de tels dispositifs d’exception peuvent
contribuer à débloquer la situation en Europe, dans le cas de questions demeurant aussi controversées que
la brevetabilité des biotechnologies, eu égard à des considérations tant éthiques qu’économiques (encadré
9, ci-dessous).
1
2
En 2003, ce chiffre était de 16 858 ; cf. INPI, Chiffres clés 2003 – Brevets, juin 2004, p. 3.
Les licences d’office figurent dans l’article L613-16 du code de la propriété intellectuelle.
48
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Encadré 9 : Des incertitudes persistantes concernant la brevetabilité des biotechnologies en Europe
La directive européenne 98/44/CE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (juillet 1998)
précise qu’une invention dans ce domaine ne peut être brevetée que si, entre autres, elle présente une application
industrielle concrète. Début 2006, quatre pays européens ne l’avaient cependant toujours pas transposée dans leur
droit national. Plusieurs autres, dont la France, ne l’ont fait que tardivement. Dans le cas de la France, certes, cette
transposition peut être considérée comme complète sur un plan formel. En effet, tant la loi du 8 décembre 2004 relative
à la protection des inventions biotechnologies que la révision des lois de bioéthique (6 août 2004) ont eu pour objet de
réaliser cette transposition. Cependant, il est possible d’affirmer que la législation française continue de présenter des
points de divergence notables, par rapport au texte communautaire et ce, principalement sur deux aspects.
Le premier concerne ce que le législateur français a appelé les « petits brevets de produits ». Pour sa part, l’article 9
de la directive permet les « brevets de produit », au sens de brevets couvrant à la fois une séquence génique et une
application d’une fonction particulière de cette séquence. Un exemple en est fourni par les brevets obtenus par la
société Myriad Genetics concernant le dépistage d’une prédisposition au cancer du sein, à partir d’un test opéré sur des
séquences géniques (les gènes BCR se situent sur ces séquences) et sur l’application d’une fonction de ces séquences.
Si un inventeur met au point une autre invention biotechnologique portant sur les gènes BCR déjà protégés par l’un de
ces « brevets de produits » et s’il souhaite protéger son invention, alors il doit s’acquitter d’une redevance auprès du
détenteur du premier brevet. Or cette situation peut aboutir à des problèmes aigus à moyen et long terme, dont des
risques de blocage pour des chercheurs qui, souhaitant réaliser de la recherche sur les gènes protégés, n’auraient pas
les moyens de s’acquitter des redevances réclamées par les ayants droit. Un surcoût des médicaments obtenus par des
procédés biotechnologiques et donc un renchérissement de l’accès à la santé peuvent aussi en découler1.
Afin d’éviter ces écueils, le législateur français a institué des « petits brevets de produits » (articles L. 611-18 et surtout
L. 613 2-1 et L. 613 2-2 du code de la propriété intellectuelle (CPI) sur l’étendue de la protection garantie par le brevet).
Il s’agit de la sorte de circonscrire de façon stricte le brevet et la protection qu’il confère au couple formé par la
séquence génique et une fonction précise de cette séquence. Le deuxième alinéa de l’article L. 613-2-1 vise ainsi à
dénier toute possibilité de dépendance entre deux brevets qui portent sur la même séquence génique mais en
présentent des applications distinctes. De son côté, pourtant, l’OEB a donné une signification aux « brevets de
produits » proche de celle de l’UE à travers sa directive. Pour l’OEB, ces brevets entraînent nécessairement la
dépendance des brevets portant sur des applications ultérieures à celles du brevet initial. Or, l’OEB ne dépend ni de
l’UE, ni du droit national des pays membres mais applique ses décisions en fonction de son règlement intérieur. En
outre, le droit communautaire s’impose au droit national. Par suite, un juge saisi à propos d’un décalage entre la
directive et la loi française devra probablement trancher en faveur de la première. Au total, la controverse sur les
dispositions de la directive 98/44/CE relatives aux « brevets de produits » continue donc.
Le second aspect porte sur la création d’un « privilège du sélectionneur », par insertion d’un nouvel article (L. 613-5-3)
dans le CPI. Le législateur cherche par ce biais à consolider la position des industriels européens de la semence, face
aux grandes firmes agro-chimiques issues d’autres pays. Il institue en effet une troisième dérogation au droit du
détenteur de brevet, après le privilège de l’agriculteur pour l’utilisation des « semences de ferme » et le privilège
analogue de l’éleveur : le privilège du sélectionneur. Ce dernier, s’il souhaite créer une nouvelle variété, est ainsi
autorisé à utiliser une variété végétale protégée à la fois par un certificat d’obtention végétale (COV) et par un brevet
(dans le cas où cette variété incorpore un gène support d’une invention) sans être tenu de solliciter une licence auprès
du détenteur du brevet. Par contre, s’il désire exploiter commercialement cette variété nouvellement créée, il devra au
préalable obtenir l’accord du titulaire du brevet sur la variété initiale et payer les redevances nécessaires.
Deux problèmes en découlent. Premièrement, si le législateur français note qu’aucune disposition de droit international
ne fait obstacle à un tel « privilège du sélectionneur », il reste à savoir si cette disposition sera effectivement jugée
compatible avec le droit international. Deuxièmement, en cas de commercialisation, des difficultés potentielles
subsistent concernant les montants des redevances qui devront être versées par les semenciers français aux détenteurs
étrangers de brevets, même si le législateur français fait référence à des « conditions équitables » et le législateur
communautaire à des conditions « raisonnables ».
1
En effet, les redevances payées par les laboratoires pharmaceutiques aux détenteurs de brevets constituent un coût
qui a vocation à être répercuté sur le prix des médicaments.
49
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H31 : Une ouverture du champ et une application assez souple des critères de brevetabilité
Dans la première hypothèse, le champ du brevetable tend à s’ouvrir progressivement, en particulier à des
inventions relevant de domaines ne présentant pas de caractère technologique, tandis que les critères de
brevetabilité continuent d’être appliqués globalement comme actuellement. D’une certaine façon, ceci
correspond à une évolution relativement tendancielle, par rapport à la situation actuelle.
Si, de surcroît, les conditions de brevetabilité tendent à être globalement appliquées de façon plus souple
encore, pour ne pas dire plus laxiste, alors le système risque de déboucher sur une pléthore de litiges
judiciaires et tend sans doute à se bloquer, à moins que des dispositifs de limitation y réintroduisent une
marge de souplesse suffisante, notamment par le recours aux licences non volontaires.
H32 : Une ouverture du champ, une application plus stricte des critères de brevetabilité
La deuxième hypothèse passe en partie par une ouverture du champ, par exemple aux méthodes d’affaires1.
A la différence de la première, elle combine cependant cette ouverture avec une application plus stricte des
critères de brevetabilité. Dans cette perspective, en outre, le critère du caractère technique est ajouté aux
trois critères actuellement contenus dans les accords ADPIC (nouveauté, activité inventive et applicabilité
industrielle) ; actuellement, en effet, lors que les Européens arguent de ce critère là, les Américains leur
répliquent qu’il ne fait pas partie de la liste existante des trois critères.
Comme dans l’exemple des méthodes d’affaires, les restrictions concernent alors non seulement le critère
de l’application industrielle et/ou le critère du caractère technique mais aussi l’exigence de description (de
divulgation) de l’invention. Enfin, de même que dans la première hypothèse, cette configuration peut
éventuellement aller de pair avec des assouplissements visant à limiter les problèmes de conflit en matière
d’exploitation (utilisation plus large des licences obligatoires, etc.).
H33 : Une restriction générale du champ et une interprétation plus stricte des critères de
brevetabilité
La troisième hypothèse, enfin, correspond conjointement à une restriction générale du champ et à une
interprétation plus stricte des critères de brevetabilité. A titre d’exemple, le champ de la brevetabilité tend
à se fermer à des domaines relevant des méthodes d’affaires, du logiciel et du vivant, tandis que davantage
d’exigences sont observées pour les critères de brevetabilité déjà évoqués, ainsi que pour le degré de
description de l’invention. Il apparaît alors superflu de recourir à des limitations telles que les licences non
volontaires.
IV. Le champ et la nature de la propriété littéraire et artistique en Europe
Si, comme il vient d’être rappelé, il subsiste un débat en Europe sur la brevetabilité dans un domaine tel
que le vivant, il existe des débats du même ordre pour d’autres formes de protection que le brevet, en
particulier concernant le droits d’auteur et les droits voisins. En la matière, certes, il existe un relatif
consensus autour de l’idée que le créateur doit disposer de droits sur son oeuvre, de sorte que le débat et
les principales interrogations à caractère prospectif portent plutôt sur la nature et l’étendue de ces droits.
L’extension croissante du champ de la propriété littéraire et artistique porte-t-elle en germe un risque de
dilution ? Dans quelle mesure et dans quelle direction le processus d’harmonisation fait-il évoluer les
législations et jurisprudences des pays européens ? Dans ce cadre et dans le contexte de l’essor des
industries culturelles et de la révolution numérique, les spécificités du droit français permettent-elles au
fond de trouver un équilibre satisfaisant entre les intérêts des créateurs, des diffuseurs et du public ?
1. Le droit d’auteur en Europe : peu d’harmonisation mais une étendue croissante
Le diagnostic fait ressortir que si l’évolution du droit d’auteur, en Europe, ne correspond guère à un
processus d’harmonisation, elle n’en apparaît pas moins caractérisée par une tendance générale dans tous
1
Pour un plaidoyer allant dans ce sens, voir l’article de P. Breese, « Les brevets au secours de l’innovation financière »,
dans Les Echos du 22 octobre 2004.
50
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
les pays membres, à savoir l’extension de son champ à un nombre croissant d’objets distincts. Croissante
en étendue comme en durée, la protection offerte par le droit d’auteur et les droits dérivés ne tend-elle pas
dès lors à réduire le domaine public à la portion congrue ? Cette tendance d’ensemble ne remet-elle pas
non plus en cause la portée du droit moral, dans les pays où il existe ?
a. Une grande diversité de situations entre les pays européens mais aussi des points communs
En matière de propriété littéraire et artistique, il n’existe pas vraiment de conception commune en Europe. Il
y existe ainsi des différences importantes entre, d’un côté, le droit britannique, qui a fondé le copyright et
qui est fondé sur la common law et procède assez largement d’une conception économique privilégiant
l’exploitation de l’œuvre et, de l’autre, le droit d’auteur dit continental, qui est fondamentalement attaché à
la personne physique de l’auteur. Au sein de ce dernier, en outre, le droit français se distingue également
du droit allemand sur plusieurs points. Outre-Rhin, le droit vise ainsi davantage à faciliter l’usage des
œuvres et l’exercice des droits, en particulier par un recours plus courant au mécanisme de la licence légale
couplé à un droit à rémunération. En France, par contraste, la législation comporte des exceptions moins
nombreuses et plus restreintes1. Le fait qu’il n’existe pas (encore) de socle européen concernant la
propriété littéraire et artistique se manifeste en particulier à propos du droit moral, qui n’est pas traité dans
le droit européen. Au sein de l’UE, il est en effet laissé à l’appréciation des pays membres. De ce fait, et
alors que, dans beaucoup de pays, le champ du droit moral ne correspond guère qu’au droit au nom et à la
réputation, il se révèle nettement plus extensif en France.
Faut-il pour autant un droit d’auteur communautaire ? Dans ce domaine, force est en tout cas de constater
que les travaux actuels de la Commission européenne ne vont guère dans le sens d’une harmonisation
supplémentaire, faute de consensus à ce sujet de la part des pays membres. L’harmonisation s’y fait a
minima. Elle fait en particulier défaut sur la question centrale de la définition des œuvres. Or, comme il
apparaît dans plusieurs colloques internationaux2, de nombreux experts de ce domaine estiment
actuellement que le champ de la protection par le droit d’auteur et les droits voisins s’est considérablement
élargi et qu’il convient plutôt d’en réduire le spectre, qui recouvre désormais des objets forts disparates, ce
qui tend à décrédibiliser le dispositif par rapport à ses destinataires originels ou « naturels », c’est-à-dire en
particulier les créateurs d’œuvres de l’esprit dans le domaine des beaux-arts.
b. La propriété littéraire et artistique, entre auberge espagnole et unité de l’art
En l’occurrence, la situation présente est en effet celle d’une indifférenciation quasi totale, dès lors que
toute création de forme semble désormais pouvoir être protégée par le droit d’auteur et les droits dérivés,
et non plus seulement la pure création littéraire et artistique, comme à l’origine. En théorie, il suffit en effet
que ladite création remplisse le critère d’originalité. En pratique, cependant, le droit d’auteur tend à être
sollicité de façon quelque peu abusive par la jurisprudence et par le justiciable. Même si la condition
nécessaire d’originalité semble davantage discutée dans les tribunaux depuis quelque temps, la tendance
de ces dernières années a plutôt été celle d’un relatif relâchement du degré d’exigence, en la matière. De
même, certains organismes se demandent si le droit d’auteur ne pourrait pas protéger les normes
techniques. Dans les faits, par suite, le droit de la propriété littéraire et artistique s’aligne en partie sur
d’autres régimes parfois moins restrictifs. Ainsi, le critère de l’originalité tend de facto à céder la place au
critère moins exigeant de la nouveauté, tel qu’il s’applique aux dessins et modèles ou aux brevets.
Plus encore, le débat porte sur le fait que le champ d’application du droit d’auteur et des droits dérivés
comprenne ce que certains experts qualifient de créations utilitaires, à caractère fonctionnel et parfois sans
grand rapport avec le domaine d’élection de la matière. De nos jours, certaines mesures techniques de
protection sont ainsi assimilées à des œuvres de l’esprit et, en tant que telles, se voient attribuer une
protection au titre du droit d’auteur. En Europe, des dispositions spécifiques ont en outre déjà été mises en
place pour accueillir les logiciels et les bases de données, notamment à travers les directives
communautaires du 14 mai 1991 et, respectivement, du 11 mars 1996. Certes, des aménagements ont été
effectués pour tenir compte des particularités des objets concernés. En Europe, à titre d’exemple, la durée
du droit de protection sui generis créé pour les bases de données n’est que de 15 ans et non de 70 ans post
mortem, comme pour le droit d’auteur proprement dit. De même, les attributs du droit moral (en France :
droit de divulguer, droit à la paternité de l’oeuvre, droit au respect de l’intégrité de l’œuvre, droit de
repentir ou de retrait) s’appliquent intégralement pour le roman mais en partie seulement pour le logiciel,
1
Voir l’article de Philippe Masseron, « Pour une transposition de la directive 2001/29/CE respectueuse de la conception
française du droit d’auteur », Légipresse, n° 215, octobre 2004, p. 147-148.
2
Cf. par exemple l’intervention de V.-L. Benabou sur le thème « L’étendue de la protection par le droit d’auteur en
France (états des lieux, critique et prospective) », le 10 décembre 2004 à Paris, dans le cadre des rencontres francoallemandes sur la propriété intellectuelle organisées par le Max-Planck-Institut für Geistiges Eigentum, Wettbewerbsund Steuerrecht (Munich) et l’IRPI.
51
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
dont les droits patrimoniaux appartiennent en outre d’emblée à l’employeur. Ceci renvoie au fait qu’en
matière de logiciel, le mécanisme des licences joue sur la base des droits d’auteur comme il pourrait le faire
sur la base des brevets. Pour ce type de raison, le droit d’auteur n’a été appliqué au logiciel qu’une fois
qu’on en eut retiré certains attributs.
Certains commentateurs en concluent qu’il convient de dédramatiser cette situation d’ensemble. Selon eux,
il ne faudrait pas en déduire que le droit d’auteur ait été dénaturé en accueillant des objets nouveaux tels
que le logiciel. Une distinction a tout simplement été faite entre, d’un côté, le principe voulant que l’outil du
droit de propriété littéraire et artistique s’applique à toute création originale dans sa forme et, de l’autre, le
contenu de ce droit, qui peut différer selon les secteurs concernés. En outre, quant à l’aspect littéraire et
artistique, il n’y a aucune raison objective de penser qu’un programme informatique constitue a priori une
œuvre moins noble qu’un roman de gare : l’œuvre de l’informaticien, quel que soit son talent, s’exprime par
un style, en particulier sur le plan de la gestion de la complexité, du choix du mode d’expression (langage),
ainsi que dans la clarté de cette expression1. Une base de données, de même, peut avoir un très fort
contenu culturel, même si ce n’est sans doute pas toujours le cas en pratique. Du reste, ce type d’analyse
ne fait qu’exprimer la doctrine de l’unité de l’art, doctrine bien établie en France depuis une loi du 11 mars
1902 (confirmée notamment par la jurisprudence dite du « panier à salade », en 1963) : la capacité d’une
œuvre à être couverte par le droit d’auteur ne s’apprécie pas en fonction de son mérite ou de sa
destination.
c. La portée et la durée du droit d’auteur : exorbitantes et paralysantes pour le domaine public ?
Dans le prolongement de ce débat sur le champ du droit d’auteur et des droits connexes, un autre grief
souvent exprimé à l’encontre de ces droits concerne sa durée légale. Au fil du temps, la tendance à
l’allongement de cette dernière, comme il a déjà été souligné, n’est pas propre à l’Europe mais elle y fait
toutefois partie du débat. De nombreux experts doutent en effet de la légitimité – et de l’efficacité, en
termes d’incitation à la création2 – de la durée très longue de protection qu’apporte le droit d’auteur,
d’actuellement 70 ans après le décès de l’auteur, d’autant plus qu’au XIXe siècle, lorsque cette durée était
de 30 ans, elle était déjà considérée comme trop longue. Certes, par rapport à la propriété immobilière,
dont la durée est perpétuelle, une durée de 70 ans peut encore sembler une solution convenable, d’autant
plus qu’il n’y a pas de progrès à attendre des œuvres protégées par le droit d’auteur, contrairement à ce qui
est le cas des inventions brevetées, pour laquelle il est donc souhaitable que se produire une chute plus
rapide dans le domaine public. Dans l’ensemble, malgré tout, ce débat revient à se demander si l’étendue
croissante du droit d’auteur – en termes tant de champ que de durée – ne risque pas, à la longue,
d’asphyxier le domaine public.
Les évolutions récentes sont en effet marquées par la multiplication des interdits et la montée des coûts de
transaction, ce qui débouche sur des risques de blocage vis-à-vis de la création d’œuvres nouvelles. La
notion de domaine public, pour sa part, n’a pas véritablement de contenu juridique précis mais n’en
participe pas moins de l’économie générale du droit d’auteur car ce dernier se trouve affecté, à l’issue d’un
certain temps, d’une servitude d’accès. Au coeur de la logique même du système – et donc de son équilibre
– dès l’origine, c’est-à-dire depuis les textes fondateurs du XVIIIe siècle, elle tend pourtant à être quelque
peu perdue de vue ces derniers temps3.
d. Des interrogations au sujet du rôle du droit moral
Selon d’autres experts plus critiques, l’entrée du logiciel dans le domaine de la propriété littéraire et
artistique a impliqué une dénaturation du droit d’auteur à la française, dont l’édifice repose
fondamentalement sur le droit moral4. Ce type d’évolution rendrait difficile, dans les négociations
internationales, le maintien des positions françaises ou allemandes, qui se focalisent traditionnellement
1
Cf. B. Lang, « Brevetabilité du logiciel : le point de vue d'un chercheur en informatique », à paraître dans les Actes du
Colloque "Brevet - Innovation - Intérêt général" organisé par la Chaire Arcelor de l'Université de Louvain la Neuve, 11-13
mars 2004 ; version du 20 décembre 2004 (http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/liste/arcelor.doc).
2
« La durée optimale de la protection est égale à la vie de l’auteur. Etendre la durée à une période qui favorise les
héritiers n’aide pas la continuité créatrice et est inutile et inefficace », selon l’analyse de W. Santagata dans son article
« Propriété culturelle, biens culturels et connaissance cumulative », Réseaux, n°88/89, 1998, p. 67-75 (ici p. 73).
3
Ce paragraphe s’appuie sur les auditions de Marie Cornu (20 mai 2005) et de Christophe Geiger (11 mars 2005).
4
Certaines analyses du professeur Philippe Gaudrat vont dans ce sens. Cf. P., Gaudrat , « Droit d’auteur et
mondialisation : le laboratoire communautaire », in : Marie Cornu et Nébila Mezghani [dir.], Intérêt culturel et
mondialisation - Les aspects internationaux, Tome 2, (coll. « Droit du patrimoine culturel et naturel »), L’Harmattan,
Paris, 2005 ; ou encore P. Gaudrat, « Abandonner le droit d’auteur en commençant par les prérogatives du public »,
article inédit de 13 pages.
52
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
beaucoup sur la notion de droit moral. Il est même parfois affirmé que l’entrée dans le monde numérique
tend à rendre presque impossible la protection du droit moral.
Dans l’ensemble, certes, l’usage du droit moral donne le plus souvent lieu à des pratiques sinon assez
consensuelles, du moins ne débouchant que rarement sur des contentieux. De ce point de vue, il faut sans
doute nuancer fortement les interprétations qui réduisent le droit moral à un moyen d’empêcher l’accès aux
oeuvres. Globalement, il est indéniable que ce droit continue de constituer une prérogative fondamentale.
Du reste, comme le montrent les litiges, le droit moral renvoie en fait très souvent à l’intérêt patrimonial car
faire jouer un désaccord en matière de droit moral permet de s’opposer à l’exploitation, en fonction des
intérêts financiers en jeu.
De façon plus concrète, il est malgré tout indéniable que certains cas précis mettent en cause le rôle actuel
du droit moral. Le plus connu concerne sans doute le film américain Asphalt Jungle, dont les ayants droit
ont empêché qu’une version colorisée soit diffusée en France, au nom de la défense du droit moral de
l’auteur, alors que le défunt réalisateur dudit film – John Huston – n’avait lui-même nulle part réclamé
explicitement ce type d’interdiction1. Toujours en France, un autre exemple concerne la décision qui a été
faite d’interdire la parution d’une suite de l’œuvre de Victor Hugo. Dans ces deux cas, il convient de
s’interroger sur l’étendue du contrôle exercé ainsi par les héritiers et autres ayants droit, et de se demander
si de telles interdictions s’imposent vraiment pour assurer le respect des oeuvres concernées. A cet égard,
malgré tout, cette question relative à la dimension discrétionnaire du droit moral concerne surtout la
transmission du droit moral post mortem2, qui n’existe pas dans tous les pays, même dans ceux qui, avec la
France, partagent une tradition de droit moral. Ainsi, les problèmes qui viennent d’être évoqués ne se
posent pas en Allemagne, où le droit moral s’éteint à la mort de l’auteur.
En outre, certains artistes souhaitent tout simplement que leurs œuvres puissent être modifiées par
d’autres personnes3. Or ils ne peuvent pas exprimer une telle volonté et, au regard de la législation
française actuelle, une telle modification peut être considérée comme une atteinte au droit à l’intégrité de
l’œuvre.
Enfin, des difficultés liées au droit moral peuvent aussi survenir en particulier en liaison avec des problèmes
de cession de droits, dans le cadre de coproductions audiovisuelles internationales, par exemple
concernant la cession globale d’œuvres futures ou bien la spécification des domaines de cession. L’exercice
du droit moral se révèle en effet de plus en plus souvent difficilement compatible avec des considérations
d’exploitation commerciale, dès lors que les exploitants font face à un besoin croissant d’adaptation à un
contexte changeant. En ce sens, s’il doit être considéré comme légitime du point de vue de l’ayant droit en
tant que personne individuelle, il pose dans l’ensemble des problèmes croissants sur le plan économique.
2. L’importance grandissante du droit d’auteur comme droit économique
Les développements précédents ont en tout cas bien montré que la question relative au champ du droit
d’auteur débouche sur celle de la nature de ce droit. Il reste à préciser l’ampleur de cette mutation et les
implications qui en découlent, en particulier dans la mesure où la propriété littéraire et artistique tend à se
transmuer de plus en plus en droit économique, c’est-à-dire un droit d’exploitation des oeuvres. Une telle
tendance conduit également à réexaminer les finalités mêmes du droit d’auteur et les rapports qu’il
entretient avec le copyright.
a. Une vision classique du droit d’auteur de plus en plus en porte-à-faux par rapport aux pratiques
Au fond, l’intégration, dans le champ du droit d’auteur, de nouveaux objets tels que les logiciels ou les
bases de données est souvent perçue comme principalement perturbatrice en ce qu’elle induit des
répercussions sur le régime du droit d’auteur dans son ensemble, en l’orientant plus profondément que
1
Jugement du 28 mai 1991 (Turner Ent. v. Huston), Cass. 1re civ., JCP 1991, II, 21731, note A. Françon.
A ce sujet, voir les articles de Pierre Bergé, « La place du droit moral » dans Le Monde du 18 mai 2005 et celui de Pierre
Boulez, « Réformer la loi sur les ayants droit », paru dans Le Monde daté du 13 mai 2005.
3
A cet égard, il est possible de faire référence à une pratique musicale du nom de bootleg et qui consiste, via Internet et
quelques traitements sonores, à « créer un hybride à partir de deux morceaux (ou plus) », en général sans que soit
demandée l’autorisation des auteurs desdits morceaux mais le plus souvent sans entraîner de conflits avec ces auteurs,
qui voient souvent ces œuvres dérivées comme des œuvres originales (cf. l’article d’Antoine Pateffoz, « Les mixeurs
pirates du ’’bootleg’’ gagnent la Toile et les ondes », Le Monde, 3 janvier 2006, p. 26).
2
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
dans le passé vers une logique relevant de l’économique. Certains experts y voient même le signe d’un
changement de paradigme1.
Ceci renvoie au fait que, pour l’essentiel, la doctrine française demeure attachée à une vision classique du
droit d’auteur, née à la fin du XVIIIe siècle, bien que le droit d’auteur ait sensiblement évolué dans le courant
du XIXe siècle et par la suite2. Il en découle un décalage grandissant entre les finalités affichées et les
résultats obtenus. En France, une discordance de plus en plus forte apparaît ainsi entre, d’un côté, la façon
dont le droit est généralement conçu et, de l’autre, la manière dont il est appliqué tant dans les entreprises
que dans les administrations publiques. Dans cette perspective et au vu des problèmes juridiques qui se
posent par exemple à la Bibliothèque nationale de France (BNF) ou à l’Institut national de l’audiovisuel
(INA) dans leur politique de numérisation (voir l’encadré 10, ci-dessous), il serait souhaitable de rendre
effectifs nos principes. Un droit qui n’offre pas de solutions pratiques ne saurait en effet être considéré
comme satisfaisant.
Encadré 10 : Une tension parfois forte entre le respect du droit d’auteur et la numérisation des œuvres
culturelles : les exemples de la BNF et de l’INA
Dans certains cas, le droit d'auteur fait obstacle à la préservation des oeuvres, dans la mesure où il en subordonne la
copie à l’autorisation des ayants droit. Ce problème est particulièrement grave quand le support est peu pérenne (cas
des films de cinéma) ou volatil (cas des sites sur Internet). Cette situation est illustrée par la Bibliothèque nationale de
France (BNF). En effet, celle-ci rencontre actuellement des problèmes considérables, dans le cadre de l’énorme travail
de numérisation qu’elle a entrepris et qu’elle effectue actuellement sans l’autorisation des ayants-droits. De même, la
mission de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), qui consiste, de par la loi, à conserver et exploiter son fonds, se
trouve en butte au droit de la propriété intellectuelle, qui requiert en principe l’autorisation de tous les ayants droit. Le
problème est d’autant plus aigu qu’en la matière, l’INA a négocié avec l’Etat un contrat d’objectif doté de 160 millions
3
d’euros, sur la période 2000-2015 . A cet égard, la loi DADVSI permet heureusement certaines avancées et notamment
4
conduit à charger la BNF et l’INA d’archiver Internet .
Par contre, cette loi ne résout nullement un autre problème que l’INA vient de rencontrer en mettant en ligne, sur son
site Internet, des millions d’émissions du patrimoine audiovisuel, pour un prix modique. Le Syndicat national des
journalistes (SNJ) s’est en effet plaint de ce qu’aucune autorisation n’ait au préalable été demandée auprès des
journalistes, en tant qu’auteurs de ces émissions. En l’espèce, ce différend – essentiellement une affaire de
rémunération – devrait cependant pouvoir être réglé dans un cadre contractuel : celui de la convention collective de
l’audiovisuel public5.
A la différence de l’époque de Diderot et de Condorcet, où l’auteur et le public étaient mis en avant, la
réalité actuelle est bien davantage marquée par l’essor des industries culturelles. Pour le droit d’auteur et
les droits voisins, des tensions croissantes apparaissent de ce fait ainsi entre, d’un côté, les intérêts des
créateurs et inventeurs et, de l’autre, ceux des entreprises et, plus généralement, de l’économie.
Pourtant, le droit de la propriété littéraire et artistique peut aussi être considéré comme, dès l’origine,
constitué un droit économique. Depuis plus de deux siècles et à des époques successives, il traduit en ce
sens le rapport des forces en présence pour opérer le partage de la valeur ajoutée des filières de création et
de distribution, entre les auteurs, les artistes, les éditeurs, les producteurs et les diffuseurs qui sont, en
dernière analyse, les utilisateurs de ces droits.
A caractère privé, ce droit économique se fonde sur la contractualisation, à travers une chaîne de droits
spécifiques pour chacun des secteurs des industries culturelles (musique, cinéma, livre, multimédia, etc.).
L’évolution présente et future de ce droit doit être appréciée en fonction des profondes mutations
techniques intervenues depuis un quart de siècle, qui bouleversent la structure des industries culturelles
et, par là, recomposent les relations entre chaque segment des industries culturelles et, au delà, la place de
1
Cf. Michel Vivant, « Propriété intellectuelle et nouvelles technologies – A la recherche d’un nouveau paradigme »,
Université de tous les savoirs, vol. 5, Qu’est-ce que les technologies, Odile Jacob, Paris, 2001, p. 201.
2
A ce sujet, voir Latournerie, Anne, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », Multitudes, n° 5, mai 2001.
3
Cf. N. Vulser, « Le fonds d’archives de l’INA devrait être sauvé d’ici à 2015 », Le Monde, 22 novembre 2005, p. 18.
4
Cf. « La future loi sur le droit d’auteur doit instaurer le dépôt légal du Web », Le Monde, 16 décembre 2005, p. 7 ; voir
aussi ci-après, le point I. 3. du chapitre 8.
5
Cf. Macha Séry, « Le succès du site ina.fr pose un problème de droits d’auteur », Le Monde, 3 mai 2006, p. 17.
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celles-ci au sein d’un ensemble plus vaste : le secteur de la communication numérique, qui embrasse les
télécommunications, l’informatique, les logiciels et l’électronique grand public1.
b. De nouveaux rapports de force entre les auteurs, le public et les intermédiaires
Dans ce nouveau contexte, une illustration de ces chaînes de droits et de ces tensions croissantes entre les
différents types d’acteurs économiques concernés est fournie par la radiodiffusion. Par rapport aux
auteurs-compositeurs de musique, par exemple, que penser des fournisseurs d’accès sur Internet et autres
radiodiffuseurs, qui luttent pour avoir des droits sur des contenus qu’ils ne font que véhiculer ?
L’édifice de la propriété littéraire et artistique ne se réduit cependant pas à ce clivage entre, d’un côté, les
auteurs, qui cherchent à conserver le contrôle sur leurs oeuvres et – avec un succès très variable – à en tirer
des rémunérations, et, d’autre part, les exploitants (éditeurs, producteurs et diffuseurs), qui s’efforcent de
faire fructifier les investissements risqués qu’ils ont consentis pour faire connaître ces créateurs. Il
comprend évidemment un troisième pôle de toute première importance : le public, qui, de son côté, tente
de profiter, par l’accès aux œuvres, de la diffusion du savoir. En France, une telle présentation n’est
toutefois pas forcément consensuelle. Certains experts y récusent en effet le concept de balance des
intérêts. Dans leur conception idéaliste et individualiste du droit d’auteur, ce dernier occupe une position
centrale et n’a guère à se plier à d’autres intérêts. La conception romantique du droit d’auteur comme droit
naturel – c’est-à-dire comme d’un droit que la loi ne fait qu’entériner et qui constitue ainsi une sorte
d’absolu – tient pourtant de l’idée reçue et remonte surtout à la fameuse loi du 11 mars 19572, qui a
sacralisé la position de l’auteur.
En réalité, les finalités pécuniaires sont consubstantielles au droit d’auteur, qui vise depuis toujours très
largement à assurer une rémunération à l’auteur. Même en France, en outre, le droit d’auteur a dès le
départ baigné dans une philosophie des Lumières assez utilitariste, dans laquelle la propriété garantit,
certes, la liberté mais dans laquelle le contenu de cette propriété est décidé en fonction de critères
politiques. Dans un pays comme l’Allemagne, qui partage pourtant le même héritage des Lumières et du
droit romain-germanique, il est plus couramment admis que le droit d’auteur est ancré dans la société et ne
fait pas obstacle à des décisions politiques3. Aux Pays-Bas, de même, une affaire récente en fournit une
autre illustration. Il s’agit d’une longue déclaration écrite d'un scientologue (Steven Fishman), qui, sans
l’autorisation de ce dernier, a été mise en ligne par l'écrivain Karin Spaink et son fournisseur d’accès
néerlandais (XS4All), en 1995. Après dix ans de procédure (en jugement sommaire, en jugement d'instance,
en appel puis via la Cour Suprême, en décembre 2005), la justice néerlandaise a statué en faisant prévaloir
la liberté d'expression sur le droit d’auteur4. Or il est probable qu’en France, un débat équivalent aurait été
quasiment impossible et que la très grande grande majorité des juristes de propriété littéraire et artistique
y auraient au contraire fait prévaloir le droit d’auteur comme un élément indiscutable et devant forcément
primer sur le droit du public.
Dans la perspective de ces nouveaux rapports de force, le principal débat ne concerne en fait pas tant la
dimension économique du droit d’auteur – même s’il est clair qu’elle va grandissant – que le rôle
grandissant joué par les investisseurs, c’est-à-dire les éditeurs, les producteurs et les diffuseurs. Il est vrai
que la loi du 3 juillet 1985, qui a attribué aux artistes-interprètes des droits voisins de ceux des auteurs, en
a en même temps créé en faveur des intermédiaires-investisseurs, en leur qualité d’« auxilliaires de la
création ». La loi a ainsi placé sur le même plan les créateurs et les investisseurs, bien que ces derniers
bénéficiaient déjà antérieurement d’un pouvoir économique très supérieur à celui des premiers5. Par la
suite, l’entrée du logiciel et des bases de données dans le champ du droit d’auteur n’a ainsi fait que
participer d’une évolution plus générale, dans laquelle le « caractère strictement personnel du droit
d’auteur [se trouve progressivement restreint], notamment au profit, total ou partiel, de l’employeur. »,
1
Ce paragraphe se fonde sur les analyses présentées par P. Chantepie devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004. Voir aussi
l’ouvrage de P. Chantepie et A. Le Diberder, Révolution numérique et industries culturelles, (coll. Repères), La
Découverte, Paris, 2005.
2
Loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique.
3
Ce paragraphe se fonde largement sur l’audition de Christophe Geiger (Max-Planck-Institut) au CGP, le 11 mars 2005,
ainsi que sur son ouvrage Droit d’auteur et droit du public à l’information – Approche de droit comparé, n° 25 de la
collection Le droit des affaires – Propriété intellectuelle, Litec/IRPI, Paris, 2004.
4
Voir le texte « Les critiques contre la scientologie sur internet ne peuvent pas être censurés par le droit d'auteur. La
liberté d'expression sur l'internet a été protégée » (http://www.anti-scientologie.ch/karin-spaink.htm#perdent).
5
Il est ici renvoyé à l’analyse du juriste Bernard Edelman ; cf. Conseil économique et social, Les droits d’auteur, rapport
présenté par Michel Muller, juillet 2004 (p. 69).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
comme l’a récemment écrit le député Christian Vanneste1. Une telle évolution donne du crédit à l’idée qu’en
Europe, les tendances actuelles et futures conduisent à une certaine convergence entre, d’un côté, le droit
d’auteur, qui domine sur le continent et, de l’autre, le copyright, qui prévaut dans les îles britanniques et
qui bénéficie de puissants relais hors de l’UE, notamment outre-Atlantique (encadré 11, ci-dessous).
Encadré 11 : Une tendance à la convergence entre le droit d’auteur et le copyright, face à
l’internationalisation des échanges
A l’évidence, le droit d’auteur constitué en Europe continentale et le copyright des pays anglo-saxons présentent de
très grandes différences tant de contenu qu’en termes de fondements juridiques. La principale concerne le droit moral,
qui existe dans le premier mais guère dans le second. De façon liée, le droit d’auteur européen se distingue par sa
philosophie personnaliste : il naît pour ainsi dire sur la tête des personnes qui créent l’œuvre, alors que le copyright se
résume à un droit patrimonial (droit de reproduction et droit de représentation) et donc purement économique. Il
n’apparaît pas nécessaire de revenir en détail sur ces contrastes indéniables, classiques et, en tant que tels, bien
documentés par ailleurs. Dans une optique de prospective, il peut être plus pertinent de souligner des similitudes et
des perspectives de rapprochement.
Certes, il importe d’assumer avec lucidité les traditions de notre droit d’auteur, qui comporte certains avantages,
éventuellement même – contrairement à certaines intuitions – en termes de plasticité face aux évolutions
2
technologiques . En outre, il est clair que, dans les pays de copyright – et en particulier aux Etats-Unis, le droit tend à
être très fortement instrumentalisé à l’avantage des milieux d’affaires. Ceci étant, chacun des deux systèmes comporte
des avantages et des inconvénients et, en ce sens, il ne faudrait pas diaboliser le copyright, en tant que doctrine ou
système. Ainsi, la logique « naturaliste » y existe aussi ; elle se trouve ainsi en germe dans la Constitution américaine et
la jurisprudence tend plutôt à la renforcer, surtout depuis l’arrêt Feist (Cour suprême des Etats-Unis, 1991), qui y
renforce l’exigence d’originalité comme critère de protection. Au lieu d’opposer les systèmes, il peut sembler plus
pertinent de rechercher plutôt, au sein des deux traditions, les solutions les plus à même de protéger les créateurs et la
création, dans l’intérêt général.
Sans doute les mérites comparés du copyright sont-ils généralement plus nets pour les producteurs ou les éditeurs.
Dans le secteur de l’édition, à titre d’exemple, l’un des avantages du copyright réside dans une facilité plus grande
d’obtention de la titularité de droits, spécialement en matière d’œuvres collectives. Ceci constitue un point très
important pour les éditeurs de dictionnaires et d’encyclopédies. En la matière, le droit d’auteur devra sans doute
3
s’adapter, via des changements législatifs, pour des raisons de compétitivité internationale . Dans le domaine de
l’audiovisuel, de même, il conviendra à l’avenir de trouver des solutions nuancées permettant à la fois de respecter les
droits des créateurs et en même temps de laisser un champ d’action suffisamment large aux producteurs, par souci
d’efficacité, dans une économie qui s’internationalise de plus en plus et où se fait de plus en plus sentir la nécessité de
prises de décision rapides. Dans le système français actuel, en effet, si la chaîne d’exploitation des droits demeure
assez simple tant qu’elle en reste au cas de figure très classique où le producteur acquiert un certain nombre de droits
qui lui sont cédés – par exemple sur un scénario –, elle se complique dès qu’il s’agit de coproductions internationales,
qui impliquent des rencontres à partir de différents horizons culturels, économiques et juridiques. Très souvent, il se
révèle extrêmement contraignant de devoir se tourner vers tous les ayants droit, non seulement pour ce qui concerne
4
les droits patrimoniaux mais aussi – dans le cas d’un pays comme la France –, en matière de droits moraux . Pour les
producteurs, du reste, ce problème de coûts de transaction soulevé par la recherche des ayants droit n’est pas propre à
l’audiovisuel et existe également dans d’autres domaines tels que l’édition.
Il serait toutefois erroné de penser que le système du copyright ne présente d’avantages que pour les producteurs et
les éditeurs car il offre aussi des solutions intéressantes du point de vue des créateurs eux-mêmes. Dans le domaine du
cinéma, les auteurs sont ainsi mieux protégés en réalité aux Etats-Unis qu’en France, grâce à des combats syndicaux. La
Director’s Guild y a ainsi obtenu d’importants droits pour ses membres-réalisateurs, quelle que soit la notoriété de ces
derniers. Outre-Atlantique, les mentions aux génériques sont ainsi très contrôlées et les réalisateurs ont obtenu, par le
5
droit du travail, des rémunérations proportionnées, voire même un quasi droit moral . Dans le domaine des arts
plastiques, de même, les notions de droit de paternité et de droit du respect de d’intégrité de l’œuvre ont été reconnues
aux Etats-Unis.
1
Assemblée nationale, Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information, Commission des lois, rapport
de Christian Vanneste, première lecture n° 2349, juin 2005 (p. 13).
2
Sur ce point, voir le rapport du Conseil économique et social, Les droits d’auteur, présenté par Michel Muller, juillet
2004 (p. 70-85).
3
Cette idée s’appuie sur les propos qu’Arnaud Valette (société Editis) a tenus devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004.
4
Cette idée s’appuie sur les analyses que Lou Gerstner a présentées devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004 et qui sont
développées dans son article intitulé « Le marché de la production audiovisuelle et le régime français des droits
d’auteurs et droits voisins », Légicom n° 29, 2003/1, p. 65-77.
5
Ces indications s’appuient sur l’audition de Pascal Rogard (SACD) devant le groupe PIÉTA, le 21 février 2005.
56
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Tout ceci montre bien qu’à partir de règles très différentes mais confrontés à des enjeux similaires, le droit d’auteur et
le copyright tendent de la sorte à se rapprocher dans la pratique, c’est-à-dire aboutissent souvent à des solutions très
proches.
3. L’évolution du droit exclusif et la question des exceptions
Le rôle croissant de cette dimension pécuniaire du droit d’auteur conduit à s’interroger à la fois sur le
devenir du droit d’auteur en tant que droit exclusif et sur la place qui est appelée à être accordée aux
exceptions.
a. Un affaiblissement du droit exclusif au profit d’un simple droit à rémunération ?
Les évolutions qui viennent d’être soulignée indiquent qu’à certains égards, le droit moral de l’auteur ne
joue plus exactement le rôle qu’il avait à l’origine et que le droit d’auteur semble dériver vers un simple
droit à rémunération, ce qu’est lui-même le copyright. Tel a en tout cas été le cas avec l’introduction de la
rémunération pour copie privée (encadré 12, ci-dessous), de même que dans le domaine de la reprographie,
ainsi que pour le prêt en bibliothèque. Dans ces trois cas, le droit d’auteur a largement disparu en tant que
droit d’exclure.
Encadré 12 : Un exemple de droit à rémunération : le système de la copie privée
Tout d’abord, il faut souligner que certains pays européens, dont la Norvège ou l’Allemagne, ont une conception plus
extensive que la nôtre de l’exception de copie privée – et justifient en particulier ce type d’exception en référence aux
libertés publiques – alors qu’à l’inverse, le Royaume-Uni en a une conception plus restrictive1. En France, en tout cas, le
système de la rémunération pour copie privée est née de l’impossibilité matérielle d’appliquer le droit exclusif
d’autoriser et d’interdire. Dans le domaine de la musique, il remonte en France à 1985, date à laquelle a été instituée
une redevance sur les supports d’enregistrement vierges. Les sommes ainsi perçues sont reversées à 75 % aux
créateurs et à 25 % sous la forme d’aides d’intérêt général à la création. Depuis sa création, ce système s’est développé
avec le recul progressif de l’ère analogique et avec l’entrée dans le numérique. Il est à noter qu’un système similaire
existe dans des pays tels que l’Allemagne mais non aux Etats-Unis, où la copie privée ne donne pas lieu à une
rémunération et relève du fair use2 et donc de la seule appréciation des juges, sans aucun fondement législatif.
En France, l’actualité récente a cependant montré que ce système se trouve de nos jours soumis à de fortes tensions. En
témoigne la polémique qui est apparue en 2005 au sujet de la Commission pour copie privée, dite Commission d'Albis
(ex. Commission Brun-Buisson), qui est chargée de déterminer l’assiette et le taux de la rémunération sur les supports
d'enregistrement numérique vierges. Le fait est que les recettes totales dégagées par la redevance pour copie privée
représentent des montants élevés (environ 150 millions d'euros en 2005) et tendanciellement croissants. D’un côté,
pour tenir compte des évolutions technologiques, les représentants des ayants droits (auteurs, artistes-interprètes,
éditeurs, etc.) souhaitent étendre la redevance aux disques durs de haute capacité (80 gigaoctets), ainsi qu’aux clés
USB et aux cartes mémoires. De l’autre, les industriels de l’audivisuel plaident pour une stabilisation globale de la
redevance, voire pour une réduction, estimant que le montant de la rémunération des ayants droit n’a pas à être indexé
intégralement sur l'augmentation de la capacité mémoire des supports numériques, compte tenu du comportement
effectif des utilisateurs. En ceci, ils sont épaulés par plusieurs associations de consommateurs (dont UFC-Que choisir),
qui ont demandé que la redevance sur les DVD vierges soit fortement révisée à la baisse. Il apparaît en outre que, dans
la mesure où ce type de taxe est plus élevée en France que dans la plupart des pays européen, il est susceptible de
provoquer une distorsion de concurrence au sein de l’UE.
Plus récemment, en outre, la loi française sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information
(DADVSI), adoptée par le Parlement le 30 juin 2006, a notamment entraîné la création d’une autorité administrative
indépendante, l’Autorité de régulation des mesures techniques de protection (ARMTP). Or ce nouveau collège de
médiateur est en particulier chargé de statuer au sujet de la copie privée, ce qui laisse présager de possibles conflits
avec la Commission pour copie privée.
De manière générale, pourtant, remettre en cause le rôle du droit exclusif pour mettre en avant celui du
droit patrimonial peut être considéré comme ni nécessaire ni pertinent – car contraire à la philosophie
même du droit d’auteur en tant que pouvoir d’interdire – et, ipso facto, comme desservant les besoins de
protection de la création. Ceci revient à dire qu’il faut en rester aux attributs classiques du droit de
propriété, vis-à-vis de l’objet détenu : l’usus (le droit d’en jouir et d’en exclure un tiers), le fructus (le droit
1
Sur le cas du Royaume-Uni, voir par exemple l’article d’Eric Albert, « Le téléchargement légal gagne du terrain », La
Tribune, 6 mars 2006, p. 10.
2
La notion juridique anglo-saxonne de fair use (littéralement : usage équitable) renvoie à la capacité permise par la
jurisprudence d’utiliser une œuvre couverte par le droit d’auteur sans nécessiter l’accord explicite de l’ayant-droit.
57
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d’en tirer des revenus, y compris en cas d’exploitation effectuée par un tiers) et l’abusus (le droit de le
céder, de le modifier ou de le détruire mais pas d’en faire une utilisation préjudiciable à l’intérêt général).
Ceci étant, il faut bien admettre que la propriété littéraire et artistique déroge quelque peu aux
caractéristiques habituelles de la propriété. En effet, comme le souligne un récent rapport du Conseil
économique et social, le droit d’auteur constitue en même temps plus qu’une propriété – notamment car
les droits moraux permettent à l’auteur de conserver la maîtrise de l’oeuvre même quand il en a cédé
l’exploitation – et moins qu’une propriété – ne serait-ce qu’en raison du fait que les droits patrimoniaux
sont limités dans le temps car restreints à l’intervalle de temps qui précède la « chute » dans le domaine
public1.
b. Quelle place pour les exceptions au droit d’auteur ?
En tout cas et pour sa part, la France s’efforce généralement de préserver la force du droit d’auteur comme
droit d’interdire et sa législation comporte des exceptions peu nombreuses et restreintes. L’harmonisation
européenne ne contrarie pas cette volonté, même si elle permet davantage d’assouplissements via le jeu
des exceptions. Ainsi en est-il en particulier pour la fameuse directive 2001/29/CE, qui reconnaît, parmi les
droits exclusifs, le droit de reproduction, le droit de communication au public et le droit de distribution.
Dans le contexte actuel de la révolution numérique, cet accent sur les droits exclusifs est inséparable non
seulement de la mise en place de mesures de protection technique mais aussi d’une harmonisation des
exceptions à ces droits exclusifs. Or l’une des difficultés majeures, à ce propos, consiste à savoir jusqu’à
quel point ces mesures techniques, qui visent à protéger ces droits exclusifs et donc à interdire la copie,
permettent le bénéfice des exceptions existantes, dont principalement l’exception dite de copie privée. La
question se pose d’autant plus que, pour les juristes, cette disposition relative à la copie privée relève
actuellement non pas d’un droit mais seulement d’une tolérance. Le même type de menace plane sur
l’exception concernant la représentation au sein du cercle de famille, disposition qui remonte à la fameuse
loi de 1957, à l’ère analogique.
En cours de transposition en droit français depuis la mi-2006, cette directive 2001/29/CE comporte
également une vingtaine d’exceptions facultatives, qui reprennent des dispositions déjà adoptées par les
différents pays membres. En France, à ce propos, le débat a porté en particulier sur l’exception
d’enseignement et de recherche, qui restait jusqu’à il y a peu absente du droit français, alors qu’elle existe
et est pratiquée dans plusieurs autres pays de l’Union européenne, dont l’Allemagne2. Jusqu’en 2005, à ce
sujet, les pouvoirs publics français avaient en effet rejeté toute demande de changement législatif et
préféré la solution alternative – considérée comme plus souple –, qui consiste à mettre en place un
compromis négocié avec le ministère en charge de l’Education nationale et de la Recherche, afin de trouver
un juste équilibre entre les intérêts légitimes des établissements concernés et ceux des ayants droits. Dans
le cadre de la loi DADVSI votée au Parlement au premier semestre 2006, il a cependant été décidé
finalement de créer une telle exception pédagogique mais seulement à compter du 1er janvier 2009, c’est-àdire à l’issue des accords déjà passés entre les ayants droit et le ministère en charge de l'Education
nationale.
Un autre domaine controversé concerne l’exception de citation. Dans le contexte de ce qu’il est convenu
d’appeler la société de l’information, il semble en effet absurde que le droit français considère encore que
les questions de citation ne concernent que l’écrit. Or cette situation découle non de la loi mais de la seule
jurisprudence. Celle-là, en outre, ne tolère que la « courte citation », comme il ressort en particulier du
fameux arrêt Microfor contre le journal Le Monde1. Dans notre pays, les juges en restent ainsi à une
conception étriquée de cette forme d’emprunt, en érigeant en dogme le principe de l’interdiction de
reproduction intégrale de l’œuvre au titre de la citation. A titre d’exemple, une œuvre picturale non encore
tombée dans le domaine public et brièvement montrée dans un reportage à des fins d’information, de
critique ou de polémique ne peut aujourd’hui bénéficier de l’exception de citation.
De manière générale, cette question des exceptions est soumise au « test en trois étapes » prévu par les
accords ADPIC de l’OMC, c’est-à-dire sous réserve d’une réponse positive sur les trois points suivants : le
fait que l’exception ne se produise que « dans certains cas spéciaux », l’absence d’« atteinte à l’exploitation
normale » de l’œuvre et, enfin, l’absence de « préjudice injustifié aux titulaires de droits ». Actuellement,
l’appréciation de la conformité à ce triple test n’est pas tranchée par le législateur mais laissée au juge. De
1
Cf. Conseil économique et social, Les droits d’auteur, rapport présenté par Michel Muller, juillet 2004 (p. 15-16).
Outre-Rhin, des formes d’exception à des fins d’enseignement et de recherche existent depuis des années et ont
même été étendues en 2003 à l’univers numérique. En outre, et lors qu’en France, il n’existe pas d’exceptions payantes
au droit d’auteur, la majorité des exceptions mises en place en Allemagne y sont assorties d’un droit à rémunération.
2
58
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
nombreux juristes estiment pourtant que cette solution jurisprudentielle n’est pas opportune, estimant
qu’il appartient au législateur de réfléchir à l’équilibre des intérêts en présence, en amont, plutôt que d’en
confier la tâche au juge, à l’anglo-saxonne, ce qui pourrait déboucher sur une forte insécurité juridique.
Un recul du champ des exceptions risque ainsi de se produire, non seulement car le contexte de la diffusion
numérique des œuvres conduit à remettre en question la notion même de copie privée et, par suite, la
légitimité de l’exception qui s’y rapporte mais aussi via l’introduction du test des trois étapes, qui tend à
restreindre les conditions d’accès aux oeuvres. Il serait fâcheux que la balance des intérêts entre les
auteurs, les intermédiaires et les utilisateurs soit compromise par un tel recul des droits du public en
matière d’exceptions.
4. Des problèmes grandissants en termes de titularité et de cession de droits
Les évolutions récentes font au fond ressortir que le droit d’auteur se trouve de plus en plus présent dans la
sphère économique et, plus encore, que la question de la propriété littéraire et artistique doit être
distinguée de celle de son exploitation. D’importants enjeux en découlent en termes de titularité et de
cession de droits, y compris au sein même du secteur public.
a. Une pression générale conduisant les auteurs à céder leurs droits patrimoniaux à des tiers
Alors qu’en France le droit d’auteur a notamment été conçu pour assurer une juste rémunération à l’auteur
en tant que personne physique, il semble ne guère se préoccuper de savoir si le titulaire de ce droit peut
s’en servir. Or non seulement le droit d’auteur tend à être utilisé de plus en plus comme un droit
d’exploitation des œuvres mais en outre il conduit en fait généralement les auteurs à céder leurs droits
patrimoniaux à des tiers, que ce soit par des contrats ou par la loi, comme par exemple en matière de
logiciel ou de reprographie. Au delà des seuls auteurs à proprement parler, cette situation vaut assez
largement aussi pour les artistes-interprètes, depuis qu’ils se sont vu attribuer des droits voisins – en
France, via la loi de 1985. Pour les auteurs comme pour les artistes-interprètes, il apparaît en effet qu’en
pratique, le contrat vaut cession, c’est-à-dire organise la cession des droits aux exploitants (producteurs ou
éditeurs). La durée de cette cession équivaut, pour l’édition, à la durée du droit d’auteur, pour le cinéma, à
30 voire 50 ans (contre environ seulement sept ans jadis car le cycle de vie du film se limitait à l’exploitation
de l’œuvre en salle). Quant au théâtre, il échappe à cette pratique.
Comme indiqué précédemment à propos des rapprochements entre le droit d’auteur et le copyright, les
coproductions internationales induisent une pression en direction d’une renonciation au droit moral – dont
il convient de rappeler qu’il est incessible, dans des pays tels que la France – et, plus généralement, posent
de considérables problèmes de cession et de titularité des droits. Ces difficultés vont en fait bien au delà
des seuls biens culturels et touchent tout ce qui concerne la création salariée, les créations de la recherche
publique et, en fin de compte, la totalité des œuvres soumises aux droit d’auteur, dans l’ensemble des
entreprises et des organismes publics. Du reste, et à la différence du brevet, le droit d’auteur est présent à
tout moment dans l’entreprise ; il en constitue la basse continue, pour ainsi dire. S’ils ne se saisissent pas
de cette question, par suite, les pouvoirs publics risquent à l’avenir d’entraver le développement
économique du droit d’auteur.
Relever ce défi n’implique pas nécessairement d’adopter le système du copyright mais plutôt de faire
évoluer un certain nombre de dispositions actuelles de notre droit d’auteur. Du point de vue des
exploitants, des pistes de réflexions pourraient par exemple concerner la révision de la règle légale2
établissant que le contrat de louage de services n’enlève rien aux droits d’auteur, de même que la règle de
la cession des droits sur les œuvres futures ou encore la définition de la notion d’œuvre collective, c’est-àdire son extension et sa légalisation, sachant qu’elle ne repose pour l’heure que sur un fondement
essentiellement jurisprudentiel.
b. Des voies possibles de rééquilibrage en faveur des auteurs et des artistes-interprètes
Faire aboutir ce type de chantier par la voie légale nécessite sans doute au préalable de mettre sur la table
de négociation l’ensemble des éléments du problème, afin de conserver un équilibre satisfaisant entre les
créateurs, le public et les exploitants. Or tout indique que ces derniers ont tout à gagner à une situation
dans laquelle le droit d’auteur serait le plus possible préservé comme droit d’interdire et où, en même
temps, ils pourraient continuer de bénéficier de la position forte qu’ils occupent face aux auteurs et aux
artistes-interprètes, en tant que cessionnaires de leurs droits patrimoniaux, et face au public, du fait de la
1
2
Il s’agit de décisions prises par le TGI de Paris le 20 février 1980 et par la Cour de cassation le 9 novembre 1983.
Article L 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.
59
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
mise en place de mesures techniques visant à empêcher les copies illicites. Dans cette perspective, s’il
convient de maintenir le caractère de droit exclusif du droit d’auteur, il faut le distinguer du degré
d’exclusivisme conféré au cessionnaire.
Dans cette optique et sans changement législatif préalable, un renforcement de la protection des auteurs et
des artistes-interprètes pourrait être réalisé en partie en introduisant plus de fluidité dans le système
existant, via des conventions collectives, sous réserve que ces dernières puissent déroger à la loi, sous la
forme d’une dérogation in melius. Ce renforcement pourrait aussi passer par le biais de la jurisprudence. A
cet égard, la façon dont la jurisprudence sollicite le droit commun des contrats peut être qualifiée
d’intéressante et de stimulante. Elle est révélatrice non seulement des lacunes et défaillances du dispositif
contractuel dans le code de la propriété intellectuelle mais même de son inexistence dans le cas des
artistes-interprètes. Il est vrai que, par rapport à la situation des auteurs, celle des artistes-interprètes peut
être qualifiée de particulièrement mauvaise, ce qui s’explique en partie par le fait que les droits voisins
constituent un droit très jeune. Ceci se traduit ainsi par le fait que les comédiens ne perçoivent aucun droit
sur la location de DVD.
Du point de vue de l’encadrement contractuel des cessions, des avancées pourraient être trouvées du côté
des contrats de type creative commons, qui s’inspirent de la philosophie du logiciel libre. De tels nouveaux
modes de diffusion doivent cependant être très sérieusement encadrés par la loi. Il importe en effet de ne
pas surestimer la vertu de ces instruments, qui restent des instruments du contrat et peuvent par
conséquent dépouiller les auteurs de leurs droits sans qu’ils en prennent toujours conscience. En l’espèce,
certains ressorts de ces contrats (par exemple les mécanismes de renonciation) ne semblent pas toujours
en conformité avec les principes et règles du droit français.
Même si, en France, les aménagements en matière de droit d’auteur se font en général davantage par la
voie contractuelle, c’est-à-dire par la négociation, afin de préserver l’intégrité du droit d’auteur, ceci conduit
à penser que des changements législatifs pourraient être opportuns, afin de réaménager le dispositif
contractuel. A ce propos, il pourrait s’agir de jouer sur des mécanismes légaux de révision des contrats, tels
qu’il en existe à l’étranger, par exemple aux Etats-Unis, sous la forme du termination right (dispositif
imposant une renégociation au bout d’une période, certes, assez longue, de 35 ans) ou bien, plus près de
nous, en Allemagne, sous la forme d’une obligation légale de renégociation, dans les cas mentionnés par
une loi de 2002.
c. Un problème spécifique concernant le droit d’auteur des agents publics
Enfin, un important débat concerne le régime des agents publics en matière de droit d’auteur. Sur ce plan,
en effet, il a récemment été jugé nécessaire d’aligner leur régime sur celui des salariés de droit commun
(privé), avec des particularités tenant compte des nécessités du service public, pour les droits
d’exploitation. Il faut rappeler que, jusqu’à l’adoption de la loi DADVSI de 2006, les agents publics ne
détenaient pas de droits d’auteur sur les travaux qu’ils effectuaient dans le cadre de leurs missions de
service public. Certes, s’il s’agit d’inciter les agents publics à être créatifs, rien n’impose a priori de leur
attribuer une propriété intellectuelle sur les produits desdites activités car il pourrait suffire de leur verser
des primes financières. Le souci de légiférer à ce sujet a cependant été jugé nécessaire pour corriger les
côtés arbitraires de la situation présente.
En la matière, de fait, les pratiques actuelles engendrent des situations très différentes, voire
discriminatoires, d’une administration à l’autre et selon le statut de l’agent considéré. Une autre
préoccupation concerne la place des missions de service public et de la concurrence avec le privé, dans le
cas d’agents publics auteurs de publications. A titre d’exemple, les personnels scientifiques du Ministère
de la Culture – tels que certains conservateurs du patrimoine – travaillent parfois dans le cadre de leurs
missions de service public mais aussi parfois pour des éditeurs privés. Dans ce cas, il est craint qu’une trop
faible rémunération pousse ces personnels à trop délaisser leurs missions de service public. Il faut ici
prendre en considération les particularités de la législation française, par rapport aux pays européens
comparables, sans doute parce que le secteur public occupe une place relativement grande dans notre
pays, en particulier dans le domaine culturel. Dans ce débat sur le droit d’auteur des agents publics, il faut
également souligner la grande place prise par le Ministère de l’Education nationale et de la Recherche1.
Telles sont les principales raisons pour lesquelles la loi de transposition de la directive 2001/29/CE sur le
droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) a abordé la création des agents
1
Les incidences de ce débat sur les questions spécifiques liées à la recherche sont précisées dans le chapitre 6, ciaprès.
60
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
publics, alors que la directive elle-même s’en est abstenue. Les solutions préconisées par le projet de loi
suscitent toutefois plusieurs séries de questions ou de remarques.
Sur le volet patrimonial, tout d’abord, un certain nombre d’incertitudes ont trait aux notions utilisées, dont
celle d’exploitation commerciale et celle de périmètre de service public, ne serait-ce que dans la mesure où,
bien souvent, il n’a pas été déterminé si tel établissement de diffusion – par exemple la Documentation
française – assure ou non une mission de service public. Plus fondamentalement, des interrogations ont
trait aux dispositions dérogatoires qui conduiraient les agents publics à céder une partie de leurs droits à
l’administration qui les emploie : pourquoi la puissance publique devrait-elle détenir ces droits, alors que la
notion d’intérêt public pourrait permettre de limiter l’exercice des droits dans la stricte mesure des besoins
du service public ? Est-il raisonnable d’investir ainsi potentiellement d’une fonction éditoriale l’ensemble
des services publics ? Ce débat gagnerait probablement à être intégré dans une réflexion plus générale sur
les missions de service public.
Sur le plan du droit moral, ensuite, certains experts s’interrogent sur les choix qui conduisent à n’accorder
aux agents publics qu’un droit moral réduit sur certains aspects – tels que les droits de divulgation, de
repentir et de retrait –, en les subordonnant au respect des règles édictées par l’autorité hiérarchique1.
Convient-il de mettre ainsi sous tutelle la création publique, dès lors qu’elle se trouve déjà régulée par
d’autres instruments tels que le devoir de réserve et les obligations statutaires ? En outre, certaines
professions s’exercent dans un principe d’indépendance peu compatible avec l’idée d’une tutelle fondée
sur le lien hiérarchique et dont la logique est en l’occurrence étrangère à celle du droit d’auteur. En fin de
compte, de toute façon, il ne semble actuellement pas que la loi évoquée puisse régler toutes les situations
concernées par ce vaste sujet.
5. Les hypothèses d’évolution retenues
H41 : Un élargissement du champ et un décalage croissant entre les finalités affichées et les résultats
produits
Une première hypothèse correspond au maintien global des différences juridiques entre les pays
européens. Il y est considéré comme non nécessaire et non souhaitable sinon de modifier le système
existant du droit d’auteur et des droits voisins, du moins d’harmoniser davantage les législations
nationales. La tendance à l’élargissement du champ du droit d’auteur se poursuit. Pour la France, cette
évolution induit une tension croissante entre, d’un côté, les finalités traditionnelles d’un droit personnaliste
visant en grande partie à protéger les auteurs et, de l’autre, le poids des rapports de force (dans des
industries culturelles de plus en plus concentrées), des changements technologiques (numérisation) et de
la législation européenne, qui tendent à conférer un pouvoir grandissant aux acteurs économiques de
l’industrie culturelle (producteurs, éditeurs et diffuseurs). L’auteur se trouve ainsi de plus en plus souvent
conduit à céder ses droits patrimoniaux par des contrats ou, comme c’est déjà le cas de nos jours, par la loi,
comme par exemple en matière de logiciel ou de reprographie.
H42 : Un changement assez radical : un champ croissant et un alignement partiel sur le copyright
Une deuxième hypothèse consiste à envisager une tendance conduisant à restreindre les différences
nationales en Europe, et ce, essentiellement à travers un alignement partiel sur le régime du copyright.
Pour les pays qui, tels la France, se fondent sur une tradition de droit d’auteur continental, il ne semble
vraisemblable d’envisager un tel alignement en la matière que pour les œuvres à caractère industriel, c’està-dire « utilitaire », tandis que la situation des œuvres à caractère plus littéraire et artistique reste
relativement inchangée. Moins radicale qu’un alignement intégral, qui serait peu probable, un tel
alignement partiel n’en implique pas moins une sorte d’éclatement du champ actuel de la propriété
littéraire et artistique, c’est-à-dire une rupture très nette avec le statu quo, via un renoncement à la théorie
dite de l’unité de l’art.
H43 : PLA « recentrée » : champ inchangé ou restreint, développement du droit à rémunération
Une troisième hypothèse consiste, là encore, à envisager une tendance conduisant à restreindre les
différences nationales en Europe mais de manière moins radicale que dans l’hypothèse précédente. Entre
les différents droits nationaux, il s’agit alors d’emprunts réciproques et donc d’un processus de
convergence plus symétrique que dans la deuxième hypothèse. Cette solution est facilitée par le fait que la
1
Cf. Antoine Gitton, Analyse du projet de loi français sur « le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de
l’information » (y compris les créations des agents publics), Droit et nouvelles technologies (http://www.droit-
technologie.org), mis en ligne le 19 novembre 2003.
61
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
tendance à l’élargissement du champ du droit d’auteur est stoppée, voire légèrement inversée. Pour la
France, elle conduit à un moindre champ d’application du droit moral, une cession automatique des droits
patrimoniaux dans certaines circonstances, l’extension de droits voisins tels que ceux du producteur ou
encore de plus grandes possibilités de reconnaissance internationale (afin de faciliter les coproductions
internationales) mais aussi, en contrepartie, des dispositifs nouveaux ou renforcés destinés à préserver les
intérêts des auteurs et artistes-interprètes, via la négociation collective et la renégociation périodique des
contrats.
V. Le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle
Comme l’a montré précédemment le débat sur le devenir de la propriété littéraire et artistique, faire évoluer
le champ de la propriété intellectuelle peut conduire à en modifier assez largement la nature même. En
d’autres termes, il ne s’agit cependant pas seulement de savoir quoi protéger dans l’absolu mais aussi de
savoir comment. Plus précisément, il s’agit au fond de savoir comment il convient de protéger les nouveaux
objets (matériels ou non) apparus du fait du changement technologique. Suffit-il de les faire prendre en
charge par les formes de protection existantes ou bien faut-il en créer de nouvelles ? Les problèmes posés
concernent également les éventuels cumuls de protections sur un même objet concret et la capacité à faire
cohabiter une pluralité de formes de protection, ainsi que la nécessité éventuelle de remettre en cause les
classifications établies et de reconfigurer des frontières entre les différents types de droits. Poser de telles
questions revient à dire que, le cas échéant, l’unité du droit de la propriété intellectuelle ne fait pas
forcément sa cohérence ou sa lisibilité.
1. La question des cumuls de protection pour un même objet concret
La discussion sur le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle renvoie très
largement à la question de savoir dans quelle mesure différentes formes de propriété intellectuelle peuvent
être superposées pour un même objet.
a. Différents types de droits pour un même objet concret : une coexistence généralement pacifique
Les économistes, de leur côté, ne savent guère se prononcer sur cette question et sur les conséquences
susceptibles d’en résulter. Quant aux juristes ou aux praticiens de la propriété intellectuelle, ils ont
généralement tendance à dédramatiser le débat sur ce type de superposition et ils renvoient à la question
des finalités. En effet, la plupart d’entre eux font observer qu’en soi, il n’est pas problématique que, pour un
même objet concret, puissent coexister un droit de marque concernant la dénomination commerciale, un
droit relatif aux dessins et modèles concernant la forme ou encore un brevet pour un élément d’innovation
technique, dans la mesure où ces différents droits n’ont pas les mêmes fonctions, c’est-à-dire ne
s’appliquent pas aux mêmes objets juridiques et, en ce sens, ne protègent pas les mêmes choses.
Il convient en effet de bien distinguer entre, d’un côté, l’objet concret au sens coutumier d’objet physique
ou de produit et, de l’autre, l’objet de droit, c’est-à-dire l’outil juridique. Ceci revient à dire que le problème
de cumul ne se pose vraiment que lorsque deux droits ont la même fonction et protègent les mêmes
bénéficiaires. Dans le cas des bases de données, par exemple, la situation peut être considérée comme
relativement claire en Europe car le droit sui generis évoqué précédemment a pour unique bénéficiaire
l’investisseur (le producteur) : il ne saurait alors être question d’un cumul avec le droit d’auteur qui, comme
son nom l’indique, protège l’auteur lui-même. Cette dernière affirmation mériterait pourtant d’être
nuancée, dans la mesure où il peut se produire que l’auteur et l’investisseur correspondent à une seule et
même personne physique.
b. Des superpositions malgré tout de plus en plus problématiques
Dans l’ensemble, au delà de ce cas particulier, d’autres juristes ou praticiens font observer que de tels
problèmes de superposition de droits tendent en fait à se produire de plus en plus. Ces problèmes sont
relativement bénins dans le cas de personnes qui, tout en utilisant des outils tel que le brevet ou le droit
d’auteur, recourent également au secret des affaires, qui constitue un outil de propriété intellectuelle
reconnu par les traités internationaux de type ADPIC (OMC). Pour le brevet, certes, il ne saurait être
véritablement question de cumul avec le secret car si le dépôt du brevet est nécessairement précédé par un
recours au secret (sans quoi l’invention à breveter ne remplirait pas le critère de nouveauté), ce dépôt
implique tout aussi nécessairement une divulgation et donc une exclusion du secret. En d’autres termes, si
une personne donnée doit utiliser à la fois le brevet et le secret, pour une invention donnée, elle le fait non
62
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
pas simultanément mais successivement : d’abord le secret puis le brevet1. Pour le droit d’auteur, la
question du cumul se pose davantage. En effet, et notamment dans le domaine du logiciel, la protection par
le droit d’auteur a justement pour avantage essentiel de permettre de protéger le secret car elle n’implique
pas de divulguer le code source.
Des problèmes plus sérieux encore concernent des cas tels que le logiciel – via un cumul de brevet et de
droit d’auteur – ou les variétés végétales – via un cumul de brevet et de certificat d’obtention végétale
(COV). Comme l’a confirmé la directive européenne 98/44/CE sur la brevetabilité des inventions
biotechnologiques, une même plante peut ainsi faire à la fois l’objet d’un brevet – en tant que support
d’une invention – et d’un COV – en tant que résultat du travail d’un obtenteur1. Or ce type de situation
permet aux ayants droit de s’appuyer sur plusieurs types d’outils en même temps et de contourner de la
sorte une éventuelle exception gênante relative à l’un d’eux, de même qu’elle peut conduire une personne
à être poursuivie et condamnée en contrefaçon à plusieurs titres en même temps2.
2. Les problèmes d’interférence découlant de la multiplicité des formes de protections
Une combinaison de diverses formes de protection peut ainsi produire parfois des effets dérivés très
différents des effets produits par telle ou telle forme de protection utilisée isolément.
a. Quelle compatibilité et quelle préséance entre ces multiples droits ?
Dans cette perspective, les personnes soucieuses de recourir à la propriété intellectuelle peuvent
également développer des stratégies de choix entre telle ou telle forme de protection. Ceci peut valoir pour
des personnes hésitant entre le brevet et le droit d’auteur, de même qu’entre la marque et le droit d’auteur.
En France, de même, l’intérêt d’une démarche de protection volontaire au titre des dessins et modèles n’est
désormais plus clair, dès lors qu’une protection gratuite et automatique semble offerte par le droit
d’auteur, sous réserve d’originalité. En outre, beaucoup de titulaires essaient, pour ainsi dire, d’empiler les
protections (marques, logos, droit d’auteur, etc.), dès que l’une d’elles s’efface, par exemple pour les
personnages de dessins animés, afin d’éviter leur « chute » dans le domaine public.
Compte tenu de la tendance déjà mentionnée à l’élargissement du champ occupé tant par le brevet que par
le droit d’auteur et les droits voisins, certains commentateurs voient dans cet ensemble d’évolutions une
tendance générale à la « sur-réservation », c’est-à-dire une sorte d’inflation de la propriété intellectuelle.
b. Quels liens avec les actions en parasitisme et de la concurrence déloyale ?
Cette impression peut être accrue par le fait que les justiciables peuvent souvent se situer non seulement
sur les terrains habituels de la propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevet, marque, etc.) mais aussi sur
celui de la responsabilité civile, au titre des délits de parasitisme et de la concurrence déloyale3. Il est vrai
que ce dernier type d’action en justice vise désormais à parer à toutes sortes d’attaques. Il permet de lutter
contre des sortes d’« emprunts » et notamment de protéger l’investissement fait pour la promotion d’une
marque. Ces questions de concurrence déloyale et de parasitisme montrent qu’il existe une sorte de « zone
grise » entre les droits de propriété intellectuelle et le domaine public, si l’on entend par domaine public un
champ où tout serait autorisé. Il serait cependant exagéré d’y voir une menace de dilution pour la propriété
intellectuelle. En effet, un tribunal saisi à la fois sur la contrefaçon et sur la concurrence déloyale examine
généralement tout d’abord la question de la contrefaçon puis – et seulement de façon subsidiaire, c’est-àdire par défaut – recourt éventuellement à l’argument de la concurrence déloyale et du parasitisme, au titre
de l’article 1382 du Code civil. Il existe en outre une nette différence entre, d’un côté, les actions en
contrefaçon, pour lesquelles l’action en justice suppose une atteinte à un droit privatif, et, de l’autre, les
affaires relevant de la concurrence déloyale, pour lesquels il suffit d’un comportement fautif.
L’argument de la concurrence déloyale n’en constitue pas moins une forme de protection supplémentaire.
Le terme de concurrence déloyale figure lui-même dans les accords ADPIC de l’OMC. Les contours de cette
notion demeurent cependant assez flous. Ce qui est à l’étranger protégé par des droit de monopole peut
ainsi l’être parfois en France au titre de la concurrence déloyale et inversement. A ce sujet, il faut rappeler
que le délit de concurrence déloyale a bien longtemps suffi, dans un pays comme la France, pour assurer la
protection des producteurs de bases de données. Comme il n’existait cependant pas au Royaume-Uni, les
instances européennes ont conduit à l’instauration d’un droit sui generis pour les bases de données, en
Europe, dans un souci d’harmonisation des législations nationales. Dans ce cas précis, l’action en
1
Cf. Sueur, T., Combeau, J., « Un monument en péril : le système des brevets en Europe », in : Frison-Roche, M.-A., Droit
et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, Paris, 2005, p. 95-131.
63
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
concurrence déloyale a ainsi contribué de façon indirecte à renforcer les droits de propriété intellectuelle,
en allongeant la liste de ses outils.
3. Quel nombre de types de protections différents ?
Le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle pourrait a priori être menacé par
cette tendance à la multiplication des formes de protections de la propriété intellectuelle.
a. Une tendance à la multiplication des types de protections différents ?
La tendance à attribuer progressivement de nouvelles formes de propriété intellectuelle aux nouvelles
familles de techniques concerne surtout les systèmes fondés sur la common law, qui tendent à induire une
prolifération de droits spécifiques. Il existe ainsi un contraste entre, d’un côté, cette approche anglosaxonne, constituée sur l’analyse de cas créant un corpus de jurisprudence et, de l’autre, la vision plus
unificatrice issue du droit romain, même si, le processus d’harmonisation du droit conduit souvent à une
convergence de ces deux logiques. Un exemple en est fourni par le droit sui generis relatif à la topographie
des semi-conducteurs, qui a été instauré en premier par les Etats-Unis, par une loi du 8 novembre 1984,
avant qu’une directive européenne allant dans le même sens fût arrêtée, le 16 décembre 1986 et transposée
en France par une loi du 4 novembre 1987. A l’avenir, à en juger par les débats actuels, de nouveaux outils
de protection pourraient être créés spécialement pour les savoirs traditionnels, pour les parfums4 et odeurs,
etc.
Une autre illustration en est fournie par le domaine de l’élevage agricole. Actuellement, un sélectionneur
améliorant telle race animale est réduit à l’alternative consistant soit à breveter, soit à s’abstenir de
protéger car les frontières de la brevetabilité sont actuellement floues en la matière5. Face à cette situation,
le Ministère de l’Agriculture réfléchit, depuis déjà plusieurs années, à la création d’une nouvelle forme de
protection sui generis, pour l’animal, sous la forme d’un « certificat d’obtention animale », c’est-àdire l’équivalent du COV, pour les végétaux. Ce projet aurait sans doute davantage de chances d’aboutir s’il
était amorcé au moins au niveau communautaire.
Dans ce type de situation, en tout cas, les arguments en faveur d’une différenciation accrue ne manquent
pas. A propos des brevets, l’idée selon laquelle les spécificités des objets à protéger ne sont pas
suffisamment prises en compte est ainsi exprimée parfois, non seulement à propos des séquences
génétiques et, plus généralement, au sujet du vivant mais aussi, plus généralement, concernant de
nombreux domaines émergents touchant à l’immatériel. Ceci étant, des éléments de différenciation existent
déjà dans certains cas. Ceci vaut en particulier pour les médicaments, dans la mesure où le dispositif du
certificat complémentaire de protection (CCP) a été mis en place pour allonger la durée de la protection par
le brevet, afin de compenser le fait que le médicament considéré n’est exploitable qu’après que son
principe actif s’est vu accorder une autorisation de mise sur le marché (AMM), ce qui réduit en général d’au
moins cinq ans la durée effective de protection conférée par le brevet. Un autre élément de différenciation
déjà existant concerne le fait qui si la durée maximale légale d’un brevet est bel et bien uniforme – de 20
ans si l’on fait abstraction du CCP qui vient d’être mentionné, dans le cas des médicaments –, la durée
effective d’un brevet donné dépend aussi de la volonté de son titulaire d’en prolonger la validité, en
décidant ou non d’en maintenir ou non les droits, moyennant le paiement d’annuités. Du reste, le montant
1
A ce sujet, voir l’article de Jean-Christophe Galloux, « Les possibles cumuls de protection par les droits de propriété
intellectuelle », in : IRPI [dir.], La contrefaçon – L’entreprise face à la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle,
actes du colloque de l’IRPI tenu le 17 décembre 2002, juin 2003, p. 81-92 (ici, p. 82).
2
Voir l’étude de David Vaver intitulée « Le concept d’invention en droit des brevets : bilan et perspectives », in : Vivant,
M. [dir.] (2003), Protéger les inventions de demain, (biotechnologies, logiciels, méthodes d'affaires), INPI et la
Documentation Française, 280 pages, Paris (p. 293-294).
3
Voir Benabou, V.-L., Les rapports entre droit d’auteur et droit des marques et de la concurrence déloyale, rapport de la
séance II du Congrès de l’Association littéraire artistique internationale (ALAI), sur le thème « Systèmes
complémentaires et concurrents au droit d’auteur », New York, juin 2001.
4
Dans le domaine du parfum, où il a longtemps été considéré qu’aucun droit de propriété intellectuelle ne s’appliquait,
les pratiques de copie se sont multipliées ces derniers temps. En réaction, la jurisprudence a toutefois évolué,
notamment depuis que la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt rendu en septembre 2004, a décidé qu’un parfum
constitue une œuvre de l'esprit protégeable par le droit d’auteur.
5
Le code de la propriété exclut en effet de la brevetabilité les races animales mais non les inventions relatives aux
animaux, si elles ne se limitent pas à des races animales déterminées. Cf. « La brevetabilité du vivant. Le cas d’un
organisme de recherche : l’INRA », communication de Mme. P. Watenberg, directrice des Affaires Juridiques de l’INRA,
au colloque Ile de Science du 15 décembre 2000, sur le thème « Propriété intellectuelle, Propriété Industrielle ».
64
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
de ces annuités constitue une marge de manœuvre pour les pouvoirs publics, qui peuvent à leur guise en
modifier le profil temporel.
Au total, ce débat conduit à souligner qu’en elle-même, la question du nombre de droits de propriété
intellectuelle peut être considérée comme moins importante que celle de la différenciation par régimes, à
l'intérieur des droits existants1.
b. Ou plutôt une évolution allant vers des regroupements ou des recompositions ?
Certes, la création de nouveaux types de protection sui generis ou de nouveaux régimes à l’intérieur des
outils de protection existants n’est pas toujours indispensable et exempte de désavantages. En effet, elle
peut déboucher sur un morcellement excessif et une moindre lisibilité du droit de la propriété intellectuelle,
voire conduire à multiplier les comportements opportunistes de la part des acteurs économiques. En effet,
ces derniers peuvent s’en trouver incités à contourner les règles juridiques pour se réclamer des domaines
technologiques considérés comme les mieux protégés au plan de la propriété intellectuelle. En outre, pour
prendre acte du besoin de différenciation découlant de la diversité des objets à protéger, dans le cas des
brevets, il est possible a priori de réagir « de deux façons, d’une part, en accordant des droits différents
selon le domaine dans lesquels sont pris les brevets ou, d’autre part, accorder un droit identique à tous
mais mettre en place des mécanismes de contrôle strict des abus de ces droits. »2. Il est en outre possible
de combiner ces deux approches.
Serait-il pour autant opportun de remettre en cause les délimitations traditionnelles entre les différentes
formes de propriété intellectuelle, voire de les fusionner ? Il semble plus approprié de prendre acte de ce
que les fonctions prises en charge par ces divers outils diffèrent. Par suite, une disparition du clivage entre
les droits de propriété littéraire et artistique et les droits de propriété industrielle ne serait pas pertinente.
Ceci étant, la frontière entre ces deux types de droits semble appelée à évoluer à l’avenir. Ceci vaut pour
des objets tels que les bases de données ou encore pour les puces à ADN, sortes de « biopuces » dont l’une
récemment développée par une équipe de chercheurs de l’INRA a été considérée comme protégée par le
droit d’auteur.
Il serait ainsi envisageable a priori de procéder à des recompositions au sein des découpages existants, par
exemple en regroupant le droit d’auteur et les dessins et modèles dans une même catégorie juridique
concernant la création sonore, visuelle ou sensible.
En fin de compte, et même si les outils de propriété intellectuelle diffèrent les uns des autres par leurs
finalités, il existe sans doute des moyens de les faire coexister, comme c’est déjà le cas de nos jours, sans
ériger l’un en droit absolu ayant priorité sur les autres. A l’avenir, en tout cas, la question centrale se trouve
ici être non seulement celle du degré d’unité du droit mais aussi celle de son degré de complexité, de clarté
et d’univocité.
4. Les hypothèses d’évolution retenues
Au total, le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle peut de la sorte être
considéré comme le produit des deux sous-variables suivantes : le nombre de droits différents et le
degré de lisibilité du droit. En définissant chacune de ces deux sous-variables de manière binaire et en les
croisant, il en découle quatre hypothèses d’évolution envisageables.
Le degré d’unité et de cohérence du droit de la PI : quatre hypothèses d’évolution envisageables
D° de lisibilité\Nombre de droits
Droit plutôt lisible
Droit difficilement lisible
Nombre important de droits de PI
H51
H53
Nombre réduit de droits de PI
H52
H54
H51 : Des droits assez nombreux et bien délimités les uns par rapport aux autres
Une première hypothèse suppose des droits assez nombreux et bien délimités les uns par rapport aux
autres. Elle nécessite un certain degré d’autorégulation à l’échelle des acteurs socioprofessionnels
1
A ce propos et concernant le droit d'auteur, voir ci-après (encadré 1 du chapitre 8) le plaidoyer pour une différenciation
tenant compte du caractère culturel de certaines œuvres.
2
Extrait de l’étude de Bernard Remiche intitulée « Brevetabilité et innovation contemporaine : quelques réflexions sur
les tendances actuelles du droit des brevets », in : Vivant, M. [dir.] (2003), Protéger les inventions de demain,
(biotechnologies, logiciels, méthodes d'affaires), INPI et la Documentation Française, 280 pages, Paris (p. 199).
65
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
concernés. De manière rétrospective, une illustration de cette évolution est par exemple fournie par la
création du certificat d’obtention végétale (COV), en 1961, lors de la signature de la Convention de l’Union
pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV), avec une initiative venue de semenciers, puis une
concertation avec d’autres acteurs tels que les agriculteurs.
H52 : Une refonte du droit de la PI dans le sens d’une simplification (peu d’outils différents)
Une deuxième hypothèse d’évolution passe par une refonte du droit de la propriété intellectuelle allant
dans le sens d’une simplification, via un nombre réduit d’outils différents. Dans la mesure où elle implique
une certaine rupture par rapport aux tendances actuelles, elle suppose l’organisation d’états généraux de
la propriété intellectuelle, afin d’y associer l’ensemble des parties prenantes.
H53 : Des droits assez nombreux et en partie superposés (problèmes de cumul)
Une troisième hypothèse d’évolution combine un assez grand nombre de droits et un degré réduit de
lisibilité, du fait de la superposition partielle de certains de ces droits. En ce sens, il s’agit de l’accentuation
de tendances déjà latentes et qui se manifestent déjà par les problèmes de cumul mentionnés.
H54 : Un problème d’adéquation entre le droit de la PI (assez faible nombre de droits différents) et la
diversité des objets à protéger
Une quatrième hypothèse, enfin, correspond à la résultante entre, d’un côté, une tendance à la réduction
du nombre de formes de protections et, de l’autre, la poursuite de la multiplication des objets à protéger. Il
en résulte un problème d’adéquation entre le droit de la propriété intellectuelle et la diversité des objets à
protéger. Ce problème conduit à multiplier les dispositifs dérogatoires, comme ceci a déjà été fait vis-à-vis
du régime général du droit d’auteur, dans l’exemple du logiciel.
VI. Les liens entre la propriété intellectuelle et la politique de concurrence
Au delà de la lutte anti-contrefaçon et du rôle du système juridictionnel, les problèmes de mise en œuvre
des droits de propriété intellectuelle renvoient aussi très largement à la question de leur équilibre et de
leur articulation avec la politique de concurrence. Pour la France, si les autorités en charge de la
concurrence se situent en partie au plan national – via le Conseil de la concurrence et les tribunaux
nationaux –, les principales décisions se trouvent désormais être prises au plan européen – par la Direction
générale de la concurrence, au sein de la Commission européenne, et par la Cour de justice. Pour cette
raison, il est choisi d’en traiter dans un chapitre centré sur l’Europe. En tout cas, ce sujet voit son
importance s’accroître dans la période actuelle, avec l’émergence d’une économie des réseaux qui s’appuie
très largement sur la propriété industrielle et les brevets en particulier. Il en résulte également des
conséquences importantes pour les industries culturelles et la propriété littéraire et artistique, même si
elles relèvent a priori d’une logique différente de l’économie industrielle habituelle. En outre, ces questions
se posent d’autant plus que, de nos jours, l’UE constitue probablement la région du monde la plus
contraignante en matière de politique de concurrence.
1. Un problème général d’équilibre entre les droits de PI et la politique de concurrence
a. Une lutte théoriquement limitée aux seuls abus de position dominante
Dans la philosophie même de la propriété intellectuelle, en particulier celle du brevet et celle du droit
d’auteur, les droits exclusifs accordés temporairement aux ayants droit par l’institution de droits de
propriété intellectuelle visent fondamentalement à favoriser l’innovation et la création, dans l’intérêt de la
société dans son ensemble. Du reste, de tels droits exclusifs ne sont pas nécessairement synonymes de
pouvoir de monopole au sens strict car ils n’excluent pas l’apparition de produits concurrents1. De manière
générale, un brevet n’empêche ainsi pas l’accès à un résultat et bloque seulement tel chemin qui y mène,
pour autant que ce chemin soit nouveau, inventif, etc. Dans cette optique, le brevet d’une entreprise peut
même constituer un stimulant pour l’innovation, en incitant les concurrents à trouver des solutions
permettant d’éviter d’emprunter tel chemin déjà balisé et protégé. De toute façon, depuis les travaux
fameux de l’économiste Joseph Schumpeter, l’idée prévaut que l’existence d’un monopole, en tant que
telle, ne saurait nécessairement être néfaste pour l’économie, tout du moins dans la mesure où elle ne dure
qu’un temps et où les rentes temporaires qu’elle induit incitent à consentir des investissements risqués
1
Voir le séminaire du professeur David Encaoua (Université de Paris 1) sur le thème « Innovation, concurrence et
propriété intellectuelle », le 18 février 2004, Collège de France, Paris.
66
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
dans des activités d’innovation ou de création. Dans cette perspective, la propriété intellectuelle permet
transitoirement à son détenteur de tenir les concurrents à l’écart ou de renchérir leurs coûts mais une
situation de concurrence « pure et parfaite » ne serait pas non plus idéale car elle pourrait contrarier le
souci de promouvoir l’innovation et la création. Si le droit exclusif conféré par la propriété intellectuelle
peut exercer des effets anti-concurrentiels d’un point de vue statique, c’est-à-dire en un point du temps,
ceci doit donc être mis en balance avec l’effet positif dont il est porteur en dynamique, à plus long terme,
via cet effet incitatif sur l’innovation et la création1. Pour la politique de concurrence, en outre, ce qui est
répréhensible est non pas le fait de se trouver en position dominante dans le domaine d’activité concerné
mais l’abus de cette position dominante. En ce sens, la question des relations entre les droits de propriété
intellectuelle et le droit de la concurrence soulève moins un problème de compatibilité qu’une difficulté de
dosage, c’est-à-dire d’équilibre.
Ceci conduit à souligner la nécessité d’un dosage approprié entre le droit de la propriété intellectuelle et
celui de la concurrence : si un excès de protection par la propriété intellectuelle est susceptible de nuire à la
concurrence, une application trop indifférenciée des règles de la concurrence peut à l’inverse se révéler
dommageable pour la propriété intellectuelle. Relativement classique, cette question d’articulation revêt
cependant une importance croissante dans le contexte actuel, tant au plan national qu’au plan
international, en raison d’une multiplication des contentieux en la matière. Si, à l’avenir, ce phénomène
devrait sans doute se produire de plus en plus dans le domaine des brevets, les plus fameuses des
décisions observées en Europe depuis une quinzaine d’années relèvent du droit d’auteur, dont les affaires
Magill (concernant un guide de programmes de télévision en Irlande) et IMS Health (à propos d’une base de
données relative aux ventes régionales de médicaments en Allemagne)2.
En outre, ces deux affaires Magill et IMS Health entretiennent un débat sur la façon dont il convient
d’appliquer, vis-à-vis de la propriété intellectuelle, ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine des « facilités
essentielles » (essential facilities). Cette notion, à l’origine développée à propos de secteurs tels que les
transports (exemple des infrastructures ferroviaires) ou les télécommunications (cas de la boucle locale),
énonce en substance qu’il convient d’imposer l’accès à une ressource considérée comme difficile à
dupliquer et indispensable pour pouvoir exercer une activité sur un marché donné. Les juristes sont
cependant fréquemment assez réservés sur l’opportunité qu’il y aurait à appliquer sans réserve cette
doctrine aux droits de propriété intellectuelle3. De son côté, la théorie économique semble dans l’ensemble
plus favorable à cet égard4 mais n’en évolue pas moins dans un sens assez critique, faisant valoir que les
conditions d’application de cette doctrine sont très restrictives, ce qui explique l’extrême rareté de la
jurisprudence qui s’y réfère. Des retournements doctrinaux n’en sont pas moins possibles dans les années
à venir et le sujet demeure très controversé. En tout cas, il est paradoxal que cette doctrine, née aux EtatsUnis, n’y soit pas appliquée à la propriété intellectuelle alors qu’elle l’est parfois en Europe. Le cas échéant,
du reste, elle l’y est tout autant par les instances communautaires que par les autorités nationales. En
attestent par exemple, en France, les jugements rendus en 2003 par le Conseil de la Concurrence
concernant la marque Numéro Vert de France Télécom, de même que les droits d’auteur relatifs au logiciel
Presse 2000 des Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (NMPP). En cassant ce dernier jugement,
par son arrêt du 12 juillet 2005, la Cour de cassation a toutefois rappelé que les circonstances dans
lesquelles le droit de la concurrence peut prendre le pas sur la propriété intellectuelle doivent rester
exceptionnelles.
