Téléchargement Rapport_PIETA_2006
Transcription
Téléchargement Rapport_PIETA_2006
Rapport du groupe de projet PIÉTA (Prospective de la Propriété Intellectuelle pour l’ÉTAt stratège) Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ? Rapporteur : Rémi Lallement (chef du groupe de projet) Paris, 2006 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 2 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Le groupe de travail Le présent document résulte d’un travail collectif. Il se fonde essentiellement sur les travaux effectués dans le cadre du groupe de projet PIÉTA (Prospective de la Propriété Intellectuelle pour l’ÉTAt stratège). Ce groupe s’est réuni près d’une trentaine de fois, entre l’automne 2003 et le printemps 2006, au Commissariat général du Plan puis au Centre d’analyse stratégique. Les membres de ce groupe se sont exprimés à titre personnel et, en particulier pour les agents publics, sans engager leur administration ou organisme d’appartenance. Composition du groupe de travail - Valérie-Laure Bénabou, professeure de droit, directrice du Laboratoire DANTE (Droit des Affaires et Nouvelles TEchnologies) à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines ; - Hacina Benahmed, chargée de mission, Centre d’anayse stratégique, Paris ; - Pierre Breese, président du Cabinet Breese-Derambure-Majerowicz, Paris ; - Maurice Cassier, directeur de recherche au CNRS, sociologue au Centre de recherche Médecine, sciences, santé et société (CERMES), Villejuif ; - Jacques Combeau, directeur délégué à la direction de la propriété intellectuelle chez Air Liquide, Paris ; - Béatrice Dumont, maître de conférences, Centre de recherche rennais en économie et en gestion (CREREG), Université Rennes I ; - Alain Gallochat, conseiller en propriété intellectuelle au Ministère délégué à la Recherche, Paris ; - Mohamed Harfi, chargé de mission, Centre d’anayse stratégique, Paris ; - Rémi Lallement, chargé de mission, Centre d’anayse stratégique, Paris ; - Bernard Lang, directeur de recherche à l’INRIA, Le Chesnay (également vice-président de l’Association Francophone des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres : AFUL) ; - Gisèle Lefèvre, assistante, Centre d’anayse stratégique, Paris ; - Catalina Martinez, économiste à l’OCDE, Paris, puis au conseil national de la recherche, le CSIC, à Madrid; - Hélène de Monluc, chef de bureau, Ministère de la Culture et de la Communication, Paris ; - Rémy Oudart, chargé de mission, Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Paris ; - Heritiana Ranaivoson, stagiaire, doctorant en sciences économiques à l’Université Paris 1 ; - Antoine Schoen, chargé d’études à l’OST, Paris, puis à l’Institute for Prospective Technological Studies (IPTS) de la Commission européenne, Séville ; - Thierry Sueur, directeur de la propriété intellectuelle et directeur des affaires européennes et internationales chez Air Liquide, Paris (également président du COMIPI, au Medef) - Gilles Vercken, avocat au Barreau de Paris (également partenaire du cabinet Denton Salès Vincent & Thomas) - Michel Vivant, professeur de droit et responsable du Master « Créations immatérielles et Droit », à l’Université de Montpellier I Contact : [email protected] Outre les membres de ce groupe de travail, sans lesquels ce document n’aurait pas existé, et outre les personnes auditionnées ou invitées dans le cadre de ce groupe (voir l’annexe 2), il convient de remercier les personnes suivantes, qui ont soit participé à telle ou telle réunion dudit groupe, soit ont contribué – indirectement et à des degrés divers – à alimenter ses réflexions, là aussi à titre personnel et sans engager leur organisme d’appartenance : Dominique Deberdt, responsable de l’Observatoire de la propriété intellectuelle, à l’INPI Bruno Hérault, chargé de mission au Centre d’anayse stratégique Francine Labadie, ex-chargée de mission au Centre d’anayse stratégique (puis au ministère en charge de la Culture) Pierre-Yves Mauguen, chargé de mission au Ministère de la Recherche (direction de la technologie) Marie-Cécile Milliat, chargée de mission au Centre d’anayse stratégique Michel Mirandon, ex-chargé de mission au Centre d’anayse stratégique Dominique Namur, professeur de gestion à l’Université Paris 13 Sandrine Paillard, ex-chargée de mission au Commissariat général du Plan (puis directrice adjointe de l’unité prospective de l’INRA) Grégoire Postel-Vinay, chef de l’Observatoire des stratégies industrielles (Direction générale des entreprises), au Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie François Rouet, chargé de recherche au département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), au Ministère de la Culture et de la Communication Messaoud Zouikri, stagiaire, doctorant en économie à l’Université Paris-Dauphine 3 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Sommaire Introduction………………………………………………………………….