Certes, si, dans la plupart des industries, les droits de propriété ne posent aucun problème particulier au
regard du droit de la concurrence, la protection qu’ils apportent peut surtout paraître excessive dans les
domaines où existent des effets de standardisation et de réseau, comme par exemple dans le cas déjà cité
d’IMS Health ou encore concernant les litiges autour de l’éditeur de logiciel Microsoft. Dans ces secteurs,
l’avantage du premier entrant est en effet particulièrement fort, du fait de ces effets de réseau, qui résultent
de ce que les économistes appellent les rendements croissants d’adoption. Cet avantage s’y trouve amplifié
par les droits de propriété intellectuelle, dont le degré effectif de protection (durée, étendue) en vient à
excéder celui de la protection légale.
1
Sur ce point, voir Lévêque (F.) et Menière (Y.), Economie de la propriété intellectuelle, (Repères), La Découverte, 2003.
Cf., sur la jurisprudence Magill, l’arrêt du 6 avril 1995, RTE et ITP/Commission, C-241/91 P et C-242/91 P, Rec. I-743,
ainsi que l’arrêt de la Cour de justice pris le 29 avril 2004 dans l’affaire C-418/01 opposant IMS Health GmbH & Co. OHG
à NDC Health GmbH & Co KG.
3
Voir par exemple la chronique « Droit communautaire » de V.-L. Benabou, dans la revue Propriétés Intellectuelles, n°3,
avril 2002 (p. 117-118) ou encore Lipsky, A., Sidak G. (1999), « Essential facilities », Stanford Law Review, vol. 51, n° 5,
mai, p. 1187-1248.
4
Cf. Tirole, J., « Protection de la propriété intellectuelle: une introduction et quelques pistes de réflexion », dans Conseil
d’Analyse Économique, Propriété intellectuelle, rapport n° 41, 2003, p. 9-47.
2
67
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
b. Le principal instrument de la politique de concurrence : les licences obligatoires
Si la politique de concurrence ne peut pas agir sur le droit de la propriété intellectuelle lui-même, en
particulier car il n’est pas en son pouvoir d’apprécier si un brevet ou un droit d’auteur est valide ou non, elle
peut par contre intervenir sur la façon dont ce droit est appliqué. Le principal instrument de régulation
devant permettre d’établir un équilibre satisfaisant à cet égard réside dans les licences non volontaires.
Celles-ci s’apparentent à une sorte de droit de passage, par analogie avec les questions de propriété
foncière. Elles permettent d’accorder – de façon plus ou moins onéreuse – un droit d’accès à des biens
protégés par la propriété intellectuelle, sans le consentement de leurs ayants droit respectifs mais sans
exproprier ces derniers. Pour le présent propos, il ne s’agit ici ni des licences d’office ni des licences légales
déjà évoquées précédemment – les premières (licences d’office) principalement en réponse à des
préoccupations de santé publique ou de défense nationale et les secondes (licences légales) pour des
considérations plus pécuniaires – mais de ce qui est communément appelé les licences obligatoires. Via
celles-là, l’accès à certains biens protégés est en effet imposé pour des considérations de politique de
concurrence, afin de donner plus de fluidité aux marchés.
Si ce système de licences obligatoires existe actuellement dans certains cas précis, il demeure qu’il n’est
guère utilisé en pratique. A priori, certes, il demeure tout à fait efficace potentiellement : le fait qu’un
tribunal ou telle autorité de la concurrence puisse accorder une licence obligatoire est anticipé par les
acteurs et conduit à modifier leur comportement en faveur d’accords négociés. En la matière, malgré tout, la
jurisprudence depuis une vingtaine d’années se réduit jusqu’à nouvel ordre essentiellement aux deux cas
déjà mentionnés concernant l’Europe (Magill et IMS Health, dans les deux cas en matière de droit d’auteur)
et à quelques autres pour ce qui concerne les Etats-Unis. Ceci conduit à se demander si les conditions
d’application de ce dispositif ne sont pas actuellement trop restrictives, en particulier dans le cas des
brevets (encadré 13).
Encadré 13 : Les licences obligatoires comme instrument de la politique de concurrence : le cas des
brevets
Pour les brevets, les principaux cas de figure pertinents au regard du droit de la concurrence sont concrètement les
suivants, en allant du plus ancien vers le plus prospectif.
- Défaut d’exploitation
A l’origine, au XIXe siècle, le droit de la propriété intellectuelle a surtout introduit le recours à la licence obligatoire pour
remédier à un défaut d’exploitation du brevet. Or le fait qu’une invention brevetée ne soit pas exploitée par son
détenteur signifie généralement que cette invention ne constitue pas une solution valable au plan économique, de
sorte qu’aucun concurrent n’est incité à réclamer l’imposition d’une licence obligatoire. Ce motif semble ainsi avoir
beaucoup perdu en pertinence.
- Comportement restreignant abusivement la concurrence
Il peut également s’agir de cas dans lesquels une entreprise abuse de la capacité de ses brevets à bloquer la
concurrence, comme lorsque, dans les années 1970, l’autorité américaine de la concurrence (Federal Trade
Commission) a imposé à l’entreprise Xerox de céder en licence – moyennant des redevances plus ou moins modestes –
certains de ses brevets en matière de photocopieurs.
- Brevet de perfectionnement (licence de dépendance)
Une autre situation concerne la licence dite de dépendance ou de perfectionnement. Elle peut se produire, à la suite
d’une action en justice, dans le cas où une amélioration a été a apportée – à travers un progrès technique important –
par rapport à une invention initiale couverte par un brevet (notion de brevet dominant) et lorsqu’il existe un litige entre
le titulaire de ce brevet initial et celui du brevet de perfectionnement. Accordée en même temps à ces deux titulaires, la
licence de dépendance permet ainsi d’éviter de bloquer l’innovation en aval de l’invention initiale, c’est-à-dire autorise
l’exploitation d’un brevet dépendant. Elle contribue à faire en sorte qu’un brevet large n’implique pas nécessairement
que son détenteur soit seul à en exploiter toute l’ampleur.
- Besoin d’interopérabilité
En outre, comme mentionné précédemment, l’extension de la brevetabilité à un nombre croissant de champs
technologiques – dont dernièrement les mesures techniques servant à protéger les œuvres – peut être rendue
supportable en aval, par l’aménagement de garde-fous sur le plan de l’exploitation industrielle. Dans cette optique, le
projet de loi français de transposition de la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de
l’information (directive 2001/29/CE) a contenu une disposition absente de la directive elle-même et posant en
substance que, pour des besoins d’interopérabilité, les créateurs de telles mesures techniques ne pourraient créer des
monopoles incontournables sur les technologies d’accès à la culture et à l’information1. Une thématique similaire a été
1
Concernant cette loi DADVSI, le texte adopté par l’Assemblée nationale et le Sénat le 30 juin 2006 a toutefois
fortement atténué cette disposition. Il dispose finalement que les problèmes d’interopérabilité doivent être résolus au
sein de l’Autorité de régulation des mesures techniques de protection (ARMTP), qui a été créée, par cette loi, pour gérer
la question de la copie privée.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
évoquée lors du débat sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. A cette occasion, des
parlementaires européens ont en effet estimé qu’un brevet ne doit pas permettre d’empêcher l’interopérabilité, de
sorte qu’il ne devrait pas y avoir de délit de contrefaçon lorsque le contournement d’un droit de propriété intellectuelle
correspond à un besoin d’interopérabilité. Or une telle logique – c’est-à-dire un cadre juridique préservant
l’interopérabilité sans aucune contrepartie – conduit à une sorte d’expropriation et incite les acteurs à opter moins pour
le brevet que pour le secret, c’est-à-dire pour une forme de protection qui fait obstacle à la diffusion du savoir. Dans un
tel cas, une solution préférable au plan macroéconomique pourrait consister à recourir à une licence obligatoire.
- Interférence avec des normes techniques
Enfin, et même si cette option ne relève encore que de la prospective et non de la jurisprudence, une licence obligatoire
pourrait être envisagée en cas d’interférence entre des brevets et des normes techniques. En effet, lorsque l’objet de la
protection par le brevet est une norme, le coût social du brevet est alors élevé et le détenteur du brevet concerné est
disposé à payer beaucoup pour prolonger ses droits. Certes, la plupart des comités de normalisation organisent, en leur
sein, l’accès aux brevets des membres concernés mais ces stratégies de mutualisation ne s’appliquent pas à des tiers,
c’est-à-dire à des entreprises extérieures auxdits comités. Les graves situations de blocage qui sont susceptibles d’en
résulter seraient susceptibles d’être levées par des licences obligatoires1.
c. L’attitude changeante des autorités de la concurrence à l’égard de la propriété intellectuelle
Le fait que la jurisprudence en matière de licences obligatoires soit relativement peu fournie ne doit
toutefois pas conduire à conclure – loin s’en faut – que la politique de concurrence serait de nos jours
particulièrement clémente à l’égard de la propriété intellectuelle. A cet égard, la perspective historique
permet de rappeler que l’attitude des autorités de la concurrence à l’égard de la propriété intellectuelle est
susceptible de changer assez fortement d’une période à l’autre.
Par rapport aux années 1950/1970, qui ont été globalement caractérisées par une certaine prépondérance
du droit de la concurrence sur le droit de la propriété intellectuelle, les décennies suivantes ont bien
davantage conduit à une sorte de coexistence pacifique, en particulier depuis les années 1980 dans le cas
des Etats-Unis et, pour une large part également, en Europe. De nos jours, le contexte actuel est marqué
par des problèmes d’accès et des effets de réseau. Par suite, les tendances monopolistiques liées à la
propriété intellectuelle apparaissent moins problématiques per se que celles conférées par la technologie.
Il n’en reste pas moins que, soucieuse de rétablir certains équilibres nécessaires au bon fonctionnement de
la liberté de l’industrie et du commerce, la politique de concurrence peut à l’avenir être tentée d’interférer
davantage avec le droit de la propriété intellectuelle. Du reste, les affaires Magill et IMS Health illustrent
déjà assez largement la tendance générale des tribunaux et des institutions européennes à favoriser, dans
la période récente, l’accès des concurrents sur les marchés considérés, en y obligeant les titulaires de
droits de propriété intellectuelle à accorder une licence d’exploitation à leurs concurrents directs, « à un
prix raisonnable ». En ce sens et notamment via l’UE, le droit de la concurrence tend, sinon à prévaloir, du
moins à empiéter sur le droit de la propriété intellectuelle. En France même, la sensibilité à l’égard des
questions de propriété intellectuelle n’est encore qu’assez peu développée au sein du Conseil de la
concurrence. Autant dire que, chez les autorités en charge de la politique de concurrence, il n’y a de nos
jours guère de régime de faveur, au regard des considérations de propriété intellectuelle.
2. Quels problèmes spécifiques aux industries culturelles et à la propriété littéraire et
2
artistique ?
Pour les industries culturelles et la propriété littéraire et artistique, les principaux enjeux pour la politique
de concurrence reflètent l’état présent des rapports de force entre les acteurs socio-économiques
concernés, avec, d’un côté, le poids croissant de nouveaux acteurs issus d’autres industries (informatique,
logiciel, etc.) et, de l’autre, des remises en question du côté des sociétés d’auteur.
a. Le pouvoir croissant de nouveaux acteurs issus d’autres industries (informatique, logiciel, etc.)
Au regard du droit de la concurrence, un autre paradoxe réside dans le fait que les principaux cas de
contentieux évoqués – tout du moins en Europe – ont trait au droit d’auteur et aux droits dérivés, alors qu’à
l’évidence, les logiques sous-jacentes relèvent bien davantage de l’économie industrielle que de la
propriété littéraire et artistique au sens traditionnel.
1
Cet argument est précisé ci-après, dans les chapitres 5 (section III) et 8 (section III).
Ce passage se fonde en partie sur les analyses présentées par Philippe Chantepie (Ministère de la Culture) devant
notre groupe, le 3 mai 2004 et sur les auditions de Thierry Desurmont (SACEM), le 6 juillet 2004, de Jean Vincent
(ADAMI), le 7 juillet 2004, de Pascal Rogard (SACD), le 21 février 2005, de Jérôme Roger (UPFI), le 14 mars 2005.
2
69
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
En ce qui concerne les industries de contenu culturel (audiovisuel, édition, etc.), en effet, les tendances
sinon à la constitution de monopoles ou d’oligopoles, du moins à la formation de très grands groupes sont
en effet partiellement contrebalancées par le foisonnement d’un très grand nombre de créateurs ou
d’innovateurs. En outre et plus encore, les droits exclusifs liés à la propriété littéraire et artistique ont une
fonction économique bien particulière car les œuvres qu’ils protègent, contrairement aux marchandises
habituelles, sont en elles-mêmes singulières, non interchangeables et quasiment hors concurrence1.
Chaque œuvre a ainsi pratiquement son propre marché et a en principe vocation à être diffusée le plus
largement possible. Dans la logique du droit de la propriété littéraire et artistique, fondamentalement,
l’accès doit donc être le plus ouvert possible et le droit d’autoriser ou d’interdire l’exploitation se ramène
en réalité assez largement à un droit de circulation des œuvres. Attendue par les auteurs, les artistes et
interprètes et, dans une large mesure, par les éditeurs et producteurs, qui aspirent en général à la
distribution la plus massive et à ne pas être confinés dans des « tuyaux », cette fluidité peut toutefois être
limitée par les diffuseurs/distributeurs, qui ont tendance à mettre en œuvre des stratégies d’exploitation
exclusive. Cependant, avec les mouvements de concentration et d’intégration verticale croissantes
constatés depuis plus d’une dizaine d’années, ces diffuseurs/distributeurs sont bien souvent en même
temps producteurs et éditeurs.
Pour les industries de contenu culturel, les problèmes de droit de la concurrence existent ainsi surtout en
proportion de leur entrée dans des logiques d’économie des réseaux. Le fait est que la chaîne des droits de
la propriété littéraire et artistique se complexifie considérablement, à mesure qu’elle s’étend à des acteurs
de l’informatique, de l’électronique grand public ou – notamment concernant la protection des contenus –
de l’édition de logiciels. Pour ce type d’acteurs, il est tentant de recourir à la propriété industrielle
(essentiellement les brevets et les marques) – comme dans le cas des protections techniques –, pour
développer des logiques anticoncurrentielles et pour retarder l’arrivée des nouveaux entrants, surtout au
moment où se produisent les effets de club permis par les logiques de standardisation. Les contenus
peuvent alors être utilisés pour bloquer les concurrents.
Pour le droit de la concurrence, en d’autres termes, le danger réside actuellement non pas dans la propriété
littéraire et artistique mais dans l’élargissement de la chaîne à des acteurs économiques qui relèvent d’une
autre logique (économie de réseaux, standardisation, etc.) et ont tendance à cumuler une protection
juridique et technique des œuvres avec des éléments relevant plutôt de la propriété industrielle,
concernant les systèmes de protection. Dans cette chaîne de droits, le maillon le plus faible devient alors
l’auteur et l’artiste-interprète qui risque de devenir l’otage de batailles de propriété industrielle qui ne le
concernent pas directement et qui engagent plutôt des géants de l’informatique ou du logiciel. Le cas de la
musique en ligne en fournit un exemple (encadré 14).
Encadré 14 : La propriété intellectuelle comme moyen de verrouiller le marché ? Le cas de la musique
en ligne2
La firme américaine Apple, avec son site de vente en ligne iTunes MusicStore, est parvenue à être la première à signer
un accord avec l’ensemble des majors de la musique (Universal, Sony-BMG, Warner et EMI) et certains labels
indépendants américains. Elle s’est en outre efforcée d’empêcher l’interopérabilité de son système de protection
technique avec ceux de ses concurrents, ainsi que sa compatibilité avec des sites de vente en ligne et avec des lecteurs
MP3 autres que le sien (iPod). Sur le marché payant de la musique en ligne, en effet, les conditions d’accès aux fichiers
sont protégées par des mesures de cryptage, de codage, de brouillage et d’identification des droits détenus par chaque
utilisateur, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler des systèmes de gestion numérique des droits (digital rights
management systems : DRMs). Or ces mesures techniques sont elles-mêmes brevetées et certains ayants droit (comme
Apple ou, jusqu’à il y a peu, Sony) tendent à refuser d’accorder des licences à leur sujet – notamment aux distributeurs
de musique en ligne et aux fabricants de lecteurs MP3 –, afin d’assurer la domination de leurs propres sites et lecteurs.
D’autres au contraire (Microsoft, Real Player) tendent de diffuser leurs licences le plus largement possible, afin
d’imposer l’usage de leurs DRMS face à ceux de leurs concurrents, les DRMS restant dans tous les cas le plus souvent
incompatibles.
Le principal distributeur français de musique (la FNAC), au moment où il a lancé sa propre offre payante de musique en
ligne, à la rentrée 2004, a ainsi constaté que tous les morceaux de musique achetés sur son site n’étaient pas
compatibles avec tous les baladeurs du marché. Il a en a été conduit à conseiller ouvertement aux consommateurs de
1
Cf. Gaudrat, P. « Droit d’auteur et mondialisation : le laboratoire communautaire », in : Marie Cornu et Nébila Mezghani
[dir.], Intérêt culturel et mondialisation - Les aspects internationaux, Tome 2, (coll. « Droit du patrimoine culturel et
naturel »), L’Harmattan, Paris, 2005.
2
Cet encadré s’appuie en partie sur l’article de J. Farchy et H. Ranaivoson, « DRMs and competition: a new strategic
stake – The case of the online music market », à paraître dans la Review of Economic Research on Copyright Issues.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
contourner ces mesures techniques de protection, pour des motifs d’interopérabilité, en gravant les morceaux achetés
pour les re-compresser dans un format « libre ». Ce refus d’ouverture, principalement de la part d’Apple, a aussi conduit
le site VirginMega à saisir le Conseil de la Concurrence. Ce dernier ne lui a cependant pas rendu un avis favorable.
Du reste, les dirigeants d’Apple ont reconnu publiquement que leur principal souci est moins de distribuer de la
musique (iTunes) que, par ce biais, de réaliser des ventes bien plus lucratives de leur baladeur iPod. Une telle évolution
est préoccupante pour l’ensemble de la chaîne des droits car l’œuvre risque alors de s’en trouver dévalorisée, reléguée
au statut d’outil de marketing, de produit d’appel. Ceci ressort clairement dans les accords Apple (iTunes)/Pepsi-Cola
ou Sony (Connect)/McDonald’s, en vertu desquels l’achat d’une bouteille de soda ou d’un hamburger donne le droit
d’écouter une œuvre de musique en ligne. Ceci constitue également l’arrière-plan de la décision annoncée
successivement par Universal Music et EMI, pendant l’été 2006, de donner aux internautes américains et canadiens
l’accès gratuit à leurs catalogues de fichiers musicaux en ligne, sur une plateforme nommée SpiralFrog, qu’il est prévu
de faire financer entièrement par la publicité et dont les revenus devraient être partagés avec les artistes et autres
ayants-droit, selon des modalités non divulguées1.
Pour mettre un terme à ce genre de dérive, les acteurs traditionnels des industries culturelles devront sans
doute construire des alliances avec les nouveaux opérateurs tels que Microsoft ou Apple. Tel est par
exemple la tâche actuellement menée par IMPALA, une association qui regroupe des labels indépendants
de musique en Europe et qui tente de convaincre ces opérateurs de prendre davantage en considération les
particularités des répertoires locaux et, de façon liée, la diversité des attentes du public. Dans l’intérêt des
consommateurs, en tout cas, les garde-fous permis par la politique de concurrence offrent heureusement
des possibilités, pour prévenir ou corriger d’éventuels abus de position dominante.
b. La promotion de la concurrence au détriment des sociétés de gestion collective et des auteurs ?
Si le souci de promouvoir la concurrence vise le plus souvent à contrer les agissements d’entreprises
abusant de leur position dominante, il a parfois aussi dans sa ligne de mire des organisations quelque peu
particulières : les sociétés de gestion collective. Il s’agit des sociétés de perception et de répartition des
droits (SPRD), actuellement au nombre de 25 en France, dont la SACEM pour les auteurs, compositeurs et
éditeurs de musiques, la SACD pour les auteurs et compositeurs dramatiques ou l’ADAMI/SPEDIDAM pour
les artistes et musiciens interprètes. En effet, comme l’a récemment montré une commission de contrôle
rattachée à la Cour des comptes, il leur est notamment reproché de ne pas maîtriser suffisamment leurs
frais de gestion, qui représentent parfois une part importante de la totalité des sommes qu’elles brassent2.
En outre, le statut de ces organismes peut sembler ambigu ou hybride. D’un côté, en effet, il s’agit de
sociétés privées soucieuses de préserver leur indépendance, qui gèrent des droits privés et qui, de ce fait,
sont légitimement soumises aux règles de la concurrence. De l’autre, et même si ces organismes estiment
en général ne pas être en charge de missions de service public et ne revendiquent pas de rôle de
régulation, ils se situent jusqu’à présent très largement hors-marché et jouent un important rôle social et
culturel (notamment du fait de leur obligation d’affecter 25 % des sommes provenant de la rémunération
pour copie privée à des actions d’aide à la création, à la formation, etc.), ce qui conforte les positions de
type monopolistique qu’elles occupent de facto, tout du moins au plan national.
La situation est cependant différente au plan européen car si, au plan national, pour un secteur d’activité
donné, ce quasi monopole donne aux auteurs un important pouvoir de négociation face à l’oligopole des
exploitants (producteurs, éditeurs et diffuseurs), il existe désormais une concurrence au niveau européen
entre les SPRD. Cette concurrence ne joue pas forcément dans l’intérêt des auteurs : certes, elle peut
contribuer à réduire les frais de gestion de ces sociétés civiles mais cette pression peut aussi atteindre la
rémunération des auteurs, si la réduction de ces frais se produit au bénéfice des exploitants. De ce point de
vue, les SPRD redoutent les projets de l’actuel commissaire européen au Marché intérieur, Charlie
McCreevy, qui souhaite décloisonner le système existant, afin notamment que les fournisseurs de services
sur Internet n’aient plus à solliciter 25 sociétés différents pour pouvoir traiter des droits au sein de l’UE3.
1
Cf. les articles de Laurent Suply intitulés « Universal Music lance la guerre du téléchargement gratuit » et « EMI rejoint
Universal dans l’aventure SpiralFrog », Le Figaro du 29 août et du 6 septembre 2006.
2
Cf. l’article intitulé « Les droits d’auteur, un système ‘’opaque’’ et d’"un fonctionnement trop cher" », Le Monde du 9
juillet 2005, p. 29.
3
Voir l’article de Karl de Meyer, « Bruxelles veut libéraliser la gestion des droits d’auteur musicaux en ligne », Les
Echos, 1er juillet 2005, p. 22.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H61 : La politique de concurrence comme correctif au droit de la PI supposé déficient
Une première hypothèse d’évolution envisage que la politique de concurrence, soucieuse de limiter
certains abus, impose un nombre assez important de licences obligatoires, en particulier en s’appuyant sur
la doctrine des « facilités essentielles ». Cette brèche dans la dimension exclusive du droit de la PI1
implique non seulement une moindre incitation à innover – avec des comportements de type « passager
clandestin » (free riding) et une prime aux entrants tardifs, au détriment des entreprises pionnières – mais
aussi une augmentation des coûts de transaction, du fait de procédures de concurrence souvent très
lourdes ou encore en raison de charges de la preuve longues à établir. Le droit de la propriété intellectuelle
tend ainsi à être inféodé au droit de la concurrence. En matière de propriété littéraire et artistique, ceci
implique en particulier un risque de dévalorisation des œuvres et d’amoindrissement de la diversité
culturelle.
H62 : La politique de concurrence n’interférant guère avec un droit de la PI demeuré maître à bord,
après s’être réformé
Une deuxième hypothèse suppose que le droit de la propriété intellectuelle lui-même parvienne à se
réformer, au point de ne plus guère donner prise à la politique de concurrence, en particulier en rendant
plus aisé le recours à certaines exceptions. La protection des droits de propriété intellectuelle est alors
conçue comme le complément indispensable du droit de la concurrence pour promouvoir la compétition
entre entreprises, dans la mesure où de nouveaux produits et de nouveaux marchés ne peuvent émerger
que si les titulaires des droits de propriété intellectuelle sont assurés de couvrir les investissements en
gardant la maîtrise de l’octroi des licences. Les licences obligatoires sont alors rares et la politique de
concurrence ne remet pas en cause le système de gestion collective de droits d’auteur et de droits voisins,
ce qui va de pair avec une relative préservation de la logique de diversité culturelle.
H63 : La politique de concurrence ne corrigeant pas des droits de PI demeurés largement inchangés
Une variante de deuxième hypothèse renvoie à un cas de figure dans lequel la politique de concurrence ne
corrige pas le droit de la propriété intellectuelle, qui lui-même n’a pas besoin d’être assoupli par l’ajout
d’exceptions ou autres limitations. Cette configuration, dans laquelle la politique de concurrence n’impose
guère de licences obligatoires, ne débouche pas forcément sur un blocage, dans la mesure où les contours
des droits sont supposés clairs. Cette dernière supposition peut toutefois être considérée comme
improbable, compte tenu des tendances actuelles.
Chapitre 3. Les marges d’action des pouvoirs publics français
Après avoir retracé l’évolution du cadre institutionnel de la propriété intellectuelle au plan international,
puis européen, il est temps de centrer le propos sur les principaux défis qui incombent plus directement
aux pouvoirs publics français, au sens des principales marges d’action qui subsistent à leur niveau. Si les
points présentés dans les deux chapitres précédents constituent des défis posés à l’échelle de la France,
celles qui se trouvent abordées dans le présent chapitre traitent en effet de questions qui se révèlent plus
ou moins spécifiques à la France mais qui, en tout cas, devront être réglées à l’échelle de notre pays et qui
échoient principalement aux décideurs publics. A ce stade, et sans anticiper sur le chapitre consacré aux
recommandations de politique publique, qui se situe sur un plan plus normatif et se prononce sur les
manières les plus à même d’atteindre certains objectifs jugés souhaitables, il s’agit ici d’identifier les
principaux champ d’action dans lesquels les pouvoirs publics interviennent actuellement ou devront
intervenir, à terme, en liaison avec les enjeux de propriété intellectuelle.
A cet égard, il faut rappeler que les pouvoirs publics français conservent des marges de manœuvre non
négligeables, même lorsqu’ils se trouvent encadrés par des législations européennes. Ceci vaut ainsi pour
la transposition des directives européennes, qui comportent non seulement des dispositions obligatoires
devant être soit reprises à l’identique, soit adaptées mais aussi des dispositions plus ouvertes. A l’échelle
nationale, bien d’autres degrés de liberté subsistent concernant le système de propriété intellectuelle,
1
Voir à ce sujet l’article de la juriste M.-A. Frison-Roche intitulé « Vers la propriété intellectuelle pour autrui », dans Les
Echos du 12 octobre 2004, qui plaide pour une évolution des droits de propriété intellectuelle vers de simples droits à
rémunération.
72
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
concernant par exemple les questions de fiscalité et notamment le niveau des taxes de l’INPI. Depuis
septembre 2005, à titre d’exemple, le ministère délégué à l’Industrie fait bénéficier les PME d’un tarif réduit
de 25 % sur les principales redevances pour les brevets. D’autres marges d’action demeurent également
dans le domaine de la police, de l’intelligence économique, ou encore pour les mesures d’information, de
sensibilisation ou de formation, par exemple à destination des magistrats ou encore pour le choix qui a été
fait, fin 2002, de sensibiliser à la propriété industrielle la moitié des élèves des écoles d’ingénieur et de
management, d’ici 2005.
Parmi ces domaines dans lesquels les marges de manoeuvre des pouvoirs publics demeurent en général
très vastes, sur la scène nationale, il est choisi de mettre l’accent sur un aspect majeur de la mise en œuvre
des droits, à savoir le système judiciaire et, plus largement, le mode de règlement des litiges de propriété
intellectuelle (II.). Avant d’aborder ce point crucial, la question se pose tout d’abord de savoir comment
évolue la capacité d’initiative et d’influence de la France au plan européen et international, tant de manière
générale que sous l’angle particulier de la propriété intellectuelle (I.).
I. La capacité d’initiative et d’influence de la France dans le monde
Il convient de s’interroger sur la faculté de notre pays de concevoir et mener à bien des choix dans ce cadre
européen et, au delà, dans le concert international. Ainsi posée, la question centrale concerne la capacité à
concevoir, à faire prévaloir et à mettre en œuvre une véritable stratégie en la matière. Dans l’absolu, elle
porte sur le rôle non seulement des pouvoirs publics mais aussi, bien que de manière plus indirecte, des
milieux professionnels, associatifs (ONG) et de la sphère de la recherche. A titre d’exemple, il conviendrait
de mentionner le fait qu’il existe en France, sur le plan de la propriété intellectuelle, un relatif morcellement
des acteurs privés, notamment en raison du clivage qui subsiste, pour des raisons réglementaires, entre les
avocats et les spécialistes du conseil, et qui ne se retrouve pas dans d’autres pays comparables. Le présent
rapport, qui traite du comportement de la société civile et des entreprises surtout dans sa deuxième partie,
s’en tient toutefois ici au rôle des pouvoirs publics. A ce propos, et compte tenu de l’importance désormais
prise par l’Union européenne en tant que niveau intermédiaire entre la scène nationale et ce qui relève de la
mondialisation, il est choisi de souligner certains traits majeurs qui caractérisent la politique européenne
de la France, de manière générale et en particulier en matière de propriété intellectuelle. Avant d’y venir, il
convient au préalable de se demander dans quelle mesure les choix pris jusqu’à présent en matière de
propriété intellectuelle sont cohérents avec certaines spécificités majeures de la politique française.
1. Quelle cohérence entre les questions de PI et certaines options majeures de la politique
française ?
La prospective de la propriété intellectuelle ne doit pas être considérée comme déconnectée de la politique
globale suivie par les pouvoirs publics français dans divers domaines. Or, dans le contexte européen et
international, cette politique présente un certain nombre de particularités, au regard des questions de
propriété intellectuelle. Dans cette perspective, il importe de se demander si ces traits spécifiques
constituent un ensemble cohérent. En outre, il s’agit de savoir dans quelle mesure certaines des positions
françaises ainsi identifiées peuvent se trouver en décalage, voire en discordance, par rapport à
l’environnement européen et/ou par rapport au contexte international.
a. Des liens avec la politique industrielle, d’innovation et de compétitivité, dans le cadre de
l’« agenda de Lisbonne »
Parmi les choix politiques d’ordre général mais en rapport étroit avec la propriété intellectuelle, à l’échelle
de la France, il faut sans doute tout d’abord mentionner les engagements pris par les pouvoirs publics
français vis-à-vis des objectifs annoncés au sommet de Lisbonne en mars 2000, qui visent pour l’essentiel à
créer un renouveau socio-économique au sein de l’UE d’ici 2010, face à la concurrence internationale, via
des mesures relevant en particulier de la politique de recherche et d’innovation.
En ce qui concerne la politique de recherche proprement dite, le principal trait distinctif de notre pays
réside dans le poids relatif de la recherche publique, qui peut être qualifié d’important par rapport à celui
observé dans des pays tels que l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Face au retard pris par la France vis-à-vis
de l’« agenda de Lisbonne », des changements positifs se profilent actuellement dans ce domaine, comme
en témoignent les nouvelles orientations annoncées ou déjà lancées par le gouvernement au cours des
derniers mois et qui se traduisent notamment par la création de l’Agence nationale pour la recherche (ANR),
concernant le financement de projets (sur la base d’un budget annuel d’environ un milliard d’euros, à
73
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
terme), de même que par la création d’un Haut Conseil de la Science et de la Technologie, placé auprès du
président de la République et chargé du pilotage stratégique de la recherche. Quoi qu’il en soit, la
particularité française concernant le rôle du secteur public justifie qu’un chapitre spécifique, ci-après, soit
consacré aux liens entre la recherche publique et la propriété intellectuelle.
Au delà de la recherche au sens strict, il convient de souligner que la France se signale également par
certaines particularités, sur le plan du discours et de la pratique, dans les domaines connexes de la
politique d’innovation et de la politique technologique et industrielle. Là aussi, les changements les plus
récents vont plutôt dans le sens d’une relance de l’action publique. Ceci est surtout illustré par la
labellisation, en juillet 2005, de 67 « pôles de compétitivité » et, plus encore, par la création, annoncée par
le président de la République en janvier 2005 et effective depuis août 2005, de l’Agence pour l’innovation
industrielle (AII). Placée directement sous l’autorité du Premier ministre et dotée d’un budget de 2 milliards
d’euros en 2005-2006, l’AII vise à mettre sur pied des programmes d’assez grande taille, de haute
technologie et visant à l’innovation de rupture plutôt qu’à l’innovation incrémentale.
Est-ce à dire que la France cherche à renouer avec la politique de grands programmes technologiques
qu’elle a menée, surtout dans les années 1960 et 1970 et principalement sur la base de ses entreprises
publiques, à travers des projets emblématiques – et plus ou moins réussis – tels que le plan Calcul,
Concorde, Ariane, le nucléaire civil, l’équipement téléphonique et le Minitel, le TGV ou Airbus ?
Une telle interprétation peut être entretenue par le fait que la France se distingue aussi souvent par la
tendance de ses gouvernants à opposer la politique industrielle et de compétitivité à la politique de
concurrence. Elle est également nourrie par le renouveau récent de la notion de « patriotisme économique »
qui peut, pour ses détracteurs, rappeler fâcheusement la politique de « champions nationaux » qui a été
poursuivie en France à la fin des années 1960 mais qui peut être considérée comme désormais incompatible
avec le nouveau contexte de la mondialisation et de la construction européenne.
Certes, cette dernière critique paraît justifiée pour certaines mesures avancées au nom du « patriotisme
économique », tel que la loi adoptée le 18 novembre 2004, concernant le contrôle des investissements
étrangers dans les secteurs considérés comme stratégiques et visant à protéger les entreprises françaises
contre des offres d’achat jugées inopportunes. Une telle mesure peut en effet se trouver en contradiction
avec le principe de la libre circulation des capitaux au sein de l’UE, tout du moins dans les cas qui ne
mettent pas en jeu des considérations d’ordre public ou de sécurité nationale.
Ceci étant, de même que des grands projets tels qu’Airbus, Ariane ou Concorde ont – ou ont eu – une
dimension européenne, certains des projets en cours de lancement dans le cadre de l’AII débordent eux
aussi du cadre national, puisque quatre d’entre eux sont déjà à caractère franco-allemand, associant
notamment les firmes Siemens, Guerbet, Thales, Zeiss, France Telecom et Deutsche Telekom.
Plus encore, l’orientation récemment prise par les pouvoirs publics français, en matière de politique
industrielle, de compétitivité, d’innovation ou de recherche s’inscrit plutôt dans le cadre de la stratégie de
Lisbonne, dans la mesure où elle correspond très largement à la recherche de synergies entre le public le
privé, comme en témoignent la création de l’AII et des « pôles de compétitivité ». A cet égard, il est clair
que le succès de ces pôles dépendra en partie de leur maîtrise des questions de propriété intellectuelle.
Il reste aussi à voir comment, dans les prochaines années, cette orientation générale pourra s’articuler avec
l’action menée par la Commission européenne, dont la DG Recherche mise de nos jours non seulement sur
le renforcement de la protection intellectuelle des entreprises et la relance du projet de brevet
communautaire mais aussi sur de nouveaux volets du 7e programme-cadre de recherche-développement
(PCRD), dont les plates-formes technologiques (PFT), qui regroupent laboratoires de recherche, organismes
financiers, autorités réglementaires et industriels de toutes tailles (notamment des PME-PMI mais malgré
tout principalement de grandes entreprises), secteur par secteur1.
1
Cf. l’article « Recherche : Bruxelles entend encourager l’investissement privé », Les Echos, 10 octobre 2005.
74
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
En outre, il convient d’observer que la Commission européenne a annoncé, à l’automne 2005, une nouvelle
politique industrielle visant à compléter les efforts déployés au niveau des États membres, politique
comprenant non seulement des initiatives sectorielles mais aussi sept nouvelles « initiatives transsectorielles », dont la première, programmée pour 2006, consiste en un renforcement de la protection des
droits de propriété intellectuelle et de la lutte anti-contrefaçon1.
Ceci revient à souligner que, dans l’ensemble, si la notion de politique industrielle demeure sans doute
appréhendée différemment en France et à Bruxelles, il s’est malgré tout produit un rapprochement, sur ce
sujet, au cours des dernières années. Il est possible, à ce propos, de parler d’une double convergence,
dans la mesure où la politique française – souvent qualifiée à l’étranger de dirigiste et protectionniste –
s’est, pour ainsi dire, « européanisée », dans la période récente, tandis qu’en sens inverse, la politique
communautaire elle-même, historiquement plus libérale, a tendu à être en partie infléchie dans un sens
proche des conceptions françaises.
b. Des liens également avec la politique étrangère, la politique culturelle et la politique budgétaire
Dans un registre proche, il faut également mentionner certaines particularités caractérisant la politique
étrangère française, pour diverses raisons d’ordre notamment historique et diplomatique.
Ceci vaut tout d’abord vis-à-vis des pays en voie de développement. En effet, et même si la position
française change parfois au cours du temps, notamment en matière de rapports Nord/Sud, il faut souligner
que la France se considère souvent – et depuis longtemps – comme le défenseur du Tiers Monde dans les
instances internationales (dont l’OMC et l’OMPI), ce qui a des conséquences pour la propriété intellectuelle.
Adoptant des positions particulières au plan international, la France contribue de la sorte à faire avancer
certains dossiers au sein de ces instances. Ceci vaut par exemple pour le projet – déjà évoqué
précédemment et actuellement en phase de finalisation – concernant l’accès aux médicaments, au sujet
duquel la France – de concert avec un pays nordique,– a constitué un pays moteur au plan européen,
surtout depuis 1997. Sur ce dossier, les principaux acteurs français se sont impliqués et ont travaillé la main
dans la main, y compris sur les questions touchant au cas des pays les moins avancés (PMA) et les
préconisations d’ouverture à l’égard des ONG.
Ensuite, il n’est sans doute pas inutile de souligner que, pour la France plus que pour les autres pays
européens de taille comparable, le partenariat avec l’Allemagne demeure, malgré toutes les vicissitudes qui
l’ont caractérisé depuis la signature du Traité de l’Elysée (1963), l’un des principaux axes sur le plan de la
diplomatie et de la coopération économique en Europe2. Cette situation se retrouve par exemple, comme
déjà rappelé, à propos de projets récents de politique technologique et industrielle mais aussi concernant
des dossiers touchant plus directement à la propriété intellectuelle, notamment en matière de brevet et de
droit d’auteur, où, pour l’essentiel, l’Allemagne et la France partagent une philosophie commune et se
trouvent confrontées à des défis très largement similaires.
En matière de spécificités françaises, il faut aussi mentionner la politique culturelle. Certains points ont
déjà été mentionnés précédemment, surtout à propos du statut des biens culturels, de la notion de
diversité culturelle et, de façon liée, concernant les rapports entre la propriété littéraire et artistique et la
politique de concurrence. Il faut également faire référence à la politique menée par les pouvoirs publics en
matière de ressources « libres », c’est-à-dire open source.
Ceci vaut en particulier pour le domaine du logiciel libre, dont le fort développement actuel, en France, doit
en partie au soutien des pouvoirs publics. A titre d’exemple, le gouvernement français a annoncé, au
printemps 2004, sa volonté d’inviter nos administrations publiques à utiliser davantage de logiciels libres,
mentionnant un potentiel d’économies budgétaires de plusieurs centaines de millions d’euros. Cette
situation se retrouve également dans le domaine des médicaments génériques, grâce auxquels l’actuel
ministre de la Santé espère pouvoir réduire le déficit de la Sécurité sociale. Elle est en tout cas similaire en
Allemagne, où le gouvernement fédéral soutient activement l’utilisation de logiciels libres et de standards
ouverts et où la ville de Munich a constitué, en 2003, la première capitale régionale allemande à choisir
d’équiper en logiciels libres son parc informatique. Au Royaume-Uni, de même, le gouvernement de Tony
1
Voir la communication de la Commission intitulée « Mettre en œuvre le programme communautaire de Lisbonne : un
cadre politique pour renforcer l’industrie manufacturière de l’UE – vers une approche plus intégrée de la politique
industrielle », COM(2005) 474 final, 5 octobre 2005.
2
« Le principal facteur de résistance de l’influence française demeure la force de l’axe franco-allemand […] » (citation
extraite de l’article de C. du Payrat « Déclin de l’influence française en Europe », La Croix, 23 août 2006, p. 23).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Blair a annoncé, au printemps 2005, l’ouverture d’une Open Source Academy, c’est-à-dire le lancement d’un
vaste programme visant à encourager l’utilisation des logiciels libres dans les administrations et les
collectivités locales. Ce mouvement concerne en fait non seulement les principaux pays européens mais
aussi d’autres pays tels que le Brésil et Israël, surtout depuis les années 2003/2004.
Au delà du seul domaine du logiciel lui-même, les enjeux de politique publique touchant aux ressources
« libres » concernent aussi l’accès à la connaissance scientifique, aux documents administratifs ainsi que la
création de ressources éducatives « libres ». La politique de francophonie peut aussi être mentionnée à ce
sujet, en particulier dès lors qu’il s’agit de mise à disposition de documents pédagogiques et dans la
mesure où les outils qui servent à la circulation de l’information permettent de contrôler les contenus en
question.
c. Des aspects spécifiques touchant à la politique agricole (indications géographiques, COV, etc.)
Des liens importants avec la propriété intellectuelle – ainsi qu’avec les aspects budgétaires – se retrouvent
dans le cas de la politique agricole. A certains égards, la France peut sembler se distinguer d’autres pays
membres de l’UE, par ses choix de politique agricole. Une telle interprétation est sensible aux arguments
mis en avant, pendant l’été 2005, par le Premier ministre britannique Tony Blair, selon lequel il conviendrait
de réduire le poids relatif de la politique agricole commune (PAC), qui représente actuellement près de 40
% du budget communautaire, afin de pouvoir ré-affecter ces fonds à des activités considérées comme plus
porteuses d’avenir (recherche, éducation, grands projets, etc.). Une telle lecture est cependant fort
critiquable. En effet, la PAC représente elle-même non seulement l’une des rares politiques vraiment
intégrées de l‘UE – et pour laquelle la France se trouve loin d’être isolée –mais aussi des enjeux
considérables sur le plan de l’évolution des marchés et en matière de recherche et d’innovation,
notamment en termes de sécurité sanitaire et de protection de l’environnement et sur des sujets tels que
les biocarburants. En outre, elle ne saurait être tenue pour responsable de la faible part que la politique de
recherche et d’innovation occupe dans le budget communautaire1.
Pour les pouvoirs publics français, en tout cas, il existe au moins deux moyens de sortir de ce faux dilemme,
c’est-à-dire pour mener des politiques ambitieuses à la fois dans le domaine de l’agriculture et de la
recherche, dans le cadre européen. Le premier consiste à « renationaliser » la PAC après 2013, c’est-à-dire –
compte tenu du fait que la France en est actuellement un bénéficiaire net, au plan budgétaire – à demander
aux pouvoirs publics français de reprendre à leur charge l’essentiel des frais qui en découlent, Le second,
qui revient à maintenir l’essentiel de la PAC, tout en continuant à la réformer et tout en accroissant les
efforts communautaires dans le domaine de la recherche, suppose probablement de rompre avec le dogme
selon lequel il conviendrait de limiter à 1 % la part relative du budget communautaire dans le total PIB de
l’UE.
Par ailleurs, il peut sembler que l’attachement de la France pour la PAC ne soit pas cohérent avec les
positions qu’elle affiche, par ailleurs, en faveur du développement des pays du Sud. Est-ce à dire que céder
sur le terrain de la PAC, dans le cadre du cycle de négociation de l’OMC dit de Doha, serait le meilleur
moyen d’aider les agriculteurs du Tiers Monde ? Il est permis d’en douter car une libéralisation des
échanges agricoles mondiaux semble devoir profiter principalement aux grands exportateurs et notamment
à ceux des pays industriels du groupe de Cairns (surtout le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie) ou à
des pays émergents tels que l’Argentine et le Brésil, tandis qu’il risque d’exercer des effets globalement
négatifs sur les PMA et les pays méditerranéens2.
De toute façon, les particularités de la France concernant les liens entre la politique agricole et la propriété
intellectuelle se situent pour une bonne part indépendamment de la PAC. Elles concernent en particulier les
indications géographiques. Le fait est que notre pays s’est doté très tôt d’une politique en la matière,
notamment avec la création de l’Institut National des Indications d’Origine (INAO), qui remonte à 1919, à
l’époque uniquement dans le domaine des vins. Le système des indications géographiques se trouve ainsi
traditionnellement plus défendu par la France que par d’autres pays. Ceci vaut en particulier pour les EtatsUnis, dont le « patrimoine » viticole est plus récent et moins réputé, qui sont moins désireux de protéger les
appellations d’origine contrôlée (AOC) et qui, jusqu’à présent, ont considéré les appellations de type
Champagne, Chablis, Porto, Sherry (Jerez/Xérès) ou Tokay comme des semi-génériques. Ce statut de semigénériques a été concédé, de façon transitoire, lors de la signature des accords ADPIC du GATT/OMC
1
Voir l’article de Fernando Riccardi intitulé « La compréhension de la signification de l’agriculture pour l’Europe
progresse en réaction aux slogans populistes périmés », Le Quotidien Europe, n° 9027, 15 septembre 2005, p. 3.
2
Voir l’article de la présidente de l’INRA, Marion Guillou, « Rendre à l’agriculture sa vraie place », Le Figaro, 12
septembre 2005, ainsi que Fitoussi, J.-P. et Le Cacheux, J. [dir.] (2003), Rapport sur l’état de l’Union européenne 2004,
Fayard/Presses de Sciences Po, Paris (p. 290-291).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
(Marrakech, 1994). A ce sujet, le premier accord sur le commerce des vins, qui a été obtenu entre l’Union
européenne et les Etats-Unis en septembre 2005, laisse espérer que le régime en vigueur outre-Atlantique
se rapproche progressivement des normes européennes, même si l’UE a dû consentir, en contrepartie, à
autoriser en Europe la pratique consistant à utiliser des copeaux de chêne (plutôt qu’à faire vieillir le vin en
fût) pour donner au vin un goût boisé1.
Il faut également considérer la question des semences car la France dispose d’un immense catalogue de
variétés. La législation du privilège du sélectionneur (voir l’encadré 9, ci-avant) est ainsi une création
française et n’existe dans aucun autre pays. En outre, la création du COV et de l’Union pour la Protection
des Obtentions Végétales (UPOV) a été faite pour une large part à l’initiative de la France.
2. La politique européenne de la France : les caractéristiques générales du dispositif
Plus généralement, concernant la politique européenne de la France, le diagnostic d’ensemble présenté il y
a quelques années dans un rapport du Commissariat au Plan2 demeure valable pour l’essentiel. Il souligne
qu’en la matière, le dispositif public français a longtemps pu être qualifié de globalement performant, dans
son ensemble, par rapport à celui des autres pays membres de l’UE.
Les principaux éléments en ont traditionnellement été, d’une part, le Secrétariat général du comité
interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI), en charge de la
coordination interministérielle, à Paris, et, de l’autre, la Représentation permanente (RP), qui a pour rôle
principal de porter à Bruxelles les messages reçus de Paris. Créé en 1948, dans le contexte du plan Mashall,
le SGCI est devenu en octobre 2005 le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE). Bien que le
SGAE et la RP ne soient pas chargés des mêmes tâches, il existe parfois entre eux un phénomène
d’émulation, voire de rivalité. Par rapport à l’ex-SGCI, qui est en général soumis à des délais très serrés, la
RP bénéficie d’une plus grande proximité avec le « terrain » européen et, de ce fait, bénéficie souvent d’une
longueur d’avance en termes d’information. L’actuel SGAE n’en joue pas moins un rôle tout à fait
déterminant dans la construction des positions françaises au plan communautaire.
Des lacunes plus ou moins importantes sont en effet apparues, en particulier dans la période récente.
Depuis la France, tout d’abord, la perception – et donc le niveau de connaissance – des problèmes
européens est perfectible. Ensuite, comme l’indique le rapport du Plan déjà mentionné, des progrès sont
nécessaires concernant « la capacité à prendre l’initiative, la gestion des alliances bilatérales, la cohérence
et la hiérarchisation des positions et la gestion du personnel ». Il est, de même, possible de déplorer une
« implication politique trop faible » et une « difficulté à rendre des arbitrages politiques », avec des
priorités mal hiérarchisées. Par suite, il faudrait clarifier la définition des priorités et améliorer le couplage
entre la définition des priorités et la mise en œuvre des décisions. A cet égard, il est possible de parler d’un
« déficit de stratégie » et il convient de déplorer « une propension française à réagir au coup par coup plutôt
qu’à anticiper ». En outre, notre capacité à relayer sur la scène européenne nos aspirations nationales peut
être améliorée et nos structures sont trop cloisonnées. De façon liée, concernant les liens entre la sphère
publique et la sphère privée (les entreprises et la société civile au sens anglo-saxon), il est possible de
déplorer un manque de capacité à travailler en bonne intelligence, c’est-à-dire de façon coordonnée. En
aval des décisions, enfin, la crédibilité de nos positions est fragilisée par nos difficultés à transposer
rapidement les textes européens et à respecter nos engagements, comme l’illustre le cas du pacte
européen de stabilité et de croissance.
Dans le présent rapport, il est surtout mis l’accent sur l’idée que, de la part des autorités françaises, le
degré d’implication politique dans les affaires européennes peut actuellement être qualifié de trop faible.
Certes, la transformation récente de l’ex-SGCI en SGAE vise justement en partie à remédier à cette situation,
tout du moins à l’échelle du Premier ministre. Le problème est cependant plus général. Concernant les
trajectoires professionnelles, de façon liée, il demeure déplorable que les personnes qui ont fait une partie
de leur carrière au niveau européen ne soient pas encore suffisamment reconnues en tant que telles, à leur
retour en France. Ceci n’incite guère les gens de grande valeur à nous représenter dans les instances
européennes même si cette critique ne vaut guère pour la propriété industrielle : les gens détachés dans les
instances européennes sont alors des personnes généralement compétentes et reconnues. A l’échelle de
1
A ce sujet, voir aussi ci-dessous, l’encadré 22 (chapitre 4).
Ce passage s’appuie principalement sur l’ouvrage suivant : CGP (2002), Organiser la politique européenne et
internationale de la France, rapport du groupe présidé par l’amiral J. Lanxade, rapporteur général : N. Tenzer, La
Documentation française, Paris.
2
77
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
l’administration, certes, des instructions officielles ont été diffusées récemment pour inciter
l’administration française à davantage suivre les parcours des personnes envoyées dans les instances
européennes. Il reste à savoir si elles sont suivies d’effet. Ce problème de qualité de la représentation
française se pose en tout cas particulièrement dans le cas du Parlement européen, même si, dans la
période récente, la délégation française s’y est montrée plus active et impliquée qu’auparavant. De même,
il faut noter qu’à l’automne 2005, les Français ont perdu des postes clés au sommet de l’appareil
administratif de la Commission de Bruxelles.
3. La capacité d’initiative et d’influence de la France, en matière de propriété intellectuelle
Au delà de ces remarques générales, le problème concerne plus précisément la capacité d’initiative et
d’influence de la France, en Europe et au delà, sur les questions de propriété intellectuelle.
a. Une capacité plutôt déclinante dans l’ensemble, malgré des contre-exemples
A cet égard, cette capacité ne saurait, dans l’absolu, être qualifiée de négligeable, comme en atteste
l’exemple de la lutte anti-contrefaçon. En effet, la base du texte de la directive européenne 2004/48/CE
relative au respect des droits de propriété intellectuelle résulte assez largement d’une volonté française,
négociée dans le contexte qui a précédé le dernier élargissement européen et même si, pour des raisons
diverses (juridiques notamment), le volet pénal en a alors été ôté. Cette volonté prolonge une politique qui,
à l’échelle nationale, peut être considérée comme exemplaire et qui se traduit non seulement par une
législation très complète, comme rappelé précédemment, mais aussi par des dispositifs variés, dont de
multiples campagnes d’information et de sensibilisation en direction du public. En tout cas, ce domaine
illustre le fait que la France peut bel et bien constituer une force de proposition au plan européen. De
même, le fait que la lutte anti-contrefaçon ait été abordée pour la première fois dans le cadre du G8 (lors du
sommet de Sea Island des 8-9 juin 2004) correspond pour une bonne part à une initiative française.
Ceci étant rappelé, la capacité d’initiative et d’influence de la France doit être jugée en termes relatifs et ce,
tant par rapport à celle d’autres pays qu’en termes temporels, c’est-à-dire en tendance, au fil du temps. Or
au sein de l’UE, les acteurs français sont notoirement beaucoup moins efficaces sur le plan du lobbysme
que certains partenaires tels que les Britanniques. Dans un domaine tel que le brevet, il existe ainsi déjà
non seulement une très forte influence historique de l’Allemagne mais aussi une influence croissante du
Royaume-Uni, qui renvoie elle-même indirectement à celle des Etats-Unis. De nos jours, du reste, alors qu’il
existe une position propre à notre pays sur les questions européennes touchant aux droits d’auteur ou aux
indications géographiques, ceci semble être moins le cas concernant les brevets. Même en matière de droit
d’auteur, cependant, la France se comporte assez souvent de façon peu crédible car relativement
dogmatique, par exemple en ayant tendance à sacraliser le droit moral de l’auteur. Dans ces conditions, nos
interlocuteurs européens parviennent à s’arranger pour faire subrepticement passer des règles qui
dérogent à nos schémas traditionnels. Dans le meilleur des cas, un texte tel que la directive sur « le droit
d’auteur et des les droits voisins dans la société de l’information » (directive 2001/29/CE) ne passe que
parce qu’il n’harmonise guère, comme concernant le régime des exceptions. Par suite, les évolutions à venir
risquent de plus en plus souvent de se faire contre nos positions. Actuellement, certes, la France ne se voit
encore guère imposer des décisions contre son gré, au sein de l’UE.
Encadré 15 : D’insuffisants efforts publics pour diffuser nos conceptions à l’étranger, en matière de PI
En matière de propriété intellectuelle, les débats menés en France ont trop tendance à être menés dans une logique
strictement nationale. De façon liée, les pouvoirs publics français ont souvent tendance à vouloir « exporter » leurs
options à toute force, au lieu de procéder par la persuasion, en expliquant les raisons qui fondent leurs préférences. En
d’autres termes, ils peinent à assurer la diffusion de leurs conceptions à l’étranger car, en général, ils ne font pas
suffisamment d’efforts pour faire connaître et partager leurs conceptions. A cet égard, l’un des rares contre-exemples
concerne la Maison du droit vietnamo-française, à Hanoi, où se trouve un représentant de la Chancellerie qui, sur place
et à la demande, propose aux Vietnamiens des solutions sur toutes sortes de dossiers, en vietnamien. Le droit de la PI,
dans ce pays, demeure de la sorte très marqué par l’influence française.
Par contraste, les Etats-Unis d’Amérique attachent beaucoup plus d’importance à cette logique d’accompagnement
juridique. Via Internet notamment, ils diffusent ainsi des informations sur leurs propres pratiques de propriété
intellectuelle et s’arrangent pour que des pays étrangers s’en inspirent. S’il n’est sans doute pas possible de faire
comme les Américains, qui disposent de moyens autrement supérieurs, des actions plus ciblées sont cependant
envisageables. Dans cet esprit, la Chancellerie a tenté de réagir, depuis deux ans, notamment en lançant un programme
visant à améliorer dans le monde l’image de la tradition juridique française, notamment pour contrebalancer les
impressions propagées dans une publication telle que le rapport annuel « Doing Business » de la Banque mondiale. Il
78
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
s’agit du programme international de recherche « Attractivité Economique du Droit », qui a été lancé par le précédent
ministre de la Justice, Dominique Perben. La dernière version (parue fin 2005) dudit rapport de la Banque mondiale
donne cependant à penser que les moyens actuels demeurent très insuffisants, voire inadaptés, notamment en
comparaison du dispositif mis en œuvre par les Américains, sachant qu’en matière de promotion du droit américain à
l’étranger, le bras armé de l’American Bar Association (l’équivalent de notre Conseil national des barreaux) – à savoir le
CEELI (Central European and Eurasian Law Initiative) – dispose d’un budget annuel de plus de 25 millions de dollars. Il
convient de préciser que l’American Bar Association est financée à 80 % par les pouvoirs publics américains, à 15 % par
les grandes entreprises et à seulement 5 % par les professions juridiques1. Ce contexte explique qu’ait été créé, début
2006 et dans le prolongement du programme « Attractivité Economique du Droit » déjà évoqué, la Fondation pour le
droit continental, qui vise notamment à promouvoir le droit continental, principalement en matière de droit économique
et de droit des affaires, via une stratégie d’influence2.
Poser le problème de la sorte revient cependant à reconnaître que notre influence en Europe est devenue
trop souvent négative, consistant à éviter que des évolutions se fassent contre notre volonté. Ceci
corrobore aussi, sur le plan de la propriété intellectuelle, l’idée générale selon laquelle la politique
européenne de la France est trop réactive et pas assez pro-active et anticipatrice, c’est-à-dire
insuffisamment dans l’ordre de la proposition. A cet égard, peut-être le rôle du SGAE (l’ex-SGCI) est-il
actuellement quelque peu déficient en matière d’impulsion et de suivi des dossiers.
Quant à la concertation, elle ne fait pas partie des missions du SGAE. Dans le domaine de la propriété
intellectuelle, il est vrai que les demandes venant du monde de l’entreprise ou de tel autre type d’acteur
socio-économique trouvent en général d’autres caisses de résonance, en particulier à l’INPI –, qui dépend
du ministère en charge de l’Industrie – ou bien du côté du Conseil supérieur de la propriété littéraire et
artistique (CSPLA) – qui est rattaché au Ministère de la Culture. Dans les affaires relatives à la propriété
intellectuelle, les attentes du monde socio-économique peuvent ainsi être relayées indirectement, en
amont de chaque réunion du Conseil européen, lors des réunions du SGAE, via la présence de personnes
compétentes de l’INPI ou d’autres représentants de tel ou tel ministère concerné. De même, des notes
d’instruction sont alors rédigées et transmises à la RP.
b. Quid des découpages ministériels et de la coordination interministérielle, face à l’évolution de la
PI ?
Au delà des seuls dossiers européens, ces remarques conduisent à souligner qu’en France, les questions de
propriété intellectuelle sont traitées par une pluralité de ministères, dont principalement ceux en charge de
l’Industrie et de la Culture, ainsi qu’à un moindre degré, ceux en charge de la Justice, de la Recherche et de
l’Agriculture. Du reste, le fait que ces questions soient gérées par plusieurs ministères contribue aux
problèmes de cumul signalés précédemment, qui découlent parfois de la superposition de différentes
formes de protection de la propriété intellectuelle sur un même objet concret. Certes, ce relatif éclatement
des structures institutionnelles se retrouve, à l’échelle de la Commission européenne, où les questions de
propriété intellectuelle sont pour l’essentiel réparties entre la DG Marché intérieur3, la DG Commerce et la
DG Recherche. A l’échelle de la France comme de l’Europe, ceci dit, un ministère de la propriété
intellectuelle n’aurait évidemment pas grand sens. Pour la France, il s’agit plutôt de savoir si, face à
l’évolution de la propriété intellectuelle, les découpages institutionnels actuels sont pertinents et si la
coordination interministérielle fonctionne bien.
Cette double question porte en particulier sur les domaines relavant du droit d’auteur. En effet, s’il est bien
normal que le ministère de la Culture soit chargé de la propriété littéraire et artistique, il apparaît que le
droit d’auteur est devenu assez largement industriel. Ce dernier, comme rappelé précédemment, n’a en
effet pu être appliqué à des objets tels que les logiciels ou les bases de données qu’après avoir été assez
fortement réécrit. Dans les négociations internationales, dans de tels cas, les responsables ministériels
compétents se voient ainsi chargés de gérer et faire évoluer un droit d’auteur dans une logique qui ne
correspond plus qu’en partie à l’esprit dans lequel la loi a été initialement pensée. Sur ce type de sujet et
malgré le rôle joué par le SGAE (ex-SGCI), il en découle des problèmes spécifiques de coordination
interministérielle.
1
Voir l’article de Valérie de Senneville intitulé « Exportation du droit : le gouvernement ne parvient pas à répondre au
retard français », paru dans Les Echos le 14 septembre 2005 (p. 2), ainsi que l’article de Franck Hériot « Le droit
précède le business », paru dans Valeurs actuelles le 21 octobre 2005 (p. 24-25).
2
Cf. l’article de Valérie de Senneville intitulé « Exportation du droit : le gouvernement compte sur les entreprises », paru
dans Les Echos le 3 mars 2006 (p. 3) ; voir aussi le dossier de presse en date du 1er mars et le site à venir
(http://www.fondation-droit-continental.org).
3
Au sein de la DG Marché intérieur, qui plus est, ces questions sont traitées tantôt par une unité chargé de la propriété
industrielle, tantôt par par une unité chargée du droit d’auteur et des droits voisins.
79
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Dans cette perspective, il est intéressant de souligner que les autorités japonaises ont institué une agence
stratégique en propriété intellectuelle (Intellectual Property Strategy Headquarters), rattachée directement
aux services du Premier ministre japonais, comme signalé par ailleurs1. Il convient de mentionner
également le cas du Danemark, où, au sein du ministère du Commerce et de l’Industrie, le directeur de la
propriété industrielle se trouve chargé de coordonner l’ensemble des questions de propriété intellectuelle
et de jouer le rôle du porte-parole dans les négociations internationales. En France, dans un registre
similaire, une délégation générale à l’intelligence économique a été créé, à l’automne 2004, au sein du
ministre de l’Economie, avec pour tâche d’aider l’Etat à préciser sa stratégie industrielle, économique et
commerciale, dans une logique de promotion des intérêts nationaux. Or cette nouvelle délégation, qui
devrait comporter des correspondants dans différents ministères, doit s’occuper en partie de questions de
propriété industrielle.
4. Les hypothèses d’évolution retenues
H11 : Le statu quo
Une première hypothèse d’évolution consiste à envisager qu’en matière de politique étrangère, le dispositif
français demeure grosso modo dans l’état, avec ses atouts – en particulier sur le plan politique européen,
du côté du SGAE (l’ex-SGCI) et de la RP – et ses lacunes, dont les principales concerne le faible degré
d’implication politique des autorités françaises dans les affaires européennes, l’insuffisante
reconnaissance des trajectoires professionnelles passant par les instances européennes ou encore le
défaut de réflexion et de pilotage stratégique.
H12 : Un déclin général de la capacité de réflexion, d’initiative et d’influence de la France dans le
monde
Le deuxième cas de figure envisageable passe par un déclin général de la capacité de réflexion, d’initiative
et d’influence de la France en Europe et dans le reste du monde. De la part des pouvoirs publics français,
outre les faiblesses rappelées dans la première hypothèse, il faut également mentionner une crédibilité
décroissante face à leurs partenaires étrangers, ainsi qu’une difficulté accrue à comprendre les enjeux
européens et à les faire comprendre à la société civile. A défaut de mesures correctrices et compte tenu des
tendances observées dans la période récente, la plausibilité de cette hypothèse semble nettement plus
forte que celle du statu quo.
H13 : Une réelle capacité à concevoir, à faire prévaloir et à mettre en œuvre une véritable stratégie
Une troisième hypothèse d’évolution consiste à envisager que la France puisse à nouveau se doter d’une
réelle capacité à concevoir, à faire prévaloir et à mettre en œuvre une véritable stratégie, en particulier sur
le plan de la propriété intellectuelle. Cette situation est permise par des actions coordonnées et
convergentes de la part non seulement des pouvoirs publics mais aussi des milieux professionnels,
associatifs et de la sphère de la recherche, via une concertation efficace. Tout ceci suppose des réformes
dont les principaux axes sont précisés ci-après, dans le chapitre consacré aux recommandations de
politiques publiques (chapitre 8).
II. Le système judiciaire et le mode de règlement des litiges de PI en France
Après avoir examiné les marges de manoeuvre des pouvoirs publics français sur la scène internationale, il
convient d’en venir aux éléments les plus critiques sur le plan interne, à l’intérieur de nos frontières
nationales. Or, en matière de propriété intellectuelle, la clé de l’édifice réside sans doute dans le système
judiciaire et en particulier dans le rôle central joué par le juge. En effet et même si l’occurrence d’un litige
aboutissant au tribunal relève de l’exception, les praticiens de ce domaine décident au quotidien en se
demandant ce qui se passerait face au juge, dans l’éventualité d’un procès.
De ce fait, la question des tribunaux donne un aperçu de celle, plus large, du mode de règlement des litiges
de propriété intellectuelle. Elle se pose d’autant plus que les accords ADPIC de l’OMC prévoient que les
Etats signataires mettent en œuvre des sanctions efficaces contre la contrefaçon, au terme de procédures
menées dans des délais raisonnables. Au delà, le débat sous-jacent consiste aussi à savoir si – et le cas
1
Voir ci-après l’encadré 11 du chapitre 8.
80
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
échéant, dans quelle mesure – la propriété intellectuelle est concernée par une tendance à la judiciarisation
et il permet également de se prononcer sur l’attractivité relative de la place française sur le plan judiciaire.
1. Les caractéristiques générales des litiges, au vu des jugements des tribunaux français
En lui-même, le thème de la judiciarisation est difficile à étayer sur le plan empirique. Ceci renvoie en partie
au fait que le nombre de procès ne doit pas être considéré forcément comme un indicateur pertinent, car,
sur le plan de la propriété intellectuelle comme sur d’autres, la plupart des litiges finissent par se régler à
l’amiable. Le cas échéant, et y compris dans les cas où une procédure judiciaire avait été précédemment
ouverte, cette partie des litiges échappe totalement au recensement statistique. De plus, même les
procédures judiciaires répertoriées car arrivées jusqu’à leur terme ne font pas l’objet d’un suivi statistique
véritable.
Le manque de fiabilité des statistiques du Ministère de la Justice tient aussi à d’autres raisons. La notion de
contrefaçon y recouvre aussi bien les atteintes aux droits de propriété intellectuelle que n’importe quelle
autre affaire de faux (fausse monnaie, faux papiers d’identité, etc.). En outre, si les données y sont
relativement précises pour les brevets, les chiffrage se révèlent nettement plus difficiles à établir pour les
marques, et a fortiori pour les dessins et modèles et droits d’auteur, dans la mesure où ce ministère ne
dispose pas de statistique, à ce propos, provenant des tribunaux de commerce. Pour remédier à ces
imperfections ou lacunes des données officielles, un certain nombre de bases de données ont toutefois été
constituées et permettent de préciser l’analyse des litiges en matière de propriété intellectuelle.
a. Un nombre d’affaires en légère progression et passant surtout par la voie civile
Réalisée à la demande du Ministère de la Justice, une étude publiée par l’IRPI en 2002 fournit les données
les plus complètes mais uniquement pour une année (1998) et pour Paris qui, il est vrai, concentre la plus
grande part des cas traités en France. Dans le cas des brevets, la proportion d’affaires situées à Paris peut
ainsi être estimée à près de 80 %. Elle porte sur les décisions rendues concernant les brevets, les marques,
le droit d’auteur (et les droits voisins) et enfin les dessins et modèles, tant au civil qu’au pénal, en première
instance, devant la Cour d’appel et la Cour de cassation (tableau 1, ci-dessous).
Tableau 1 : Le nombre de litiges de propriété intellectuelle (à Paris, en 1998)
a
Nombre de décisions rendues
Nombre de décisions rendues
b
sur la PI
Nombre de décisions rendues au
fond sur la contrefaçon
Marques
Propriété littéraire et artistique
Brevet
Dessins et modèles
Deux droits de PI
Trois droits de PI
Non renseigné
Première instance
Appel
Tribunal de
Tribunal
Cour d’appel Cour d’appel
grande instance correctionnel
(civile)
(pénale)
2 216
1 291
750
1 115
936
53
432
49
Cassation
Cour de
Cassation
15 923
75
Total
21 295
1 545
552
47
228
42
60
929
272
132
73
19
40
2
14
21
23
0
3
0
0
0
76
59
17
55
21
0
0
24
9
0
4
5
0
0
18
23
7
6
6
0
0
411
246
97
87
72
2
14
(a) : Chiffre, non vérifié, fourni par le greffe. (b) : En combinaison ou non avec d’autres sujets tels que la concurrence déloyale. Source
: IRPI, Le contentieux de la contrefaçon - Analyse statistique de l'année 1998, étude publiée en 2002.
Elle confirme que les cas sont traités bien plus souvent par la voie civile (Tribunal de grande instance et/ou
Cour d’appel civile) que par la voie pénale (Tribunal correctionnel et/ou Cour d’appel pénale). Cette
dernière n’est utilisée que lorsque de des mesures particulièrement coercitives apparaissent nécessaires,
en particulier car elle permet de recourir à la qualification de délit douanier. Ceci vaut tout part
particulièrement pour les contrefaçons de brevets, qui sont considérées en France comme des affaires
économiques, pour lesquelles la voie du pénal n’est considérée comme pertinente que dans des
circonstances aggravantes exceptionnelles, de type mafieux (lien avec le blanchiment d’argent sale, etc.1)
ou bien mettant en cause la santé publique, comme dans le domaine du médicament. Ceci renvoie aussi au
1
Sur cette problématique, cf. Union des Fabricants (2003), Contrefaçon et criminalité organisée, Paris.
81
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
fait que la contrefaçon de brevets peut très facilement être commise par une personne de bonne foi.
Concernant d’autres types de protection tels que le droit d’auteur (surtout pour les vidéos, les
enregistrements musicaux et les logiciels), les marques (principalement pour les secteurs de l’habillement,
de la parfumerie et de la bijouterie-horlogerie) ou encore les dessins et modèles (avec essentiellement la
maroquinerie, les montres et bijoux, les stylos et les vêtements et accessoires de mode), la situation est
plus ambiguë car des entreprises qui se livrent délibérément à la contrefaçon peuvent mériter d’être
traduites devant des juridictions pénales. Au pénal, malgré tout, beaucoup de juges ne sont pas
sensibilisés à la contrefaçon, qui leur paraît dérisoire par rapport à la gravité d’autres dossiers1.
Effectuée par des économistes de l’université de Rennes 1, une autre étude plus récente permet d’actualiser
et de compléter ce diagnostic, en particulier sur le plan de l’évolution temporelle. En effet, elle propose un
recensement moins complet que l’étude IRPI mais cette dernière n’a porté, pour sa part, que sur une seule
année. Il en ressort que le nombre d’affaires a connu une légère augmentation au cours des quinze
dernières années (1990-2004). De toute façon, une telle évolution peut très bien ne pas être spécifique à la
propriété intellectuelle et se retrouver dans d’autres domaines, c’est-à-dire ne constituer qu’un reflet d’une
tendance plus générale, à l’échelle de l’ensemble de la société. Cette étude, comme celle de l’IRPI, confirme
par contre clairement que les cas les plus nombreux concernent, par ordre décroissant, les marques, la
propriété littéraire et artistique et , enfin, sensiblement au même niveau, les brevets et les dessins et
modèles.
Figure 1
Le nombre d’affaires de propriété intellectuelle a, selon le type de droit et l’année
200
180
160
140
Marques
120
Brevets
100
Droits d'auteur
80
Dessins & modèles
60
40
20
20
04
20
02
20
00
19
98
19
96
19
94
19
92
19
90
0
(a) : Affaires jugées à Paris, tant au civil qu’au pénal, en première instance, en appel et en cassation, en combinaison ou non avec
d’autres sujets tels que la concurrence déloyale. Données : base électronique Jurisclasseur de LexisNexis, complétées par les
décisions publiées dans les Annales de la Propriété Industrielle Artistique et Littéraire. Source : Marc Baudry et Béatrice Dumont,
Typologie des contentieux français en matière de contrefaçon – Analyse statistique pour la période 1990-2004, étude effectuée à la
demande du groupe PIÉTA, juin 2005.
b. Des litiges plus souvent intentés par des PME à l’encontre de grandes entreprises que l’inverse
Concernant les caractéristiques des parties prenantes, il convient de distinguer entre les particuliers et les
entreprises et, au sein de ces dernières, entre les PME et les grands groupes. Dans les deux cas, la situation
se ramène assez souvent à une action intentée par David contre Goliath.
Le cas échéant, les particuliers sont surtout impliqués dans des cas touchant à la propriété littéraire et
artistique. Concernant par exemple le domaine du cinéma, certains particuliers ont l’impression d’être
dépossédés de leur création et en sortent frustrés, alors même que leur apport est souvent loin d’être
flagrant en termes d’originalité. Il faut aussi relever l’apparition d’un phénomène nouveau en France, à
savoir l’apparition d’une procédure d’assignation collective en justice, procédure qui rappelle la class
action américaine. Il est intéressant de souligner que le premier champ d’application concrète de cette
nouvelle procédure juridique concerne directement la propriété intellectuelle, puisqu’il s’agit en
1
La question des sanctions pénales a du reste été écartée, dans le texte de la directive anti-contrefaçon, tel qu’il a été
adopté en première lecture par le Parlement européen, le 9 mars 2004.
82
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
l’occurrence de sociétés d’édition vidéo attaquées – via Internet1 – par des plaignants qui leur reprochent
d’empêcher – à travers des dispositifs techniques appropriés – la copie privée des DVD qu’elles vendent2.
La situation est cependant parfois inversée, surtout depuis peu, dans la mesure où de plus en plus
d’affaires de contrefaçon concernent des actions engagées par des entreprises contre des particuliers. Or,
si être mis en cause au pénal peut être désastreux pour un particulier, l’être au civil peut l’être également,
si cela se traduit par une ruine personnelle. Faute de moyens financiers, des particuliers peuvent ainsi être
conduits à cesser leur activité sous la menace de poursuite de la part d’entreprises. Plus significative et en
tout cas plus médiatique est sans doute la tendance récente qui conduit des (grandes) entreprises à
attaquer des particuliers en contrefaçon de droit d’auteur. S’agit-il là nécessairement d’un télescopage
fâcheux entre la sphère commerciale et la sphère privée ? La question a souvent été posée à propos des
échanges de fichiers musicaux sur Internet, via les réseaux de pair à pair (peer to peer). D’un point de vue
juridique, la réponse est cependant clairement négative car, même dans une logique gratuite et sans but
lucratif, un particulier impliqué dans un tel échange accomplit de la sorte un acte de mise à disposition, sort
ainsi de la sphère privée et, par suite, se livre à une pratique de contrefaçon, à moins qu’il ne s’agisse
d’œuvres du domaine public. Quoi qu’il en soit, une multiplication d’affaires de ce type, à l’avenir, devrait
conduire à une implication croissante du grand public, ce qui ne manquerait pas d’influer sur la perception
des citoyens vis-à-vis de la propriété intellectuelle.
Malgré tout, comme l’a montré l’étude mentionnée de M. Baudry et B. Dumont, il apparaît non seulement
que les plaignants comme les défendeurs sont des entreprises dans près de 90 % des cas mais aussi que
les entreprises en position de plaignant sont en général de plus petite taille que les entreprises en position
de défendeur. Ceci peut s’expliquer par le fait qu’en cas de litige, les firmes de grande taille sont plutôt
réticentes à recourir au système judiciaire, alors que les PME sont relativement enclines à intenter des
procès. Celles-là, par rapport aux grandes firmes, ont en effet moins de capacité à impressionner leurs
interlocuteurs, de sorte qu’elles doivent davantage se résoudre à intenter des actions en justice pour se
faire entendre. Sachant qu’actuellement, les PME ne recourent encore qu’assez rarement aux outils formels
de protection de la propriété intellectuelle, en partie en raison d’une relative méconnaissance dans ce
domaine, un plus grand recours à la PI, de leur part, pourrait à l’avenir conduire à multiplier le nombre de
procès.
Et pourtant, il semble que les PME aient en général moins de chances que les firmes de grande taille de
triompher dans un tribunal, ne serait-ce qu’en raison des moyens dilatoires dont ces dernières peuvent
jouer. En d’autres termes, le système judiciaire – français en particulier – tend à jouer plutôt au détriment
des PME en matière de propriété intellectuelle, en partie du fait des dommages et intérêts relativement
faibles accordés par les juges. Ceci vaut moins pour les marques ou le droit d’auteur que pour le domaine
très technique des brevets3, où il manque de juges spécialisés4 et où les meilleurs avocats accordent en
général de préférence leurs services aux plus offrants.
c. Une durée des procédures relativement longue, en moyenne
Quant à la durée des procédures en France, l’étude de l’IRPI montre que, tant pour la voie pénale que pour
la voie civile, elle n’excède en moyenne pas trois ans pour les marques ou le droit d’auteur, tandis que,
pour les dessins et modèles, elle avoisine deux ans au civil et seulement un an au pénal. Pour les brevets, la
durée des affaires se révèle en général nettement plus longue, s’échelonnant entre deux ans et demi et plus
de sept ans. Les études mentionnées montrent en outre que la majeure partie des affaires va en appel et
que le nombre de pourvois en cassation a tendu à s’accroître légèrement depuis 1990 et surtout sur la
période 2001-2004. Ce phénomène entretient une tendance à l’allongement de la durée des procédures.
Cette durée des litiges constitue un enjeu important pour la vie des affaires. Les entreprises ont ainsi
tendance à trouver trop long un jugement d’un an et demi en première instance et de deux ans à deux ans
et demi en appel, de sorte que le préjudice subi ne peut parfois jamais être récupéré.
Même les détracteurs de ce système reconnaissent cependant qu’en France, sa relative lenteur tient à une
multiplicité de causes et au comportement de la plupart des acteurs. Les entreprises elles-mêmes peuvent
1
Voir le site en question (http://www.classaction.fr/actions/action1/service1.htm class action.fr).
Voir l’article d’Emmanuel Torregano « Copie privée de DVD : haro sur six majors de l’édition vidéo », dans Le Figaro du
23 mai 2005 (p. VIII) et celui de Florence Amalou « Un site Internet français propose des actions collectives en justice »,
dans Le Monde du 27 mai 2005 (p. 19).
3
A ce sujet, voir ci-après le chapitre 5, section III (« L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en
particulier par les PME »).
4
Concernant la question du degré de spécialisation des juges et des juridictions, voir ci-après, dans le point 3. (« Les
facteurs pouvant améliorer le traitement des litiges et limiter les risques de judiciarisation »).
2
83
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
avoir intérêt à temporiser, de même que les avocats, qui sont en général débordés et s’arrangent
fréquemment entre eux, de façon complaisante, pour différer les échéances. Quant aux magistrats, ils sont
eux aussi souvent débordés mais n’interviennent de toute façon qu’en bout de chaîne et ne sauraient donc
être tenus pour les seuls responsables de cette situation d’ensemble.
Des points de vue plus nuancés, plus conciliants ou plus fatalistes font en outre valoir que la lenteur des
procédures n’est pas un problème spécifique aux questions de propriété intellectuelle et concerne
l’ensemble du système judiciaire français. Plus encore, dans le même esprit, l’accélération des procédures
ne saurait nécessairement constituer un objectif en soi, dans la mesure où la justice doit suivre son cours à
son rythme. Or le fait est que, dans certains cas et surtout en matière de brevets, les dossiers peuvent
nécessiter des investigations longues et complexes. Le problème des délais découle ainsi pour une bonne
part du recours à l’expertise, qui conduit souvent à allonger la procédure de trois à quatre ans. Il convient
donc de distinguer entre, d’un côté, des litiges simples, pour lesquels la justice doit trancher rapidement et,
de l’autre, des litiges complexes, pour lesquels davantage de temps est requis. Enfin, il demeure que les
justiciables doivent pouvoir accéder sans restrictions aux procédures d’appel ou de cassation, s’ils
souhaitent contester les décisions de justice. Enfin, les éléments de comparaison internationale
mentionnés ci-après peuvent conduire à relativiser quelque peu cette question des délais, qui doit être
appréciée dans un ensemble de multiples critères1.
d. Des jugements prononcés tendant souvent à dévaloriser la protection par la propriété
intellectuelle
Quant aux jugements prononcés, ils se prononcent sur deux aspects distincts : d’un côté, la validité des
droits de propriété intellectuelle considérés et, de l’autre, la question de l’éventuelle contrefaçon.
Concernant le premier aspect, l’impression qui tend à prévaloir est qu’actuellement, en France, les juges
n’appliquent pas assez strictement les critères de protection par la propriété intellectuelle, par manque
d’attention aux règles ou bien, ce qui revient un peu au même, parce que celles-là sont considérées comme
désuètes et ne correspondant plus aux finalités affichées. En d’autres termes, les juges semblent trop
sensibles à l’air du temps qui veut que cette protection soit appliquée de façon large et se révèlent ainsi
trop respectueux des décisions de l’OEB. Du reste, une logique similaire tend de nos jours à primer aux
Etats-Unis, où les juges se révèlent plutôt favorables aux titulaires de brevets qu’à ceux qui les contestent,
alors que la tendance était inverse il y a une cinquantaine d’années. Ce type de situation vaut en tout cas en
France, dans le domaine des marques : les juges se prononcent actuellement plutôt en faveur des titulaires
de marques, c’est-à-dire appliquent le plus souvent une règle de préférence à l’existant, qui se traduit par
le fait que le titulaire d’une marque établie l’emporte sur le déposant dans environ 60 % des procédures
d’opposition devant l’INPI, tandis que le rapport inverse prévaut devant l’OHMI. Concernant les brevets,
l’enquête de l’université de Rennes 1 montre que les décisions prises à Paris reconnaissent la validité des
titres dans près de 92 % des cas, sur la période 1990-2004 (tableau 2).
Tableau 2 : Décisions effectuées à Paris, concernant les affaires de brevets
Recevabilité de la plainte
Oui : 94,47 %
Brevet validé : 91,96 %
Brevet annulé : 8,04 %
Fréquence de
la demande : 33,16 %
Non : 5,53 %
Décision pour la contrefaçon
a
Oui : 57,92 % Dommages-intérêts touchés par le plaignant :
a
Non : 42,08 %
Dommages-intérêts payés par le plaignant :
101 299 euros
3 296 euros
Décision en cas de pourvoi en cassation
Casse 3,03 %
Ne casse pas 96,97 %
(a) : moyenne concernant les affaires pour lesquelles il y a versement de dommages et intérêts. Données et source : identiques que dans
la figure 1, ci-avant. Pour les brevets, le nombre total d’affaires jugées se monte ici à 199. Source : Marc Baudry et Béatrice Dumont,
Typologie des contentieux français en matière de contrefaçon – Analyse statistique pour la période 1990-2004, étude effectuée à la
demande du groupe PIÉTA, juin 2005.
1
Ceci étant, cette question doit aussi être appréhendée en dynamique, eu égard aux évolutions observées dans les
pays comparables et sachant notamment que les délais d’obtention des décisions tendent à se réduire dans un pays tel
que le Japon, depuis que des tribunaux spécialisés (notamment la cour d’appel de la propriété intellectuelle, instituée
en avril 2005) y ont été créés.
84
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Concernant le second aspect, celui de la contrefaçon proprement dite, des indications sont également
fournies par cette enquête. Pour l’ensemble de l’échantillon considéré, une fois mises de côté les affaires
où la validité des brevets considérés a été annulée, la probabilité d’un jugement reconnaissant l’acte de
contrefaçon, c’est-à-dire favorable au plaignant (le contrefait), se révèle d’environ 58 % (tableau 2).
Du point de vue des détenteurs de brevets désireux de combattre la contrefaçon par la voie du tribunal,
cette proportion peut être qualifiée d’assez modérée, suggérant que, dans l’ensemble, l’issue des
jugements de justice se révèle assez aléatoire. Cette question de l’imprévisibilité est perçue comme tout à
fait centrale par les justiciables et, de fait, la tendance va souvent vers un jugement à la Salomon : « votre
brevet est valable mais non contrefait ». Sur des affaires similaires, en tout cas, les contrastes sont
particulièrement marqués entre les jugements effectués par différents tribunaux de province. Ceci dit, le fait
que la contrefaçon soit ou non reconnue correspond à des situations très subtiles et peut donner lieu à des
interprétations très différentes, selon les points de vue adoptés. Il faut donc se garder d’une conclusion
trop univoque.
e. Des sanctions souvent clémentes et sans grand rapport avec la réalité du préjudice subi
Les données disponibles – et en particulier l’étude mentionnée de l’IRPI – indiquent qu’en France, le cas
échéant, les sanctions prononcées se révèlent souvent assez clémentes et que l’arsenal répressif ne semble
pas pleinement utilisé. La contrefaçon, sauf circonstance aggravante (travail au noir, etc.) n’est pas
sévèrement sanctionnée et les éventuelles peines de prison prononcées le sont généralement avec sursis et
pour une durée qui ne dépasse pas six mois. Les peines d’emprisonnement ferme ne sont en pratique
prononcées qu’en cas de récidive. La peine maximale prévue par la loi – deux ans d’emprisonnement
jusqu’à il y a peu, soit une sanction assez légère – a été portée à trois ans par la loi du 9 mars 2004 portant
adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (dite loi Perben II). La publication de la décision
judiciaire, de son côté, est souvent utilisée comme peine complémentaire ; elle peut avoir un effet dissuasif
et produire un effet de sensibilisation du grand public sur les questions de droit de propriété intellectuelle.
Quant au montant des indemnités prononcées au titre de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile,
qui porte surtout sur la récupération des frais de justice, il se révèle généralement fixé sans fondement
précis, ce qui tient en partie au fait que les avocats évitent en général – et parfois refusent – de
communiquer aux juges les frais qu’ils facturent à leurs clients.
Enfin et surtout, l’analyse fait ressortir un net décalage entre les dommages-intérêts réclamés par les
demandeurs et ceux – le plus souvent nettement moindres – qu’ils sont susceptibles d’obtenir à l’issue des
procès. Concernant le degré d’adéquation des condamnations civiles avec les intérêts lésés, il faut rappeler
qu’en France, les dommages-intérêts sont fondés sur le principe de la réparation intégrale du préjudice,
c’est-à-dire tout le dommage (gain manqué et perte subie) mais rien que le dommage. En pratique, les
juridictions fixent parfois des sanctions plus lourdes, en cas de faute grave et/ou pour réparer un préjudice
moral (par exemple, l’atteinte au droit exclusif du breveté) venant en plus du préjudice matériel. Le plus
souvent, cependant, il apparaît difficile d’évaluer financièrement le préjudice lié à l’atteinte au droit moral –
notamment dans le domaine de la propriété littéraire et artistique – ou bien à l’atteinte à l’image de
marque, en matière de marque.
Qui plus est, les plaignants négligent souvent la documentation, c’est-à-dire ne justifient que rarement
l’ampleur du préjudice subi. Ceci tient surtout au fait que les entreprises demandeuses sont souvent
réticentes à communiquer des données chiffrées sur leurs activités, craignant de divulguer de la sorte des
informations sur leurs marges bénéficiaires. En outre, les contrefacteurs eux-mêmes ne gardent souvent
guère d’éléments chiffrés sur leurs activités illicites, même s’il arrive qu’ils anticipent parfois le coût de
leurs condamnations futures en le faisant figurer dans leurs budgets prévisionnels ! Il est vrai que les frais
de justice représentent un pourcentage non négligeable du chiffre d’affaires de nombreuses firmes. Enfin,
les tribunaux eux-mêmes ont tendance à ne retenir qu’un chiffrage relatif à l’instant précis de la saisie ou
de la perquisition, sans remonter sur toute la durée pendant laquelle la contrefaçon s’est produite. En
France, pour ces diverses raisons, le montant des dommages-intérêts n’atteint des niveaux vraiment
substantiels – parfois jusqu’à 12 millions d’euros – que lorsque le préjudice est très bien documenté. Au
pénal, des sanctions plus importantes ont pu aussi être obtenues lorsque les parties civiles se sont
regroupées en assez grand nombre, comme dans des cas concernant le domaine de la vidéo.
Selon les données communiquées par l’IRPI, qui a entrepris une réactualisation de son étude, le montant
moyen des dommages-intérêts obtenus à Paris pour les affaires de brevets, de marques, de droit d’auteur
(et de droits voisins) et de dessins et modèles a plutôt diminué entre 1998 et 2001, revenant d’environ
11 500 à 9 900 à la 31e chambre du Tribunal de grande instance, et de quelque 38 400 à près de 29 000 à la
13e chambre de la Cour d’appel. Pour autant que cette évolution soit significative et sous réserve de
85
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
confirmation, la tendance récente semble ainsi être plutôt à la baisse légère des dommages-intérêts, alors
qu’elle s’oriente plutôt à la hausse pour les peines de prison, dont les peines fermes.
2. L’attractivité relative de la place française sur le plan judiciaire
Au-delà de l’évolution dans le temps, il convient de replacer de telles observations également dans une
perspective de comparaison internationale, afin d’apprécier le degré d’attractivité relative de la place
française sur le plan judiciaire car d’autres pays peuvent être préférés à la France pour le traitement des
litiges de propriété intellectuelle.
a. Des sanctions réparatrices, punitives ou dissuasives ?
En France, comme il vient d’être montré, les sanctions maximales prévues par la loi et les sanctions
effectivement infligées peuvent sembler trop faibles, dans l’ensemble, pour exercer un effet dissuasif.
Certains commentateurs redoutent ainsi que, compte tenu de la longueur des procédures judiciaires et du
caractère aléatoire de leurs résultats, la contrefaçon n’y apparaisse comme une bonne affaire. Est-ce à dire
qu’il faille passer à une logique de sanctions dissuasives ? Ceci pourrait par exemple passer par une
confiscation des profits indus effectués par le contrefacteur, en particulier dans les cas les plus fréquents
où le contrefacteur est une grande entreprise et sa victime une PME. Le risque serait cependant de basculer
d’une logique de sanctions réparatrices à celle des sanctions punitives, telle qu’elle s’applique en
particulier outre-Atlantique. En effet, la tournure prise par la pratique des sanctions punitives aux EtatsUnis devrait inciter la France et, plus largement, l’Europe à une certaine prudence, en la matière. Les
risques liés à une escalade de dommages-intérêts sont également illustrés par une comparaison avec le
Japon, même s’il s’agit en l’espèce d’une problématique quelque peu différente (encadré 16, ci-dessous).
Encadré 16 : Les risques d’une escalade des dommages-intérêts : quelques exemples à l’étranger
Le cas des Etats-Unis
Aux Etats-Unis, l’application du droit a, elle aussi, été considérablement renforcée depuis un quart de siècle. Elle se
traduit en particulier par un accroissement des dommages-intérêts. A cet égard, le fameux cas du différend entre
Polaroïd et Kodak illustre combien le brevet a vu sa valeur économique être démultipliée et témoigne de ce qu’il est
devenu une arme concurrentielle redoutable. En 1985, Polaroïd a en effet fait condamner son concurrent Kodak pour
avoir enfreint sept de ses brevets concernant la photographie instantanée. Kodak a dû lui payer 967 millions de dollars
d’indemnités et a dû se retirer complètement de ce marché. Depuis la création de la Court of Appeal of the Federal
Circuit (CAFC) en 1982, qui unifie la jurisprudence américaine en la matière de propriété intellectuelle, le seuil du
milliard de dollars de dommages-intérêts a été dépassé plusieurs fois.
Dans ce pays, le coût de la justice est devenu exorbitant, notamment du fait d’un système spécifique de jury populaire
et de lawyers. Les honoraires de ces derniers y atteignent en effet des montant tels qu’une PME française n’aurait
aucune chance de pouvoir s’y défendre. Par rapport au cas français, cette situation est très atypique, tant elle repose
sur le rôle du judiciaire. Il y existe une incitation à déposer des brevets pour engager des poursuites en contrefaçon, via
des cabinets d’avocats spécialisés. La situation est cependant devenue telle que les actions en contrefaçon y sont
désormais utilisées comme des moyens de pression, d’intimidation et souvent sans grand rapport avec la réalité du
litige allégué. Cette dérive permet à de jeunes PME pourvues de brevets de se lancer à l’attaque de grandes sociétés,
avec l’appui d’avocats rémunérés exclusivement sur les dommages et intérêts qu’ils sont susceptibles d’arracher aux
grands groupes en question et dont ils prélèvent souvent près des deux tiers. A titre d’exemple récent, la firme
Microsoft a été attaquée en justice par la PME Eolas, qui l’a fait condamner à lui payer 521 millions de dollars pour
violation de brevets, en août 2003, mais apparemment pour de mauvaises raisons, face à un brevet mal fondé car
l’office américain des brevets (USPTO) a par la suite rejeté les prétentions d’Eolas, en mars 2004. En pratique, peu de
telles affaires vont toutefois jusqu’aux tribunaux car les grands groupes transigent en général en payant des
indemnités à l’amiable.
Aux Etats-Unis, le principe des dommages punitifs a ainsi engendré des effets pervers et les Américains eux-mêmes en
reviennent en partie. Dernièrement, les sanctions étaient même devenues d’autant plus élevées que le contrefacteur
était considéré avoir contrefait en connaissance de cause, de sorte que les entreprises disaient à leur personnel
d’arrêter leur travail de veille sur les brevets des concurrents, alors même que le système des brevets est fait aussi pour
susciter la circulation du savoir, par le biais de la divulgation des connaissances.
Le cas du Japon
Au Japon, de même, les montants de dommages et intérêts relatifs à des affaires de propriété intellectuelle sont
devenus considérablement supérieurs à ceux observés en France – ce qui constitue un phénomène relativement
nouveau – même s’ils demeurent inférieurs à ceux qui ont cours en Allemagne, pays qui a largement inspiré le système
japonais en matière de propriété intellectuelle, comme sur beaucoup d’autres aspects juridiques, depuis l’ère Meiji.
Depuis la fin des années 1990, les juges ont ainsi attribué des indemnités considérables aux plaignants. En l’espèce, il
convient surtout de souligner l’évolution dans le temps mais, sur le fond, le point commun de ces différents dossiers
86
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
n’en est pas moins intéressant en lui-même, puisqu’il a trait non pas à la contrefaçon mais à la rémunération des
inventeurs par leurs employeurs. Ainsi, la société Ajinomoto (fabricant de l’aspartame) a été condamnée en appel à
payer l’équivalent de quelque 15 millions de $, contre environ 100 000 $ en première instance. Pour Hitachi, une facture
similaire s’est montée à près de 16 millions de $. Plus récemment, le 30 janvier 2004, un tribunal a condamné
l’entreprise électronique Nichia Corp. à verser un dédommagement record pour une affaire de droit de propriété
intellectuelle dans ce pays, en l’occurrence 20 milliards de yens, soit environ 180 millions de $, contre 200 $ versés
initialement à l’inventeur (l’inventeur du rayon laser bleu). Actuellement très controversée, cette évolution est devenue
telle que des entreprises – nipponnes mais aussi européennes – déclarent envisager de délocaliser leurs centres de
recherche hors du Japon, si de tels cas font école.
Sources : divers textes, dont celui de Constantine Marantidis et Jeffrey P. Wall, « Patents: vehicles for protecting technology in a
globally competitive environment » (www.spie.org/app/Publications/magazines/oerarchive/march/mar97/patent.html) ; « Inventions
d’employés au Japon : accroissement sensible des contentieux, nouveaux risques juridiques et financiers », Lettre Mensuelle de la CCI
(Chambre de commerce internationale) française au Japon, n° 238, mai 2003.
La notion de la sanction dissuasive, qui se voudrait un moyen terme entre, d’un côté, la doctrine française
de la sanction réparatrice (« le préjudice, tout le préjudice et rien que le préjudice ») et, de l’autre, la
doctrine américaine des dommages punitifs, se révèle ainsi délicate à manier. Quoi qu’il en soit, de
sérieuses raisons donnent à penser qu’il faut se garder d’adopter un système de sanctions à caractère
punitif et ce, non seulement au sens de la sanction pénale mais aussi au sens d’un système qui encourage à
lancer des procédures pour des raisons purement pécuniaires, comme ceci est actuellement le cas aux
Etats-Unis.
Dans le système actuellement en vigueur en France, une entreprise n’engage que rarement de gaieté de
cœur une procédure judiciaire et il est souhaitable qu’il en soit encore de même demain. En matière de
brevet, en particulier, et mis à part le cas de la contrefaçon primaire, à caractère mafieux, la situation des
justiciables se révèle en général très complexe, sur le fil du rasoir. En France, elle implique très souvent des
entreprises de bonne foi, intimement persuadées du bien fondé de leur position et qui, lorsqu’elles
justifient la réalité de leur préjudice sur la base d’un dossier suffisamment documenté, parviennent à
obtenir des dommages-intérêts tout à fait raisonnables. En ce sens, il semble possible d’aller vers une
logique de dommages qui seraient plus dissuasifs qu’actuellement, tout en restant dans la logique
réparatrice qui caractérise le système français.
b. Des éléments comparatifs sur le choix des juridictions en Europe
Pour importante qu’elle soit, la question des dommages-intérêts mérite toutefois d’être mise en balance
avec d’autres critères susceptibles de déterminer les choix des justiciables en faveur de telle ou telle place
judiciaire. En termes comparatifs, la France présente en effet un certain nombre de points satisfaisant pour
les justiciables. Pour les entreprises de tous pays, la France offre bien des avantages importants en matière
de constitution de preuve, puisqu’elle fait partie des rares pays – avec la Belgique et l’Italie, bien que le
système y soit toutefois un peu différent et autorise des saisies confiscatoires avant procès – où existe déjà
une procédure de saisie-contrefaçon. Dans d’autres pays tels que le Royaume-Uni et l’Allemagne, il est
beaucoup plus difficile d’établir la preuve de contrefaçons pourtant patentes. La France peut aussi être
créditée pour la qualité plutôt bonne des jugements qui y sont prononcés.
En outre, une étude effectuée à la demande du ministère en charge de l’Industrie et en coopération avec
l’INPI a montré que le coût des litiges est relativement marginal dans l’engagement du contentieux en
France, contrairement à ce qui est le cas aux Etats-Unis. Il y est également confirmé que, du côté des
entreprises françaises engageant des procédures en justice, les récriminations portent surtout sur le
montant des dédommagements (préjudice et frais de procédure), même si lesdites entreprises conviennent
en effet qu’elles n’ont souvent pas constitué un dossier suffisamment étayé pour convaincre. De même, il
en ressort que la durée des procédures, souvent considérée comme trop longue par les entreprises en
1
France, doit cependant être relativisée car elle tient assez largement à l’attitude des parties .
Dans notre pays, en résumé, il semble possible de se satisfaire de la qualité des jugements et du coût des
procédures, voire de la durée des procès mais non des dommages-intérêts car si la justice y est peu chère
pour le plaignant, elle ne lui rapporte guère, surtout en matière de brevets. Au Royaume-Uni, par contraste,
une action judiciaire coûte environ trois fois plus qu’en France2 mais les sanctions prononcées y sont
également plus élevées et la procédure y permet de faire converger plus rapidement la position du tribunal
1
Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, Propriété industrielle : le coût des litiges, sous la direction de
G. Triet et en collaboration avec L. Santarelli, (coll. Etudes), mai 2000.
2
Cf. HM Treasury, Gowers Review of Intellectual Property, Londres, décembre 2006 (p. 108).
87
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
car les magistrats y ont un rôle d’investigation. Quant à l’Allemagne, la procédure judiciaire y présente un
bon équilibre entre l’efficacité, la rapidité et le coût. Il en découle que les juridictions allemandes
constituent une référence au plan international : une décision du tribunal de Düsseldorf a ainsi plus
d’influence qu’une décision du tribunal de Paris ou de Barcelone. Ce dernier point renvoie aussi à la taille
de l’Allemagne en tant que marché national, comme en atteste une enquête effectuée pour la CNCPI
(encadré 17, ci-dessous).
Encadré 17 : Les avantages comparatifs de quatre pays européens, en tant que juridictions de PI
A ce propos, d’intéressants repères sont fournis par l’enquête que la Compagnie nationale des conseils en propriété
industrielle (CNCPI) a fait réaliser au cours de l’été 2003, auprès des 200 entreprises figurant parmi les plus gros
déposants mondiaux de brevets et de marques. Sur les quelque 200 entreprises contactées, seule une trentaine ont
répondu, ce qui conduit à en interpréter les résultats avec prudence. Dans le cas de litiges transfrontaliers européens,
pour les brevets et les marques, il en ressort que les critères présidant au choix de la juridiction se révèlent être
surtout, par ordre décroissant d’importance, la taille du marché, le coût du litige, sa durée, puis la qualité de l’offre
locale de conseil ou la spécialisation des juges. Les répondants ont en outre révélé leurs échelles de préférence, pour
ce type de critères, concernant quatre pays européens : l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni.
La France apparaît alors comme le pays où l’efficacité des procédures de preuve est la plus grande (devant l’Allemagne,
le Royaume-Uni et les Pays-Bas) et où le coût des litiges est le moins onéreux (devant l’Allemagne, les Pays-Bas et le
Royaume-Uni) mais aussi comme celui où la sévérité des sanctions est la moins prononcée (derrière l’Allemagne, le
Royaume-Uni et les Pays-Bas) et où la durée de la procédure est la plus longe (derrière l’Allemagne, le Royaume-Uni et,
surtout, les Pays-Bas) alors que, pour l’efficacité des référés, la France se situe, avec le Royaume-Uni, derrière les PaysBas et, plus encore, derrière l’Allemagne. Le cas échéant, le choix s’est généralement porté sur un tribunal français en
raison du fait qu’il s’agit du pays où l’infraction est constatée, où le contrefacteur réside (afin de bénéficier des
avantages de la procédure française de saisie-contrefaçon) ou encore en raison de la maîtrise du sujet par les juges. A
l’inverse, les arguments jouant le plus souvent en défaveur de la France, en la matière, sont la lenteur de ses
procédures judiciaires, la petitesse de son marché domestique, le caractère trop particulier de son système judiciaire et
– surtout dans le cas des entreprises américaines – la barrière de la langue.
Source : ils s’agit ici des premiers résultats de cette enquête, tels qu’ils ont été présentés par Patrice Vidon, alors président de la
e
CNCPI, sous le titre « Cartographie des contentieux en Europe », dans le cadre des 4 rencontres internationales de la propriété
industrielle, organisées à Paris par la CNCPI, le 7 octobre 2003 (cf. http://www.cncpi.fr/html/htdocs/4renc_7_plaignants.htm).
Pour autant, il serait sans doute inopportun de dédramatiser la situation. En effet, et même si ce constat
repose encore davantage sur des témoignages d’experts que sur des éléments empiriques bien établis, un
constat plus critique peut être dressé concernant les évolutions les plus récentes. A en croire ce type
d’indication, en effet, la réputation de la justice française – tout du moins en matière de litiges de brevets –
tend dernièrement à se dégrader assez nettement auprès de nos partenaires étrangers, en particulier dans
les entreprises, ainsi que chez les avocats et les conseils en propriété intellectuelle. Cette tendance
tiendrait aux problèmes déjà mentionnés (concernant le degré de compétence des magistrats, le degré de
prévisibilité des décisions, la longueur des procédures et la valeur des réparations), ainsi qu’à la difficulté
fréquente à communiquer avec les professionnels français autrement qu'en langue française. Outre ces
témoignages, un élément objectif concerne la directive européenne 2004/48/CE relative au respect des
droits de propriété intellectuelle : par ce biais, le droit européen est en passe de généraliser à l’ensemble
des pays de l’UE la procédure de saisie-contrefaçon qui existe déjà en France. Cette dernière, par suite,
cessera donc bientôt de constituer un atout comparatif pour notre pays, sur le plan judiciaire.
c. Les motivations des entreprises attaquant en contrefaçon : une tendance à la judiciarisation ?
Enfin, sachant que les questions d’attractivité des places judiciaires ne prennent leur sens qu’au regard des
attentes des justiciables, il reste à préciser quelles sont les motivations qui animent les entreprises dans
leurs stratégies judiciaires, en matière de propriété intellectuelle. Or, selon l’enquête évoquée effectuée
pour la CNCPI, les buts poursuivis par les entreprises attaquant en contrefaçon visent en Europe dans 35 %
des cas à « faire cesser la contrefaçon », dans 15 % des cas à « engager une action pour renforcer un
pouvoir de négociation » (soit à travers un accord de licence, soit via des accords en dehors du domaine de
la propriété industrielle), dans 10 % des cas, à « affaiblir un concurrent » et enfin, dans 20 % des réponses,
à « forcer le respect de la concurrence ».
Selon une première interprétation, ceci indique que les stratégies sous-jacentes relèvent de plus en plus
d’un calcul économique, en termes de retour sur investissement. L’entreprise concernée met alors
soigneusement en balance les risques qu’elle encourt avec et les gains qu’elle escompte, et le pays qu’elle
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
choisit pour le règlement du litige est celui qui offre les plus grands avantages comparatifs, afin d’endiguer
une production concurrente ou afin de préserver un marché considéré comme primordial.
Selon une interprétation plus critique, cependant, il est inquiétant que seulement 35 % des entreprises
attaquant en contrefaçon déclarent le faire pour faire cesser la contrefaçon. Un tel résultat pourrait dénoter
une tendance des entreprises européennes à se rapprocher de pratiques courantes aux Etats-Unis et qui,
comme indiqué précédemment, ne lancent parfois des actions en contrefaçon que dans le seul but
d’affaiblir les concurrents. Il se produit alors un déséquilibre fâcheux entre la position de l’attaquant – qui a
tout à gagner en termes financiers – et celle du défendant – qui ne peut gagner au mieux que sa tranquillité,
c’est-à-dire le droit de ne pas payer. En France, des praticiens observent par exemple ce type de
configuration dans le domaine d’Internet, qui repose essentiellement sur le droit d’auteur. Dans le domaine
du logiciel, de même, certaines entreprises assignent ainsi devant les tribunaux des concurrents qui offrent
des produits comportant des fonctionnalités et des fragments de code assez proches des leurs car
provenant de logiciels libres. L’attaquant finit alors souvent par être débouté au bout d’une procédure de
trois à quatre ans mais il n’a guère à y perdre que des frais d’expertise plus ou moins considérables.
Comme la justice est actuellement considérée comme relativement peu chère, dans notre pays, elle pousse
à ce type de comportement.
Dans l’ensemble, malgré tout, ce comportement de prédateur demeure assez rare. Même aux Etats-Unis,
une entreprise n’engage pas à la légère plusieurs millions de dollars pour intenter des procès dans le seul
but de nuire à ses concurrents et, même si celui qui poursuit en contrefaçon gagne dans près de 80 % des
cas1, les 20 % d’échec restants n’en sont pas moins considérables et limitent ainsi les abus.
3. Les facteurs pouvant améliorer le traitement des litiges et limiter les risques de
judiciarisation
Face à ces tendances actuelles, un certain nombre de facteurs ou de dispositifs sont susceptibles
d’améliorer le traitement des litiges et de limiter les risques de judiciarisation qui viennent d’être évoqués.
a. Le délit de procédure abusive : une sanction encore assez rarement prononcée
Parmi les dispositifs existants allant dans ce sens, il faut tout d’abord mentionner le délit de procédure
abusive, qui donne régulièrement lieu à des condamnations, comme le montrent par exemple certains cas
récents concernant la société France Télécom. Le poursuivant, en effet, risque de se voir sanctionner, s’il
agit de façon abusive. Ayant perdu face au défendeur, le demandeur est parfois condamné à lui payer des
dommages-intérêts, tout du moins dans les cas où l’abus et la mauvaise foi sont manifestes, ce qui
demeure malgré tout assez rare, notamment en matière de brevet. En pratique, les magistrats ont
cependant tendance à s’en tenir au principe fondamental de l’accès du justiciable au juge et, dans
l’ensemble, ils demeurent beaucoup trop réticents face aux procédures abusives. Quant aux avocats, il se
peut que certains d’entre eux n’osent pas réclamer des dommages-intérêts pour leurs clients car ils
redoutent en quelque sorte l’« effet-boomerang », dans des affaires ultérieures.
b. Les procédures d’urgence par le biais des référés
Pour éviter l’engorgement des tribunaux, un autre dispositif très appréciable réside dans les procédures de
référés. Il s’agit de procédures d’urgence, qui exercent un effet immédiat sans préjuger du fond. Un bon
juge des référés statue très rapidement ; en se prononçant de la sorte, il peut renvoyer l’affaire au fond
dans des délais relativement brefs.
En matière de propriété industrielle et via la procédure de référé-interdiction, une interdiction provisoire
peut ainsi être obtenue en trois semaines, lorsque la contrefaçon et la validité du titre enfreint sont
manifestes. Si la procédure de référé-interdiction fonctionne bien, elle demeure cependant nettement plus
rare et délicate à manier en matière de brevets qu’en matière de marques, domaine moins difficile
techniquement et pour lequel un expert n’est pas habituellement pas nécessaire. En outre, de toute façon,
il faut avoir affaire à un juge prêt à agir rapidement. De même, il est difficile de contraindre les parties à
venir plaider lorsqu’elles veulent faire traîner l’affaire. Cette possibilité d’accélérer la procédure existe
donc, même s’il ne faut pas en abuser car une décision judiciaire bâclée ne permet pas d’obtenir un accord
aussi bon qu’une procédure plus aboutie.
1
Il s’agit ici d’un ordre de grandeur approximatif et non d’une statistique avérée.
89
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Concernant la propriété littéraire et artistique, par contraste, les procédures d’urgence de type référé y sont
plus difficiles à pratiquer même si, par exemple sur une question d’atteinte à la vie privée, le lancement
d’un référé sur un livre exerce toujours un important impact sur l’éditeur. Là aussi, une procédure en référé
permet d’activer l’action au fond, le plus souvent à travers une procédure d’urgence par voie d’assignation
à jour fixe. Dans le domaine du droit d’auteur, certes, il n’existe pas de référé-interdiction comme pour la
propriété industrielle. Il y existe cependant une autre procédure pour contraindre la partie adverse d’arrêter
son activité illicite. Il s’agit d’une consignation, dont le paiement est exigé dans le cas où est anticipé le
versement ultérieur de dommages-intérêts. Une certaine prudence s’impose toutefois car ordonner une
telle consignation peut être délicat, dans les cas fréquents où le magistrat ne sait pas si l’entreprise fautive
a les reins assez solides. Par suite, certains présidents de chambre n’aiment pas y recourir et préfèrent
laissent l’affaire continuer à son rythme. Là encore, il faut donc trouver des présidents prêts à jouer le jeu.
c. Autres modes de résolution des contentieux : les renonciations, transactions, arbitrages et
médiations
Compte tenu des risques encourus par les justiciables en termes de frais judiciaires et d’éventuelles
sanctions ou indemnités, l’encombrement des tribunaux est également limité par le choix fréquent des
parties de régler leurs contentieux à l’amiable, sans aller jusqu’au terme des procédures ou même sans en
entamer aucune. Il arrive ainsi souvent que les parties s’entendent avant même qu’aucun tribunal ne soit
saisi. Dans des domaines tels que l’édition littéraire, l’audiovisuel ou la haute couture, il est généralement
considéré comme de bon ton de ne pas aller jusqu’au tribunal. Dans le domaine du droit d’auteur, les cas
de transaction sont également assez fréquents après l’ouverture d’une action en justice, lorsque l’attaquant
en intente une pour faire bouger les positions de son adversaire et négocier avec lui en sous-main.
Dans le domaine de la propriété industrielle, d’expérience, la part des litiges tranchés en fin de compte par
une forme quelconque de transaction à l’amiable, plutôt que par les juridictions étatiques, peut être
évaluée à environ 80 % ; dans l’ensemble, autrement dit, le contentieux en justice allant jusqu’à son terme
ne se produit que de façon exceptionnelle, dans environ seulement un cas sur cinq. Pour les brevets et dans
les cas où une procédure judiciaire a été ouverte, tout d’abord, des indications comparatives sur le taux de
transaction dans différents pays européens sont fournies dans une étude portant tant sur les affaires
nouvelles (nombre annuel moyen d’affaires portées devant une juridiction du 1er degré) que sur les affaires
terminées (nombre annuel moyen de décisions rendues par les seules juridictions du 1er degré). Il en ressort
que le taux élevé de transaction est beaucoup plus faible en France (environ 350 affaires nouvelles et
quelque 315 affaires terminées, soit presque autant), que dans les quatre autres pays mentionnés, dont
l’Italie (650 affaires nouvelles et 400 affaires terminées), l’Allemagne (455 affaires nouvelles et 300 affaires
terminées), les Pays-Bas (120 affaires nouvelles et 65 affaires terminées) et surtout, le Royaume-Uni (100
affaires engagées contre seulement 30 affaires terminées), où la justice est très coûteuse1.
En France, au-delà des seuls brevets, les décisions des tribunaux ne représentent malgré tout que la partie
émergée de l’iceberg. Sous la ligne de flottaison, les modes de règlement à l’amiable sont beaucoup moins
transparents. Les litiges demeurent l’affaire des parties concernées, qui ne sont nullement tenues d’aller
jusqu’au bout des procédures et peuvent s’arranger entre elles la veille du jugement voire une heure avant,
en se partageant les frais de justice et sans laisser la trace d’aucun protocole transactionnel, lorsque les
parties en demandent la radiation. Il faut toutefois convenir qu’il serait contre-productif pour l’Etat de
tenter de contrôler ces arrangements privés car, ce faisant, il conduirait sans doute à réduire le nombre
desdites transactions et à engorger davantage les tribunaux. De ce point de vue, l’arbitrage et la médiation2
présentent de grands avantages (encadré 18, ci-dessous).
Encadré 18 : Le rôle des procédures de médiation et d’arbitrage dans la résolution des conflits de
propriété intellectuelle
En marge des institutions judiciaires, la résolution des conflits de propriété intellectuelle peut surtout se faire, à
l’amiable, à travers des procédures de médiation et d’arbitrage. Entre ces deux dernières, l’une des différences
majeures « réside dans le rendu ou non d’une décision. L’arbitre rend une décision qui met fin au différend, le
1
Réalisée par Edward Nodder, du cabinet Bristows, dans le cadre de l’EPLA (European Patent Lawyers Association),
cette étude est citée dans Véron (P.), Le contentieux des brevets d'invention en France - Etude statistique 1990-1999,
texte présenté au colloque FNDE/ASPI tenu à Paris, 20 novembre 2001. L’étude elle-même se trouve en ligne sur
Internet
(http://www.veron.com/files/publications/Le%20contentieux%20des%20brevets%20en%20France%20Etude%20stat
istique%201990%201999.pdf).
2
Par rapport à l’arbitrage, assez coûteux, la médiation permet également de garder une certaine maîtrise du dossier,
avec des délais assez rapides (cf. « Les multiples avantages de la médiation », Les Echos, 8 décembre 2004, p. 32).
90
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
1
médiateur conseille les parties qui résolvent elles-mêmes leur différend avec son aide » . En outre, et alors que le
médiateur est toujours nommé par le juge (tout du moins en France), l’arbitre est choisi par les parties, de sorte qu’il se
trouve a priori plus au fait de l’affaire, plus proche du dossier et donc plus à même d’appréhender le conflit dans sa
réalité.
Ces deux modes de règlement permettent en tout cas aux parties non seulement de trouver des issues discrètes à leurs
différends (en particulier concernant d’éventuels arrangements financiers maintenus confidentiels) mais aussi de
convenir entre elles des questions de délais et d’éviter les aléas ou insuffisances de juridictions peu spécialisées telles
que les tribunaux de commerce de province. L’un des désavantages de l’arbitrage concerne son coût, qui est plus élevé
que celui d’un procès ou du recours à un médiateur.
Dans le domaine du droit d’auteur, le recours à l’arbitrage demeure extrêmement rare, d’après les chiffres fournis par la
Chambre de commerce internationale (CCI), lors du colloque organisé sur le sujet avec l’IRPI, en 1994. Le cas échéant,
assez logiquement, il s’agit d’affaires relativement importantes2. L’essentiel des décisions concerne, selon la CCI, des
affaires de brevets et, plus particulièrement, d’accords de licence et de transferts de technologie. Même en matière de
brevet, le rôle de l’arbitrage demeure cependant très faible en Europe, où la majeure partie des litiges reste non
arbitrable, à savoir celle qui concerne la validité même des brevets. Dans des pays tels que la France et l’Allemagne, s’il
y a parfois débat sur la capacité d’un arbitre d’annuler la validité d’un brevet inter partes (entre les parties), il est en
effet communément admis qu’il ne lui est pas possible de l’annuler erga omnes, c’est-à-dire de manière générale3. Il en
va différemment dans d’autres parties du monde et en particulier aux Etats-Unis où, pour désencombrer les tribunaux, il
est devenu la règle d’imposer un processus de médiation.
Enfin, il convient de mentionner qu’il existe en Allemagne un dispositif incitant à transiger les acteurs
insuffisamment convaincus de la qualité de leur dossier : une règle selon laquelle les honoraires de la
partie adverse sont systématiquement à la charge de la partie qui perd le procès. Dans un esprit similaire,
les honoraires des avocats y sont taxés, c’est-à-dire fixés sur une base forfaitaire en fonction de
l’importance déclarée du litige. De tels éléments contribuent à y limiter les tendances à la judiciarisation.
d. Un mode de prévention des conflits : l’action déclaratoire de non contrefaçon
Pour réduire le nombre des litiges, il existe également un instrument de nature préventive: l’action
déclaratoire de non contrefaçon. Cette disposition n’existe actuellement pas dans le domaine du droit
d’auteur mais se trouve déjà en place dans celui des brevets et des marques. En matière de brevet, en
particulier, cette disposition spécifique du droit français permet, en cas de doute, de demander à un
magistrat de se prononcer sur l’opposabilité du brevet, par anticipation.
Concrètement, telle personne pourvue d’un brevet et désireuse industrialiser l’innovation couverte, peut se
rendre compte qu’un concurrent détient un brevet très proche mais dont les revendications pourraient ne
pas pouvoir lui être opposées. Cette personne communique alors audit concurrent son projet
d’industrialisation et lui demande de prendre position à son égard. Au bout de trois mois, en l’absence de
réponse ou en cas de réponse négative, la personne en question peut saisir le tribunal de grande instance
et demander à la justice de se prononcer, avant même de s’exposer au risque de contrefaçon identifié.
Cette procédure, qui permet de prévenir certains risques de contentieux et qui est surtout intéressante pour
des titulaires de brevets persuadés du bien fondé de leurs positions, est cependant beaucoup trop
rarement utilisée, pour des questions de délai, bien qu’elle fasse chaque année la preuve de son efficacité,
dans certains cas. Il est vrai que la notion qui prévaut est celle de l’autorité de la chose jugée : la décision
de justice n’est que relative aux parties impliquées dans le litige. Un jugement obtenu au terme d’une
action déclaratoire n’est donc valable que vis-à-vis du (ou des) concurrent(s) contacté(s) ; il peut très bien
se trouver invalidé ultérieurement par un tiers, à la suite d’une action en justice.
e. La spécialisation des juridictions en débat
Enfin, la question se pose de savoir si le degré de spécialisation des juges et des juridictions est
convenable, en France, en matière de propriété intellectuelle. Faut-il instituer un tribunal (unique)
1
Extrait de la présentation de Pierre Gendraud sur le thème « Les besoins des entreprises en matière de médiation et/
ou arbitrage », dans le cadre de la conférence de l’OMPI sur la résolution de litiges dans le contexte de la collaboration
internationale en matière de science et technologie, Genève, 26 avril 2005.
2
Concernant les affaires traitées par la Cour internationale d’arbitrage de la CCI, tous sujets confondus, les sommes
faisant l’objet des litiges ont dépassé un million de $ US dans 55,3 % des nouveaux cas enregistrés en 2003
(http://www.iccwbo.org/court/english/right_topics/stat_2003.asp).
3
A ce sujet, voir la contribution de Pierre Véron sur le thème « Les procédures extrajudiciaires : leur rôle dans le
règlement des litiges en matière de brevets », dans le cadre de la conférence de l’OMPI sur le système international des
brevets, Genève, 27 mars 2002 (http://www.wipo.int/patent/agenda/en/meetings/2002/presentations/veron-fr.pdf).
91
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
spécialisé en propriété intellectuelle, tant au civil qu’au pénal ? Un plaidoyer allant dans ce sens a en tout
cas été récemment exposé par le président du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Claude Magendie.
Ce dernier, dans un courrier au précédent ministre de la Justice, Dominique Perben, a ainsi réclamé la
création d’un pôle spécialisé sur la propriété intellectuelle1.
Le nombre actuel des tribunaux qui y traitent de propriété intellectuelle semble en effet trop élevé.
Concernant les brevets, tout particulièrement, la spécialisation existe déjà de facto mais elle n’a pas été
entérinée formellement. Ceci se traduit par le fait que, jusqu’à présent, environ 80 % des affaires de brevets
sont traitées à Paris, et alors que le nombre d’affaires traitées dans les autres tribunaux se limite parfois à
un ou deux par an. Dans notre pays, l’absence de véritable(s) juridiction(s) spécialisée(s) en propriété
intellectuelle peut présenter des avantages à certains égards. Elle peut sembler souhaitable dans une
optique de maillage du territoire, c’est-à-dire de proximité, compte tenu des impératifs d’accès à la justice.
Elle peut aussi permettre parfois à la jurisprudence d’innover.
Ce manque de spécialisation peut cependant être considéré comme responsable du côté souvent aléatoire
et donc peu cohérent des jugements prononcés voire, à moindre degré et plus indirectement, de la relative
lenteur des procédures, c’est-à-dire comme une cause majeure des plus graves défauts du système
judiciaire français aux yeux des entreprises, qui apprécient par contraste le caractère plus prévisible des
juridictions allemandes ou britanniques.
Par rapport aux problèmes spécifiques du brevet, ce besoin de spécialisation apparaît cependant moins
criant dans d’autres domaines moins techniques tels que le droit d’auteur, les marques ou les dessins et
modèles, même s’il y aurait sans doute beaucoup à redire et à réformer en ce qui concerne les tribunaux de
commerce de province – peut-être moins pour ceux de Paris –, qui ne mettent en général guère en avant
non seulement les questions de propriété intellectuelle mais aussi, plus généralement, le fondement du
droit, se contentant, dans certains cas, de rédiger tous leurs jugements de la même façon.
Pour la France, le faible degré de spécialisation des juges renvoie au fait que les juges ne s’occupent le plus
souvent de propriété intellectuelle que pendant quatre ou cinq ans car, après avoir progressivement acquis
une capacité d’expertise en matière de contrefaçon, ils ont tendance à changer de domaine pour des
raisons de carrière. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays tels que le Royaume-Uni ou l’Allemagne, où les
juges compétents sur ces questions ne s’occupent pas d’autres sujets et demeurent spécialisés de façon
durable, c’est-à-dire en général pendant 15, 20 ou 25 ans. En Allemagne, les juges en charge des questions
de propriété intellectuelle non seulement bénéficient d’une formation spécifique sanctionnée par un
diplôme mais aussi sont obligés, pendant leurs études, de suivre des stages appropriés auprès de
magistrats spécialisés dans tel ou tel domaine, de sorte que ces apprentis magistrats acquièrent, outre une
compétence juridique, une véritable compétence technique de base. Ceci contribue aussi à expliquer le
prestige international du tribunal de Düsseldorf, en la matière.
Il est vrai que les questions de brevet se révèlent en général extrêmement techniques. Or, en France, le juge
n’a lui-même guère recours à l’expertise. Lors des procès, habituellement, l’expertise technique y passe
plutôt par l’intermédiaire des avocats, dont les dossiers sont alimentés par les professionnels du conseil en
propriété industrielle. Dans notre pays, certes, les textes actuels autorisent le magistrat à se faire assister,
lors de l’audience, par un conseil en propriété intellectuelle mais cette disposition est très rarement
appliquée ; après l’audience, par contre, le magistrat ne peut se faire assister lors du délibéré. Pour
certaines affaires importantes de brevet, par suite, il pourrait être intéressant de disposer de magistrats
ayant bénéficié d’une formation spécifique en propriété intellectuelle.
4. Les hypothèses d’évolution retenues
In fine, la variable relative au mode de règlement des litiges de propriété intellectuelle peut ainsi être
considérée comme croisant deux aspects, en l’occurrence, d’un côté, le nombre de litige et, de l’autre, leur
mode de règlement.
Le mode de règlement des litiges de PI : quatre hypothèses d’évolution envisageables
Mode de règlement \ Nombre de litiges
Action en justice (tribunaux)
Arrangement à l’amiable
1
Faible nombre de litiges
H21
H23
Nombre élevé de litiges
H22
H24
Cf. l’article « La création d'un pôle judiciaire faciliterait la lutte contre la contrefaçon », La Tribune, 9 juin 2005.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
H21 : Des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part portés devant les tribunaux
Un premier cas de figure correspond à des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part
portés devant les tribunaux. La relative rareté des contentieux suppose que le droit de la propriété
intellectuelle soit parvenu à se réformer assez substantiellement. Comme le nombre de procès relevant de
la propriété intellectuelle demeure restreint, il suffit de ne former qu’un petit nombre de magistrats
spécialisés dans ce type d’affaire, en particulier en matière de brevet.
H22 : Des litiges relativement nombreux et une tendance à la judiciarisation
Une deuxième configuration renvoie à des litiges relativement nombreux et à une tendance à la
judiciarisation, c’est-à-dire à une multiplication des procès et à un rôle croissant du juge. La fréquence
assez élevée des contentieux découle assez largement de l’évolution du droit de la propriété intellectuelle,
dans la mesure où il tend à élargir l’étendue (le champ et la durée) des protections et à susciter des
problèmes de délimitation non seulement des différentes formes de droits de propriété intellectuelle entre
elles mais aussi vis-à-vis d’autres normes juridiques. Elle tient aussi à l’essor de procédures d’assignation
collective en justice (class action), qui impliquent un nombre croissant de consommateurs, face aux
entreprises. Dans la mesure où le nombre de procès relevant de la propriété intellectuelle augmente de
façon notable, il convient d’apporter à tous les apprentis magistrats une formation à la propriété
intellectuelle, plutôt que de se contenter de ne former qu’un petit nombre de magistrats spécialisés.
H23 : Des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part arrangés à l’amiable
Une troisième hypothèse suppose des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part arrangés
à l’amiable. Elle correspond non seulement à des droits de propriété intellectuelle évoluant dans le sens de
davantage de simplicité et de clarté mais aussi à une forte capacité des acteurs socio-économiques à régler
entre eux leurs éventuels contentieux, grâce à un système judiciaire qui s’y prête et permet d’éviter les
procès ou de les écourter, notamment via des formes appropriées d’arbitrage et de médiation ou encore à
travers des dispositifs tels que l’action déclaratoire de non contrefaçon.
H24 : Des litiges relativement nombreux et pour une grande part arrangés à l’amiable
Un quatrième cas de figure, enfin, fait l’hypothèse de litiges relativement nombreux et pour une grande part
arrangés à l’amiable. La croissance du nombre de litiges tient pour l’essentiel aux PME. Le système
judiciaire, peu efficace, a alors du mal à y faire face et les tribunaux sont engorgés, ce qui pousse les
justiciables à régler leurs différends entre eux. Une grande part des litiges peut également être résorbée
par un plus grand recours à un dispositif tel que les licences obligatoires, ce qui renvoie en partie au rôle de
la politique de concurrence.
93
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Deuxième partie : L’évolution des pratiques
Comme l’a montré la première partie, la propriété intellectuelle relève en partie d’une dynamique qui lui est
propre et qui procède d’une logique assez largement juridique. Si, pour cette raison et pour la commodité
de la présentation, l’évolution du cadre institutionnel peut être analysée avant celle des pratiques, ceci ne
saurait toutefois signifier qu’il faille s’en tenir à une causalité univoque allant de la première vers la
seconde. Il est en effet bien évident que les aspects juridiques qui ont été examinés jusqu’à présent ne
constituent pas seulement des déterminants, c’est-à-dire des éléments déclencheurs et doivent être
considérés eux-mêmes aussi comme une conséquence ou un reflet de nouveaux besoins et de nouvelles
pratiques socio-économiques. Pour en juger, il est choisi de se référer successivement à trois grands types
d’acteurs ou de domaines avec, tout d’abord, la sphère socioculturelle – dans ses rapports aux nouvelles
technologies – (chapitre 4), puis les stratégies d’entreprise (chapitre 6) et enfin le monde de la recherche
(chapitre 6).
Chapitre 4. Les enjeux socioculturels notamment face aux nouvelles
technologies
Vis-à-vis des questions de propriété intellectuelle, les aspects socioculturels jouent dans l’ensemble un
rôle aussi moteur que les questions juridiques. L’évolution des normes juridiques, au sens du droit positif,
se révèle en effet être très largement le produit de choix de société car elle dépend assez étroitement du
degré d’acceptabilité de ces normes par la société. A titre d’exemple, pour la question de savoir quelle est
l’étendue du champ appropriable ou protégeable au titre de la propriété intellectuelle, en Europe, l’élément
critique sur le plan prospectif porte sans doute moins sur l’état du droit que ce que la société est prête à
accepter demain. Dans le cas du génome humain ou dans celui des inventions mises en œuvre par
ordinateur, le débat sur la brevetabilité se focalise ainsi surtout sur des considérations d’ordre éthique ou
philosophique, même s’il fait par ailleurs intervenir aussi des logiques politiques, juridiques, économiques,
scientifiques et technologiques. Quant au progrès scientifique et au changement technologique, ils peuvent
eux-mêmes être considérés comme assez largement tributaires de la sphère « sociétale ».
Au delà de ces remarques générales, certes, les enjeux socioculturels et technologiques sont a priori
difficiles à cerner et, en particulier, les éléments permettant d’apprécier ou de quantifier les questions de
perception sociale font trop souvent défaut. Si la société dans son ensemble et l’état de la technique ne se
laissent pas aisément appréhender, il est cependant possible de mettre en avant un certain nombre
d’éléments critiques les plus susceptibles de modifier le rôle de la propriété intellectuelle. Ces éléments
concernent successivement les nouveaux défis posés à la propriété intellectuelle par le changement
technologique (section I.), le développement des modèles « libres » de biens immatériels (section II.), les
attitudes des consommateurs vis-à-vis des signes distinctifs (marques, indications géographiques, etc.)
(section III.) et, enfin, le degré de contestation de la société civile vis-à-vis des valeurs de la propriété
intellectuelle et des institutions qui la gèrent (section VI.).
I. Les nouveaux défis posés à la PI par le changement technologique
Pour le système de la propriété intellectuelle, le principal défi actuellement posé par les mutations
technologiques concerne sans doute l’extension des réseaux numériques ouverts. L’essor d’Internet figure
en particulier parmi les plus grands défis qui s’adressent de nos jours au domaine du droit d’auteur et des
droits voisins. Ceci vaut notamment dans la mesure où, à bien des égards, les règles d’interdit encore en
vigueur sont mises à rude épreuve par la banalisation de pratiques souvent qualifiées de « piratage »
numérique et concernant les diverses sortes de biens informationnels, au-delà des traditionnels biens
littéraires et artistiques. Avec la révolution numérique, l’essor contemporain de ces biens immatériels
implique en effet non seulement une formidable capacité de diffusion mais aussi de très grandes difficultés
d’appropriabilité.
93
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Le fait est qu’avec l’entrée dans l’ère du numérique, le stockage n’est plus guère nécessaire que dans des
conditions très temporaires. Par suite, la dimension fondamentale devient celle de l’accès, comme l’a
souligné l’économiste Jeremy Rifkin1. Au-delà de cette logique de l’accès, il faut ici insister sur l’importance
prise désormais par les questions touchant au contrôle de l’accès. En effet, autant l’ère de l’analogique a
reposé sur un système de contrôle de la copie, autant le numérique se fonde désormais plutôt sur une
logique de service et de contrôle de l’accès. Compte tenu des considérables enjeux économiques,
juridiques et techniques qui en découlent, pour les industries de la culture et de l’information, ceci
nécessite de souligner l’importance croissante prise par les échanges peer-to-peer – c’est-à-dire de pair à
pair ou « poste à poste » – parmi les canaux de diffusion. Ceci conduit en outre à présenter les principales
parades actuellement à l’œuvre ou en discussion, qui passent en particulier par la mise en place de
mesures de protection technique sur les supports et de systèmes numériques de gestion des droits. Les
divers problèmes posés par ces dispositifs impliquent aussi d’aborder ensuite la portée et les limites des
autres solutions actuellement débattues, notamment en termes de licence légale ou « globale ».
Avant d’y venir, il convient d’exposer les raisons pour lesquelles, par rapport au domaine du droit d’auteur
et des droits voisins, le monde du brevet peut être considéré comme beaucoup moins directement
susceptible d’être bouleversé, à moyenne ou longue échéance, par le renouvellement technologique, même
s’il est possible de s’interroger sur la nature et le rythme d’innovations technologiques pouvant remettre en
cause la protection de la propriété industrielle.
1. L’incidence des nouvelles technologies sur le système des brevets
a. Des problèmes du fait de l’apparition de nouveaux champs technologiques ?
La question se pose avant tout de savoir si les changements technologiques à venir sont susceptibles de
réduire le rôle du brevet dans certains domaines. Il semble qu’il faille y répondre positivement mais qu’une
telle évolution ne soit guère problématique. Pour lutter contre certaines maladies, à titre d’exemple, il est
envisageable que les progrès réalisés, d’ici 2020, en biologie, en médecine ou en agronomie, permettent de
concevoir et de mettre en place des solutions efficaces, peu coûteuses et n’ayant pas vocation à être
protégées par la PI. Du fait de l’homéopathie, de meilleurs vaccins ou en raison d’un meilleur enseignement
de la médecine, le recours à des médicaments brevetés pourrait ainsi être rendu superflu dans certains
domaines. Ceci ne fait cependant que refléter la logique traditionnelle du changement technologique qui, à
l’inverse, devrait faire éclore de nouvelles technologies susceptibles d’être protégées par le brevet. En ce
sens, le système des brevets lui-même ne devrait donc pas se trouver véritablement remis en cause par le
renouvellement technologique.
Une mise en perspective historique s’impose sur ce type de question. Il convient en effet de rappeler que,
dans l’histoire du brevet, il a été affirmé de façon récurrente que le brevet n’est pas adapté à tel champ
technologique en émergence : la chimie au XIXe siècle, puis le domaine des médicaments, jusqu’au milieu
du XXe siècle puis celui de la génétique, dans la période actuelle. Pendant tout ce temps et depuis l’époque
des Lumières, la philosophie originelle du brevet n’en a pas moins été préservée, pour l’essentiel.
b. Des difficultés à appliquer les critères de brevetabilité traditionnels aux nouvelles technologies ?
Ceci étant, cette philosophie originelle semble souvent de plus en plus difficile à appliquer, en particulier
sur le plan des critères de brevetabilité. Ainsi, le critère de la nouveauté se révèle parfois fort délicat à
apprécier, en particulier aux Etats-Unis, dans des domaines tels que le logiciel ou les méthodes d’affaires
(business methods), pour lesquels l’état de l’art à l’échelle de la planète est peu connu. Il en est de même
en bioinformatique, ce qui complique fortement la tâche des examinateurs, dans les offices de brevet2.
Le critère de l’inventivité pose des problèmes similaires. Dans le domaine des biotechnologies, des
organismes tels que l’Institut Pasteur lancent ainsi parfois des procédures d’opposition contre des brevets
relatifs à tel ou tel gène, et pour lesquels il est reproché au breveteur de se contenter d’exploiter l’existant
et de ne pas avoir au préalable déployé suffisamment d’activité inventive. Le fait est que les recherches
effectuées depuis une trentaine d’années ont produit des bases de données permettant désormais
d’associer, en mettant en œuvre un ordinateur et sans grande activité inventive, telle portion de tel génome
1
Cf. Rifkin, J., L’âge de l’accès, La Découverte, Paris, 2000.
La bioinformatique est la discipline qui consiste à analyser l’information biologique, principalement sous la forme de
séquences génétiques et de structures de protéines. Voir les analyses présentées par Ian Cockburn, Current and future
policy in IP: the case of bioinformatics, lors du séminaire du réseau EPIP (European Policy for Intellectual Property) sur
le thème « European Policy and IP: history and economics », le 1er octobre 2004, à l’Université Paris Dauphine.
2
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
à tel type de fonction. Dès lors, isoler un gène et décrire sa fonction ne constitue désormais plus un exploit.
Or une information triviale, évidente, ne constitue théoriquement pas une invention digne d’être brevetée.
Ceci étant, la question du « saut inventif » (inventive step) dépend en fait du domaine considéré. Dans
certains cas, il peut s’agir non pas d’un grand saut mais de petits sauts cumulés. Dès lors, si l’application
du critère de l’inventivité peut évoluer en fonction de l’évolution technologique, cette situation n’entraîne
toutefois pas de perturbation majeure pour le système du brevet. Au fond, certes, il est nécessaire de
conditionner l’attribution d’un brevet au respect d’un certain nombre de critères mais il faut bien admettre
que la manière d’appliquer ces critères évolue dans le temps. En outre, et au delà des brevets, il est
également pensable d’envisager d’autres outils de propriété intellectuelle, dans les cas où il n’y a pas
d’invention, ce qui rejoint notamment le débat – déjà présenté précédemment1 – sur la protection des
savoirs-faire traditionnels. En tout cas, l’idée selon laquelle un brevet se justifierait par le fait que
l’invention concernée a nécessité beaucoup de recherches et de dépenses d’investissement constitue sans
aucun doute une idée fausse.
De façon liée, si le critère d’inventivité peut être appliqué de façon plus ou moins lâche selon les
technologies et les époques, il se peut qu’à l’avenir, il soit appelé à jouer un rôle moindre que le critère de
l’utilité – selon la conception américaine – ou bien celui de l’apport technique – selon la conception
européenne. Ceci revient à rappeler que le brevet résulte en effet, sinon d’un véritable « contrat » au sens
juridique, du moins d’une sorte d’échange entre un inventeur et la société. Par suite, l’invention, pour être
digne d’être brevetée, doit surtout constituer un apport socio-économique, via une contribution à la
connaissance, quelles que soient les conditions dans lesquelles elle a été réalisée. Une illustration de ce
débat est fournie par les recherches en épigénétique (encadré 19, ci-dessous)
Encadré 19 : Vers une remise en cause de la brevetabilité des gènes du fait de la recherche en
épigénétique ?
Sachant que les modifications épigénétiques2 constituent l'un des fondements de la diversité biologique et sont plus
fréquentes que les mutations classiques de l’ADN, les recherches en épigénétique remettent partiellement en question
l’idée, actuellement dominante, selon laquelle il existerait une correspondance très étroite entre un gène, une protéine
et une fonction biologique précise. En effet, les avancées dans ce domaine mettent en avant qu’un gène donné est en
fait dépendant de son environnement et donc de l’ensemble de l’organisme considéré. Par suite, un gène ne saurait
être considéré comme un élément isolé de son contexte. Est-ce à dire que, d’ici 2020, les avancées dans ce domaine
pourrait conduire à reconsidérer les principes qui soutiennent actuellement la brevetabilité des gènes ? Le fait est qu’à
bien des égards, le récent décryptage du génome humain peut être considéré comme un relatif échec scientifique et
technologique, dans la mesure où il ne débouche que sur peu de résultats pratiques. Cette fois encore, le problème de
fond, à savoir que les propriétés imputées à tel gène et à ses applications puissent se révéler inopérantes, ne
représente cependant pas une grande nouveauté pour le système des brevets. En effet, il y a toujours eu des cas
d’inventions brevetées qui se révèlent de peu d’intérêt, après coup. La dépense intellectuelle ou financière qui a pu être
consentie au préalable se révèle alors vaine. Ceci fait en quelque sorte partie du jeu.
Certes, le fait de délivrer des brevets de qualité douteuse peut également se révéler néfaste pour la société
dans son ensemble, dans les cas où, avant que des tiers ne se soient aperçus que les inventions (brevetées)
considérées sont défectueuses, les titulaires des brevets concernés ont perçu des redevances. Ceci étant,
des inventions brevetées sans grande valeur à un moment donné peuvent ultérieurement se révéler utiles
au plan socio-économique, par un effet d’accumulation au fil du temps.
Une prolifération de brevets de faible qualité peut également refléter une incapacité des offices de brevet à
faire face à un excès de demandes de brevet. Une telle situation doit-elle pour autant être considérée
comme une fatalité, devant laquelle lesdits offices seraient impuissants et qui conduirait nécessairement à
sa perte le système des brevets ? Le fait est qu’actuellement, dans la plupart des pays, les offices se
trouvent largement engorgés, c’est-à-dire ont du mal à faire face à l’afflux des demandes de brevets, de
sorte que l’un de leurs principaux mots d’ordre réside désormais dans la maîtrise de la charge de travail
(« mastering the workload »). Aux Etats-Unis, depuis deux ou trois ans, ces problèmes sont même devenus
tels que les entreprises sont désormais favorables à une augmentation des taxes des offices, en
contrepartie d’une amélioration des aspects qualitatifs, c’est-à-dire en échange d’un assainissement du
1
Voir, ci-avant, la section I. du chapitre 1.
Le terme épigénétique désigne « les modifications transmissibles et réversibles de l'expression des gènes et ne
s'accompagnant pas de changements des séquences nucléotidiques » (définition de l’encyclopédie libre Wikipedia).
2
95
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
système1. Cette possibilité de relèvement des taxes conduit cependant aussi à souligner que le système des
brevets peut être régulé, en cas de déséquilibre trop flagrant. Au fond, si le système du brevet apparaît
ainsi relativement robuste et adaptable, face au changement technologique à venir, celui du droit d’auteur
et des droits voisins semble par contraste nettement plus menacé et ce, dès à présent.
2. Les enjeux de la révolution numérique dans le champ du droit d’auteur et des droits
2
voisins
Toutes les conséquences n’ont pas encore été tirées des profonds bouleversements induits par la
numérisation, qui peuvent aller jusqu’à remettre en cause les fondements mêmes de la propriété littéraire
et artistique.
a. Les bouleversements induits par l’essor des réseaux numériques
Depuis environ un quart de siècle et surtout depuis l’avènement d’Internet, l’arrivée de l’ère numérique
représente un véritable changement de paradigme, voire une sorte de révolution3 et ce, tant pour les
industries concernées que pour la propriété littéraire et artistique. Ainsi, l’essor de l’immatériel et,
corrélativement, la perte d’importance des supports matériels ont déjà frappé de plein fouet l’industrie de
la musique. Ils concernent de plus en plus celle du cinéma, de la télévision ou du logiciel et, à terme,
devraient toucher l’ensemble des industries de la culture et de l’information. Ils posent des problèmes de
rémunération et donc d’incitation, pour ce qui concerne la production et la création, dont les coûts restent
importants. Les profonds changements qui en découlent se révèlent parfois très problématiques et ce, non
seulement sur le plan des méthodes de production, de distribution et d’organisation économique mais
aussi concernant les soubassements mêmes de la propriété littéraire et artistique que constituent le droit
de reproduction et le droit de représentation.
Pour les industries de contenu, le passage au numérique rend évidemment plus difficile l’appropriabilité
des rémunérations par le contrôle de la reproduction et de la représentation. Cette mutation débouche sur
un phénomène d’hyper-reproductibilité car elle permet des facilités de copiage démultipliées en termes de
qualité et à un coût marginal quasiment nul. De même, le droit de représentation tend à se diluer sur
Internet, comme l’illustre le fait que les oeuvres et biens informationnels peuvent désormais être
accessibles non seulement du fait de systèmes de diffusion spécifiques (webradio ou autre type de
webcasting) ou simultanée sur plusieurs médias (simulcasting), par la mise en ligne de flux en continu
(streaming) mais aussi par le biais d’échanges de pair à pair (peer to peer), c’est-à-dire par téléchargement
croisé. Or, avec l’augmentation des connexions à haut débit, les temps de téléchargement ont été
sensiblement réduits, ce qui permet d’accéder beaucoup plus rapidement à toutes sortes de fichiers
numériques. De plus, ces divers modes de diffusion sont réalisés tantôt avec l’aval des titulaires, tantôt
sans leur autorisation. En outre, ils émanent souvent d’entités établies à l’extérieur du territoire national, ce
qui limite la possibilité de les réguler à l’échelle de la France. Pour toutes ces raisons, les différents modes
de mise à disposition permis par les réseaux numériques multiplient les difficultés de contrôle des biens
informationnels.
b. Les problèmes particuliers posés par les échanges de pair à pair (peer to peer )
Ces difficultés sont de nos jours particulièrement aiguës pour les réseaux d’échange de pair à pair (peer-topeer). Ces échanges concernent non seulement des contenus relevant de la propriété littéraire et artistique
au sens traditionnel (musique, cinéma, etc.) mais aussi des acteurs du monde des télécommunications, du
logiciel et de l’électronique, pour lesquels de plus en plus de projets de recherche et développement se
fondent sur sur logiques de peer-to-peer, qui permettent aussi de partager des ressources de calcul, de
stockage, de transmission, etc. Ces échanges ont en effet la particularité de relever non pas d’architectures
client/serveur mais d’une configuration dans laquelle chaque partie prenante constitue à la fois un client et
un serveur. Ceci revient à dire que chaque utilisateur occupe potentiellement une fonction d’éditeur, alors
1
Les firmes réclament également que l’USPTO affecte ses recettes à ses propres besoins, c’est-à-dire arrête d’alimenter
les caisses des budgets fédéraux. Cf. l’article de l’ex-patron de l'USPTO, Bruce A. Lehman « Don't Fear Software
Patents », Wall Street Journal, 31 août 2005.
2
Cette sous-section se fonde très largement sur les analyses présentées par P. Chantepie (Ministère de la Culture et de
la Comunication) devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004, ainsi que sur le texte suivant : Chantepie, P., Analyses
économiques de la communication de contenus numériques sur les réseaux – DRMs ou/et Peer-to-Peer : appropriabilité
de revenus et financement de la création, rapport n° 2004-46 de l’Inspection générale de l’administration des affaires
culturelles, Ministère de la Culture et de la Comunication, Paris, octobre 2004.
3
Cf. l’analyse du professeur P. Sirinelli (Université Paris 1), dans le cadre du colloque UNESCO/BNF, sur le thème « Les
droits d’auteurs et droits voisins dans la société de l’information », Paris, 28 nov. 2003 (p. 8 du rapport de synthèse).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
que cette dernière a très longtemps été réservée à des professionnels, c’est-à-dire des spécialistes en
matière de sélection de talents, de définition des publics, de gestion des contrats, etc. Si les échanges
peer-to-peer tendent à marquer une proportion croissante de la production et de la distribution numérique,
leur impact demeure encore très contrasté selon les secteurs considérés (encadré 20).
Encadré 20 : L’impact des échanges peer-to-peer : de fortes différences sectorielles
Le cas de la musique
A bien des égards, le secteur de la musique a occupé la ligne de front du combat mené par les industries culturelles
face à l’essor des réseaux numériques. En la matière, le choc a été d’autant plus rude que la France, parmi les pays
industriels comparables, a constitué l’un des derniers à avoir connu la crise qui frappe le monde du disque depuis
quelques années, ce qui renvoie sans doute au fait que l’accès au haut débit s’est développé de façon relativement
tardive, dans notre pays. En tout cas, le marché du disque a cessé de croître, en valeur, et tend même à décroître1. Pour
autant, il reste difficile d’évaluer précisément l’impact économique exercé par les échanges peer-to-peer sur ce marché.
Selon les cas, les diverses études disponibles2 divergent à ce propos mais il semble raisonnable de chiffrer à un quart la
part de la baisse due au peer-to-peer et la situation diffère selon qu’il s’agit de la musique ou du cinéma. Le secteur de
la musique enregistrée, qui devra en outre s’accommoder du développement de la radio numérique, a cependant déjà
montré qu’il sait vivre avec des supports ou modes de distribution « concurrents », dont principalement la radio
hertzienne classique, qui constitue même un élément majeur de son développement. Par suite, le peer-to-peer ne doit
pas forcément être considéré comme une fuite hors du circuit de cette filière. Plusieurs éléments donnent à penser que
les entreprises – et en particulier les majors – de la filière musicale n’ont guère su anticiper une mutation technologique
qui tend à faire d’Internet un vecteur de distribution majeur et qui a pourtant été annoncée d’assez longue date3. Les
acteurs de cette industrie s’en défendent toutefois et rétorquent que le « piratage » et, en ce sens, l’existence d’une
filière « gratuite » empêchent au fond de s’accomplir leur nécessaire mutation, via l’offre légale, c’est-à-dire payante.
Le cas du cinéma
Dans le domaine du cinéma, les échanges peer-to-peer ont exercé des effets plus récents, en partie différents mais pas
forcément moins préoccupants. Ainsi, ils contribuent sans doute à la forte baisse récemment constatée sur le marché
du DVD. Le fait est que, dans le secteur du cinéma, les téléchargements sont déjà très nombreux et que la chaîne de
distribution est infiniment plus complexe puisqu’elle est fondée sur ce qu’il est convenu d’appeler la chronologie des
médias, c’est-à-dire sur des sorties décalées dans le temps pour les différents canaux de distribution (salles, télévision
payante, DVD, télévision hertzienne, etc.). Or cette chronologie est fortement menacée par des risques de piratage
stricto sensu, soit en amont du film (dans les laboratoires de production), soit à la première distribution dans les salles.
Par suite, il est probable qu’elle tendra à l’avenir à se rétrécir fortement sous cette menace. Ceci est attesté par
l’exemple du dernier film du réalisateur américain Steven Soderbergh (« Bubble »), qui est sorti en janvier 2006 au
cours de la même semaine en salle, en DVD et sur Internet, via le circuit légal de la vidéo à la demande (VAD). Il en
découle qu’il y a urgence à réguler ces problèmes, qui, couplés au développement du home cinema, risquent d’affecter
rapidement tant les salles de cinéma que les télévisions payantes et les chaînes commerciales hertziennes.
Le cas de l’édition littéraire
Actuellement, les problèmes économiques posés par les réseaux peer-to-peer sont moindres dans le domaine de
l’édition littéraire. Ceci tient en partie au fait que, pour l’instant, la définition du papier demeure sans commune mesure
avec celle des écrans d’ordinateur, qui ne permet guère de lire un livre. Ceci étant, les échanges peer-to-peer posent
déjà de très sérieux problèmes dans certains domaines éditoriaux tels que les bandes dessinées ou encore certains
ouvrages de références publiés en langue anglaise (dictionnaires, encyclopédies, etc.), qui intéressent un large public.
Dans ce débat, la notion de peer-to-peer évoque presque systématiquement celle de « piratage ». En luimême, le peer-to-peer n’est pourtant qu’une technique, que les tribunaux ont longtemps hésité à déclarer
illégale à l’occasion d’un procès impliquant des activités de contrefaçon4 et qui peut être utilisée pour de
nombreux usages positifs, à commencer par Internet, dont le protocole de base est lui-même un protocole
1
Selon le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep), le marché français de la musique enregistrée avait en
quatre ans baissé en valeur de 42%, début 2006 et les ventes numériques ne constituaient encore que 5 % de ce
marché (source : La Tribune, édition électronique du 15 septembre 2006).
2
A ce propos, voir Lange, A., L’impact du piratage sur l’industrie audiovisuelle – Les sources d’information économique
et statistique sur la piraterie matérielle et sur les échanges de fichiers, document de travail de l'Observatoire européen
de l’audiovisuel (OEA) pour la conférence « Nouvelles technologies et piratage : les industries audiovisuelles en
question », organisée dans le cadre de la Présidence française de l'OEA, Paris, 18/06/04.
3
Pour un plaidoyer précoce en faveur d’indispensables adaptations pour faire face à la montée en puissance de
l’économie numérique, concernant la filière musicale, voir Brousseau, E. et Moati, P., L’économie du droit d’auteur et
des droits voisins dans la filière musicale, étude réalisée par le CREDOC pour le ministère de la Culture (Département
des Etudes et de la Prospective), décembre 1997.
4
Au moins deux jugements négatifs ont toutefois été rendus à l'encontre de réseaux peer-to-peer, dont celui de la Cour
Suprême américaine concernant Grokster en juin 2005 et celui de la justice australienne contre Kazaa, en septembre
2005 (en première instance).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
peer to peer1. Il faut donc s’abstenir de confondre une technique juridiquement neutre avec un usage illicite
de cette technique, qui consiste à échanger des contenus pouvant être considérés comme contrefaits. En
effet, dès lors que les réseaux peer to peer se fondent sur une logique de redistribution de copies
numériques hors du cadre privé, ils posent ipso facto un problème de contrefaçon. Le fait est que si un
doute peut subsister dans certains cas sur le bénéfice de l’exception de copie privée à l’article L 122-5 du
code de la propriété intellectuelle, lorsqu’un utilisateur se contente d’effectuer un acte de « téléchargement
descendant » (download)2, il semble aujourd’hui que l’utilisation de systèmes peer-to-peer de type eMule
ou BitTorrent3 conduise en même temps à faire du « téléchargement montant » (upload) : la copie par
téléchargement implique simultanément de donner un contenu en échange, en le reproduisant sans
l’autorisation des ayants droit et donc de façon contrefaisante.
En outre, les réseaux peer-to-peer comportent actuellement d’autres inconvénients pour les internautes
eux-mêmes, tels que l’absence de fiabilité des fichiers véhiculés (virus, mauvaise qualité de la copie,
leurres). Plus encore, ils ne présentent que l’apparence de la gratuité. Cette gratuité n’est en effet
qu’illusoire car l’accès aux contenus véhiculés sur Internet nécessite en fait de multiples autres dépenses,
notamment en matériel informatique et en abonnement aux fournisseurs d’accès sur Internet. Enfin et
surtout, les échanges peer-to-peer posent de très sérieux problèmes économiques pour les ayants droit et,
en fin de compte, pour l’ensemble des filières concernées. Le principal découle de ce que les principaux
systèmes de peer-to-peer (Napster à partir de 1998 puis Kazaa, eDonkey, eMule et aujourd’hui Freenet,
GNUnet, etc.) présentent des « failles de marché », surtout dans la mesure où ils débouchent sur
d’importants phénomènes de « passager clandestin », dès lors qu’ils sont propices à des comportements
de « piratage ». En ceci, de telles évolutions peuvent être considérées comme préoccupantes, dans la
mesure où elles affectent les rémunérations afférentes à différentes parties de la chaîne des droits.
3. Les parades en cours via le développement de l’offre légale
Face à ces menaces, les parades déjà à l’œuvre ou à l’essai actuellement passent surtout par la mise en
place d’une offre légale payante, par le renforcement de la propriété littéraire et artistique en tant que droit
exclusif, via le développement de dispositifs de contrôle de la copie et des utilisations, ainsi qu’à travers
des dispositifs complémentaires relevant d’un mélange d’information, de dissuasion et de répression.
a. L’essor tardif mais relativement prometteur d’une offre légale payante
A moyen/long terme, comme l’expliquent certains experts, assurer la rentabilité des réseaux numériques et
le développement des contenus, via le développement de l’offre légale, nécessite notamment de renforcer
le consentement à payer des consommateurs4. Techniquement, cette offre légale peut passer par différents
modèles économiques. Il peut s’agir de téléchargement – sur le modèle de la plate-forme iTunes d’Apple –
ou bien de permettre l’écoute en ligne (streaming) de titres à la demande, dans les deux cas avec une
tarification à l’acte ou par abonnement.
De nos jours, ce marché de la diffusion légale n’a pas encore atteint son stade de maturité. Il souffre très
largement de la concurrence de l’offre « gratuite » disponible via les réseaux peer-to-peer et les modes de
rémunération indirects (dont la publicité) demeurent insuffisants pour assurer la rentabilité attendue.
Jusqu’à présent, même la firme Apple – pourtant leader sur le marché de la musique légale en ligne – ne
dégage pas de bénéfices avec sa boutique de téléchargement en ligne iTunes car à la fois le volume et la
marge5 sont faibles ; pour elle, iTunes constitue surtout un produit d’appel pour son très rentable baladeur
iPod. En outre, les industries musicales et cinématographiques ont tardé à mettre en place une offre légale
1
De nombreux auteurs insistent sur le fait que la structure end-to-end du réseau Internet (c'est-à-dire aussi le fait que
l'intelligence soit dans les applications et non dans les réseaux) est à l'origine de ses grandes capacités innovatives. Cf.
Lessig, L., The future of ideas. The fate of the commons in a connected world, Vintage, 2002.
2
Une certaine insécurité juridique subsiste puisque plusieurs décisions de jurisprudence, en particulier au Canada, en
ont considéré certaines comme licites, en assimilant certaines opérations de download à des actes de copie privée.
3
A cet égard, il est symptomatique que le créateur de BitTorrent, initialement logiciel de partage gratuit, ait récemment
décidé de convertir son système en service payant de distribution en ligne, tout en passant des accords avec la MPAA
(Motion Picture Association of America), en novembre 2005, puis avec la société Warner Bros, en mai 2006 (cf. l’article
d’Yves Eudes « L’as du Web gratuit se met au payant », Le Monde, 25 janvier 2006, p. 3, ainsi que l’article de Laurent
Mauriac « Warner pactise avec les pirates du Net », Libération, 10 mai 2006, p. 20).
4
Cf. Bomsel, O., Le Blanc, G., "Distribution de contenus sur Internet - Analyse économique des remèdes au
contournement des droits de propriété intellectuelle", note de travail, CERNA (Ecole des Mines de Paris), 8 mars 2004.
5
Cette remarque vaut tout du moins avec le prix de vente initialement pratiqué de 0,99 $ par titre, sachant que le prix
en France se situe désormais entre 1 euro et 1,25 euro, selon les plateformes utilisées.
98
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
attractive, en préférant privilégier l’écoulement des productions classiques sur support tangible. Pour
l’utilisateur, l’offre « autorisée » apparaît encore souvent non seulement onéreuse mais aussi
insuffisamment diversifiée et trop parcellaire – en raison de la segmentation des répertoires – et peu
conviviale – du fait de ses carences éditoriales. Faisant actuellement trop largement défaut sur Internet, le
développement de véritables logiques éditoriales devrait cependant permettre de stimuler les réseaux
numériques légaux, y compris sous la forme de plates-formes particulières de peer-to-peer, par exemple
consacrées à tel ou tel type de musique spécifique ou bien à l’exploitation du domaine public.
S’il tend à s’amoindrir dans le domaine musical1, ce retard persiste davantage dans le domaine de
l’audiovisuel et notamment dans celui du cinéma, du fait du souci de respecter la chronologie des médias
déjà mentionnée, afin de préserver les marchés du vidéogramme et de la télévision à péage. Bien qu’assez
tardif et difficile, le développement d’une offre légale attractive semble en train de se produire et peut être
qualifié de prometteur. Au Royaume-Uni et en Allemagne, les deux plus importants marchés européens en
matière de contenus numériques, le nombre d’internautes qui téléchargent de la musique en ligne est
désormais plus élevé par la voie légale que par la voie des échanges « gratuits » peer-to peer, alors que la
situation demeure inverse en France, en Espagne et en Suède, selon une enquête effectuée par la
Fédération internationale de l'industrie phonographique (IFPI) en novembre 20052. Un rapport de
l’Observatoire européen des technologies de l’information estime même que, dans le secteur de la musique
enregistrée, de la vidéo et des jeux vidéo, le vente de contenus en ligne dans les pays d’Europe de l’Ouest
devrait passer d’un chiffre d’affaires d’environ 3 milliards d'euros en 2005 à près de 16 milliards en 20083.
c. Davantage de contrôle de la copie, en amont, et des utilisations, en aval (l’enjeu des DRM)
Dans les termes actuels, ce développement de l’offre légale passe par un renforcement de la propriété
littéraire et artistique en tant que droit exclusif. Le caractère exclusif de ces droits se justifie ainsi par le
souci de permettre des conditions suffisantes sur le plan de l’appropriabilité des revenus. En d’autres
termes, il s’agit de garantir la rémunération des ayants-droit, tout au long d’une chaîne de droits allant des
auteurs et artistes-interprètes, qui apportent leurs œuvres et leurs interprétations, jusqu’aux exploitants –
éditeurs et producteurs –, qui sont titulaires de droits connexes en tant qu’auxiliaires de la création et se
voient rémunérés en fonction de la contribution qu’ils ont apportée par leurs investissements.
Cette volonté de contrôler les modes d’exploitation des contenus considérés, via la maîtrise de leur
distribution, implique des moyens d’ordre à la fois technique et juridique. Elle se traduit par la mise en
place de ce qu’il est convenu d’appeler les systèmes de gestion numérique des droits (digital rights
management : DRM), parfois aussi appelés mesures techniques de protection (MTP) (encadré 21, cidessous).
Encadré 21 : Le rôle des systèmes de gestion numérique des droits (DRM)4
Les systèmes de gestion numérique des droits (Digital Rights Management : DRM) constituent de nouveaux systèmes
techniques de distribution protégée. Dans l’univers numérique, ils permettent aux ayants-droit de contrôler la
distribution des contenus, par voie numérique, jusqu’aux consommateurs et ce, potentiellement de manière plus
systématique, voire à un coût moindre qu’avec les moyens techniques disponibles précédemment, dans l’ère
analogique. Ces dispositifs propriétaires ne sont ainsi que la traduction technique d’un mode d’exploitation des droits
exclusifs. Le fonctionnement d’un DRM est à peu près le même dans tous les cas. Le point de départ réside dans
l’encodage de l’œuvre et des droits d’usage. Ce système est surtout fondé sur le cryptage, soit sur carte à puce
(protection forte), soit par un logiciel (protection moins forte mais plus facilement renouvelable).
D’un côté, il s’agit de contrôler les possibilités de reproduction en amont. Le but vise en général à limiter le plus
possible le nombre de copies numériques, dont la qualité est identique à celle des originaux. L’objectif est parfois de
protéger complètement le support, c’est-à-dire sans laisser aucune possibilité de copie, comme dans le cas du DVD
vidéo et du DVD audio (bien que l’un et l’autre puissent techniquement permettre la copie), ainsi que dans celui du
1
Certes, selon l’institut GfK, l’offre légale ne représentait encore en France que 2 % du total des fichiers musicaux
téléchargés sur Internet, en 2005 ; cf. l’article « Les DRM accusés de freiner le développement de la musique en ligne »,
Les Echos, 5 déc. 2006, p. 33. Aux Etats-Unis, toutefois, près de 20 % des chansons vendues par un groupe tel que
Warner Music le sont de nos jours en ligne, sous format numérique ; cf. l’article « Warner Music : le numérique
compense la baisse des ventes », Les Echos, 4 décembre 2006, p. 26.
2
Voir l’IFPI European Digital Music Survey, réalisé auprès d’un échantillon de 3 929 internautes adultes choisis au
hasard et rendu public le 19 janvier 2006 (http://www.ifpi.org/site-content/press/20060119c.html).
3
Cf. la conférence de presse de Bruno Lamborgini, président de l’European Information Technology Observatory (EITO),
à Bruxelles, le 1er mars 2005.
4
Cet encadré s’appuie notamment sur les propos tenus par Philippe Chantepie (Ministère de la Culture et de la
Comunication) et de Lionel Thoumyre (Forum des droits sur l’internet) au CGP, devant le groupe PIETA, le 3 mai 2004.
99
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
SACD, format développé par Sony et Philips (en l’espèce, les systèmes de cryptage des fichiers et du support
interdisent toute copie). L’ancien support classique, le CD audio, n’a en revanche pas été conçu originellement pour
être protégé contre la copie, ce qui a débouché sur un problème de contrefaçon massive, via les ordinateurs personnels
et Internet. Concernant le CD – voire désormais aussi le DVD, puisque ce dernier est donc également devenu copiable
sur le plan technique –, les possibilités de copie sont toutefois limitées, voire interdites, par la législation.
De l’autre côté, l’enjeu porte sur le contrôle des utilisations, en aval. Le DRM considéré définit alors un périmètre
d’utilisation pour l’utilisateur, en fonction des supports ou des modes d’accès. Les ayants droit peuvent soit permettre
un accès limité soit permettre des copies (en tel et tel nombre pour tel ou tel usage), des prêts (pour telle ou telle
durée), des copies analogiques et des passages entre les éléments de lecture, selon le degré d’interopérabilité choisi. Il
existe en effet un public réticent à recourir aux aléas des réseaux peer-to-peer – même si c’est gratuit – et préférant
payer pour se procurer tel ou tel contenu de qualité, avec un gain de temps et dans un cadre légal. Ce constat fonde le
modèle économique de la télévision payante : une bonne part du public est prête à payer un service à la demande avec
des contenus spécifiques, même si ceci implique un DRM tel que le décodeur de Canal + ou de TPS. Du reste, dans la
mesure où chacun n’est pas abonné à une chaîne de télévision payante de ce type, il est fort douteux qu’il soit
souhaitable d’étendre ce modèle à l’ensemble de la distribution des contenus en ligne. Non sans raison, les partisans
des DRM expliquent qu’a contrario, l’absence complète de DRM et, en ce sens, un développement débridé d’échanges
peer-to-peer présentant l’apparence de la gratuité et hors du cadre légal empêcherait tout réel essor de l’offre légale.
d. Répression, dissuasion et prévention comme dispositifs complémentaires
Afin de recouvrer le contrôle de la distribution des œuvres et de rendre plus crédible le développement de
l’offre légale, les ayants droit explorent également la piste des poursuites judiciaires contre les internautes
qui échangent massivement des fichiers par les réseaux de peer-to-peer. Il s’agit de la sorte d’une logique
puisant à la fois dans la répression et dans la dissuasion, dans la mesure où les procédures judiciaires en
question se veulent à valeur d’exemple.
Depuis plusieurs années, une stratégie similaire a été menée aux Etats-Unis, où l’arsenal juridique permet
ce type de poursuite et où les procès similaires se comptent déjà par milliers, notamment à l’instigation de
la Recording Industry Association of America (RIAA). En France, elle n’a été appliquée que plus tardivement.
Le premier tribunal français prononçant des condamnations pour téléchargement en ligne de ce type de
contenu a été celui de Vannes. Le 29 avril 2004, à la suite d’une plainte de l’Association de lutte contre la
piraterie audiovisuelle (ALPA), il a condamné des internautes pour avoir illégalement distribué et/ou
échangé des contenus culturels (films, jeux vidéo, logiciels, musique) sous forme de CD-Rom et sur
Internet. Les peines prononcées portent sur plusieurs milliers d'euros et vont de trois mois de prison avec
sursis (et dix-huit mois de mise à l'épreuve) à un mois de prison, toujours avec sursis. Depuis lors,
toutefois, le nombre d’internautes poursuivis pour téléchargement illicite s’est limité à quelques dizaines.
La plupart des professionnels sont en effet bien conscients que s’il est possible de faire quelques exemples
pour rappeler certains principes, ceci ne saurait toutefois constituer une solution de long terme car il n’est
ni possible, ni souhaitable de poursuivre les consommateurs un par un, avec des procédures policières
systématiques. Par suite, il est préférable de n’engager de procédures judiciaires qu’en dernier recours.
Dans cette perspective, il a été envisagé que la riposte à la contrefaçon numérique passe davantage par des
campagnes d’information – afin de faire prendre conscience au public du caractère illicite et nocif de
certains échanges peer-to-peer – et par des dispositifs de prévention. Via des « systèmes de notification de
droits » (right notification systems : RNS), il s’est ainsi agi d’identifier les internautes contrevenants et de
leur signaler que certaines de leurs pratiques de téléchargement sont illicites, avant de procéder
graduellement à des mesures plus coercitives. Une proposition de système allant dans ce sens a toutefois
été désavouée, le 24 octobre 2005, par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
Cette dernière l’a déclarée contraire aux principes de la protection des données personnelles, estimant que
« l’envoi de messages pédagogiques pour le compte de tiers ne fait pas partie des cas de figure où les
fournisseurs d’accès à Internet sont autorisés à conserver les données de connexions des internautes ».
Par la suite, les débats en termes de « sanctions graduées » ont évolué et, après les premiers votes
intervenus à l’Assemblée nationale fin décembre 2005, les discussions se sont plutôt engagées en direction
d’une différence de traitement, dans l’application des sanctions, en fonction de la gravité des pratiques
incriminées et selon qu’il s’agit d’un simple internaute ou d’un professionnel de la contrefaçon. Cependant,
la disposition votée dans ce sens a finalement été cassée par le Conseil constitutionnel qui, dans un arrêt
rendu le 27 juillet 2006, l’a jugée contraire au principe d'égalité devant la loi pénale.
100
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
4. Les problèmes posés par un contrôle accru de l’accès aux œuvres
Au delà de ce seul aspect, le contrôle accru de l’accès aux œuvres bute en fait sur une série de difficultés. Si
ces dernières relèvent en partie d’incertitudes relatives aux techniques utilisées, concernant les systèmes
de gestion numérique des droits (DRM) – c’est-à-dire les mesures techniques de protection (MTP) –, elles
renvoient aussi et sans doute plus encore à des problèmes d’« acceptabilité » sociétale, de sécurité et
d’efficacité économique. Elles conduisent aussi à s’interroger sur les marges de manoeuvre des pouvoirs
publics et sur les effets que ces mutations technologiques entraînent in fine sur les contours et la nature
même de la propriété littéraire et artistique.
a. Les limites techniques et « sociétales » des systèmes de gestion numérique des droits
- Des doutes sur l’efficacité des mesures techniques
Concernant l’avenir, les incertitudes tiennent en partie aux technologies elles-mêmes. Ainsi, les DRM et les
MTP posent des problèmes potentiels en termes d’efficacité, dans la mesure où il existe en général tôt ou
tard des moyens techniques de les contourner. Au fond, en effet, toute MTP a vocation à être contournée ;
diverses communautés de développeurs individuels (hackers) travaillent à en contourner les codes et de
nombreux industriels eux-mêmes n’ont de toute façon pas intérêt à trop de protection car ils vendent aussi
des appareils permettant de réaliser certaines copies. Il semble en outre qu’à l’avenir, certains réseaux tels
que Freenet et Overnet puissent permettre d’échanger des contenus sans qu’il soit possible d’identifier les
internautes concernés. Plus généralement, les risques de contournement pourrait a priori être très
fortement aggravés, à longue échéance, par certaines évolutions technologiques dans le domaine de
l’informatique, notamment en matière de cryptage et de décryptage (notamment du fait des progrès
attendus du côté des ordinateurs quantiques). Toutefois, il s’agit là d’une course classique entre le
renforcement de la protection et le contournement de la protection. En d’autres termes, dès lors que la
technologie crée la technologie, les avancées en informatique serviront en même temps à faciliter les
processus de décryptage et à trouver des parades à ces facilités nouvelles. Il est de toute façon clair que la
protection technique seule ne peut suffire car la question porte au moins autant sur l’efficacité au sens
juridique du terme. Ceci étant, la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit
d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) fait elle-même dépendre l’efficacité
juridique de l’efficacité technique, puisqu’il s’agit de protéger les mesures techniques efficaces.
- Des incidences problématiques sur certaines libertés publiques et en termes de sécurité informatique et
de défense
D’autres difficultés portent sur les libertés publiques. Outre certaines craintes relatives à la liberté
d’expression (concernant la divulgation des informations sur les dispositifs techniques), il s’agit en
particulier d’atteintes possibles au droit à la vie privée, via la protection des données personnelles des
internautes, dans la mesure où des informations directement ou indirectement nominatives, dans un
certain nombre de cas, peuvent a priori être utilisées à mauvais escient. Il est aussi redouté que certains
DRM conduisent à espionner les utilisateurs et entraînent ainsi un phénomène d’« invasion » technologique
dans la sphère privée, c’est-à-dire de « cyberflicage », en termes plus triviaux. Ceci découle en particulier du
fait que le respect des DRM peut rendre nécessaire l’installation de systèmes de type Palladium et TCPA1
qui, schématiquement, rendent les ordinateurs contrôlables de l’extérieur, par différents mécanismes. Les
DRM peuvent ainsi poser également des problèmes de sécurité informatique et de défense2.
- Des conflits possibles avec le droit des consommateurs
D’autres problèmes concernent les désagréments que les mesures techniques de protection (MTP) et
systèmes de gestion numérique des droits (DRM) peuvent occasionner pour les consommateurs, surtout
sur le plan de l’interopérabilité3. A titre d’exemple, certains CD protégés, bien que régulièrement acquis, ne
peuvent pas être lus sur autoradio ou sur ordinateur, via certains systèmes d’exploitation.
- Une remise en cause de certains régimes d’exception, dont l’exception pour copie privée
De façon liée, les MTP et DRM sont susceptibles de remettre en cause – ou tout du moins de restreindre –
certains régimes d’exception existant actuellement, en particulier concernant les fins pédagogiques, la
citation, la représentation au sein du cercle de famille et, plus encore, l’exception pour copie privée. Certes,
1
Palladium est un dispositif à travers lequel Microsoft vise notamment à renforcer la sécurité de son système
d'exploitation Windows. Quant à TCPA (Trusted Computing Platform Alliance), il s’agit d’un consortium de sécurité
informatique réunissant les plus grands acteurs de l'industrie informatique américaine.
2
Voir l’article de Bernard Carayon et Muriel Marland-Militello, « Coup de frein sur le Net », Libération, 21 décembre
2005.
3
Cf. l’article « Les DRM accusés de freiner le développement de la musique en ligne », Les Echos, 5 déc. 2006, p. 33.
101
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
dans le contexte de l’ère numérique, où une copie devient virtuellement disponible à tout le monde, il est
possible de se demander quel sens a désormais l’exception de copie privée. Dans cette perspective, et
sachant que les MTP et DRM rendent possible le contrôle de la copie privée, certains grands acteurs de
l’industrie culturelle tentent actuellement d’endiguer le plus possible – voire d’éradiquer – la copie privée.
Ceci est illustré par l’évolution récente de la jurisprudence à propos d’une affaire de DVD vidéo : alors qu’un
arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 22 mai 2005 avait déclaré illicites les MTP incriminées, ce
jugement a été annulé le 28 février 2006 par un arrêt prononcé par la Cour de cassation, où est rappelé que
« la copie privée ne constitue qu’une exception légale aux droits d’auteur et non un droit reconnu de
manière absolue à l’usager ». En tout cas, et même si la copie privée constitue actuellement non pas un
droit mais une simple tolérance1, un hiatus croissant se fait sentir entre, d’un côté, un mouvement général
vers le renforcement des protections technologiques et juridiques et, de l’autre, la persistance d’un très fort
attachement à la copie privée, dans le public.
- Un problème général d’« acceptabilité » sociétale
Ces divers éléments témoignent d’un décalage important, voire grandissant, entre, d’un côté, les attentes
des ayants droit au titre du contrôle de l’accès aux œuvres et, de l’autre, les aspirations du public et des
consommateurs. Au delà, ils reflètent aussi la nécessité de ménager un équilibre entre, d’une part, ce qui
relève de la propriété et qui touche ainsi au régime juridique et, de l’autre, ce qui procède d’une logique
d’appropriation et renvoie ainsi plutôt à des considérations de socialisation et à la nécessité de ménager
des ouvertures permettant l’accès à l’information et aux oeuvres2.
Or il est bien clair que les droits de propriété intellectuelle ne sauraient constituer un îlot coupé du reste du
monde et constituent plutôt un instrument de régulation dans la société. Par suite, les règles en question
doivent elles-mêmes se révéler suffisamment plastiques et dynamiques. Face aux évolutions
technologiques, qui rendent les biens informationnels de moins en moins rivaux – comme disent les
économistes – et donc de plus en plus facilement copiables et qui, par réaction, conduisent historiquement
à renforcer les moyens de lutte anti-contrefaçon, le problème de fond est celui du degré d’« acceptabilité »
sociétale. In fine, la question centrale consiste à savoir jusqu’à quel point la société est prête à accepter le
renforcement de la propriété intellectuelle en tant que droit exclusif.
b. Les limites d’une tendance au renforcement de la gestion individuelle des droits
Or le recours à ces systèmes de gestion numérique des droits (DRM) tend indéniablement à renforcer la
propriété littéraire et artistique dans sa dimension de droit exclusif car il fait en sorte que les droits
d’interdire ou d’autoriser puissent être gérés sur une base de plus en plus affinée. A titre d’exemple, la
mutation en cours des télécommunications vers des services à valeur ajoutée, en raison notamment de la
gratuité progressive de la voix – comme en attestent l’essor des services de voix sur Internet Protocol (VoIP)
– devrait, selon toute vraisemblance, conduire ce secteur à valoriser de plus en plus la propriété
intellectuelle dans le cadre de négociations contractuelles avec les ayants-droit3. Permettant aux ayantsdroit de récupérer l’ensemble de leurs droits, le changement technique peut ainsi tendre à accroître le
poids relatif de la logique de gestion individuelle des droits, au détriment des méthodes traditionnelles de
gestion collective passant par les sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD) de type SACEM,
SACD, etc4.
Est-ce à dire que, grâce au progrès technique, la propriété littéraire et artistique tendra à l’avenir à se
passer du rôle d’acteurs jouant actuellement un rôle d’intermédiaire entre les auteurs et le public ? La
question peut ainsi être posée en particulier concernant la fonction de producteur. Certes, celle-là devrait
être appelée à évoluer, notamment afin de maintenir un degré suffisant de créativité et donc de
renouvellement des oeuvres. Le métier de base du producteur n’en devrait pas moins continuer d’exister
car il demeure nécessaire pour repérer les nouveaux talents, investir, accompagner les créateurs et assurer
leur promotion car Internet ne fait pas disparaître la nécessité de faire connaître les artistes.
Si, dans un monde de plus en plus complexe, l’auteur a en général besoin d’un exploitant, afin d’assurer
l’exploitation et la commercialisation de ses œuvres, il lui faut sans doute aussi pouvoir compter sur une
société de gestion collective et ce, non seulement pour défendre ses intérêts – car l’auteur, par lui-même,
n’a jamais eu de pouvoir de négociation face à l’exploitant –, mais aussi pour assurer la gestion de ses
droits. Certes, les membres de Daft Punk, groupe français de musique électronique, ont tenté pendant
1
Cf. ci-avant, le chapitre 2. Sur le besoin de repenser l’exception pour copie privée, voir l’encadré 45, dans le chapitre 8.
Cf. Laïdi, Z. (2003), « La propriété intellectuelle à l’âge de l’économie du savoir », Esprit, novembre, p.116-131.
3
Ce point, comme le paragraphe suivant, s’appuie sur l’audition de Frédéric Goldsmith (SNEP) au CGP, le 10 juin 2004.
4
Cet argument s’inspire des propos de Pascal Rogard (SACD), lors de son audition au CGP, le 21 février 2005.
2
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
quelque temps de gérer eux-mêmes leurs droits sur Internet mais ceci s’est traduit par un échec et ce
groupe a fini par confier ses droits à la SACEM1. La gestion individuelle des droits pose en effet de sérieux
problèmes, surtout pour quiconque veut faire une œuvre multimédia et doit s’adresser individuellement à
chaque titulaire de droit. Ce point illustre un phénomène plus général, que la théorie économique appelle le
problème des « anti-communs » ou des « anti-communaux »2, et qui, en substance, correspond à l’existence
d’une potentielle sous-utilisation des ressources, du fait des coûts de transaction relatifs aux systèmes
complexes3. En d’autres termes, pour ce qui concerne davantage le domaine de la propriété littéraire et
artistique, la tendance croissante à la dissémination des œuvres et donc à l’éparpillement des droits
afférents rend à certains égards plus nécessaire la gestion collective, telle qu’elle peut être notamment
organisée dans des systèmes de licence légale et dans la rémunération pour copie privée. Dans l’ensemble,
en tout cas, l’idée selon laquelle les nouvelles technologies conduiraient désormais forcément les auteurs à
gérer leurs droits de façon individuelle peut donc être considérée comme douteuse ou discutable.
c. La crainte d’un asservissement des créateurs et du public aux diffuseurs
Ceci vaut d’autant plus que les systèmes de gestion numérique des droits (DRM) présentent un coût, que
tous les créateurs individuels – et même tous les producteurs – ne peuvent payer. En effet, le fait que la
pérennité de ces dispositifs techniques de protection s’avère extrêmement aléatoire implique aussi qu’ils
exigent des investissements d’autant plus lourds. La crainte se fait ainsi jour que ces systèmes permettre
aux producteurs dominants de dicter leur loi, au nom de la protection des investissements et au détriment
tant des auteurs que du public4. Ceci vaut en particulier dans la mesure où la maîtrise des réseaux de
diffusion menace potentiellement d’asservir les créateurs aux diffuseurs. Ceci renvoie notamment au fait
que la directive 2001/29/CE sur le droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information
(DADVSI) permet que les mesures de protection soient totalement exploitées et protégées sans l’accord
des artistes.
En outre, dans la mesure où les DRM sont incompatibles entre eux, le risque serait aussi que l’essor des
techniques numériques fasse prévaloir des stratégies de verrouillage, de la part des opérateurs concernés
(fournisseurs de protection technique, producteurs ou diffuseurs). Il est d’autant plus réel qu’une logique
de forte concentration prévaut dans les industries de protection juridique et technique des œuvres. Dans
cette perspective, la société VirginMega5 avait attaqué pour abus de position dominante son concurrent
Apple, au motif que ce dernier a refusé de lui accorder une licence sur FairPlay, le DRM qu’il utilise pour
protéger ses morceaux de musiques sur son kiosque en ligne iTunes et qui empêche les consommateurs
téléchargeant des titres musicaux sur la plate-forme en ligne VirginMega de les transférer directement sur
les baladeurs numériques d’Apple, les iPod. Le Conseil de la concurrence toutefois rejeté cette plainte en
septembre 2004, estimant qu’en agissant de la sorte, Apple n’a pas commis d’abus de position dominante,
« en l’état actuel du marché ». Du reste, la firme nipponne Sony a décidé d’adopter la stratégie de son
concurrent Apple en Europe, c’est-à-dire via une plate-forme en ligne associée à un baladeur exclusivement
compatible avec les fichiers téléchargés. La controverse est cependant loin d’être dissipée car, en février
2005, l’association de consommateurs UFC-Que Choisir a attaqué pour vente liée aussi bien le site iTunes
Music Store au Luxembourg que Sony Connect au Royaume-Uni et Apple et Sony France.
d. Un effet de brouillage croissant sur l’image, les contours et la nature du droit d’auteur
La multiplication de tels conflits entre, d’un côté, les attentes des ayants droit – au titre du contrôle de
l’accès aux œuvres – et, de l’autre, le droit du public et des consommateurs, risque aussi de contribuer à
altérer fâcheusement l’image de la propriété intellectuelle dans l’opinion publique. Au-delà, l’évolution des
technologies implique aussi de s’interroger sur les objets mêmes auxquels s’applique les droits de
propriété littéraire et artistique. La philosophie du système n’a-t-elle pas déjà basculé, dans un monde où –
comme le montre la loi française de transposition de la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de
certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) – ces
droits visent désormais à protéger également des mesures techniques de protection (MTP) ou des
systèmes de gestion numériques des droits (DRM), dispositifs ainsi assimilés juridiquement à des œuvres
de l’esprit, au même titre qu’une composition musicale ou un programme informatique. De nos jours, il
semble également que le droit d’auteur puisse s’appliquer à des séquences génétiques, dès lors que
l’homme intervient sur ces séquences, ce qui en fait une création de l’esprit humain. De même, dans
1
Ce passage s’appuie sur l’audition de Thierry Desurmont (SACEM), réalisée au CGP, le 6 juillet 2004.
Cf. Heller, M. et Eisenberg, R., « Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research », Science,
vol. 280, 1998, p. 698–701.
3
Ceci renvoie à la question des innovations cumulatives abordée ci-après, dans le chapitre 5 (section II.).
4
Cf. Farchy, J., Rochelandet, F., « La remise en cause du droit d’auteur sur internet : de l’illusion technologique à
l’émergence de barrières à l’entrée », Revue d’économie industrielle, n° 99, 2e trimestre 2002, p. 49-64 (ici : page 50).
5
Cf. l’entretien avec Jean-Noël Reinhardt, le président du directoire de VirginMega, Les Echos, 5 décembre 2006, p. 33.
2
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
l’exemple de ce qui est parfois appelé le « bio-art », c’est-à-dire des manipulations génétiques présentées
comme une création artistique, la question du statut juridique doit être posée : est-on toujours sur le
terrain du droit d’auteur traditionnel ? En outre, sachant que la philosophie de la propriété littéraire et
artistique repose traditionnellement sur le lien entre l’auteur et son œuvre, ainsi que sur le critère de
l’originalité de l’œuvre, il est pour le moins paradoxal que le droit d’auteur puisse s’appliquer – comme
c’est le cas actuellement, selon certains magistrats –, à protéger des photographies de tableaux dont la
caractéristique est précisément de parvenir à une reproduction ne portant pas l’empreinte du photographe.
De tels problèmes peuvent être considérés comme fondamentaux d’un point de vue conceptuel, même s’il
est douteux que des voies alternatives puissent facilement permettre de les surmonter.
5. Les autres solutions débattues, dans le champ du droit d’auteur et des droits voisins
Face à ces multiples menaces et en particulier en réponse au problème des échanges de fichiers musicaux
peer to peer, sur Internet, diverses autres solutions ont cependant été envisagées et ont donné lieu à de
vifs débats. L’une des principales, qui a été avancée par des économistes du CERNA (Ecole des Mines de
Paris) en 20041, a préconisé l’introduction d’un système de sur-tarification qui s’appliquerait, sur les réseau
de haut débit, à la partie « montante » (upload) des échanges peer to peer, c’est-à-dire aux flux mettant les
fichiers à disposition de l’internaute partenaire, par opposition aux flux « descendants », qui consistent à
copier par téléchargement. Il s’agit donc là non pas d’un système de taxation mais d’une tarification
discriminatoire, dont le produit serait laissé aux opérateurs de télécommunications. Une telle proposition
pose cependant un grand nombre de problèmes et a été assez rapidement écartée. Depuis lors, la solution
qui a le plus marqué les discussions a consisté à recommander la mise en place d’un système de licence
légale (ou globale).
a. La solution d’une licence légale (ou globale) : les justifications
Dans le contexte d’Internet et des échanges peer-to-peer, les ayants droit ont exploré plusieurs pistes pour
conduire les fournisseurs d’accès et les hébergeurs de sites à prendre leurs responsabilités. Ils ont tantôt
exercé des pressions à l’encontre de ces derniers pour les associer à la lutte contre la contrefaçon, tantôt
pour exiger qu’ils leur reversent une part de leur rémunération, à travers un système de licence légale (ou
globale).