………………………………………………………………….……p. 5 Première partie : L’évolution du cadre institutionnel Chapitre 1. Les enjeux internationaux ……………………………………………………………………….………..……p. 15 I. L’orientation générale du cadre juridique multilatéral……………………………………………………………………..……p. 15 II. La position des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral……………………………………………….……p. 20 III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis…………………………………….……p. 24 IV. Les principales positions adoptées par les pays du Sud, face à ceux du Nord……………………..……….……p. 28 Chapitre 2. La dimension européenne…………….………………………………………………………………….……p. 35 I. L’évolution générale de la construction européenne……………………………………………………………………….……p. 35 II. Le cadre européen en matière de propriété industrielle………………………………………………………………………p. 40 III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés en Europe………………………………..…………..…p. 44 IV. Le champ et la nature de la propriété littéraire et artistique en Europe…………………………………………..…p. 49 V. Le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle…………………………………………..…p. 61 VI. Les liens entre la PI et la politique de concurrence………………………………………………………..………………..…p. 65 Chapitre 3. Les marges d’action des pouvoirs publics français ……………………..…………..…p. 71 I. La capacité d’initiative et d’influence de la France dans le monde…………………………..………………………..…p. 72 II. Le système judiciaire et le mode de règlement des litiges de PI en France………………………………..……..…p. 79 Deuxième partie : L’évolution des pratiques Chapitre 4. Les enjeux socioculturels face aux nouvelles technologies….……………...p. 93 I. Les nouveaux défis posés à la PI par le changement technologique ………………………………….……….……...p. 93 II. Le développement des modèles libres, pour les biens numériques………………………………….……….….….p. 109 III. Les attitudes des consommateurs face aux signes distinctifs…………………………………………….………..…..p. 116 IV. Le degré de contestation de la société civile vis-à-vis des valeurs de la PI……………………..….……..….…p. 122 Chapitre 5. Les stratégies d’entreprise……………………………………………………………….…….…..………p.129 I. Les tendances générales de la mondialisation face aux dynamiques territoriales………………….….………p.129 II. Le rôle de la PI dans les nouveaux modes d’innovation et de création ……………….……………………………p. 136 III. L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les PME……….….…..…p. 141 IV. La valorisation de la PI via les accords de licence……………………………………………………………….…..………p. 155 V. La valorisation financière et comptable de la PI………………………………………………………………….………….…p. 164 Chapitre 6. Les questions liées à la recherche publique ………………………………..………………p. 168 I. Le poids de la recherche en France et le partage public/privé de cet effort de recherche…..…………..…p. 168 II. La place relative de la PI dans la diffusion et la valorisation de la recherche publique……..………………p. 174 III. Les conditions d’accès à la recherche financée sur fonds publics…………………………………………………..…p.183 IV. Le statut et l’ampleur de l’exception de recherche et d’enseignement…………………………………………..…p.187 Troisième partie : Scénarios d’ensemble et recommandations de politique publique Chapitre 7. Trois scénarios d’ensemble à l’horizon 2020 …………………………………………..…p. 195 Chapitre 8. Recommandations de politique publique…….…………………………………………...…p. 204 Annexes…………………………………………………………………………………………………………………………………………..…p. 235 Présentation synthétique…………………………………………………………………………………………………….…..…p. 245 Table des matières….………….………………………………………………………………………………………….………….