L’idée consistant à régler le problème des échanges peer-to-peer par l’introduction d’une licence légale (ou
globale) est débattue en France depuis 2003. Un tel dispositif reviendrait en substance à instituer un
prélèvement sur le chiffre d’affaires des fournisseurs d’accès à Internet, en fonction de leur volume
d’activité, et de faire en sorte que ce prélèvement soit reversé au profit de l’ensemble des ayants droit. Il
s’apparente à la licence légale existant depuis longtemps dans le monde de la radiodiffusion.
Concrètement, il s’agirait d’un forfait prélevé sur les abonnements d’accès à l’Internet. Un tel système
compensatoire rappelle également les dispositifs déjà adoptés dans le domaine de la reprographie, pour le
prêt en bibliothèque ou encore concernant la rémunération pour copie privée (voir l’encadré 12, ci-avant).
Ce système ne saurait donc être assimilé à une apologie de la gratuité, bien au contraire. Selon ses
partisans, il aurait l’avantage d’assurer une rémunération substantielle aux ayants droit, supérieure à celle
que la filière concernée (notamment celle de la musique) pourrait percevoir en l’absence de tels dispositifs,
dans l’hypothèse où les droits de propriété littéraire et artistiques seraient massivement bafoués et où les
dispositifs techniques de protection de type DRM seraient contournés et/ou rejetés par une composante
importante de la société. Il vise notamment à fixer de nouvelles limites, afin de permettre de rémunérer les
ayants droit, en partant du postulat que le respect de la sphère privée limite la possibilité de contrôler par
les DRM les usages des internautes. Il s’agit en quelque sorte de pallier les déficiences d’un droit exclusif
qui, pour ce type de raison, ne pourrait déjà plus guère être exercé, en pratique2. Sous la forme d’une
licence globale optionnelle, cette solution a surtout été mise en avant par l’Alliance Public-Artistes3, qui
regroupe des organismes représentant les artistes (dont l’ADAMI et la SPEDIDAM), des associations de
1
Cf. en particulier Bomsel, Olivier (avec la collaboration de Jérémie Charbonnel, Gilles Le Blanc, Abakar Zakaria), Enjeux
économiques de la distribution des contenus, réalisé dans le cadre du projet Contango, financé par le RIAM et piloté par
le CNC, janvier 2004 ; voir aussi Bomsel, Olivier et Le Blanc, Gilles, Distribution de contenus sur Internet - Analyse
économique des remèdes au contournement des droits de propriété intellectuelle, note de travail, 8 mars 2004.
2
Cette analyse s’appuie en particulier sur les propos exprimés par Gilles Fromonteil (plasticien, président de la Maison
des Artistes), Olivier Brillanceau (directeur juridique de la société des auteurs des Arts visuels et de l’image fixe : SAIF)
et Jean Vincent (directeur des affaires juridiques et internationales de l’ADAMI), lors de la journée de prospective
juridique sur la création et le travail artistique organisée au CGP, dans le cadre des travaux du groupe de projet ORFEO,
le 1er juin 2005.
3
Cf. la charte de l’Alliance Public-Artistes signée le 11 mai 2005, dont le dossier de presse a été présenté le 3 juin 2005.
104
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
consommateurs (dont UFC-Que choisir) et des organismes tels que l’UNAF (Union des associations
familiales). De façon liée, il a été proposé qu’elle soit gérée par une société de gestion collective agréée par
le ministère de la Culture.
Visant à sortir d’une situation de blocage, cette formule de licence légale (ou globale) est en outre
présentée comme une solution temporaire, destinée à s’appliquer pendant une période transitoire cinq à
dix ans, à un moment où le droit de la propriété littéraire et artistique se trouve mis en difficulté par la
numérisation des œuvres, et tant que n’auront pas été développés de nouveaux modèles de distribution
prenant suffisamment en compte la demande des consommateurs et du public. Ceci revient aussi à dire que
si la licence légale (ou globale) déroge à la philosophie générale du système de la propriété littéraire et
artistique, elle peut apparaître comme à la fois un moindre mal et une évolution nécessaire, dans la mesure
où le droit exclusif actuel ne se révèle pas assez maniable.
b. Les limites d’une solution de type licence légale (ou globale)
Une telle solution fait cependant l’objet de très vives critiques. Pour ce type de dispositif, l’une des
difficultés majeure consiste à définir une rémunération équitable. En outre, le mode de fixation de ladite
rémunération implique une sorte de mutualisation du droit. Pour ses pourfendeurs, plus encore, la licence
légale comporte l’inconvénient majeur de transformer largement le droit d’auteur et les droits voisins en
simples droits à rémunération, c’est-à-dire en droits de toucher certains revenus. De même que le système
de la rémunération pour copie privée, elle présente ainsi des défauts évidents par rapport à la conception
traditionnelle du droit d’auteur en tant que droit exclusif.
D’un point de vue juridique, du reste, une telle licence légale – au sens d’un système institué par la loi – est
en général jugée non conforme aux accords internationaux, en l’espèce la Convention de Berne et, surtout,
les traités OMPI de 1996 et la fameuse directive européenne 2001/29/CE (DADVSI). Ces textes insistent en
effet sur la dimension exclusive du droit d’auteur et des droits voisins, posant que la reproduction et la
mise à disposition du public en ligne sont soumises à l’autorisation des ayants droit, qu’aucune dérogation
n’est admise au droit d’autoriser la mise à disposition du public et, enfin, que toute dérogation au droit
exclusif d’autoriser la reproduction est subordonnée à la satisfaction des trois conditions cumulatives dites
du « triple test »1. Telle est du reste la raison pour laquelle les partisans de ce type de dispositif ne parlent
plus de licence légale mais de licence globale. Tel qu’il a été temporairement voté à l’Assemblée nationale,
avant la suspension des débats parlementaires, à travers deux amendements passés dans la nuit du 22 au
23 décembre 2005, ce dernier système conduit à partiellement légaliser les échanges peer-to-peer, d’une
part en assimilant le « téléchargement descendant » (download) à des pratiques de copie privée et, d’autre
part, en plaçant le « téléchargement montant » (upload) sous régime de licence obligatoire2.
D’un point de vue économique, en outre, plusieurs importantes critiques ou zones d’ombre peuvent être
mentionnées. Comment devrait être répartie la rémunération unique et forfaitaire qui serait ainsi prélevée
sur les abonnements d’accès à l’Internet ? Plus encore, il peut être jugé aberrant d’asseoir la rémunération
des ayants droit sur un système d’abonnement lui-même fondé sur le coût de la bande passante et de
l’accès à l’infrastructure. Ceci vaut d’autant plus que, selon une telle logique, la tendance à l’accroissement
des débits pourrait à l’avenir peser dans le sens d’une réduction du coût de l’abonnement.
A cet égard, il peut être considéré comme préférable de garder la corrélation avec le coût « réel » des
œuvres. Un mécanisme de rémunération forfaitaire entraîne ainsi le risque d’une déconnexion vis-à-vis de
l’acte créatif, alors même que, désormais, la numérisation permet des décomptes identifiant clairement les
œuvres concernées. Il serait par suite néfaste de globaliser l’assiette de cette rémunération3.
1
Il doit s’agit de cas spéciaux, d’une reproduction autorisée ne portant pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre
et ne causant pas de préjudice injustifié aux intérêts légitimes des ayants-droits (cf. ci-avant, le chapitre 2).
2
Cf. les analyses présentées par le professeur P. Sirinelli (Université Paris 1) au cours du débat organisé sur le thème
« Vers un nouveau modèle de gestion des droits d’auteur face à l’environnement numérique ? », à la Fondation pour
l’innovation politique (FIP, Paris), le 23 février 2006. Voir le compte-rendu dans « Droits d’auteur et téléchargement
P2P », Point de vue, 8 mars 2006 (http://www.fondapol.org/).
3
Cf. les analyses présentées par Philippe Gaudrat (professeur à l’université de Poitiers, chercheur associé au
CECOJI/CNRS), lors de la journée de prospective juridique déjà évoquée (CGP, 1er juin 2005).
105
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Certes, les partisans de la licence globale avancent que leur système permettrait de mesurer les flux sur les
réseaux en ligne et, par ce biais, de rétribuer les ayants droit au prorata du nombre de fichiers échangés.
Leurs adversaires doutent cependant qu’un tel système de mesure puisse être assez fin pour retracer autre
chose que les flux portant sur les œuvres les plus en vue ; ils mettent dès lors en avant les risques qu’un tel
système pourrait entraîner pour la diversité culturelle.
En outre, il est jugé douteux qu’un système de licence légale ou globale puisse se révéler plus payant,
sinon à brève échéance, du moins à long terme. D’importants acteurs du domaine – en particulier du côté
des producteurs – estiment que la licence légale ne pourrait offrir que des revenus de substitution très
faibles, c’est-à-dire insuffisants pour permettre de rémunérer correctement les ayants droit, en compensant
le manque à gagner imputé aux échanges illicites en ligne.
En outre, la solution de la licence globale ne saurait s’appliquer à toutes les formes de créations et donc à
tous les secteurs. Si elle a jusqu’à présent été envisagée principalement pour la musique enregistrée, elle a
cependant été vigoureusement rejetée par de nombreux acteurs du domaine et en particulier par des
organismes tels que le SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique) et la SCPP (Société civile des
producteurs phonographiques). Et pourtant, il existe déjà un système de licence légale dans le domaine de
la radiodiffusion, ce qui tient largement au fait les contributeurs en la matière – les stations radiophoniques
– sont clairement localisés en France et y font preuve d’une assez grande stabilité économique et juridique,
dans le cadre de la régulation assurée par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). Or il n’y a pas
d’équivalent dans les autres secteurs. Concernant les échanges sur Internet, la mise en place d’un dispositif
de licence globale semble particulièrement peu appropriée dans un domaine tel que le cinéma, en
particulier du fait du système actuel de « chronologie des médias », qui implique de décaler les délais de
sortie des films sur les différents canaux de distribution.
Enfin, le dernier – et pas le moindre – des arguments des opposants à la licence globale consiste à affirmer
qu’introduire un tel système, dans l’univers du numérique, reviendrait à légaliser l’essentiel des échanges
peer-to-peer, et, de ce fait, à empêcher tout développement d’une offre légale payante1. Dans cette
perspective, il peut sembler fallacieux de présenter la licence globale comme une solution provisoire, dans
la mesure où ce provisoire risque de durer fort longtemps. Ceci revient à dire que non seulement la licence
légale (ou globale) ne saurait à elle seule régler tous les problèmes posés par la numérisation des œuvres
mais aussi qu’elle pourrait ne pas constituer un élément partiel de solution, même dans un domaine tel que
la musique.
c. Des choix à effectuer parmi un ensemble de solutions plus ou moins optimales
Tout ceci conduit aussi à souligner que, de manière générale, l’émergence des techniques numériques doit
être considérée non seulement comme un problème mais aussi comme une chance à saisir1. Il n’y a en effet
aucune fatalité conduisant à ce qu’elle réduise nécessairement les revenus financiers des créateurs et des
« auxiliaires de la création » (producteurs, éditeurs, etc.). Tout dépend de la façon dont les dépenses
globales effectuées par les consommateurs sont captées et réparties au sein de la chaîne des droits
d’auteur et des droits voisins. A terme, il est fort possible qu’il faille de toute façon repenser cette chaîne
des droits et donc le mode de financement de la création, dès lors que la numérisation signifie des coûts de
reproduction et de distribution quasiment nuls.
En tout cas, s’il existe bien une révolution numérique, il n’y a pas de déterminisme technologique mais
différents choix envisageables et dont il appartient à la société d’apprécier la pertinence. Les éléments qui
viennent d’être mentionnés montrent que, parmi ces choix, la licence globale constitue une option digne
d’être examinée mais relève d’une mesure d’urgence, comparable à une intervention chirurgicale visant à
stopper une hémorragie. En d’autres termes, avant d’y venir, il convient d’examiner soigneusement les
différentes mesures envisageables. Du point de vue de l’analyse économique et dans l’optique d’un mode
de financement durable des contenus, en effet, il est généralement estimé que l’optimum de premier rang
réside dans « des modèles de protection juridique permettant des ventes à l’exemplaire, à l’abonnement,
etc. », alors que la licence légale (ou globale) tend à être considérée comme participant d’un optimum de
1
« [La licence globale] entraînerait un basculement massif vers le peer-to-peer des consommateurs qui ne l'utilisent pas
encore, alors que jusqu'à maintenant les systèmes de licence intervenaient comme compensations des érosions
d'audience, maintenues marginales par la dégradation de la qualité des copies et l'existence d'un coût de reproduction
et de transmission. Il en coûte d'enregistrer une cassette vidéo, et il en coûte de l'envoyer à la terre entière. Ce n'est
plus vrai pour une oeuvre sous format de fichier informatique. Dans le cas de figure actuel, la licence devrait alors
constituer une substitution aux modèles économiques en vigueur. Hasardeux... » (extrait de l’article de Thomas Paris
intitulé « Droits d'auteur sur le Net: un devoir de modestie », Libération, 11 février 2006).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
second rang, au même titre que d’autres formes de financements indirects telles que les taxes ou les
redevances2. Ceci explique qu’actuellement, les principaux ayants-droit préfèrent miser sur une
combinaison croisant le développement d’offres légales payantes, la mise en place de dispositifs
techniques permettant de contrôler l’accès aux œuvres, ainsi que la menace de poursuites judiciaires vis-àvis des contrevenants.
6. Les hypothèses d’évolution pour l’incidence du changement technologique sur la PI
En somme, les développements précédents font ressortir que les évolutions technologiques actuelles
peuvent conduire à remettre en cause la propriété littéraire et artistique dans ses fondements, alors que ce
ne semble guère être le cas de la propriété industrielle. Cette dernière n’en pourrait pas moins se trouver
modifiée, à terme, par une mutation du droit d’auteur (et des droits voisins) qui déteindrait sur la ligne de
partage entre ce dernier et le brevet.
Concernant le droit d’auteur et les droits voisins, à terme, la capacité de contrôler les pratiques du public en
matière de copie numérique et d’accès aux œuvres devrait finalement buter moins sur des difficultés
d’ordre purement technologique que sur des problèmes de nature économique et d’« acceptabilité »
sociétale. A cet égard, deux orientations prédominent ainsi schématiquement : d’un côté, celle qui conduit
à renforcer la propriété littéraire et artistique, au nom de la sauvegarde des créateurs et des filières
industrielles qui s’y rattachent et, de l’autre, celle qui conduit à affaiblir – voire à détruire – la propriété
littéraire et artistique, notamment afin de faciliter la diffusion via Internet. Il s’agit en même temps de deux
visions du droit d’auteur et des droits voisins3. Jusqu’à présent, la première tendance (ou vision) a plutôt
prévalu sur la seconde.
H11 : Des technologies tendant plutôt à renforcer la PLA en tant que droit exclusif
Dans une première hypothèse, le changement technologique est supposé n’induire que de simples
aménagements dans le domaine de la propriété industrielle et notamment du brevet mais impliquer
cependant des changements plus importants dans la propriété littéraire et artistique, du fait de la
numérisation des œuvres. La propriété littéraire et artistique s’en trouve plutôt renforcée comme droit
d’interdire, même si une telle évolution peut fort bien se faire de façon raisonnable, c’est-à-dire sans qu’il
soit fait un usage abusif des nouvelles possibilités ouvertes par le changement technologique.
H12 : Des technologies impliquant plutôt un affaiblissement de la propriété littéraire et artistique
Une seconde hypothèse consiste à envisager, là encore, de menus arrangements dans le domaine du brevet
et des changements plus importants dans la propriété littéraire et artistique mais ce, cette fois, plutôt dans
le sens inverse, c’est-à-dire celui d’un assouplissement, voire d’un affaiblissement. Cette évolution de la
propriété littéraire et artistique découle surtout de ce que l’évolution technologique, par le biais des
mesures techniques de gestion numérique des droits – les fameux DRM – rencontrent des problèmes
d’acceptabilité sociétale. Cette éventualité peut, elle aussi, se produire de façon atténuée, de sorte qu’elle
ne passe pas nécessairement par un échec des DRM. Il est en effet envisageable de déboucher sur des DRM
« intelligents » et permettant notamment de préserver l’exception de copie privée.
H13 : Des technologies rendant nécessaire de repenser le contenu et les frontières de la PI
Une troisième hypothèse correspond à une situation dans laquelle le changement technologique et en
particulier l’émergence des nouveaux champs technologiques conduisent à une sorte de brouillage général
des contours de la propriété intellectuelle et en particulier du partage traditionnel entre la propriété
industrielle et la propriété littéraire et artistique. Pour les raisons qui ont été indiquées précédemment, il
est fort douteux que les changements technologiques à venir entraînent une profonde refondation de la
propriété intellectuelle dans son ensemble. De tels changements pourraient cependant au moins conduire à
repenser les catégories juridiques de la propriété intellectuelle, même s’il s’agit ici moins de bouleverser la
propriété intellectuelle que d’en rétablir les équilibres. Une telle évolution induit alors le lancement d’une
1
« [A]u final, la révolution numérique est peut-être la meilleure chose qui soit arrivée à la musique depuis longtemps »
(extrait de l’article d’Alain Levy, PDG d’EMI Music, intitulé « Le Net ne tuera pas les labels », Le Monde du 7 mars 2006,
p. 19).
2
Cf. Chantepie, P., Analyses économiques de la communication de contenus numériques sur les réseaux – DRMs ou/et
Peer-to-Peer : appropriabilité de revenus et financement de la création, rapport n° 2004-46 de l’Inspection générale de
l’administration des affaires culturelles, Ministère de la Culture et de la Comunication, Paris, octobre 2004 (p. 8).
3
« Ce n’est pas seulement la technique qui change, mais également l’état d’esprit. » (propos d’Erick Landon, avocat
spécialisé dans la propriété littéraire et artistique, rapportés dans l’article de Benoit Hopquin « Je télécharge, tu
télécharges », Le Monde, 19 février 2005, p. 13).
107
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
réflexion sur une plus grande rigueur dans l’attribution des protections et éventuellement sur l’opportunité
de protections d’un autre type. Elle conduit à une meilleure acceptation sociétale de la propriété
intellectuelle.
7. Les hypothèses d’évolution pour le contrôle de l’accès aux œuvres via Internet
Plus précisément, au-delà de cette incidence générale des évolutions technologiques sur le brevet, le droit
d’auteur et les droits voisins, qu’en sera-t-il à l’avenir du mode et du degré de contrôle de l’accès aux
œuvres via les réseaux numériques ? Les trois hypothèses d’évolution présentées ci-dessous recoupent en
partie les trois précédentes.
H11 : Une logique de renforcement des DRM, de répression et de concentration de l’offre
Dans le premier cas de figure, l’offre légale sur Internet peine à concurrencer l’offre non autorisée. En effet,
les échanges continuent de se réaliser à forte dose via les réseaux de pair à pair, ce qui menace de tarir en
partie les autres modes de diffusion. En réaction, les entreprises de l’industrie culturelle s’appuient sur la
technologie pour restreindre les sources d’accès ou de copies des œuvres, en particulier à travers des
systèmes de gestion numérique des droits (DRM : dispositifs anti-copie, systèmes intégrés d’identification,
etc.). La mise en place de ces protections s’accompagne d’une stratégie répressive en cas de
contournement. Pour arriver malgré tout à de tels contournements, les développeurs individuels (hackers)
se livrent à une surenchère qui conduit à augmenter les coûts de développement des dispositifs techniques
de type DRM. Seules les firmes les plus puissantes sont susceptibles de supporter ces coûts, ce qui conduit
progressivement à une absorption des industries de création par les industries informatiques. La rentabilité
est assurée par des modes de commercialisation intégrant les dispositifs techniques tant sur les œuvres
que sur les équipements de lecture. La contestation de ces phénomènes passe sur le terrain du droit de la
concurrence et/ou du droit à la protection de la vie privée. Les batailles juridiques, qui se multiplient
notamment entre les grands groupes de l’industrie culturelle (majors) et les groupes de consommateurs,
conduisent à une élévation des coûts de défense des droits. De ce fait également, certaines entreprises de
l’industrie culturelle peinent à obtenir des retours suffisants sur investissement, ce qui accentue les
phénomènes de concentration et de raréfaction de l’offre.
H12 : Des logiques de verrouillage conduisant à des réactions de rejet de part et d’autre
Dans la deuxième configuration, cette forte tendance à la concentration des opérateurs conduit à des
phénomènes de rejet ou de boycott et ce, de la part tant des créateurs que des consommateurs. De ce fait,
la création tend à se diffuser en partie par des canaux alternatifs visant des marchés niches. Une proportion
notable d’auteurs refusent de participer à des systèmes propriétaires. La mise à disposition s’accompagne
alors soit de l’abandon des droits de propriété intellectuelle traditionnels (logique de l’open source et des
creative commons1), soit de mécanismes de fidélisation et de club, vis-à-vis d’un public averti et solidaire
mais relativement restreint. Ces comportements sociétaux trouvent des relais politiques qui encouragent
ces formes de création et de diffusion à travers des systèmes de subventions ; les modèles économiques
fondés sur le « libre » trouvent alors leur équilibre en partie à travers une politique active
d’accompagnement et de soutien des pouvoirs publics. Dans ce type d’évolution, l’offre culturelle tend en
partie à devenir un domaine subventionné ou bien un produit joint, dérivé, c’est-à-dire un produit d’appel
pour des biens et services relevant d’autres marchés. Ces autres formes de financement de la création
culturelle contribuent ainsi à saper les bases de l’économie de marché du système classique du droit
d’auteur.
H13 : Le développement d’une offre légale, diversifiée et validée par le public et les auteurs
Face aux défis posés par la montée en puissance d’Internet, les industries culturelles s’organisent pour
proposer en ligne une offre qui parvient à rencontrer les attentes du public. A cet effet, elles établissent des
places de marché efficaces, grâce à la mise en place de systèmes adéquats de licences croisées. Sur les
réseaux numériques, elles font aussi en sorte de rentabiliser leur offre en développant des formules de
micro-paiement ou des systèmes d’abonnement, en abandonnant les supports devenus non rentables ou
en réalisant des produits « couplés ». La qualité de cette offre légale détourne certains utilisateurs des
réseaux libertaires, en partie aussi en raison des risques juridiques ou techniques qui caractérisent ces
derniers. Des dispositifs techniques affinent la redistribution des redevances entre les auteurs, qui valident
largement l’ensemble du système. Quant aux ayants droit, au lieu de chercher à effectuer par eux-mêmes
les tâches de diffusion, ils les « délèguent » à des intermédiaires techniques (fournisseurs d’accès sur
1
Ces deux termes sont explicités dans la section suivante (II. Le développement des modèles « libres », pour les biens
numériques).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Internet) ou commerciaux (nouveaux distributeurs virtuels), éventuellement par l’intermédiaire de sociétés
de gestion collective1. Les mécanismes de répartition conduisent à associer ces intermédiaires à la
rémunération des ayants droit. Les droits sont ainsi fondus dans des abonnements (téléphonie mobile ou
d’accès à Internet) qui donnent accès à une offre spécifique ou élargie. Le choix s’opère librement, pour
l’internaute, et si la part revenant à l’auteur est noyée dans la prestation de l’intermédiaire, ce dernier lui
reverse une part de ses bénéfices.
II. Le développement des modèles « libres », pour les biens numériques
Dans le contexte du nouveau paradigme numérique ou immatériel, les développements qui précèdent, à
propos du contrôle de l’accès aux œuvres, ont bien montré que de nouvelles conceptions de la propriété
intellectuelle apparaissent – notamment en termes d’ouverture –, du côté de divers modèles qualifiés de
« libres » ou open source. S’il convient a priori de rendre compte de l’ensemble de ces modèles, tous
secteurs confondus, il faut bien admettre que les principaux débats à ce sujet portent sur le domaine de
l’informatique. Ceci conduit à relever qu’en France, si les débats récents au sujet de l’évolution du droit
d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ont été focalisés sur le secteur de la musique
enregistrée, le secteur de l’édition de logiciel représente cependant des enjeux bien supérieurs, en termes
strictement économiques2.
Avant d’approfondir les problèmes soulevés par les liens entre modèles « libres » et propriété intellectuelle,
quelques éclaircissement s’imposent tout d’abord à propos de la notion même de modèle libre, afin de
dissiper certains malentendus concernant les rapports que la sphère du libre entretient avec la propriété
intellectuelle, de même qu’avec la gratuité. Afin d’expliquer les très importants enjeux qui ont été soulevés
ces dernières années par le projet de directive européenne sur la brevetabilité des inventions mises en
œuvre, il convient ensuite de remettre en perspective les mérites et les défauts respectifs du brevet et du
droit d’auteur, à l’égard de ces modèles libres. Au delà, et qu’ il soit question de brevet ou de droit
d’auteur, les débats récents ont en outre montré que les rapports entre les modèles libres et les modèles
classiques – dits « propriétaires » – sont souvent très conflictuels, même si des évolutions se font sentir à
ce sujet. Par suite, l’une des questions centrales consiste à de demander quelles sont à l’avenir les
possibilités de coexistence entre ces différents modèles.
1. La position des modèles « libres » par rapport à la propriété intellectuelle et à la gratuité
a. L’émergence de diverses pratiques fondées sur des modèles « libres »
Voisines, les notions de ressource « libre » ou de modèle open source correspondent à de nouvelles
pratiques créatives et efficaces, qui se sont développées en particulier grâce aux réseaux numériques et qui
sont fondées sur la réciprocité, l’émulation, la mise en commun et la modification d’œuvres ou supports
préexistants. Relevant à la fois du droit, de l’économie et de la sociologie, ce nouveau mode de création
coopératif est dérivé de ce qu’il est convenu d’appeler le modèle de la science ouverte et se fonde en
grande partie sur l’idée de libre accès. Après avoir, au départ, concerné surtout des personnes physiques
(informaticiens, éditeurs de sites web, bibliothécaires, chercheurs publics, artistes, etc.), il s’étend
désormais à des personnes morales publiques ou privées, qui souhaitent de la sorte rendre leurs œuvres
accessibles sur un mode différent des modes classiques. Il se caractérise par le fait que les créateurs
concernés sont eux-mêmes aussi, le plus souvent, en position d’utilisateurs et réciproquement car, grâce
aux réseaux numériques et aux ordinateurs personnels, tout utilisateur devient virtuellement créateur.
Jusqu’à présent, ces pratiques s’appliquent à différentes formes d’écriture et de création collective dans
divers domaines, dont la science, la littérature, la musique mais concernent aussi et surtout le secteur du
logiciel, notamment autour du système d’exploitation Linux. Ceci vaut d’autant plus la peine d’être souligné
1
Un exemple peut de nos jours déjà être trouvé du côté du projet SESAM, qui est chargé de gérer les droits de ses
membres en France, en matière d’usages multimédia. Créé en juillet 1996, ce projet prend en charge les membres de
cinq sociétés françaises de gestion collective de droits d'auteur (SACEM, SACD, SCAM, SDRM, ADAGP). Début 2004,
SESAM et AOL ont ainsi signé le premier accord entre des sociétés de gestion collective de droits d'auteur et un
fournisseur d'accès à Internet (cf. le communiqué SACEM en date du 4 mars 2004).
2
Le chiffre d’affaires réalisé en France en 2005 s’est situé à plus de 7 milliards d’euros pour l’édition de logiciel – hors
services informatiques (chiffres Syntec) –, contre seulement 927 millions d’euros pour l’édition phonographique
(chiffres SNEP).
109
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
que, comme l’ont montré les enquêtes FLOSS (Free/Libre/Open Source Software), l’Europe occupe une
position relativement dominante dans le domaine du logiciel libre. En la matière, la France fait en effet
partie, avec l’Allemagne et le Japon, des trois pays qui utilisent le plus les logiciels libres pour leurs
activités économiques. Un autre exemple est fourni par le domaine de la publication scientifique qui, du fait
de la révolution numérique, a lui aussi en partie basculé dans la sphère du libre. En Europe, des organismes
tels que le CNRS, l’INSERM, le Max-Planck-Institut et le Wellcome Trust se sont ainsi déclarés favorables au
« libre accès », qui est en particulier structuré autour du collectif de scientifiques Public Library of Science
(PloS)1. D’autres illustrations de ce phénomène concernent les bases de données pédagogiques libres,
dans le domaine de l’éducation, ou encore l’encyclopédie électronique Wikipedia, gratuite et multilingue,
qui se crée actuellement sur Internet, de façon « collaborative » et sans vocation commerciale, avec des
règles de propriété intellectuelle originales, bien que reposant sur le droit d’auteur. Enfin, les modèles
libres concernent également la création artistique mais dans une moindre mesure (hormis peut-être le cas
de la musique), ce qui tient sans doute à des problèmes de rémunération car, en la matière, les oeuvres
n’ont en général pas de valeur d’usage dans d’autres domaines d’activité.
b. Quelle articulation entre la sphère du libre et celle de l’économie marchande traditionnelle ?
Il est vrai que ces modèles libres sont en général mis en place sans but lucratif et souvent en réaction à une
sphère commerciale. Ils reprochent ainsi fréquemment à cette dernière de subir un processus de
concentration et de tendre ainsi vers le monopole ou l’oligopole, comme dans le cas non seulement de
l’industrie du logiciel mais aussi de l’édition littéraire ou des revues scientifiques. La philosophie du libre
met ainsi en avant l’importance de la création pluraliste et indépendante, dans un contexte qui tend au
contraire à faire de la plupart des créateurs des salariés. Dans le domaine du logiciel, en tout cas, une
grande partie de l’activité de création et de diffusion se fait en dehors des circuits commerciaux et
professionnels traditionnels, en réponse à des besoins non relayés par le marché. A titre d’exemple, le
logiciel libre SPIP (publication en ligne) a été conçu par des journalistes.
De même, et alors que les modèles dits propriétaires s’efforcent traditionnellement de promouvoir leurs
produits en maintenant les principes de rivalité (le fait qu’un usage effectué par un agent diminue celui
effectué par un autre) et d’exclusivité (le fait que la consommation soit limitée aux seuls utilisateurs
contribuant au financement du bien), via des méthodes de protection fondées sur divers outils juridiques
ou techniques, les adeptes du libre favorisent au contraire délibérément la non-rivalité et la non-exclusivité.
En outre, le développement des modèles libres apparu depuis le début de la décennie actuelle, après
l’éclatement de la bulle Internet, tient aussi aux difficultés économiques qui ont conduit beaucoup
d’acteurs à se préoccuper de solutions alternatives moins coûteuses que les traditionnelles formules
propriétaires.
Il faut cependant préciser que, dans ce contexte, la liberté ne rime pas forcément avec la gratuité. En
l’espèce, certes, l’incitation qui prévaut repose non pas sur la rémunération des auteurs mais sur la
participation reconnue à une oeuvre publique et sur le partage de l’usage des résultats. Si les créateurs
cèdent gracieusement le bien (ou le service) produit lui-même, ils tendent cependant à facturer tel ou tel
produit dérivé. Il faut ainsi distinguer entre, d’un coté, l’activité de création (par exemple l’édition d’un
logiciel) et, de l’autre, l‘activité de mise en œuvre (formation, fourniture de biens ou services
complémentaires), qui est généralement de nature marchande, sauf cas isolés. Des musiciens peuvent ainsi
mettre certaines de leurs œuvres en accès libre sur Internet, tout en se rémunérant par le biais
d’interprétations publiques. En outre, les modèles libres n’évacuent nullement le problème fondamental du
financement privé de la création, qu’il appartient à la propriété intellectuelle de résoudre, d’une manière ou
d’une autre. Ceci se traduit par le fait que l’univers du libre, du fait de son accès ouvert, subit des
phénomènes de « passager clandestin » (free rider), même s’ils demeurent assez peu significatifs, dans
l’ensemble.
c. La propriété intellectuelle au fondement même des modèles libres
A cet égard et plus fondamentalement, il convient de souligner que les biens réalisés selon ce modèle libre
ne sont nullement versés dans le domaine public. Ils ne sont en effet laissés à la disposition de tiers que
dans le respect de certaines conditions conférant plus ou moins de droits, ce qui va de pair avec
l’émergence progressive d’un corps de pratiques innovantes sur le plan juridique et économique2. Dans
1
Voir l’article « Le ‘’libre accès’’ aux résultats de la recherche bouleverse le monde des revues savantes », Le Monde, 17
avril 2004, p. 23.
2
Cf. Jullien, N., Zimmermann, J. B., « Le logiciel libre : une nouvelle approche de la propriété intellectuelle », Revue
d’Économie Industrielle, n° 99, numéro spécial « Les droits de propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux
enjeux », 2002, p. 159-178.
110
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
cette perspective, il convient ainsi de mentionner les contrats dits creative commons, dont la philosophie
s’inspire de celle du logiciel libre mais sur des bases quelque peu différentes.
En tout cas, la propriété intellectuelle ne saurait être considérée comme extérieure ou en opposition aux
modèles libres car, bien au contraire, elle en constitue même le garant. Ainsi, le modèle des logiciels libres
est fondé sur des formes particulières de licences (notamment de type Licence Publique Générale : LPG, en
anglais GPL) qui visent notamment à empêcher l’appropriation privée des codes. Il repose sur des contrats
classiques s’appuyant sur les droits de propriété intellectuelle, de sorte que l’efficacité dudit modèle est
conditionnée par celle de ces droits. Ceci explique que les systèmes de licence GPL ne puissent pas
fonctionner dans des pays où le droit d’auteur n’est pas respecté. A cet égard, il est significatif que la
signature d’un récent accord franco-chinois sur le logiciel libre vise à résoudre ce type de problème, en
faisant mieux respecter les droits de propriété intellectuelle en Chine1.
2. Les mérites comparés du droit d’auteur et du brevet, à l’égard des logiciels libres et
propriétaires
Etant précisé que les modèles libres se fondent sur la propriété intellectuelle, la question se pose de savoir
laquelle. Dans les termes du débat actuel, il s’agit en fait surtout de savoir lequel, du droit d’auteur et du
brevet, constitue la forme de protection la plus appropriée pour les logiciels et notamment face aux besoins
partiellement contradictoires des logiciels libres et des logiciels propriétaires.
a. Droit d’auteur et/ou brevet : quelle forme de protection pour le logiciel ?
Concernant les logiciels, l’extension de la brevetabilité remonte surtout à la dernière décennie. Elle
demeure soumise à des restrictions au Japon et en Europe. Le fait est qu’en Europe, le régime qui
prédomine en la matière est celui du droit d’auteur. Aux termes de la Convention de Munich (1973), qui régit
le droit européen des brevets, les programmes informatiques ne sont en effet pas brevetables en tant que
tels. Selon cette philosophie européenne, la brevetabilité soulève en effet de sérieux problèmes dans le
domaine de l’informatique et une création réalisée avec de purs algorithmes ne saurait être brevetée
comme une création réalisée avec des transistors. La raison en est que, dans le système européen, un
brevet ne peut protéger qu’une façon d’obtenir certains résultats, c’est-à-dire une fonction opératoire
rattachée à l’acte inventif lui-même. Dès lors, la notion de brevet-logiciel pose une question de principe car
un logiciel correspond beaucoup moins à des façons de réaliser certaines fonctionnalités – c’est-à-dire à
« des actions spécifiques portants sur des données »2 – qu’à la spécification même de ces fonctionnalités.
En effet, ce qui se trouve dans un programme n’est en général autre chose que la description du résultat luimême3 ; rien ne dit que ce qui y est lu dans le programme corresponde à ce qui est exécuté par la machine ;
dans certains programmes, la réalisation de la fonctionnalité n’est pas même explicitée.
Ceci étant, il est possible d’affirmer qu’il existe une jurisprudence, en France, pour des brevets relatifs à de
purs logiciels, comme dans le cas des brevets Thomson sur la compression de signaux audiovisuels. En tout
cas, comme l’a montré la très vive controverse qui a conduit à l’échec de la tentative de directive
européenne à ce sujet, en juillet 2005, à l’issue d’une procédure ayant duré près de cinq ans, la situation
est a fortiori plus ambiguë encore concernant le champ plus vaste des inventions mises en œuvre par
ordinateur.
En l’espèce, le droit d’auteur ne constitue à l’évidence que l’un des régimes applicables car, dans la
pratique, il est estimé qu’au moins 30 000 brevets ont été délivrés par l’OEB concernant ce type
d’inventions. Les partisans de la brevetabilité y voient une situation d’insécurité juridique fort préjudiciable
au développement de l’industrie européenne du logiciel et estiment qu’il est grand temps de mettre la
législation en accord avec la pratique. De leur point de vue, plus fondamentalement, une harmonisation du
droit permettrait de stimuler l’innovation dans un secteur de plus en plus important pour l’ensemble de
l’économie. De fait, l’enjeu est d’autant plus considérable qu’il concerne la plupart des domaines d’activité
car, de nos jours et tous secteurs confondus, il est estimé qu’environ un tiers du total des dépenses de
recherche et développement (R & D) sont réalisées sous la forme de logiciels.
1
Voir l’article de C. Cousin, « Logiciel libre : un accord franco-chinois », Les Echos, 18 mai 2005, p. 27.
Cf. Caillaud (B.), « La propriété intellectuelle sur les logiciels », in : Tirole (J.), Propriété intellectuelle, rapport n° 41 du
Conseil d’Analyse Économique, Paris, 2003 (p. 116).
3
Voir « Brevetabilité du logiciel : le point de vue d'un chercheur en informatique », article de B. Lang déjà cité.
2
111
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Les partisans de la brevetabilité estiment en outre qu’en matière de logiciel, la coexistence actuelle du droit
d’auteur et du brevet n’entraîne guère de problèmes concrets. Le cas des Etats-Unis, en particulier, atteste
de ce que le brevet n’est pas forcément antinomique avec d’autres formes de protection de la propriété
intellectuelle.
Les adversaires de la brevetabilité rétorquent qu’avant que la brevetabilité des logiciels ne fût acceptée aux
Etats-Unis, dans les années 1980, l’industrie de la Silicon Valley a pu fort bien se développer sous le seul
régime du copyright. Il estiment qu’en la matière, le régime du droit d’auteur est préférable car il ne conduit
pas à des situations bloquantes et n’exclut pas la création indépendante, dans la mesure où des éléments
similaires de logiciels peuvent être recréés de façon relativement indépendante de la création initiale. Selon
eux, le brevet pose par contre un problème majeur, notamment dans la mesure où il représente des coûts
importants tant pour les détenteurs (au titre du dépôt et du renouvellement des brevets) que pour les
utilisateurs, y compris lorsque ces derniers opèrent dans le domaine non marchand. Dans la mesure où,
dans le domaine du logiciel, une grande partie de l’activité de création et de diffusion se fait en dehors de la
sphère des entreprises à but lucratif, le brevet est alors considéré comme nécessitant de trop forts
investissements, de surcroît en contrepartie de retours trop hypothétiques.
A ceci, les défenseurs de la brevetabilité répliquent que le droit d’auteur permet d’interdire l’utilisation d’un
logiciel utilisant les mêmes fonctionnalités. Ils font en outre observer que la durée du droit d’auteur ou du
copyright est actuellement très longue (70 ans après le décès du créateur, notamment en Europe aux EtatsUnis).
b. Quels risques de contrefaçon par accident et quel degré de divulgation du savoir ?
Un autre débat concerne l’intentionnalité de la contrefaçon. A ce propos, les défenseurs du logiciel libre
estiment qu’avec le brevet, il existe un risque fort de contrefaçon par accident, dès lors qu’un programmeur
utilise à son insu telle ou telle partie d’un programme breveté. Les partisans de la brevetabilité leur
répliquent que si la contrefaçon peut aisément se produire de façon fortuite dans le domaine du droit
d’auteur, où il n’y a pas d’obligation d’enregistrement, ceci ne devrait pas arriver avec le brevet, qui
implique une divulgation au public et permet ainsi la décompilation (reverse engineering).
En ce sens et, par contraste, le système des brevets présente des grands avantages en termes de clarté :
tout brevet est publié et accessible très largement depuis n’importe quel pays, et il comporte des
revendications définissant précisément l’étendue des droits. Ce type de jugement sur le système des
brevets doit toutefois être nuancé car tout dépend de la nature des objets concernés. Si, dans les secteurs
de la chimie ou de la mécanique, un produit correspond à un nombre de brevets relativement restreint et
identifiable, la situation est toutefois différente en ce qui concerne des systèmes extrêmement complexes1 –
comme les logiciels –, où les éventuels brevets, le cas échéant, sont très nombreux et difficiles à lire. Dans
ce dernier cas, il est malaisé d’utiliser le brevet afin d’anticiper d’éventuels problèmes de contrefaçon,
même une telle tâche demeure faisable, moyennant une organisation et des efforts appropriés. Dans une
entreprise telle qu’Air Liquide, par exemple, aucun produit n’est lancé sans qu’un ingénieur ne se soit au
préalable exprimé sur l’éventualité de problèmes de contrefaçon.
Dans le domaine du logiciel, ceci étant, différentes techniques permettent d’enregistrer sans divulguer et il
est douteux qu’il faille, afin de favoriser la diffusion du savoir, exiger la divulgation des codes-source. En la
matière, la protection par le droit d’auteur sert essentiellement à protéger le secret, de sorte qu’une telle
divulgation conduirait à l’inverse du résultat recherché de nos jours, où décompiler suppose grosso modo
d’y être autorisé par les ayants-droit. De plus, le droit d’auteur permet des licences de type GPL, qui ont
pour but non pas d’interdire la divulgation mais au contraire de l’imposer et d’empêcher ainsi l’emprise du
secret.
Au terme de ce débat, les discussions portent au fond sur l’efficacité socio-économique comparée du brevet
et du droit d’auteur comme moyen de protection, dans le domaine de l’informatique. Dans cette optique, la
question consiste en particulier à savoir dans quelle mesure le brevet constitue un mécanisme de
régulation socio-économique perturbant ou au contraire facilitant l’activité de création, dans le cas du
logiciel. A cet égard, l’analyse économique donne à penser qu’actuellement, l’incitation à créer est déjà très
forte dans les industries de la « nouvelle économie », où existent de considérables rendements croissants
1
Certes, la réalité est moins dichotomique que ne pourrait le laisser croire ce clivage entre systèmes simples et
systèmes complexes mais il faut bien schématiser car raisonner sur un continuum n’est guère aisé.
112
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
d’adoption et de puissants effets de réseau1. Elle montre que, si les brevets n’impliquent pas
nécessairement des phénomènes de blocage et d’« emprisonnement », ils peuvent cependant donner lieu à
des effets pervers, en particulier dans des situations de course aux brevets où ces derniers conduisent à
récompenser démesurément un petit nombre d’innovateurs, en vertu du principe selon lequel « le gagnant
remporte le tout » (winner takes all)2. Dans la mesure où ce point vaut pour une bonne part aussi pour le
droit d’auteur, il conduit à s’interroger sur un problème différent : celui du degré de compatibilité entre les
logiciels propriétaires et les logiciels libres.
3. Quelles possibilités de coexistence entre modèles libres et modèles propriétaires ?
En d’autres termes, la question posée est très largement aussi celle des effets concurrentiels exercés sur
les modèles libres et propriétaires par la propriété intellectuelle dans son ensemble – que ce soit sous la
forme du brevet ou du droit d’auteur – : quelles sont les possibilités de coexistence entre ces modèles,
selon le degré de force ou de souplesse de ces droits de propriété intellectuelle ?
a. Des risques d’éviction des modèles libres par les modèles propriétaires
Dans le cas d’une industrie telle que celle du logiciel, les risques d’évolution anticoncurrentielle tiennent
davantage aux évolutions technologiques qu’à la propriété intellectuelle elle-même, qu’il s’agisse de brevet
ou de droit d’auteur. En effet, une firme telle que Microsoft écrase la concurrence moins par ses brevets que
par sa puissance économique, qui repose sur l’existence d’effets de réseaux ; du fait de ces derniers, un
logiciel en position de quasi norme aujourd’hui ne saurait guère être détrôné demain par un produit
concurrent. La question n’en demeure pas moins de savoir si le pouvoir de marché dont un tel groupe
dispose ainsi dans certains domaines tels que les protocoles de communication ne risque pas d’être
cimenté par les monopoles légaux conférés par la propriété intellectuelle, a fortiori si ce pouvoir de marché
est verrouillé encore davantage par la voie du brevet.
Aux Etats-Unis, Microsoft protège son système d'exploitation Windows par le copyright et a breveté tous
ses protocoles de communication, ses protocoles concernant les nouvelles versions de sa suite bureautique
Office, ainsi que ses formats de données. Ses détracteurs estiment que ce géant veut par là étouffer
l’unique vrai concurrent qui peut encore le menacer, à savoir le logiciel libre. Ce dernier peut en effet être
considéré comme vulnérable à certains risques juridiques découlant des droits de propriété intellectuelle
et, à l’avenir, la montée des coûts liés au renforcement contemporain de ces droits pourrait dissuader un
grand nombre d’acteurs bénévoles de contribuer à son développement.
Hélas, il est difficile de trouver des réponses efficaces à ce type de problème sur le plan pratique. Il n’est
ainsi guère possible de concevoir un droit qui mettrait la propriété intellectuelle entre parenthèses dès
qu’apparaissent des effets de réseau. A titre d’exemple, spécifier que la brevetabilité ne peut pas
s’appliquer dès lors qu’il s’agit de protocoles de communication risquerait de retirer du champ du
brevetable une grande part des innovations apparues ces dernières années, dans le domaine des
télécommunications. De même, il est douteux qu’il soit pertinent d’envisager une législation qui permettait
aux acteurs non marchands relevant de la sphère du logiciel libre d’accéder à certains logiciels sans payer
des licences. Il y a quelques années, des initiatives allant dans ce sens ont été prises sur Internet mais sur
la base d’initiatives individuelles et non d’une loi.
En outre, le problème signalé ne porte pas que sur les brevets car, comme déjà suggéré, il demeure
fondamentalement le même pour le droit d’auteur (et les droits voisins). Le fait est que le droit d’auteur
comme le brevet constituent principalement des droits à exclure. Vis-à-vis d’un logiciel libre, plus
précisément, une protection par le brevet produit un effet similaire à une protection résultant du couplage
entre le droit d’auteur et les mesures techniques de protection (MTP, dite aussi DRM), sachant que ces
mesures correspondent tout simplement à un moyen technique d’obtenir le respect des droits d’auteur. Aux
Etats-Unis, ceci peut être illustré par le cas du protocole de communication CSS3, une technologie de
cryptage qui protège la lecture de DVD. Cette MTP, qui est lui-même protégée par le Digital Millenium
1
Cf. Chantepie, P., Le Diberder, A., Révolution numérique et industries culturelles, (coll. Repères), La Découverte, Paris,
2005 (p. 14).
2
Cf. Lévêque (F.) et Menière (Y.), Economie de la propriété intellectuelle, (coll. Repères), La Découverte, Paris, 2003 (p.
27-28).
3
« CSS, Content Scamble System : dispositif de contrôle d'accès qui rend impossible le visionnage des DVD s'ils ne sont
pas lus par des lecteurs de DVD munis de la clé de décryptage qui permet d'accéder au contenu du DVD. » ; citation
extraite de « A propos du droit d'auteur : cinéma et nouveaux vecteurs de diffusion », Revues du Web, 08/08/2003
(http://www.minefi.gouv.fr/minefi/ministere/documentation/revuesdeweb/cinema.htm).
113
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Copyright Act (DMCA), y interdit en effet tout logiciel de lecture de DVD sur une plate-forme libre n’ayant
pas obtenu d’autorisation des ayants-droit de ce protocole. Dans cet exemple, l’interdiction de contourner
n’est donc pas liée à l’existence d’un brevet.
b. Des menaces également pour les modèles propriétaires (les modèles libres… et le piratage)
Inversement, certes, des menaces planent également sur les modèles propriétaires. Elles proviennent en
partie aussi des pratiques de contrefaçon, dont le logiciel constitue actuellement l’une des principales
victimes. En France, selon une enquête commanditée par BSA (Business Software Alliance), l’association de
lutte contre le « piratage » des logiciels, 45 % des logiciels installés en entreprise de nos jours sont des
contrefaçons, contre une moyenne de 35 % pour l'ensemble de l'UE et pour le monde entier et contre 22 %
pour l’Amérique du Nord1.
Il y a quelques années, une enquête similaire avait montré que près de 80 % des élèves-ingénieurs des
grandes écoles françaises effectuent des copies illégales de logiciels sur leur ordinateur personnel2. Ces
pratiques ne débouchent cependant pas sur des mesures répressives, sans doute parce que les étudiants
d’aujourd’hui constituent potentiellement les futurs clients de demain et car les éditeurs des logiciels
propriétaires veulent probablement éviter de renforcer la popularité des logiciels libres. Le fait est qu’aux
yeux du public, ces derniers ont déjà gagné en popularité, notamment pour des raisons de fiabilité et de
coût. En dehors du secteur du logiciel, les modèles open source tendent aussi à s’implanter dans le
domaine des publications scientifiques et cette évolution devrait s’accentuer à l’avenir, en l’espèce
essentiellement pour des raisons de coût.
Les modèles propriétaires peuvent ainsi être considérés comme menacés en partie par les modèles libres. A
cet égard, il existe un débat sur le caractère « contagieux » des logiciels open source. En effet, il est
possible d’envisager une évolution allant dans le sens d’une « viralité » croissante, ce qui renvoie à des
formes de licences (de type GPL) de plus en plus contraignantes et qui, partant des couches basses des
logiciels, pourraient se propager jusque dans les couches hautes et s’infiltrer ainsi dans toute l’activité du
développement logiciel3. Ceci étant, si un développeur effectue, au dessus du cœur ou « noyau » (kernel)
d’un système informatique sous licence GPL, des applications qui lui sont propres et qui ne sont pas
directement liées audit noyau, alors il n’est pas contraint par cette licence GPL. En outre, cet aspect de
viralité ne doit pas être surestimé car il porte sur des créations dérivées (dérivés d’un logiciel) et, qui plus
est, car la viralité des licences propriétaires demeure plus considérable encore.
c. En pratique, une cohabitation de plus en plus fréquente entre modèles libres et propriétaires
Dans les faits, comme le montrent par exemple de nombreux cas d’entreprises dans le domaine des
télécommunications, il y a de plus en plus souvent coexistence entre les développements libres et les
développements propriétaires. Le noyau d’un système informatique peut ainsi être exploité sous logiciel
libre, lorsque les développeurs trouvent plus pertinent de travailler de façon communautaire pour ce type
de socle, généralement dans les couches basses d’un logiciel. Parallèlement, dans les couches hautes plus
spécifiques à leur métier, ils choisissent par contre un mode propriétaire pour leur développement interne.
Ainsi, et alors les modèles économiques open source demeuraient relativement confidentiels il y a encore
cinq ans, ils passent désormais par un grand nombre de domaines d’application et s’y développent très
rapidement, y compris chez de grandes entreprises industrielles telles qu’Alcatel ou Thales. Hors de France,
de même, bien d’autres grandes firmes utilisent les modèles open source pour leurs propres projets
industriels – comme dans le cas de Motorola – ou bien s’en inspirent pour organiser le travail collaboratif
dans leurs laboratoires de R & D – comme chez BMW4.
Même Microsoft, l’acteur paradigmatique en matière de logiciel, affiche désormais une position conciliante
à l’égard des logiciels libres. Quant au groupe IBM, il se trouve vis-à-vis d’eux à la fois dans une attitude de
rivalité et dans une position de coopération. Début 2005, il a ainsi annoncé qu’il favorisait le
développement des logiciels libres en permettant l'utilisation libre de certaines technologies sur lesquelles
il détient près de 500 brevets (sur un portefeuille total de plus de 40 000 brevets) ; il faut cependant
préciser qu’IBM ne met pas pour autant ces brevets dans le domaine public : il s’engage seulement à ne pas
les opposer à des tiers, pourvu que ces derniers les utilisent dans le cadre de développements open source.
1
Source : étude effectuée par le cabinet IDC (International Data Corporation) et publiée par BSA en décembre 2005.
Enquête de l’ESIEA (Ecole Supérieure d’Informatique Electronique Automatique), publiée par BSA début 2002.
3
« [L]’inclusion d’un logiciel sous GPL dans un nouveau logiciel fait automatiquement passer ce dernier sous licence
GPL » (Perline et T. Noisette, La bataille du libre – dix clés pour comprendre, (coll. « Sur le vif »), La Découverte, Paris,
2004, p. 25).
4
Cf. les analyses de Georg von Krogh, professeur de management à l’université de Saint-Gall (Suisse), dans « Le logiciel
libre dope l’innovation », Enjeux, hors série (« Comment nous vivrons demain ») n° 01, décembre 2005, p. 68-69.
2
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
A l’automne 2005, ce groupe américain a lancé – en partenariat avec Philips, Sony, Novell et Red Hat –
l’Open Invention Network, qui vise à promouvoir Linux et la sphère open source, via la détention et
l’acquisition des brevets rendus disponibles sans licence propriétaire. Ce faisant, de telles firmes cherchent
sans doute à contrôler les développements ultérieurs desdits logiciels et à éviter que Microsoft ne devienne
l’unique fournisseurs de logiciels et ne parvienne par ce biais à accaparer les activités de service à forte
valeur ajoutée qui en découlent. Cette situation montre qu’aux Etats-Unis, si la brevetabilité des logiciels
n’a pas empêché l’essor du logiciel libre depuis près d’un quart de siècle, elle a pu le freiner dans certains
cas et, surtout, elle suscite désormais des réactions vigoureuses de concurrents inquiets face au risque
d’un trop grand « verrouillage » de la technologie par les brevets.
De même que, dans le domaine des inventions mise en œuvre par ordinateur, les études sur les effets de la
brevetabilité ne sont dans l’ensemble guère concluantes, ces évolutions montrent au total que la question
de la compatibilité entre le logiciel libre et un renforcement de la propriété intellectuelle (via le brevet ou
une combinaison de droit d’auteur et de mesures techniques de protection) reste assez largement ouverte.
4. Les hypothèses d’évolution retenues
H21 : Un renforcement de la PI conduisant à évincer très largement les modèles libres
Une première éventualité plausible passe par un renforcement général de la propriété intellectuelle, en
particulier à travers la brevetabilité du logiciel et via la mise en place de mesures techniques de protection
(MTP, dits aussi DRM : digital rights management) mais aussi par un contrôle accru des canaux de
diffusion, des supports matériels (ordinateurs, etc.) et de la conformité des applications à telle ou telle
norme technique. Ce renforcement est supposé non compensé sur d’autres plans. Dans l’absolu, certes, il
peut en partie signifier aussi l’apparition de licences de type GPL plus contraignantes, à l’avantage des
modèles libres. Dans l’ensemble, malgré tout, cette évolution d’ensemble joue dans la pratique plutôt au
détriment de la création de ressources libres (dont le logiciel libre), dans la mesure où les canaux de
diffusion et les logiciels d’accès deviennent standardisés et n’autorisent pas l’accès à ces ressources libres,
qui doivent passer sous les fourches caudines de tel ou tel brevet ou protocole de communication de type
propriétaire. Les éléments de système informatique régis par des contrats de type GPL régressent alors
petit à petit, en partie aussi du fait que lesdits contrats se révèlent fragmentés et parfois incompatibles.
Le domaine des créations coopératives, dont le principe repose notamment sur les possibilités de
duplication, est alors surtout laminé progressivement par son incapacité à faire face à l’élévation des coûts
et contraintes induites par un durcissement général de la propriété intellectuelle, dans un monde où
presque toute copie suppose désormais une autorisation et un paiement. Les ressources libres ne sont plus
guère utilisables que par les grands groupes capables d’en financer la certification, et la philosophie même
du libre se vide peu à peu de son sens. L’accès aux grands marchés se ferme de plus en plus vis-à-vis de
nouveaux entrants potentiels, au détriment de l’innovation et au profit de stratégies d’entreprise destinées
presque exclusivement à entretenir la demande commerciale. Les grands groupes originaires des Etats-Unis
– et, progressivement, de grandes puissances émergentes telles que l'Inde et la Chine – voient leur
domination s’accroître ou s’affirmer, dans le domaine des industries fondées sur le numérique. Par suite,
dans un domaine tel que le logiciel, le dépérissement des modèles libres au profit des modèles
propriétaires implique qu’un pays tel que la France prélève davantage de ressources fiscales mais aussi
doit débourser davantage encore sous la forme de paiements de licence, ce qui tend à grever sa balance
technologique.
H22 : Un équilibre relativement stable et spontané entre les modèles libres et propriétaires
Dans un deuxième cas de figure, les droits de propriété intellectuelle ne sont guère modifiés par rapport à
la situation actuelle, dans un premier temps, et des changements législatifs notables n’interviennent tout
au plus qu’après coup, une fois que la nouvelle économie immatérielle s’est suffisamment développée dans
sa diversité. Le public respecte davantage les textes existants et, du côté des entreprises, l’articulation avec
le droit de la concurrence permet d’éviter le maintien ou l’apparition d’abus de position dominante
(notamment grâce au renforcement de l'interopérabilité des systèmes).
Cette évolution permet à la concurrence de jouer très largement à la fois entre les différents acteurs
commerciaux et entre les acteurs commerciaux et les acteurs non commerciaux. Un certain équilibre entre
les modèles libres et propriétaires est ainsi préservé. Un modus vivendi relativement stable est ainsi établi
entre, d’un côté, des ressources développées de façon communautaire, en partenariat avec un grand
nombre d’acteurs (entreprises, universitaires, artistes, etc.) et, de l’autre, des modèles de développement
de type propriétaire. Le service (marchand) se développe davantage que l'édition libre mais participe à une
115
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
forte dynamique de création et d'innovation, notamment en interaction étroite avec les demandes
exprimées par les utilisateurs.
H23 : Une pérennité des modèles libres suspendue à l’engagement de certaines entreprises et au
soutien des pouvoirs publics
Une dernière configuration plausible s’intercale entre les deux précédentes. En effet, elle revient à
envisager une situation dans laquelle les droits de propriété intellectuelle se trouvent dans l’ensemble
renforcés – en particulier via le brevet – et où ce renforcement ne se révèle compatible avec la sphère du
libre qu’avec des restrictions, notamment grâce à l’engagement de certaines entreprises au côté des
modèles open source et également du fait d’un relatif assouplissement du cadre de la PI par le biais
d’exceptions. En d’autres termes, il est alors supposé que la propriété intellectuelle est renforcée,
notamment à la demande des grands groupes, tandis que certaines entreprises persistent à soutenir la
création de biens immatériels sur la base de modèles non propriétaires. Ces deux tendances ne peuvent
être durablement compatibles que si sont également créés certains mécanismes d’exception et donc au prix
d’une certaine complexification du droit. Pour préserver le développement libre, les pouvoirs publics
doivent alors intervenir également par diverses mesures de soutien (commandes publiques, subventions,
etc.), en intégrant ce soutien dans leur politique de développement technologique. Fortement encadrée par
tous ces dispositifs, la dynamique de créativité et d’innovation tend globalement à s’essouffler quelque
peu. Au total, autrement dit, un renforcement de la propriété intellectuelle pourrait se révéler compatible
avec le maintien des modèles non propriétaires mais, à la différence des Etats-Unis, où cette coexistence
est actuellement permise très largement par l’action de certaines grandes entreprises, une cohabitation
équilibrée ne semble en la matière envisageable en Europe qu’avec la mise en place de certains garde-fous
ou éléments compensateurs, de la part du législateur ou des administrations publiques.
III. Les attitudes des consommateurs vis-à-vis des signes distinctifs (marques,
indications géographiques, etc.)
Même si les enjeux socioculturels de la propriété intellectuelle portent de nos jours surtout sur les brevets,
ainsi que sur le droit d’auteur et les droits voisins – notamment face aux questions soulevées par le
changement technique et les nouveaux modèles « libres » (open source) –, ils concernent pour une grande
part aussi les signes distinctifs et en particulier les marques et les indications géographiques. Vis-à-vis de
ces derniers, l’élément central concerne l’attitude des consommateurs, c’est-à-dire leurs choix et leurs
attentes, sachant que ces signes distinctifs contribuent de plus en plus à orienter leurs décisions d’achat,
sur le plan des facteurs hors-prix, dans un contexte d’incertitude croissante.
Le rôle que les principaux signes distinctifs jouent sur ce plan mérite toutefois d’être précisé. Comment
évolue le degré d’attachement des consommateurs à l’égard des marques et quelles sont les différentes
conceptions qui prévalent en matière de marque ? En référence au pouvoir des marques, la question se
pose aussi de savoir ce qu’il en est, par comparaison, de la fonction et de l’influence des autres signes
distinctifs. Ce point conduit à mettre l’accent sur l’outil des indications géographiques, qui se révèle
particulièrement important dans le domaine des biens de consommation et pour lequel la France et
l’Europe ont d’importants atouts à mettre en avant. Le cas de la filière agro-alimentaire en fournit une
bonne illustration, en montrant dans quelle mesure le jeu des marques et celui des indications
géographiques s’opèrent en termes de complémentarité ou de substitution, compte tenu aussi du
comportement des autres acteurs-clés concernés (producteurs, pouvoirs publics, organisations
internationales, ONG et scientifiques).
1. Le rôle des principaux signes distinctifs et les comportements des consommateurs à leur
égard
La question se pose tout d’abord de savoir quelles fonctions les principaux signes distinctifs remplissent
pour les consommateurs. En outre, qu’en est-il du degré d’attachement ou de désaffection de ces derniers à
leur égard, dans un contexte marqué par le développement des produits génériques et de la contrefaçon ?
a. Un attachement persistant des consommateurs à l’égard des marques...
Avant tout, force est de constater qu’un mouvement anti-marque s’est fait jour depuis quelques années,
notamment depuis la parution de l’ouvrage à succès de la canadienne Naomi Klein, No logo - La tyrannie
116
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
des marques1. D’inspiration libertaire, il constitue en réalité – et sauf de rares exceptions2 – surtout un
mouvement « anti-pub ». Une enquête récente permet en particulier de l’attester à l’échelle de la France. Il
est en ressort en effet que si environ 25 % des sondés se déclarent publiphobes et si près de 57 % se
déclarent indifférents à l’égard de la publicité, les consommateurs manifestent cependant dans leur grande
majorité un fort attachement aux marques, estimant que ces dernières sont « innovantes », « sérieuses »,
« donnent envie d’acheter » et « apportent du plaisir », même si une majorité un peu plus faible les juge
« banales », « inutiles » et « décevantes ». Selon cette étude, près d’un quart des consommateurs se
classent parmi les « opposants » à la consommation, à la publicité, à la télévision et aux marques », pour
des raisons à la fois économiques et culturelles3.
Cet état d’esprit est assez compréhensible. En effet, après plusieurs décennies marquées par un
envahissement croissant de la publicité dans l’espace public, il n’est pas étonnant que se fasse jour un
mouvement de réaction et de résistance à ce qui est perçu comme une agression publicitaire. Ce
mouvement peut être considéré en partie comme une simple posture intellectuelle, comme un phénomène
de mode passager et en tout cas comme une réaction assez inoffensive car ne cherchant généralement pas
à se doter d’une cohérence politique4. Au total, les marques ne sont ainsi vraiment contestées que par une
minorité très réduite, qui souvent conteste en fait plus généralement la société de consommation ellemême. Au fond, le contexte actuel est marqué par la très forte versatilité des consommateurs, qui entraîne
un raccourcissement de la vie des produits et une course effrénée au lancement de nouveaux produits.
Dans l’ensemble et de très loin, la réalité du marché est celle du règne incontesté des marques, y compris
et surtout chez les jeunes. Les comportements d’achat constituent un indicateur incontestable de cette très
large validation des marques par les consommateurs.
b. ... malgré le développement des produits génériques et de la contrefaçon
Même le fort développement des produits dits génériques5, dans la grande distribution, constitue non pas
une abolition des marques mais un simple déplacement des marques vers les grands distributeurs euxmêmes, dans un contexte où les producteurs – et notamment les PME – n’ont souvent pas les moyens
d’établir leurs propres marques et de faire elles-mêmes de la publicité auprès des consommateurs. Un
produit générique n’est en effet autre chose qu’une marque de la grande distribution. Entre les grandes
marques et les marques de la grande distribution, en fait, la pratique correspond moins à une opposition
tranchée qu’à une complémentarité et à un continuum de situations. Ceci est en particulier le cas lorsque
tel producteur ne parvient pas à écouler tous ses produits sous ses propres marques et vend le reliquat via
des sous-marques, pour un prix réduit. A « frayer » ainsi avec des sous-marques ou des marques de la
grande distribution, malgré tout, les grandes marques ne s’exposent-elles pas à long terme au risque d’être
abandonnées par les consommateurs, s’il s’agit de produits trop similaires, voire identiques ? Ce risque
semble actuellement faible et maîtrisé mais il conduit à poser une question connexe, à un double niveau :
quel supplément de prix les consommateurs sont-ils prêts à payer pour s’offrir une marque établie, que ce
soit par rapport au prix d’une marque moins réputée ou par rapport à un produit contrefait ?
Le dernier volet de cette question se pose d’autant plus que la contrefaçon s’est fortement développée et
industrialisée, dans la période récente. Ceci conduit à souligner qu’il existe désormais toutes sortes de
contrefaçons, en particulier selon les secteurs considérés. Dans une industrie telle que le textilehabillement ou le cuir, il est parfois devenu très difficile – même pour un professionnel – de distinguer la
copie de l’original. Est-ce à dire que l’existence de contrefaçons traduit le prix excessif du produit original,
en particulier dans le cas de l’industrie du luxe, où la contrefaçon constitue parfois la rançon du succès ? En
l’espèce, il apparaît que de nombreux consommateurs achètent en connaissance de cause des produits
1
Cet ouvrage est paru en français chez Actes sud, en 2001.
A titre d’exemple, voir l’article du sémiologue Benoît Heilbrunn intitulé « Du fascisme des marques », Le Monde, 24
avril 2004, p. 15, qui s’en prend non à la publicité mais aux marques elles-mêmes.
3
Il s’agit de l’enquête intitulée « Publicité et marques : les Français face au modèle consommatoire », effectuée par
l’agence Australie en 2005, auprès d’un échantillon de 1 005 personnes de personnes qui surpondère légèrement les
15-25 ans. A ce sujet, voir aussi l’article de Véronique Richebois, « Les Français aiment les marques, moins la pub », Les
Echos, 10 novembre 2005, p. 15.
4
Voir l’article de F. Brune, « L’« antipub », un marché porteur - Un mouvement légitime que convoitent quelques
vautours… », Le Monde diplomatique, mai 2004, p. 3.
5
En 2005, la totalité des marques de la grande distribution a représenté 44 % du panier moyen de produits de grande
consommation, contre une part de seulement 41 % pour l’ensemble des grandes marques leaders, selon l’institut
d’études de marché IRI. Cf. l’article « La distribution impose ses marques », L’Usine nouvelle, 25 mai 2006, p. 8-11.
2
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
contrefaits, trouvant de la sorte le moyen d’accéder à des produits conférant un statut social1 sans en payer
le « juste » prix, celui qui correspond aux divers risques et frais liés au développement desdits produits. Le
fait est qu’en général, les prix se justifient très largement par le coût croissant lié au développement et au
lancement des produits considérés, sachant que de tels frais doivent être amortis le plus en plus
rapidement, par exemple en trois ans seulement, pour les produits du groupe L’Oréal. Par rapport aux
produits de luxe tels que les parfums de prestige, pour lesquels le consommateur est en général prêt à
payer une « part de rêve » pour couvrir ces frais de développement et de publicité, la situation est sans
doute quelque peu différente pour des produits moins onéreux.
Le problème de la contrefaçon n’en reste pas moins également très aigu. Dans le cas du groupe L’Oréal, il
touche par exemple les produits de maquillage en Chine, les marques de shampooing en Europe centrale et
orientale ou encore les crèmes de soin en Italie. Dans le cas des cosmétiques, du reste, certains produits
contrefaits ont provoqué des allergies chez le consommateur. Bien évidemment, la question de la
contrefaçon peut impliquer des dangers encore plus graves pour le consommateur dans un cas comme celui
des médicaments. Enfin, il peut aussi s’agir de contrefaçons vendues non pas à la sauvette mais dans des
magasins, difficilement détectables, dont le prix de vente est très proche de celui de l’original et donc ne
procure aucun avantage au consommateur.
c. Les différentes conceptions de la marque et le rôle des autres signes distinctifs
Au delà des secteurs déjà mentionnés et de la distinction entre produits de luxe et produits de
consommation plus courante, la marque renvoie en fait fondamentalement à deux grands types de
comportements ou de conceptions, de la part du consommateur. Premièrement, elle peut constituer un
signe de confiance et une promesse de qualité. Il s’agit ici de l’acception plutôt anglo-saxonne de la marque
comme quasi garantie de qualité, dans laquelle l’entreprise doit s’assurer de la qualité des produits offerts
par ses licenciés, sans quoi elle risque légalement de perdre le contrôle de sa marque. De nos jours, un
pays comme la France est lui aussi gagné progressivement par cette conception, car les consommateurs ont
de plus en plus tendance à y considérer la marque comme un indicateur de qualité.
Deuxièmement, dans des secteurs très variés tels que l’habillement, l’agro-alimentaire ou peut-être même
le logiciel, la marque opère plutôt comme un signe d’appartenance à tel « clan » ou telle « tribu ». La
logique à l’œuvre relève alors d’un effet de mimétisme. Il s’agit de la conception dominante en Europe
continentale – et en France en particulier – dans laquelle la marque relève du choix et de responsabilité de
l’entreprise, c’est-à-dire constitue un signe permettant à celle là d’imprimer son empreinte sur tel produit.
Dans cette acception, les gages ou signes de qualité sont apportés non pas par les marques – qui sont
jugées incapables de le faire – mais par d’autres signes distinctifs : indications géographiques, labels et
marques collectives de certification2, etc.
A caractère plus officiel, ces derniers permettent ainsi de véhiculer d’importantes informations pour les
consommateurs. Intéressant en général moins les spécialistes de la propriété intellectuelle que ceux du
droit de la consommation, ils portent non pas sur des entreprises – contrairement aux marques – mais sur
les processus et matériaux de fabrication. Dans les faits, une marque donnée – qui constitue un capital
immatériel individuel – peut très bien être cédée d’une entreprise à l’autre sans que le consommateur n’en
soit conscient. Certes, il se peut également que le contenu d’une indication géographique ou d’un label soit
modifié sans que le consommateur ne l’apprenne, mais il existe malgré tout des chartes à ce propos et elles
sont rendues publiques, ce qui constitue une grande différence. De nos jours, la tendance à l’œuvre va de
plus en plus dans le sens d’un poids croissant de ces différentes formes de certification : elle est soutenue
par le législateur et de plus en plus d’acteurs s’y associent.
2. Le cas exemplaire de l’agro-alimentaire
3
Cette analyse peut être illustrée par le cas du secteur agro-alimentaire. Le choix de ce secteur se justifie
notamment en termes prospectifs, dans la mesure où l’articulation entre la logique de marque et celle –
plus réglementaire – des formes de certification qui viennent d’être évoquées est susceptible d’y évoluer
très fortement à l’avenir. En outre, comme déjà indiqué, la question des indications géographiques peut
1
Voir l’entretien avec Danielle Rapoport, psychosociologue de la consommation, dans l’article « La France veut
renforcer son dispositif contre la contrefaçon », Le Monde, 17 novembre 2004, p. 17.
2
Ces marques collectives de certification sont en particulier contrôlées par l'Afnor. La plus connue d’entre elles, en
France, pour les produits, est la marque NF, qui est manifestée par un logo éponyme (http://www.marque-nf.com/).
3
Cette section s’appuie en partie sur l’audition d’E. Valcescini (INRA) réalisée le 14 décembre 2004.
118
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
être considérée comme importante au regard de ses impacts au plan mondial. En effet et eu égard à la
situation de blocage dans laquelle se trouvent les négociations multilatérales actuelles, dans plusieurs
enceintes, il est sans doute stratégique, pour faire contrepoint à certaines visions, de faire valoir que les
pays en développement ont tout intérêt à l’extension de ce type de droit de propriété intellectuelle.
a. L’importance des politiques publiques, notamment en matière d’indications géographiques
Dans ce secteur comme dans d’autres, les pouvoirs publics n’interviennent pas dans le champ de la
marque, où les entreprises elles-mêmes constituent leurs propres garants. En matière agro-alimentaire, par
contre, l’Etat contribue en fait à codifier la qualité à travers les quatre signes officiels existant actuellement
en France : indication géographique ou appellation d’origine contrôlée (AOC), agriculture biologique,
certification de conformité, label rouge.
Si le rôle principal de la marque est d’établir une forme de communication entre les producteurs et les
consommateurs, ces formes de certification et en particulier les indications géographiques apportent de
surcroît des éléments précieux sur deux plans étroitement liés. Il s’agit, d’un côté, de transparence car,
pour les indications géographiques, il existe un cahier des charge précis pouvant être consulté par le
consommateur et, de l’autre, de crédibilité car, contrairement aux marques, les indications géographiques
non seulement portent sur des collectifs d’agriculteurs mais aussi impliquent un contrôle par un tiers, à
savoir soit l’Etat lui-même soit un organisme agréé par l’Etat. Les indications géographiques ont de la sorte
pu protéger certains savoirs traditionnels contre les tentations opportunistes de certains producteurs. Qui
plus est, depuis les crises alimentaires récentes (grippe aviaire, ESB1, dioxine, etc.), les consommateurs se
montrent plus exigeants et plus méfiants en matière de qualité de l’alimentation. Cette exigence est
apparue clairement à propos de la crise de l’ESB. En effet, alors que les consommateurs font
habituellement confiance aux (grandes) marques, ceci n’a pas suffi dans le cas d’une telle crise, pour
laquelle les pouvoirs publics ont dû apporter des garanties, en l’occurrence via un logo VF (viande
française) qui a pu rétablir la confiance du consommateur en lui garantissant la traçabilité de la viande en
question. En l’espèce, il s’est évidemment agi aussi de protéger des producteurs français.
De même, dans le cas fréquemment évoqué de la feta, il n’est pas sûr que les normes de sécurité sanitaire
des producteurs grecs soient meilleures que celles des producteurs français ou danois : le but de
l’indication géographique réservant à la Grèce l’utilisation de l’appellation feta consiste sans doute très
largement à protéger les producteurs grecs. D’une certaine façon, en termes simplifiés, tel est un peu
l’argument des autorités américaines qui, de nos jours, accusent les Européens de chercher à défendre des
positions acquises en protégeant indûment leurs producteurs, via leurs indications géographiques, alors
que les Américains prétentent proposer un jeu plus ouvert et plus équitable, sur la base de leurs marques2.
Parmi les autres importants facteurs pouvant influer sur les attitudes des consommateurs dans le domaine
agro-alimentaire, vis-à-vis des signes distinctifs, il faut aussi mentionner l’évolution des politiques
agricoles et notamment de la politique agricole commune (PAC). Ainsi, le récent projet de réforme de la PAC
encourage les agriculteurs à s’insérer dans des programmes d’assurance-qualité et de certification. Cette
évolution incite à la généralisation de la traçabilité depuis l’exploitation jusqu’au consommateur et, qui
plus est, une telle généralisation est prévue par la loi d’orientation agricole de 1999.
b. Les autres acteurs-clés (producteurs, organisations internationales, ONG et scientifiques)
Une autre variable majeure à prendre en compte concerne la capacité des producteurs à s’organiser pour
défendre un type d’agriculture de qualité. Cette capacité nécessite que les professionnels s’accordent entre
eux à ce sujet, s’y engagent concrètement – notamment en généralisant des démarches qualité –, qu’ils
réussissent à retrouver de bonnes relations avec les consommateurs et les citoyens et, enfin, qu’ils
puissent porter cette agriculture et la défendre auprès de différentes instances et notamment des pouvoirs
publics et des organisations internationales. A ce propos, il faut aussi s’interroger sur l’évolution des
normes internationales, en particulier concernant la position de l’OMC sur les signes de qualité. Sur ce plan,
la question cruciale porte sur la hiérarchie des organisations internationales de normalisation et elle peut
schématiquement être ramenée à une opposition entre deux logiques de normalisation, comme l’illustre le
cas de la filière viticole (encadré 22).
1
Encéphalopathie spongiforme bovine : « vache folle ».
Voir à ce propos l’article « OMC : bras de fer transatlantique sur les appellations contrôlées », Les Echos, 23 décembre
2004, p. 5. Cette situation est en particulier illustrée par le contentieux qui a récemment eu lieu, à l’OMC, entre, d’un
côté, Budejovicky Budvar, le brasseur tchèque et, de l’autre, le géant américain de la bière Anheuser Busch, qui tous
deux se disputent le droit d’utiliser la marque Budweiser, qui est dérivée de l'ancien nom allemand - Budweis - de la
ville Ceske Budejovice, en Bohême du sud (http://www.radio.cz/fr/article/61718).
2
119
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Encadré 22 : La montée en puissance de l’OMC sur les signes de qualité : l’exemple du vin
Dans l’exemple de la filière viticole1, les deux tendances antagoniques sont représentées respectivement par l’Office
international de la vigne et du vin (OIV) et par l’OMC. La première correspond à une logique de typicité (OIV) et la
seconde à une logique standardisation (OMC). Concernant l’OIV, il faut rappeler que cette organisation
intergouvernementale née il y a près de 70 ans a conduit à établir la définition du vin qui est actuellement en vigueur à
l’échelle internationale : « exclusivement la boisson résultant de la fermentation alcoolique complète ou partielle du
raisin frais, foulé ou non, ou du moût de raisins ». Cette dénomination maintient le lien entre la production de vin et le
terroir, puisque la matière première, le raisin frais, doit nécessairement être produite sur le lieu de fabrication du vin.
Elle est en particulier soutenue par l’Union européenne et les PVD.
A l’inverse, l’OMC réfléchit à autoriser l’ajout de copeaux de chêne au vin (pratique plus économique que le
vieillissement en fûts de chêne), à accepter l’importation de moûts concentrés de raisins, ainsi que l’utilisation de
raisins secs ou le recours à des additifs de synthèse en tant qu’éléments gustatifs. Une telle évolution tendrait à induire
un éclatement de la définition du vin, à l’échelle internationale. Elle est fortement appuyée par les pays vinicoles à
potentiel viticole relativement faible – à savoir notamment les Etats-Unis, le groupe de pays dit de Cairns (Nouvelle
Zélande, Australie, etc.) et les PECO – ainsi que par de grandes entreprises. Si cette tendance devait l’emporter, alors
l’image du vin risquerait de se dégrader auprès des consommateurs et elle induirait une industrialisation de la filière,
avec un impact négatif sur les régions à sols pauvres qui n’autorisent pas d’autres cultures que la vigne.
En simplifiant, la position générale de l’OMC consiste à laisser faire le marché, lorsque les problèmes soulevés ne
relèvent pas de la propriété intellectuelle, de la sécurité alimentaire ou de la protection de l’environnement. Dans le cas
du vin, un simple enregistrement de listes d’indication de provenance, assortie d’une communication claire au
consommateur, tend ainsi à être considérée comme suffisante. Les pays qui défendent cette position à l’OMC proposent
de confier aux entreprises le soin de gérer la filière à travers leurs marques et d’apporter les attributs de confiance
recherchés par les consommateurs, même si ce système risque de se révéler coûteux à installer pour les entreprises,
dans le contexte d’une offre fortement atomisée (coûts des changements institutionnels, nécessité de repenser les
liens avec les consommateurs, etc.). L’Union européenne et les PVD défendent une positive inverse, plus proche de
celle de l’OIV. Au delà des critères scientifiques habituels, ils prônent la prise en compte de nouveaux critères dans
l’établissement des normes et notamment concernant la perception et l’acceptabilité des risques par les
consommateurs, la protection de l’environnement, ainsi que la préservation des équilibres économiques et sociaux
essentiels.
Enfin, il faut souligner que des ONG de plus en plus nombreuses défendent la codification d’une nouvelle
catégorie de biens, à savoir les biens universels (ou « bien d’humanité » ). Dans la mesure où les produits
agricoles et agro-alimentaires en feraient partie, leur traitement à l’OMC serait alors tout à fait différent.
Pour faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre, à l’OMC, le facteur décisif deviendrait alors la
capacité à démontrer scientifiquement l’impact sanitaire de tel ou tel procédé de fabrication. Certes,
concernant les produits agricoles et alimentaires, les recherches agronomiques en matière de qualité
nutritionnelle demeurent encore insuffisantes, au regard de l’ampleur des questions posées. Certains
résultats commencent cependant à émerger. En France, à titre d’exemple, l’INSERM a pu mettre en évidence
que les produits biologiques présentent – en particulier grace à une plus forte teneur en vitamines – une
qualité nutritionnelle supérieure à celle des produits issus de l’agriculture conventionnelle. A l’égard de la
santé du consommateur, une démonstration scientifique de l’intérêt comparé des différents procédés de
fabrication aurait un impact fort sur la production agricole et sur l’établissement de normes, qu’elles soient
internationales (OMC, Codex Alimentarius) ou européennes (réglementation en matière d’allégations
nutritionnelles).
3. Les hypothèses d’évolution retenues
La combinaison de ces différents facteurs conduit pour l’essentiel à opposer deux logiques. Il s’agit, d’un
côté, d’une logique de marque, qui renvoie elle-même à une domination des grandes enseignes (grandes
entreprises industrielles et grande distribution), avec pour fondement une différenciation des produits par
le marketing et, de l’autre, d’une logique reposant davantage sur d’autres signes distinctifs tels que les
indications géographiques, les labels ou les marques collectives de certification (Label rouge, Woolmark,
Max Havelaar, etc.). Dans l’exemple du secteur agro-alimentaire, qui fournit, ici aussi, des points de repère
illustratifs, ce second cas de figure correspond de nos jours en grande partie à une logique de terroir, avec,
pour le consommateur, une liaison forte entre le produit lui-même et la façon dont il a été fabriqué (« de la
fourche à la fourchette »). Ceci étant et à en juger par les tendances récentes, il apparaît que la logique de
1
A ce sujet, voir aussi, ci-avant, la section I. du chapitre 3.
120
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
terroir se trouve de nos jours en perte de vitesse et que les valeurs montantes concernent de nos jours
plutôt des critères tels que la santé, le caractère pratique et la rapidité de préparation1. Sur cette toile de
fond, les trois hypothèses d’évolution suivantes peuvent être esquissées pour la variable considérée, c’està-dire pour l’attitude des consommateurs vis-à-vis des signes distinctifs.
H31 : Un équilibre préservé entre la logique de marque et celle des autres signes distinctifs
Le premier cas de figure correspond pour l’essentiel au maintien du statu quo. Dans la mesure où
l’essentiel de la valeur ajoutée et du pouvoir de négociation revient aux acteurs qui interviennent en aval de
la filière (industriels et distributeurs), le rôle de ces derniers consiste alors, afin de fidéliser le
consommateur, à associant à leurs propres marques des signes supplémentaires de différentiation tels que
– outre l’emballage –,d’autres signes distinctifs tels que les indications géographiques, les labels ou les
marques collectives de certification. Plus encore, s’il est clair que ces différents signes distinctifs sont dans
l’ensemble plutôt complémentaires, quelle que soit l’hypothèse envisagée, l’éventualité retenue ici
correspond à un équilibre relativement préservé entre la logique de marque et celle des autres signes
distinctifs, qui portent pour leur part sur l’amont du produit (origine, traçabilité, caractéristiques
environnementales, etc.).
Dans le cas de l’agro-alimentaire, ceci suppose que les agriculteurs se soient bien organisés, aient
bénéficié d’un soutien gouvernemental efficace et aient pu faire entendre leur voix à l’OMC. La
reconnaissance des indications géographiques est désormais bien reconnue, tandis que, parallèlement à la
logique de normalisation incarnée par l’OMC, les formes actuelles d’harmonisation (autour d’organismes
tels que l’OIV) sont maintenues, ce qui permet le maintien des normes internationales d’identité de
produits déjà existantes (exemple du vin ou du yaourt), ainsi que l’apparition de nouvelles. Un nombre
croissant de recherches ébranlent quelque peu les certitudes de l’OMC, qui cesse de ne se référer qu’à des
critères exclusivement économiques ou scientifiques au sens étroit du terme. Les préférences et attentes
des consommateurs sont désormais également prises en compte. A l’OMC, le principe de précaution reste
toutefois mal défini et objet de controverse ; certains panels s’y convertissent alors que d’autres s’en
éloignent. De même, le critère de la protection de l’environnement est de plus en plus pris en compte,
même s’il demeure non prioritaire. Découlant de la libéralisation des échanges, plusieurs crises sanitaires
inquiétantes sont apparues mais ont été relativement contenues. La PAC a continué son évolution, dessinée
dès 1992 ; désormais, la totalité des aides directes sont conditionnées au respect de critères
environnementaux plus ou moins contraignants selon les pays et les agriculteurs s’y sont plutôt bien
adaptés.
H32 : Une logique de marque tendant à l’emporter sur celle des autres signes distinctifs
Dans la deuxième configuration, par contraste, les marques (de distributeur notamment) prennent le pas
sur les formes plus officielles de certification et en particulier sur les indications de provenance, qui ne
disparaissent pas mais perdent de leur influence en tant que référence pertinente, aux yeux des
consommateurs. Les entreprises créent alors davantage de valeur par les marques et constituent ellesmêmes les principales garantes de la qualité des produits. Cette éventualité peut elle aussi être illustrée
par le cas de la filière agro-alimentaire. Il s’agit d’une situation dans laquelle les agriculteurs n’ont pas su
s’organiser pour défendre la qualité de leurs filières. Pour la plupart, ils subissent le pouvoir de négociation
des grandes firmes de l’industrie et de la distribution, en ce sens que, vis-à-vis de ces dernières, ils se
trouvent réduits à une position relativement passive de fournisseurs de matières premières, sous contrat.
Pour sa part, la PAC est désormais complètement passée d’un système de soutien par les prix à un système
d’aides versées directement aux producteurs, de montant relativement faible et peu conditionnées par des
critères environnementaux ou de qualité sanitaire. Ceci suppose qu’aucune crise sanitaire majeure ne soit
survenue. Dans ce contexte, les critères acceptables à l’OMC ainsi qu’au sein du Codex alimentarius restent
de nature scientifique au sens étroit du terme. Le principe de précaution, cité fin 2000 dans l’un des accords
de l’OMC, n’est pas précisé et reste lettre morte. Les standards d’identité internationaux des produits
disparaissent peu à peu. Sur le plan scientifique, très peu de crédits ont été débloqués en faveur de
recherches portant sur les liens entre l’agro-alimentaire et la santé. Dans l’ensemble, cette hypothèse
d’évolution ne fait dans une large mesure qu’amplifier certaines tendances existantes.
H33 : Des formes officielles de certification tendant à l’emporter sur la logique des marques
A l’inverse, la dernière éventualité suppose une rupture plus forte par rapport aux tendances actuelles, en
particulier dans la mesure où elle suppose une relative désaffection des consommateurs pour les marques.
1
Ce diagnostic est en particulier corroboré par les éléments présentés dans le cadre du Salon International de
l’Alimentation (SIAL) tenu à Paris du 17 au 21 octobre 2004, dans la mesure où la catégorie « le plaisir et la tradition »
peut être considérée comme approchant la notion de de terroir.
121
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Comme le montre le cas de la filière agro-alimentaire, il est cependant plausible qu’elle intervienne à la
suite d’une crise sanitaire majeure apparaissant soit sous la forme d’une crise alimentaires de type ESB ou
via une pandémie faisant jouer un rôle aux conditions agricoles, comme dans le cas du SRAS1. Cette crise
conduit à modifier substantiellement les orientations des laboratoires de recherche, notamment dans le
secteur public, ce qui suscite des recherches parvenant à établir des liens entre les processus de fabrication
et la qualité nutritionnelle des produits consommés. Par suite, les consommateurs deviennent très vigilants
à l’égard de certains modes de production (par exemple l’usage de pesticides) et très exigeants vis-à-vis de
la qualité des produits alimentaires. Ils reconnaissent très largement les certifications officielles en tant
que référence sûre. De nouveaux signes de qualité apparaissent et la qualité nutritionnelle de ces produits
progresse globalement. A l’OMC, les critères environnementaux sont considérés comme majeurs. Le
principe de précaution est précisé au plan international et y est de plus en plus mis en pratique. Un nombre
croissant de filières contrôlées telles que celles qui relèvent du commerce équitable parviennent à s’établir.
Les agriculteurs, pour leur part, se sont organisés efficacement au plan non seulement local mais aussi
régional, national et international ; ils ont retrouvé la confiance des consommateurs grâce à une démarche
active de recherche-développement et de communication. Dans le cadre de partenariats valorisants avec la
grande industrie agro-alimentaire, ils tendent à adopter un rôle prépondérant de fournisseurs – au sens
noble du terme – de biens alimentaires et de garant de la qualité de ces produits. Quant à la PAC, enfin, elle
évolue en faveur d’aides nombreuses à destination des producteurs soucieux de qualité et respectueux de
l’environnement, et ces aides sont acceptées par l’OMC sous certaines conditions.
IV. Le degré de contestation de la société civile vis-à-vis des valeurs de la PI (et des
institutions qui la gèrent)
Au delà du seul consommateur, un autre acteur important susceptible d’interférer notablement avec
l’évolution du système de propriété intellectuelle concerne ce qu’il est convenu d’appeler la « société
civile » au sens anglo-saxon, c’est-à-dire à l’exclusion du secteur marchand2. Ceci conduit à se demander si
le système de propriété intellectuelle est en adéquation avec les valeurs ou représentations qui
caractérisent la société civile ainsi définie. Certes, il serait vain de chercher à savoir ce que le citoyen
ordinaire pense de la propriété intellectuelle car une telle tâche ne saurait sans doute être menée à bien et,
plus encore, car elle n’a pas grand sens, compte tenu de la complexité des phénomènes sociaux. Il est
préférable d’aborder les questions de perception « sociétale » à travers leurs manifestations objectives, qui
s’expriment le plus souvent de façon négative, via le relais d’une pluralité d’acteurs tels que les médias, les
associations et autres organisations non gouvernementales (ONG).
Par suite, la question posée porte au fond sur les formes de rejet ou de contestation – plutôt que
d’acceptation ou de confiance – que certains groupes sociaux influents et leurs relais expriment, dans les
débats publics, à l’égard des valeurs de la propriété intellectuelle et des institutions qui la gèrent (offices
de propriété industrielle, système judiciaire, etc.). Il convient de souligner que ces débats sont essentiels
car ils trouvent souvent leur débouché dans des discussions parlementaires et, plus généralement, sont
largement susceptibles d’infléchir le cours des décisions politiques.
1. Les principaux sujets de controverse dans le débat actuel
L’élément central de cette problématique et l’une des grandes nouveautés réside dans le fait que les sujets
liés à la propriété intellectuelle constituent désormais de véritables problèmes de société. Alors qu’ils se
trouvent désormais sur la place publique, ceci n’était ainsi pas le cas il y a encore quelques années. Le fait
est que, si la propriété intellectuelle n’a longtemps intéressé que les spécialistes de la question, cette
situation a désormais bien changé et tous les aspects du problème s’en trouvent modifiées. Dans le
contexte actuel, ces débats se focalisent surtout sur un certain nombre de points, qui sont ici mentionnés
en fonction de leur importance en termes de prospective et sur le plan des politiques publiques. Comme
certains de ces sujets ont déjà été présentés précédemment, il n’est pas utile de les reprendre tous dans le
détail et, le cas échéant, ils sont mentionnés ici pour mémoire.
1
Symptome respiratoire aigu sévère.
Dans une acception plus large, la « société civile » peut aussi comprendre les entreprises à but lucratif mais il a été
choisi d’examiner ces dernières séparément (cf. le chapitre 5, ci-après).
2
122
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
a. Les principaux sujets de controverse en matière de droit d’auteur et de droits voisins
Concernant la propriété littéraire et artistique, tout d’abord, l’irruption de la propriété intellectuelle dans
les débats de société remonte surtout à l’arrivée d’Internet dans le grand public, depuis une douzaine
d'années.
- La culture du gratuit et le rapport des jeunes au « piratage » et à la copie sur Internet
Le fait est que le système du droit d’auteur et des droits voisins se trouve de nos jours de plus souvent en
butte à une attitude de remise en cause, en particulier, face à l’éclosion de ce qui est parfois présenté
comme une logique de gratuité ou de semi-gratuité1. Le développement des réseaux numériques incite une
grande part du public – en particulier chez les jeunes – à adopter des comportements de passager
clandestin (free rider), dès lors que la non-rivalité des biens informationnels, du fait du numérique, rend
plus difficile d’en contrôler la copie. Certes, le niveau d’excludabilité sociale, juridique ou technique, qui se
fonde en partie sur la propriété intellectuelle, dépend très largement de considérations d’acceptation
sociétale, de la part des consommateurs et du public. Pourtant, face à ces évolutions, la réaction actuelle
des industriels de la culture et des loisirs numériques évolue vers un net accroissement des politiques de
lutte anti-contrefaçon. Certains représentants de l’industrie du disque ont réagi de façon particulièrement
virulente à cet égard, même s’il est possible qu’il ne s’agisse là que d’une attitude transitoire,
accompagnant la transition d’une industrie en difficulté face à un choc technologique de grande ampleur2.
Ces changements risquent d’affecter les rapports établis entre ces industriels et les utilisateurs, qui
demeuraient plutôt sur le mode de la sympathie, jusqu’à récemment encore. En effet, de nombreux
commentateurs ont critiqué la « criminalisation » des atteintes à la propriété intellectuelle liées aux
téléchargements opérés sur Internet, via les réseaux d’échange de pair à pair (peer to peer). Il a été
reproché aux mesures répressives prises à cet égard de ne pas toujours tenir assez compte des
caractéristiques des contrefacteurs (personnes physiques ou entreprises, motifs commerciaux ou non). La
difficulté consiste à faire en sorte que la loi soit justement dure. Or le grand public n’a souvent longtemps
guère eu conscience de la transgression que représentent certaines pratiques liées au peer to peer et du
préjudice qui peut en résulter pour les ayants droit des fichiers musicaux ou audio-visuels concernés,
même si cette situation a changé récemment, du fait des débats qui ont accompagné les débats autour de
la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), en 2005-2006.
En outre, les industriels actuellement les plus impliqués dans des stratégies de type répressif, ceux de
l’industrie phonographique, sont souvent critiqués non seulement pour le processus de concentration de
plus en plus fort qui caractérise leur secteur – sachant qu’à la suite de la fusion Sony-BMG (2004), le
nombre des grands groupes (majors) s’y est réduit de cinq à seulement quatre3 – mais aussi pour avoir
raréfié et insuffisamment renouvelé leur offre pendant la longue période de vaches grasses qui a précédé la
crise actuelle, dans ce domaine. Au total, en tout cas, il est très probable que la perception de la propriété
intellectuelle par les citoyens serait dans l’ensemble fortement affectée par une implication croissante du
grand public dans des procès en contrefaçon intentés par des représentants de ce type d’industrie.
- Des préoccupations exprimées au nom de la défense des libertés publiques
Un sujet connexe de mécontentement potentiel concerne les tensions qui peuvent naître entre, d’un côté, la
protection du droit d’auteur et des droits voisins et, de l’autre, la défense des libertés publiques,
principalement concernant la protection de la vie privée et des données personnelles. Concernant Internet,
le public a ainsi pu s’émouvoir de ce que certains moyens techniques, via des systèmes de notification
appropriés (right notification systems : RNS), permettent d’identifier les personnes qui effectuent des
téléchargements illicites et de leur signaler qu’elles se trouvent en situation de contrefaçon4.
- Des plaidoyers pour le primat de la diffusion du savoir et de la défense des « biens publics mondiaux » sur
la protection de la propriété intellectuelle
Toujours à propos du droit d’auteur et du copyright, certains détracteurs du système actuel de la propriété
intellectuelle se fondent en outre sur l’idée que la diffusion de la connaissance et de la culture constitue
1
Cf. le débat entre le juriste B. Edelman et l’économiste D. Cohen, « La gratuité tue-t-elle les auteurs ? », Epok,
(magazine de la FNAC), déc. 2004-janvier 2005, p. 50-53.
2
Pour des précisions sur ces points, voir ci-avant la section I. du présent chapitre.
3
Le 13 juillet 2006, la Cour européenne de justice a toutefois annulé cette fusion entre Sony Music et BMG. Par
contrecoup, elle rend très incertain le projet de rapprochement entre EMI et Warner, qui a été évoqué à nouveau au
printemps 2006 et qui ne laisserait plus que trois majors, Universal, Sony/BMG et Warner/EMI contrôlant près de 80 %
du marché mondial de la musique.
4
Cf. S. Foucart, « La nouvelle loi informatique et libertés autorise le fichage des internautes », Le Monde, 17/07/2004.
123
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
une valeur plus fondamentale pour la société que le droit exclusif de la propriété intellectuelle1. Estimant
que le droit de la propriété intellectuelle ne correspond pas au bien commun de l’humanité et que favoriser
la création de l’esprit ne passe pas nécessairement par la protection des ayant-droits, des experts plaident
plutôt pour la définition de « biens publics mondiaux »2. Cet argumentaire ne va pas de soi. Comme il vient
d’être rappelé, certes, les biens informationnels sont caractérisés par des propriétés économiques de nonexcludabilité et de non-rivalité. Or si effectivement ces deux caractéristiques sont celles des biens publics,
tout bien non exclusif et non rival ne constitue pas pour autant un bien public. Les biens informationnels ne
sont donc a priori pas forcément des biens publics.
b. Des remises en cause concernant également les questions de propriété industrielle
Dans une perspective similaire, d’autres formes de contestation visent plutôt le système des brevets. Ce
dernier se trouve en partie contesté dans son principe même, dans la mesure où il lui est parfois reproché
de davantage favoriser des rentes de situation que de stimuler l’innovation3. Des illustrations de cet
argument peuvent être trouvées à propos de différents secteurs ou champs technologiques.
- Des critiques virulentes sur la brevetabilité des logiciels et des méthodes commerciales...
Comme déjà signalé, la tendance à l’extension du champ de la brevetabilité suscite ainsi des débats très
vifs, surtout en Europe, concernant les inventions mises en œuvre par ordinateur4. Le récent rejet du projet
de directive européenne visant à préciser les conditions de la brevetabilité, en la matière, a entériné les
profondes divisions apparues à ce sujet dans le corps social. Quant à la question de la brevetabilité des
méthodes d’affaires (business methods), elle n’est pas de nos jours d’actualité en Europe mais n’en est pas
moins également très controversée5.
- ...ainsi que sur l’accès au médicament, aux ressources génétiques et la défense de la biodiversité
En liaison avec les rapports Nord/Sud et les débats à l’OMC (agenda de Doha), l’opinion publique est
également devenue très sensible, depuis quelques années, à la question de l’accès au médicament6.
L’argument consistant à dire que le renforcement de la protection par le brevet constitue le meilleur moyen
de stimuler les investissements dans la recherche et développement a ainsi été considéré comme pris en
défaut dans le cas des maladies touchant principalement les pays ou populations pauvres (paludisme,
tuberculose, etc.). Un thème contigu concerne le risque d’une dépendance croissante des pays en voie de
développement à l’égard de semences brevetées car ayant été génétiquement modifiées. Du fait de débats
similaires, de même, la transposition de la directive européenne 98/44/CE7 concernant la bioéthique et la
brevetabilité du vivant a été longtemps différée dans notre pays, au point que la Cour de justice des
communautés européennes a condamné la France en manquement pour non transposition. Avant de
transposer enfin l’intégralité de cette directive, fin 2004, le parlement français s’est lui-même fait fait l’écho
de points de vue réticents à l’égard des tendances croissantes à l’appropriation du vivant, tendances
interprétées comme participant d’un mouvement général de marchandisation du monde8.
- Les critiques au sujet du contrôle politique de l’OEB
Au sujet des brevets, enfin, la question du contrôle politique de l’Office européen des brevets (OEB) donne
elle aussi parfois lieu à des critiques9. Elle n’est pas souvent posée et, le cas échéant, elle l’est moins par la
société civile que par les entreprises mais elle peut cependant jouer un rôle notable dans le débat sur la
légitimité des institutions qui gèrent la propriété intellectuelle.
- Des controverses plus marginales à propos des marques
1
Voir la préface de L. Lessig à l’ouvrage de F. Latrive, F., Du bon usage de la piraterie, Editions Exils, octobre 2004
(www.freescape.eu.org/piraterie).
2
Cf. Quéau, P., « La nécessaire définition d’un bien public mondial - A qui appartiennent les connaissances ? », Le
Monde Diplomatique, janvier 2000, p. 6-7.
3
Cf. Clement, D., « Du mythe de la nécessité des brevets pour susciter l’innovation », L’économie politique, juillet 2003,
p. 9-24.
4
A ce propos, voir ci-avant la section II. du présent chapitre.
5
« Aux Etats-Unis, Microsoft réussit à breveter l’« invention » du clic », article de Stéphane Foucart à la une du Monde
du 8 juin 2004.
6
A ce sujet, voir ci-avant la section IV. du chapitre 1.
7
Commission européenne (1998), Directive 98/44 du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 1998, relative à la
protection juridique des inventions biotechnologiques, Journal Officiel L213, 30 juillet.
8
Cf. Claeys (A.), Les conséquences des modes d’appropriation du vivant sur les plans économique, juridique et éthique,
Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, rapport n° 1487 de l’Assemblée nationale
et n° 235 du Sénat, mars 2004.
9
Pour des précisions à ce sujet, voir la fin de la section III. du chapitre 2, ainsi que la section II. du chapitre 8.
124
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
A propos cette fois des signes distinctifs, il a déjà été signalé que le récent mouvement anti-marque peut
être considéré comme marginal et dirigé en fait davantage contre la publicité, voire contre la société de
consommation dans son ensemble1. Plus significatives sont peut-être certaines tensions apparues, ces
dernières années, entre le droit des marques et des sujets relevant des libertés publiques. Elles ont
notamment donné lieu à des procès opposant, d’un côté, des représentants de telle ou telle grande
entreprise (Esso, Danone, etc.) défendant le droit de ses marques et, de l’autre, des acteurs de la société
civile invoquant leur liberté d’expression et le droit à la parodie. Dernièrement, en 2005-2006 et cette fois
pourtant sur des enjeux moins nobles, la controverse entre le groupe Kraft Foods et un simple particulier, à
propos du droit d’utiliser le nom de domaine Milka.fr., a elle aussi contribué à donner au public une image
ambiguë du droit des marques.
- Un débat portant sur les modalités de la propriété intellectuelle, voire sur son principe même
Le plus souvent, certes, le débat public porte moins sur le principe même de la propriété intellectuelle que
sur ses modalités, face à des évolutions considérées comme relevant d’une dérive ou d’un dévoiement du
système de la propriété intellectuelle. Ceci étant, il arrive malgré tout que soit contestée la légitimité même
de la propriété intellectuelle. Historiquement et à l’échelle mondiale, du reste, la propriété intellectuelle,
comme toute propriété relative aux biens immatériel, semble en général moins légitime et plus difficile à
faire rentrer dans les mœurs que la propriété portant sur les biens tangibles. De rares pays font exception à
cet égard, dont sans doute les Etats-Unis, où la constitution évoque la protection de la science et des arts
utiles, ce qui peut être interprété comme conférant à la propriété intellectuelle un statut très élevé dans la
conscience des citoyens. Dans l’ex-URSS, à l’inverse, s’il existait bien des titres analogues au brevet, il ne
s’agissait en fait pas de titres de propriété mais de simples droits à rémunération. Concernant la propriété
littéraire et artistiques, de même, il ne va pas forcément de soi qu’il s’agit de droits de propriété, dans la
mesure où le droit en la matière peut ne pas comporter de droit moral et se réduire quasiment à un droit
patrimonial, comme dans le cas du copyright2.
2. Les principaux acteurs concernés et le mode d’organisation du débat public
Relevant d’une logique plus ou moins réfractaire à la propriété intellectuelle, les débats qui viennent d’être
évoqués procèdent d’un mouvement assez structuré et relativement ancien, en particulier depuis des
auteurs tels que J. Proudhon3, L. Walras ou d’autres. A cet égard, les acteurs ou groupes sociaux les plus
engagés et les principaux canaux par lesquels ils s’expriment peuvent être présentés comme suit.
a. Le rôle des médias, des ONG, des associations, des chercheurs et d’autres experts
Sur ces questions, l’écho médiatique d’ensemble constitue en lui-même un facteur important, même si le
caractère représentatif des sujets traités et des idées diffusées peut être questionné. Or la tonalité des
médias à l’égard des questions de propriété intellectuelle est souvent assez critique dans la presse grand
public, même si elle est dans l’ensemble beaucoup plus favorable dans la presse économique ou
spécialisée. Les ONG (Greenpeace, Oxfam, Médecins sans frontières, Act Up, etc.), pour leur part, ne
rassemblent pas grand monde en termes de nombre d’effectifs employés et d’adhérents mais leur impact
peut néanmoins être très important, précisément via les médias ; à l’avenir, cet effet de levier devrait en
outre aller croissant. En termes sociologiques et en particulier vis-à-vis du reste de la société civile, ces
ONG jouent aussi un rôle considérable en matière de « mise en agenda » (agenda setting), c’est-à-dire par
le fait que leur activité consiste pour une bonne part à lancer et tester des idées nouvelles, à attirer
l’attention du public et à susciter la focalisation des débats dans tel ou tel sens. Certaines ONG à caractère
« progressiste » militent ainsi en particulier pour promouvoir la notion de bien public mondial. A l’inverse,
des ONG pouvant être classées dans une mouvance plus conservatrice – telle la grande organisation
chrétienne d’origine américaine World Vision – sont récemment intervenues pour reprocher aux droits de
propriété intellectuelle de tendre à freiner la production de médicaments à bas prix4.
Un constat similaire – en particulier concernant la diversité des sensibilités socio-politiques – peut être
dressé à propos des mouvements associatifs présents à l’échelle nationale (associations de
consommateurs, associations familiales, etc.). Des organismes influents tels que l’Union Nationale des
Associations Familiales (UNAF) ou les représentants des consommateurs (dont UFC-Que choisir) ont été
1
Ce point est précisé ci-avant, dans la section III. du présent chapitre.
Sur ce point, voir ci-avant la section IV. du chapitre 2.
3
La référence à J. Proudhon se retrouve du reste parfois dans les discussions actuelles, comme l’illustre le titre de
l’ouvrage de Dominique Sagot-Duvauroux, La propriété intellectuelle, c’est le vol, Les Presses du Réel. Dijon , 2002.
4
Voir l’article « L’émergence d’une diplomatie non gouvernementale », dans Les Echos du 10 février 2005, p. 14.
2
125
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
très actifs en 2005-2006 sur les questions liées aux échanges de fichier sur Internet (peer to peer), lors de
la discussion du projet de transposition de la directive européenne du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et
les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI). Conjointement à des organismes de recherche
tels que l’INRIA, ils ont par exemple vivement reproché à certaines versions de ce projet non seulement de
remettre en cause l’exception de copie privée mais aussi de conduire à de dangereux monopoles dans le
secteur des nouvelles technologies. Vis-à-vis des signes distinctifs (marques, indications géographiques,
etc.), par contre, ces associations sont fondamentalement en accord avec la finalité d’un système qui vise à
donner au consommateur des repères afin d’éviter certaines confusions.
Des remises en question proviennent aussi de certaines communautés de pratiques, en particulier dans la
sphère du logiciel « libre » (open source)1. Ces pratiques n’abolissent pas la propriété mais en dissocient les
différents aspects : l’usus (le droit d’en jouir et d’en exclure un tiers), le fructus (le droit d’en tirer des
revenus) et l’abusus (le droit de céder, détruire ou modifier l'objet détenu)2. Elles sont souvent très en
décalage par rapport aux normes juridiques les plus courantes en matière de propriété intellectuelle. Ceci
tient en partie au fait que, dans le domaine du logiciel libre, le système des licences de type Licence
Publique Générale (LPG, en anglais GPL) a été créé par la communautés des informaticiens et par d’autres
praticiens du logiciel, plutôt que par des juristes.
De même et notamment du côté des économistes et des juristes, certains experts du monde de la recherche
et de l’université critiquent – tantôt de façon très virulente3, tantôt de façon plus nuancée et constructive4 –
le fonctionnement actuel des systèmes de propriété intellectuelle. De même, des professionnels dénoncent
aujourd’hui le caractère excessif de la course aux brevets (submersion des examinateurs de brevets sous le
flot des demandes, complexité des revendications, impossibilité de connaître l’état de l’art à l’échelle de la
planète, etc.), qui est accusé de profiter surtout aux cabinets spécialisés et aux avocats d’affaires5. Certains
experts en concluent que le système de la propriété intellectuelle finit par entretenir une dynamique qui lui
est propre, en partie indépendamment des besoins propres des utilisateurs6. D’autres sont plutôt
favorables au système existant, travaillent à sa légitimation et souhaitent qu’il s’amende pour être
préservé. « Il faut éviter à tout prix que le brevet devienne un frein à la recherche », a ainsi déclaré F. Ahner,
en tant que président de la Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle7. D’autres sont
non seulement dans une logique de contestation globale mais aussi souhaitent donner une traduction
politique à leur militantisme8.
b. Un autre facteur très important : le mode d’organisation du débat public
1
Pour plus de détails, voir ci-avant, la section II. du présent chapitre.
Cf. Moulier-Boutang, Y. (2002), « Nouvelles frontières de l’économie politique du capitalisme cognitif », éc/artS, n° 3.
3
Du côté des juristes, il faut surtout mentionner les positions prises par Lawrence Lessig, professeur de droit à
l’Université de Stanford (Etats-Unis), défenseur d’Eric Eldred dans l’affaire Eldred vs. Aschroft et partisan notoire du
copyleft et, en ce sens, militant contre l’expansion du copyright. Voir notamment Lessig, L., Free Culture, How Big Media
Uses Technology and the Law to Lock Down Culture and Control Creativity, The Penguin Press, 2004. Du côté des
économistes, il est illustratif de se référer au titre de l’article de l’économiste François-Xavier Verschave paru dans
L’Humanité du 24 mars 2005 (p. 13) : « Le système des brevets est d’une immoralité totale ».
4
Pour des exemples, voir Tirole, J., « Protection de la propriété intellectuelle: une introduction et quelques pistes de
réflexion », in : Propriété intellectuelle, rapport du Conseil d’Analyse Économique, 2003 (p. 7-47), Foray, D., « Propriété
intellectuelle et innovation dans l’économie du savoir », Isuma, Revue canadienne de recherche sur les politiques,
printemps 2002 (p. 79-87), ou encore la Revue d’économie industrielle, numéro spécial (sous la dir. de B. Coriat) « Les
droits de propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux », n° 99, 2e trimestre 2002.
5
Voir l’article d’Alain Bernard (PDG de Prosodie, opérateur de services en ligne), « Pour une remise en cause de la
propriété intellectuelle », L’Usine nouvelle, 27 mars 2003, p. 10.
6
Voir l’article de Michel Vivant « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : une rationalité sous le big
bang ? », paru en 2004 dans l'ouvrage suivant : Mélanges Victor Nabhan, hors série des Cahiers de la Propriété
intellectuelle (Québec).
7
Voir son article « La propriété industrielle doit favoriser la recherche et l’innovation », L’Usine nouvelle, 11 septembre
2003, p. 13. Dans cette optique, voir également l’article paru dans The Economist le 11 novembre 2004, sous le titre
"Intellectual property - Monopolies of the mind" (avec comme sous-titre « The world's patent systems need reform so
that innovation can be properly rewarded »).
8
Voir par exemple l’article de Philippe Aigrin, chercheur informaticien, « Pour une coalition des biens communs,
Libération, 25 août 2004, p. 5.
2
126
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
La participation de la société civile aux débats sur la propriété intellectuelle – en particulier sous un angle
critique – se fait aussi sous d’autres formes, à travers des mouvements collectifs faisant émerger de
nouvelles règles.
- L’exemple de l’implication de la société civile dans les procédures d’opposition aux brevets
En guise d’illustration, les procédures d’opposition aux brevets permettent une sorte de surveillance
collective du système de PI et conduisent à la participation d’une plus grande variété d’acteurs en Europe
qu’aux Etats-Unis, surtout depuis une douzaine d’années. Alors qu’auparavant, en effet, la procédure
d’opposition était utilisée en Europe presque exclusivement par les concurrents des déposants de brevet,
elle est désormais ouverte plus largement à d’autres types d’acteurs : associations de chercheurs, de
malades, de médecins, ONG positionnées sur les questions de diversité biologique, etc. Une telle
dynamique de mobilisation, d’implication de la société civile, devrait probablement s’amplifier à l’avenir.
- Des contrastes entre la France et les Etats-Unis quant à la tournure des débats publics
Mis à part ce type de procédure, le mode d’organisation du débat public laisse malgré tout à désirer dans
un pays comme le nôtre. En ce sens, la sensibilisation de l’ensemble des acteurs concernés constitue une
question cruciale et demeure encore trop négligée dans notre pays, en particulier dans la phase
préparatoire des traités internationaux et des textes européens. En France, la société civile commence en
particulier trop souvent à discuter d’une directive européenne une fois qu’elle est adoptée. A titre
d’exemple, le débat de 2005-2006 autour de la transposition française de la directive 2001/29/CE sur
l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information
(DADVSI) a sans doute été nécessaire mais encore aurait-il fallu s’y consacrer au bon moment.
Cette discussion aurait en effet été considérablement plus utile si elle avait eu lieu bien en amont de cette
directive, même avant les décisions essentielles qui, en la matière, ont été prises à l’OMPI, en 1996. A
l’époque, les représentants de la société civile américaine étaient quasiment les seuls à s’être vraiment
impliqués dans ce dossier. Il se révèle de même qu’outre-Atlantique, le public proteste vivement quand il
est question d’étendre l’étendue de la protection apportée par la propriété intellectuelle, tout du moins
quand le bénéfice qui en découle pour la société est douteux. Ceci a ainsi été le cas lorsque la durée de
protection du copyright après le décès de l’auteur a été portée à 70 ans, alors que cette mesure est passée
en Europe sans guère de remous. Ceci s’est également produit à propos des bases de données, qui n’ont
pas été dotées d’une protection sui generis aux Etats-Unis, alors qu’elles l’ont été en Europe1. Ceci étant, la
forte mobilisation de la société civile qui se produit parfois outre-Atlantique constitue aussi une réaction à
des lobbies au moins aussi puissants du côté des entreprises privées.
- L’exemple des efforts d’information/consultation de la Commission européenne vis-à-vis des ONG
Ce type de situation se retrouve sans doute assez largement en ce qui concerne les efforts d’information et
de consultation entrepris par la Commission européenne vis-à-vis des ONG au sens le plus large du terme,
c’est-à-dire cette fois y compris les représentants du secteur marchand. A titre d’exemple, la DG Commerce
a pris l’initiative de réunir et d’inviter de façon très libre toutes les personnes qui souhaitent venir discuter
de son action. Concrètement, ceci passe aussi par l’intermédiaire d’un site Internet, sur lequel est publié un
certain nombre de documents et où sont annoncées des réunions avec invitation libre. Outre certaines
personnes extérieures aux circuits habituels, les personnes qui participent régulièrement à ces réunions
viennent sont en général des représentants d’organismes professionnels ou de groupements spécifiques –
comme le MEDEF ou l’UNICE, du côté des industriels – de syndicats et d’ONG tels que Médecins sans
frontières ou Oxfam. L’ordre du jour de ces réunions suit naturellement l’évolution des débats en cours, par
exemple concernant l’état des discussions menées à l’OMC (Genève), au cours d’un conseil ADPIC. Un tel
exercice, qui relève en partie du communiqué et de la communication publique, rassure sur la transparence
des négociations, permet au public de poser des questions plus précises et conduit à dépassionner quelque
peu les débats. Des comptes-rendus de ces réunions sont en outre établis, ce qui contribue à toucher un
public plus large.
- A défaut de tels efforts, des manifestations de défiance de la part du public et un risque de radicalisation
sur le plan politique
A l’avenir, si les efforts entrepris dans ce sens demeurent insuffisants, il est à craindre que le public
manifeste une défiance croissante à l’égard des valeurs de la propriété intellectuelle et des institutions qui
la gèrent. Le cas échéant, de tels changements de perception peuvent entraîner des impacts importants sur
l’ensemble du système de propriété intellectuelle, en se traduisant sur le plan politique. Ainsi, concernant
l’extension du champ de la brevetabilité, la forte mobilisation observée à propos des enjeux du logiciel a
1
Cf. la section II. du chapitre 1 et la section IV. du chapitre 2.
127
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
déjà exercé une influence forte sur le Parlement européen, en particulier au cours des années 2003-2005.
De la part de ce dernier, en retour, le récent rejet1 du projet de directive sur la brevetabilité des inventions
mises en œuvre par ordinateur peut contribuer à conforter le sentiment anti-monopole et le scepticisme
ambiant à l’égard du brevet et, plus largement, de la propriété intellectuelle. De manière générale, une
méfiance grandissante se manifeste ainsi de nos jours dans la classe politique – et notamment chez les
parlementaires et au delà du seul Parlement européen – vis-à-vis d’un organisme tel que l’Office européen
des brevets (OEB). En Suède, plus récemment encore et un an après la transposition de la directive DADVSI,
un parti politique du nom de Parti pirate (Piratpartiet) a été créé spécialement afin de protester contre la
criminalisation des téléchargements illicites de fichiers protégés par le droit d'auteur2.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H41 : Une contestation virulente, globale et convergente de la propriété intellectuelle
Un premier cas de figure prolonge certaines évolutions actuelles en les amplifiant jusqu’à un point de
rupture. Un nombre croissant de représentants de la société civile estiment alors que le système de
propriété intellectuelle, à certains égards, a dévié de ses objectifs originels, a atteint les limites de ses
objectifs et doit être considéré comme désormais dépassé. Ils constatent la multiplication des pratiques de
contrefaçon ou de diverses formes de contournement des droits de propriété intellectuelle, en particulier
dans le champ du droit d’auteur et des droits voisins, avec des auteurs qui tendent de plus en plus à se
passer du rôle traditionnel des éditeurs ou producteurs. Le système du brevet se trouve lui aussi de plus en
plus critiqué, face à une extension relativement incontrôlée du champ de la brevetabilité, notamment en
raison d’un brouillage croissant de la frontière traditionnelle entre invention et découverte scientifique. Par
suite, les valeurs de la propriété intellectuelle sont assez massivement rejetées. Certes, une grande partie
des citoyens ne se sente pas directement concernée par les questions qui s’y rattachent. Certains groupes
sociaux ou certaines forces « sociétales » (associations, ONG, etc.) se révèlent cependant très influents et
ce, de façon convergente, dans leur remise en cause de divers aspects de la propriété intellectuelle. Ils font
assez largement prévaloir leurs vues sur celles des innovateurs, créateurs et autres ayant-droits. Leur
mouvement conjoint trouve une traduction politique. Au total, le système de propriété intellectuelle bascule
dans son ensemble et se réoriente vers des solutions d’alternative assez radicale.
H42 : Une remise en cause partielle et constructive de la PI, via l’implication du grand public, en
concertation avec les acteurs socioprofessionnels
Dans une deuxième configuration, de nombreuses forces sociales et leurs relais s’impliquent également
dans les débats relatifs à la propriété intellectuelle, qui (re)devient un objet politique majeur, au sens noble
du terme. Une contestation trop globale du système de propriété intellectuelle est toutefois jugée malsaine
par les acteurs les plus influents de ce débat. Ils considèrent ce système comme très utile et bénéfique à la
société dans la plupart des domaines, en particulier sur le plan des incitations à innover et créer. Ils jugent
politiquement fort irréaliste que des changements radicaux puissent être réalisés dans le champ de la
propriété intellectuelle d’ici une quinzaine d’années, dans la mesure où le droit de la propriété
intellectuelle demeure tributaire de catégories établies à la suite de plus d’un siècle d’histoire en la
matière, avec des différences nationales reflétant les particularités économiques et culturelles des pays
concernés. Dans un tel contexte, les forces qui contestent en partie certaines formes de protection de la
propriété intellectuelle réclament généralement moins leur abolition que leur aménagement, pour
davantage tenir compte de certains besoins de la société civile, en concertation avec les acteurs
socioprofessionnels concernés. Elles obtiennent par exemple des sortes de droits de passage assouplissant
la propriété intellectuelle en tant que droit exclusif (en particulier via les licences obligatoires), en cas de
nécessité justifiée. De tels dispositifs ne remettent pas en cause le principe même de la propriété
intellectuelle, par analogie avec les servitudes qui existent dans le domaine de la propriété immobilière.
H43 : Une vaste adhésion à l’égard de la PI, de la part d’un public largement sensibilisé
Dans un troisième cas de figure, le débat public à propos de la propriété intellectuelle est dominé beaucoup
moins par la confrontation et la controverse que par un relatif consensus. La propriété intellectuelle n’est
guère remise en cause par le public. Cette acceptation globale par le grand public suppose que l’aspect
répressif de la lutte anti-contrefaçon soit mis en œuvre avec beaucoup de mesure et de discernement et
qu’il soit considérablement fait preuve de pédagogie vis-à-vis du public, par des actions de sensibilisation
systématiques et efficaces. En outre et de façon liée, la culture scientifique et technique est très largement
1
2
Le vote effectué à Strasbourg, le 6 juillet 2005, s’est traduit par 648 voix contre, 14 pour et 18 abstentions.
Cf. l’article d’Olivier Truc, « Le Parti pirate à l’assaut du Parlement suédois », Le Monde, 7 juillet 2006.
128
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
diffusée dans la société. Des mouvements de contestation y subsistent ou y apparaissent mais, dans
l’ensemble, ils se révèlent trop disparates et insuffisamment coordonnés.
H43 : Une large indifférence du public vis-à-vis de la PI, qui (re)devient une affaire de spécialistes
Une dernière éventualité consiste en une situation dans laquelle le grand public redevient au fond assez
indifférent et relativement passif à l’égard des questions de propriété intellectuelle. Cette dernière
(re)devient une affaire de spécialistes, c’est-à-dire un sujet considéré comme principalement technique et
peu mobilisateur au delà d’un cercle assez étroit d’experts. Dès lors, elle cesse dans l’ensemble d’être
perçue comme un sujet politique. Les mouvements de contestation deviennent très marginaux et très peu
influents. Contrairement à la précédente, cette hypothèse suppose qu’aucune vraie politique de
sensibilisation n’est durablement entreprise vis-à-vis du grand public.
Chapitre 5. Les stratégies d’entreprise
De toute évidence, l’évolution de la propriété intellectuelle – et surtout de la propriété industrielle –
concerne au premier chef les entreprises, qui en constituent à la fois les premiers producteurs et les
principaux utilisateurs. Pour en juger et avant d’analyser la place de la propriété intellectuelle dans les
stratégies d’entreprise proprement dites, il convient de planter le décor, pour ainsi dire, en présentant tout
d’abord les liens existants entre, d’une part, les questions de propriété intellectuelle et, d’autre part les
tendances générales de la mondialisation face aux dynamiques territoriales (section I). Sachant que les
entreprises innovent et créent de moins en moins de façon isolée et de plus en plus en partenariat, une
question liée concerne le rôle que la propriété intellectuelle joue dans les nouveaux modes d’innovation et
de création (section II). Ces éléments de contexte étant rappelés, l’accent est ensuite mis sur les principales
utilisations stratégiques de la propriété intellectuelle et des normes techniques (section IV), puis plus
particulièrement sur les usages concernant, d’une part, la valorisation de la propriété intellectuelle via les
accords de licence – (section IV) et, d’autre part, la valorisation financière et comptable de la propriété
intellectuelle (section V).
I. Les tendances générales de la mondialisation face aux dynamiques territoriales
Pour faire apparaître clairement le rôle joué crucial joué par la propriété intellectuelle au stade actuel de la
mondialisation, il importe au préalable de s’interroger sur les grandes logiques qui déterminent désormais
la localisation des activités économiques sur la planète, sur la façon dont évoluent les grandes puissances
et les grands ensembles régionaux les uns par rapport aux autres, sur l’importance désormais prise par les
considérations de proximité – c’est-à-dire les facteurs locaux – et, enfin, sur la manière dont les pouvoirs
publics peuvent influer sur ces dynamiques territoriales, notamment à travers des politiques d’attractivité
reposant sur divers instruments (fiscalité, qualité des infrastructures, etc.).
Ceci conduit tout d’abord à examiner la toile de fond que constituent de nouvelles logiques de localisation
d’activité et de spécialisation internationale, dans lesquelles le savoir joue un rôle croissant et qui mettent
en jeu une combinaison de facteurs « centrifuges » (délocalisation) et « centripètes » (relocalisation). Sur
cette base, il convient de faire apparaître la place que les questions de propriété intellectuelle jouent ellesmêmes parmi les facteurs d’attractivité, de compétitivité et de structuration des marchés, en se demandant,
d’une part, quel rôle la propriété intellectuelle joue dans les tendance à la fragmentation ou, inversement,
dans l’unification des marchés et, d’autre part, quel est le lien entre la propriété intellectuelle et la
localisation des activités, notamment en matière d’innovation.
1. En toile de fond, de nouvelles logiques de localisation d’activité et de spécialisation
internationale
De manière la plus générale, la phase actuelle de la mondialisation peut être présentée comme un
processus d’intégration de l’économie mondiale, même si cette intégration ne touche pas de la même
manière toutes les régions du monde et tous les domaines d’activité. Au sens du développement de
relations économiques débordant le cadre des nations, la mondialisation peut être considérée comme
129
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
relativement ancienne. Toutefois, alors que ce processus s’est produit initialement par l’échange de biens
et services, il s’est poursuivi par la suite à travers d’autres canaux, dont les principaux sont l’investissement
direct (c’est-à-dire le contrôle de filiales à l’étranger), l’investissement de portefeuille, les flux de maind’œuvre et les flux de revenu qui en découlent. Depuis quelques décennies, il va également de plus en plus
de pair avec une mobilité portant sur l’information et le savoir, en particulier sous l’angle technologique1.
Par rapport aux modalités antérieures de la mondialisation, sa configuration actuelle a ainsi pour
particularité majeure le contenu technologique croissant des produits et processus, ainsi que la part
grandissante de l’immatériel dans les investissements liés.
a. Le savoir de plus en plus au centre des dynamiques territoriales
Contrairement à ce que postule une conception simpliste très répandue, il est douteux qu’il s’agisse dans
les faits d’un processus d’homogénéisation de la production et de la demande entre les pays et régions du
monde. Malgré tous les bouleversements qu’elle annonce à plus ou moins long terme, la mondialisation ne
saurait en effet mettre forcément entre parenthèse les particularités institutionnelles établies au sein
d’ensembles nationaux ou régionaux. Les tendances à l’œuvre correspondent en fait à la résultante de deux
types de logiques spatiales contradictoires avec, d’une part, des tendances à l’homogénéisation de
l’espace – c’est-à-dire à la dispersion –, et, d’autre part, des tendances à la différenciation de l’espace –
c’est-à-dire à l’agglomération. Ce clivage correspond grosso modo à l’opposition entre « tendances
centrifuges » et « tendances centripètes »2. Du point de vue de l’entreprise en position d’investisseur, il
renvoie à la tension qui existe entre, d’un côté, les avantages de la proximité (du fait de la nécessité d’être
présent sur place, en particulier pour offrir des biens et services adaptés aux particularités de la demande
locale) et, de l’autre, les avantages de la concentration (en raison d’économies d’échelle réduisant
l’importance relative des coûts de transport).
Plus précisément, les deux tendances antagonistes sont, d’un côté, celle d’une dispersion spatiale des
unités de production, notamment au profit des pays en développement, à travers la logique traditionnelle
d’une division technique du travail sur la base d’une minimisation des coûts, et, de l’autre côté, celle d’une
concentration des activités de production au sein des pays industrialisés, à la faveur d’une forme plus
récente de division du travail qui peut être qualifié de cognitive et où l'objectif recherché est l’« accès à des
facteurs spécifiques maîtrisant les blocs de savoir nécessaires »3. Une telle analyse conduit en outre à
conjecturer que les tendances à la polarisation sont globalement appelées à l’emporter à l’échelle de la
planète, même si elles ne dominent pas de manière universelle. Pour les pays industriels les mieux placés,
en tout cas, s’il est évident que ces deux logiques antagonistes jouent généralement de façon simultanée, il
se peut que la résultante penche encore plutôt dans le sens de la polarisation et, en tout cas, ce
mouvement d’agglomération tend à favoriser la dynamique compétitive des entreprises concernées.
Via les choix de localisation des entreprises multinationales, certes, il peut sembler que la mondialisation
des activités d’innovation – et notamment de création technologique (c’est-à-dire de R & D) – ait des effets
déstabilisants sur les spécialisations nationales. L’analyse montre cependant que les profils de
spécialisation technologique des pays sont fortement dépendants à l’égard de leur trajectoire historique
respective, du fait que les systèmes d’innovation et de production demeurent profondément ancrés dans
des territoires précis. Pour le devenir des systèmes nationaux d’innovation, ceci étant, « la question
cruciale porte moins sur la pérennité des spécialisations déjà établies que sur la capacité à se profiler avec
succès dans des domaines technologiques en émergence. Il convient donc de se méfier d’une approche
globalisante qui aurait le défaut de minimiser les tendances en cours pour un certain nombre de
technologies-clés, car il peut s’agir d’évolutions pouvant fort bien préfigurer des tendances lourdes de
conséquences à l’avenir. »4. Depuis quelques années, à cet égard, l’émergence de puissants centres
d’innovation technologique dans des pays tels que la Chine ou l’Inde montre bien que les dynamiques à
l’œuvre sont, sinon réversibles, du moins susceptibles d’être profondément modifiées par l’irruption de
nouveaux acteurs et l’essor de territoires qui pouvaient auparavant être qualifiés de périphériques. Bien
qu’à un moindre degré, ce type de remarque vaut aussi pour les pays d’Europe centrale et orientale (PECO).
b. Une combinaison de facteurs « centrifuges » (délocalisation) et « centripètes » (relocalisation)
1
Petit, P., Soete, L. (1999), « La mondialisation en quête d’avenir : un défi aux politiques nationales », Revue
internationale des sciences sociales, n° 160, juin, p. 189-206 (ici : p. 191 et 196).
2
Cf. Michalet, C.-A (2004), Qu’est-ce que la mondialisation ?, (Poche/Essais), La Découverte, Paris (p. 25).
3
Citation extraite de Moati, P., Mouhoud, E. M. (1994), « Information et organisation de la production : vers une division
cognitive du travail », Economie Appliquée, tome XLVI, n° 1, p. 47-73 (ici : p. 67-69).
4
Cf. Lallement, R., Mouhoud, E. M., Paillard, S. (2002), « Polarisation régionale et internationalisation des activités
d’innovation : incidences sur la spécialisation technologique des nations », Région et développement, n° 16, , p. 17-54
(ici : p. 46).
130
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Fréquemment évoqué à cet égard, le phénomène de délocalisation d’activités économiques peut être défini
de manière plus ou moins large. Au sens étroit du terme, il correspond à une situation dans laquelle une
unité en charge d’une activité de fabrication ou de service et présente sur le territoire national est fermée et
transférée telle quelle à l’étranger, parallèlement à une réimportation de la production correspondante. De
tels déplacements dans l’espace sont assez rarement pratiqués. Au sens le plus large, la délocalisation est
grosso modo synonyme de mobilité du capital productif. Ce terme traduit l’idée selon laquelle les
entreprises sont en moyenne plus fréquemment appelées à déployer à l’étranger des activités qu’elles ont
traditionnellement préféré maintenir dans leur pays d’origine, font preuve d’un moindre degré
d’enracinement territorial et, plus généralement, sont sujettes à un nomadisme croissant et plus versatiles
dans leurs choix de localisation, pour des raisons tenant en partie à l’innovation technologique et aux
changements de cadre concurrentiel général. Alors que le phénomène de la délocalisation ne se manifeste
que rarement par des fermetures spectaculaires d’usines, il est parfois décrit comme un exode rampant,
dans lequel des domaines d’activité se développent moins dans le pays d’origine qu’à l’étranger, où ils
s’étendent via des créations ex nihilo ou à travers des prises de contrôle d’activités existantes. Du point de
vue du pays d’origine, la relocalisation correspond au phénomène jouant en sens inverse.
La dynamique de délocalisation est surtout alimentée par les différentiels de coûts de production et de
pression fiscale, par rapport aux espaces économiques concurrents. Du côté des facteurs fiscaux, il faut
souligner leur rôle dans les politiques d’attractivité mises en œuvre vis-à-vis des investisseurs
internationaux. Sur ce plan, le régime en vigueur en Europe n’est pas des plus défavorables, même si des
améliorations demeurent imaginables, par exemple en faveur des inventeurs indépendants. Par rapport aux
autres pays européens, compte tenu des mesures prises en la matière ces dernières années, il semble en
particulier que la France ait retrouvé une position relativement satisfaisante en tant que site d’implantation
pour les sièges sociaux et les sociétés holding1.
Quant au rôle des coûts de main-d’œuvre comme facteur de localisation, il découle du fait qu’en termes
directs et indirects, ces coûts représentent en général le poste le plus important dans la valeur totale des
consommations intermédiaires requises pour la création des divers biens et services. Ceci étant, le rôle des
coûts de main-d’œuvre ne doit pas être surestimé. En effet, la dynamique des ID à l’étranger témoigne en
partie aussi d’une logique d’accès à des ressources stratégiques, ce qui revient à souligner le poids
croissant de facteurs d’offre qui, tels que la qualité de la main-d’oeuvre et de certaines infrastructures, ne
se réduisent pas à des considérations de coûts comparatifs, comme en attestent des travaux récents
effectués au MIT2. Dans le domaine des activités d’innovation, le fait que les coûts de main-d’oeuvre soient
considérablement plus élevés aux Etats-Unis qu’en Europe n’empêche ainsi pas de nombreuses entreprises
européennes de renforcer leurs effectifs de R & D outre-Atlantique3. Le niveau élevé des salaires peut être
interprété a priori autant comme un avantage que comme un désavantage pour un territoire donné, dès lors
qu’au revers de la médaille, il va de pair avec un niveau élevé de motivation au travail et de pouvoir d’achat
(dynamique de la demande). La vraie question porte sur le rapport entre le niveau de ces coûts et la qualité
de la main-d’œuvre, ce qui peut être mesurée par des indicateurs de productivité du travail. Dès lors, il est
sans doute moins pertinent de vouloir diminuer les coûts de main-d’œuvre que d’œuvrer à stimuler les
gains de productivité, en partie sur la base de droits de propriété intellectuelle solides et de qualité.
Dans cette perspective, il faut aussi souligner le rôle crucial du potentiel scientifique et technique, ce qui
renvoie en partie aux efforts d’innovation des entreprises. Vue de France, la dynamique de relocalisation
peut ainsi être fondée sur un effort d’innovation permettant à la fois de mieux se positionner selon les
critères de compétitivité hors-coût (performances techniques, qualité, fiabilité, design, délais de livraison,
service après-vente, etc.) et selon les critères classiques de la compétitivité-coût (reconception du produit
ou nouveau procédé de fabrication permettant un abaissement des coûts de fabrication, moindre frais de
logistique et de distribution, etc.). Malheureusement, plusieurs indicateurs témoignent d’une dégradation
de l’attractivité européenne – et notamment française – en matière de R & D4.
1
Cf. J.-L. Calisti, « Attractivité du territoire : la France marque des points », La Tribune, 23 février 2005, p. 36.
Cf. Berger, S., Made in Monde : les nouvelles frontières de l’économie mondiale, (coll. H.C. Essais), Seuil, Paris, 2006.
3
« ‘’Le coût d’un chercheur aux Etats-Unis est le double du coût européen’’, constate François Ballet, directeur du
centre de recherche de Sanofi-Aventis à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). » (article d’Annie Kahn, « Recherche : les
entreprises européennes sont à la traîne », Le Monde, 19 décembre 2004, p. 10).
4
Pour une contribution allant dans ce sens, voir l’analyse développée par Frédérique Sachwald (IFRI) lors de la
conférence organisée par l'Ifri et l'ANRT sur le thème "L'internationalisation de la R&D : tendances récentes", à Paris,
le 30 novembre 2005 (voir la synthèse de cette manifestation, sur le site Internet de l’Ifri).
2
131
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
2. La place de la PI parmi les facteurs d’attractivité, de compétitivité et de structuration des
marchés
Pour la France, cette dégradation relative se retrouve également sur le plan de la mesure traditionnelle de
la compétitivité internationale, à en juger notamment par l’évolution des parts de marché mondial à
l’exportation. Force est en effet de constater que, depuis 1999 et indépendamment de facteurs sectoriels,
l’offre de biens à l’exportation a bien moins réagi à l’évolution de la demande mondiale dans le cas de la
France que dans celui de l’Allemagne1. Le fait est que, depuis la fin des années 1990, et contrairement à
leurs concurrentes allemandes, les entreprises françaises ont subi une dégradation tant de leur
compétitivité-prix que de leur compétitivité hors-prix ; cette évolution semble tenir à ce que l’offre des
entreprises françaises ne parvient plus guère à se différencier favorablement sur des critères de qualité2. En
outre, cette offre semble structurellement fragilisée par le fait qu’elle peut de plus en plus facilement être
imitée par des concurrents étrangers. Si elle se confirme, cette situation peut être considérée comme
préoccupante car elle signifie aussi que la propriété intellectuelle tend à perdre en importance en tant
qu’outil permettant aux entreprises françaises de protéger les efforts qu’elles réalisent pour accroître leur
pouvoir de marché, en différenciant leur offre par rapport à celle de leurs compétiteurs.
a. Quel rôle pour la PI dans la tendance à fragmenter ou, inversement, à unifier les marchés ?
Toujours en termes de spécialisation internationale, une question liée consiste à savoir non seulement sur
quels secteurs mais aussi – par delà les nomenclatures sectorielles actuelles – sur quels segments
d’activité se positionne l’économie française. Pour cette dernière, les tendances en cours peuvent sembler
conduire à un désengagement hors des activités de fabrication supposées plus ou moins condamnées, à
terme, par la concurrence des pays à plus bas coût. En première analyse, cette hypothèse trouve des échos
dans certains débats sur les thèmes de l’entreprise sans usine et de la société postindustrielle3, ainsi que
dans certains modèles d’affaire déjà pratiqués de nos jours, en particulier outre-Atlantique.
A titre d’illustration, dans le cas du baladeur iPod, le montage même de l’appareil est effectué à Taïwan et
l’essentiel de la valeur ajoutée réalisée par la firme Apple aux Etats-Unis se réduit peu ou prou à des tâches
de conception (design) et à l’apport de la marque4. Cet exemple donne à penser qu’au fond, la propriété
intellectuelle peut à l’avenir tendre à constituer le coeur même de la spécialisation des pays les plus
avancés.
Est-ce à dire que la propriété intellectuelle permet ou facilite une tendance consistant à dissocier de plus en
plus la localisation de la production de celle de la conception ? Le fait est que, pour une entreprise, la
propriété intellectuelle peut constituer un moyen de contrôler des marchés à l’étranger sans y produire, en
se contentant d’exporter vers les pays considérés. Aujourd’hui encore, des Etats soucieux d’éviter de trop
subir l’action des multinationales étrangères ont pu empêcher une telle situation, via des dispositifs ad hoc
(working requirements) imposant auxdites entreprises de produire au sein des territoires dont ils ont la
charge, en particulier pour y promouvoir l’emploi et les transferts technologiques sur place.
Historiquement, de tels dispositifs sont plutôt en déclin, depuis environ un siècle, même s’ils demeurent
d’actualité pour certains pays en voie de développement (PVD) car il s’agit en général de l’arme des
« faibles » face aux pays technologiquement dominants. Au Brésil, une loi entrée en vigueur en 1997 a ainsi
exigé que, pour pouvoir prétendre jouir des droits exclusifs conférés par un brevet dans ce pays, le titulaire
d’un brevet y satisfasse à une exigence d’« exploitation locale », faute de quoi le gouvernement brésilien
peut délivrer une licence obligatoire autorisant un tiers à utiliser l’invention brevetée via le paiement de
redevances au titulaire du brevet5.
En arrière-plan, la question de fond porte ainsi sur les mesures de cloisonnement des marchés ou, à
l’inverse, d’ouverture et d’universalisation, concernant l’application des droits de propriété intellectuelle.
Elle concerne en particulier aussi des notions telles que l’épuisement du droit (encadré 23, ci-dessous) ou
1
Cf. Gaulier, G., Lahreche-Revil, A., Mejean, I., Dynamique des exportations : une comparaison France-Allemagne, La
Lettre du CEPII, n° 249, octobre 2005.
2
Cf. Villetelle, J.-P., Nivat, D., « Les mauvaises performances du commerce extérieur de la France sont-elles liées à un
problème de demande ? », Bulletin de la Banque de France, n°146, février 2006, p. 21-31.
3
Cf. l’article de Sylvie Kauffmann, « Les défis de la société postindustrielle », Le Monde, 18 octobre 2005.
4
Cf. Berger, S., Made in Monde : les nouvelles frontières de l’économie mondiale, (coll. H.C. Essais), Seuil, Paris, 2006.
5
Cf. Richard Elliot, « Plainte des É.-U. à l’OMC contre le Brésil, quant à l’exigence de ’’l’exploitation locale’’ de brevets »,
dans la revue canadienne VIH/SIDA et droit, vol. 5, n° 4, 2000, ainsi que l’article de Michael Halewood, « Regulating
Patent Holders: Local Working Requirements and Compulsory Licences at International Law », Osgoode Hall Law
Journal, vol. 35, n° 2, 1997, p. 243-287.
132
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
la déchéance pour défaut d’exploitation, qui peuvent être d’ordre national, communautaire ou mondial,
selon les lieux et les époques.
Encadré 23 : Cloisonnement ou universalisation des marchés, concernant l’application des droits de
propriété intellectuelle : l’exemple de la notion d’épuisement du droit
Souvent difficile à interpréter, le principe de l’épuisement du droit signifie qu’au sein d’un espace donné, tout acte de
commercialisation par le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle (brevet, marque, etc.) ou avec son consentement
l’empêche de contrôler ultérieurement les droits de propriété intellectuelle relatifs à cette exploitation commerciale.
Concrètement, ceci implique par exemple qu’un produit mis sur le marché avec l’autorisation du titulaire du droit peut
ensuite circuler dans les pays de la même zone, comme dans le cas de l’épuisement communautaire, qui applique la
règle de libre circulation des marchandises fixée par l’article 28 du traité CE (ex-article 30 du traité de Rome). A titre
d’illustration, un produit de luxe couvert par une marque et mis sur le marché dans un pays de l’UE peut de la sorte être
introduit ensuite dans un autre pays de l’UE. National hier, régional aujourd’hui, l’épuisement du droit pourrait très
bien être mondial demain, auquel cas des difficultés surviendraient du fait de la disparité de prix entre les différents
marchés locaux. Cette notion d’épuisement des droits a représenté l’un des principaux échecs dans la négociation des
accords ADPIC, à l’OMC. Il s’agit donc à la fois d’une variable stratégique et d’une sorte de « serpent de mer ».
b. Quel lien entre la PI et la localisation des activités, notamment en matière d’innovation ?
Au delà, il s’agit aussi de savoir si la force des droits de propriété intellectuelle constitue un facteur tendant
plutôt à susciter l’activité économique – et notamment l’implantation d’investissements directs étrangers –
dans un pays donné. Cette question est loin d’être simple.
Il est en effet possible de trouver des arguments plutôt en faveur de la thèse contraire. L’Union européenne
en fournit une illustration. Il apparaît en effet qu’au sein même de cette espace économique, les
contrefacteurs exploitent le plus qu’ils peuvent les disparités nationales subsistant entre les différents
Etats membres, en matière de protection des droits de propriété intellectuelle, notamment concernant la
mise en oeuvre effective de ces droits, le calcul des dommages-intérêts, etc. Pour le fonctionnement du
marché intérieur de l’UE – et tel est l’argument souligné ici –, ces disparités sont d’autant plus nuisibles
qu’elles induisent la localisation des activités de contrefaçon et de « piraterie » dans les pays qui répriment
le moins ces fléaux. De ce point de vue, la disparition des contrôles frontaliers entre les Etats membres de
l’Union Européenne a tendu à favoriser la fabrication de produits de contrefaçon en son sein. A cet égard,
de véritables zones de non droit existent en effet dans des lieux tels que Vintimille, Anvers ou sur la Costa
del Sol, en raison des failles des systèmes juridictionnels de l’Italie, de la Belgique et de l’Espagne. De
même, il est probable que des phénomènes similaires existent au moins à court terme dans certains pays
d’Europe centrale et orientale, y compris dans ceux qui ont déjà rejoint l’UE à la faveur de l’élargissement
de mai 2004, malgré la vigilance affirmée par la Commission européenne sur ce sujet. A en croire certains
professionnels, en effet, la contrefaçon constitue une sorte de sport national non seulement en Chine mais
aussi dans un pays comme la Pologne.
Malgré tout, il est possible d’affirmer au contraire que les investissements directs étrangers se localisent de
préférence dans les pays offrant une protection plutôt forte des droits de propriété intellectuelle1. Cette
situation se révèle en tout cas empiriquement fondée dans le cas des activités de recherche et
développement2. Elle explique que de nombreux investisseurs étrangers – en particulier en provenance de
Corée (cas du constructeur GM-Daewoo) et du Japon (encadré 24, ci-dessous) – soient réticents, dans l’état
actuel des choses, à transférer en Chine leurs technologies les plus avancées.
Encadré 24 : La PI comme moyen de (re)conquête industrielle : le cas de la rivalité entre le Japon et la
Chine
Le Japon affirme désormais ne plus craindre les délocalisations vers la Chine. Cette situation vaut non seulement pour
des secteurs très sensibles aux facteurs scientifiques et technologiques mais aussi pour ceux qui reposent surtout sur
des formes d’innovation plus commerciales et qui, de ce fait, misent sur des stratégies de marque. Pour ces différentes
catégories de biens, un mouvement de relocalisation de Chine vers le Japon s’est même récemment produit. La défense
de la propriété intellectuelle contribue notablement à cette tendance, dans la mesure où les entreprises japonaises
souhaitent renforcer la protection non seulement de leur savoir-faire mais aussi de leurs brevets ou de leurs marques,
1
Sur la question des liens entre la protection de la propriété intellectuelle et le niveau de développement des pays, voir
ci-avant, l’encadré 6 du chapitre 1.
2
Pour des contributions allant dans ce sens, voir les analyses développées par Jerry Sheehan (OCDE), Kalman Kalotay
(CNUCED) et Arnoud de Meyer (INSEAD), lors de la conférence organisée par l'Ifri et l'ANRT sur le thème
« L'internationalisation de la R&D : tendances récentes », à Paris, le 30 novembre 2005 (cf. le site Internet de l’Ifri).
133
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
1
qu’elles estiment menacés en Chine . A titre d’exemple, si le groupe Toshiba a rapatrié récemment vers le Japon des
activités de R & D qu’il avait précédemment implantées en Chine, où il avait subi une « fuite » de sa propriété
intellectuelle. D’autres firmes telles que Toyota y ont subi des préjudices similaires : en 2002, 90 % du nombre total
(174 cas) de problèmes de contrefaçon de marques contrôlées par ce groupe se sont ainsi produits en Chine et, le plus
souvent, les plaintes déposées à ce sujet y ont été rejetées2. Dans un registre similaire, de nombreuses entreprises
allemandes se plaignent de subir un phénomène de « transfert technologique forcé » en Chine, où le secret des affaires
est souvent fragilisé par des dispositions légales qui contraignent notamment lesdites firmes à divulguer certaines
informations techniques très détaillées lorsqu’elles concourent pour des marchés publics ou bien lorsqu’elles
réclament les certifications nécessaires pour y vendre leurs produits3.
A l’avenir, ceci étant, la Chine pourrait parvenir à rassurer progressivement les investisseurs étrangers. Ce pays, avant
même son adhésion à l’OMC, en décembre 2001, disposait déjà d’un arsenal juridique très complet en matière de PI4.
Depuis lors, il a introduit le droit de propriété dans sa constitution5. En outre, il est pressé par les Etats-Unis –
notamment à la demande du président George W. Bush – de davantage faire respecter le droit des brevets ; qui plus
est, des entreprises occidentales – telle la société française LVMH avec sa marque Louis Vuitton – commencent enfin à
voir leurs droits de propriété intellectuelle avoir gain de cause dans les tribunaux chinois, alors que, précédemment,
ces derniers avaient presque toujours favorisé les entreprises chinoises6. Il est vrai que si la Chine connaît encore des
problèmes endémiques de contrefaçon, ce pays veut passer du rang de « pays de duplication » au rang de « pays
d’innovation »7 et ses décideurs ont globalement compris que cet objectif passe désormais par une utilisation renforcée
des outils de la propriété intellectuelle. « La Chine poursuit une stratégie ambitieuse de développement de la propriété
industrielle soutenue par un immense marché intérieur. »8. Ceci vaut sans doute pour les brevets et, plus encore, pour
les marques. L’un des objectifs du prochain plan quinquennal de ce pays est en tout cas que les entreprises chinoises
se dotent de leurs propres marques9. Dans cette optique, la firme chinoise Lenovo, qui a repris fin 2004 les sites de
production d’IBM dans le domaine des ordinateurs personnels, a annoncé début 2006 qu’elle appose sa propre marque
sur les PC qu’elle vend non seulement en Chine mais aussi à l’étranger. Plus généralement, la Chine fait d’ores et déjà
partie des pays (ou groupes de pays) qui enregistrent le plus de marques nouvelles, au 8e rang en 2005 si l’on se réfère
au nombre total des marques enregistrées auprès des différents offices nationaux ou régionaux (la France figure au 2e
rang et l’UE, via son système de marque communautaire, au 7e rang), selon les données compilées par l’OMPI10.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H11 : « Rééquilibrage partiel » (émergence de nouvelles zones de croissance dans le contexte d’une
polarisation géographique persistante et demeurant assez en faveur de l’Europe ; rééquilibrage
partiel des rapports de force géo-économiques à l’échelle mondiale)
Un premier cas de figure envisage une recomposition partielle des grands équilibres à l’échelle de la
planète, recomposition dans laquelle l’Europe parvient à tirer son épingle du jeu, pour ainsi dire. Les
tendances à l’agglomération continuent alors de l’emporter plutôt sur les tendances à l’homogénéisation
des conditions de production et de demande. Du fait du nécessaire balancement entre les avantages de
proximité (économies de coûts de transport, meilleure communication, etc.) et les avantages de la
concentration (économies d’échelle), les équilibres géo-économiques ne se modifient que progressivement.
Les réseaux inter-firmes (donneurs d’ordre/sous-traitants) et les liens entre les entreprises les autres
acteurs socio-économiques (centres de formation, université, centres de recherche, etc.) demeurent assez
concentrés au sein de territoires précis, même si de nouveaux pôles de compétence apparaissent. Les pays
1
Voir les articles de Frédéric Lemaître, « Faut-il craindre les délocalisations ? », Le Monde, 23 juillet 2004 (p. 13) et de
Philippe Pons, « Quand le Japon ‘’relocalise’’ ses entreprises », Le Monde, 26 novembre 2004 (p. 21).
2
Cf. les propos de Masahiro Ezaki (dir. gén.al de la division PI chez Toyota) au colloque JETRO/INPI « La protection de la
propriété intellectuelle : Politiques de lutte contre la violation des droits d’auteur et la contrefaçon - Regard sur l'Asie »,
le 18 janvier 2005, Paris.
3
Cf. l’article de Bertrand Benoit, « Beijing gives piracy pledge to Merkel », Financial Times, 23 mai 2006, p. 8.
4
Cf. Catherine Druez-Marie, « La propriété intellectuelle en Chine : les conséquences de l’entrée dans l’OMC », étude
publiée dans Accomex, numéro 51, mai-juin 2003 et disponible sur le site de l’IRPI (http://www.irpi.ccip.fr/).
5
Voir l’article de Jean-Paul Decorps, « Le droit de propriété enfin acquis en Chine », Les Echos, 17 novembre 2004.
6
Cf. l’article de Tristan de Bourbon « La Chine tarde à défendre la propriété intellectuelle », La Croix, 19 avril 2006.
7
Cf. les propos de Zhu Chen, le vice-président de l’Académie des sciences de Chine et co-président de la Fondation
franco-chinoise pour la science et ses applications, dans l’article de Dorian Malovic « Ambassadeur des ambitions
scientifiques de la Chine », La Croix, 11 avril 2006.
8
Citation extraite de l’article de Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l’INRIA et conseiller scientifique à
l’ambassade de France en Chine, dans son article intitulé « La Chine est devenue la troisième puissance scientifique
mondiale », Le Monde, 11 janvier 2005, p. VI.
9
Cf. l’article « Comment le luxe français envahit le marché chinois », Le Monde, 30 octobre 2005, p. 14, de même que
l’article de P. Haski et L. Mauriac intitulé « Le grand saut des entreprises chinoises », Libération, 4 novembre 2003.
10
Cf. OMPI, Gazette OMPI des marques internationales, supplément statistique pour l’année 2005 (p. 23-24).
134
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
du Nord parviennent à attirer et retenir la plupart des centres de décision des entreprises, en partie grâce à
des politiques fiscales adaptées.
Les activités intensives en savoir demeurent largement concentrées dans les pays industriels traditionnels,
en partie en raison du fait qu’y prévaut un degré élévé de protection de la propriété intellectuelle mais aussi
et surtout dans la mesure où ces pays conservent une certaine suprématie sur le plan scientifique et
technique, du fait de l’effort de R & D qu’ils consentent. L’Europe parvient à demeurer dans le « peloton de
tête » des pays les plus avancés, sans être trop distancée par les Etats-Unis. Un nombre assez réduit de
pays émergents et démographiquement dynamiques (dont la Chine, l’Inde et le Brésil) tire son épingle du
jeu. Par contraste, un grand nombre de pays du Sud reste en proie à des problèmes endémiques de
développement (instabilité politique, corruption, insécurité juridique, mise en œuvre problématique des
droits de propriété intellectuelle, etc.), ce qui aggrave, pour ces pays, la fuite des élites et des capitaux et
décourage l’arrivée d’investisseurs étrangers.
H12 : « Monde multipolaire avec Europe affaiblie »
Cette deuxième configuration, par contraste avec la précédente, envisage un monde multipolaire dans
lequel l’Europe se trouve en proie à des divisions assez sérieuses et où les pôles qui comptent sont
davantage les Etats-Unis et la Chine1, voire l’Inde2 ou le Japon.
Comme dans l’hypothèse précédente, un nombre assez réduit de grands pays émergents et
démographiquement dynamiques monte en puissance sur le plan économique et politique (Chine, Inde,
Brésil, etc.). Cette fois, cependant, les Etats-Unis rééquilibrent globalement leurs jeux d’alliance au
détriment de l’Europe et à l’avantage des nouveaux pays émergents. De son côté, l’Europe continue de
décrocher progressivement par rapport aux Etats-Unis, sur le plan de la puissance économique et politique.
Elle peine à trouver un bon positionnement dans la concurrence internationale. Elle se trouve prise en étau
entre, d’un côté, des pays plus avancés au plan technologique et, de l’autre, des pays à bas coûts et à forte
croissance. L’Europe elle-même se trouve plutôt divisée sur un plan tant économique que diplomatique.
Alors qu’elle maintient un système de propriété intellectuelle relativement fort, un pays tel que la France
n’en bénéficie plus guère, notamment dans la mesure où il relâche son propre effort de recherche et
développement, ainsi que de création littéraire et artistique, dans un contexte où notre pays n’a plus les
moyens de se poser en champion de la culture.
H13 : « Rupture » (une rupture plus nette dans les dynamiques de localisation d’activité ; fort
bouleversement des rapports de force, en particulier entre les pays du Nord et ceux du Sud ; relative
perte d’influence des principaux pays industriels actuels)
Le troisième cas de figure correspond à une évolution plus radicale induisant une sorte d’homogénéisation
planétaire, au sens d’un rattrapage assez général des pays du Sud vis-à-vis des actuels pays industriels.
Dans les pays du Nord, une hostilité croissante se fait jour vis-à-vis de la pollution industrielle et de
certains aspects du changement technologique (biotechnologies, énergie nucléaire, etc.). Les Etats-Unis
négligent d’investir dans le renouvellement de leur potentiel scientifique et technique3. Les pays industriels
vieillissants tels que le Japon et une grande part des pays européens voient leur niveau de vie par habitant
stagner en termes réels. En Europe, les enjeux en matière de R & D et les questions de politique industrielle
et de propriété intellectuelle sont considérés comme subordonnés aux objectifs de la politique de
concurrence et de la politique commerciale menée par l’UE vis-à-vis du reste du monde, ce qui contribue à
vider l’Europe d’une bonne part de sa substance industrielle, notamment au bénéfice des pays en voie de
développement (PVD). De façon liée, l’Europe subit assez passivement l’industrie de la contrefaçon des
PVD ; certes, l’essor des pays émergents s’y accompagne peu à peu d’une meilleure défense des droits de
propriété intellectuelle mais celle-ci y est biaisée en faveur des entreprises produisant sur place.
La plupart des pays du Sud parviennent eux-mêmes à créer un cadre favorable à l’activité des entreprises,
ce qui permet d’y surmonter les problèmes de développement socio-économique, en partie grâce à un
afflux d’investissement direct étranger amplifié par des politiques ad hoc sur le plan de l’éducation, du
cadre fiscal, etc. Initialement peu sourcilleux sur les questions d’équité et de protection sociale, ainsi que
1
« La recette d’une telle réussite est simple : je copie, je forme des ingénieurs jusqu’au jour où je n’ai plus besoin de
copier. » (extrait de l’article de Philippe Escande intitulé « Télécoms : quand les Occidentaux dansent au-dessus du
volcan chinois », Les Echos, 19 octobre 2004, p. 20).
2
A l’horizon 2025, une telle hypothèse d’évolution est envisagée dans certains travaux de prospective récent : alors que
les Etats-Unis et la Chine y apparaissent comme les deux pays dominants, l’Inde tend à ravir à l’Europe son rang de
troisième puissance économique mondiale (cf. l’article d’Albert Bressand, « Les scénarios globaux de Shell »,
Futuribles, n° 315, janvier 2006, p. 49-64).
3
Voir l’article de Matthieu Quiret, « L’Amérique redoute le déclin de sa science », Les Échos du 28 février 2005, p. 12.
135
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
sur la protection de l’environnement naturel, les PVD obtiennent des progrès progressifs sur ces plans. Les
« vieux » pays industriels du Nord perdent largement leur prééminence dans le domaine des activités
intensives en savoir, où ils sont considérablement rattrapés par les pays émergents. Les conditions de
production et de demande tendent à s’homogénéiser sur la plus grande part de la planète. Les salaires, le
pouvoir d’achat et la productivité augmentent de façon relativement proportionnée dans la plupart des
pays. Les tendances à la dispersion l’emportent ainsi sur les tendances à la polarisation. La localisation de
la production épouse globalement celle de la population, ce qui entraîne un fort déplacement du centre de
gravité de l’économie mondiale vers les pays du Sud, surtout en Asie.
II. Le rôle de la PI dans les nouveaux modes d’innovation et de création
La propriété intellectuelle joue un rôle croissant dans les nouveaux modes d’innovation et de création. Si ce
fait peut être observé du point de vue de la société civile1, il comporte évidemment aussi de très importants
enjeux pour les entreprises ou les administrations publiques, en particulier sur le plan économique et
juridique. A ce propos, la question centrale consiste à se demander dans quelle mesure et comment celleslà peuvent utiliser les œuvres et produits issus des nouveaux modes de création et d’innovation.
Sur ces questions, il est commode de distinguer deux aspects, à savoir, d’un côté, la logique de création et
d’innovation par réutilisation et, de l’autre, la logique de création et d’innovation en réseau, même si ces
deux logiques se trouvent sans doute étroitement liées dans la pratique. Il est montré que les problèmes
soulevés en la matière concernent principalement le domaine du brevet et du droit d’auteur. En outre et
plus au fond, il s’agit surtout de savoir si – et le cas échéant dans quelle mesure et comment – les
mécanismes de la propriété intellectuelle contribuent à faciliter ces nouveaux modes d’innovation et de
création ou au contraire s’ils tendent plutôt à les entraver, voire à favoriser la constitution d’oligopoles
fondés sur le savoir.
1. Le rôle de la PI dans la logique de création par réutilisation
En particulier en matière culturelle mais aussi dans d’autres domaines, les nouveaux modes de création
prennent de plus en plus en compte la notion d’utilisateur-créateur. Certes, le fait que les créateurs
prolongent ce qu’ont fait leurs prédécesseurs en s’en inspirant peut être considéré comme déjà ancien.
« Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants », comme l’ont dit le philosophe
platonicien Bernard de Chartres, au XIIe siècle, puis, en des termes voisins, le mathématicien et physicien
Isaac Newton, en 1675. Depuis lors, au regard des enjeux de création ou d’innovation, les utilisateurs ont
tendu à jouer un rôle plutôt croissant, pour les entreprises et, de nos jours, beaucoup de ces dernières en
sont même conduites à prendre contact avec lesdits utilisateurs, dans cette optique.
a. Les problèmes soulevés en matière de brevet
Ce type de problématique concerne en premier lieu la propriété industrielle et en particulier le système des
brevets. En la matière et eu égard aux considérations de diffusion du savoir, les principaux problèmes
posés concernent les cas d’innovation cumulative, c’est-à-dire en chaîne. Cette situation d’innovation
séquentielle vaut en particulier dans des secteurs tels que les biotechnologies et le logiciel. L’une des
questions clés est alors de savoir si l’étendue de la protection des innovations est appropriée, sachant qu’il
convient d’éviter deux écueils.
A un extrême, en effet, une étendue de protection trop large risque de limiter les innovations en aval mais, à
l’inverse, une protection trop étroite tend à dissuader l’innovation en amont. En termes de coût social,
c’est-à-dire du point de vue de l’intérêt général, une sur-protection est surtout dommageable pour les outils
de recherche, qui s’apparentent à des bases de connaissance, puisqu’ils servent à produire d’autres
innovations. Dans certains cas, le risque existe aussi d’une situation d’« anti-commun », c’est-à-dire
lorsque la segmentation des droits de propriété intellectuelle correspond à des éléments de savoir ne
pouvant guère avoir une application industrielle, c’est-à-dire lorsque la base de connaissance est
1
Sur ce point, voir ci-avant, le chapitre 4.
136
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
excessivement fragmentée1. Au XIXe siècle, l’économiste A. Cournot avait déjà pressenti ce problème,
lorsque qu’il traitait de monopoles concernant des biens complémentaires.
Des problèmes similaires se retrouvent toutefois aussi dans le cas du vivant si, pour telle invention
biotechnologique requérant l’utilisation de tel gène, il faut demander l’autorisation de tel ou tel titulaire de
brevet. Ce type de problème concerne aussi la création de variétés végétales ; en l’espèce, il s’agit de créer
à partir d’une variété existante, ce qui peut entraîner de plus grandes difficultés si ladite variété est
protégée par un brevet que si elle l’est par un certificat d’obtention végétale. Au-delà de la situation de tel
ou tel secteur ou domaine technologique, ceci étant, il convient d’observer que les droits de propriété
industrielle ne doivent pas uniquement être considérés comme des obstacles et sont aussi fréquemment
utilisés par des tiers comme source de créativité. Dans cette perspective, les brevets des concurrents
constituent à la fois un obstacle et un stimulant de l’innovation, puisqu’ils incitent les innovateurs à faire
preuve d’imagination pour les contourner.
b. Les problèmes soulevés en matière de droit d’auteur
La logique de création par la réutilisation – et notamment par la copie – concerne en second lieu le domaine
de la propriété littéraire et artistique. Il est vrai que, si le droit d’auteur est conçu pour protéger la
formulation des idées, ces dernières sont elles-mêmes traditionnellement considérées comme de libre
parcours, selon la formule consacrée. L’histoire de la littérature ou des Beaux arts se fonde ainsi très
largement sur des emprunts effectués à partir d’œuvres antérieures. Actuellement, le développement des
nouvelles technologies de l’information et de la communication (Internet et les technologies numériques)
rend toujours plus concret et visible cet aspect de la création2. A cet égard, deux formes de création par
réutilisation peuvent être distinguées, selon le degré de cumulativité de la création concernée. D’un côté, la
nouvelle création peut rendre la précédente obsolète ou démodée, lui enlevant aussi sa valeur économique
ou esthétique. Tel est par exemple le cas en matière de création de logiciels. De l’autre, une création
nouvelle peut aussi ne guère avoir d’effet négatif sur l’œuvre utilisée, comme ceci se produit par exemple
souvent concernant l’échantillonnage (sampling) musical ou vidéo, de même que l’utilisation d’œuvres
existantes au sein d’œuvres multimédia ou de sites Internet. Relativement importante, l’influence des
droits de propriété intellectuelle sur ce mode de création concerne les entreprises à la fois quand elles sont
dans la position du réutilisateur et en tant que détentrices de droits sur des œuvres utilisables.
Concernant tout d’abord le point de vue des utilisateurs, il est clair que lorsqu’existent des droits de
propriété intellectuelle, la réutilisation d’une œuvre nécessite de demander l’autorisation aux ayants droit
puis, si l’autorisation est accordée, suppose en général de s’acquitter d’une redevance auprès de ceux là.
De ce fait, l’usage du droit de reproduction par son détenteur peut conduire à une moindre utilisation des
œuvres et peut, par là même, limiter les possibilités de création sur cette base. En effet, non seulement il
peut être compliqué d’identifier les différents ayants droit et d’obtenir leur autorisation, lorsqu’il n’existe
pas de licence ou de mécanisme de gestion collective mais, en outre, les frais induits en termes de coûts de
transaction et de redevance peuvent dissuader certains créateurs d’accomplir les démarches nécessaires et
les conduire de la sorte se placer dans l’illégalité, comme dans l’exemple des oeuvres multimédia (encadré
25, ci-dessous). Ceci vaut pour des créateurs individuels – par exemple des artistes qui travestissent des
œuvres par des procédés d’échantillonnage (sampling) –, de même que pour certaines administrations
publiques ou certaines entreprises qui utilisent des copies illégales de logiciels pour éviter des frais de
licence.
Concernant ensuite le point de vue des ayants droit, à l’inverse, il est clair que de telles pratiques peuvent
occasionner un préjudice à différents titres, notamment lorsque les utilisations d’œuvres se font sans
rémunération pour les créateurs (préjudice financier) et, plus encore, sans reconnaissance de paternité
(préjudice moral). A cet égard, ceci conduit à rappeler que, de manière faussement paradoxale, la propriété
intellectuelle constitue sans nul doute une protection indispensable pour les auteurs d’œuvres dites
« libres » (logiciels, œuvres musicales, audiovisuelles, etc.). En effet, même si le renforcement du droit
d’auteur (ou du copyright) ou l’extension de la brevetabilité au domaine du logiciel peut à certains égards
constituer un danger pour les créateurs dans ce domaine, ces derniers s’appuient malgré tout souvent sur
certaines formes de propriété intellectuelle (licence GPL, licence creative commons, etc.), afin de protéger
leur droit à la paternité ou leur droit d’exclure une réutilisation à but commercial.
1
Cf. Foray, D., « Propriété intellectuelle et innovation dans l’économie du savoir », Isuma, Revue canadienne de
recherche sur les politiques, printemps 2002, p. 79-87 (ici : p. 82-83). Sur ce problème d’anti-commun, voir aussi, ciavant, la section I. du chapitre 4.
2
Au sujet des échanges de pair à pair (peer to peer) sur Internet, cet aspect est traité ci-avant, dans le chapitre 4.
137
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Encadré 25 : Les problèmes éventuels de coût de transaction suscités par les droits de PI : l’exemple
des oeuvres multimédia
Le domaine du multimédia illustre les problèmes de coût potentiellement suscités par l’existence d’une multiplicité de
droits de propriété intellectuelle. Ainsi, alors qu’il suffit de négocier une centaine de droits différents dans le domaine
de l’édition traditionnelle, par exemple pour éditer un manuel scolaire, il peut désormais être nécessaire d’en négocier
un millier pour réaliser un seul CD-ROM. En pratique, certes, la création dans le domaine du multimédia n’a jusqu’à
présent pas été véritablement entravée par l’existence d’un grand nombre de droits différents ; de plus, s’il arrive
nécessairement que tous les droits ne soient pas intégralement respectés, ceci est sans doute le lot commun pour la vie
des affaires dans de nombreux autres secteurs également.
Liés notamment à la difficulté d’identifier et de mettre en relation les différents utilisateurs et ayants droit, ces
problèmes de coût de transaction n’en requièrent pas moins des solutions appropriées car ils prennent une importance
croissante dans les domaines liés à l’immatériel et pour lesquels les créateurs et utilisateurs sont de plus en plus
conduits à combiner des œuvres qui n’ont pas nécessairement été à l’origine prévues pour l’être. Ceci vaut d’autant
plus que ces problèmes ne se posent cependant pas seulement à l’échelle des entreprises. Au-delà, en effet, ils
concernent aussi la société dans son ensemble car ils touchent à des questions de fond telle que la préservation de la
culture, notamment à travers les questions d’archivage. Actuellement, par exemple, la réalisation d’un CD-ROM visant à
présenter les plus beaux sites Internet de l’année, pour des raisons de préservation historique, nécessiterait en théorie
d’obtenir les droits sur un très grand nombre de pages Internet, ce qui est à peu près impossible, de sorte qu’un tel CDROM ne se fera jamais, ce qui peut être considéré comme dommage pour notre postérité.
Par suite, si les contraintes qui peuvent limiter les possibilités de réutilisation sont assez souvent
dénoncées, elles conduisent à évoquer un certain nombre de solutions qui remettent en cause non pas la
propriété intellectuelle elle-même mais plutôt certains aspects de son fonctionnement actuel. L’une des
principales solutions envisagées passe par le développement des licences non volontaires et notamment
des licences légales, à travers un système de rémunération plus ou moins fixé par la loi ou par des
conventions collectives. Concernant certaines formes de réutilisation d’œuvres et en particulier à propos de
pratiques d’échantillonnage (sampling) musical, une autre solution consisterait à adopter la notion
juridique anglo-saxonne de fair use1, pour peu que l’échantillon réutilisé ne soit ni trop long ni trop
évidemment reconnaissable. Une autre piste consisterait à faire en sorte qu’une œuvre originale ne soit à
l’avenir plus protégée automatiquement par le droit d’auteur (ou le copyright) mais uniquement si une
demande a été formulée dans ce sens, éventuellement via une simple déclaration. Ces différentes solutions
présentent ainsi des désavantages plus ou moins importants pour les ayants droit, dans la mesure où ils
impliquent une relative réduction de leurs droits.
2. Le rôle de la PI dans la logique d’innovation en réseau
Au-delà de cette logique de création par réutilisation, la propriété intellectuelle joue également un rôle
crucial dans les nouveaux modes de création et d’innovation en réseau. Ce constat vaut en partie en
matière de propriété littéraire et artistique, par exemple en matière de création de jeu vidéo, domaine dans
lequel la qualité de l’interaction proposée aux joueurs dépend très étroitement de la qualité de l’interaction
obtenue au sein de l’équipe ayant conçu le jeu considéré2. En matière de logiciel libre, de même, des
dispositifs de type licence GPL visent notamment à empêcher l’appropriation privative du savoir et, par ce
biais, à préserver la circulation de l’information et à favoriser l’innovation en réseau.
a. La propriété intellectuelle en tant que précieux facilitateur de l’innovation en réseau…
Une analyse similaire vaut sans doute plus encore en matière de propriété industrielle, concernant les
questions d’innovation. La raison principale en est que les avancées technologiques dépendent de plus en
plus souvent du partage de la connaissance ou de normes techniques (standards), en particulier concernant
des objets technologiquement complexes. En la matière, dès lors, la défense de la propriété intellectuelle
1
Dans le monde de la common law, la notion de fair use (littéralement : usage équitable) correspond en substance à
l’usage d’œuvres protégées par le droit d’auteur mais qui ne nécessite pas l’accord explicite du détenteur de ce droit.
En pratique, elle implique que le caractère licite des pratiques considérées est entièrement suspendu à l’appréciation
des tribunaux.
2
Voir l’entretien réalisé avec Nicolas Gaume, le fondateur de l’ex-société de jeu vidéo Kalisto, paru le 12 décembre
2002, sous le titre « Le jeu en ligne est l’avenir du jeu vidéo », sur le site de l’association FING (Fondation Internet
nouvelle génération). Cet exemple ne saurait être qualifié d’anecdotique car, en France, le marché du jeu vidéo
représente désormais un chiffre d’affaires supérieur (1,45 milliard d’euros en 2004, selon l’institut GfK) à celui des
salles de cinéma (1,134 milliard d’euros en 2004, selon le CNC) et voisin des ventes de CD audio (1,5 milliard d’euros en
2005, selon l’institut GfK).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
se révèle tout à fait essentielle pour l’innovation en réseau, tout du moins dans certaines conditions.
Compte tenu du fait que les processus d’innovation sont de nature séquentielle et mettent en présence une
pluralité d’acteurs en interaction, il est en effet nécessaire d’organiser la création et la diffusion des
connaissances tout en aménageant un système de droit exclusif et de droit à rémunération en faveur des
innovateurs. En d’autres termes, la propriété intellectuelle est importante pour favoriser la diffusion de
l’innovation, tout en encadrant les conditions d’accès, en la matière.
En pratique, les dispositifs utilisés à cet effet prennent le plus souvent la forme d’accords volontaires –
entre titulaires de droits de propriété intellectuelle – organisant des échanges de licences.
Traditionnellement, deux grandes catégories de licences peuvent être distinguées à ce sujet. D’une part, il
s’agit des licences groupées, qui concernent des grappes ou paniers (pools) de brevets, dans lesquels les
innovateurs mettent en commun un ensemble de brevets (souvent complémentaires) et se se mettent
d’accord pour offrir une licence commune permettant à des tiers d’y accéder. D’autre part, la question porte
sur des licences croisées, qui impliquent en général des entreprises ou organismes en concurrence les uns
entre eux et qui s’échangent des droits, en s’autorisant mutuellement l’utilisation de leurs innovations
respectives1. Ces accords de licences rétablissent une certaine liberté de conception, en ce sens sens que
l’innovateur, disposant ainsi du droit d’utiliser les licences de son concurrent, n’a plus à trouver un chemin
détourné pour contourner la propriété intellectuelle de ce dernier.
b. … malgré des risques concernant la constitution d’oligopoles fondés sur le savoir
Ils présentent aussi pour intérêt majeur de réduire certains risques. Ceci concerne en particulier le risque de
hold-up en matière de propriété intellectuelle, c’est-à-dire la situation dans laquelle la mise sur le marché
de nouveaux produits enfreint de façon non intentionnelle des brevets délivrés après que ces produits ont
été conçus2. A ces stratégies de partage des connaissances s’ajoutent des stratégies visant, pour les parties
prenantes, à se constituer un portefeuille de brevets afin se préserver d’éventuelles attaques judiciaires de
la part d’entreprises concurrentes et pour se doter d’une position plus forte dans la négociation de
meilleures conditions en matière de licences. Là aussi, il convient de garder à l’esprit que ces stratégies
comportent un certain nombre de risques en matière de concurrence. En effet, elles peuvent être assimilées
à la mise en place de barrières à l’entrée, dans la mesure où la généralisation des licences croisées peut
dans une certaine manière être analysée comme un moyen de protéger les membres d’un oligopole
homogène. De ce fait, ces mécanismes tendent à favoriser la concentration et la constitution d’oligopoles
constitués d’acteurs faisant en sorte d’accumuler des droits de propriété intellectuelle, afin d’en faire une
sorte de monnaie d’échange. En ce sens, la question ainsi posée est donc aussi celle de certains risques de
cartellisation.
Ceci étant, les pratiques évoquées ici comportent en général des impacts jugés peu problématiques au
regard du droit de la concurrence. De nos jours, les entreprises ne se lancent pas à la légère dans des
systèmes de brevets groupés (patent pools). En outre, de telles communautés de brevet correspondent,
certes, à des situations oligopolistiques mais aussi à une demande de la part des consommateurs, comme
dans le cas de MPEG (Moving Picture Experts Group), le consortium qui, dans ses configurations
successives, gère des normes de compression de données numériques. Les partisans du système des
brevets ajoutent qu’au-delà et en pratique, les brevets ne bloquent de toute façon qu’en partie la
concurrence et ce, uniquement concernant les solutions précises qui se trouvent revendiquées dans les
brevets en question. Par suite, les brevets véritablement bloquants demeurent très rares et, pour une
entreprise donnée, les brevets des concurrents conduisent même plutôt, in fine, à stimuler l’innovation, la
plupart du temps. Au total, en tout cas, il faut souligner que la propriété intellectuelle constitue un
important élément de structuration pour l’innovation en partenariat, en particulier lorsque les acteurs
concernés sont très différents les uns des autres. Elle peut ainsi permettre à des PME de réguler leurs
relations avec des acteurs plus puissants car de plus grande taille.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
En la matière, d’ici une quinzaine d’années, les facteurs d’évolution devraient surtout provenir du
législateur – en partie sous l’influence des milieux économiques – et d’autres acteurs pourraient également
1
En guise d’illustration, concernant l’accord de licences croisées signé le 14 décembre 2004, voir l’article de Christophe
Guillemin, « Sony et Samsung partagent 24.000 brevets technologiques », publié par ZDNet France, le 23 décembre
2004 (www.zdnet.fr/actualites/informatique/ 0,39040745,39194870,00.htm).
2
Cf. Shapiro, Carl, « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools, and Standard-Setting », Innovation
Policy and the Economy, vol. 1, n° 1, avril 2001, p. 119-150.
139
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
jouer un rôle notable, en particulier concernant la sphère du libre (open source). Les principaux
changements devraient ainsi dépendre, d’une part, du renforcement ou au contraire de l’atténuation des
droits de propriété intellectuelles classiques (licences volontaires ou non volontaires, fair use dans le
monde anglo-saxon, gestion collective en matière de propriété littéraire et artistique, etc.) et, de l’autre, de
la façon dont les nouvelles formes d’innovation et de création rattachées à la sphère du libre seront non
seulement adoptées et développées par les entreprises et la société civile mais aussi promues par les
pouvoirs publics.
H21 : L’innovation en réseau et la création par réutilisation plutôt entravées par un renforcement des
droits de PI classiques
Une première hypothèse d’évolution crédible envisage une situation dans laquelle les formes classiques de
la propriété intellectuelle sont plutôt renforcées et où, dans le même temps, l’usage des modèles libres
(open source) et d’autres sortes de licences volontaires n’est pas facilité. Alors que les détenteurs restent
arc-boutés sur leurs droits, les utilisateurs dont l’activité repose sur des emprunts à énormément d’œuvres
ou d’innovation préexistantes – par exemple les développeurs dans le domaine du multimédia – sont gênés
car la gestion des droits implique des coûts de transaction très élevés. Ceux qui souhaitent réutiliser les
œuvres ou innover en réseau font alors face à davantage de complications, notamment au sein des
entreprises. Au sein des créateurs et des innovateurs, une telle situation conduit à creuser l’écart entre
ceux qui ont le plus de moyens de faire respecter leurs droits et les autres. Il en résulte une tendance à la
concentration de ces droits, ce qui contribue à accentuer la concentration des industries concernées. Cette
situation, qui ne saurait être considérée comme économiquement optimale, constitue sinon l’hypothèse
tendancielle, du moins une forme de statu quo dans laquelle les principaux acteurs campent sur leurs
positions actuelles, jusqu’à ce qu’elles se muent en blocages.
H22 : Des nouveaux modes d’innovation et de création facilités par des DPI relativement inchangés
mais utilisés de manière plus souple, par l’octroi de licences volontaires
Une deuxième éventualité correspond à un cas de figure où la création par réutilisation et l’innovation en
réseau sont plutôt facilitées car les détenteurs de droits de propriété intellectuelle acceptent de mettre à la
disposition des utilisateurs davantage de droits ou de leur consentir des conditions d’accès plus faciles,
c’est-à-dire leur accordent, d’une façon ou d’une autre, des licences volontaires. Cette hypothèse se trouve
déjà en germe actuellement, notamment à travers le développement de licences groupées sur des grappes
de brevets (patent pools).
Deux variantes sont ici envisageables. Dans la première, les pratiques le plus souvent observées peuvent
être qualifiées de relativement ouvertes ; en informatique, à titre d’exemple, tel a été le cas concernant
l’architecture du PC d’IBM, firme qui a choisi d’accorder aux utilisateurs des droits d’accès à un prix
relativement bas. Dans la seconde variante, les pratiques se développement davantage en direction d’une
logique de licences croisées ; pour les entreprises concernées, ces évolutions permettent une baisse des
coûts de transaction à l’intérieur d’un nombre réduit de consortiums maîtrisant la création mais induisent
en même temps de très fortes barrières à l’entrée vis-à-vis d’éventuels nouveaux arrivants. Cette seconde
variante peut cependant être considérée comme moins probable car, face à de tels oligopoles, la politique
de concurrence réagit via des obligations légales plus ou moins explicites de consentir des licences
obligatoires, à un prix non forcément nul mais malgré tout plus abordable. Ceci conduit justement au
troisième cas de figure.
H23 : Des modes d’innovation et de création facilités par des droits de PI plutôt atténués, notamment
via l’extension de mécanismes d’exception tels que les licences non volontaires
Dans une troisième configuration, enfin, ces possibilités d’accès facilité ménageant la création par
réutilisation et l’innovation en réseau se font sur une base non pas volontaire mais légale. Ceci renvoie à
des dispositions qui existent déjà dans le domaine de la propriété littéraire et artistique – telles que les
licences légales (par exemple en matière de reprographie) ou bien l’exception dite de « courte citation » –
et dans le domaine de la propriété industrielle – telles que les licences de perfectionnement. Ceci renvoie à
la tension qui existe entre, d’un côté, le caractère réservataire de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire le
pouvoir d’exclure qu’elle confère et, de l’autre, une exigence d’interopérabilité entre certaines œuvres ou
technologies protégées. Or cette tension peut en partie être résolue par des licences obligatoires, dans la
mesure où ces dernières n’exproprient pas les ayants droit mais évitent que leurs droits soient utilisés de
façon exclusivement stérile et bloquante1. Certes, comme une part croissante des innovations se fait sur des
objets complexes, il se peut que les licences non volontaires telles qu’elles existent de nos jours soient
1
Pour une discussion plus approfondie au sujet des licences non volontaires, voir ci-avant, la section VI. du chapitre 2
et, ci-après, dans le présent chapitre, la section III. (3. « Les liens entre la propriété intellectuelle et la normalisation »).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
inopérantes à cet égard. Pour de tels objets complexes, il peut aussi être décidé d’aller au delà de
l’existant, par exemple en instituant un système de licence obligatoire ad hoc dans le domaine des normes
techniques. Dans cette hypothèse, en d’autres termes, la loi met en place des mécanismes d’exception afin
que certains types de développement échappent aux contraintes habituelles des droits de propriété
intellectuelle, surtout dans des domaines d’activité liés à l’immatériel, par exemple pour développer telle
création artistique ou bien tel logiciel à orientation non marchande, c’est-à-dire sans but lucratif.
Une telle évolution, qui tend sans doute à léser certains propriétaires et créateurs en réduisant une partie
de leurs droits, peut survenir si elle est considérée comme favorable à l’ensemble des créateurs et des
utilisateurs des œuvres et des innovations. En rupture par rapport aux tendances actuelles, elle correspond
alors à une sorte de retour de balancier, par exemple à la suite d’une vaste catastrophe épidémique ou
sanitaire. Il suffit à ce sujet de rappeler l’épisode de la crise de l’anthrax, fin 2001, époque où le
gouvernement des Etats-Unis a choisi de faire prévaloir l’accès au médicament sur les droits de propriété
intellectuelle1. Une variante plus radicale peut même en être envisagée, dans l’hypothèse où les
changements légaux vont au delà d’une logique d’exception et vont jusqu’à faire disparaître tel ou tel droit.
III. L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les
PME
La tendance au renforcement des droits de propriété intellectuelle tend à en faire une arme stratégique
pour les entreprises. Si ceux-ci constituent potentiellement un outil tout à fait crucial dans la gestion et le
développement des activités d’innovation et de création et, au delà, dans la force compétitive des
entreprises, il reste toutefois à examiner ce qu’il en est dans les faits. La question se pose en particulier de
savoir ce qui motive le recours des entreprises tantôt à tel ou tel outil de propriété intellectuelle (brevet,
marque, etc.), tantôt à telle autre forme de protection de l’innovation et de la création (secret, avance
technologique, dépenses de marketing, etc.).
Il s’agit aussi de préciser quels sont les différents modes d’utilisation de la propriété intellectuelle, sachant
qu’au-delà du traditionnel souci de protection face au risque de contrefaçon, de multiples autres usages
sont désormais en jeu, comme par exemple en matière de veille technologique et d’intelligence
économique. Ceci conduit aussi à se demander si les entreprises considérées disposent des compétences
nécessaires à ce sujet, ce qui renvoie au rôle joué par les politiques publiques en termes de sensibilisation
ou de formation. Sur tous ces sujets, il importe de s’interroger en particulier sur le cas des PME, dans la
mesure où les grandes entreprises – quelle que soit leur nationalité – ont en général déjà intégré très
largement la nécessité de recourir aux différentes formes de propriété intellectuelle.
Pour en juger, il convient tout d’abord d’analyser les principaux usages stratégiques de la propriété
intellectuelle et en particulier des brevets, usages qui peuvent être plus ou moins défensifs ou offensifs et
qui peuvent être préférés ou combinés à d’autres outils stratégiques (1.). Le diagnostic conduit ensuite à
présenter et expliquer la position relative des entreprises françaises, sur la base de statistiques
disponibles, qui concernent les outils majeurs de propriété industrielle que sont les brevets, les
marques ou les dessins et modèles (2.). Enfin, toutes ces questions doivent être considérées aussi dans
leurs liens avec les processus de normalisation, tant il apparaît que les choix effectués par les entreprises –
françaises ou autres – en matière de normes techniques interfèrent parfois grandement avec les outils de
propriété intellectuelle, dans une optique de positionnement stratégique face à la concurrence (3.).
1. Les principaux usages stratégiques de la propriété intellectuelle et en particulier des
brevets
Avant de rappeler que la propriété intellectuelle et plus particulièrement les brevets jouent en général non
pas de façon isolée mais en concurrence ou en combinaison avec d’autres stratégies ou modes de
protection de l’innovation, il convient de souligner que les entreprises n’utilisent pas seulement la
propriété intellectuelle pour se protéger de leurs concurrents ou pour tenter de les bloquer car de
nombreux autres usages s’en développent.
1
En l’occurrence, il s’est agi du brevet protégeant l’antibiotique Ciproâ (ciprofloxacine), qui est le seul autorisé aux
Etats-Unis pour le traitement de l'anthrax et qui est détenu par le groupe allemand Bayer.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
a. Une combinaison d’usages plus ou moins défensifs ou offensifs
De la part des entreprises, les principaux usages stratégiques en la matière concernent en premier lieu les
modes traditionnels d’acquisition, d’exploitation et de défense des droits de propriété intellectuelle – qu’ils
se traduisent (cas des brevets, des marques, etc.) ou non (cas du droit d’auteur et des droits voisins) par
des titres –, même si des modes d’utilisation moins conventionnels se développent également de nos jours.
- Se faire respecter des concurrents et ne pas enfreindre soi-même leurs droits involontairement
En première analyse, il s’agit tout d’abord de comportements plus ou moins défensifs, même si le contexte
ambiant a toujours reposé davantage sur des rapports de force que sur une logique de coexistence
parfaitement pacifique. En recourant à la propriété intellectuelle, en effet, les entreprises considérées
veulent avant tout se protéger des imitateurs et s’approprier les bénéfices de leurs activités d’innovation et
de création intellectuelle. Si elles font ainsi en sorte de faire valoir leurs droits pour se faire respecter de la
concurrence, il s’agit aussi, pour elles, de veiller à ne pas enfreindre elles-mêmes involontairement les
droits des concurrents. Dans cette optique, chaque entreprise désireuse de s’engager dans telle ou telle
activité doit, au préalable se demander si elle enfreint potentiellement les droits de propriété intellectuelle
d’autrui, en consultant les registres de brevets, de marques, etc. Une telle étude de liberté d’exploitation
coûte en général quelques milliers d’euros, tout au plus quelques dizaines de milliers lorsqu’il s’agit d’un
domaine protégé par des centaines de brevet.
- Utiliser le brevet comme source d’information
Au-delà, il s’agit aussi de plus en plus d’intelligence économique, au sens de la veille technologique et
concurrentielle, en particulier par l’utilisation du brevet comme source d’information sur le positionnement
des concurrents. Si le brevet a depuis toujours comporté une fonction de divulgation des informations
technologiques, il tend sans doute à jouer un rôle grandissant sur ce plan de nos jours, en particulier à
mesure qu’apparaissent et que s’améliorent les outils informatiques appropriés. Certes, les informations
recueillies dans le cadre de la deuxième enquête communautaire sur l’innovation montrent qu’en Europe
moins de 5 % des entreprises innovantes utilisent le brevet comme une très importance source
d’information pour leurs activités d’innovation ; en l’espèce, il s’agit toutefois des entreprises les plus
innovantes et de plus grande taille1. En outre, des différences significatives apparaissent, à cet égard, d’un
pays à l’autre ; ainsi, il semble que le brevet constitue dans l’ensemble la première de ces sources
d’information au Japon – devant d’autres canaux tels que les échanges d’information informels, les produits
via la décompilation (reverse engineering), etc. –, alors qu’il n’apparaît qu’en milieu du classement aux
Etats-Unis2.
- Sécuriser des relations de coopération, au sein de systèmes d’innovation en pleine mutation
Il apparaît par ailleurs que les entreprises recourent aussi de façon croissante aux brevets pour traiter avec
d’autres entreprises. Ce rôle revêt une importance d’autant plus grande que les entreprises, notamment
dans le cas de sociétés soumises à la pression de leurs actionnaires, tendent de plus en plus souvent à se
recentrer sur le coeur de leur métier et à confier à des tiers les activités qu’elles ne souhaitent plus
effectuer par elles-mêmes (processus d’externalisation). Dans ce contexte et en particulier à travers un outil
tel que les paniers de brevets (patent pools), la propriété intellectuelle permet dès lors de sécuriser les
relations de coopération nouées entre différents partenaires, en facilitant le partage ou la mutualisation de
certaines ressources. De ce fait, elle joue un rôle fondamental pour les opérations de recherche commune
entre les entreprises (privées) et les centres (publics) de recherche3, ainsi qu’entre différentes entreprises
de tailles variables. En outre, le brevet opère de plus en plus, via les accords de licence, comme socle des
transactions sur le marché des savoirs technologiques4, qui a explosé au cours des quinze dernières
années, à l’échelle internationale, en liaison avec le renforcement des droits de propriété intellectuelle.
Dans l’ensemble, la montée en puissance du rôle des brevets renvoie ainsi très largement aux profonds
récents changements intervenus au sein des systèmes de production et d’innovation.
- Plus généralement, mieux se positionner dans le nouveau jeu de la concurrence…
En devenant à la fois plus globaux et plus concurrentiels, certains marchés ont ainsi conduit à multiplier le
nombre des brevets, comme dans le cas du téléphone depuis la fin des années 1980, avec l’arrivée de la
1
Cette deuxième enquête communautaire sur l’innovation (CIS2) a été réalisée en 1997 auprès d’un échantillon
représentatif d’entreprises européennes d’au moins 20 salariés. Cf. Commission européenne, Statistiques sur
l’innovation en Europe - Données 1996-1997, thème 9 (Science et technologie), Luxembourg, 2001 (p. 66-71).
2
Cf. Cohen, W., Patents: Their Effectiveness and Role, présentation préparée dans le cadre des auditions de la Federal
Trade Commission sur le thème « Competition and Intellectual Property Law in thr Knowledge-Based Economy, 20
février 2002 (www.ftc.gov/opp/intellect/cohen.pdf).
3
A ce propos, voir le chapitre suivant, consacré à la recherche.
4
Cf. la section suivante (IV. « La valorisation de la PI via le licensing ») du présent chapitre.
142
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
norme de téléphonie mobile GSM et l’éclatement des ex-monopoles (ATT, CNET, etc.), qui contrôlaient ce
domaine auparavant. La très forte croissante globale du nombre de brevets déposés dans la période
récente, depuis une bonne quinzaine d’années ne s’explique cependant pas seulement par ce type
d’évolution, de même que par l’apparition de nouveaux domaines technologiques (logiciels,
biotechnologies, etc.) ou encore par les changements intervenus dans les régimes juridiques de la
propriété intellectuelle. En effet, elle tient pour une bonne part aussi au rôle renforcé des brevets – et, plus
largement, de la propriété intellectuelle – dans le jeu de la concurrence1.
Dans le contexte actuel de la concurrence, l’évolution d’ensemble est ainsi entretenue en partie par le fait
qu’une entreprise donnée est en général aussi incitée à utiliser tel outil de propriété intellectuelle pour le
seul motif que ses concurrents en font de même de leur côté. Du reste, il convient de souligner que le
brevet ne confère à son détenteur qu’un pouvoir de monopole temporaire sur l’exploitation de l’invention
considérée. A titre d’exemple, Roland Moreno, l’inventeur de la carte à puce, a déposé entre 1975 à 1978
une douzaine de brevets-clés dont certains industriels (Gemplus, Siemens, Schlumberger, etc.) ont alors
dépendu et sur lesquels ils ont alors dû prendre des licences. A la même époque, ces concurrents ont
cependant aussi commencé à déposer eux-mêmes des dizaines ou des centaines de brevets, de sorte que
lorsque les brevets d’Innovatron (la firme créée par R. Moreno) sont tombés dans le domaine public,
Innovatron a perdu la main et les rôles se sont inversés : les anciens licenciés sont devenus les détenteurs
des brevets-clés. Ceci montre bien que le titulaire d’un brevet n’est pas durablement à l’abri de la
concurrence, s’il ne poursuit pas son effort d’innovation.
… quitte à recourir à des comportements plus offensifs
Pour ce type de raison, le recours aux outils de la propriété intellectuelle correspond en grande partie à la
fois à une logique de prévention et à une logique de dissuasion. Plus encore, il est sans doute vain de
vouloir en opposer des usages défensifs supposés légitimes à des usages offensifs implicitement plus
douteux sur un plan moral. Il est en tout cas clair que la propriété intellectuelle ne sert pas seulement à
assurer à l’entreprise un retour sur investissement via la vente de tel produit ou la cession de telle licence
car il lui est aussi possible de s’en servir pour gêner ses concurrents en plaçant des obstacles sur leur
chemin. Ceci ne saurait surprendre car la propriété intellectuelle correspond fondamentalement à un droit
d’exclure et peut de la sorte déboucher sur un réel pouvoir d’interdire. Ceci vaut par exemple en matière de
marques car une entreprise peut déposer un marque non seulement pour se réserver la possibilité de
l’exploiter elle-même à sa guise mais aussi pour éviter qu’un concurrent ne le fasse à sa place. Vis-à-vis de
la concurrence, en ce sens, une marque confère un certain pouvoir de marché et peut parfois constituer un
instrument de blocage ou de barrage.
Ceci vaut a priori au moins autant pour les brevets, dont l’utilisation est parfois qualifiée par certains
experts de « brevetage stratégique »2. Cette notion désigne en partie le comportement d’entreprises qui
déposent des brevets pour intimider leurs concurrents ou bien pour les orienter sur de fausses pistes.
Certes, la pratique des brevets « leurres » demeure rare tant de la part des PME – qui ont déjà assez de mal
à protéger leurs inventions, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires – que de firmes de plus grande
taille, en particulier concernant des domaines technologiques relativement simples dans des secteurs tels
que la construction mécanique ou la chimie.
Des cas sans doute plus problématiques concernent des entreprises d’assez grande taille qui se livrent
parfois à des stratégies de brevet « de saturation » (saturation patenting) ou « d’inondation » (patent
flooding), c’est-à-dire s’efforcent de submerger leurs concurrents sous un flot de brevets à caractère
répulsif ou dissuasif, sachant que la faculté de contester un brevet est limitée chez nombre d’entreprises –
et notamment chez les PME –, compte tenu des coûts induits. Ce type de comportements concerne plutôt
des technologies complexes, en particulier en matière de biotechnologies, de logiciel, de semi-conducteurs
ou d’équipements de télécommunication, où l’innovation comporte un fort caractère incrémental et où un
produit donné peut faire appel à des centaines de brevets. Dans de tels cas, le fait de détenir un grand
nombre de brevets peut servir de monnaie d’échange face aux détenteurs de brevets positionnés sur des
technologies connexes.
Le fait que les grandes entreprises – notamment dans le domaine de la chimie/pharmacie – tentent souvent
d’utiliser leurs brevets pour bloquer leurs concurrents est ainsi confirmé par certaines données d’enquête
(tableau 3). Ces dernières font en effet ressortir certains contrastes selon les domaines technologiques des
1
Ce passage se fonde en partie sur les analyses présentées par Dominique Guellec (OCDE) au CGP le 15 décembre 2003.
Voir en particulier Arundel A., Patel P., Strategic patenting, Background report for the Trend Chart Policy
Benchmarking Workshop New trends in IPR policy, Luxembourg, 3-4 juin 2003.
2
143
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
brevets considérés, ainsi que des différences selon la taille et le statut de leur détenteur. Elles font aussi
apparaître un point qui a été relevé par Charlie McCreevy, le commissaire européen chargé du Marché
intérieur1, à savoir l’importance relative des « brevets dormants » (sleeping patents), au sens de brevets qui
ne sont utilisés par leurs détenteurs ni en interne, ni à travers des accords de licence2 : la part relative de
ces brevets dormants serait en effet d’un peu moins de 20 % chez les entreprises de petite taille mais de
plus de 40 % chez les grandes firmes.
Tableau 3 : La façon dont les détenteurs de brevets européens se servent de ces derniers (une classification par domaines
technologiques puis par types de détenteur ; en % des réponses)
Usage
Accord Accord de
Accord de
Brevets dormants et
Total
Bloquer les
en
de
licences
licence et usage
pas d’usage en
concurrents et pas
a
b
c
d
e
interne
licence
croisées
en interne
interne
d’usage en interne
Construction électrique
49,2
3,9
6,1
3,6
18,3
18,9
100
Instruments
47,5
9,1
4,9
4,3
14,4
19,8
100
Chimie/Pharmacie
37,9
6,5
2,6
2,5
28,2
22,3
100
Ingénierie de process
54,6
7,4
2,0
4,9
15,4
15,7
100
Construction mécanique
56,5
5,8
1,8
4,2
17,4
14,3
100
f
Total
50,5
6,4
3,0
4,0
18,7
17,4
100
g
Grandes entreprises
50,0
3,0
3,0
3,2
21,7
19,1
100
h
Entreprises de taille moyenne
65,6
5,4
1,2
3,6
13,9
10,3
100
i
Entreprises de petite taille
55,8
15,0
3,9
6,9
9,6
8,8
100
Organisme de recherche privé
16,7
35,4
0,0
6,2
18,8
22,9
100
Organisme de recherche public
21,7
23,2
4,3
5,8
10,9
34,1
100
Universités
26,2
22,5
5,0
5,0
13,8
27,5
100
Autres institutions publiques
41,7
16,7
0,0
8,3
8,3
25,0
100
Autres
34,0
17,0
4,3
8,5
12,8
23,4
100
j
Total
50,5
6,2
3,1
3,9
18,8
17,5
100
a : Usage commercial ou industriel par le détenteur lui-même, au sein d’un procédé de fabrication ou bien par incorporation dans un produit. b :
Pas d’usage en interne et cession en licence à un autre utilisateur. c : Cession de licence en échange du droit d’utiliser une autre invention
brevetée. d : Pas d’usage en interne, pas de cession en licence mais utilisation pour bloquer les concurrents. e : Le brevet ne sert à aucune des
utilisations mentionnées précédemment. f : Nombre total d’observations : 7 711. g : Effectifs de plus de 250 personnes. h : Effectifs compris entre
100 et 250 personnes. i : Effectifs de moins de 100 personnes. j : Nombre total d’observations : 7 556. Ces résultats proviennent d’une étude menée
entre 2003 et 2004 et relative à 9 017 brevets accordés par l’OEB entre 1993 et 1997 et dont les inventeurs sont localisés dans six pays ouesteuropéens (Allemagne, Rayaume-Uni, France, Italie, Pays-Bas et Espagne). Source : Giuri, P., Mariani, M. et al., « Everything you always wanted to
know about inventors (but never asked) : evidence from the PatVal-EU Survey », LEM Working paper 2005/20, Sant’Anna school of advanced
studies, Pise, septembre 2005.
Dans l’ensemble, de ce fait, les économistes demeurent en général partagés, concernant les effets du
brevet sur l’innovation : ils se demandent souvent dans quelle mesure la tendance au renforcement des
régimes de brevet augmente la prime permise par le brevet et, de ce fait, accroît l’incitation à innover et
stimule l’entrée de nouveaux offreurs technologiques spécialisés ou bien, à l’inverse, n’incite guère les
entreprises qu’à breveter davantage des inventions déjà réalisées et à constituer ainsi un maquis de
brevets (patent thickets) faisant davantage obstacle à l’innovation qu’il ne crée de bénéfices pour
l’ensemble de la société3. Une application particulière de cet argument porte sur le domaine du logiciel ;
elle consiste à dire en substance – éléments empiriques à l’appui – qu’aux Etats-Unis et entre le début et la
fin des années 1990, l’obtention de brevets n’a pas été étroitement liée à la création de nouveaux
programmes d’ordinateur et a surtout correspondu à cette logique de « maquis de brevets »4. A ce sujet,
certes, les résultats des enquêtes disponibles sont contrastés et donc peu conclusifs dans l’ensemble. Pour
toutes les raisons mentionnées, il apparaît cependant que, dans la période récente, les liens entre la
propension à breveter et la capacité inventive se sont sinon distendus5, du moins sont devenus plus
complexes.
1
Cf. « Propriété intellectuelle : vers une initiative européenne avant la fin de l’année dans le domaine des brevets ? »,
Bulletin quotidien Europe, n° 9233, 15 juillet 2006.
2
Dans le tableau 3, selon cette définition, ceci correspond en fait aux colonnes 6 et 7.
Cf. l’analyse d’Ashish Arora (professeur à la Heinz School of Public Policy and Management, Université CarnegieMellon), dans OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation,
EPO/OECD/BMWA conference summary report, Paris, 2005 (p. 10-11).
4
Cf. Bessen, J., Hunt, R.,« The software patent experiment », in : OCDE, Patents, Innovation and Economic Performance,
OECD conference proceedings, 2004, p. 247-260.
5
« Le dépôt de brevet s’est professionnalisé, l’‘‘esprit d’invention’’ n’y joue plus qu’un rôle réduit. » (traduction d’après
Bundesministerium für Bildung und Forschung [dir.], Zur technologischen Leistungsfähigkeit Deutschlands 2002,
rapport effectué sous la coordination de l’ISI, l’IWW et le NIW, Bonn, février 2003, p. 65). Voir aussi Blind, K., Edler, J.,
Frietsch, R., Schmoch, U., « Motives to patent : Empirical evidence from Germany », Research Policy, vol. 35, n° 5, juin
2006, p. 655-672.
3
144
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
b. La place des brevets parmi d’autres modes de protection de l’innovation
Pour un secteur ou un modèle d’affaires donné, ceci étant, le brevet – et tout autre droit de propriété
intellectuelle (droit d’auteur, etc.) – ne doit en général pas être considéré comme un but en soi mais plutôt
comme un instrument parmi d’autres. Les entreprises, en particulier pour protéger contre l’imitation leurs
activités d’innovation ou de création et pour s’en approprier les revenus, utilisent en effet le plus souvent
les différents outils de la propriété intellectuelle en concurrence ou en combinaison avec d’autres
stratégies.
Pour ne pas tomber dans une vision trop étroitement quantitative et trop focalisée sur des moyennes, il faut
aussi souligner qu’un faible nombre de brevets a une valeur économique très importante. De façon liée, de
très forts contrastes apparaissent à ce sujet en fonction de la taille1 des entreprises et selon les domaines
concernés. Empiriquement, il apparaît ainsi que les brevets ne jouent un rôle important ou très important
que dans un nombre réduit de secteurs d’activité : principalement les biotechnologies – surtout concernant
le développement des « jeunes pousses » (start-ups)2 –, l’industrie pharmaceutique et, à un moindre degré,
la chimie et l’électronique grand public.
Ailleurs, les dépôts de brevets sont beaucoup moins systématiques et il est plus souvent préféré recourir à
des stratégies plus informelles ou à d’autres modes de protection, en particulier le secret des affaires,
l’avance technologique, l’effort de vente et l’image de marque (grâce à la protection de la marque), la
capacité à descendre la courbe d’apprentissage (c’est-à-dire la faculté de réduire les coûts unitaires) ou
encore le contrôle d’actifs complémentaires (accès au financement, accès aux consommateurs, etc.). Dans
l’industrie du verre, par exemple, il n’a longtemps guère considéré comme possible de capitaliser les
savoir-faire de façon formelle via les brevets et les entreprises ont le plus souvent préféré recourir au
secret ; cette situation a toutefois changé ces derniers temps et le dépôt de brevet y devient plus fréquent.
L’industrie du pneu fournit un exemple similaire, tout du moins dans la mesure où une grande entreprise
telle que Michelin vient tout juste de remettre en question sa culture du secret et semble se convertir au
brevet3. Enfin, et cette fois concernant l’ensemble du secteur manufacturier, le brevet est dans l’ensemble
considéré comme plus efficace pour les innovations de produit que pour les innovations de procédé4.
2. La position relative des entreprises françaises, en matière de propriété industrielle
Concernant la position relative des entreprises françaises, au plan mondial, il importe de remettre en
perspective les statistiques disponibles, en tenant compte de multiples facteurs institutionnels. Il convient
aussi de souligner que la situation des entreprises françaises se révèle contrastée selon l’outil de propriété
intellectuelle considéré. S’il est difficile d’en juger concernant le droit d’auteur et les droits voisins,
domaine dépourvu de procédure d’enregistrement et ipso facto faute de données statistiques, ceci se
vérifie concernant certains des principaux outils de la propriété industrielle, grâce aux données produites
par les offices compétents.
a. Dessins et modèles, marques : des performances plutôt favorables à la France
Concernant les signes distinctifs, tout d’abord, les données en matière de dessins et modèles et de
marques peuvent être mentionnées.
Sur le plan des dessins et modèles, en premier lieu, il en ressort que les entreprises françaises font dans
l’ensemble relativement bonne figure, tout du moins en première analyse et même si elles se classent
nettement derrière les entreprises allemandes, à certains égards5. En la matière, de telles données
1
A ce propos, voir le point c. (« Les facteurs expliquant la position générale de la France pour les brevets ») de la soussection qui suit, ci-après (« 2. La position relative des entreprises françaises, en matière de propriété industrielle »).
2
« La survie des sociétés de biotechnologie passe par leur capacité à réconcilier le temps long du développement
pharmaceutique et le temps court du financement, qu’il soit le fait de sociétés de capital-risque ou des marchés
financiers. La propriété intellectuelle est un des ponts entre ces temps court et long, puisqu’elle permet d’assurer
l’avenir pendant vingt ans et d’envisager un développement industriel, tous les autres risques dépendant de ce socle
’’assuré’’ » (extrait de l’article d’Alain Guédon, « Biotechnologie : peut-on concevoir sans breveter ? », Sève – Les
tribunes de la santé, automne 205, p. 69-78 (ici : p. 69)).
3
Cf. l’article « Victime d'espionnage, Michelin s'interroge sur son culte du secret », Le Monde du 27 octobre 2005.
4
Pour plus de précision sur ces différents points, voir CGP, La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique
collective, groupe présidé par P. Viginier, La Documentation française, Paris, 2002 (p. 139-141).
5
En 2003 et 2004, en tout cas, les dessins et modèles d’origine française ont représenté respectivement 9,0 % et 10,7 %
du nombre total des dépôts de dessins et modèles effectués par la voie communautaire (auprès de l’OHMI) ; pour les
145
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
renvoient cependant à des dispositions spécifiques aux droits nationaux considérés. Ainsi, il faut rappeler
qu’en France, le droit d’auteur s’applique automatiquement aux dessins et modèles, de sorte qu’en la
matière, une protection supplémentaire peut ne pas s’imposer. Ceci n’est par contre pas le cas en
Allemagne, où il est considéré que le droit d’auteur ne s’applique pas aux dessins et modèles, dans la
mesure où ces derniers relèvent des arts appliqués et non de l’art pur. En d’autres termes, du fait de ces
différences de cadre institutionnel, les entreprises sont plus fortement incitées à recourir au droit des
dessins et modèles en Allemagne qu’en France, de sorte que les statistiques relatives au nombre des
dépôts effectués ne reflètent pas nécessairement des différences de comportement sur le plan de la
créativité, dans les secteurs concernés.
Au regard des marques, en second lieu, la situation se révèle tout autant – voire davantage – favorable à la
France. Là encore, un certain nombre d’explications s’imposent au sujet des changements institutionnels
qui ont pu déteindre sur les comportements des entreprises en matière de dépôt de marque. Le fait est que,
depuis une douzaine d’année, les comportements en matière de protection des marques ont radicalement
changé. En effet, alors que, pour se protéger en France, les entreprises françaises et étrangères faisaient
auparavant appel aux services de l’INPI, elles utilisent désormais essentiellement les deux autres voies que
représentent, d’une part, la marque communautaire et, de l’autre, la procédure internationale du système
dit de Madrid1.
Il faut en outre savoir qu’avant même le lancement de marque communautaire (1996), les entreprises
françaises avaient déjà déposé beaucoup de marques nationales, de sorte que les entreprises – et
notamment les PME – françaises ne sont passées dans un premier temps qu’assez faiblement par le canal
de cette nouvelle procédure2, dans les années qui ont suivi, alors qu’à l’inverse, et pour une bonne part
pour des raisons techniques, les entreprises allemandes d’emblée beaucoup sollicité la marque
communautaire. Pour les entreprises françaises, ceci est d’autant plus regrettable que la marque
communautaire, pour un coût d’à peine plus de 2 000 euros (coût du dépôt et taxe d’enregistrement),
permet de bénéficier d’un droit couvrant l’ensemble des 25 pays membres de l’UE, soit un marché de près
de 450 millions de consommateurs.
Depuis une dizaine d’années, des progrès se sont toutefois produits concernant l’usage de la marque
communautaire par les PME françaises, et la relative réticence que ces dernières ont initialement pu
manifester à cet égard peut être considérée comme en voie d’être surmontée progressivement. Par delà ces
changements institutionnels, au fond, la France se distingue par le fait que les entreprises y recourent
fortement aux marques. Ce point est étayé par les données disponibles en terme de comparaison intraeuropéenne et en particulier par rapport à l’Allemagne (tableau 4, ci-dessous). La France se situe même au
premier rang mondial, pour le rapport entre le nombre de dépôts de marques et le nombre d’entreprises3.
Tableau 4 : La part d’entreprises utilisant certaines méthodes de protection (autres que le brevet) pour protéger leurs
inventions ou leurs innovations au cours des années 1998-2000 (classement selon la localisation de l’entreprise ; en %)
France
Allemagne
Union européenne (15)
Total Industrie Services Total Industrie Services Industrie
Services
Dessins et modèles
17
20
10
16
19
13
15
12
Marques
34
33
35
17
18
17
20
21
Droit d’auteur/copyright
6
5
8
7
4
9
4
11
Secret
18
20
14
31
34
28
27
28
Complexité à la conception
18
17
20
19
16
21
17
21
Avance temporelle sur les concurrents
28
25
34
39
41
38
34
39
e
Données : 3 enquête communautaire sur l’innovation (CIS3). Source : European Commission, Innovation in the EU – Results for the EU,
Iceland and Norway – Data 1998-2001, theme 9, Luxembourg, 2004 (p. 32, 112 et 138).
La France occupe ainsi une position exceptionnellement favorable pour les marques, qui font complètement
partie de la culture de ses entreprises. Ceci se traduit notamment par le fait que les entreprises y font
systématiquement, pour les marques, l’effort d’effectuer des études préalables de liberté d’exploitation,
dessins et modèles d’origine allemande, les chiffres correspondants sont respectivement 31,8 % et 31,6 % ; cf. INPI,
Chiffres clés 2004 – Dessins et modèles, mai 2005, p. 11.
1
Concernant l’évolution du cadre institutionnel à ce sujet, voir ci-avant, la section I. du chapitre 1.
2
En tant que pays d’origine, la France n’y représente en effet encore qu’une relative d’environ 7 % ; cf. les propos de
Martine Hiance, directrice générale adjointe de l’INPI, lors de la présentation publique, le 8 juillet 2004, de l’étude
dirigée par Rodolphe Grisey (agence Demoniak), Les entreprises françaises et la marque communautaire ; de la
jeunesse à l'élargissement de l'Union européenne, publié par l’INPI à la Documentation française, Paris, 2004.
3
Cf. INPI, L’INPI et la propriété industrielle : données et chiffres 2003, dossier miméo, juillet 2004 (p. 10).
146
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
alors qu’elles le font nettement moins pour les brevets. De manière générale, ce fort recours aux marques
dans notre pays peut s’expliquer assez largement par le fait qu’une marque ne coûte pas cher et ne
nécessite donc guère de réflexion en termes de retour sur investissement. Il renvoie sans doute aussi au
fait que l’économie française fait preuve d’une forte spécialisation internationale dans l’industrie du luxe,
domaine qui est caractérisé par une innovation non forcément technologique et qui continue de créer de
l’emploi industriel en France1.
b. Un assez faible dynamisme sur le plan des brevets, sinon en niveau, du moins en évolution
Sur le plan des brevets, par contre, plusieurs éléments relativement convergents indiquent que les
entreprises françaises font dans l’ensemble preuve d’un assez faible dynamisme dans la période récente,
par rapport aux pays comparables. Certes, là encore, une certaine prudence s’impose. A cet égard, dans un
souci de comparabilité internationale, il est intéressant de se référer aux données relatives à ce qu’il est
convenu d’appeler les brevets « triadiques » (encadré 26).
Encadré 26 : L’apport des données de brevets dits « triadiques »
Tels qu’ils sont notamment documentés dans la base de données de l’OCDE, les brevets dits « triadiques »
correspondent à des brevets ayant fait l’objet d’un dépôt aussi bien en Europe (auprès de l’OEB), qu’aux Etats-Unis et
au Japon. Il est possible de reprocher à ces brevets triadiques d’introduire un biais en faveur des brevets coûteux, dans
la mesure où de tels brevets, assez onéreux, reflètent en partie le pouvoir financier du déposant (et pas seulement la
valeur intrinsèque de son invention). Le fait est que les brevets non « triadiques » et notamment les brevets locaux –
c’est-à-dire déposés dans un seul pays – présentent également un intérêt pour la société. Le brevet triadique comporte
cependant le grand avantage non seulement de supprimer le biais domestique – c’est-à-dire le fait que les résidents
dans tel pays ou groupe de pays y sont en général sur-représentés dans le nombre de dépôts faits sur place – mais
aussi d’éliminer a priori les brevets n’ayant guère de valeur économique.
En effet, si le brevet triadique est bel et bien coûteux en termes aussi bien de dépôt que d’entretien (annuités de
renouvellement), il ne reflète cependant pas que l’activité inventive des grands groupes établis. En témoigne le fait que
Roland Moreno, le père de la carte à puce dans les années 1970, a breveté son invention de façon triadique avant même
d’en faire le tremplin de ses activités ultérieures. De manière générale, il convient de rappeler qu’une entreprise – et
ceci vaut en particulier pour une PME – peut très bien se contenter d’effectuer un dépôt national dans un premier
temps, le temps d’apprécier si une extension internationale en vaut ou non la peine. Ce laps de temps – appelé délai de
priorité – dure douze mois à partir de la date de dépôt.
Certes, l’indicateur des brevets triadiques est également soumis à d’autres artefacts statistiques. Ainsi, certaines
sociétés imputent à leurs maisons-mères une grande part des brevets effectués par l’ensemble des filiales qu’elles
possèdent dans divers pays. Dans le cas du groupe finlandais Nokia, par exemple, qui conduit à attibuer à la Finlande
un certain nombre d’inventions qui ont en réalité été effectuées dans d’autres pays. Quelle que soit l’origine
géographique des brevets déposés au nom d’une telle société, le point important est cependant ici le contrôle exercé
par la maison-mère et, de façon liée, le fait que la Finlande puisse en tirer des bénéfices divers, fiscaux ou autres. Pour
un grand groupe de ce type, la notion de contrôle est en effet importante. Elle correspond à l’idée d’une centralisation
pour la définition d’une politique de propriété intellectuelle ; par suite, le fait que ce contrôle soit réalisé au bénéfice de
la Finlande, de la France ou d’une autre pays n’est évidemment pas neutre. Ceci renvoie à des facteurs de compétition
fiscale et il convient à cet égard de souligner le rôle joué par ces facteurs fiscaux dans les politiques d’attractivité
menées par les pays vis-à-vis des investisseurs internationaux. Au total, en tout cas, si les données relatives aux
brevets triadiques comportent quelques désavantages indéniables, elles peuvent cependant être considérées comme
fournissant le meilleur (ou le moins mauvais) indicateur pour la comparaison internationale.
Il en ressort que, selon les dernières données disponibles, la France se situe dans la moyenne de l’Union
européenne à 25 pour un indicateur tel que le nombre de brevets triadiques par habitant, derrière
l’Allemagne et les pays nordiques (graphique 1, ci-dessous) mais aussi très légèrement derrière la moyenne
de l’Union européenne à 15. Moins que la comparaison en niveau, qui peut être biaisée par tel ou tel facteur
institutionnel, ce qui est plus préoccupant est surtout la comparaison en évolution. Le fait est que, sur la
période 1991-2002 et pour le nombre absolu de brevets triadiques, la France a fait preuve d’un taux de
croissance annuelle plus faible (+2,9 %) non seulement que le Japon (+3,7 %) mais aussi que la moyenne
des pays de l’OCDE (+5,0 %) et des pays de l’UE (+5,3 % pour les 15 comme pour les 25) et a fortiori que les
Etats-Unis (+5,4 %) et les pays les plus dynamiques sur ce plan, à savoir notamment la Finlande (+12,5 %)
et la Corée du Sud (+19,0 %), sans parler de pays tels que l’Inde (+22,2 %) et la Chine (+25,3 %, Hong-Kong
non compris), même s’il est vrai que de tels pays émergents ne représentent encore que de faibles
volumes, en données absolues.
1
A ce sujet, voir l’article « Quelles entreprises stratégiques pour la France ? », Le Figaro, 18 mai 2005.
147
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Graphique 1 : Le nombre de brevets triadiquesa par million d’habitant (2002)
125
1991
100
75
50
25
Su
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an
de
Ja
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Su
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tc
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qu
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0
(a) : Il s’agit des dépôts de brevet effectués tant auprès de l’office européen (OEB) que de l’office américain (USPTO) et
de l’office japonais (JPO). Les données sont fondées sur le pays de résidence de l’inventeur et la première date de
priorité ; le mode de comptage est fractionnel ; les données pour 2002 sont estimées. Source : base de données de
l’OCDE (OECD, Compendium of patent statistics 2005), décembre 2005.
Il convient cependant de souligner que cette baisse de la part relative de la France ne s’explique pas
seulement par l’essor de pays tels que la Corée du Sud ou la Chine. En effet, alors que la part mondiale de
la France dans le nombre total de brevets triadiques a baissé entre 1985 (6,5 %) et 2003 (4,5 %), celle de
pays tels que les Etats-Unis et l’Allemagne s’est accrue dans le même temps. Logiquement, cette évolution
d’ensemble peut être observée non seulement pour les brevets triadiques mais aussi pour les seuls brevets
déposés auprès de l’Office européen des brevets (OEB), de même que pour les seuls brevets délivrés par
l’office américain (USPTO), et ce déclin de la position française vaut non seulement en part mondiale mais
aussi en part européenne, c’est-à-dire par rapport au sous-total de l’UE25 (tableau 5).
Tableau : Les parts relatives de la France dans les brevets européens, américains et triadiquesa , sur la période 1985-2003
85 86 87 88
a
Brevets triadiques Part/Monde 6,5 6,3 6,2 5,9
(déposés)
Part/UE25 17,6 17,2 17,7 17,7
Brevets européens Part/Monde 8,6 8,4 8,4 8,3
(déposés)
Part/UE25
17,1 16,9 17,1 17,3
Brevets américains Part/Monde 3,5 3,5 3,4 3,3
(délivrés)
Part/UE25 15,7 15,9 16,0 16,7
89
5,8
18,2
8,1
17,7
3,2
17,0
90
5,9
19,2
8,0
18,2
3,0
17,8
91
6,0
19,4
8,2
18,4
3,0
17,4
92
5,5
17,4
7,8
17,2
2,8
16,8
93
5,5
17,2
7,7
17,1
2,7
16,4
94
5,8
17,3
7,7
16,9
2,7
16,3
95
5,4
16,5
7,3
16,5
2,6
16,2
96
5,5
16,6
7,1
15,6
2,6
15,5
97
5,3
16,4
7,1
15,3
2,5
15,4
98
5,6
16,2
7,0
15,2
2,4
15,2
99
5,1
15,8
6,8
14,8
2,3
14,8
00
4,9
15,1
6,5
14,3
2,3
14,2
01
4,8
15,0
6,6
14,4
2,2
14,1
02
4,8
15,1
6,5
14,6
2,1
14,1
03
4,5
14,9
6,7
15,2
2,0
13,7
(a) : voir la légende du graphique 1, ci-dessus. Les données pour 2002 et 2003 sont estimées. Source : calculs d’après différentes versions successives de la
base de données de l’OCDE (cf. OECD, Compendium of patent statistics 2006, octobre 2006).
c. Les facteurs expliquant la position générale de la France pour les brevets
Différents facteurs peuvent expliquer cette situation d’ensemble, dans un contexte où les autres pays ont
plutôt tendance à améliorer ou renforcer leurs systèmes de brevet. Avant d’y venir, il convient d’écarter
d’emblée une explication parfois avancée et qui met en avant le fait que les entreprises françaises
manifesteraient souvent une sorte de préférence pour le secret. En réalité, cette hypothèse n’est pas
confirmée par les données disponibles, qui montrent que les entreprises françaises recourent en fait assez
modérément au secret pour protéger leurs inventions ou leurs créations, par rapport à la moyenne des
entreprises européennes et en particulier par rapport aux entreprises allemandes (tableau 4, ci-dessus).
- Des facteurs institutionnels propres aux différents systèmes nationaux de brevets
Ensuite, il faudrait en toute rigueur ne pas s’en tenir aux seuls dépôts de brevets et considérer aussi les
brevets accordés, qui jouent en particulier un rôle important dans les statistiques américaines. Ceci étant,
raisonner à partir des brevets délivrés ne modifie guère le constat d’ensemble, comme le montre le tableau
précédent (tableau 5). Plus convaincant est sans doute l’argument qui consiste à souligner que les
différents systèmes nationaux de brevets ne sont pas comparables terme à terme car ils reposent sur des
logiques et des fondements juridiques assez dissemblables. A titre d’exemple, les données allemandes (et
japonaises) de brevet sont en partie marquées par certains aspects du système des inventions salariées :
avec un tel système, si l’entreprise n’exerce pas son droit de protéger une invention, l’inventeur-salarié
peut, en tant que personne physique, le faire lui-même à sa place en déposant un brevet. Ceci contribue à
expliquer qu’une entreprise allemande effectue en moyenne près de deux fois plus de dépôts que son
148
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
homologue français. Là encore, toutefois, une telle différence institutionnelle peut expliquer une telle
différence de niveau mais elles ne rend pas compte de l’évolution récente, c’est-à-dire du dynamisme
moindre dont les entreprises françaises font preuve en la matière. En d’autres termes et s’il convient de ne
pas se focaliser sur des aspects purement quantitatifs, force est malgré tout de constater qu’à structures
institutionnelles constantes, les entreprises françaises font globalement preuve d’un faible dynamisme, par
rapport à leurs concurrentes.
- Un reflet du faible dynamisme des entreprises françaises en matière d’innovation
Pour la France, une autre raison du faible dynamisme manifesté par les entreprises en matière de brevets
tient au fond à la capacité d’innovation (et notamment de R & D) des entreprises, qui elle-même n’a guère
progressé dans la période récente, alors qu’elle l’a fait davantage dans de nombreux autres pays
comparables. Si le déclin relatif de la France en termes de brevet doit être mis en rapport avec le relatif
marasme dont elle fait preuve en matière de recherche et d’innovation technologique, ce dernier se révèle
toutefois moindre. Cette situation, qui témoigne donc d'une sous-utilisation du brevet par les entreprises
en France – contrairement ce qui est le cas en Allemagne –, demeure donc à expliquer.
- Les particularités de comportement des PME : une relative réticence vis-à-vis du brevet
La relative faiblesse des entreprises françaises en matière de dépôts de brevet renvoie en particulier au
comportement des PME. Le fait est qu’en France, la pratique des brevets constitue traditionnellement plutôt
l’apanage des grandes firmes, qui consentent un important effort de R & D et, sur cette base et toutes
chose égales par ailleurs, ont globalement la même propension à breveter leurs inventions que leurs
homologues d’Allemagne ou de pays comparables. Dans notre pays, en d’autres termes, les dépenses de
R & D et les dépôts de brevet qui en découlent sont concentrés sur les grandes entreprises. De façon liée, il
est estimé qu’à elles seules, 2 % des entreprises françaises produisent près de 60 % des brevets français
étendus à l’étranger1. De même, certains travaux ont estimé il y a quelques années que le pourcentage des
entreprises de 20 à 50 personnes ayant déjà déposé au moins un brevet se situe autour de seulement 26 %
en France, alors qu’il serait environ deux fois plus élevé en Allemagne et aux États-Unis2. Il s’agit toutefois
là de résultats assez fragiles et qui ne sont pas recoupés par d’autres études comparatives. A ce propos, la
troisième enquête communautaire sur l’innovation confirme bien que les grandes firmes recourent plus
souvent au brevet que les PME mais elle suggère que la propension des entreprises françaises – et
notamment des PME – à breveter leurs innovations serait plutôt plus élevée que celle de leurs homologues
issues de la plupart des autres pays européens (tableau 6, ci-dessous).
Tableau 6 : La proportion d’entreprises ayant eu recours à au moins un brevet pour protéger leurs inventions ou
leurs innovations pendant la période 1998-2000 (un classement selon la taille et la localisation de l’entreprise ; en %)
France Allemagne Royaume-Uni Italie Espagne Suède Belgique Total UE
Entreprises de petite taille
9
7
4
4
4
12
5
.
Entreprises de taille moyenne
18
16
11
17
8
26
14
.
Entreprises de grande taille
40
36
17
32
16
42
25
.
Toutes tailles confondues
14
11
6
6
5
16
8
9
e
Il s’agit ici de résultats moyens à la fois pour les entreprises de l’industrie et pour celles des services. Données : 3 enquête
communautaire sur l’innovation (CIS3). Source : European Commission, Innovation in the EU – Results for the EU, Iceland and Norway –
Data 1998-2001, theme 9, Luxembourg, 2004 (p. 31, 88, 112, 136, 148, 172).
Une enquête récente a en tout cas établi que les PME indépendantes représentent environ 20 % du nombre
de brevets déposés dans notre pays3. Une première interprétation de ce chiffre consiste à n’y voir que le
reflet non seulement de la structure générale des entreprises françaises en termes de taille mais aussi de la
faible propension des PME à innover. Ceci revient à souligner que les PME brevètent peu pour la simple
raison qu’elles sont peu nombreuses à innover. Il est cependant possible d’avancer une autre
interprétation consistant à dire que les PME françaises font preuve d’une faible propension à breveter leurs
innovations et ce, non seulement par rapport aux grandes firmes mais aussi par rapport aux PME des pays
comparables. L’un dans l’autre, en tout cas, il apparaît qu’il manque à la France un tissu dense de PME
1
Cf. Wagret, F. et Wagret, J.-M., Brevets d’invention, marques et propriété industrielle, (coll. Que Sais-Je ?), PUF, Paris,
2001.
2
Cf. François, J.-P. et Lehoucq, T., « Les entreprises face à la propriété industrielle », Le 4 pages, n° 86, SESSI, février
1998.
3
Il s’agit des demandes de brevet déposées par la voie nationale (c’est-à-dire auprès de l’INPI) en 1999 par des
personnes morales françaises et publiées. L’enquête considère comme PME les entreprises indépendantes employant
moins de 250 salariés et ayant un chiffre d’affaires de moins de 50 millions d’euros. Cf. Perrin, Hélène et Speck, Kristin,
Les PME déposantes de brevets, étude menée par OSEO bdpme et l’INPI, Les dossiers de l’Observatoire de la Propriété
Intellectuelle, décembre 2004.
149
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
suffisamment actives, elles aussi, sur les plans de la R & D et des brevets. Au total, cette faible propension
des PME françaises à breveter provient non seulement de raisons générales communes à la plupart des
pays mais aussi de causes culturelles ou structurelles spécifiques à l’Hexagone1.
- Le rôle parfois dissuasif des problèmes de coût (coût d’acquisition et de défense des brevets)
A cet égard, le fait que de nombreuses PME dédaignent l’instrument du brevet tient en grande partie au fait
qu’à tort ou à raison, elles l’estiment peu approprié à leurs besoins. En d’autres termes, de telles firmes
demeurent peu persuadées de l’intérêt de ce type d’outil, en termes de retour sur investissement, c’est-àdire sur le plan du calcul coût/avantage. A cet égard, le coût élevé du dépôt de brevet est souvent évoqué.
Le fait est que si ce coût est plutôt réduit en France, du côté de l’INPI (en partie grâce à la sous-traitance des
rapports de recherche auprès de l’OEB), il reste plus considérable pour une protection à l’international. Aux
Etats-Unis, par comparaison, il est plus favorable aux PME car la législation y a introduit un régime
particulier de taxes préférentielles en faveur des « petites entités » (small entities).
De nombreuses PME sont de même persuadées que la protection des inventions par le brevet ne leur
confère au fond guère d’avantage, dans la mesure où effectuer des dépôts de brevet reviendrait surtout à
donner des informations aux concurrents et où, en cas de procès, la procédure non seulement risque d’être
excessivement coûteuse en temps et en énergie mais aussi ne promet guère de rapporter d’indemnités
conséquentes2. En d’autres termes, la longueur des procédures judiciaires et le caractère aléatoire de leurs
résultats n’incitent guère nombre de PME à recourir à l’instrument du brevet. Plus généralement, le
sentiment domine souvent que les PME, face aux grands groupes, ne peuvent pas se doter de moyens
suffisants pour défendre leurs droits de propriété intellectuelle, que ces derniers soient ou non représentés
par des titres3. En France, en tout cas, le scepticisme à l’égard du brevet sans doute été à son comble à
l’époque – qui a duré jusqu’en 1968 – où la France délivrait des brevets avec l’estampille SGDG (Sans
Garantie Du Gouvernement).
Encadré 27 : Le recours des PME au système du brevet : quelques exemples et éclairages contrastés,
en France et au Royaume-Uni
Concernant la situation des PME, les problèmes rencontrés en France comportent des éléments de similitude avec la
situation observée au Royaume-Uni, même si le Royaume-Uni constitue sans doute le pays européen dans lequel les
PME ont le plus de mal à tirer parti du système judiciaire, où le moindre procès coûte au moins un million d’euros, de
sorte que l’outil du brevet y apparaît peu intéressant en termes de retour sur investissement. Sur ce sujet, en tout cas, il
convient de mentionner l’important programme de recherche pluridisciplinaire consacré à la propriété intellectuelle qui
a été mené outre-Manche de 1996 à 1999 et qui a impliqué plus de 30 universités britanniques. Il en est ressorti en
particulier que les brevets sont jugés essentiels ou très importants par des entreprises qui représentent 4,2 % du PIB
du Royaume-Uni (en particulier dans le secteur stratégique des biotechnologies), tandis que le système du copyright
est considéré comme indispensable par des entreprises qui produisent 3,6 % de son PIB et comme jouant un rôle
substantiel par des entreprises qui produisent 1,8 % de son PIB4.
Le rapport n’en conclut pas que la propriété intellectuelle serait non pertinente pour le reliquat, c’est-à-dire pour les
entreprises qui se trouvent à la base d’environ 90 % du PIB britanniques. Il en retient plutôt l’idée que si la protection
de la propriété intellectuelle est bel et bien cruciale pour le maintien et le renforcement de l’avantage compétitif des
entreprises, elle passe le plus souvent – surtout pour les PME – par d’autres outils de la propriété intellectuelle (par
exemple le droit des dessins et modèles) ou bien par des canaux ou dispositifs de protection plus informels (secret,
avance technologique et commerciale, etc.), souvent considérés comme moins coûteux et plus facile à maîtriser par
leurs utilisateurs5.
Malgré les problèmes du système judiciaire – c’est-à-dire le fait qu’en Europe, les PME s’estiment généralement mal
armées pour affronter les grandes entreprises dans les tribunaux –, les PME ont intérêt à s’armer de quelques brevets
bien assis et bien ciblés, concernant leur niche, sachant qu’au moins en France, la plupart d’entre elles se développent
à partir d’une (seule) innovation de base. En outre, les entrepreneurs les plus convaincus de l’intérêt de la propriété
intellectuelle sont sans doute ceux qui en ont utilisé les outils à l’égard de leurs sous-traitants ou de leurs clients. Ainsi
en est-il de Hugues-Arnaud Mayer, président-directeur général de la société ABEIL SA. Cette PME, qui est spécialisée
dans la fabrication de couettes et d’oreillers biotextiles (analergiques), parvient désormais à se faire respecter par la
1
Cf. Lombard, D., Le brevet pour l’innovation, rapport au secrétariat d’État à l’Industrie, 1998.
Sur ces points, voir ci-avant, la section II du chapitre 3, ainsi que l’encadré 27, dans le présent chapitre.
3
A ce sujet, cf. le chapitre 3 (II. « Le système judiciaire et le mode de règlement des litiges de PI en France »).
4
Pour un chiffrage correspondant dans le cas des Etats-Unis et d’autres pays, voir ci-dessus, la section II. (« La position
des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral ») du chapitre 1.
5
Ce programme de recherche a été lancé par l’Economics & Social Research Council (ESRC), le Department of Trade and
Industry (DTI) et l’Intellectual Property Institute (IPI). Pour une synthèse, voir Coleman, R., « How Industry Protects Its
Know-How », Technology, Innovation and Society, vol. 16, n° 1, printemps 2000, p. 14-16.
2
150
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
grande distribution, depuis qu’elle est pourvue de brevets, alors qu’auparavant, telle grande surface achetait quelques
produits de cette PME et s’arrangeait ensuite pour faire faire des produits similaires en Chine.
De ce point de vue, le brevet constitue parfois l’arme des « petits » contre les « gros ». Un tel diagnostic est étayé par
une étude récente qui montre que, dans le cas des PME françaises déposantes de brevets, celles-ci ont trois fois plus
souvent des litiges en position d’attaquant qu’en position de défenseur. La même étude atteste en outre que, cinq ans
après avoir effectué leur dépôt de brevet, plus de 73 % des PME interrogées jugent que ce dépôt a exercé un impact
assez positif ou très positif sur leur développement et alors que moins de 2 % estiment que cet impact a été plutôt
négatif ou très négatif. Ce dernier point confirme que, pour une PME, la crainte d’avoir à pâtir du fait des informations
divulguées aux concurrents par le dépôt d’un brevet mérite fortement d’être relativisée1. Plus encore, cette étude
confirme ainsi que, pour les PME déposantes, le brevet constitue un important levier de croissance.
- Un défaut de sensibilisation, de volonté stratégique et de compétences, de la part des PME
Cette relative réticence des PME françaises vis-à-vis du brevet tient elle-même en partie à un défaut de
sensibilisation à ce sujet. Le déficit de sensibilisation, qui se faisait fortement sentir de la part des PME, il y
a encore quelques années, s’est toutefois réduit dernièrement, pour une grande part grâce à l’action menée
par des organismes tels que l’INPI (encadré 28, ci-dessous). En Allemagne, de même, le fait qu’une
proportion croissante des PME recoure aux brevets tient en partie à l’effort continu de sensibilisation
effectué par le gouvernement fédéral2.
Encadré 28 : Quelques dispositifs récents de l’INPI pour sensibiliser les PME
Sur la base de 12 délégations régionales réparties sur l’ensemble du territoire français, les dispositifs actuellement mis
en place par l’INPI sur le plan des relations de proximité peuvent être considérés comme relativement exemplaires, au
sein de l’Union européenne. Dans ce cadre, l’INPI offre aux PMI la possibilité de disposer gratuitement d’un
« prédiagnostic » d’expert en propriété industrielle, avec une étude des besoins et de l’expérience de l’entreprise en
matière de propriété intellectuelle, une analyse de la stratégie appropriée à ce sujet et, le cas échéant, une orientation
vers une démarche plus approfondie. En outre, l’INPI a mis en place non seulement son système de centre d’appel
téléphonique INPI-Direct (centre d’appel multimédia et adresse courriel) mais aussi un système de dépôt électronique,
qui offre la possibilité d’effectuer par voie électronique des dépôts de brevets français et européens depuis janvier
2003 et des dépôts internationaux (PCT) depuis avril 2003.
Sources : sites Internet de l’INPI (www.inpi.fr/) et de la DRIRE d'Ile-de-France (www.ile-de-france.drire.gouv.fr/).
En France, plus encore, la faible propension des PME à breveter reflète aussi, de leur part, un défaut de
volonté stratégique et de compétences appropriées. En matière de propriété intellectuelle, ces carences
des PME françaises sont en particulier mises en lumière par une récente étude3. Il en ressort notamment
que « 75% des PME ne budgétisent pas leurs dépenses annuelles en propriété industrielle » et qu’ainsi,
dans de tels cas, « la propriété industrielle n’est pas intégrée dans leurs plans de développement ». Une
forte proportion de PME françaises, bien qu’innovantes, n’ont ainsi pas le réflexe consistant à recourir au
système de la propriété intellectuelle et notamment du brevet, qu’elles perçoivent fréquemment comme
excessivement compliqué et coûteux. En outre, cette enquête confirme que les PME françaises, même
lorsqu’elles budgétisent leurs éléments de propriété intellectuelle, ont trop tendance à ne considérer cellelà que comme un coût, c’est-à-dire « comme une dépense à fonds perdus et non comme un véritable
investissement »4. En ce sens, l’attitude assez réticente de nombreuses PME françaises face aux brevets
constitue un problème culturel, problème qu’un effort supplémentaire d’explication et de formation
pourrait en partie corriger. Un problème similaire concerne aussi l’attitude des PME françaises face aux
normes techniques.
1
Les PME sont ici définies comme des entreprises indépendantes employant moins de 250 salariés et ayant un chiffre
d’affaires de moins de 50 millions d’euros. Cf. Perrin, Hélène et Speck, Kristin, Les PME déposantes de brevets, étude
menée par OSEO bdpme et l’INPI, Les dossiers de l’Observatoire de la Propriété Intellectuelle, décembre 2004.
2
Cf. Bundesministerium für Bildung und Forschung [dir.], Zur technologischen Leistungsfähigkeit Deutschlands 2002,
rapport effectué sous la coordination des instituts ISI, IWW et NIW, Bonn, février 2003 (p. 153).
3
Cette étude a été réalisée en 2005, à partir d’un échantillon de 295 PME françaises ayant déposé un brevet, une
marque, un modèle/dessin, un logiciel ou une base de données, échantillon considéré comme représentatif des tailles
de PME sur les cinq secteurs distingués. Cf. « La PI, un outil de pilotage pour l’entreprise », enquête menée par l’Institut
d’observation et de décision (IOD) pour le cabinet Regimbeau (http://res.e.regimbeau.fr/).
4
Ces différentes citations sont extraites de l’article de Chantal Houzelle, « La propriété industrielle n'est pas une simple
affaire de coût », Les Echos, 18 janvier 2006 (p. 27).
151
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
3. Les liens entre la propriété intellectuelle et la normalisation
Or il faut souligner que, pour les entreprises, une très grande partie des enjeux économiques et du jeu de la
concurrence se décide désormais souvent au sein des comités de normalisation. Ceci vaut en particulier
pour des secteurs tels que les télécommunications et l’électronique, pour lesquels la normalisation joue un
rôle crucial dans le processus conduisant les nouvelles technologies à être mises sur le marché. Dans de
tels cas, les liens avec la propriété intellectuelle sont très étroits, parfois au point de poser des problèmes à
la politique de concurrence.
a. Normalisation et PI : la nécessité d’une prise en compte conjointe, par l’entreprise1
La normalisation et la propriété intellectuelle constituent deux outils que les entreprises doivent prendre en
compte de façon conjointe. En effet, les normes – comme les brevets – constituent des bases de
connaissance et, à bien des égards, des contraintes positives, en ce sens qu’elles contribuent en général à
stimuler l’innovation. Entre la normalisation et la propriété intellectuelle, certes, il existe des différences et
il peut même y avoir antinomie, dès lors que la première correspond à la mutualisation gratuite des
solutions à des problèmes – dans la mesure où les normes sont partagées entre les acteurs concernés –,
alors que la seconde permet plutôt de s’en réserver l’usage pendant un certain temps, puisqu’elle relève de
droits exclusifs. En pratique, toutefois, la normalisation et la propriété intellectuelle s’intègrent en général
dans une stratégie conjointe et qui implique de faire des choix cohérents. Pour les entreprises, de plus, la
propriété intellectuelle constitue un facteur clé pour participer à des processus de normalisation : partager
ses savoirs au sein de ces commissions de normalisation ne devient en effet possible que dans la mesure
où ces savoirs sont protégés. A cet égard, les processus de normalisation reposent sur des licences
volontaires, le plus souvent sous la forme d’accords de licences croisées ou via la constitution de paniers
de brevets (patent pools)2.
A la différence des grandes entreprises, hélas, les PME françaises sont loin d’avoir toutes conscience de
l’intérêt qu’elles ont à participer à la définition des normes, par exemple dans les technologies de
l’information3. Certes, des exceptions peuvent être mentionnées, dans le cas de certains secteurs. Il n’en
reste pas moins que, dans l’ensemble, la propension des entreprises françaises à participer au processus
de normalisation est positivement liée à leur taille, comme le montrent certains travaux économétriques4.
Concernant l’élaboration des normes techniques, de façon liée, l’un des enjeux majeurs réside actuellement
dans la constitution de liens de coopération entre les PME et les grandes firmes, dans la mesure où ces
dernières sont en général les plus en mesure de verrouiller certaines technologies, sur la base de la
propriété intellectuelle. Pour ce type de raison, les liens entre la propriété intellectuelle et la
normalisation se révèlent le plus souvent cruciaux pour l’entreprise et, au delà, pour les réseaux
d’entreprises (encadré 29, ci-dessous) et pour la politique de concurrence.
Encadré 29 : PI et normalisation : des liens souvent cruciaux pour les réseaux d’entreprises et le cadre
de la concurrence (internationale)
Les questions soulevées par l’articulation entre la propriété intellectuelle (surtout les brevets) et la normalisation
concernent tout d’abord le statut de la norme. Ceci renvoie à la distinction théorique entre, d’une part, les normes
obligatoires (ou contraignantes) – notamment concernant la réglementation en matière de sécurité, de santé et
d’environnement – et, d’autre part, les normes volontaires. En effet, la pratique montre que le fait de ne pas appliquer
une norme facultative conduit très souvent à se faire condamner par les tribunaux.
Le rôle général de la PI dans les comités de normalisation
Par suite et de manière générale, les entreprises ont intérêt à contribuer aux commissions de normalisation, pour éviter
le risque de déboucher sur des impasses au moment de valoriser le développement de leurs nouveaux produits, ainsi
que pour suivre les évolutions prises par leurs concurrentes, même si ces dernières peuvent en partie masquer leurs
stratégies et inciter leurs compétiteurs à s’engager sur de fausses pistes. L’arme de la normalisation peut en outre se
révéler très utile dans les cas où une protection par la propriété intellectuelle fait défaut ou menace d’être supprimée,
comme dans le débat actuel concernant les pièces détachées pour automobiles. Plus encore, le lien entre la propriété
intellectuelle et la normalisation se révèle tout à fait majeur dans un domaine comme celui des télécommunications.
1
Ce passage s’appuie en partie sur l’audition de Pierre Valla (ministère de l’Industrie ; délégation interministérielle aux
Normes) au CGP, le 9 juin 2005.
2
Voir à ce sujet, dans la section précédente, le point 2. (« Le rôle de la PI dans la logique d’innovation en réseau »).
3
Cf. H. Meddah, « Participez à l’élaboration des normes », L’Usine Nouvelle, 10 novembre 2004, p. 72-74.
4
Cf. Bernard Haudeville et Dominique Wolff, « Enjeux et déterminants de l’implication des entreprises dans le
processus de normalisation », Revue d’économie industrielle, n° 108, 4e trimestre 2004, p. 21-40.
152
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Les comités de normalisation y suivent des politiques très précises en matière de propriété intellectuelle et ceux qui
déposent des brevets s’efforcent de mobiliser ces comités pour contribuer à les orienter dans le sens qui leur convient.
Pour une entreprise donnée, une stratégie judicieuse peut ainsi consister à entraîner dans son sillage ses partenaires et
concurrents, par le biais de la propriété intellectuelle et de la normalisation. Il convient cependant de mentionner que,
dans tel ou tel cas précis, la politique de normalisation peut imposer aux titulaires de droits de propriété
intellectuelle dont la technologie est retenue dans le cadre de la norme d’abandonner leurs droits ou de céder des
licences gratuites ; les membres du comité de normalisation concerné estiment alors que les titulaires en question
détiennent une avance compétitive suffisante du fait de leur savoir-faire, ce qui rend quelque peu superflus les revenus
de licence.
Il faut du reste souligner que de telle décisions peuvent être prises, à l’écart de la normalisation officielle, dans des
forums qui développent des standards au sein de clubs fermés. Ceci est ainsi le cas dans le domaine des
télécommunications, où le principal organisme compétent est l'International Telecommunication Union (ITU,
anciennement CCITT). Un autre exemple concerne l’Institute of Electronic and Electricity Engineers (IEEE, dit I3E), autre
organisme international au sein duquel existe un comité très actif sur les politiques de propriété intellectuelle dans le
cadre de la normalisation. Les règles de déontologie supposent cependant – en particulier dans le cadre des travaux de
normalisation officiels – que les participants déclarent ce qu’ils contrôlent à travers la propriété intellectuelle
(notamment leurs brevets) et s’engagent à permettre aux autres participants d’utiliser les objets (inventions ou autres)
protégés à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires.
Comment la Chine crée désormais ses propres normes pour ne pas avoir à payer de redevances aux pays du Nord
Une autre illustration en est fournie par le marché du disque optique. En la matière, le principal acteur a jusqu’à présent
été le consortium en charge de la protection du format DVD, à savoir le DVD Forum, qui regroupe plusieurs entreprises
(dont Sony, Philips, Thomson, Hitachi, Sharp et Samsung)1. En contrepartie du droit d’utiliser ce format DVD – et
notamment le mode de compression Mpeg-2 – les constructeurs de matériel électronique doivent s’acquitter d’une
redevance de 10 dollars par lecteur compatible vendu. De ce fait et sachant que de nos jours près de 80 % des lecteurs
de DVD vendus dans le monde sont fabriqués en Chine, ce pays devait jusqu’à récemment encore débourser près de
deux milliards d’euros par an à ce titre. Afin d’éviter d’avoir à le faire à l’avenir, le ministère chinois de l'Industrie de
l'Information (MII) a décidé début 2005 d’adopter le format de stockage chinois EVD (Enhanced Versatile Disc) comme
norme officielle pour l’ensemble du marché Chinois2. Une situation similaire se retrouve également dans le cas des
téléphones portables de la troisième génération, pour lequel le MII impose sa propre norme TD-SCDMA pour
s’émanciper de la norme européenne UMTS et de la norme américaine CDMA 2000 (adoptée aussi par le Japon et la
Corée du Sud3).
Ces deux exemples sont symptomatiques d’une politique plus générale, à travers laquelle la Chine promeut
délibérément des standards nationaux spécifiques pour son propre marché, afin de s’affranchir de l’obligation de payer
des droits de propriété intellectuelle pour l’usage de technologies contrôlées par les pays du Nord (Europe, Etats-Unis
ou Japon). Ceci signifie que de tels standards développés par les Chinois pour leur marché intérieur sont protégés par
des brevets, de sorte que tout entreprise étrangère désireuse de vendre en Chine devra à l’avenir utiliser ces brevets
chinois. Par ce biais, les sociétés chinoises vont pouvoir obtenir, à moindres frais, une monnaie d’échange qui leur
permettra de se procurer à l’étranger les technologies qui leur font défaut. Cette stratégie intelligente rappelle celle que
les Européens ont eux-mêmes menée avec la norme de téléphonie mobile GSM. Si elle réussit, et alors qu’actuellement,
les Etats-Unis constituent la seule grande zone dont la balance des redevances technologiques est excédentaire, il se
pourrait fort bien qu’à terme, ce soit également le cas de l’Asie tandis que l’Europe se trouverait plongée dans un fort
déficit sur ce plan.
b. Un lien brevet-norme parfois problématique pour la politique de concurrence
Dans ce cadre, les questions de normalisation habituellement considérées comme problématiques du point
de vue de la politique de concurrence portent surtout sur des situations dans lesquelles la constitution de
la norme considérée a reposé sur des manipulations illicites. Il s’agit essentiellement du comportement
prédateur consistant à tendre une « embuscade de brevet » (patent ambush) : une entreprise participant à
un comité de normalisation omet de déclarer que telle nouvelle norme enfreint un brevet essentiel qu’elle
détient elle-même, espérant ainsi encaisser les redevances des autres participants, une fois que la norme
est établie. Cette pratique illicite est actuellement jugée préoccupante des deux côtés de l’Atlantique4.
Ce type de cas mis à part, d’autres interférences problématiques entre les brevets et les normes peuvent
également concerner la politique de concurrence. A cet égard et même si les industriels tendent à
1
Dans le cas du DVD, en fait, la PI comporte à la fois un aspect brevet, un aspect copyright et un aspect logo. Avant de
devenir le DVD Forum en 1997, un consortium comprenant au départ dix actionnaires a été créé en 1995 pour licencier la
spécification et le logo DVD, en laissant chacun de ses membres licencier ses propres brevets.
2
Cf. l’article de Marion Rojinsky, « La Chine crée son standard de Dvd », La Tribune, 28 février 2005, p. 16.
3
Cf. l’article d’Yann Le Gales, « Pékin veut favoriser les mobiles ’’made in China’’ », Le Figaro, 24 janvier 2006, p. 23.
4
A titre d’exemple, le fabricant de mémoire Rambus a été soupçonné d’avoir commis ce délit ; cf. l’article de Tobias
Buck et Chris Nuttall, « Brussels in ‘patent ambush’ investigation of Rambus », Financial Times, 24 juin 2005, p. 21.
153
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
désapprouver ce type d’approche, certains arguments plaident pour une extension du champ des licences
obligatoires aux situations dans lesquelles un brevet interfère avec une norme de façon problématique, afin
non pas d’exproprier le titulaire dudit brevet mais pour lui assurer un revenu raisonnable tout en évitant
certains risques de verrouillage paralysant.
Il est ici renvoyé aux cas de figure dans lesquels existe une large communauté d’acteurs économiques
ayant édifié une norme et où un acteur extérieur utilise un brevet résiduel à des fins non pas de création de
richesses mais dans une pure optique de blocage, c’est-à-dire dans une situation proche de l’abus de droit,
comme ceci commence à être reconnu dans certains cas. Le fait est que, même dans le cas d’une
normalisation officielle – qui est a priori ouverte à tous les acteurs –, un acteur clé peut décider de ne pas
en faire partie et de gêner (voire bloquer) l’applicabilité de cette norme via tel titre de propriété
intellectuelle qu’il détient. Au sein de certaines communautés de brevets (patent pools), de même, des
membres considèrent parfois que leur propriété intellectuelle peut constituer un pouvoir de nuisance
susceptible d’être monnayé.
Dans le droit existant, certes, il existe des embryons de réponse, notamment dans la mesure où un tiers
peut demander une licence, dans le cas où le brevet n’a pas été exploité par son détenteur. Cette possibilité
demeure cependant difficilement applicable car il est difficile d’interpréter cette idée de non exploitation et
car il est écrit nulle part qu’il y aurait droit à licence obligatoire. De nos jours, en effet, les juges n’ont pas
d’autre solution que de faire respecter le caractère exclusif du brevet, s’il apparaît que ce brevet est valable
et opposable. Au fond, cette situation témoigne d’une difficulté plus générale, qu’il est possible de qualifier
de changement de paradigme : les pratiques de propriété intellectuelle sont passées d’une logique
traditionnelle de protection à une logique de valorisation, valorisation de plus en plus collective, dans le
cadre de partenariats, alors même que le droit de la propriété intellectuelle est globalement resté le même.
4. Les hypothèses d’évolution retenues
H31 : Une intégration complète de la PI et de la normalisation dans la culture de management des
PME (des PME françaises bien insérées dans l’économie du savoir)
Une première hypothèse d’évolution renvoie au contexte d’une économie de plus en plus fondée sur le
savoir, ainsi qu’à la mise en place d’un environnement économique et juridique favorable à la propriété
intellectuelle et ce, sous divers angles (droit de la concurrence, outils comptables, organisations
professionnelles spécialisées, etc.). En France, les PME acquièrent ou renforcent une vision non seulement
européenne mais aussi – plus largement – mondiale de leur marché. Elles participent notablement aux
processus de normalisation, pour lesquels leurs managers ont bénéficié de formations appropriées.
Elles maîtrisent les différents outils qui se rapportent à la propriété intellectuelle, non seulement dans une
optique défensive assez traditionnelle (logique de protection) mais aussi, et de plus en plus, dans une
logique de valorisation proactive et anticipatrice (logique de veille concurrentielle et technologique, etc.),
voire dans le cadre de stratégies de « brevetage stratégique » (strategic patenting), telles que définies cidessus. La propriété intellectuelle permet alors aussi de « fluidifier » et sécuriser les actions menées dans
le cadre de réseaux mettant en présence des PME, des grandes firmes et d’autres acteurs tels que les
centres de recherche. Une grande proportion de PME se trouvent en particulier engagées dans des activités
de « co-traitance » et de « co-conception » avec des grands groupes. Dans l’ensemble, cette hypothèse
correspond ainsi notamment à un pouvoir d’influence accru de la part de PME françaises plutôt bien
insérées dans l’économie du savoir.
H32 : Une faible utilisation de la PI et de la normalisation (un relatif décrochage des PME françaises
face aux grandes firmes et à la concurrence étrangère)
Par contraste, une configuration plus sombre correspond à une faible utilisation de la propriété
intellectuelle et de la normalisation, dans le contexte d’un relatif décrochage des PME françaises face aux
grandes firmes et à la concurrence étrangère. En France, l’environnement général se révèle relativement
peu propice au développement des PME. Celles-ci ne poursuivent en général pas leurs efforts de
renforcement concernant les outils de la propriété intellectuelle. Une grande part d’entre elles les jugent
peu pertinents et ne développent guère de compétences en la matière. Dans notre pays, le clivage
s’accentue entre, d’une part, de grands groupes largement mondialisés et, d’autre part, un tissu de PME
demeuré trop fragile et trop peu dense.
La « fracture numérique » y contribue. Elle s’accentue elle même du fait de la propension des PME française
à négliger de renforcer leur présence dans les comités de normalisation relatifs à des secteurs clés tels que
154
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
les technologies de l’information et de la communication. Une grande proportion de PME s’en tiennent à
des stratégies de survie et sont réduites à des rôles relativement passifs et peu valorisants (sous-traitance
de pièces, etc.). Par rapport à la concurrence internationale, le relatif décrochage des PME françaises tient
par ailleurs au fait que celles-ci sont fragilisées sur les facteurs coût de la compétitivité. Cette hypothèse
semble corroborée par le fait que les entreprises françaises ont d’ores et déjà perdu en compétitivité-prix et
hors prix1, ces dernières années, dans certains domaines.
H33 : Le statu quo (une majorité de PME peu actives mais une minorité de PME plutôt en pointe, dans
certains secteurs)
Une dernière éventualité vraisemblable correspond à une situation quelque peu intermédiaire entre les
deux précédentes. Marquée par de forts contrastes sectoriels, elle suppose qu’une majorité de PME
demeurent insuffisamment actives dans le domaine de la propriété intellectuelle et de la normalisation
mais que certaines PME, grâce à de notables efforts dans ces domaines, parviennent à se hisser ou se
maintenir plutôt en pointe, dans certains secteurs. Ceci conduit dans l’ensemble à maintenir plus ou moins
les positions relatives des entreprises françaises, par rapport à leur niveau actuel de compétitivité
internationale, même s’il est clair que cette situation globale recouvre une combinaison d’améliorations et
de dégradations partielles, dans tel ou tel domaine d’activité.
IV. La valorisation de la PI via les accords de licence 2
Pour l’entreprise, comme il a été montré dans la section précédente, il se produit de nos jours un passage
d’une conception traditionnelle de la propriété intellectuelle en tant qu’élément essentiellement défensif
(protection de la création et de l’innovation, lutte contre la contrefaçon) à une conception moins réductrice
et évoluant vers une logique de valorisation au sens littéral du terme. Pour les entreprises, cet objectif de
valorisation peut être considéré dans un sens large, en incluant notamment le fait que la propriété
intellectuelle puisse servir à nouer des partenariats. Par souci de simplification, il est ici choisi d’aborder la
valorisation au sens plus étroit de la capacité à engendrer un surcroît de valeur, que ce soit par la vente de
titres de propriété industrielle ou, le plus souvent, par des flux de redevances3. Concernant la propriété
intellectuelle des entreprises, cette valorisation passe ainsi principalement par ce que les professionnels
appellent le licensing, c’est-à-dire la gestion des licences. Par ce biais et dans un contexte où les activités
de fabrication tendent à être de plus en plus délocalisées à l’étranger, l’enjeu central de la propriété
intellectuelle devient la création de sources de revenu en partie autonomes, c’est-à-dire découplées de la
production matérielle.
1. Le développement des contrats de licence : rôle, formes, portée et limites
4
Bien qu’important en valeur et en termes de développement potentiel, le marché des licences – surtout en
France – conserve un aspect relativement marginal et fortement concentré à maints égards, du fait de ses
caractéristiques.
a. Les contrats de licence : un rôle majeur et des formes multiples et souvent complexes
Pour les entreprises, les contrats de licences sont primordiaux non seulement car ils jouent un rôle
essentiel dans leurs rapports concurrentiels, en matière de coopération ou encore pour les stratégies visant
à établir des standards de marché5 mais aussi parce qu’ils leur permettent de faire fructifier leur patrimoine
intellectuel sur des marchés où elles ne sont pas présentes elles-mêmes. Sur ces marchés, les entreprises
1
« De plus en plus de produits français apparaissent peu sophistiqués ou peu différenciés. » (extrait de l’article de
Martine Orange intitulé « Faute d’innovation, les sociétés françaises se condamnent à se battre uniquement sur les
prix », Le Monde, 3 décembre 2004).
2
Cette section s’appuie en partie sur les analyses présentées par Eric Brousseau (professeur d’économie à l’université
Paris X) et Alfred Chaouat (directeur du licencing chez Thomson) au Commissariat général du Plan, le 13 janvier 2004.
3
Les aspects comptables sont abordés dans la section suivante (V. « La valorisation comptable de la PI »).
4
Les aspects présentés ici recoupent pour une grande part les analyses développées par Bessy, C., Brousseau, E., La
gestion de la propriété intellectuelle dans la coordination interentreprises – Une perspective institutionnelle et
contractuelle, rapport pour le CGP, université Paris 1, juin 1998 ; voir aussi Brousseau, E., Bessy, C., « Contrats de
licence et Innovation », in : P. Mustar et H. Pénan, Encyclopédie de l'Innovation, Paris, Economica, 2003, p. 341-366.
5
Sur ces aspects, voir la section précédente (III. « L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en
particulier par les PME »).
155
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
peuvent être en fait non seulement en position d’offreur, lorsqu’elles louent ainsi leurs actifs intellectuels à
des tiers (outward licensing ou licensing-out) mais aussi en position de demandeur, ce qui leur permet
d’accéder à un savoir externe sans délai, légalement et sans avoir à le constituer par elles-mêmes (inward
licensing ou licensing-in). De tels contrats permettent ainsi une dissociation entre, d’un côté, le fait
d’engendrer (ou de détenir) des actifs protégés par la propriété intellectuelle et, de l’autre, l’acte consistant
à exploiter ces actifs, qui peut être confié à un tiers. En d’autres termes, le développement des contrats de
licence prend son sens dans un contexte général marqué par un découplage croissant non seulement entre
les activités de conception et les activités de fabrication mais aussi entre la possession d’un patrimoine
intellectuel et son exploitation.
Par ce biais, la division du travail en vient à porter de plus en plus sur des créations intellectuelles et
notamment sur des actifs technologiques. Cette évolution se traduit par l’émergence de nouveaux marchés,
ainsi que par un processus de spécialisation croissante, chez les parties prenantes, en fonction des savoirs
respectifs qu’elles maîtrisent et qui se révèlent souvent complémentaires. Dans la mesure où le savoir
(technologique) devient de la sorte une matière négociable, les droits de licence constituent un outil
essentiel pour la diffusion de ce savoir. Ceci revient aussi à dire qu’à travers l’analyse des contrats de
licences de brevet, il s’agit plus généralement de comprendre les conditions du développement de ces
nouveaux marchés du savoir (technologique).
En pratique, ces contrats de licences de technologie recouvrent un large spectre de situations concrètes.
Les enquêtes disponibles à ce sujet font en effet ressortir une grande diversité à ce propos, avec une sorte
de continuum entre deux idéaux-types. A un extrême, dans le cas de la valorisation commerciale d’une
technologie existante, il s’agit de contrats transactionnels, très complets, de très court terme, via le simple
transfert du droit d’usage de ladite technologie et non à travers un véritable échange de connaissances. A
l’autre extrême, il s’agit d’une procédure de co-développement d’une technologie encore non aboutie, de
sorte que le contrat est alors beaucoup plus complexe car il consiste à gérer une relation de long terme
entre deux entreprises, dans un contexte de grande incertitude, avec la mise en place d’un dispositif de
gouvernance (mécanismes de supervision, de résolution des conflits, etc.), ce qui implique beaucoup
d’efforts de coordination. Ce cas de transfert technologique très coûteux s’applique par exemple aux
stratégies de co-développement entre deux entreprises qui ne peuvent être intégrées verticalement.
Il convient de souligner que ces contrats de licences de technologie présentent des spécificités marquées.
Celles-ci tiennent non seulement aux particularités intrinsèques de la technologie, qui n’est pas aisément
échangeable sur un marché, mais aussi au fait que les échanges en question se situent dans un contexte
juridique incomplet. L’idée d’incomplétude signifie ici que les droits de propriété intellectuelle disponibles
ne fournissent qu’un cadre juridique général, au sein duquel les acteurs économiques gardent une forte
marge de manoeuvre pour s’auto-organiser, en particulier en termes de délimitation et de défense des
droits de propriété intellectuelle en question. Il en découle que ces droits d’usage exclusifs ne protègent
qu’imparfaitement les ressources technologiques concernées. En conséquence, les contrats de licences de
technologie doivent permettre des ajustements mutuels ex post, fournir une supervision du comportement
réciproque des deux parties (licencieur et licencié) et prévoir des mécanismes de résolution des conflits. La
mise en oeuvre de telles structures de gouvernance implique qu’en général, lesdits contrats sont
caractérisés par une grande complexité et que leur élaboration entraîne des coûts importants. Pour arriver à
une protection efficace et à moindres frais, les acteurs privés s’auto-organisent cependant pour s’en sortir
avec des contrats plus légers.
b. Portée et limites des dispositifs auto-organisés ; le rôle des pouvoirs publics
Sur ces questions, les enquêtes disponibles ne fournissent que des indications partielles. De manière
générale, elles font cependant ressortir la faible propension des entreprises à licencier leurs brevets. Même
à l’échelle des seuls brevets délivrés par l’Office européen des brevets (OEB), qui protègent pour la plupart
des inventions de grande valeur sur le plan économique, il est ainsi estimé qu’environ 13 % d’entre eux
donnent lieu à des licences1. Ce cas mis à part, les enquêtes suggèrent que cette proportion se situe en
général autour de 10 %2. Dans l’ensemble, par suite, le patrimoine intellectuel des entreprises peut être
considéré comme chroniquement sous-exploité. Cette situation renvoie au fait qu’il est difficile de
transférer du savoir technologique à des tiers et que les relations de licence sont complexes à mettre en
oeuvre, risquées, coûtent cher et ne sont pas forcément de bon rapport.
1
Voir le tableau 3, dans la section précédente (III. « L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en
particulier par les PME » ) du présent chapitre.
2
Cf. Razgaitis, Richard, « US/Canadian Licensing In 2004: Survey Results », Les Nouvelles, p. 145-155.
156
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Du côté du licencié, tout d’abord, il subsiste en effet de très fortes incertitudes, en particulier sur sa
capacité à s’approprier effectivement – par la licence – le savoir technologique contenu dans le brevet, ainsi
que sur la valeur économique que ce savoir est susceptible de prendre, une fois incorporé dans le modèle
d’affaires du preneur de licence. Du côté du licencieur, de même, certains coûts et risques doivent
également être supportés car il faut en particulier transférer au licencié beaucoup de ressources (manuels,
prototypes, logiciels, formation, etc.), dès lors que les brevets eux-mêmes ne comprennent pas toujours
toutes les informations nécessaires pour mettre en oeuvre la technologie (encadré 30, ci-dessous).
Encadré 30 : En quoi les transferts de technologie ne se réduisent pas à des licences de brevet
Un brevet ne comprend pas toujours toutes les informations nécessaires pour mettre en oeuvre la technologie sousjacente. Ceci renvoie non seulement au caractère tacite d’une partie des connaissances requises mais aussi à une
volonté délibérée, de la part du déposant du brevet, de ne pas tout y révéler. Ceci dit, une entreprise peut avoir intérêt à
breveter relativement tôt, c’est-à-dire à un point du temps où elle n’a pas encore développé toute la connaissance
relative à l’invention considérée. Pour obtenir un brevet, du reste, l’obligation légale en matière de divulgation porte
seulement sur la mise en oeuvre de l’invention et non pas sur la façon la plus complète et la plus efficace de l’utiliser
commercialement sur le marché. De ce point de vue, il est quelque peu hypocrite pour les examinateurs américains de
prétendre, au moment du dépôt du brevet, réclamer le best mode, c’est-à-dire le meilleur mode de mise en oeuvre de
l’invention. En réalité, ce best mode n’est en général pas suffisant pour garantir une exploitation commerciale. Les
enquêtes montrent en outre que les contrats de licence de technologie sont, certes, des contrats de licence de brevet
mais donnent plus généralement lieu à des échanges portant sur d’autres formes de droits : marques, copyright/droit
d’auteur, secret, méthodes, etc. Les connaissances échangées lors du transfert de technologie sont ainsi protégées en
fait par des outils multiples, non exclusifs les uns des autres et utilisés de façon combinée. En somme, les brevets ne
sont pas toujours complets et transparents et les entreprises ne doivent pas se priver des autres outils de la propriété
intellectuelle.
Le licencieur se trouve dès lors confronté au risque d’être sous-rémunéré en contrepartie du savoir qu’il
transfère ainsi de façon coûteuse, notamment dans la mesure où le licencié peut se livrer à des
comportements opportunistes. Après avoir acquis le savoir transféré, le licencié risque en effet soit de ne
payer qu’une partie des redevances prévues initialement, soit de se mettre à « inventer autour », afin de
mettre au point une technologie modifiant à la marge celle du concédant et finissant par la concurrencer.
Pour le licencieur, ces risques sont ainsi accrus par le caractère irréversible des transferts de technologie.
Lesdites stratégies opportunistes sont difficiles à détecter, ce qui implique de consacrer des dépenses
importantes à la supervision du licencié. A cet effet, la mise en place de structures de gouvernance rend
donc coûteuse la gestion des transactions sur la technologie.
Enfin, un autre point à considérer concerne le caractère évolutif de la technologie. Du côté du licencié, il
peut impliquer le besoin d’obtenir du licencieur les améliorations intervenues au fil du temps. Du côté du
concédant, il s’agit d’éviter que le licencié n’invente trop autour de sa technologie ou sinon, le cas échéant,
de faire en sorte de récupérer des droits d’exploitation en contrepartie. Pour apporter ex post les
ajustements nécessaires pour les deux parties, il convient par suite de recourir à des structures de
gouvernance relativement compliquées, avec des systèmes de supervision, de négociation et de garantie
mutuelles, ainsi que de résolution des conflits. Il en découle que les contrats de transfert de technologie
sont en général relativement lourds.
Malgré toutes ces difficultés, les entreprises de certains secteurs parviennent à licencier de manière plus
active. La raison en est que les acteurs concernés parviennent à s’auto-organiser suffisamment pour pallier
l’incomplétude du cadre institutionnel formel (le droit de la propriété intellectuelle). Il apparaît en effet que
les structures de gouvernances mises au point pour les relations nouées entre deux entreprises données
peuvent être également utilisées par d’autres couples d’entreprises. Souvent spécifiques à tel ou tel
secteur, ces dispositifs privés de coordination peuvent être de nature informelle (habitudes, règles
d’interprétation, etc.). Pour compléter les règles de droit, il s’agit par exemple de règles d’usage concernant
la rétro-ingénierie (reverse engeneering), qui est en principe prohibée mais qui n’en est pas moins
nécessaire dans la pratique, ce qui nécessite un accord, entre les ingénieurs concernés, sur ce qui peut être
considéré comme correct (fair) ou non.
Il peut aussi s’agir de règles formelles organisées par des fédérations professionnelles. Au sein de chaque
communauté professionnelle, les mécanismes qui rendent ces règles exécutoires sont tantôt des
mécanismes informels classiques de réputation et de reconnaissance mutuelle réduisant les coûts de
transaction sur la technologie, tantôt des mécanismes formels (mécanismes de résolution des conflits,
tribunaux arbitraux, etc.). Ces structures privées ont l’avantage d’être très proches des acteurs et d’être
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
ainsi en prise directe sur les pratiques relatives aux différents (sous-)secteurs concernés. Les enquêtes
confirment l’existence de ces organisations privées facilitant les transferts de technologie, tout du moins
dans certaines industries où, en vue de tels contrats, lesdites organisations fournissent ainsi les dispositifs
de gestion de la relation évoqués précédemment, qui réduisent les risques associés aux échanges de
technologie. Dans d’autres secteurs, l’absence de telles organisations contribue largement à y expliquer le
faible développement des licences de technologie.
Lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, ces mécanismes de régulation auto-organisés tendent toutefois à se
fonder uniquement sur le pouvoir de l’ostracisme et menacent d’être utilisés pour créer du pouvoir de
monopole. De ce fait, ils gagnent à être corrigés ou améliorés par le jeu des institutions publiques. Ces
dernières peuvent ainsi renforcer le poids de ces régulations privées (comme dans l’exemple des règles de
déontologie codifiées par le Conseil de l’ordre des médecins), en les rendant exécutoires. En d’autres
termes, l’« Etat-stratège » a un rôle à jouer, à la fois en assumant l’existence de ces ordres corporatifs
privés et en limitant leurs effets négatifs, par des contrôles appropriés. Certes, les autorités en charge de la
politique de concurrence ont souvent tendance à considérer ces accords de licence avec une certaine
suspicion a priori, dans la mesure où ils s’apparentent à des formes de collusion, de la part des entreprises
contractantes. De manière générale, malgré tout, les pouvoirs publics doivent promouvoir le rôle très
important des contrats de licences (de technologie). Ceci vaut en particulier concernant les brevets, pour
lesquels l’arbitrage protection/diffusion tend assez souvent à pencher trop fortement en faveur de la
diffusion. De ce point de vue, maintenir des droits de propriété forts a l’avantage de rendre le licensing
moins coûteux, moins risqué et donc plus attrayant pour l’utilisateur.
2. Des caractéristiques contrastées selon les pays, les secteurs et la taille des entreprises
A cet égard, les éléments empiriques disponibles confirment dans l’ensemble que le recours aux contrats
de licence est d’autant plus fréquent qu’il s’agit de secteurs ou de pays pour lesquels les droits de
propriété intellectuel sont forts. Certes, des transferts de technologies se produisent également sans le
recours à des droits de propriété intellectuel formels, par exemple sous le sceau du secret et donc sans
aucune visibilité au plan statistique. Ceci étant, et comme le montre en particulier le cas des transferts
internationaux de technologie opérés vis-à-vis de pays en développement ou en transition, il apparaît qu’en
l’absence de cadre de propriété intellectuel suffisamment fort, la solution retenue par une entreprise donné
passe en général par l’intégration verticale – c’est-à-dire par le recours à des filiales – et non par des
relations vis-à-vis de tiers et fondées sur le secret car, dans de tels cas, la protection par le secret est jugée
trop périlleuse. Si le recours aux contrats de licence est plus ou moins prononcé selon les pays, il l’est
également selon les tailles d’entreprise et les secteurs considérés.
a. Une relative concentration en termes sectoriels et géographiques
Le fait que la propriété intellectuelle devienne de plus en plus une source de revenu autonome concerne
notamment les industries culturelles. Ainsi, via le droit d’auteur et les droits voisins, la gestion des
catalogues de droits engendre des revenus importants et irrigue même des pans entiers de l’économie,
dans des domaines tels que l’audiovisuel, l’édition littéraire, la publicité, etc. Dans le domaine des
marques, de même, nombre de sociétés consacrent le cœur de leur activité à la gestion et l’animation de
leur notoriété, de leur image et tirent leurs revenus presque exclusivement de la distribution de licences,
sans rien fabriquer par elles-mêmes, comme par exemple dans le domaine de l’habillement (cas du groupe
Polo Ralph Lauren). Ceci étant, tous outils de propriété intellectuelle confondus (et en particulier pour les
brevets), le licensing demeure dans l’ensemble essentiellement le fait d’un assez petit nombre de secteurs
d’activité. Aux Etats-Unis, les principaux concernés sont ceux de la chimie, du logiciel, de l’équipement
électrique et non électrique, de l’ingénierie et des services professionnels, des semi-conducteurs, de la
pharmacie et des biotechnologies, à travers des entreprises telles qu’IBM, Hewlett-Packard, Merck,
Monsanto ou Dupont1.
Relativement concentrés en termes sectoriels, les accords de licence le sont également en termes
géographiques. A cet égard, les données disponibles sont malheureusement loin d’être satisfaisantes.
Certes, la plupart des pays s’efforcent de retracer, dans leur balance des paiements, les transactions
effectuées vis-à-vis de l’étranger au titre des échanges technologiques, notamment au titre des transferts
de techniques opérés par des brevets, licences et la diffusion de savoir-faire, ainsi que via des transferts
1
Cf. Guilhon, B., Les marchés de la connaissance, (coll. Connaissance de la Gestion), Economica, Paris, 2004, p. 115.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
(vente, licence, franchisage) de marques et de dessins et modèles1. Pour la France, dans le cas des données
collectées à ce propos chaque année par l’INPI, il existe une obligation de déclaration pour les entreprises
concernées mais elle est en pratique dépourvue de sanctions, de sorte que les données en question
reposent sur le volontariat et ne sont donc ni exhaustives ni même seulement représentatives2. Qui plus
est, de telles balances technologiques ne sont pas faciles à interpréter car elles omettent par construction
un certain nombre d’informations a priori dignes d’intérêt. Il en est ainsi des flux de licences croisées – par
définition non recensés car ils constituent une sorte de troc – même s’ils ne se développent actuellement
guère dans des secteurs tels que l’électronique grand-public, où il semble s’agir d’une pratique quelque
peu dépassée.
Il faut en outre souligner qu’une grande partie des transactions enregistrées dans ces balances
technologiques sont de nature intra-groupe, c’est-à-dire s’effectuent au sein de groupes multinationaux. En
la matière, par suite, et même si lesdits groupes sont tenus de déclarer les montants transférés, ceux-là
sont facturés à des prix de transfert qui, pour des raisons fiscales, peuvent différer sensiblement des prix
de marché. Le cas échéant, de telles statistiques relèvent davantage de jeux d’écriture que de phénomènes
économiquement significatifs. Malgré ces réserves et même s’il devient dès lors assez difficile d’effectuer
des comparaisons internationales sur la seule base de ce type de statistiques – tout du moins en termes de
niveau –, de tels chiffrages ont toutefois le mérite d’apporter quelques informations dignes d’intérêt,
notamment en termes d’évolution temporelle.
A cet égard, des indications révélatrices sont fournies par les données sur les exportations de redevances et
de droits de licence, en rapportant cette statistique au PIB, ce qui, en la matière, renseigne sur le degré de
spécialisation des pays considérés, compte tenu de leur taille respective. Il en ressort qu’ainsi exprimée en
part relative, l’importance de ces exportations de redevances et droits de licence se révèle plus élevée pour
la France que pour la moyenne de l’Europe des Quinze – et notamment que pour l’Allemagne – mais
cependant plus faible que non seulement pour les Etats-Unis et le Japon mais aussi que pour la plupart des
pays du Nord de l’Europe tels que le Royaume-Uni, le Benelux, l’Irlande, la Finlande et la Suède. Là encore,
de telles différences de niveau s’expliquent probablement en partie par l’importance relative des grands
groupes multinationaux, qui ne joue pas avec la même ampleur dans tous les pays en question. Quoi qu’il
en soit, le phénomène le plus notable et sans doute le plus significatif est ici le fait que cette statistique
tend clairement à augmenter dans presque tous les cas, bien qu’avec, là aussi, des différences selon les
pays considérés (tableau 7, ci-dessous).
Tableau 7 : La part relative des exportationsa de redevances et de droits de licence dans le PIB (en %)
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
Union européenne
0.09
0.09
0.10
0.10
0.12
0.13
0.13
0.14
0.16
b
0.36
0.43
0.43
0.20
0.23
0.25
0.26
0.29
0.31
UEBL
Danemark
.
.
.
.
.
.
.
.
.
Allemagne
0.10
0.11
0.11
0.13
0.14
0.15
0.16
0.15
0.15
Grèce
.
0.00
0.00
0.00
0.00
0.00
0.02
0.01
0.00
Espagne
0.02
0.03
0.04
0.03
0.04
0.04
0.04
0.06
0.08
France
0.12
0.11
0.11
0.12
0.12
0.15
0.16
0.14
0.18
Irlande
0.07
0.13
0.16
0.20
0.14
0.15
0.20
0.43
0.54
Italie
0.04
0.05
0.06
0.08
0.06
0.10
0.06
0.05
0.05
Pays-Bas
0.48
0.59
0.63
0.57
0.59
0.58
0.64
0.61
0.58
Autriche
0.06
0.06
0.06
0.06
0.08
0.09
0.05
0.06
0.09
Portugal
0.02
0.04
0.03
0.02
0.02
0.02
0.04
0.02
0.03
Finlande
0.06
0.10
0.08
0.05
0.05
0.08
0.08
0.51
0.74
Suède
0.25
0.38
0.54
0.32
0.33
0.38
0.46
0.56
0.53
Royaume-Uni
0.33
0.35
0.38
0.41
0.56
0.51
0.52
0.55
0.55
États-Unis
0.31
0.30
0.31
0.36
0.41
0.40
0.40
0.39
0.40
Japon
0.08
0.09
0.11
0.11
0.14
0.17
0.19
0.18
0.21
2001
0.15
0.36
.
0.17
0.01
0.06
0.20
0.34
0.04
0.45
0.07
0.02
0.48
0.66
0.57
0.38
0.25
a : Partenaire extra-UE pour l'UE et partenaire Monde pour les États-membres de l'UE, les États-Unis et le Japon. b : Union
économique belgo-luxembourgeoise. Source : Eurostat, Échanges de redevances et droits de licence: un outil essentiel pour la
diffusion des technologies, Statistiques en bref, Thème 2, n° 59, décembre 2003.
1
Les statistiques en question excluent en principe les transactions portant sur les films, enregistrements et documents
couverts par le droit d’auteur.
2
Ce point est précisé ci-après, dans le chapitre 8 (encadré 9).
159
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
De telles différences par pays se retrouvent dans le fait que les salons de transfert technologique organisés
en marge des conférences du LES (Licensing Executives Society1) ont en général beaucoup plus de succès
dans des pays tels que les Etats-Unis et le Royaume-Uni qu’en France. De telles foires permettent de mettre
en rapport des entreprises qui ont des problèmes technologiques à résoudre avec des entreprises qui
offrent des actifs intellectuels susceptibles d’y répondre. Aux Etats-Unis, de même, ce type de marché du
transfert technologique fonctionne également assez largement sur Internet, via des plates-formes
d’échange en ligne telles que Yet2.com2 ou pl-x.com3. De telles indications mises à part, les enquêtes
disponibles concernant les accords de licence ne permettent guère de discerner des comportements
spécifiques aux entreprises françaises, par rapport aux entreprises d’autres nationalités.
b. Des différences marquées selon la taille des entreprises
Les données empiriques font par contre ressortir des différences notables en fonction de la taille des
entreprises. De manière générale et toutes proportions gardées, il apparaît que la propension des
entreprises à licencier leurs brevets est globalement inversement proportionnelle à leur taille. Ainsi, une
récente enquête concernant quelque 9 000 brevets accordés par l’OEB à des inventeurs localisés dans six
pays ouest-européens (Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, Pays-Bas et Espagne) a montré que la
proportion des détenteurs de brevets qui ont cédé ces derniers en licence se situe à près de 26 % chez les
entreprises de moins de 100 personnes, contre environ 10 % chez les entreprises employant entre 100 et
250 personnes et contre seulement quelque 9 % chez les entreprises de plus grande taille (effectifs de plus
de 250 personnes)4.
A un extrême, du côté des structures de toute petite taille, un premier type d’acteur recourant assez
fortement aux accords de licence est constitué d’inventeurs indépendants. En effet, ces derniers ne
disposent en général pas des moyens d’exploiter eux-mêmes leurs inventions et ne peuvent donc valoriser
celles-là qu’à travers le licensing-out. Dans la mouvance de ces inventeurs indépendants, il faut aussi
mentionner l’apparition de petites entreprises spécialisées en R & D. Cette évolution va en partie de pair
avec l’essor de sociétés spécialisées en propriété intellectuelle et dont le fond de commerce réside dans le
licensing (encadré 31, ci-dessous). Elle vaut cependant surtout aux Etats-Unis car en Europe et notamment
en France, la plupart des PME inventent peu ou prou dans les domaines où elles peuvent elles-mêmes se
charger de l’exploitation industrielle et commerciale. De manière générale, si les entreprises de toute taille
utilisent surtout les brevets pour la protection qu’ils leur apportent et ne misent guère sur les accords de
licence, il faut toutefois nuancer fortement ce diagnostic pour les petites et jeunes entreprises qui relèvent
des biotechnologies ou des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (NTIC).
Encadré 31 : L’essor de petites sociétés spécialisées dans le licensing : parasites ou lubrifiants du
marché du savoir technologique ?
A en croire certains articles de la presse américaine, la quintessence du modèle de l’entreprise sans usine (fabless) est
désormais représentée par des entreprises constituées uniquement d’avocats spécialisés chargés de constituer des
portefeuilles de brevet et d’en louer les services aux entreprises demandeuses5. De nos jours, en tout cas, l’essor des
marchés du savoir technologique passe en partie par des entreprises dont le cœur du métier consiste à investir dans
des brevets non pas pour les mettre en œuvre elles-mêmes mais pour en tirer des redevances. En ceci, leur activité
s’apparente en partie à celle des cellules de valorisation des universités et autres organismes publics de recherche.
Ceci étant, ces sociétés privées font actuellement l’objet d’un débat très controversé aux Etats-Unis car il leur est de
plus en plus souvent reproché de constituer un parasite du système d’innovation, notamment dans la mesure où elles
menacent d’attaquer en justice de grands groupes accusés d’enfreindre les brevets qu’elles détiennent. Les sociétés en
question – dont les plus connues se nomment Intellectual Ventures, NTP ou Acacia Research – s’en défendent en
1
LES International (LESI) constitue une organisation privée qui chapeaute une trentaine de sociétés régionales et
nationales et dont les plus de 10 000 membres proviennent de 80 pays (http://www.lesi.org/).
2
Yet2.com revendique 90 000 utilisateurs enregistrés. Cf. les propos de Phil B. Stern (Chief Executive Officer de
Yet2.com), dans OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation,
EPO/OECD/BMWA conference summary report, Paris, 2005 (p. 16).
3
Pour d’autres exemples et des détails sur le fonctionnement (et les limites) de ces plates-formes, voir Krattiger, A.,
« Financing the Bioindustry and Facilitating Biotech Transfer », IP Strategy Today, n° 8, 2004, p. 1-45.
4
Cf. le tableau 3, dans la section précédente (III. « L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en
particulier par les PME » ) du présent chapitre.
5
Voir l’article de Brad Stone, « Factory of the Future ? », Newsweek, 22 novembre 2004, p. 58-59.
160
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
affirmant qu’elles participent de l’éclosion d’un marché des idées qui contribue dans l’ensemble positivement au
développement économique général du pays1.
Ces évolutions renvoient cependant pour une grande part aux particularités du système américain, dans lequel les
petites sociétés indépendantes qui lancent des procès pour contrefaçon de brevets peuvent avoir un pouvoir beaucoup
plus dissuasif que les grandes entreprises car ces dernières sont en général également très utilisatrices de
technologies et peuvent ainsi se voir elles-mêmes accusées d’utiliser indûment les brevets de tiers. Pour cette raison,
alors que des géants de l’électronique grand-public tels que Thomson négocient souvent entre eux des accords de
licences croisées, accords bilatéraux donnant lieu à des taux de redevance relativement faibles, une petite entreprise
américaine très spécialisée peut être capable d’imposer un taux de redevance très important. Aux Etats-Unis, il arrive
en effet assez souvent que des PME contraignent des grands groupes à leur payer des indemnités élevées, atteignant
des montants de l’ordre de 50, 100 millions de $, voire plus. Dans des affaires récentes telle qu’Eolas versus Microsoft
ou encore NTP versus Research in Motion, il s’agit même de plusieurs centaines de millions de $2. Rien de tel n’existe
par contre en Europe, où le pouvoir dissuasif du brevet est nettement plus réduit.
En tout cas, ce type d’activité fondé sur le licensing séduit un nombre croissant d’entreprises industrielles et
notamment de PME. De nos jours, les exemples de PME très actives dans ce domaine se développent surtout aux EtatsUnis. La firme Dolby a ainsi pour modèle d’affaires de développer des technologies et de les transférer à des
producteurs de semi-conducteurs qui les mettent dans des circuits intégrés sans payer de redevances mais qui se
trouvent dans l’obligation contractuelle de vendre ces circuits à des licenciés de Dolby. Cette firme américaine perçoit
ainsi des redevances des sociétés qui incorporent ces circuits dans leurs produits (lecteurs de DVD, etc.).
Ce modèle d’affaires a été repris en particulier par la firme DTS, qui concurrence Dolby et est financée en partie par le
cinéaste Steven Spielberg et les studios d’Hollywood. Il l’est également par les producteurs de systèmes de protection
anti-copie, telle la société Macrovision, qui licencie son procédé aux producteurs de DVD et dont l’ensemble des
revenus provient de telles licences. Dans le domaine des semi-conducteurs, de même, la société américaine Transmeta
créée en 1995 tirait de ses licences une grande part du total de ses revenus, ces dernières années, et s’est même
désengagée complètement de toute activité de production début 2005, décidant de se concentrer sur la valorisation de
son savoir- faire technologique.
A l’autre extrême, les entreprises de grande taille proposent la plus grande part des contrats de licence de
technologie, même si elles possèdent fréquemment des gisements de brevets non exploités et ignorent
encore trop souvent les méthodes permettant d’y remédier (le patent mining). Le fait est que, pour
reprendre un aphorisme attribué à Pierre Aigrain, l’ancien secrétaire d’Etat à la Recherche et membre
fondateur de l’Académie des Technologies, il est plus facile de transformer de l’argent en brevet que le
contraire. Dans ce domaine, plus encore, être licencieur demeure un métier particulier car présuppose de
maîtriser des compétences en termes à la fois en stratégie, en droit et en R & D. Une telle activité repose en
effet non seulement sur une capacité à créer et innover mais aussi à organiser la valorisation, en l’adossant
sur des droits de propriété intellectuelle.
Parmi les grands groupes multinationaux en pointe en matière de licensing, il convient de citer le cas de
Hewlett-Packard, qui chaque année dépose environ 5 000 brevets et accorde des centaines de licences qui
lui rapportent plus d’un milliard de $ de redevances1. IBM, de même, a pu engranger au total plus de 10
milliards de dollars de recettes de licences sur la période 1993-20022 ; ceci contribue à expliquer que ce
groupe ait en 2005 cédé l’ensemble de ses unités de production d’ordinateur à l’entreprise chinoise
Lenovo. Chez IBM, ceci étant, la majorité des recettes tirées de la propriété intellectuelle provient de la
vente de savoir-faire et non des seules licences de brevet, ce qui donne à penser qu’une entreprise doit en
général se garder de se concentrer exclusivement sur une pure activité de propriété intellectuelle car le
licensing ne fonctionne le plus souvent que de pair avec une offre de biens ou de services3.
Ces éléments permettent de remettre en perspective le débat lancé sur le thème de l’« entreprise sans
usine » par Serge Tchuruk, le principal dirigeant d’Alcatel. En tout cas, ce groupe mise lui aussi beaucoup
sur la propriété intellectuelle, conserve en France l’essentiel de ses centres de décision et, depuis 2001,
s’est séparé d’une centaine des 130 sites de production qu’il possédait alors dans le monde, réduisant de la
sorte ses effectifs de près de 55 000 emplois, soit environ la moitié du personnel initial4. Dans un registre
1
Voir l’article de Richard Waters et Patti Waldmeir « Court ruling for tech giant fails to kill ’’patent troll’’ », Financial
Times, 22 mai 2006, p. 4.
2
En août 2003, la société Eolas (Embedded Objects Linked Across Systems) de Chicago a fait condamner la firme de
Redmond à lui verser 520,6 millions de $ de dommages-intérêts pour avoir utilisé sans autorisation une technologie
brevetée permettant à des mini-programmes de fonctionner avec le navigateur Internet Explorer. Quant à la société
Research in Motion, qui commercialise le système portable de courriel BlackBerry, elle a du verser début 2006 une
indemnité de 612 millions de $ à la petite société NTP, qui faisait planer la menace de l’arrêt pur et simple de
l’exploitation du BlackBerry aux Etats-Unis.
161
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
proche, le cas du groupe Thomson est également éclairant (encadré 32, ci-dessous). Il conduit à prolonger
la question du licensing en s’interrogeant sur la valorisation financière et comptable de la propriété
intellectuelle.
Encadré 32 : Comment le groupe Thomson, dont la valeur avait été estimée à un franc il y a dix ans,
tire désormais de très importants revenus de son activité de licensing
De nos jours, la valorisation de la propriété intellectuelle est considérée par Thomson – l’ex-Thomson Multimedia
(TMM) – comme une activité à part entière et même comme l’un de ses principaux métiers. En matière d’accords de
licence (licensing), le bureau parisien de Thomson s’occupe des technologies liées au disque optique (CD, DVD,
minidisc), aux décodeurs numériques, en partie aux téléviseurs et il propose également ses services pour le compte de
tiers tels que le groupe Alcatel pour leurs brevets GSM. En matière de licensing, l’essentiel des autres équipes de
Thomson est situé à Princeton (brevets RCA, téléviseurs, magnétoscope, tubes) et à San Diego (format de compression
audio MP3) ; le reste se trouve localisé en Allemagne, en Suisse, au Japon, en Corée du Sud et en Chine.
En 2004, la division Licences de ce groupe employait au total 192 personnes dans les sept pays en question ; les
personnes considérées présentent un profil principalement commercial, davantage que technique ou juridique ; elles
bénéficient par ailleurs de l’appui technique d’ingénieurs-brevets. La même année, cette division Licences a représenté
404 millions d’euros de chiffre d’affaires consolidé et 325 millions d’euros de recettes d’exploitation, avec une marge
d’exploitation de 80,2 %, ce qui s’explique notamment par le fait qu’elle encaisse les revenus des brevets dont les
autres divisions supportent les frais de recherche et développement5. Ces revenus de licences ont en fait fortement
progressé depuis la reprise du portefeuille de brevets du groupe américain RCA, qui s’est produite au 1er janvier 1999.
Par suite, la situation actuelle de Thomson semble pour le moins surprenante, en première analyse, dans la mesure où
il fut question en 1996 de privatiser TMM pour le montant symbolique d’un franc. Concernant la valeur de cette
entreprise, il faut cependant bien voir que tout dépend du périmètre considéré. En effet, le montant d’un franc n’était
pas aberrant s’il ne s’agissait que de l’électronique grand public au sens étroit (hors brevets et hors décodeurs
numériques), domaine dont la rentabilité est progressivement devenue négative (par exemple dans le domaine de la
télévision, depuis l’année 1998). Du reste, Thomson tend à s’en désengager, en particulier depuis 2004, date à laquelle
il a transféré son activité télévision au sein d’une nouvelle société mixte (joint venture) TTE, qui est détenue à 67% par
le groupe chinois TCL et à seulement 33% par Thomson, de sorte que cette activité est sortie du périmètre de
consolidation du groupe Thomson. Désormais, ce dernier a ainsi fortement recentré son modèle d’affaires autour de la
propriété intellectuelle et les courtiers spécialisés (brokers) estiment que l’activité licensing représente près de 60 %
de la valeur totale de Thomson.
Par rapport aux concurrents, pour un groupe tel que Thomson, il est en effet devenu très difficile de garder un avantage
compétitif dans le domaine de la fabrication. Dans le secteur de l’électronique grand public, en effet, les produits sont
rapidement copiés par les concurrents et ne dégagent de profits significatifs que pendant un à trois ans. Le lecteur de
DVD6, par exemple, qui a été mis sur le marché japonais en novembre 1996, a été copié en seulement quelques mois par
des Coréens et des Chinois, via une pratique appropriée de décompilation (reverse engineering). Passée une brève
période d’avantage technologique suivant l’introduction sur le marché, les revenus de Thomson proviennent en fait
désormais pour l’essentiel des licences de brevet accordées aux concurrents qui l’ont copié. Concrètement, Thomson
rend visite à ces derniers, leur explique qu’ils utilisent ses technologies brevetées et les convainc par la négociation de
prendre des licences sur ses brevets et de lui payer un certain taux de redevances. En l’espèce, la menace de procès
demeure sous-jacente car, le cas échéant, il existe une graduation assez fine d’étapes intermédiaires avant d’en venir
au tribunal.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H41 : L’immatériel et la PI comme source majeure de revenus pour les pays du Nord
Le processus de délocalisation se poursuit et va de pair avec un développement industriel rapide dans les
pays moins avancés. Il reste toutefois limité aux activités de fabrication. Dans les pays du Nord, cette
délocalisation partielle est compensée par l’essor d’activités à fort contenu en savoir et, plus largement,
assez fortement fondées sur la propriété intellectuelle. Ceci suppose qu’il se produise un découplage assez
1
Cf. Krattiger, A., « Financing the Bioindustry and Facilitating Biotech Transfer », IP Strategy Today, n° 8, 2004, p. 1-45
(www.biodevelopments.org/ip/ipst8.pdf) [ici : p. 21].
2
Cf.
Teresko
J., « IBM’s
Patent/Licensing
Connection »,
IndustryWeek.com,
3
janvier
2003
(http://www.industryweek.com/CurrentArticles/asp/articles.asp?ArticleID=1400).
3
Cf. Kenneth Cukier, « A market for ideas – A survey of patent and technology », dossier spécial dans The Economist, 22
octobre 2005 (ici, p. 10).
4
Cf. l’article de Florence Puybareau, « Cinq ans de restructuration avant l’offensive », La Tribune, 27 mars 2006, p. 17.
5
Cf. Thomson – Partenaire des industries « Media et entertainment » – Rapport financier 2004, 2005 (p. 32-33).
6
Pour des précisions sur le cas du DVD, voir ci-dessus, l’encadré 29.
162
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
large entre la localisation des activités de fabrication et celle des activités fondées sur la propriété
intellectuelle. En Europe et notamment en France, dans cette éventualité, les entreprises européennes
recentrent leur coeur de métier au profit de tâches de conception et intensives en savoir, en renforçant leur
capacité d’innovation et de création ; dans le même temps, elles développent fortement leurs politiques de
licensing. Les principaux projets s’y font en partenariat et débouchent sur des paniers de brevets (patent
pools) incontournables et qui fournissent l’essentiel des revenus des entreprises participantes.
Via l’investissement direct, dans cette configuration, le phénomène de la délocalisation s’accompagne d’un
certain degré de contrôle sur les activités menées à l’étranger, ce qui permet suffisamment de remontées
de richesse vers les pays de contrôle, dans lesquels se trouvent les centres de décision, c’est-à-dire les
sièges sociaux et les activités stratégiques des entreprises considérées. La valeur ajoutée ainsi extraite est
redistribuée et diffusée dans des secteurs situés en amont (fournisseurs, sous-traitants) et en aval (clients)
– en grande partie dans une logique de proximité favorisée par les pouvoirs publics – de sorte que le niveau
général de l’activité économique et de l’emploi peut dans l’ensemble se maintenir et se développer
suffisamment à l’échelle des pays en question.
H42 : Des délocalisations conduisant à tarir la PI en tant que source de revenu, pour l’Europe
Il est cependant possible qu’un tel découplage entre la localisation des activités de fabrication et celle des
activités fondées sur la propriété intellectuelle ne se produise que de façon limitée. Une telle situation se
fonde sur l’hypothèse – de nos jours assez plausible – selon laquelle les liens entre, d’une part, les activités
d’innovation et de création et, d’autre part, les activités de fabrication reposent sur une logique de
proximité géographique, dans la mesure où les premières visent à apporter des solutions à des problèmes
posés par les secondes. Dans une telle éventualité, le transfert progressif des unités de production conduit
les pays d’accueil à développer leur propre savoir-faire : la résolution de problèmes d’industrialisation les
conduit de plus en plus à devenir eux-mêmes des innovateurs et des créateurs, plutôt que des copieurs ou
des « suiveurs ». Par suite, la délocalisation des activités de fabrication débouche à terme également sur
celle d’activités plus ou moins connexes – en amont comme en aval – et notamment dans les services aux
entreprises.
Par rapport aux compétiteurs du reste du monde, cette évolution conduit à un affaiblissement global des
entreprises européennes, qui voient s’amenuiser non seulement leurs capacités de production mais aussi
leur relatif pouvoir de monopole sur la capacité à innover et à créer. Dans ce cas de figure, les centres de
décision localisés dans le reste du monde montent peu à peu en puissance, au point d’évincer petit à petit
ceux de l’Europe et notamment de la France. Le centre de gravité de l’innovation et de la création se déplace
notamment de l’Occident vers l’Orient. A travers un renforcement général des droits de propriété
intellectuelle – notamment en termes de mise en œuvre (lutte anti-contrefaçon) –, des pays tels que la
Chine disposent désormais très largement de leur propre réservoir de marques, brevets, etc. Dans le
domaine des normes techniques, ils parviennent même à faire prévaloir leurs propres standards non
seulement sur le propre marché domestique mais aussi, de proche en proche, dans un nombre croissant de
pays étrangers. Le manque à gagner est alors considérable pour notre pays et pour l’Europe dans son
ensemble, qui voit la propriété intellectuelle se tarir en tant que source de revenu, tandis que les droits de
propriété intellectuelle bénéficient désormais surtout à d’autres parties du monde.
H43 : Une concurrence fondée moins sur la PI que sur la massification de la production
Enfin, il se peut que la contestation de la propriété intellectuelle par certaines forces de la société civile
conduise à en affaiblir les droits à l’échelle de la planète entière. Les entreprises se trouvent alors privées
des outils juridiques nécessaires pour organiser l’extraction de revenus par les accords de licence
(licensing). Dans la plupart des pays, elles en sont conduites à limiter leurs investissements de recherche et
développement et, plus largement, leurs efforts de créativité. Face aux pays présentant les plus bas
salaires, elles sont davantage enclines à se focaliser sur la recherche de gains de compétitivité-coût, ce qui
les conduit progressivement à négliger la différenciation des biens et services qu’elles proposent. Il en
découle une tendance à l’uniformisation des produits et au primat de la production de masse. Ceci suppose
que le public et les consommateurs, de leur côté, n’attachent plus désormais qu’une faible importance à la
distinctivité des produits et à la diversité des œuvres.
Tout ceci va de pair avec une réduction des moyens publics ou privés consacrés tant à la recherche
industrielle et scientifique qu’à la créativité dans des domaines touchant à l’art et à la culture. Cette
éventualité peut en effet s’appliquer non seulement à des branches produisant des biens industriels
traditionnels mais aussi à des secteurs davantage fondés sur l’immatériel. Des problèmes similaires se
retrouvent ainsi dans le domaine des industries culturelles, par exemple concernant les films d’animation
ou les bandes dessinées. De même, certaines grandes entreprises de l’industrie musicale peuvent être
163
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
tentées de miser sur un nombre réduit d’artistes et d’abandonner le reste de leur catalogue. Même si, par
réaction, il se produit alors une explosion de créativité, en marge de ces majors, ces derniers conservent un
rôle clé en matière de promotion et de distribution. Dans ce scénario, par suite, et malgré la présence
potentielle d’une grande diversité d’artistes et d’œuvres, le grand public n’accède guère qu’à une offre
culturelle relativement standardisée, dans le contexte d’un relatif verrouillage des nouvelles technologies
constituées à partir d’Internet. Tous secteurs confondus, en tout cas, cette configuration correspond à une
limitation de la capacité de la propriété intellectuelle à susciter une source notable de revenu dans un pays
tel que la France.
V. La valorisation financière et comptable de la PI
Depuis environ un quart de siècle, comme l’ont montré les deux sections précédentes, le rôle de la
propriété intellectuelle a profondément changé pour les entreprises, dans des pays comme le nôtre. Pour
une entreprise, auparavant, la principale source de richesse résidait le plus souvent dans la maîtrise d’un
outil industriel et la propriété intellectuelle avait alors un rôle secondaire consistant à conforter les
positions acquises et notamment à empêcher ses concurrents d'adopter les mêmes solutions techniques,
via le système du brevet. Depuis lors, le rôle du brevet est devenu moins défensif, de nouveaux outils
juridiques tels que les marques ont pris un essor considérable et les entreprises ressentent de plus en plus
le besoin de mettre en avant leurs actifs intellectuel dans leur communication financière, dans un contexte
où les ressorts de la concurrence ont profondément changé et où les stratégies d’entreprise reposent bien
davantage sur des logiques financières. Au sein de l’UE, dans ce cadre général, une importance réforme des
normes comptables s’applique aux sociétés cotées, depuis le 1er janvier 2005, avec l’introduction des
normes IFRS-IAS1, qui transposent la directive européenne applicable aux actifs incorporels2.
1. Les motifs et les limites de la réforme introduite en 2005
Pour souligner l’importance de cette réforme comptable, il convient au préalable de présenter quelques
éléments rétrospectifs. Ceux-ci montrent en quoi la situation antérieure à 2005 peut être qualifiée
d’insatisfaisante – notamment pour les entreprises européennes – et pourquoi il est actuellement tenté de
rendre plus visibles les actifs intellectuels des entreprises cotées. Ceci conduit cependant aussi à souligner
que, depuis 2005, la mise en œuvre de cette réforme bute sur certaines limites et difficultés d’appplication.
a. La nécessité de rendre plus visibles les actifs intellectuels de l’entreprise
Jusqu’en 2005, les normes comptables n’ont pas pris en compte les droits de propriété intellectuelle dans
la présentation bilancielle des entreprises, alors que les moyens de production et les actifs physiques y
faisaient l’objet d’une comptabilisation très minutieuse. Historiquement, la mesure de la valeur de ces
droits était envisagée principalement pour des raisons fiscales, afin de déterminer l’assiette d’imposition
en cas de transmission de ces droits. En outre, les droits de propriété intellectuelle procurés par voie
externe – par exemple des marques et des brevets acquis isolément ou bien dans le cadre d’une fusionacquisition – apparaissaient au bilan pour leur coût d’acquisition, bien que celui-là ne fournisse en général
qu’un reflet daté de la valeur du bien immatériel considéré. Quant aux droits de propriété intellectuelle
constitués en interne, c’est-à-dire engendrés par l’entreprise elle-même, à périmètre donné, ils
n’apparaissaient pas dans ses comptes ou bien seulement sous la forme des frais de protection juridique
occasionnés.
Ce type de présentation des comptes sociaux et des comptes consolidés a eu pour conséquence
d’accentuer l’écart entre la valeur comptable de l’actif économique et sa valeur de marché, qui inclut
notamment le fonds de commerce et les actifs incorporels. Or il est de nos jours estimé que cette survaleur
(appelée aussi goodwill) repose essentiellement sur la propriété intellectuelle. Il en a également découlé
que, du point de vue de la direction financière des entreprises, les droits de propriété intellectuelle
apparaissaient principalement comme un poste de dépense et parfois comme une variable d’ajustement.
Plus encore, dès lors que les entreprises n’avaient qu’une idée approximative de la réalité de la valeur de
leur portefeuille de droits de propriété intellectuelle, elles appliquaient l’adage « ce qui n’est pas mesuré
1
Les normes IAS (International Accounting Standards) ont été rebaptisées IFRS (International Financial Reporting
Standards) en mai 2002.
2
Cf. notamment la conférence organisée par le cabinet Breese-Derambure-Majerowicz sur le thème « Nouvelles normes
comptables et propriété intellectuelle », le 17 novembre 2004, au Palais Brogniart, Paris.
164
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
n’est pas géré »1. Par suite, même les plus grands groupes n’avaient pas toujours clairement défini une
stratégie d’ensemble pour valoriser leurs actifs immatériels dans leurs comptes.
Pourtant, les droits de propriété intellectuelle permettent de rendre plus visibles les actifs intellectuels de
l’entreprise, ce qui peut jouer un rôle très important en cas de fusion-acquisition, d’OPA et pour la levée de
fonds auprès d’intermédiaires ou de marchés financiers. En général, certes, les spécialistes du capitalrisque n’ont traditionnellement guère pris en compte la propriété intellectuelle dans leurs décisions
d’investissement et ils ne disposent encore que de peu de connaissances en la matière ; le plus souvent, ils
jugent en effet plutôt les entreprises en fonction de leurs compétences managériales et de leur marché
potentiel2. Ceci étant, le développement du capital-risque, la prise en compte croissante de l’importance
des droits de propriété intellectuelle par les investisseurs, ainsi que la multiplication des opérations de
fusion-acquisition ayant pour seul objectif l’achat de technologies ou de marques, ont conduit à développer
les méthodes d’évaluation financière d’actifs incorporels : approches par les coûts, par les revenus ou
encore par le marché. La prise en compte systématique des facteurs de risques et des revenus liés aux
droits permet ainsi désormais d’approcher de façon raisonnable et réaliste la valeur effective de droits de
propriété intellectuelle.
La pression des investisseurs et analystes financiers a ainsi obligé récemment certaines entreprises à
rendre publiques certaines informations dont la divulgation demeure jusqu’à présent non obligatoire. IBM
s’est ainsi vue contrainte par ses investisseurs de dévoiler les montants annuels de redevances perçus en
provenance de sa propriété intellectuelle, ainsi que les montants de plus values réalisées à l’occasion de
cessions de droits de propriété intellectuelle. Ces éléments font désormais partie de son rapport financier
annuel. A elle seule, selon les données publiées par certaines sociétés de conseil, la valeur de la marque
d’entreprises américaines telles qu’IBM ou Google est ainsi estimée de nos jours à plus de 36 milliards de
dollars et alors que celle de Microsoft est située autour de 62 milliards de dollars (tableau 8, ci-dessous).
Une évaluation similaire est plus difficile à réaliser pour d’autres outils de propriété intellectuelle tels que
les brevets, les dessins et modèles ou le droit d’auteur. En tout cas, et si l’on tient compte également non
seulement des marques mais aussi des autres droits de propriété intellectuelle et du savoir faire, il peut
être affirmé qu’en moyenne « 75 à 90 % de la capitalisation boursière des entreprises cotées est constituée
par des actifs immatériels »3. Cette proportion peut même dépasser 90 %, dans les secteurs du
développement de logiciel (cas de Microsoft) ou bien du commerce électronique de détail (cas
d’Amazon.de)4.
Tableau 8 : Un classement mondial des dix marques ayant la plus grande valeur (2006 ; tous secteurs confondus)
Marque
Valeura
Propriétaire
Capitalisation boursière du propriétaire
1
Microsoft
62,0 milliards $
Microsoft Corp
281,2 milliards $
2 GE (General Electric) 55,8 milliards $ General Electric Company
362,5 milliards $
3
Coca Cola
41,4 milliards $
The Coca Cola Company
99,1 milliards $
4
China Mobile
39,2 milliards $ China Mobile (HK) Limited
104,2 milliards $
5
Marlboro
38,5 milliards $
Altria Group, Inc
147,9 milliards $
6
Wal-Mart
37,6 milliards $
Wal-Mart Stores
196,9 milliards $
7
Google
37,4 milliards $
Google Inc
80,8 milliards $
8
IBM
36,1 milliards $
IBM Corp
129,3 milliards $
9
Citi
31,0 milliards $
Citigroup Inc
238,9 milliards $
10
Toyota
30,2 milliards $
Toyota Motor Corp
196,7 milliards $
a : La valeur considérée ici résulte à la fois de données financières et d'enquêtes effectuées auprès des consommateurs. Données :
classement Brandz de la société britannique d’études en marketing Millward Brown Optimor ; FT Research Center. Sources : Sylvia
Carr, « Microsoft: The world's most valuable brand », Silicon.com, 5 avril 2006 (http://news.zdnet.co.uk) ; « FT Global 500 »,
Financial Times Magazine, 10 juin 2006 (p. 26-27).
b. La persistance d’une certaine difficulté et de réticences à comptabiliser précisément la PI
Partant de cette situation, les normes comptables IFRS-IAS entrées en vigueur en 2005 entraînent
d’importants changements, pour les sociétés cotées. Concernant le bilan de ces dernières, elles
introduisent en effet une obligation de réévaluation annuelle des droits de propriété intellectuelle acquis,
1
A ce propos, voir l’article « Comptabiliser la propriété intellectuelle », Revue de l’OMPI, mai-juin 2004, p. 6-9.
Cf. OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, EPO/OECD/BMWA
conference summary report, Paris, 2005 (p. 11-12).
3
Citation extraite de l’article de Benoît Battistelli (directeur général de l’INPI), « La propriété industrielle, créatrice de
valeur pour l’entreprise », Les Echos, 12 juin 2006 (p. 15).
4
Cf. la présentation effectuée par Alexander Wurzer (Steinbeis-Transfer-Institut Intellectual Property Management), « IP
and technology intermediaries », dans le cadre de la conférence EPO/OECD/BMWA sur le thème Intellectual property as
an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, Berlin, 30 juin 2005 (p. 6).
2
165
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
en ce sens qu’il convient désormais d’y réviser la valeur de ces droits chaque année, en effectuant un test
de réactualisation ou de dépréciation (impairment test), afin de s’assurer que la valeur comptable de ces
droits acquis est au plus égale à la valeur de marché, dite aussi « juste valeur » (fair value ou valeur
d’utilité). Dans ce nouveau contexte, les gens du monde de la finance sont conduits à cesser de ne
considérer la propriété intellectuelle que comme une ligne de dépense et doivent désormais la prendre en
compte comme un élément d’actif. Le fait de systématiser ainsi la mesure de la propriété intellectuelle, sur
la base d’indicateurs financiers, conduit à modifier la façon dont celle-là est gérée. La présentation
bilantielle de la propriété intellectuelle se rapproche de la sorte de la réalité économique d’une entreprise,
dans la mesure où elle doit prendre en compte de façon plus complète des éléments incorporels qui
peuvent représenter jusqu’à 95 % du total de sa valeur boursière.
Un certain nombre de problèmes n’en subsistent pas moins. Ils découlent notamment du fait que coexistent
en pratique plusieurs méthodes d’évaluation rivales :
- l’approche par les coûts (notamment via le coût de remplacement, c’est-à-dire le coût auquel il serait
possible de reproduire le même actif), qui est en général considérée comme la moins pertinente ;
- l’approche par le marché, en référence à des valeurs forfaitaires qui s’appliquent à des droits de propriété
intellectuelle préexistants et supposés similaires ;
- l’approche par les revenus, qui repose sur la capacité à créer des revenus, sous forme de cash flow futur
actualisé et pondéré par les facteurs de risque et d’aléa.
La plupart du temps, en tout cas, la valeur ainsi calculée se révèle fluctuante, voire trop fluctuante et donc
génératrice d’un excès d’instabilité, au goût de certains experts1. Plusieurs questions connexes demeurent
en effet ouvertes. Quid de la fair value d’un brevet susceptible de faire l’objet d’une contestation ?
Comment appliquer le test de dépréciation ? Faut-il prendre en compte les facteurs de risque pour minorer
la valeur de ce brevet et respecter ainsi l’obligation de présentation sincère et fidèle des comptes ? Ou bien
faut-il au contraire faire le pari de ne pas dévoiler une faiblesse ou une information stratégique, afin de
protéger l’activité de l’entreprise ? Certes, tout ceci se fait sous le contrôle du commissaire aux comptes et
l’application des normes comptables est obligatoire, ce qui laisse peu de marge de manœuvre à
l’entreprise.
Ceci étant, une entreprise peut considérer que l’affichage de sa propriété intellectuelle risque de créer dans
son bilan une volatilité trop importante, en particulier à la baisse, comme ceci est le cas actuellement dans
l’industrie pharmaceutique, lorsque le brevet protégeant tel ou tel médicament très rentable (blockbuster)
fait l’objet d’une annulation. De manière générale, et notamment à l’issue de la première année
d’application des nouvelles normes IFRS, force est de constater que le principal objectif de cette réforme, à
savoir la comparabilité des comptes, n’est pas encore atteint, dans la mesure où certaines normes donnent
lieu à des divergences d’interprétation ; ceci concerne notamment l’évaluation des immobilisations
incorporelles, pour laquelle une même opération peut recevoir plusieurs traitements comptables
différents2.
Qui plus est, la réforme entrée en vigueur en 2005 est considérée comme un premier pas, dans la mesure
où non seulement les nouvelles normes ne concernent que les sociétés cotées – en France au nombre de
700 à 800 – mais aussi ne s’appliquent qu’aux droits de propriété intellectuelle acquis (directement ou
indirectement, à travers le goodwill). Il faut en effet préciser que dans la philosophie de ce mouvement, qui
est d’origine américaine, via le Financial Accounting Standards Board (FASB) des Etats-Unis, la fair value a
vocation, à long terme, à être appliquée non seulement à la propriété intellectuelle acquise mais aussi à la
propriété intellectuelle nouvellement créée. Dans ce dernier cas, une telle tâche promet d’être très délicate,
notamment dès lors qu’il est difficile d’attribuer une valeur à un brevet au moment de son dépôt ou peu
après. Ceci étant, la situation actuelle ne saurait non plus être considérée comme satisfaisante. A titre
d’illustration, la société anglaise Diageo – leader mondial de la production et distribution de boissons
alcoolisées – possède deux marques de même importance, Johnny Walker et Guiness, dont l’une est
comptabilisée car elle a été acquise mais l’autre non car elle a été constituée en interne. Il en découle une
vision faussée de la valeur économique de ces deux marques, bien que celles-là aient des notoriétés
comparables ou proches.
1
« Mais faire des comptes d’une société une caisse de résonance du marché, c’est encourager une inextricable
confusion entre d’une part la ’’création’’ ou la ’’destruction » » de valeur pour l’actionnaire et d’autre part une
appréciation mesurée de la valeur naguère qualifiée d’intrinsèque de l’entreprise. » (extrait de l’article de P. Fabra,
« Réforme comptable : l’immense paradoxe », Les Echos, 3 décembre 2004, p. 15).
2
Ce diagnostic est notamment attesté par une enquête réalisée par le cabinet Ernst & Young auprès d’un échantillon de
sociétés du CAC 40 et de 46 sociétés européennes cotées. Cf. l’article d’Alexandra Petrovic intitulé « Normes IFSR : la
comparabilité des comptes est encore loin », La Tribune, 29 mai 2006 (p. 31).
166
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Dans les faits, en outre, de nombreuses grandes entreprises européennes peuvent se voir reprocher de
continuer à sous-estimer la valeur de leurs actifs immatériels, en particulier sur le plan de la propriété
intellectuelle. Selon certains spécialistes, ceci a par exemple été le cas du groupe sidérurgique francoluxembourgeois-espagnol Arcelor, qui n’a pas suffisamment pris en compte la valeur des centaines de
familles de brevets européens (OEB) et américains (USPTO) qu’il détenait et qui a, par suite, constitué une
cible excessivement bon marché pour son concurrent indo-néerlandais Mittal Steel ; ce dernier a ainsi pu
lancer une OPA sur Arcelor dans des conditions assez avantageuses pour lui, alors qu’il ne possédait
qu’une vingtaine de familles de brevets européens et américains, qui provenaient elles-mêmes de l’entité
française Unimetal1. Cette dernière précision s’impose d’autant plus que, située en Lorraine, cette même
entité a été rachetée en 1999 par Mittal à l’ex-groupe Usinor, avant que ce dernier ne fusionne – en 2002 –
avec l’espagnol Aceralia et le luxembourgeois Arbed pour former le groupe Arcelor.
2. Les hypothèses d’évolution retenues
Dans le prolongement des tendances actuelles, les nouvelles normes devraient à l’avenir contraindre les
entreprises européennes à se poser les questions fondamentales qui concernent leur propriété
intellectuelle. Cette dernière devra être de plus en plus placée au cœur de leur réflexion stratégique. Cette
évolution ira vraisemblablement d’une approche souvent quantitative de la propriété intellectuelle (en
particulier concernant le nombre de brevets) vers une approche plus qualitative de la propriété
intellectuelle, au regard de sa capacité à générer de la valeur, à moins que ce nouveau rôle de la propriété
intellectuelle ne contribue à en fragiliser les fondements, s’il se révèle trop peu fiable.
H51 : Une économie pilotée par la PI, sur la base de pratiques comptables harmonisées
Dans un premier cas de figure, le développement d’une économie fondée sur les connaissances conduit à
un besoin accru d’outils de mesure comptable et de méthodes de gestion des droits de propriété
intellectuelle, afin qu’ils contribuent effectivement à la constitution d’actifs, c’est-à-dire de biens
contribuant durablement à l’activité de leurs détenteurs. Les normes comptables deviennent alors de plus
en plus élaborées et conduisent à une présentation détaillée de la valeur de chaque droit de propriété
intellectuelle sinon constitué par l’entreprise en interne, du moins acquis par elle. Les entreprises mettent
en place des indicateurs et tableaux de bord de gestion en la matière, en complément de leurs indicateurs
traditionnels.
Les prises de décisions sont de plus en plus orientées par la valeur de la propriété intellectuelle. De
nouveaux modes de gestion de la propriété intellectuelle en découlent, avec des méthodes de contrôle de
gestion, de pilotage stratégique et avec des arbitrages entre les actifs matériels et immatériels fondés sur
des critères financiers. Pour le développement de l’entreprise, l’accès aux moyens de financement devient
directement dépendant de la valeur des droits de propriété intellectuelle. De nouveaux outils financiers se
développent (titrisation de portefeuilles de propriété intellectuelle, lease-back de droits de propriété
intellectuelle, etc.). Cette évolution favorise l’essor d’activités directement ou indirectement lié à la
créativité, à l’innovation, à la recherche, à la gestion de portefeuilles de droits de propriété intellectuelle et
au transfert de technologies.
H52 : Persistance de pratiques comptables hétérogènes ; des difficultés partielles de mise en œuvre
Dans une deuxième configuration, l’introduction des normes IFRS-IAS se révèle problématique. Les
entreprises ont du mal à en appliquer les dispositions légales. Le principe de sincérité de la présentation
des comptes est considéré comme difficilement compatible avec la préservation de la confidentialité des
informations stratégiques sur la valeur, compte tenu des forces et faiblesses de chaque portefeuille de
propriété intellectuelle. En d’autres termes, une certaine tension se manifeste entre, d’un côté, une volonté
de faire refléter davantage la propriété intellectuelle dans les comptes des entreprises et, de l’autre, des
difficultés d’application à propos d’informations stratégiques que les entreprises sont enclines à ne pas
dévoiler.
Renâclant quelque peu, ces dernières interprètent les dispositions légales de façon minimale. Autres
destinataires de la réforme transposée en France en 2005, les acteurs de la sphère financière font eux aussi
preuve d’un certain scepticisme à l’égard de ses conditions d’application dans les différents pays
1
Cf. l’analyse de Pierre Breese rapportée dans l’article de Yan de Kerorguen, « Ces entreprises qui sous-valorisent leur
innovation », La Tribune, 23 mars 2006 (p. 32).
167
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
européens1. En outre, beaucoup de spécialistes s’opposent à l’extension de ces normes comptables à
l’ensemble des actifs et des entreprises. Il en résulte le développement d’outils extra-comptables réservés
à la gestion interne des portefeuilles de propriété intellectuelle. Par suite, une distorsion croissante
s’instaure entre, d’une part, la connaissance interne de la valeur des droits de propriété intellectuelle et,
d’autre part, la connaissance de cette valeur par les tiers (concurrents, actionnaires, public).
H53 : Une remise en cause radicale du rôle de la PI dans les pratiques comptables, dans un contexte
général de désaffection à l’égard de la PI
Une troisième éventualité digne d’intérêt correspond à une situation dans laquelle les nouvelles normes
comptables sont à l’usage jugées non pertinentes par le monde de la finance et notamment par les
analystes financiers. Comme à l’issue de la période 1998-2003, qui a été qualifiée de bulle Internet ou de
bulle des valeurs technologiques, un doute s’instaure alors sur la réalité économique de certaines valeurs
qui sont brusquement considérées comme spéculatives, alors même qu’elles reposent très largement sur la
propriété intellectuelle. Cette évolution est accentuée par le fait que le principe de la fair value a entretemps été appliqué non seulement à la propriété intellectuelle acquise par l’entreprise mais aussi à la
propriété intellectuelle nouvellement créée en son sein.
Certains effets pervers conduisent à discréditer la démarche d’ensemble consistant à fonder de nombreux
modèles d’affaires sur la propriété intellectuelle. Des échecs retentissants rappelant les affaires Enron,
World Com et Vivendi conduisent à un retour vers des approches comptables traditionnelles fondées sur les
seuls actifs matériels, bien que ces affaires aient conduit à une convergence entre les normes comptables
américaines US GAAP et les normes internationales IFRS. Une discordance croissante s’instaure à nouveau
entre la présentation comptable de la situation d’une entreprise et sa réalité opérationnelle. Cette évolution
intervient dans un contexte général marqué par une perte de compétitivité des entreprises européennes et
par une désorganisation du cadre réglementaire de la propriété intellectuelle.
Chapitre 6. Les questions liées à la recherche publique
Pour les enjeux en matière d’innovation, le rôle croissant joué par la propriété intellectuelle et surtout par
le brevet requiert de plus en plus d’attention de la part des pouvoirs publics, en particulier concernant les
politiques de science et technologie. Les différents pays concernés doivent en conséquence redoubler
d’efforts pour confronter leurs expériences respectives, identifier les problèmes présents et anticiper les
évolutions à venir. Il leur faut en particulier se demander comment l’évolution de la recherche – et
notamment de la recherche publique – se répercute sur le système de la propriété intellectuelle,
notamment en France. Cette question doit cependant être considérée également en sens inverse : dans
quelle mesure la tournure prise par la propriété intellectuelle entraîne-t-elle des conséquences positives ou
négatives sur la recherche publique ?
Analyser ces interactions entre la propriété intellectuelle et le monde de la recherche publique implique au
préalable de prendre en compte certaines spécificités du cas français, en comparaison internationale, en
particulier concernant le poids global de la recherche et le partage public/privé de cet effort de recherche
(section I.). Sur cette base, il importe ensuite de préciser quelle place relative la propriété intellectuelle
occupe dans les activités de diffusion et de valorisation de la recherche publique (section II.), de même que
les conditions d’accès à la recherche financée sur fonds publics (section III.), ainsi que le statut et l’ampleur
de ce qu’il est convenu d’appeler l’exception d’enseignement et de recherche (section IV.).
I. L’effort de recherche en France et son partage public/privé
En matière de propriété intellectuelle et notamment concernant la propriété industrielle, les choix
stratégiques à effectuer dans la sphère de la recherche française dépendent en grande partie de
l’importance relative des activités de recherche effectuées dans notre pays. Ils varient en effet selon que la
1
Cf. l’analyse de P. Fabra (« Réforme comptable : l’immense paradoxe », Les Echos, 3 décembre 2004, p. 15), qui estime
en particulier que l’application des nouvelles normes ne pourra pas être uniforme dans tous les pays.
168
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
France est plus ou moins productrice elle-même de savoirs nouveaux et de technologies nouvelles ou plutôt
simple consommatrice de savoirs ou technologies conçus à l’étranger. En outre, le rôle que la propriété
intellectuelle est conduite à jouer en France dépend très largement non seulement du poids global de
l’effort de recherche qui y est mené mais aussi du partage public/privé de cet effort, c’est-à-dire de la
manière dont il est réparti entre, d’un côté, les établissements d’enseignement supérieur et les autres
organismes publics de recherche et, de l’autre, les entreprises privées.
1. Un effort de recherche insuffisamment soutenu, en particulier de la part des entreprises
Le manque de performance et de dynamisme dont la France et certains pays européens font preuve en
matière d’innovation est régulièrement souligné. Même si ce constat global est déjà largement connu, il
mérite d’être rappelé et souligné. En outre, il est intéressant de montrer comment il est confirmé et précisé
par une étude empirique comparative qui a été effectuée sur la base de données de brevet et qui met
surtout en cause le partage public/privé de l’effort français de recherche.
a. Un effort de recherche français à renforcer et à réorienter vers le secteur privé
Pour la France, le rapport entre la dépense intérieure de recherche et développement (DIRD) et le produit
intérieur brut (PIB) a connu un déclin en termes absolus, depuis une bonne douzaine d’années. Après avoir
culminé en 1993, à 2,45 %, il a décliné continuellement jusqu’en l’an 2000 et n’a guère repris depuis lors,
n’atteignant plus que 2,16 % en 2004. Or, sachant qu’il a dans le même temps progressé globalement au
sein des pays de l’UE, de l’OCDE, ainsi que – plus encore – dans des pays émergents tels que la Chine
(tableau 9, ci-dessous), il en découle clairement que la position relative de la France s’est dans l’ensemble
dégradée. Ceci se traduit aussi par le fait qu’en ces termes, le retard français se creuse non seulement visà-vis des États-Unis, du Japon, de la Suisse, de l’Allemagne et de plusieurs pays d’Europe du Nord (Suède,
Finlande, Danemark) mais aussi vis-à-vis de nouveaux pays industriels tels que la Corée du Sud.
Tableau 9 : Les dépenses intérieures de R & D et leur structure
DIRD en pourcentage du PIB
1981
1992
1997
1999
2002
Allemagne
2,43
2,41
2,29
2,40
2,49
France
1,97
2,38
2,22
2,16
2,23
Italie
.
1,18
0,99
1,04
1,16
Royaume-Uni
2,37
2,09
1,84
1,84
1,89
Suède
2,29
3,27b
3,67
3,65
4,27d
Total UE(15)
1,7
1,89
1,80
1,92
1,98
Total UE(25)
.
.
1,72
1,87
1,93
Etats-Unis
2,42
2,65
2,57
2,63
2,65
Japon
2,32
2,76
2,88
2,96
3,12
Corée du Sud
.
1,82a
2,48
2,25
2,53
Total OCDE
1,99
2,20
2,16
2,19
2,25
Chine
.
.
.
0,83
1,22
2004
2,49
2,16
1,14e
1,88e
3,74
1,95
1,90
2,59e
3,15e
2,64e
2,24e
1,31e
1981
57,9
40,9
.
42
54,9
48,6
.
48,8
62,3
.
51,2
.
% financé par les entreprises
1992
1997
1999
61,9
61,4
65,4
46,6
51,6
54,1
47,3
43,30
43,9
50,9
49,7
49,4
61,2b
67,9
67,8
53,1
53,7
55,6
.
53,3
55,2
58,2
64,3
66,9
76
74,8
72,2
.
76,3
70,0
59,3
62,3
63,0
.
.
57,6c
2003
66,3
50,8
.
43,9
65,0
54,6
54,3
63,1
74,5
74,0
61,6
60,1
a : Donnée pour l’année 1991. b : Données pour 1993. c : Donnée pour 2000. d : Donnée pour 2001. e : Données pour 2003. Données :
base de l’OCDE sur les principaux indicateurs de la science et de la technologie. Sources : European Commission, Science and
technology in Europe – Data 1990-2004, 2006 (p. 3-5) ; OECD, Science, technology and industry scoreboard 2005 – Towards a
knowledge-based economy (p. 190-192) ; CGP, La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique collective, Paris, 2002 (p. 41).
En France comme au Royaume-Uni, cette évolution renvoie au fait que le relatif désengagement des
pouvoirs publics en matière de financement de la recherche et développement (R & D) n’a guère été
compensé par un engagement accru de la part des entreprises, contrairement à la situation observée dans
d’autres pays européens tels que l’Allemagne, où les entreprises ont plus nettement accru leurs dépenses
intérieures de R & D depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Dès lors, si l’importance relative des
dépenses publiques de R & D peut être considérée comme relativement élevée en France, ceci n’est pas le
cas pour l’effort de R & D consenti par les entreprises. Dans le total de la DIRD, la part relative financée par
les entreprises1 n’était ainsi que d’environ 51 % dans notre pays en 2003, alors qu’elle se situait à près des
deux tiers en Allemagne, en Suède ou aux Etats-Unis et même à environ les trois quarts au Japon et en
Corée du Sud (tableau 9, ci-dessus).
Ce déficit de la recherche industrielle hexagonale correspond aussi au fait que le tissu d’entreprises
industrielles de notre pays souffre d’un problème de renouvellement et comporte de profondes carences
1
Dans le même temps, du côté non pas du financement mais des dépenses, plus de 60 % de la DIRD sont effectués au
sein des entreprises. Cf. OST, Science et Technologie - Indicateurs 2004, Economica, Paris, 2004.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
dans des secteurs d’activité émergents tels que les technologies de l’information ou les biotechnologies,
où la France ne possède pas assez d’entreprises en forte croissance et/ou faisant déjà partie des leaders
mondiaux. Ceci découle aussi du fait qu’en France, l’effort de R & D demeure concentré sur un petit nombre
de firmes de grande taille déjà établies et dont une part non négligeable est encore détenue au moins
partiellement par l’État, alors que dans d’autres pays européens – en Allemagne, par exemple –, il se trouve
réparti sur une plus grande diversité d’entreprises de taille moyenne ou petite.
En ce sens, les pouvoirs publics doivent sans doute se garder d’une focalisation excessive sur les grandes
entreprises classées dans les secteurs de haute technologie. En effet, des PME opérant dans des secteurs
considérés comme de moindre intensité technologique peuvent se révéler très innovantes, détentrices d’un
savoir-faire unique et très précieuses en termes de création d’emploi. Le cas de l’industrie des textiles
techniques fournit un bon exemple de cette situation, ainsi que du rôle bénéfique potentiellement joué par
le brevet pour certaines de ces PME (encadré 33, ci-dessous).
Encadré 33 : Relations entre PME, brevets et structures de recherche : le cas des textiles techniques
Le cas de l’industrie textile illustre bien à la fois les enjeux de la recherche et la relative fragilité du tissu industriel
français face à la concurrence internationale. A cet égard, ceci étant, il convient de relativiser l’image d’un secteur à
faible intensité technologique et en déclin, en s’intéressant plus particulièrement au sous-ensemble des textiles
techniques, qui recouvre des produits ou matériaux textiles à forte valeur ajoutée et « dont les performances
techniques et les propriétés fonctionnelles prévalent sur les caractéristiques esthétiques ou décoratives »1. Le fait est
que si nombre d’emplois et de savoir-faire traditionnels ont disparu de France, dans l’ensemble de l’industrie textile, la
filière des textiles techniques se trouve de nos jours à l’origine d’une création nette d’emploi en France et peut être
considérée comme très dynamique et prometteuse. Les entreprises concernées sont pour l’essentiel de taille petite ou
moyenne.
Outre le cas déjà mentionné de la société ABEIL SA, PME spécialisée dans la fabrication de couettes et d’oreillers
biotextiles (analergiques) et dont le développement se fonde en grande partie sur des brevets 2, une autre illustration
en est fournie par l’entreprise vosgienne Ames Europe, qui a mis au point un tissu à maille tridimensionnelle et qui
constitue un bon isolant phonique et thermique. Cette firme a non seulement breveté en Europe, aux Etats-Unis et au
Canada mais aussi s’est dotée de machines brevetées et fabriquées sur mesure… en Italie3.
Dans ce domaine, la recherche joue à l’évidence un rôle crucial et elle est effectuée en grande partie dans des centres
de recherche. Les pouvoirs publics – notamment depuis 2001 via le Réseau industriel d’innovation du textile et de
l’habillement (R2ITH), qui est adossé au centre technique de cette profession (l’Institut Français du Textile et de
l’Habillement : IFTH) et financé par le ministère délégué à l’Industrie –, y contribuent en particulier en favorisant le
regroupement de PME autour de programmes communs de recherche et d’innovation. Depuis 2005, ils ont également
soutenu la mise en place de deux pôles de compétitivité consacrés aux textiles techniques : l’un (UpTex), dans le NordPas-de-Calais, l’autre (Techtera), en Rhône-Alpes4. Malgré tout, il est frappant de constater que, dans l’ensemble du
chiffre d’affaires du secteur textile, la filière des textiles techniques représente une part relative (avec 4 milliards
d’euros) de seulement quelque 17% en France, soit guère plus que la part correspondante en Chine (environ 13 %) et
considérablement moins que la proportion observée en Suisse (près de 30 %), aux Pays-Bas (35 %), en Allemagne
(40 %), en Autriche (42 %), en Suède (de l’ordre de 50 %) et en Finlande (78 %)5.
Cette situation doit aussi à une autre des principales caractéristiques du système français d’innovation, à
savoir le grand rôle joué traditionnellement par un certain nombre d’institutions publiques consacrées à
des tâches de recherche fondamentale (en particulier le CNRS) ou de recherche finalisée (CEA, INSERM,
etc.).
Ceci étant et notamment en liaison avec la progressive montée en puissance des collectivités territoriales,
le rôle croissant que jouent l’échelon européen et le mouvement de privatisation engagé depuis 1986, la
politique française de science et technologie a progressivement cessé de se focaliser sur un petit groupe de
1
Cette citation provient de la publication intitulée Les textiles techniques, qui présente des extraits d’une étude
conduite en 2005 par le cabinet Développement et Conseil pour le compte de la Direction Générale des Entreprises,
Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, disponible en ligne (www.industrie.gouv.fr/).
2
Voir l’encadré 27, ci-avant.
3
Cf. La Tribune, 23 février 2005, p. 20.
4
Cf. l’article de Florentin Collomp « Le textile français innove pour résister à la Chine », dans Le Figaro du 17 mai 2006.
5
Cf. l’étude mentionnée établie par le cabinet Développement et Conseil pour le ministère en charge de l’Industrie. Ceci
étant, et toujours avec 4 milliards d’euros, cette part relative serait pour la France de 27 % selon une autre source ; cf.
« Le futur des textiles techniques », dossier paru dans le magazine de la DGE Industries, n° 114, mai 2006 (p. 12).
170
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
grands groupes industriels de haute technologie et s’oriente de plus en plus vers la promotion de projets
plus diversifiés, en plus grand nombre et relevant davantage du partenariat public/privé.
Dans cet esprit, différentes mesures mises en œuvre depuis les années 1980 ont visé à promouvoir la
diffusion des avancées scientifiques et technologique au travers de l’ensemble du système d’innovation. Le
partenariat entre laboratoires publics et laboratoires privés fonde ainsi le système des réseaux nationaux
de recherche et d'innovation technologique (RRIT), qui a progressivement été mis en place par grands
domaines : transports terrestres (Predit, lancé initialement en 1990), télécommunications (RNRT, lancé en
1998), technologies logicielles (RNTL, lancé à la fin 1999), supersonique (lancé en 2000), etc. Dans une
perspective similaire, la loi de juillet 1999 sur l’innovation et la recherche a comporté une série de
dispositions visant à stimuler les interactions entre la recherche publique et les entreprises privées et ceci
sous deux angles principaux, à savoir, d’une part, la mobilité des chercheurs du secteur public en direction
du monde de l’entreprise et, d’autre part, les collaborations entre la recherche publique et les entreprises1.
D’autres avancées plus récentes ont permis d’amplifier cette tendance2, notamment le plan Innovation
présenté conjointement par les ministères délégués à l’Industrie et à la Recherche, fin 2002, puis lancé en
2003, après consultation. Il s’agit notamment de dispositions mises en place pour renforcer le partenariat
entre la recherche publique et la recherche industrielle, renforcer la création d’entreprises innovantes à
partir de la recherche, ainsi que promouvoir l’insertion des doctorants et des docteurs dans l’entreprise3.
b. Une confirmation empirique sur la base des données de brevet
En tout cas, sachant que la part des dépenses de R & D dans le PIB ne se situait encore en 2004 qu’à 2,16 %
pour la France et à 1,9 % pour la moyenne de l’Europe des 25, en 2004, il convient de s’interroger sur
l’objectif fixé par l’UE (alors à 15) – lors du sommet de Lisbonne de mars 2000 – de porter ce ratio à 3 % d’ici
2010. A cet égard, il convient de souligner que si le Conseil européen tenu à Barcelone en mars 2002 a
réaffirmé cet objectif, il a ajouté qu’en moyenne, au moins les deux tiers de cet investissement total
devraient venir du secteur privé. Compte tenu de ce que la part financée par les entreprises n’était encore,
en l’an 2003, que de moins de 55 % dans l’ensemble de l’UE et d’à peine 41 % en France (tableau 9, cidessus), il est clair qu’en ce qui concerne la France, ce double objectif ne pourrait être atteint qu’à travers
une très forte intensification de l’effort des entreprises.
Ce double objectif politique étant rappelé, il est possible de s’interroger sur son fondement. En effet, s’il est
intéressant de se focaliser sur l’effort de R & D, qui constitue un indicateur de dépense – c’est-à-dire
d’intrant (input) –, il convient aussi de raisonner en termes d’extrant (output), en se préoccupant des
résultats de cet effort. Or, à cet égard, un indicateur de résultat digne d’intérêt est fourni par les données de
brevet.
Encadré 34 : Les données de brevet comme indicateur de résultat des activités d’innovation :
quelques aspects méthodologiques
Il est instructif de mettre en rapport les données de R & D – considérées comme un indicateur des moyens consacrés
aux activités d’innovation, en amont – avec les données de brevet appréhendées comme un indicateur de résultat, en
aval, même si une telle démarche est en partie critiquable, notamment sur trois plans.
Tout d’abord, les activités de recherche et développement (R & D) ne représentent généralement qu’une partie des
activités d’innovation et de création de savoir ; ceci étant, elles en constituent d’une certaine façon le noyau le plus
dur et le plus stratégique.
- Ensuite, le brevet ne saurait constituer l’unique indicateur de performance en matière d’innovation, en particulier
car de nombreuses innovations ne sont pas brevetables, car d’autres méthodes de protection peuvent être
préférées au brevet ou encore car l’indicateur des publications scientifiques pourrait lui aussi être utilisé. Malgré
ces réserves, les statistiques de brevets sont en général considérées comme l’un des indicateurs les plus
pertinents concernant les activités d’innovation technologique.
Enfin, ce type de représentation mettant un critère de performance donné en rapport avec une variable unique
ressemble quelque peu à une boîte noire. A certains égards, il pourrait être préférable d’établir davantage de liens
avec différents facteurs explicatifs d’ordre structurel (aspects sectoriels, etc.). Il est en effet clair que la diversité
1
Pour des précisions sur ces sujets, voir notamment CGP, La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique
collective, groupe présidé par P. Viginier, La Documentation française, Paris, 2002 (p. 110-115).
2
Sur les nouvelles orientations annoncées ou déjà lancées par le gouvernement au cours des derniers mois au sujet de
la politique industrielle, d’innovation et de compétitivité, dans le cadre de l’« agenda de Lisbonne », voir ci-avant, le
chapitre 3 (section I. « La capacité d’initiative et d’influence de la France dans le monde »).
3
Ce type de question a été abordé dans le cadre de plusieurs groupes de travail constitués, au sein de l’OCDE,
concernant des pays tels que la Corée, l’Australie, les Pays-Bas et la France. Sur ce dernier pays, voir OCDE (2004), Les
partenariats public-privé pour le recherche et l’innovation : une évaluation de l’expérience française, Paris.
171
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
des performances observées entre secteurs ou entre pays nécessiterait de s’interroger sur les facteurs spécifiques
– notamment institutionnels, culturels ou organisationnels – qui peuvent favoriser ou, au contraire, pénaliser les
activités d’innovation, en particulier dans le monde de l’entreprise. De ce point de vue, l’étude évoquée (voir cidessous) se borne à suggérer – sous forme de conjecture – que la France gagnerait à mieux tirer la leçon des
facteurs structurels qui font la force des « champions » de l’innovation que représentent les pays d’Europe du Nord
(principalement la Suède et la Finlande). Au delà de ce cas précis, il s’agit toutefois là d’un dilemme classique :
tout modèle tend à perdre en lisibilité ce qu’il gagne en complexité.
Dans cette perspective, une étude originale réalisée dans le cadre du présent groupe de travail1 parvient à
deux résultats majeurs, l’un concernant l’effort total de R & D, l’autre son partage public/privé :
- Le premier répond à la question suivante : à niveau identique de dépenses de R&D, les performances
des différents pays de l’OCDE considérés seraient-elles identiques ou non, à en juger par le nombre de
brevets « triadiques »2 sur lequel elles débouchent ? Il en ressort qu’à montant de dépense égale,
l’effort total de R & D – de la part tant du secteur public que du secteur privé – est dans l’ensemble
aussi fécond en Europe (voire très légèrement plus productif en France et même nettement plus
productif dans des pays comme l’Allemagne, la Suède et la Finlande) qu’aux Etats-Unis, selon le critère
retenu.
- Le second réside dans l’idée qu’un pays comme la France devrait viser non pas à augmenter son effort
global de R & D mais à le rééquilibrer en faveur de la R & D du secteur privé. Dans l’ensemble des pays
considérés et à l’égard du critère d’efficacité retenu – le nombre de brevets triadiques –, la règle
optimale pour le partage entre les dépenses de R & D serait de 71 % pour la R & D privée et de 29 %
pour la R & D publique.
Ceci revient à dire qu’atteindre l’objectif d’un accroissement de l’effort de R&D affiché lors des sommets
européens de Lisbonne et de Barcelone (à savoir en moyenne 3% du PIB consacré à la R&D à l’horizon
2010, dont les deux tiers en provenance du privé) suffirait globalement aux pays européens pour devenir
aussi innovants que les Etats-Unis.
Cette étude conduit ainsi clairement à valider l’idée selon laquelle l’effort de recherche français mérite
d’être réorienté vers le secteur privé, en termes relatifs. Faut-il pour autant en conclure qu’il serait
souhaitable de réduire le budget de la recherche publique en France, en termes absolus ? Sans doute pas
car le fait que les dépenses de recherche publique aient stagné en France ces dernières années – en
particulier du fait de la réduction de la R & D à finalité militaire, depuis la fin de la Guerre froide –, n’a
nullement conduit à un sursaut de la R & D privée. En ce sens, il est fort douteux qu’une baisse des budgets
publics de recherche produise nécessairement des effets bénéfiques en termes dynamiques, à l’horizon des
quinze prochaines années.
2. Les hypothèses d’évolution retenues
Consistant à porter la part des dépenses de R & D dans le PIB à 3 % – d’ici 2010 et pour la moyenne des
pays de l’Union –, dont les deux tiers en provenance du secteur privé, le double objectif fixé par l’UE lors du
sommet de Barcelone de mars 2002 suppose que les dépenses de R & D en Europe croissent d’ici là au taux
annuel moyen de 8 %, à raison de 6 % de croissance pour les dépenses publiques et de 9% pour les
investissements privés3. Or, à mi parcours, l’examen des progrès faits en la matière a montré que les Etats
membres ont pris du retard par rapport aux objectifs qu’ils s’étaient fixés. Si ces objectifs peuvent être
considérés comme appropriés, la stratégie en question semble buter non seulement sur un manque de
moyens – et notamment de moyens humains – consacrés à la R & D mais aussi et peut-être même
davantage sur un problème de qualité et d’efficacité, ce qui renvoie à la nécessité de repenser la manière
dont sont organisés certains aspects des systèmes d’innovation en Europe, y compris sous l’angle de la
propriété intellectuelle.
H11 : Une spirale de déclin, pour la R & D de l’UE
Par suite, il ne faut pas écarter l’hypothèse d’une trajectoire dans laquelle la stratégie dite « de Lisbonne »
échoue assez largement, faute d’un effort suffisant de R & D de la part du secteur public et, plus encore, de
1
Cf. Marc Baudry et Béatrice Dumont, « R&D publique, R&D privée et efficacité du processus d’innovation : quelles
perspectives ? », Commissariat général du Plan, Les Cahiers, n° 10, août 2005.
2
L’intérêt et les limites des brevets « triadiques » (brevets délivrés tant en Europe qu’aux Etats-Unis et au Japon) sont
indiqués ci-avant, dans l’encadré 26 (chapitre précédent).
3
Ce point est rappelé dans Marc Baudry et Béatrice Dumont, « R&D publique, R&D privée et efficacité du processus
d’innovation : quelles perspectives ? », Commissariat général du Plan, Les Cahiers, n° 10, août 2005 (p. 17).
172
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
la part du secteur privé. Compte tenu non seulement des contraintes budgétaires au sein de l’UE mais aussi
des difficultés liées à l’identification et à la mise en place de conditions propices à l’innovation, l’écart se
creuse alors vis-à-vis des Etats-Unis – en raison d’un retard accru de la part de pays européens dont la
France – et se réduit vis-à-vis des pays émergents d’Asie tels que l’Inde et la Chine, qui bénéficient d’un net
un effet de rattrapage à l’égard des pays actuellement les plus en pointe en matière scientifique et
technologique. Des pays tels que l’Inde et la Chine, après avoir bénéficié de transferts technologiques de la
part des industriels occidentaux, viennent concurrencer ces derniers jusque sur leurs marchés intérieurs, y
compris dans les domaines de haute technologie.
Ce déclin de l’effort de R & D est alors particulièrement prononcé pour les PME européennes et notamment
françaises qui, face à des contraintes financières pressantes, sont nombreuses à considérer la R & D comme
une variable d’ajustement. Ces PME se réfugient dans de précaires stratégies de survie à court/moyen
terme, souvent avant de disparaître, faute d’avoir anticipé les problèmes de succession de leurs dirigeants
respectifs. Ces PME sont soit liquidées, soit rachetées par des grands groupes dont les centres de décision
– et notamment les laboratoires de R & D – se trouvent pour une bonne part à l’étranger. Le déficit des
échanges de l’UE en produits de haute technologie se creuse fortement et les pays européens se trouvent
fondamentalement engagés dans une spirale déclinante.
H12 : Un rattrapage des performances américaines, en matière de recherche
Ceci étant, il faut également tenir compte des problèmes auxquels les Etats-Unis se trouvent actuellement
confrontés en matière scientifique et qui conduisent certains experts américains à craindre que leur pays ne
perde son avance en la matière – notamment face à la Chine et à l’Europe –, en particulier dans la mesure
où le nombre d’étudiants scientifiques tend à diminuer outre-Atlantique1. A cet égard, il apparaît que
l’Europe est moins dépendante du capital humain extérieur pour sa recherche que les Etats-Unis, où une
forte baisse des visas étudiants est intervenue ces dernières années (-22% pour la période 2001-2003). A la
longue, si elle persiste, une telle tendance aurait des conséquences désastreuses sur la recherche
américaine et pourrait aboutir à la fin du leadership des Etats-Unis, en la matière.
Par suite, il ne faut pas négliger non plus l’hypothèse dans laquelle, d’ici 2020, la France (et, plus
généralement, l’Europe) comble son retard dans le domaine scientifique et technique. Cette sorte de
renaissance de la recherche en Europe nécessite que s’accroisse la part relative du secteur privé dans
l’effort global de R & D. Elle suppose également que l’Europe et en particulier la France coopèrent plus
étroitement avec des pays comme l’Inde – dans des secteurs tels que l’informatique et les biotechnologies
– et parviennent à mieux valoriser les compétences scientifiques qu’elles sont capables d’attirer,
d’accueillir et de retenir, face à la concurrence d’autres espaces de recherche. Le même regain d’attractivité
permet aussi de faire bénéficier l’Europe – et notamment la France – de flux de chercheurs « rapatriés ».
Dans cette perspective, de jeunes chercheurs ayant fait un doctorat à l’étranger et en particulier aux EtatsUnis parviennent, de retour dans leur pays d’origine, à y transformer la culture d’innovation des entreprises
et organismes qui les emploient.
H13 : Une amélioration d’ensemble mais assez marginale car trop indifférenciée
Il ne faut pas négliger non plus l’hypothèse dans laquelle la « stratégie de Lisbonne » réussit relativement,
à l’horizon 2020, tout du moins concernant l’effort global de R & D public et privé mais sans grand
changement du côté du partage de cet effort entre le public et le privé. La réussite se révèle alors moindre
en termes de résultats sur le plan de l’innovation. Cette situation découle d’une insuffisante prise en
considération de certains facteurs spécifiques – d’ordre notamment institutionnel ou culturel – qui peuvent
favoriser ou, au contraire, pénaliser l’innovation des entreprises. De façon liée, il n’est pas assez tenu
compte des particularités respectives des différents pays membres. Ceci renvoie à l’idée que, toutes choses
égales par ailleurs et notamment avec un même montant global de dépenses de R & D, un pays comme la
France pourrait atteindre un niveau d’innovation sensiblement plus élevé en rééquilibrant ses dépenses de
R & D en faveur du secteur privé. En d’autres termes, les effets attendus d’une augmentation des dépenses
de R & D ne sauraient être que marginaux, s’ils ne s’accompagnent pas de mesures d’accompagnement
propres à renforcer le rendement de cet effort de R & D sous l’angle de l’innovation.
H14 : Un effort de R & D plus ciblé et passant par davantage de partenariat public/privé
Enfin, par contraste, une dernière configuration plausible correspond à des efforts de R & D plus ciblés. Ces
derniers sont alors davantage concentrés sur un assez petit nombre de secteurs ou domaines scientifiques
et technologiques et ce, moins dans l’optique d’une politique industrielle telle qu’elle se pratiquait en
1
Un rapport du groupe d’experts de la Task Force on the Future of American Innovation. s’est fait l’écho de cette
interrogation ; cf. Matthieu Quiret, « L’Amérique redoute le déclin de sa science », Les Échos, 28 février 2005 (p. 12).
173
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
France dans les années 1960 qu’à la façon des pays nordiques, via un système d’innovation propice au
développement des compétences des salariés et des initiatives entrepreneuriales. L’effort consenti par les
entreprises privées est permis non pas par un surcroît de subventions mais par davantage de partenariat
public/privé, c’est-à-dire via l’essor d’une logique de partenariat et de synergies entre les pouvoirs publics
et une multitudes de projets privés portés tant par de grands groupes que par des PME réactives et
innovantes. En Europe et notamment en France, les autorités publiques font en sorte de mettre en place des
systèmes d’innovation à la fois efficients et flexibles, capables d’accompagner les industriels dans le
développement de compétences spécifiques et à forte intensité technologique. A l’instar de pays tels que la
Suède et la Finlande, la France se spécialise dans un nombre relativement réduit de secteurs en croissance,
tout en se désengageant de secteurs moins dynamiques. Dans la mesure où une telle évolution suppose
des ajustements douloureux, elle doit nécessairement s’appuyer sur des mesures d’accompagnement et
sur une politique consistant à renforcer la capacité d’adaptation et d’anticipation des personnels
(apprentissage tout au long de la vie, etc.).
Dans cette optique, du reste, il est a priori possible d’envisager une situation dans laquelle une relative
modération des budgets publics alloués à la R & D, à la longue, inciterait les organismes publics de
recherche et/ou d’enseignement supérieur à renforcer leurs efforts de valorisation et, au delà, à réorienter
leurs efforts en matière de partenariat public/privé. Ceci anticipe toutefois sur la section qui suit.
II. La place relative de la PI dans la diffusion et la valorisation de la recherche
publique
Sous l’angle de la propriété intellectuelle, la question ne porte pas seulement sur le poids relatif de la
recherche publique car il concerne aussi la façon dont celle-là s’articule avec les besoins de la société et
notamment avec ceux des entreprises. Il ne fait pas de doute que le cliché d’une recherche publique vivant
en vase clos, dans sa tour d’ivoire, est, dans l’ensemble, très largement immérité. Il reste toutefois à savoir
non seulement dans quelle mesure les chercheurs qui travaillent dans les universités et les organismes
publics de recherche diffusent et valorisent suffisamment les résultats de leurs activités mais aussi en quoi
la propriété intellectuelle constitue l’un des vecteurs effectifs de cette tâche de diffusion et de valorisation.
Pour y voir plus clair, à ce sujet, il convient de se demander tout d’abord pourquoi il convient de protéger et
de valoriser les résultats issus de la recherche publique, ce qui nécessite de replacer la cas français dans le
contexte mondial. Ceci conduit ensuite à s’interroger sur ce que signifie vraiment la valorisation de la
recherche publique et sur les choix qui en découlent. Pour les organismes concernés, il s’agit notamment
de savoir comment articuler le souci d’une large diffusion des résultats de la recherche publique avec la
nécessité de les valoriser, notamment via la propriété, qui implique des droits exclusifs. Ceci débouche sur
une analyse des obstacles qui freinent de nos jours la valorisation de la recherche publique, en France, ce
qui renvoie à des problèmes d’incitations, de capacité d’expertise, ainsi que d’attitude à l’égard de la
propriété intellectuelle, de la part des chercheurs publics et des organismes qui les emploient.
1. Pourquoi et dans quelle mesure protéger et valoriser les résultats de la recherche
publique ?
Avant tout, il convient de souligner que, du fait de ses propriétés, le brevet est devenu, depuis une
douzaine d’années, un important instrument des politiques publique de recherche et d’innovation. Ses
avantages et inconvénients doivent être appréciés au regard des autres mécanismes existants pour
stimuler la recherche et l’innovation : payer des chercheurs publics de type CNRS en attendant d’eux qu’ils
mettent leurs inventions directement dans le domaine public ou bien faire bénéficier les entreprises de
subventions ou d’aides diverses (crédits d’impôts, etc.), afin qu’elles inventent elles-mêmes. Par rapport à
ces solutions alternatives, qui requièrent plus de savoir de la part de l’Etat et qui posent des problèmes
d’équité en faisant payer le contribuable, le brevet est plus neutre, laisse aux entreprises plus de liberté
pour commercialiser leurs inventions et ne fait payer que leurs utilisateurs. Ceci étant rappelé et de la part
des organismes français de recherche publique, le recours croissant aux outils de la propriété intellectuelle
renvoie non seulement à des besoins en matière de partenariat et à un souci d’indépendance mais aussi au
fait lié que les organismes de nombreux pays comparables s’appuient eux-mêmes de plus en plus sur ces
instruments.
174
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
a. Des besoins croissants en matière de protection et de valorisation
A l’échelle mondiale, la situation contemporaine correspond au passage d’une logique d’innovation assez
largement poussée par la science à une situation bien davantage tirée par le marché. Dans ce contexte, les
laboratoires publics peuvent de moins en moins travailler isolément. Il leur faut de plus en plus s’allier à
d’autres chercheurs publics ou à des opérateurs économiques privés, tandis que ces derniers sont eux
aussi souvent demandeurs de coopération public-privé. Avant de se lancer dans ce type de partenariat, les
industriels ont eux-mêmes besoin de la sécurité juridique offerte par les divers outils de la propriété
intellectuelle : brevets, droits d’auteur, marques, etc. Ceci soulève ainsi des enjeux concernant la maîtrise
des connaissances issues de la recherche publique, en particulier dans la mesure où, à défaut de
précaution appropriée, le savoir en question risque d’être capté et exploité par des laboratoires non
résidents, bien qu’il ait été financé essentiellement par les contribuables français. Or la propriété
intellectuelle permet à un organisme public de recherche de ne pas être dépossédé du fruit de ses travaux
par un concurrent, et donc de rester indépendant dans ses choix de recherche et de diffusion du savoir.
Cette nécessité de protection étant rappelée, il reste à expliciter les raisons qui poussent à valoriser la
propriété intellectuelle issue de la recherche publique. A ce sujet, il est clair que les laboratoires publics ont
des comptes à rendre à la société car le citoyen attend de la recherche financée sur fonds publics qu’elle
augmente le bien-être général par une création de savoir scientifique et technologique qui se traduit in fine
par de nouveaux biens et services et qui répond à des besoins divers : santé publique, création de richesse
et d’emploi, etc. Tel est justement l’objectif d’ensemble de la valorisation, qui consiste à mettre en place
une articulation appropriée entre la création de savoir et l’innovation proprement dite, qui se traduit par
une mise sur le marché. A cet égard, les droits de propriété intellectuelle jouent un rôle très précieux car ils
permettent de préciser les conditions d’appropriation, sans lesquelles aucune entreprise n’accepte en
général d’investir dans la mise en œuvre de telle ou telle technologie issue de la recherche publique.
En ceci, concernant les résultats de la recherche publique, les notions de diffusion et de valorisation
relèvent de deux logiques distinctes car, à la différence de la diffusion simple, qui peut s’effectuer
notamment par le canal des publications scientifiques, la valorisation implique en effet une exploitation
industrielle et/ou commerciale. Il est cependant important de considérer qu’il n’existe pas nécessairement
d’antinomie entre les deux. La propriété intellectuelle peut en effet être considérée à la fois comme le
vecteur d’une large diffusion du savoir – en particulier via le brevet, qui implique une divulgation des
connaissances technologiques sous-jacentes – et comme un régulateur pour une mise en œuvre
commerciale confiée à un nombre réduit d’exploitants.
En tout cas, si une bonne valorisation suppose une bonne recherche – en amont –, la seule recherche ne
saurait suffire. Ceci conduit à souligner une sorte de paradoxe, à l’échelle de plusieurs pays européens et
de la France en particulier, à avoir l’existence d’un décalage global une position internationale relativement
bonne en matière de recherche et une position plus décevante en matière de développement industriel et
commercial. D’autres pays échappent à ce type de paradoxe, en misant fortement sur la valorisation de la
recherche publique.
b. Un enjeu politique désormais reconnu dans un grand nombre de pays
Ceci est surtout le cas aux Etats-Unis où, en particulier depuis le Bayh-Dole Act de 1980, les pouvoirs
publics incitent fortement les universités et les laboratoires publics à protéger et valoriser, par la propriété
intellectuelle – et notamment via les brevets – les résultats de leurs recherches, alors qu’auparavant, l’Etat
détenait lui-même les droits sur les ressources intellectuelles qu’il avait financé. La mise en place de ce
dispositif repose sur l’idée qu’afin de disséminer et mettre en œuvre ces résultats, il est efficace d’en faire
une activité lucrative. Ceci étant, le principal but visé a été de faciliter l’utilisation de ces résultats par des
entreprises, par le biais de contrats de cession de licence. Le fait que certaines desdites universités aient
utilisé ce nouveau dispositif comme source de financement est en fait moins le but de cette réforme que le
contrecoup de la baisse des financements publics qui a, à la même époque, affecté ces universités
américaines1. Au vu des études disponibles, du reste, l’orientation prise depuis ce Bayh-Dole Act se révèle
ambivalente. Certes, elle peut être créditée d’indéniables succès, en particulier sur le plan de la création
d’entreprise, par essaimage. Il lui est cependant reproché parfois de stimuler moins la recherche
fondamentale potentiellement porteuse de larges développements que la recherche orientée vers un
certain type d’applications marchandes. Certains experts y voient ainsi le signe d’une dérive au détriment
de l’intérêt général, estimant que cette tendance correspond surtout à une appropriation privative des
1
Voir Claeys (A.), Les conséquences des modes d’appropriation du vivant sur les plans économique, juridique et
éthique, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, rapport n° 1487 de l’Assemblée
nationale et n° 235 du Sénat, mars 2004 (p. 89-90).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
résultats d’une recherche qui a au contraire vocation à constituer un fond commun, au bénéfice du plus
grand nombre et, avant tout, au service des avancées ultérieures d’une science ouverte (open science)1.
Cette crainte est alimentée par le fait que la recherche à orientation marchande peut dans certains cas
entrer en conflit avec les missions des chercheurs publics. A cet égard, il est symptomatique qu’aux EtatsUnis, des organismes tels que les National Institutes of Health (NIH) aient en février 2005 édicté une charte
très stricte pour limiter les conflits d’intérêt potentiels entre leurs chercheurs et les entreprises privées avec
lesquels ils peuvent coopérer2.
Quoi qu’il en soit, des initiatives comparables au Bayh-Dole act ont depuis lors été prises dans la plupart
des autres pays de l’OCDE. Au Japon, une législation similaire a ainsi été instituée, afin de donner aux
universités la possibilité de gérer elles-mêmes leur propriété intellectuelle ; il en a découlé, là aussi, une
forte augmentation des créations d’entreprises par essaimage à partir des résultats des travaux de
recherche universitaires3. Au Royaume-Uni, les lois de propriété intellectuelle régissant la recherche
universitaire ont également été assez largement calquées sur le Bayh-Dole act ; dans ce cadre, les recettes
de licence de l’Université de Cambridge se sont situées à 2,2 millions £ sur la période 2003/044. En
Allemagne, de même, un programme d’action lancé en mars 2001 par le gouvernement fédéral a visé à
accélérer la mise sur le marché des inventions issues des organismes publics de recherche et notamment
des universités ; il a conduit à renforcer les dépôts de brevets de la part de ces institutions, qui s’y trouvent
incitées à organiser elles-mêmes des cellules de valorisation5.
La France s’est elle aussi engagée dans cette direction, surtout dans le prolongement de la loi du 12 juillet
1999 sur l’innovation et la recherche, dont l’objectif a été de multiplier les échanges entre la recherche
publique et le monde des entreprises. Depuis lors, une série de mesures ont permis de mettre en œuvre
cette orientation (voir l’encadré 35, ci-dessous) et le président du Sénat a qualifié la valorisation de la
recherche de « véritable priorité politique en Europe »6. Malgré ces avancées et cette prise de conscience
politique, la situation française demeure marquée par une grande diversité de pratiques en matière de
valorisation, de la part des organismes concernés et le tableau d’ensemble reste marqué par de sérieuses
insuffisances au plan international, notamment du côté des universités, de même que dans des domaines
tels que les nanotechnologies (voir l’encadré 35, ci-dessous).
Encadré 35 : Propriété intellectuelle et valorisation des résultats de la recherche publique en France :
un diagnostic encore en demi teintes, malgré les mesures récentes
L’action menée par les autorités nationales et notamment le ministère délégué à la Recherche
En France, depuis la loi du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche, les autorités nationales ont mené une série
d’actions visant à renforcer l’usage de la propriété intellectuelle comme outil de valorisation des résultats de la
recherche publique. Les principales de ces mesures sont les suivantes.
Ladite loi de 1999 a notamment conduit à mettre en place des services d’activités industrielles et commerciales
(SAIC) au sein de certaines universités.
En juin 2001, le ministère en charge de la Recherche a recommandé aux organismes publics d’enseignement
supérieur et de recherche d’élaborer des chartes de la propriété intellectuelle.
En 2003, le plan Innovation lancé conjointement par les ministères délégués à l’Industrie et à la Recherche a
notamment visé à capitaliser sur les cellules de valorisation, en professionnalisant ces structures (en particulier en
améliorant le fonctionnement des SAIC et en augmentant leur nombre) et en mieux les articulant entre elles. Il a
également eu pour objectif de reconnaître les efforts faits par les chercheurs en matière de valorisation, via
l’élaboration d’une « charte d’évaluation » diffusée à tous les organismes publics de recherche. Enfin, des mesures
ont été prises pour inciter les chercheurs à déposer des brevets, à travers une système de prime (25 % au moment
1
Cf. Nelson, R. « The Market Economy, and the Scientific Commons », Research policy, vol. 33, 2004, p. 455-471.
Cf. le site Internet de la NIH à « Conflict of Interest Information and Resources »
(http://www.nih.gov/about/ethics_COI.htm).
3
Cf. l’article de Sergio Arzeni (directeur du Centre de l’OCDE pour l’entreprenariat, les PME et le développement local),
« Europe des PME : la leçon américaine », La Tribune, 13 juin 2006.
4
Cf. l’analyse de David Secher (directeur des services de recherche à l’Université de Cambridge/Royaume-Uni), dans
OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, EPO/OECD/BMWA
conference summary report, Paris, 2005 (p. 17 et p. 25).
5
De la part du ministère fédéral de l'Education et de la Recherche (BMBF), le programme de soutien aux agences de
valorisation des brevets (PVA : Patent-Verwertungs-Agentur) mises en place a été doté d’un budget de 22,3 Mio.
d'euros sur une période de 2 ans et demi (jusqu’à la fin 2003). Pour pérenniser ce dispositif, le BMBF a ensuite
débloqué un budget de 28 Mio. d'euros, sur la période 2004-2006.
6
Voir l’article de C. Poncelet « Parce que nous voulons que vive notre recherche », Les Echos, 8 février 2005.
2
176
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
-
du dépôt et 75 % à la signature d’une licence) et via une campagne nationale de sensibilisation destinée aux
chercheurs, notamment pour intégrer le dépôt de brevets parmi les critères de reconnaissance de leur activité1.
Au premier semestre 2006, l’opération nationale « 100 000 cahiers de laboratoire » a été lancée, à l’initiative du
ministère délégué à la Recherche et en collaboration avec l’INPI et le réseau CURIE2, afin de faciliter la traçabilité
des travaux scientifiques réalisés par les laboratoires publics à travers un outil harmonisé : le cahier de
laboratoire national. Cet outil permet d’obtenir des preuves d’antériorité très importantes en particulier dans le
cadre de relations avec les Etats-Unis, où prévaut le droit du premier inventeur et non, comme en Europe et au
Japon, le droit du premier déposant.
Des attitudes contrastées selon le profil des organismes de recherche3
De la part des établissements concernés, les pratiques demeurent toutefois fort contrastées, ce qui s’explique en partie
par le caractère relativement récent des mesures qui viennent d’être rappelées.
- Un contraste assez net entre, d’une part, les universités et, d’autre part, les EPST et les EPIC
Au sein des universités, tout d’abord, la visibilité de la valorisation souffre notamment du fait que les critères les plus
couramment retenus – à savoir le nombre de brevets et les revenus qui en découlent – sont largement inadaptés au
domaine des sciences humaines et sociales4. Ceci contribue à expliquer que, par rapport aux établissements
d’enseignement supérieur, la situation apparaisse dans l’ensemble comme meilleure dans les EPST (CNRS, INRA, INRIA,
INSERM, etc.) et dans les EPIC (CEA, IFREMER, ONERA, etc.), même si ceux-là présentent de forts contrastes sur ce plan,
notamment du fait de leurs caractéristiques respectives (taille, champs disciplinaires, missions, positionnement sur la
recherche fondamentale ou sur le recherche finalisée, etc.).
- Le cas de l’INRA
Dans la charte de propriété intellectuelle qu’il a publié en 20035, l’INRA recommande en particulier de limiter le recours
aux « brevets de produits » et d’éviter les brevets trop larges, c’est-à-dire avec des revendications excessives et donc
susceptibles de menacer de bloquer la circulation des connaissances, sachant que ce risque existe surtout dans le cas
des séquences génétiques. Concernant les variétés végétales6, cet institut défend le système du certificat d’obtention
végétale (COV). Pour lui, en outre, la marque constitue parfois une protection d’appoint, en particulier lorsque
l’innovation concernée fait l’objet de dépenses de publicité ou encore pour consolider tel ou tel savoir-faire secret.
- Les cas du CEA et du CNRS
Le CEA (énergie atomique), qui s’occupe traditionnellement de recherche finalisée, mise bien davantage sur le brevet.
Ceci contribue largement à expliquer pourquoi le CEA se trouve à la tête du principal portefeuille de brevets de la
recherche publique française (3 041 brevets, au 31 décembre 2001), devant le CNRS (2 228 brevets en stock), bien que
le premier ait une taille nettement moindre que le second. Il faut aussi rappeler que près de 30 % des activités du CNRS
sont consacrées aux sciences humaines et sociales, c’est-à-dire à des domaines qui, par nature, débouchent assez
rarement sur des brevets.
- Les cas de l’INSERM et de l’INRIA
Pareillement, le fait que l’INSERM (santé et recherche médicale) dépose beaucoup plus de brevets que l’INRIA
(recherche en informatique et en automatique) renvoie non seulement au fait qu’il emploie plus de cinq fois plus de
personnel mais aussi au fait que ces deux organismes se distinguent nettement l’un de l’autre tant par leur rôle en
termes de valorisation que par leurs objets de recherche respectifs. L’INRIA se consacre en effet principalement aux
logiciels, un domaine dans lequel l’application des critères habituels de brevetabilité demeure controversée, en Europe.
Entre l’INRIA et un autre organisme tel que le CNRS, les différences de classement en matière de brevets renvoient
aussi au fait que le premier a adopté une position plus en faveur des licences d’accès libre, y voyant un vecteur
privilégié en termes de diffusion du savoir et de valorisation.
Des retards globalement persistants, au plan international : l’exemple des nanotechnologies
L’idée selon laquelle la France peine encore à valoriser suffisamment son potentiel de recherche publique est
corroborée par le cabinet de consultants new-yorkais Lux Research, dans une étude comparative relative à 14 pays,
concernant le domaine des nanotechnologies. Il en ressort qu’en la matière, la France ferait, avec le Royaume-Uni,
partie des pays plutôt bien positionnés dans le domaine de la recherche mais décevants sur le plan de la valorisation.
Cette étude insiste sur l’idée qu’en termes économiques, le potentiel de découverte scientifique et d’invention n’est
désormais pas plus important que la capacité à rentabiliser ce potentiel, à travers des investissements industriels et
commerciaux permettant de le transformer en de nouveaux procédés et de nouveaux produits7.
1
Cf. Ministère délégué à la recherche et aux nouvelles technologies, Protection et valorisation des résultats de la
recherche publique, septembre 2003 (http://www.recherche.gouv.fr/campagne/brevet/brochure.pdf).
2
Le réseau CURIE est une association (loi 1901) qui regroupe la plupart des services de valorisation des universités
françaises et des organismes publics de recherche.
3
Ce passage s’appuie en grande partie sur le rapport suivant : OST [dir.], Rapport sur les indicateurs relatifs à la
propriété intellectuelle dans les organismes de recherche publique et dans les établissements d'enseignement
supérieur, dans le cadre du dispositif de production coopérative d'indicateurs inter-institutionnels, novembre 2003.
4
Cf. Sénat, La valorisation de la recherche dans les universités – Une ambition nécessaire, rapport d’information fait par
Philippe Adnot, au nom de la Commission des Finances, n° 341, mai 2006 (p. 7 et p. 49).
5
Cf. le site de l’INRA (http://www.inra.fr/presentation-inra/propintell.pdf).
6
Ceci renvoie en partie au fait que l’INRA fait partie du consortium « Génoplante », qui regroupe différents acteurs
publics et privés et a mis en place une politique originale de propriété intellectuelle.
7
Cf. Lux Research, Ranking the Nations: Nanotech's Shifting Global Leaders, octobre 2005 ;
http://www.nanotechnology.com/news/?id=7513 ; http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/30698.htm.
177
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
2. Les choix induits par une approche stratégique de la valorisation
a. Qu’implique la valorisation de la recherche publique, au regard du critère de rentabilité ?
Concernant la recherche publique, au-delà de ces indications générales, il reste à préciser ce que recouvre
et implique vraiment la notion de valorisation, qui reste souvent ambiguë. A ce propos, comme le montre
l’encadré 35 ci-dessus, l’analyse des choix de valorisation nécessite au préalable une réflexion sur les
missions des organismes publics de recherche et/ou d’enseignement supérieur considérés. Au delà, il faut
éviter le mélange des genres : la valorisation ne doit pas être menée de la même façon par des entreprises
privées et par des organismes publics de recherche car le rôle premier de ces derniers ne consiste
évidemment pas à faire des affaires, en développant des produits à visée commerciale. Ceci implique tout
d’abord que, pour les laboratoires publics, la valorisation ne saurait consister à n’effectuer des recherches
que là où les recettes financières semblent prometteuses. En d’autres termes, les orientations de la
recherche publique ne doivent pas être déterminées en fonction de critères de valorisation. Ceci revient à
accepter que la recherche (publique) présente un caractère aléatoire : elle peut déboucher sur des
innovations – c’est-à-dire des avancées susceptibles de trouver un marché – mais pas nécessairement.
Ceci signifie ensuite que, contrairement aux entreprises, les laboratoires publics de recherche ne
poursuivent pas fondamentalement un objectif de rentabilité micro-économique. Certes, le montant des
recettes perçues n’est pas négligeable, pour se doter de moyens de fonctionnement suffisants. En outre,
compte tenu du budget réduit dont disposent les cellules universitaires de valorisation pour effectuer des
dépôts de brevets, celles-ci ont souvent tendance à limiter ces dépôts à des brevets dont elles pensent
pouvoir tirer certains résultats financiers. Il serait pourtant absurde qu’une cellule de valorisation refuse à
une équipe de chercheurs de protéger par un brevet une invention qui le mérite, en prétextant qu’il leur
faudrait d’abord trouver des clients. Même aux Etats-Unis, du reste, la plupart des cellules de valorisation
sont déficitaires, alors qu’une minorité s’autofinancent à peu près et que seules quelques unes rapportent
énormément1. Dans ce contexte, la valorisation vise en principe surtout à transférer les résultats aux
utilisateurs potentiels. En ce sens, la valeur des recettes importe moins que le nombre de licences ou de
contrats, qui révèle l’existence de partenariats ou de débouchés. Pour l’organisme concerné, il s’agit tant
d’assurer la préservation et la circulation du savoir que de se doter d’un bon positionnement scientifique et
technologique, afin d’être attractif vis-à-vis des entreprises ou d’autres organismes publics.
b. Publier, maintenir le secret, breveter, accorder des licences… : quels choix cardinaux ?
Pour la structure de valorisation d’un organismes public de recherche, dans cette perspective, une véritable
approche stratégique doit aussi permettre de répondre à des questions telles que non seulement « faut-il
breveter ? » mais aussi « faut-il publier ? », « combien de temps garder le secret ? » ou encore « dans quel
projet inscrire ces décisions ? ». Eu égard à la mission de diffusion des connaissances, il faut souligner que
le choix de breveter une invention ne fait en général que différer la publication des résultats de 18 mois
mais ne l’empêche pas. Le vrai choix est plutôt entre publier et différer la publication pour déposer un
brevet. De ce fait, il n’est pas pertinent d’opposer le fait d’opter pour le brevet au fait de publier, pas plus
qu’il n’existe fondamentalement d’antagonisme entre la diffusion du savoir et la valorisation des résultats
de la recherche. A cet égard, du reste, la principale fonction du brevet ne consiste pas seulement à
encourager directement à produire de nouvelles connaissances et vise au moins autant à inciter les
inventeurs à divulguer leurs connaissances2.
Est-ce à dire que la principale alternative n’est pas entre breveter et divulguer par une publication mais
plutôt entre breveter et ne pas divulguer du tout, c’est-à-dire garder le secret ? Cette idée doit, elle aussi,
être nuancée car il existe toujours une période de secret entre l’obtention des résultats et la décision quant
à leur utilisation. Ceci étant, si le choix a été fait de protéger par le secret, il est vrai que la publication n’est
pas possible ou bien, le cas échéant, seulement sur quelques éléments. La mission de diffusion des
connaissances est alors partiellement mise entre parenthèse, du fait de ce choix du secret, mais il peut
alors y avoir malgré tout une valorisation (et une diffusion sélective) des technologies, à travers la cession
1
« Ainsi il est courant de dire que sur 100 brevets, un rapporte plus qu’il ne coûte, 70 ‘’coûte’’ et le reste équilibre le
coût avec les revenus » (Sénat, La valorisation de la recherche dans les universités – Une ambition nécessaire, rapport
d’information fait par Philippe Adnot, au nom de la Commission des Finances, n° 341, mai 2006, p. 31).
2
« The standard justification for the patent system is that it provides an incentive for innovation […]. But that is a
simplification. The initial intention was in fact to make inventions available to the public as well. » (Kenneth Cukier, « A
market for ideas – A survey of patent and technology », dossier spécial dans The Economist, 22 octobre 2005 ; ici, p. 6).
178
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
d’une licence de savoir-faire secret à un industriel1. Une autre idée à combattre consiste à penser que
breveter constitue un objectif en soi, alors qu’un brevet en lui-même n’a pas de valeur intrinsèque,
indépendamment de la manière dont il est susceptible d’être utilisé. Par suite, une véritable stratégie de
valorisation ne saurait se limiter au dépôt de brevet et doit aussi porter sur l’exploitation des brevets, en
aval, notamment à travers la cession de licence.
Tout ceci dépend cependant assez largement des domaines considérés. Dans un domaine comme celui du
médicament, par exemple, opter pour une publication risque de dissuader les investisseurs et le fait de
breveter telle ou telle molécule apparaît en général indispensable pour protéger des investissements très
lourds et pour déboucher sur l’innovation technologique, en clarifiant ses conditions d’appropriation. Pour
les logiciels, dont la durée de vie est en général assez courte, le brevet n’est, par contre, pas forcément le
plus adapté ; le droit d’auteur et les droits dérivés sont souvent plus utilisés dans ce cas, ainsi que pour la
création de bases de données, notamment dans le domaine des biotechnologies, qui engendre beaucoup
de données à organiser et à protéger.
De façon générale, le dépôt de brevet ne constitue donc que l’un des multiples canaux à travers lesquels la
recherche publique contribue à l’innovation en transférant ses connaissances vers l’industrie, parmi
lesquels figurent aussi les contrats de recherche conjointe, les échanges de savoir-faire, la création
d’entreprise, la mobilité des personnels, etc. Certains de ces canaux peuvent être considérés comme des
objectifs complémentaires à la propriété intellectuelle, voire comme des objectifs en soi, indépendamment
de la propriété intellectuelle2. Or, par rapport aux pays comparables, la recherche publique est en France
plutôt déficiente pour la création d’entreprise (cas des biotechnologies ou des nanotechnologies) et la
mobilité des personnels.
Ces points étant précisés, la question se pose aussi de savoir – pour ainsi dire – où commence la notion de
valorisation, dans la phase qui précède l’obtention des résultats de la recherche publique. Or, dans la
pratique actuelle de certains organismes publics de recherche, la valorisation est trop souvent comprise
comme correspondant seulement aux décisions à prendre concernant ces résultats, une fois que ces
derniers sont obtenus. Faute d’avoir anticipé les problèmes éventuels suffisamment en amont, ces
organismes se trouvent par suite fragilisés dans leurs négociations avec les entreprises privées et en sont
souvent conduits à signer des contrats ambigus et qui, de ce fait, finissent après coup par jouer plutôt à
leur détriment et ne profitent guère qu’aux partenaires privés.
Pour l’organisme de recherche publique, en effet, il se révèle souvent difficile de négocier la phase de
valorisation (au sens étroit) des résultats de la recherche, dans la mesure où la tendance générale consiste
à convenir que, le moment venu, les parties se mettront d’accord sur la valorisation, alors qu’après coup,
dans les faits, plus les résultats obtenus sont importants et plus l’accord est difficile à obtenir. Certes, il
serait sans doute exagéré de prétendre que, concernant les recherches menées en partenariat, les contrats
font déjà partie de la valorisation car ils font assurément référence à une phase située en amont de la
valorisation proprement dite. Ceci étant, il est important de souligner que cet amont conditionne souvent la
valorisation au sens étroit, en aval, et que les structures de valorisation ont tout à gagner à y songer
suffisamment tôt, lors de la rédaction des contrats de recherche.
3. Les obstacles à la valorisation de la recherche publique
Dans la recherche publique française, la pratique de la valorisation demeure cependant fort imparfaite. Ceci
tient tout d’abord au fait qu’en général, les cellules créées à cet effet l’ont été de façon très récente.
a. La persistance d’obstacles multiples, notamment au sein des universités
Ceci vaut en particulier pour les universités, qui n’ont vraiment commencé à systématiser leurs pratiques en
matière de valorisation qu’à partir de la loi du 12 juillet 1999, en particulier à travers la création de services
d’activités industrielles et commerciales (SAIC), pour certaines d’entre elles. Par rapport à leurs
homologues américains, les structures universitaires de valorisation sont en général caractérisées en
1
Ce cas de figure concerne par exemple la majorité des contrats de licence signés par un organisme tel que l’INRA. Ce
dernier recommande d’en limiter l’usage aux technologies de process non protégeables par la voie du brevet
(http://www.inra.fr/presentation-inra/propintell.pdf).
2
Ceci est le cas pour la mobilité des chercheurs, selon la source suivante, qui se fonde sur un rapport de la Commission
européenne : John Adams, « The Etan report ‘strategic dimensions of intellectual property in the context of S & T
policy’ »,
Technology,
Innovation
and
Society,
vol.
16,
n° 1,
printemps
2000,
p. 16-17
(http://www.foundation.org.uk/pdf17/TIS0001Spring.pdf).
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
France par une très grande lourdeur ; il leur manque encore souvent l’aptitude à favoriser avec agilité la
coopération public/privé et la circulation du savoir.
Il faut aussi mentionner un problème de balkanisation et de réflexe autonomiste : de trop nombreuses
universités tiennent à avoir chacune leur propre cellule de valorisation, sans disposer pour autant de la
masse critique nécessaire. Actuellement, certes, certains organismes publics de recherche affichent
ensemble une politique de coopération et de coordination autour d’une sorte de noyau commun mais
malgré tout poursuivent chacun de leur côté des objectifs qui leur sont propre, avec des partenaires
différents, ce qui pose d’importants problèmes de gestion. En la matière, certes, comme l’explique une
étude récente de l’OCDE, la centralisation comporte des inconvénients – dans la mesure où elle implique
une moindre proximité vis-à-vis des scientifiques et laboratoires concernés – mais elle permet de réaliser
des économies d’échelle1. En outre, un certain degré de centralisation a aussi l’avantage de mettre en avant
l’intérêt général, en évitant la concurrence entre différentes cellules de valorisation et en surmontant les
cloisonnements disciplinaires qui existent fréquemment à l’intérieur des universités. En Allemagne, en tout
cas, les structures de valorisation ont bien davantage mutualisé leurs ressources2. En pratique, il semble
aussi que le dégré de professionnalisme des cellules de valorisation dépende assez fortement de la taille
des universités considérées.
Or, dans les universités ou dans certains organismes publics de recherche, le personnel chargé de la
valorisation ne dispose souvent pas lui-même de la formation requise en matière notamment de brevet. Les
compétences en valorisation y constituent en effet une ressource assez rare ; en la matière, les personnes
parvenues à acquérir un certain niveau de professionnalisation finissent le plus souvent par être recrutées
par des cabinets de conseil en propriété intellectuelle. Il en découle qu’un inventeur universitaire qui a
trouvé un partenaire industriel doit parfois attendre de longs mois avant de savoir qui peut disposer des
droits sur le brevet de l’invention considérée. En France, ceci étant, les cellules universitaires de
valorisation souffrent en général moins d’un manque de professionnalisme que d’un défaut de
gouvernance. Trop souvent, en effet, elles sont intégrées dans un cadre administratif pesant et trop
déconnectées des directeurs de laboratoires et des chercheurs eux-mêmes, de sorte qu’il leur manque un
véritable pilotage stratégique de la valorisation. De façon liée, elles souffrent en général d’un manque de
moyens humains et financiers, y compris celles des établissements les mieux dotés sur ce plan, dont les
universités de Paris VI, Louis Pasteur à Strasbourg, Lyon I et Rennes I. Une situation similaire se retrouve
dans un pays tel que l’Espagne, où les cellules universitaires de valorisation sont souvent réduites à un
salarié et demi en équivalent temps plein et se bornent trop à des tâches purement administratives
(écriture des contrats de licence, etc.).
Un autre important problème concerne la disposition d’esprit des chercheurs, qui perçoivent encore
souvent mal le rôle de la propriété intellectuelle ; nombre d’entre eux pensent ainsi que le brevet s’oppose
à la diffusion. Certes, alors qu’il y a une vingtaine d’années encore, les chercheurs étaient majoritairement
hostiles à l’égard de la valorisation, leur attitude est en général devenue plus positive et plus coopérative.
Un gros effort de sensibilisation demeure toutefois à produire, afin d’informer les chercheurs et, in fine,
pour les impliquer personnellement, en les associant étroitement avec l’équipe de valorisation.
b. Problèmes d’incitation (gestion des carrières, primes) et de titularité des droits
En France, des problèmes liés renvoient à des questions d’incitation. Tout d’abord, la formation à la
recherche est relativement peu valorisée dans le déroulement des carrières en entreprise, contrairement à
un pays comme l’Allemagne, où le titre de docteur est bien mieux considéré. Le fait que le savoir accumulé
par les chercheurs – notamment sur la base de financement publics – soit ainsi insuffisamment reconnu et
pris en compte par les employeurs du secteur privé participe lui aussi d’un défaut de valorisation de la
recherche publique – au sens large –, eu égard aux problèmes de mobilité professionnelle. Ensuite,
concernant cette fois les chercheurs qui font carrière dans le secteur public, il demeure en général plus
important pour eux d’être reconnus comme les premiers à avoir publié que comme les premiers inventeurs.
En effet, les chercheurs restent essentiellement évalués sur la base de leur liste de publications. Dans la
gestion de la recherche, il subsiste ainsi globalement un hiatus entre, d’un côté, un discours affiché en
1
Cf. la page 12 de l’executive summary de l’étude suivante : OECD (2003), Turning Science into Business: Patenting and
Licensing at Public Research Organisations, Paris (http://www1.oecd.org/publications/e-book/9203021E.PDF).
2
Outre-Rhin, la situation est en particulier caractérisée par l’existence d’« Alliance pour la Technologie »
(TechnologieAllianz), qui a été créée en 1994 par huit organismes allemands de recherche et de technologie, afin de
faciliter la coopération de leurs structures de valorisation. Actuellement, les 26 membres de cette association
représentent plus de 200 institutions de recherche employant plus de 100.000 scientifiques et dont la vaste gamme
des résultats de recherche est ainsi rendue accessible aux entreprises. Cf. le communiqué de presse de Technologie
Allianz en date du 21 novembre 2005 (http://www.technologieallianz.de).
180
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
faveur de la valorisation de la recherche et, de l’autre, une pratique dans laquelle la carrière des chercheurs
ne tient guère compte de la valorisation par la propriété intellectuelle.
Certes, les pratiques demeurent toutefois très contrastées, selon les organismes concernés. D’une part, il
est systématiquement tenu compte d’indicateurs relatifs à la propriété intellectuelle dans l’évaluation des
chercheurs au sein d’organismes tels que l’INRA, l’INSERM ou l’INRIA. Il y existe des formulaires
d’évaluation où sont mentionnés notamment le nombre des brevets déposés, les éventuelles licences
cédées et redevances perçues, le fait que tel logiciel soit utilisé par telle grande société ou encore ait été
téléchargé tant de fois, etc. D’autre part, ceci est beaucoup moins souvent le cas au CNRS ou bien à
l’université, où la promotion se fait encore beaucoup à l’ancienneté. En outre, et ceci vaut sans doute pour
l’ensemble des organismes considérés ici, chaque conseil scientifique recourt à ses propres pratiques en la
matière. Or, alors qu’il existe, pour les publications, des barèmes harmonisés permettant de les
hiérarchiser selon le prestige des revues concernées, il n’existe rien de tel pour les brevets. Il est dommage
que les organismes concernés ne se soient pas (encore) mis d’accord pour définir une classification et des
critères pertinents pour apprécier la qualité et la valeur des brevets. Il s’agirait notamment de pouvoir
distinguer entre, d’une part, des brevets solides, de grande portée et correspondant à des véritables
innovations et, d’autre part, le produit de simples manipulations de laboratoire, ce qui permettrait
d’affirmer que les premiers ont autant de poids que des publications dans les revues scientifiques les plus
prestigieuses. Dès lors que les entreprises savent le faire, de leur côté, des modèles d’évaluation similaires
pourraient être appliqués dans les organismes publics de recherche.
Pour l’instant, les incitations existantes portent surtout sur le plan financier. Or l’application de ces règles
d’intéressement pose tout d’abord de sérieux problèmes de désignation des inventeurs. Trop souvent, en
effet, les contrats sont réduits au minimum et ne précisent pas suffisamment qui est le titulaire des droits.
Pour les brevets, l’un des problèmes émergents concerne la titularité des droits vis-à-vis de certains types
d’étudiants (stagiaires, doctorants non allocataires, etc.), auxquels reviennent les droits, lorsqu’aucun
contrat de cession n’a été signé avec l’établissement d’accueil. En la matière, les dispositions en vigueur
relatives aux créations de salariés ne conviennent guère et ces problèmes de titularité contribuent
également souvent à limiter l’insertion des doctorants et des docteurs dans l’entreprise.
En outre, et depuis un décret du 13 février 2001, la recherche publique a mis en place un principe
d’intéressement des inventeurs à hauteur de 50 % des revenus nets, jusqu’à un certain pallier (de l’ordre
de 60 000 euros) et, au-delà, de 25 %. Auparavant, un taux unique de 25 % prévalait depuis 1996. La règle
actuelle, qui concerne tant le brevet que d’autres aspects de la propriété intellectuelle (COV, logiciel,
savoir-faire, etc.) suscite des réserves quant à son ampleur. Avec ce taux de 50 %, sachant que, dans les
autres pays comparables, la part des redevances versée à l’inventeur est en général plutôt d’un tiers1 (le
reste allant pour moitié au laboratoire et à l’établissement concerné), la France se situe actuellement parmi
les pays les plus favorables aux inventeurs. Une harmonisation sur ce plan serait en tout cas souhaitable au
plan interne car, en France, ces dispositions ne valent que pour les chercheurs de droit public. Par suite,
elles ne s’appliquent ni aux sociétés privées, ni aux établissements publics industriels et commerciaux
(EPIC) tels que le CEA, ni à des fondations telles que l’institut Curie, ni encore à d’autres catégories
d’inventeurs potentiels non statutaires tels que les étudiants stagiaires. Ces différences sont porteuses de
tensions, surtout pour les recherches menées en collaboration entre des chercheurs de statuts divers. Ces
tensions, ces problèmes de titularité des droits et ces difficultés de valorisation se posent par exemple
lorsqu’un chercheur du CNRS se trouve en détachement dans un laboratoire de l’INSERM, abrité dans un
site de l’institut Pasteur et avec un financement de l’institut Curie.
4. Les hypothèses d’évolution retenues
H21 : La PI comme vecteur prédominant pour la diffusion et la valorisation d’une recherche publique
surtout orientée en fonction d’intérêts industriels et marchands
A quinze ans, une première configuration correspond à une logique d’innovation principalement tirée par le
marché, avec une recherche fondamentale orientée surtout vers un certain type d’applications marchandes.
La propriété intellectuelle est alors conçue comme le principal moyen de diffusion et de valorisation, en
partie en combinaison avec d’autres canaux (création d’entreprise, mobilité des personnels, etc.). Dans le
contexte des réformes budgétaires déjà programmées, les universités sont conduites à gérer leurs
ressources de façon plus stricte. Ceci incite les laboratoires à faire preuve d’un degré croissant d’autonomie
1
« Ce régime est plus intéressant que dans d’autres pays. En effet, en Allemagne, ce taux est de 30 %, aux Etats-Unis de
28,3 %, en Israël de 40 % » (Sénat, La valorisation de la recherche dans les universités – Une ambition nécessaire,
rapport d’information fait par Philippe Adnot, au nom de la Commission des Finances, n° 341, mai 2006.
181
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
et à nouer de plus en plus de contrats avec des entreprises, sur la base de la propriété intellectuelle. Les
organismes publics de recherche s’organisent cependant pour mutualiser leurs ressources en matière de
valorisation et cette orientation peut aller jusqu’à une centralisation de la valorisation, au sein d’une
structure unique pour l’ensemble des organismes d’enseignement supérieur et de recherche.
Un gros effort de sensibilisation à la propriété intellectuelle est produit en direction des chercheurs publics.
La propriété intellectuelle joue un rôle majeur voire prédominant dans l’évaluation des chercheurs publics.
Ceux-ci sont principalement incités sur la base d’un intéressement financier. Dans le total des revenus nets,
la part relative qui leur revient est aussi élevée en France – voire plus élevée – que dans les pays
comparables. Cette part relative n’y est pas harmonisée pour des chercheurs de statut différents
(chercheurs
de
droit
public/sociétés
privées/établissements
publics
industriels
et
commerciaux/fondations/inventeurs non statutaires tels que les étudiants stagiaires). Par suite, les
chercheurs publics deviennent assez largement obnubilés par la propriété intellectuelle. De fortes tensions
se font jour entre eux et leurs partenaires, surtout pour les recherches menées en collaboration avec des
chercheurs de statuts divers. La propriété intellectuelle corrige en partie les différences salariales existant
entre le secteur public et le secteur privé car l’Etat est de plus en plus soucieux d’attirer ou retenir des
« cerveaux » pour ses propres services, dans le contexte d’une concurrence accrue entre le public et le
privé, pour le recrutement de personnel qualifié1. L’idéal du chercheur se trouve désormais moins dans la
« science ouverte » et dans l’intérêt général que dans l’application industrielle et marchande et les revenus
qui peuvent en découler.
H22 : La PI comme facteur marginal pour la diffusion et la valorisation de la recherche publique
(statu quo, voire régression)
Dans un deuxième cas de figure, la logique d’innovation est au contraire surtout poussée par la science, et
la recherche fondamentale se conçoit comme ayant vocation à susciter de larges développements, sans
trop se soucier de questions d’appropriation. Les organismes de recherche ne réfléchissent guère à leurs
missions d’intérêt général et, en tout cas, n’y intègrent guère les questions de diffusion et valorisation et
ne coordonnent pas leurs actions en la matière. Cette hypothèse renvoie aussi à la situation actuelle de
« balkanisation », dans laquelle un même organisme peut avoir plusieurs cellules de valorisation ;
l’INSERM, qui en a actuellement deux, pourrait demain en avoir trois ou plus, dans cette perspective.
Pour l’essentiel, la diffusion des résultats de la recherche publique continue de se faire sans guère recourir
à la propriété intellectuelle, par la mise dans le domaine public et en particulier à travers des canaux
traditionnels tels que la publication. La propriété intellectuelle continue de ne pas faire partie des
indicateurs pour l’évaluation des chercheurs publics. Ceux-ci la perçoivent de façon essentiellement
négative, estimant en particulier que le brevet s’oppose à la diffusion. Ils ne sont guère intéressés
financièrement à l’exploitation que les entreprises privées font des résultats de leurs recherches. En ce
sens, cette configuration correspond globalement au statu quo, voire à une régression, à certains égards.
H23 : La PI à sa juste place, parmi d’autres vecteurs de diffusion et de valorisation de la recherche
publique
Une troisième configuration, enfin, suppose que les organismes publics de recherche aient bien réfléchi à
leurs missions d’intérêt général, dont la valorisation fait partie de droit et dans les faits. Au service de ces
missions, ils mènent des stratégies raisonnées d’utilisation de la propriété intellectuelle et, en la matière,
disposent des moyens financiers et humains appropriés. La propriété intellectuelle est alors conçue comme
un moyen de diffusion et de valorisation parmi d’autres (contrats de recherche conjointe, échanges de
savoir-faire, création d’entreprise, mobilité des personnels, etc.).
Les organismes publics de recherche mutualisent véritablement leurs ressources en matière de
valorisation, sans aller jusqu’à la logique de forte centralisation évoquée dans le premier cas de figure
(H21) mais malgré tout en réduisant les coûts liés à l’état actuel de forte dispersion des structures en la
matière. Ils concilient ainsi proximité et centralisation, à travers une gestion intégrée, en adoptant un mode
d’organisation comparable à celui des grandes entreprises, avec un service central de
valorisation/propriété intellectuelle et des correspondants locaux ; ceci est déjà le cas de nos jours avec les
chargés de mission aux relations industrielles (CMI), dans le cas du CNRS. Par ailleurs, un gros effort de
sensibilisation des chercheurs publics a été produit ; ces derniers perçoivent la propriété intellectuelle de
façon plus positive. Les chercheurs publics sont évalués sur la base de critères combinant de façon
1
Il est même possible d’envisager une variante de cette hypothèse, dans laquelle les chercheurs ne font plus guère
partie de la fonction publique.
182
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
équilibrée publications, titres de propriété intellectuelle et contrats. Les chercheurs publics diversifient en
conséquence les canaux à travers lesquels ils transmettent ou diffusent les résultats de leurs travaux.
III. Les conditions d’accès à la recherche financée sur fonds publics
Une question connexe à celle de la valorisation et de la diffusion des résultats de la recherche publique
porte sur la manière dont les résultats de la recherche financée sur fonds publics sont rendus accessibles à
des tiers. En tout rigueur, les chercheurs bénéficiaires de ces fonds publics peuvent a priori être tout aussi
bien des chercheurs du secteur public que des chercheurs travaillant dans des entreprises privées ; par
commodité de langage, il est toutefois pratique de ne faire référence qu’aux laboratoires publics, tout en
gardant en tête les acteurs privés en question. Concernant les résultats de la recherche publique ainsi
définie au sens large, ceci conduit à préciser les conditions d’appropriation et le choix des protections
éventuelles. Il s’agit en particulier de savoir dans quel cas et dans quelle mesure il est possible et
souhaitable que les chercheurs et organismes publics mettent les produits de leurs travaux dans le
domaine public, les rendent accessibles sous licence gratuite ou en restreignent plus fortement l’accès.
Selon les différentes cas de figure envisageables a priori, il est en effet pensable que cet accès soit plus ou
moins ouvert, plus ou moins onéreux et plus ou moins encadré par les pouvoirs publics. A ce sujet,
l’analyse montre que le débat demeure très ouvert et que les pratiques observées de par le monde font
preuve d’une grande diversité.
1. Les principaux problèmes soulevés : quel degré d’ouverture et quel coût, pour
l’utilisateur ?
a. Première grande question : le degré d’ouverture de l’accès
Avant tout, le débat porte sur la question de savoir en quoi et dans quels cas les fruits de la recherche
financée sur fonds publics peuvent faire l’objet d’une appropriation privée. En première analyse, ces
résultats peuvent sembler devoir être mis à la disposition de tous, dans la mesure où la mission première
de la recherche publique consiste à engendrer des connaissances scientifiques nouvelles et à les
transmettre à divers échelons de la société et notamment auprès des pairs, des étudiants, des entreprises
et du grand public. Ceci étant, mettre systématiquement les résultats de la recherche publique dans le
domaine public se révèle sous-optimal car n’incite pas à l’innovation et conduit ainsi à une sous-utilisation
des connaissances produites1. Cette question est notamment rendue plus complexe par la nécessité d’éviter
que les résultats de la recherche soient captés de façon illégitime et par la logique de valorisation de la
recherche2.
Elle rappelle en partie celle déjà évoquée concernant la valorisation, en ce sens qu’il s’agit notamment de
savoir quand et jusqu’à quel point breveter les résultats de la recherche financée sur fonds publics. En
effet, s’il est considéré que ces résultats ne peuvent donner lieu à une appropriation privée, alors il ne
convient pas de les protéger par le brevet. De toute façon, certes, tout n’est pas brevetable et certains de
ces résultats relèvent plutôt d’un savoir difficilement protégeable par ce type de moyen formel. Au delà,
cette discussion rejoint aussi le débat actuel sur l’avenir de la recherche, où s’est manifesté l’existence d’un
désaccord profond sur la question de savoir si la recherche publique doit faire seulement de la recherche
fondamentale ou bien doit se préoccuper aussi de recherche plus finalisée, plus appliquée, à proximité de
la sphère des entreprises. En effet, autant il est clair que les résultats de la recherche fondamentale
peuvent dans de très nombreux cas circuler sans brevets, autant il est probable que les résultats d’une
recherche plus proche des applications doivent être bien plus souvent protégés par la propriété
intellectuelle et notamment les brevets, y compris dans un organisme tel que le CNRS.
b. Deuxième grande question : le coût de l’accès et son orientation géographique
Il s’agit ensuite de savoir dans quelles conditions financières doit s’effectuer l’accès aux résultats de la
recherche publique. Quel doit en être le coût pour l’utilisateur ? Cet accès doit-il être régulé moyennant des
licences de montant modéré ? En outre, comment gérer l’éventuel problème de cloisonnement national,
sachant qu’en France, les principaux destinataires des résultats de la recherche publique sont a priori les
entreprises françaises ? Le problème est que, et même si les fonds publics évoqués ici sont principalement
1
Cf. OECD (2003), Turning Science into Business – Patenting and licensing at Public Research Organisations, Paris
(executive summary, p. 9).
2
Voir la section précédente (« La place relative de la PI dans la diffusion et la valorisation de la recherche publique »).
183
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
des fonds nationaux – compte tenu notamment de la dimension encore relativement limitée des
financements européens –, l’utilisation de ces fonds déborde en partie des frontières nationales, s’étend
dans d’autres pays européens et même bien au delà. Faut-il – et, si oui, dans quelle mesure – raisonner en
termes de retour sur investissement à l’échelle des nations ? Il s’agit là d’une interrogation d’autant moins
vaine qu’en France, le contexte budgétaire général de limitation des crédits nationaux alloués aux
établissements d’enseignement et de recherche conduit ceux là à être de plus en plus attentifs aux divers
moyens qui s’offrent à eux de couvrir une partie de leurs dépenses sur le plan à la fois des investissements
et des rémunérations, afin de pouvoir attirer ou retenir des chercheurs de bon niveau. Le sujet touche ainsi
également les chercheurs eux-mêmes, même si ces derniers sont en général motivés au moins autant par
des considérations autres que financières : reconnaissance par les pairs, avancée de la science, etc.
2. Les pratiques observées et les changements envisagés de par le monde
En réponse à ces questions, les pratiques en vigueur sont fort diverses d’un pays à l’autre et même au sein
d’un pays donné, même si la tendance générale souligne l’importance croissante prise par la question du
contrôle des résultats de la recherche financée sur fonds publics et bien qu’apparaisse une tendance à
codifier et diffiser un certain nombre de « bonnes pratiques », notamment au plan international.
a. Une tendance générale : l’importance croissante prise par la question du contrôle des résultats
En ce qui concerne tout d’abord l’attitude des chercheurs eux-mêmes, il est vrai qu’un chercheur –
notamment en France – tend spontanément plutôt à privilégier la publication de ses résultats plutôt que la
restriction de l’accès via certains outils de propriété intellectuelle. Dans cette perspective, certains
chercheurs choisissent délibérément de mettre le produit de leurs travaux sinon dans le domaine public, du
moins d’en accorder l’accès sous licence gratuite, ce qui n’a donc rien à voir avec d’éventuelles dispositions
qui imposeraient auxdits chercheurs de renoncer à leurs droits patrimoniaux pour la raison qu’ils sont
financés sur fonds publics. Il faut cependant rappeler qu’en France, un chercheur du secteur public n’est
pas libre de divulguer son invention à sa guise : la décision concernant l’éventuelle appropriation et la
protection appropriée appartient à l’institution qui l’emploie.
En Allemagne, il en a longtemps été autrement car les universités n’ont traditionnellement pas eu la
possibilité juridique de déposer elles-mêmes des brevets, alors que les professeurs allemands pouvaient
déposer des brevets en leur nom propre ou bien vendre leurs droits de propriété intellectuelle à des
entreprises1. Ce système du « privilège des professeurs » (Hochschullehrerprivileg) a toutefois été aboli en
février 20022. En Suède, il existe toujours mais la question de son abrogation est actuellement soulevée.
Dans le cas de l’Allemagne, cette suppression a visé à permettre aux universités de se doter des
infrastructures nécessaires en matière de cession de licence et de transferts technologiques.
Les Etats-Unis ont connu une évolution similaire depuis l’introduction du Bayh-Dole act de 19803, qui a
attribué aux universités et aux chercheurs la propriété de leurs inventions, même lorsqu’il s’agit de
recherche financée sur fonds publics. Par ce biais, les pouvoirs publics y ont incité fortement les chercheurs
des universités et des laboratoires publics à davantage valoriser les résultats de leurs recherches,
notamment via les brevets et des accords de licence plus ou moins exclusifs.
b. Une grande diversité de pratiques et de recommandations, au plan mondial
Dans les faits et y compris au sein d’un même pays tels que les Etats-Unis, les possibilités d’accès à ces
résultats sont toutefois accordées de façon plus ou moins plus restrictive et à un prix plus ou moins élevé.
Dans certains cas – comme par exemple à l’université de Stanford –, les licences sont accordées de façon
non exclusive et à bas prix, afin de favoriser une large diffusion. En matière de génie génétique, le fameux
brevet accordé à H. Boyer et S. Cohen en 1978 a ainsi rapporté des dizaines de millions de $ à cette
université, après avoir été accordé sous licence non exclusive et à un prix relativement faible. Dans le cas
des National Institutes of Health (NIH), de même, la majorité des licences accordées le sont à titre non
exclusif et vis-à-vis de PME. Dans d’autres cas, les pratiques semblent cependant plus restrictives, par
exemple concernant le transfert de matériel biologique à des tiers, en raison de la signature de certains
1
Cf. Meyer-Krahmer, F., Schmoch, U., « Science-based technologies: university-industry interactions in four fields »,
Research Policy, vol. 27, n° 8, 1998, p. 835-851 (ici : p. 837).
2
Cf. Bundesministerium für Bildung und Forschung [dir.] (2003), Zur technologischen Leistungsfähigkeit Deutschlands
2002, rapport effectué sous la coordination de l’ISI, l’IWW et le NIW, Bonn, février (p. 152).
3
Voir, dans la section précédente, le point 1. (« Pourquoi et dans quelle mesure protéger et valoriser les résultats de la
recherche publique ? »).
184
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
« accords de transfert de matériel » (MTA : material transfer agreement). Par ailleurs, il semble qu’outreAtlantique, les universités tendent à attaquer en justice les entreprises qui utilisent leurs brevets sans leur
accord.
Concernant l’accès aux résultats de la recherche financée sur fonds publics, un certain nombre de
stratégies ou de dispositifs ont été adoptés ou proposés, notamment afin de faciliter les échanges en
amont et pour favoriser ensuite les processus de développement, en aval, comme dans le cas des
bibliothèques de molécules du CNRS. Dans cette perspective, certains organismes publics impliqués dans
le domaine du vivant – tels que l’INRA ou le CIRAD, en France – oeuvrent en faveur de dispositifs de type
« panier de brevet » (patent pool) ou « chambre de compensation » (clearing house). Comme ceci est par
ailleurs le cas dans l’industrie de l’électronique grand public1, lesdites communautés de brevet (patent
pool) visent à améliorer la diffusion des résultats produits. Quant aux centres d’échange de brevets
(clearing houses) évoquées, il s’agit là aussi, pour ainsi dire, de clubs de « gestion collective »2 de la
propriété intellectuelle ; ce type de solution est en particulier déjà pratiqué aux Etats-Unis, via les trente
universités réunies au sein de l’université de Californie, qui font ainsi en sorte de gérer en commun leurs
informations et de définir des règles communes pour éviter de trop larges exclusivités et pour peser
davantage face à des grands groupes tels que Monsanto ou DuPont3.
Dans une perspective similaire, plusieurs tentatives ont été lancées depuis quelques années, à l’initiative
de divers pays, institutions publiques ou organisations non gouvernementales, afin de promouvoir
certaines règles ou d’encadrer les stratégies suivies par les différents organismes publics de recherche
(encadré 36, ci-dessous). Il pourrait en découler la codification progressive de principes généraux visant à
(ré)concilier les besoins de valorisation avec la nécessité de maintenir une science ouverte.
Encadré 36 : Diverses initiatives récentes visant à maintenir le caractère ouvert de la science, face aux
besoins de valorisation de la recherche
Ces derniers temps, diverses initiatives ont proposé un certain nombre de ré-aménagements visant à préserver le
caractère ouvert de la science, notamment face aux besoins de valorisation de la recherche.
Il y a quelques années, à l’instigation de la Commission européenne, un rapport est notamment parvenu à la
conclusion que la propriété des résultats – de même que la responsabilité de leur exploitation – issus de la
recherche financée sur fonds publics devrait en principe être conférées à l’organisme qui mène la recherche, sous
réserve de certaines restrictions de base. En particulier, le propriétaire de ces résultats devrait soit les exploiter
lui-même, soit accorder à leur propos des licences requérant que le licencié les utilise de son côté avant un certain
délai. En outre, celui qui se voit attribuer des droits exclusifs, via une licence, sur des résultats issus de la
recherche financée sur fonds publics, ne devrait pas s’en servir pour bloquer d’autres recherches financées sur
fonds publics4.
Outre-Manche, le rapport Keeping science open publié par la Royal Society en 2003 est allé dans ce sens5.
Outre-Rhin, en 2004, la société Max Planck a obtenu du gouvernement fédéral 6,1 millions d’euros pour son projet
eSciDoc, qui vise à garantir le libre accès aux travaux publiés par ses quelque 80 instituts. Ce projet s’inscrit dans
le cadre d’une initiative globale de diffusion des résultats de la recherche financée sur fonds publics6.
Dans le domaine des initiatives les plus radicales, il faut aussi mentionner qu’un projet de traité international a été
soumis à l'OMS en 2004 – avec le soutien de plusieurs ONG et de différents représentants du monde politique,
scientifique et associatif – qui, entre autres propositions, réclame que soit interdite la brevetabilité des résultats
de la recherche médicale financée sur fonds publics7, afin de faciliter l’accès des pays pauvres aux médicaments ;
selon ce projet, les pays signataires devraient de la sorte pouvoir accéder à ces résultats librement et moyennant
1
Sur l’utilisation des patent pools par les entreprises, dans ce type de secteur, voir la sous-section 2 (« Le rôle de la PI
dans la logique d’innovation en réseau »), dans la section II du chapitre précédent.
2
Dans ce contexte, cette expression est due à Trommetter, M., « Evolutions de la R&D dans les biotechnologies
végétales et de la propriété intellectuelle », in : Frison-Roche, M.-A. [dir.], Droit et économie de la propriété
intellectuelle, LGDJ, Paris, 2005, p. 319-337.
3
Outre l’article mentionné de M. Trommetter, ce paragraphe et le précédent se fondent principalement sur Claeys (A.),
Les conséquences des modes d’appropriation du vivant sur les plans économique, juridique et éthique, Office
parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, rapport n° 1487 de l’Assemblée nationale et
n° 235 du Sénat, mars 2004 (p. 17, 79, 81-84).
4
Cf. John Adams, « The Etan report ‘strategic dimensions of intellectual property in the context of S & T policy’ »,
Technology,
Innovation
and
Society,
vol.
16,
n° 1,
printemps
2000,
p. 16-17
(http://www.foundation.org.uk/pdf17/TIS0001Spring.pdf).
5
The Royal Society, Keeping science open: the effects of intellectual property policy on the conduct of science, Londres,
avril 2003 (www.royalsoc.ac.uk/).
6
Cf. « Germany adds its plank to the open-access platform », Nature, (431), 7011, 21 octobre 2004, p. 890.
7
Voir l’article paru sous le titre « Un traité international pour sortir la recherche du système des brevets » dans
L’Humanité, le 13 octobre 2004 (http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-10-13/2004-10-13-405325).
185
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
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un coût proportionné à leur niveau de développement. Il faut aussi signaler que, dans un registre proche, un projet
de traité sur « l’accès aux connaissances » a été soumis à l'OMPI en 20051.
Plus récemment encore et cette fois au sein de l’OCDE, une initiative lancée par les Néerlandais a produit des
lignes directrices (guidelines) sur l’accès aux résultats de la recherche financée sur fonds publics, dans le domaine
du génie génétique2.
3. Les hypothèses d’évolution retenues
H31 : Un accès quasiment libre à la recherche financée sur fonds publics : un risque de perte de
contrôle sur l’utilisation des résultats
En France, au nom de principes (éthiques) d’ordres divers, les laboratoires public adoptent une politique
très libérale, au sens d’une action visant essentiellement à alimenter le domaine public, quitte à voir les
résultats de leurs recherche être appropriés par des tiers et donc quitte à perdre le contrôle sur l’utilisation
de leurs résultats. Dans cette éventualité, qui relève moins du modèle de la « science ouverte » que d’une
logique d’abandon, les fonds publics accordés par des instances nationales et financés par les
contribuables résidents tendent à profiter largement à des entreprises étrangères, européennes ou non. Au
plan international, certes, le projet de traité visant à interdire la brevetabilité des résultats de la recherche
financée sur fonds publics finit par aboutir, concernant le domaine des médicaments3. Les organismes
publics français de recherche se trouvent malgré tout défavorisés par rapport à leurs homologues d’autres
pays et notamment des Etats-Unis, qui poursuivent une politique globalement plus restrictive, sur ce plan.
Dans ce contexte, les résultats de la recherche publics sont quelque peu sous-utilisés en France, au regard
de leur potentialités. Même si cette hypothèse d’évolution peut être considérée comme peu probable à
l’échelle du monde entier, elle peut être considérée comme une sorte d’évolution « au fil de l’eau », à
l’échelle de la France, par accentuation de certaines tendances latentes dans l’Hexagone et dans certains
autres pays européens.
H32 : Des conditions d’accès subordonnées à une logique de retour sur investissement, en particulier
à l’échelle nationale
Après la tendance à la libéralisation des pratiques observée pendant les années 1990, le mouvement
s’inverse et tend au contraire à favoriser une diffusion assez ciblée des résultats de la recherche financée
sur fonds publics. Les organismes publics de recherche et d’enseignement supérieur se trouvent fortement
incités à protéger le plus possible les résultats de leur recherche. Par suite, ils accordent une nette priorité
à la protection de la propriété intellectuelle, en particulier en misant sur le brevet. Les instances publiques
s’orientent alors vers une logique de retour sur investissement à l’échelle nationale, afin de tirer des
revenus des résultats de la recherche publique. Dans une optique de maximisation des revenus, le nombre
des destinataires de ces résultats n’est toutefois pas forcément réduit et, de façon liée, les licences
exclusives ne constituent pas ici la seule option.
H33 : Une PI utilisée avec discernement, de façon à concilier le maintien d’une science ouverte avec
les nécessités de la valorisation
La propriété intellectuelle est utilisée avec discernement, de façon à ménager un bon équilibre entre, d’un
côté, les besoins de diffusion et de valorisation des résultats de la recherche et, de l’autre, avec la nécessité
de maintenir une science suffisamment ouverte. De la part des organismes publics, le recours à la propriété
intellectuelle est alors motivé moins par le souci de toucher des revenus directs par la cession de licences
que par le besoin d’afficher des résultats, dans une logique de crédibilité et de positionnement vis-à-vis
d’autres laboratoires concurrents ou bien vis-à-vis de tel ou tel partenaire industriel ou financier. L’éventuel
retour sur investissement de la recherche publique se trouve désormais géré au minimum à l’échelle
européenne, tant les chercheurs du secteur public sont enclins à une logique d’ouverture. En France, des
organismes publics de recherche ont défini des règles concernant leurs liens avec les entreprises, en
particulier sous l’angle de l’accès aux résultats de la recherche et notamment pour que certains principes
prévalent parfois sur la seule logique du retour sur investissement. Des programmes européens contribuent
eux-mêmes à favoriser l’adoption de ce type de principes, ainsi que les échanges de bonnes pratiques, sur
ce plan, entre les différents laboratoires. A l’échelle de certains domaines de connaissance ou de certaines
technologies, de même, des dispositifs tels que les paniers de brevet (patent pool) ou les centres
1
Cf.
le
texte
suivant :
Treaty
on
access
to
knowledge,
daté
du
9
mai
2005 (http://www.cptech.org/a2k/consolidatedtext-may9.pdf). Ces deux projets de traité sont notamment mentionnés
par Philippe Aigrain, Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l'information et à la propriété
intellectuelle, C & F Éditions, 2005 ; http://cfeditions.com/pidev/chapitres/aigrain.html#n2).
2
Cf. OCDE, Lignes directrices relatives aux licences sur les inventions génétiques, Paris, 2006.
3
Voir, ci-dessus, l’encadré 36.
186
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
d’échange de brevets (clearing houses) sont généralisés à l’échelle non seulement de la France mais aussi
de l’Europe, ce qui permet d’atteindre la taille critique nécessaire dans les domaines en question.
IV. Le statut et l’ampleur de l’exception de recherche et d’enseignement
Mise à part la question de l’accès aux résultats de la recherche financée sur fond publics, qui concerne
l’aval de la recherche et surtout le point de vue de l’utilisateur extérieur au monde de la recherche, il
convient de s’interroger aussi sur la question symétrique, cette fois à travers le regard du chercheur ou de
l’enseignant et en amont, en considérant le savoir comme un intrant (input) nécessaire aux activités de
recherche ou d’enseignement. Renvoyant à la notion d’exception (ou exemption) d’enseignement et de
recherche, cette interrogation porte sur les conditions dans lesquelles les chercheurs et/ou enseignants du
privé comme du public, pour leurs besoins pédagogiques et de recherche, peuvent accéder librement au
savoir breveté et, plus largement, aux connaissances protégées par la propriété intellectuelle.
En la matière, il s’agit de la sorte non seulement des dispositions légales mais aussi de leur mise en œuvre
car si cette exception est en général considérée comme fondamentale par les experts et les utilisateurs de
la propriété intellectuelle, peu de gens savent précisément ce qu’elle recouvre, comment elle est vraiment
utilisée et quels sont les difficultés qui s’y rapportent. Ceci conduit à montrer que des dispositions
distinctes et des problèmes spécifiques correspondent aux questions de recherche (notamment en matière
de brevet) et aux questions d’enseignement (surtout concernant le droit d’auteur), avec des cas de
jurisprudence ou des litiges potentiels concernant principalement les domaines du médicament et du
logiciel. En outre, il importe de préciser si l’exemption de recherche, dans les cas où elle s’applique, vaut de
la même manière pour les laboratoires publics et les laboratoires privés. Avant d’y venir, des éléments de
comparaison internationale permettent de se faire une première idée de cette problématique et des
contrastes observés à ce sujet entre les principaux pays industriels.
1. Les dispositions en vigueur en France et à l’étranger : contrastées et évolutives
a. La situation en France, aux termes de la loi et de la jurisprudence
En France, et indépendamment d’autres types d’exceptions spécifiques au domaine du droit d’auteur et des
droits voisins1, l’article L. 613-5b du code de la propriété intellectuelle classe parmi les dérogations les
« actes accomplis à titre expérimental qui portent sur l’objet de l’invention brevetée ». Sur cette base, la
jurisprudence a été plutôt restrictive : elle s’applique à l’« usage privé » et exclut les utilisations à « but
commercial », même si cette notion de but commercial n’est pas bien définie dans le droit français. Dans
l’esprit de la loi, il est supposé qu’il n’y a pas de but commercial, puisqu’il y a expérimentation ; en tout cas,
dès qu’il y a but commercial, l’idée d’expérimentation s’y trouve exclue. Dans la pratique, cette exception
ne débouche malgré tout que sur peu de problèmes de nos jours, notamment dès lors qu’il s’agit
d’améliorer une invention brevetée afin d’en tirer un nouveau procédé, une nouvelle application ou une
nouvelle formulation. Lesdites améliorations sont elles-mêmes brevetables et, in fine, cette exception
d’expérimentation n’entraîne dans l’ensemble guère d’impacts sur la recherche.
Dans notre pays, en outre, d’autres aspects spécifiques concernent le cas des médicaments. Il s’agit tout
d’abord d’un amendement du code de la santé publique, qui a introduit en décembre 2003 une disposition
similaire à celle qui existe déjà Outre-Atlantique et qui autorise à déposer un dossier d’autorisation de mise
sur le marché (AMM) d’un médicament générique avant l’expiration du brevet protégeant le médicament
original (princeps). Certes, il subsiste de nos jours une incertitude concernant les études et essais
préalables à l’obtention d’une AMM : doivent-ils être considérés comme contrefaisants ou non ? La
transposition de la directive européenne 2004/27/CE, qui vise à harmoniser les différentes pratiques en
matière de médicaments à usage humain, devrait toutefois régler ce problème, en considérant que la
réalisation de ces études cliniques n’est pas contraire au droit de la propriété intellectuelle2. En l’espèce, il
ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une exception de recherche mais d’une exception
1
Voir ci-avant, le point 3 de la section IV (« Le champ et la nature de la propriété littéraire et artistique en Europe ») du
chapitre 2.
2
Cf. les analyses présentées par A. Gallochat dans le cadre de la conférence organisée à Madrid, les 18-19 mai 2006 sur
le thème « Research use of patented inventions », par le conseil national espagnol de la recherche scientifique (CSIC),
l’office espagnol des brevets et des marques (OEPM) et l’OCDE, avec l’appui de l’OEB
(http://www.oecd.org/dataoecd/20/10/36815974.pdf).
187
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
d’expérimentation en vue de la mise sur le marché, pour la préparation d’un dossier d’autorisation de mise
sur le marché (AMM). Cette servitude nouvelle peut être assimilée à une licence obligatoire pour des
objectifs de santé publique. Il s’agit clairement d’une exception supplémentaire. En effet, préparer un
dossier d’AMM simplifié ne vise pas à des fins de recherche mais à réaliser des essais concernant tel
médicament breveté et dont le brevet s’approche de son terme, afin de pouvoir commercialiser dès que
ledit médicament devient générique. A l’origine, il s’agit en fait d’une disposition qui remonte au 19e siècle,
qui existe encore un peu dans l’homéopathie et qui vise à préserver l’art du pharmacien et le secret du
médecin.
b. La situation à l’étranger, notamment dans les autres principaux pays de la Triade
A l’étranger, la situation est caractérisée par une grande diversité, selon les pays considérés. De manière
générale, la jurisprudence se limite essentiellement au domaine pharmaceutique et ne permet pas toujours
de délimiter clairement l’étendue effective de l’exception de recherche. Dans des pays tels que l’Espagne
(et la France), les dispositions concernant l’« usage privé » correspondent à l’idée qu’il n’est pas possible
de contrôler cet usage, alors qu’en Allemagne et dans les pays nordiques, elles sont justifiées par l’idée
que la sphère privée ne doit pas être violée. A cet égard, il faudrait ainsi distinguer la propriété industrielle
de la propriété littéraire et artistique car, dans ce dernier domaine, l’approche allemande et nordique
renvoie ainsi à l’idée que des libertés publiques sont en jeu. Concernant le système des brevets, en tout
cas, la diversité des situations observées entre les différents pays européens explique que les fabricants de
médicaments génériques adoptent des stratégies très différentes selon les pays. Au total, malgré tout,
l’exception de recherche se révèle être largement établie en Europe – au point qu’elle s’applique même
parfois à des activités de recherche effectuées à but commercial – et au Japon mais beaucoup moins
nettement aux Etats-Unis (encadré 37).
Encadré 37 : Le champ d’application de l’exception de recherche en Europe, aux Etats-Unis et au
Japon : une grande diversité de situations
- Le cas de l’Allemagne
En Allemagne, l’article de la loi est fondamentalement le même qu’en France mais le champ de l’exemption de
recherche est interprété de façon plus large, dans le domaine pharmaceutique. Au vu de la jurisprudence, il inclut ainsi
non seulement non seulement les dossiers d’AMM pour les médicaments génériques mais aussi le développement de
nouveaux médicaments via la mise au point de nouvelles indications pour des substances déjà brevetées. Il y est
considéré que ce qui prime est le souci de tester la viabilité et le potentiel de ce développement, indépendamment du
fait que ce dernier poursuit un objectif commercial ou non.
- Le cas du Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, la section 60-5 du Patent Act comporte deux dispositions jugées en principe indépendantes l’une de
l’autre avec, d’un côté, les cas d’expérimentation privée et sans but lucratif, et, de l’autre, les cas d’expérimentation
relatifs à l’invention couverte par le brevet (« for experimental purposes relating to the subject matter of the
invention »). Par conséquent, le critère de l’objectif non lucratif n’y constitue pas le seul repère. Dans la première
disposition, un autre point important concerne le fait que l’expérimentation soit menée à titre privé.
- Le cas du Japon
Au Japon, le régime d’exception bénéficie à trois types d’expériences, aux termes de la loi. Dans le premier cas, il s’agit
du lien avec le système d’opposition : un tiers doit pouvoir accéder au contenu du brevet pour en mettre la validité à
l’épreuve et pouvoir éventuellement y faire opposition. Dans le deuxième cas, il s’agit de pouvoir faire fonctionner
l’invention brevetée, notamment avant de signer des accords de licence avec l’ayant-droit. Dans le troisième cas, enfin,
il s’agit de développer et d’améliorer l’invention brevetée (section 69-1 de la loi japonaise).
- Le cas des Etats-Unis
Aux Etats-Unis, par contraste, le champ d’application de l’exception de recherche se révèle nettement plus réduit qu’en
Europe ou qu’au Japon. L’exception n’y est couverte par une loi que dans le domaine pharmaceutique, ce qui permet
aux producteurs de médicaments génériques d’y obtenir la bio-équivalence avant que les brevets couvrant les
médicaments princeps n’arrivent à leur terme. Les autres domaines y sont régis par la jurisprudence. Depuis le 19e
siècle, la jurisprudence permet aux chercheurs de ne pas tomber sous le coup de la contrefaçon lorsqu’ils utilisent des
inventions protégées par la propriété intellectuelle, tout du moins dans la mesure où il s’agit de buts d’ordre
« philosophique », c’est-à-dire pour satisfaire une curiosité d’ordre scientifique et sans but lucratif. Cette situation peut
être illustrée par le cas d’une technique d’analyse biologique. Concernant des récepteurs cellulaires relatifs à une
prédisposition au cancer du sein (BCR), le chercheur est autorisé à faire de la recherche sur le procédé protégé luimême (pour vérifier si le procédé est conforme, si telle ou telle convention est appliquée, etc.) ou bien dans le cadre de
recherches qui ne portent pas sur l’objet même du brevet (en l’espèce un test de prédisposition au cancer du sein), par
exemple pour des besoins de recherche en bactériologie (en développant ce procédé lui-même plutôt qu’en achetant
tel kit ou réactif du commerce, etc.). Un changement important a cependant marqué la jurisprudence, en 2002,
lorsqu’une décision de la Court of Appeal of the Federal Circuit (CAFC) a restreint le champ de cette exception, à savoir
l’affaire Duke University versus Madey. Ceci renvoie cependant à la situation spécifique des Etats-Unis, où les
universités et organismes publics de recherche misent de plus en plus sur la propriété intellectuelle et sur la
commercialisation de leurs résultats, y compris en accordant des licences sur leurs outils de recherche (research tools).
Ils tendent par conséquent à être de plus en plus à être considérés comme des concurrents des entreprises privées. Ce
188
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
problème se pose surtout lorsque l’objet protégé consiste en un outil de recherche. A ce sujet – et ce débat va au delà
de la seule exception de recherche –, la question posée est aussi celle de la position à adopter au sujet de ce qu’il est
convenu d’appeler les « infrastructures essentielles »1. Or ce type de problème pourrait à l’avenir devenir de plus en
plus fréquent.
2. Interprétation : une exception cruciale et pourtant exposée à certaines menaces
Bien que l’exception de recherche doive être interprétée, de façon paradoxale, comme faisant partie
intégrante du système de la propriété intellectuelle et notamment du brevet, elle est susceptible d’être
battue en brèche dans un avenir proche, notamment si certaines menaces venues d’outre-Atlantique
devaient se confirmer et gagner l’Europe.
a. Une exception paradoxalement consubstantielle à la logique même du brevet
Même si les éléments de comparaison international qui viennent d’être présentés restent sans doute
quelque peu ambigus, ils font ressortir qu’au fond, l’élément central de l’exception de recherche n’a pas
forcément à voir avec la question de l’exploitation commerciale ou de l’usage privé. En effet, il faut
souligner que l’exception d’expérimentation ne tient guère à des considérations économiques. Par contre,
elle est fondamentale dans la philosophie même du brevet – qui rejoint ainsi celle du contrat social –, qui
impose comme contrepartie de l’octroi du brevet la diffusion du savoir, c’est-à-dire rend possible d’accéder
intellectuellement à l’invention considérée. Or cet accès implique que l’utilisateur puisse valider la teneur
de ladite invention, y compris via l’expérimentation. Il s’agit donc là d’un point structurant, dans la logique
même du brevet, même s’il s’agit bien, au sens strict, d’une exception. En effet, analyser le contenu du
brevet et faire l’expérimentation qui s’y rapporte peut permettre d’identifier d’éventuelles imperfections et,
in fine, de trouver une solution alternative en dehors du brevet donné, à sa périphérie2. Par ce biais, le
système du brevet constitue potentiellement un précieux catalyseur ou accélérateur de l’innovation. Ceci
découle bien de ce que le brevet conduit à réserver l’exploitation économique de la connaissance et non la
connaissance elle-même : déposer un brevet revient à poser une sorte d’acte de connaissance mais
n’implique pas nécessairement d’aller au delà, dans un périmètre réservé. Ceci conduit aussi à souligner
qu’il ne faut pas se focaliser sur le statut de l’utilisateur : l’exemption de recherche est destinée non
seulement aux laboratoires publics de recherche mais aussi aux entreprises privées.
Si l’exemption de recherche est ainsi, paradoxalement, consubstantielle au brevet, elle doit sans aucun
doute rester l’exception et donc être traitée de façon stricte car aller trop au delà de l’exception à titre
expérimental risque de mettre en péril le système du brevet dans son ensemble. En ce sens, il ne saurait
être question d’élargir inconsidérément cette exception et les vrais enjeux portent sur la manière de la
consolider. En France, dans les faits, la jurisprudence ne comporte que de très rares cas connus de litiges
dans lesquels cette exception n’a pas été reconnue par les tribunaux, en l’espèce concernant le secteur
pharmaceutique. Ceci revient à dire que, concernant la recherche publique, il n’y a en fait guère eu de
problème réel en la matière, tout du moins en France et jusqu’à présent.
b. Une exemption de recherche malgré tout susceptible de régresser, du fait de certaines menaces
Il ne faudrait cependant pas en conclure que l’exception de recherche ne menace pas de poser de sérieux
problèmes à l’avenir. Ceci vaut en particulier dans le domaine des biotechnologies, où il est possible
d’opposer schématiquement deux grandes conceptions de cette exemption. Selon la première, qui vaut
dans l’ensemble pour un pays comme la France, un chercheur mène les recherches qu’ils souhaite dans son
propre laboratoire, tant qu’il n’y a pas de valorisation commerciale. Selon la seconde, qui s’applique
généralement aux pays anglo-saxons et à des pays du nord de l’Europe (dont les Pays-Bas), le chercheur
n’a guère que le droit de vérifier dans son laboratoire que l’invention fonctionne. Dans ce second cas de
figure, si le chercheur souhaite réaliser des recherches à partir des informations tirées du brevet, il doit
alors obtenir une licence de recherche de la part du détenteur et cette licence de recherche est alors
d’autant plus indispensable que le laboratoire travaille en partenariat avec un industriel. Cette question
1
A ce sujet, voir en particulier l’affaire IMS Health Services, qui est évoquée ci-avant, dans la section VI (« Les liens
entre la propriété intellectuelle et la politique de concurrence ») du chapitre 2. Un problème similaire se pose
aujourd’hui pour l’ensemble des droits de propriété intellectuelle relatifs à la norme de compression MPEG.
2
Le problème devient alors un problème de relation d’invention à invention mais un dépôt de brevet sur une innovation
dépendante ne constitue pas un acte de contrefaçon. Par contre, le simple fait de déposer une marque peut constituer
un acte de contrefaçon vis-à-vis d’une autre marque.
189
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
contient un véritable enjeu, surtout à terme, d’autant que les grands programmes de génomique
engendrent et continueront d’engendrer de nombreux outils de recherche1.
Certes, au delà de cette opposition schématique, la réalité des faits est évidemment plus subtile car, même
en France, il existe une différence entre, d’un côté, un organisme tel que l’INRA, qui fait de l’exemption de
recherche une interprétation large et, de l’autre, un organisme tel que le CNRS, qui semble en faire une
interprétation plus restrictive. Au sein du monde anglo-saxon, comme vu précédemment, il existe
également des différences, en particulier entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Même dans ce dernier
pays, en outre, la situation n’est pas stabilisée mais évolutive. En 2002, le cas évoqué Duke University
versus Madey y a ainsi été perçu comme une interprétation extrêmement restrictive, par rapport à la
jurisprudence antérieure. A ce propos, il faut replacer ce jugement de la Court of Appeal of the Federal
Circuit (CAFC) dans son contexte actuel, dans lequel l’activité des universités se situe de plus en plus en
aval, à proximité immédiate de l’arène commerciale dans laquelle évoluent les entreprises. En Europe, la
recherche publique travaille davantage en amont, ce qui permet une interprétation plus large de l’exception
de recherche. Le fond du problème est que la loi ne fournit que des principes assez généraux, ce qui laisse
aux tribunaux la charge de les interpréter en fonction de la situation concrète qui leur est soumise. Il ne
faudrait donc pas tenter de généraliser la portée d’une décision de justice donnée, qui ne saurait être que
contingente. Tout est question d’interprétation par rapport aux faits établis.
Ceci étant dit, et donc même si l’exception de recherche ne semble pas vraiment menacée en France à
l’heure actuelle, le nombre de litiges à ce propos pourrait s’accroître sensiblement à l’avenir. A cet égard, le
principal problème de fond concerne sans doute l’imbrication de plus en plus étroite entre la recherche et
l’exploitation commerciale de ses résultats, ainsi que le degré de cloisonnement considéré comme
souhaitable pour éviter que les considérations de propriété intellectuelle ne se propagent aux activités de
recherche proprement dites. Le fait est que la distinction entre la recherche pure – rendue visible
principalement par la publication d’articles scientifiques – et l’exploitation commerciale – via différentes
sortes de contrats – devient de plus en plus difficile à effectuer, y compris dans des domaines tels que les
sciences économiques. Dans les domaines les plus liés à l’immatériel, où il n’est pas nécessaire de
fonctionner sur un mode lucratif, elle est beaucoup moins nette que dans les domaines de l’industrie
manufacturière, où l’activité industrielle et commerciale passe en général nécessairement par des
investissements assez lourds.
3. Des problèmes spécifiques en matière de droit d’auteur et pour les logiciels
Des problèmes spécifiques concernent en effet les domaines les plus en prise sur l’immatériel, en
particulier pour ce qui concerne, d’un côté, les logiciels et, de l’autre, l’exception d’enseignement et de
recherche, sous l’angle du droit d’auteur et des droits voisins.
a. Un cas mettant en cause à la fois le brevet et le droit d’auteur : les programmes informatiques
En pratique, l’exemption de recherche n’existe vraiment que dans certains secteurs. En effet, et alors
qu’elle se révèle relativement facile à appliquer dans le cas de technologies relativement « simples »
(chimie, mécanique, etc.), c’est-à-dire dans des domaines où les brevets se rapportent à des objets bien
délimités les uns par rapport aux autres, elle tend à être plus difficile à mettre en œuvre, voire inopérante,
dans des domaines plus complexes tels que l’informatique.
A titre d’exemple, une personne effectuant une recherche sur un point précis concernant la gestion de la
mémoire dans les systèmes d’exploitation peut avoir besoin de construire un système d’exploitation
complet (parfois afin de l’adapter), c’est-à-dire de recourir à quelque chose qui est susceptible d’être
couvert par des centaines de brevets2. Une autre illustration concerne une recherche qui, afin de développer
un système d’OCR (système de reconnaissance optique de caractères), porte sur seulement un fragment de
la chaîne concernée mais nécessite d’accéder à l’ensemble de la chaîne en question. Pour un tel chercheur,
les risques de blocage sont alors grands, même s’il s’agit, en l’occurrence, de recherche proprement dite et
non de tester en vue de la mise au point d’un produit. Ce problème se pose ainsi particulièrement quand
les brevets portent sur un objet auxiliaire à la recherche, par exemple un outil servant à faire de la
recherche car, si ces outils sont brevetés, leur utilisation nécessite a priori une licence sur ces brevets, dans
l’état actuel du système de propriété intellectuelle. Dans les exemples mentionnés, ceci n’est cependant
1
Cette analyse se fonde en grande partie sur les propos de Gilles Bariteau (INRA), au cours de son audition
réalisée dans le cadre du groupe PIETA, le 6 avril 2004.
2
Il s’agit donc ici d’une hypothèse dans laquelle lesdites inventions mises en œuvre par ordinateur sont brevetées.
190
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
pas une question d’outil mais de contexte de l’expérimentation et, en l’espèce, l’exemption de recherche ne
s’applique guère. En d’autres termes, le problème se pose pour des inventions brevetées qui, sans
constituer l’objet même de la recherche considérée, servent dans le contexte de la recherche, en situation,
ce qui arrive dans le cas des systèmes complexes car l’exemption de recherche ne s’applique qu’aux
recherches portant sur la chose brevetée.
Au delà, le droit des brevets et le droit des bases de données pourraient aussi déboucher sur ce type de
problème à terme, dans la mesure où ils vont de façon croissante interférer avec des publications
scientifiques qui vont de plus en plus combiner texte, données et programmes informatiques. En guise
d’exemple, un informaticien ayant développé un navigateur (de type Firefox ou autre) aura, pour ce faire,
utilisé de nombreux composants, de sorte que, lorsqu’il voudra diffuser ses résultats pour les valider, il
diffusera un programme utilisable et pourra être dès lors être accusé de contrefaçon. D’autres
considérations donnent cependant à penser qu’à l’avenir, les problèmes les plus fréquents sur ce type de
sujet concerneront moins le brevet que le droit d’auteur et les droits voisins (dont le droit des bases de
données). A ce sujet, les adversaires de la brevetabilité des logiciels reconnaissent qu’un tel risque de
blocage peut a priori apparaître tout aussi bien du fait du droit d’auteur que du fait du brevet mais ils
estiment que le droit d’auteur, contrairement au brevet, n’empêche pas de reconstituer un environnement
de façon indépendante. Selon eux, le problème se pose par exemple s’il s’agit d’étudier les effets de telle
saisie de l’image sur le phénomène de reconnaissance de caractères qui vient derrière, et s’il se trouve que
le mécanisme de saisie de l’image est breveté : le brevet serait alors bloquant, quelle que soit la façon dont
on le met en œuvre, alors qu’avec une protection par le droit d’auteur, il serait possible au chercheur
concerné de reprogrammer ce système de façon indépendante1.
Concernant le cas particulier des logiciels, en outre, la situation présente – qui se caractérise de facto par
une double protection à la fois par le brevet et le droit d’auteur – peut entraîner des effets paradoxaux,
même s’il est possible d’affirmer que ces deux outils de propriété intellectuelle ne s’attachent pas
strictement aux mêmes objets concrets. En tout cas, lorsque l’invention mise en œuvre par ordinateur passe
par une écriture, il se trouve que l’exception d’expérimentation existe en matière de brevet mais non en
matière de droit d’auteur. Par suite, un chercheur qui voudrait se retrancher derrière l’exception
d’expérimentation au titre du brevet pourrait ainsi se voir reprocher d’être un contrefacteur au titre du droit
d’auteur ! A cet égard, certains défenseurs de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur
ont beau jeu de critiquer le caractère partiellement restrictif du droit d’auteur (ou du copyright), dans la
mesure où ce dernier, contrairement au droit des brevet, ne comporte pas d’obligation de divulgation du
savoir. Sans prendre parti à cet égard, certains experts soulignent en tout cas qu’au plan européen, si
jamais devait être formellement obtenue la double protection des inventions mise en œuvre par ordinateur
à la fois par le brevet et par le droit d’auteur, il faudrait de toute façon pouvoir gérer ce type de problème,
qui, pour la propriété intellectuelle dans son ensemble, relève moins de la technique juridique que de choix
de société.
b. Quelle exception pédagogique, sous l’angle du droit d’auteur ?
Enfin, concernant la question plus large de l’exception de recherche et d’enseignement, il faut souligner
qu’il existe une différence entre, d’un côté, le domaine du brevet, où l’exception évoquée se trouve –
comme il a été rappelé – au cœur même de l’institution et, de l’autre, le domaine dit de la propriété
littéraire et artistique. En effet, et alors que dans la tradition du copyright, il existe depuis les origines l’idée
que l’une des fonctions du système réside dans la diffusion du savoir, il n’existe encore rien de tel dans la
sphère du droit d’auteur, tout du moins dans la tradition française. Cette question se trouve aujourd’hui
dans le débat et l’Allemagne – pays qui partage à ce sujet une philosophie globalement similaire à celle de
la France – bénéficie déjà d’une longue tradition en la matière, comme l’ont montré certains travaux2.
Au delà du seul brevet, la question plus large consiste ainsi à savoir s’il y a – ou s’il convient d’avoir – une
servitude pour les besoins de la recherche et/ou de l’enseignement. Elle peut se poser tant pour des
logiciels que pour des ouvrages scolaires et universitaires plus traditionnels. Concernant le droit d’auteur,
l’exception d’enseignement existe déjà dans certains pays, ce qui n’a pas été le cas en France, tout du
moins par la voie légale et jusqu’à présent. Il faut en effet rappeler que si l’exception pédagogique n’existe
encore dans notre pays que par la voie contractuelle, du fait d’accords conclus entre le ministère en charge
de l'Education nationale et les ayants droit (acteurs de l’audiovisuel et du cinéma, de l’édition littéraire, de
1
Sur les avantages et les inconvénients respectifs du droit d’auteur et du brevet en matière de biens numériques, voir
aussi, ci-avant, la section II. du chapitre 4.
2
Voir l’article de Christophe Geiger, « Les exceptions au droit d'auteur à des fins d'enseignement et de recherche en
droit allemand », Propriétés intellectuelles, n° 5, octobre 2002.
191
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
la presse, de l’informatique et du multimédia), la loi DADVSI votée au premier semestre 2006 a conduit à
adopter le principe d’une exception légale, à partir du 1er janvier 2009, c’est-à-dire à l’issue des accords en
questions. Une fois ce principe admis, il reste à en définir les modalités concrètes. A cet égard, il est clair
qu’utiliser systématiquement, sans autorisation ni contrepartie financière, pour une tâche d’enseignement,
tel ouvrage conçu à cet effet relève du « piratage » à l’état pur. Par contre, il peut sembler légitime d’être
autorisé à reproduire telle page de tel ouvrage pour tel cours. A cet égard également, il existe une très
grande diversité de situations au sein de l’UE.
Ce problème pose notamment la question de savoir où s’arrêtent précisément les missions des enseignants
car, dans le champ de leurs missions propres, les agents publics n’ont en principe pas de droits à
revendiquer. Pour les professeurs de certaines disciplines, la doctrine actuelle veut que ce qui est dû à la
République soit seulement le cours oral. Au delà des enseignants, ces problèmes soulèvent évidemment
d’importants enjeux économiques pour le domaine de l’édition scientifique.
4. Les hypothèses d’évolution retenues
Ces analyses donnent à penser qu’à l’horizon d’une quinzaine d’années, l’exception d’enseignement et de
recherche est susceptible de bénéficier d’un statut et d’une ampleur plus ou moins forts. Ceci peut survenir
du fait d’une interprétation plus ou moins large de cette exception. Toutefois – dans la mesure où la
question est binaire : un cas relève de l’exception ou non – , l’évolution peut être envisagée plutôt en
fonction du nombre d’exceptions, c’est-à-dire eu égard au fait que le nombre de types d’exemption peut
être modifié à la hausse comme à la baisse, par rapport à la situation actuelle. Les trois hypothèses
retenues portent principalement sur le système du brevet mais s’appliquent aussi, plus largement, à
d’autres outils de propriété intellectuelle, dont le droit d’auteur.
H41 : Statu quo : une exception d’enseignement et de recherche de portée inchangée
Un premier cas de figure correspond grosso modo au statu quo, par rapport aux dispositions déjà en
vigueur ou décidées actuellement. L’exception d’enseignement et de recherche est globalement consolidée
là où elle existe, en particulier en Europe. Il est en particulier rappelé l’importance du principe selon lequel,
en toute rigueur, un brevet ne peut empêcher quiconque de faire de la recherche, même s’il peut empêcher
l’exploitation des résultats de la recherche. Dès lors, il est considéré que, par rapport à la situation actuelle,
élargir ou réduire la portée de cette exception n’est pas opportun car risquerait d’entraîner un basculement
fâcheux de l’ensemble du système. Si l’exception d’enseignement et de recherche est maintenue en France
à peu près inchangée dans le domaine du brevet, elle y est introduite légalement dans le domaine du droit
d’auteur, conformément aux dispositions prévues par la loi DADVSI votée au premier semestre 2006.
H42 : Une exception interprétée plus largement (en particulier pour permettre l’accès au savoir,
conformément à la philosophie de base du brevet)
Une deuxième configuration constitue en grande partie une réaction à la situation – observée actuellement
et qui pourrait s’amplifier à l’avenir– concernant la question des séquences génétiques, pour lesquelles il
est alors considéré que le système du brevet permet de réserver un champ inhabituel et, par suite, semble
avoir dévié de sa philosophie initiale, qui aspire à la diffusion du savoir. L’évolution envisagée ici, qui
corrige ce risque de dérive, consiste moins à étendre le statut de l’exception d’enseignement et de
recherche qu’à permettre le passage d’une exception d’expérimentation à une exception d’accès légitime à
la connaissance. En d’autres termes, il s’agit de permettre non seulement la compréhension exacte de
l’objet protégé mais aussi, au delà, l’accès global au savoir. La question ne concerne donc pas spécialement
les outils de recherche, qui ont une fonction instrumentale ; elle a plutôt un but cognitif. Dans l’exemple
d’un brevet portant sur la construction d’un télescope, l’exception ne consiste alors plus seulement à
vérifier le comportement de cette lunette mais aussi, au delà, à accéder à la connaissance de tel ou tel
astre. Par rapport à la situation actuelle, l’exception est ainsi étendue en particulier au champ de ce qu’il
est convenu d’appeler les « infrastructures essentielles », ainsi que vis-à-vis de la recherche publique (afin
d’éviter que surviennent des cas tels que l’affaire Duke University versus Madey).
H43 : Une exception interprétée de façon plus étroite
Dans un troisième cas de figure, enfin, le champ d’application des exemptions d’enseignement et de
recherche tend au contraire plutôt à se réduire. Dans le domaine du brevet, l’exception de recherche tend à
terme à être remise en question au plan international. L’Europe s’aligne assez largement sur les pratiques
plus restrictives observées aux Etats-Unis. Ceci s’inscrit dans un contexte où, dans le prolongement de
réformes telles que le Bayh-Dole Act (1980), les universités se trouvent incitées à empiéter en partie sur le
terrain des entreprises privées, en termes de valorisation marchande de la recherche, de sorte que ces
192
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
dernières se défendent en retour contre les premières, qui leur font ainsi concurrence. Par suite, l’exception
pour usage privé est interprétée de façon plus restreinte et l’interprétation du but commercial se trouve au
contraire étendue, même si l’exception évoquée précédemment au sujet des médicaments génériques reste
inchangée. Cette évolution d’ensemble risque à terme d’asphyxier la recherche fondamentale, ne serait-ce
que dans la mesure où les organismes publics de recherche se trouvent contraints de financer une quantité
croissante de licences de recherche pour pouvoir mener leurs activités.
193
Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Troisième
partie
:
Scénarios
d’ensemble
recommandations de politique publique
et
Chapitre 7. Trois scénarios d’ensemble à l’horizon 2020
Sous la forme de trois scénarios d’ensemble, ce chapitre expose les principaux résultats découlant du
présent travail, dans sa phase de prospective proprement dite. Il se fonde sur les précédents chapitres, à
caractère essentiellement analytique et rétrospectif mais qui ont aussi, pour chaque variable-clé examinée,
avancé des hypothèses concernant les évolutions à venir d’ici 2020. Il pousse cette démarche à son terme,
en explorant les principales configurations que le système de propriété intellectuelle pourrait présenter
pour la France, au sein de l’Union européenne et dans le contexte mondial, d’ici une quinzaine d’années et,
compte tenu de l’évolution des pratiques et des technologies.
Encadré 38 : Construction des scénarios : quelques précisions sur la méthode
Une démarche en trois étapes
Pour les raisons indiquées précédemment1, la méthode des scénarios est considérée comme bien adaptée au présent
sujet. Elle permet de tenir compte d’éventuelles ruptures et d’être attentif à des signaux faibles, à peine détectables
mais qui peuvent à l’avenir déboucher sur des tendances assez fortes. Pour produire ces trois scénarios, trois étapes
ont été nécessaires. La première phase a consisté à découper l’objet considéré – le système de propriété intellectuelle –
en 26 variables-clés regroupées en six dimensions : « Politique internationale », « Juridique », « Socioculturel »,
« Stratégies d’entreprise », « Recherche » et, enfin – pour les questions extérieures à la propriété intellectuelle ellemême – « Contexte général ». Au cours de la deuxième étape, les cinq premières dimensions ont été considérées
comme des sous-systèmes et des scénarios partiels (micro-scénarios) ont été construits, à leur échelle2. Pour chacune
de ces cinq dimensions, lesdits scénarios partiels résultent du croisement des hypothèses d’évolution présentées dans
les chapitres précédents, pour les variables-clés concernées. Dans le présent document, pour éviter des répétitions
fastidieuses, cette étape des micro-scénarios est présentée non pas de façon détaillée mais sous la forme de tableaux
(voir l’annexe 4). Dans un troisième temps, enfin, des scénarios d’ensemble (macro-scénarios) ont été élaborés, par
croisement des différents scénarios partiels qui ont été envisagés pour les cinq dimensions évoquées.
L’ordre de motricité des variables ou dimensions retenues
Parmi ces six dimensions, seule la dernière – celle du « Contexte général » – ne constitue pas un sous-système à
proprement parler car ses quatre variables constitutives (voir, ci-après, les annexes 3 et 4) se situent sur des plans trop
différents (mondialisation, construction européenne, technologie). D’ici 2020, par suite, les hypothèses d’évolution
relatives à ces quatre variables ont été considérées non pas de façon combinée, au sein de scénarios partiels à l’échelle
de cette sixième dimension mais variable par variable, en fonction des articulations les plus plausibles vis-à-vis des
scénarios partiels envisagés pour les cinq autres dimensions. Certaines de ces dimensions ou variables ont dans
l’ensemble été considérées comme plus déterminantes que d’autres, à savoir le « Socioculturel », la « Politique
internationale » et, au sein du contexte général, les deux variables relatives à l’Europe. L’importance des enjeux
internationaux et européens n’a guère besoin d’être justifiée ici en détail : il est clair que la plupart des questions de
propriété intellectuelle se règle désormais au delà de la seule échelle nationale. Quant au choix de mettre l’accent sur
le « Socioculturel », il tient au fait majeur et relativement nouveau, tout du moins depuis une dizaine d’années, à savoir
que la propriété intellectuelle constitue désormais un véritable problème de société, en particulier en matière de droits
d’auteur et de brevets. Par contraste, il est considéré que les autres dimensions (« Juridique », « Stratégies
d'entreprise » et « Recherche ») sont en général moins motrices. Elles doivent en effet s’adapter assez largement à
l’environnement socio-politique qui s’impose à elles, y compris au plan international. A propos des stratégies
d'entreprise, le comportement des grandes firmes a été jugé ici peu discriminant à l’échelle de la France, dans la
mesure où les grandes firmes peuvent en général s’émanciper assez largement du territoire national, si besoin par des
délocalisations d’activité. Les vraies variables de cette dimension portent en fait surtout sur les petites et moyennes
entreprises (PME).
Quant à la construction des scénarios elle-même, elle relève d’une logique combinatoire. Elle repose principalement sur
une exigence de cohérence et de probabilité. La cohérence implique ici non seulement une nécessaire compatibilité
(non contradiction) mais aussi, dans la mesure du possible, un élément d’interaction et de renforcement réciproque,
entre les différentes hypothèses d’évolution considérées. Pour sa part, le critère de probabilité permet d’éliminer un
grand nombre d’éventualités jugées non pertinentes. Enfin, il a été fait en sorte de ne retenir qu’un nombre réduit de
1
Voir ci-avant, l’introduction générale.
Pour en avoir un aperçu dans le cas de la dimension « Politique internationale », par exemple, voir Commissariat
général du Plan, « Quelle politique internationale de propriété intellectuelle d’ici 2020 ? », Regards prospectifs sur
l’État stratège, n° 2, décembre 2004, p. 117-125.
2
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
combinaisons, dans un souci de lisibilité. Au total, les scénarios d’ensemble retenus l’ont donc été pour leur caractère à
la fois cohérent, probable et contrasté.
Le traitement des pouvoirs publics dans ces scénarios
Enfin, qu’en est-il de la place prise par les pouvoirs publics dans ces scénarios ? Il est clair que les scénarios envisagés
n’ont pas la même signification selon qu’il s’agit d’évolutions voulues ou subies ou selon que l’on suppose un Etat
volontariste ou un Etat plus en retrait. Il est cependant judicieux et habituel de ne pas mettre dans les scénarios le
destinataire direct de l’exercice de prospective concerné. A ce stade, par suite, le rôle des pouvoirs publics n’a encore
guère été traité qu’en filigrane ou en creux, le plus souvent. Les différentes politiques que les pouvoirs publics français
peuvent adopter en matière de propriété intellectuelle n’ont ainsi pas été formellement distinguées ; cette question a
été mise en réserve pour la phase ultérieure des recommandations (voir le chapitre suivant). A titre d’exemple, s’il a
déjà été tenu compte explicitement de certains champs de politique publique, par exemple concernant la politique de
concurrence sous l’angle de son impact sur la propriété intellectuelle, l’action publique portant directement sur la
propriété intellectuelle a pour l’instant été laissée en blanc, le plus souvent. De même, les micro-scénarios de la
dimension « Juridique » ont été construits en faisait comme si l’évolution européenne se faisait sans la France, tout en
sachant qu’il n’en est rien en réalité, tout du moins a priori, car l’Union européenne a un statut hybride, mi-exogène, miendogène, c’est-à-dire situé à la fois en dehors du système considéré et en son sein. Jusqu’ici, en d’autres termes, il
s’agit principalement de prospective exploratoire, afin d’identifier des futurs possibles et de défricher des pistes,
davantage que d’une prospective normative, orientée d’emblée en direction d’objectifs à atteindre ou d’écueils à éviter.
Au nombre de trois, les scénarios d’ensemble (macro-scénarios) retenus sont présentés ici dans un ordre
qui pourrait correspondre au déroulement du temps, mais dont la chronologie et la temporalité pourraient
cependant se révéler plus complexe, comme montré ci-après. Au sein de chacun de ces trois scénarios,
l’ordre dans lequel les hypothèses d’évolution et scénarios partiels (micro-scénarios) sont présentées
reflète pour une grande part l’idée d’une hiérarchie par ordre de motricité : les premières éléments
mentionnés tendent a priori à conditionner davantage les suivants que l’inverse, sauf exceptions
mentionnées.
I. Scénario 1 (« Dérive ») : une sorte de course aux armements, par l’exacerbation de
certaines tendances déjà à l’œuvre
Choisissant de partir de la dimension « Socioculturel », le groupe a retenu le scénario partiel M321
(« Indifférence »), qui suppose qu’en France et, plus généralement, en Europe, la société civile ne
s’intéresse guère à la propriété intellectuelle, bien que cette dernière tende à se renforcer. En d’autres
termes, cette relative indifférence constitue ici un élément permissif. Ceci suppose toutefois que perdure
une situation actuelle dans laquelle les organisations non gouvernementales (ONG) demeurent (encore)
relativement à l’écart d’enceintes internationales telles que l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété
Intellectuelle). Sur ce plan, certes, des changements se sont fait jour, ces derniers temps. Jusqu’à présent,
la société civile est cependant demeurée assez peu informée et mobilisée sur les questions touchant à la
propriété intellectuelle, mis à part le nombre restreint de secteurs pour lesquels un début de contestation
s’est déjà fait jour, comme il est souligné ci-après, dans le deuxième macro-scénario.
Concernant la politique internationale de propriété intellectuelle, ce premier scénario repose en outre assez
fondamentalement sur le micro-scénario M14 (« USA »), qui, pour la propriété intellectuelle, correspond à
un accord multilatéral limité au seul brevet, en dehors de l’OMPI et dans la mouvance des pays industriels,
à une domination des conceptions et pratiques actuelles des Etats-Unis, avec notamment une prolifération
de titres de qualité disparate et une libéralisation du commerce des biens culturels, dans le cadre de
l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Le cadre multilatéral est alors supposé persister mais avec
de très fortes dissensions en son sein, notamment en termes de clivage Nord/Sud.
En ce qui concerne les variables de l’environnement général, en dehors des questions de propriété
intellectuelle, le contexte européen correspond alors à une « Une Europe plutôt de type union douanière »
(H23). En l’espèce, il s’agit d’une Europe relativement élargie en termes géographiques mais beaucoup
moins intégrée politiquement qu’économiquement, à travers une approche marchande et une mise en
concurrence des régulations nationales, plutôt « à l’anglaise », sur des questions telles que la fiscalité.
L’Europe voit alors sa puissance technologique et industrielle s’estomper progressivement, au profit
d’autres puissances dominantes. Elle tend en effet à se trouver reléguée au rang de simple sous-traitant, de
marché ou de champ de bataille pour la propriété intellectuelle des pays tiers, dans un contexte où, en
1
Pour le détail des différents micro-scénarios ou hypothèses d’évolution, voir ci-après les tableaux de l’annexe 4.
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Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006
Europe, la politique de concurrence et la politique commerciale extérieure priment largement sur la
politique de recherche et sur les considérations de propriété intellectuelle.
Quant à la capacité d’influence de la France en Europe, elle se trouve elle aussi plutôt affaiblie (H33), par
rapport à la situation actuelle, avec une crédibilité décroissante des pouvoirs publics français, une difficulté
accrue à comprendre ou faire comprendre les enjeux européens dans la société civile, etc. Du reste, dans la
mesure où cette influence se trouve déjà en perte de vitesse, il a été choisi d’écarter l’hypothèse du statu
quo (H32), sur ce plan. En tout cas, tout ceci va également de pair avec une Europe plutôt affaiblie dans un
monde multipolaire (H42), c’est-à-dire avec un processus de polarisation géographique persistant mais
dans lequel les pôles qui comptent sont moins l’Europe que les Etats-Unis et la Chine, ou encore le Japon et
l’Inde. Enfin, il est supposé que le cadre de la propriété intellectuelle n’est guère modifié par le changement
technologique sous ses divers aspects, par exemple dans le cas des dispositifs techniques qui contrôlent
l’accès aux biens culturels numérisés (musique, cinéma, jeux, logiciels, etc.) (H11).
Pour la dimension « Juridique », en conséquence, il est renvoyé à un schéma de « Tropisme
transatlantique » (M22), c’est-à-dire à une situation dans laquelle les contours de la propriété
intellectuelle se calquent notablement sur ceux qui prévalent actuellement aux Etats-Unis. Ceci implique
notamment une large ouverture du champ du brevetable et une application assez souple des critères de
brevetabilité, un champ également croissant pour la propriété littéraire et artistique, un alignement
tendanciel sur la logique du copyright, ainsi que des problèmes d’adéquation entre les outils de la
propriété intellectuelle et la diversité des objets à protéger (problèmes de cumul de droits, etc.). Cette
situation induit également des litiges relativement nombreux et une tendance à la judiciarisation, c’est-àdire une multiplication des procès et un rôle croissant du juge. Dans une relative indifférence de la société
civile, ces évolutions découlent alors des comportements des acteurs de l’économie marchande et
notamment des acteurs dominants que sont les grandes entreprises.
Du côté des « Stratégies d’entreprise », justement, le cas de figure le plus vraisemblable (M41) correspond
alors à une situation dans laquelle l’ensemble des entreprises françaises – y compris les petites et
moyennes (PME) – recourent désormais de plus en plus systématiquement à la propriété intellectuelle.
Celle-là figure ainsi parmi leurs principales sources de revenus, notamment via la cession de licences
(licensing) et sur la base de pratiques comptables harmonisées. Dans un contexte de judiciarisation
croissante, comme le montre la situation actuelle du système de brevet américain, certains usages
stratégiques de la propriété intellectuelle font de cette dernière une sorte de monnaie d’échange, ce qui
incite les entreprises à accumuler les droits de propriété intellectuelle mais risque à la longue d’entraîner
un blocage du système et de freiner l’innovation, du fait d’une hausse des coûts de transaction, au
détriment des entreprises de toute taille. Ceci vaut en particulier dans les secteurs à innovation
incrémentale comme l’industrie de l’informatique et du logiciel, où la commercialisation d’un seul produit
peut parfois nécessiter l’accès à des centaines – voire des milliers – de brevets, ainsi que l’ont noté les
autorités américaines de la concurrence (la Federal Trade Commission), dans un rapport publié à l’automne
2003.
Quant à la dimension « Recherche », l’éventualité la plus probable correspond alors également à un usage
accru de la propriété intellectuelle mais, là aussi, avec, à la clé, des tensions assez problématiques (M52).
En France, dans ce cas de figure, la propriété intellectuelle devient en effet un vecteur prédominant pour la
diffusion et la valorisation d’une recherche publique surtout orientée en fonction d’intérêts industriels et
marchands, au point que les conditions d’accès aux résultats de la recherche publique deviennent
subordonnées à une logique de retour sur investissement, en particulier à l’échelle nationale. Les
laboratoires publics tendent ainsi à se positionner de plus en plus en aval, du côté des débouchés
commerciaux et donc en concurrence avec les entreprises privées. Par contrecoup, une interprétation plus
restrictive tend à s’imposer pour ce qu’il est convenu d’appeler l’exemption de recherche, c’est-à-dire pour
le droit qui a jusqu’à présent permis à des laboratoires publics, dans certains cas, d’utiliser des
connaissances brevetées à des fins de recherche et d’expérimentation, sans avoir ni à obtenir l’autorisation
des ayant-droits ni à leur verser de redevances. Cet amoindrissement progressif de l’exception de recherche
revient en fait à extrapoler – en l’amplifiant – une tendance actuelle de la jurisprudence américaine, depuis
l’affaire Duke University versus Madey, en 2002. Pour ces diverses raisons, ce scénario comporte des
menaces possibles pour la recherche fondamentale dans notre pays, si d’autres pays importants – peut-être
les Etats-Unis eux-mêmes – choisissent pour leur part de ne pas (ou plus) s’orienter dans ce sens.
Dans l’ensemble, ce premier scénario peut être considéré comme assez tendanciel, dans la mesure où il
reflète des tendances sinon lourdes, du moins déjà bien ancrées dans les pratiques et dans les esprits. Il
correspond en tout cas à l’exacerbation de certaines évolutions déjà à l’œuvre – notamment outre-
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Quel système de propriété intellectuelle pour la Franc