….p. 255 4 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Introduction I. La problématique d’ensemble Dans le contexte de la société du savoir, où la connaissance devient le principal moteur de la création de richesses, la propriété intellectuelle (PI) constitue un enjeu de plus en plus sensible et stratégique. Le système de propriété intellectuelle s’en trouve soumis à des tensions croissantes. En l’espace de quelques années, de façon liée, la propriété intellectuelle est passée du statut de sujet technique réservé aux experts à celui de sujet de société majeur. En tant que garants de l'intérêt général, les pouvoirs publics se doivent d’en tirer les conséquences et d’envisager de nouveaux moyens de maintenir ou rétablir les équilibres sur lesquels se fonde l’édifice précieux mais fragile de la propriété intellectuelle. Un système de propriété intellectuelle soumis à des tensions croissantes Avant tout, il est frappant que les différents moyens de protection de la propriété intellectuelle sont sollicités, délivrés ou utilisés de manière de plus en plus fréquente et sur une échelle géographique croissante. A titre d’exemple, le nombre annuel des demandes de brevet déposées auprès de l'Office européen des brevets (OEB) a plus que doublé au total, au cours de la dernière décennie et à en juger par les évolutions les plus récentes, puisqu’il est passé de 60 062 en 1995 au nombre de 128 679 en 20051 et alors qu’un nouveau record est attendu pour 2006. Les offices de brevet d’autres pays de l’OCDE tels que les Etats-Unis connaissent des évolutions similaires et des pays émergents tels que la Chine ou l’Inde connaissent des progressions encore plus rapides, bien qu’à partir d’une base initiale plus restreinte, en matière de brevets comme dans d’autres domaines tels que les marques. A cette échelle et à ce rythme, un tel phénomène peut être considéré comme sans précédent, au plan mondial. Or, en comparaison internationale, la France semble faire preuve d’un dynamisme relativement faible – tout du moins sur le plan du brevet –, ce qui peut être considéré comme très préoccupant et nécessite d’être examiné de près. Quoi qu’il en soit, le contexte actuel est caractérisé non seulement par un recours accru aux différents moyens de protection de la propriété intellectuelle mais aussi par diverses manifestations d’une transformation ou d’une remise en cause de la propriété intellectuelle : contrefaçon industrielle, « piratage » sur Internet, logiciels « libres », détournement de marques notoires par le biais du dépôt d’un nom de domaine sur Internet (cybersquatting), etc. Au sens large, la contrefaçon constitue sans doute la menace la plus sérieuse à cet égard. Il a en effet été établi que, dans bien des cas, la contrefaçon et le piratage de la propriété intellectuelle entretiennent des liens étroits avec d’autres formes de crime organisé et entraînent d’importantes pertes financières pour les titulaires de droits, des dommages considérables pour la santé et la sécurité publique, ainsi que des pertes tout aussi importantes en termes de recettes fiscales, d’emploi et d’investissement. Tous secteurs confondus, sa valeur est très difficile à chiffrer ; l’OCDE, qui a estimé en 1998 qu’elle représentait l’équivalent de 5 à 7 % de l’ensemble du commerce mondial, est en train de réviser son estimation à ce sujet. D’ici là, les chiffres disponibles indiquent que ce phénomène est en forte progression dans la période récente. Le nombre des produits contrefaits ou piratés saisis aux frontières de l’UE a ainsi avoisiné 76 millions en 2005, soit une diminution prononcée par rapport à 2004 (104 millions) mais un triplement par rapport à 1999 (25 millions)2. Cette remise en cause s’est également manifestée par les controverses récentes autour de la loi de transposition de la directive de 2001 sur le droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI). L’adoption de cette loi par le parlement français, fin juin 2006, s’est même accompagnée, par réaction, de la création d’un « parti pirate français » dont le programme comprend explicitement « l’abrogation pure et simple de l’ensemble des lois qui définissent la propriété intellectuelle en France »3. 1 Ce chiffre porte à la fois sur les demandes de brevet européen déposées directement auprès de l’OEB et sur les demandes de brevet internationales désignant l’Europe (demandes dites Euro-PCT) entrées en phase régionale, ce qui correspond à la voie régie par le Traité de coopération en matière de brevets (PCT). Source : différents rapports annuels de l’OEB (Munich). 2 Cf. le communiqué de presse des douanes en date du 10 novembre 2006 (IP/06/1541), ainsi que le site des douanes (http://ec.europa.eu/taxation_customs/customs/customs_controls/counterfeit_piracy/statistics/index_fr.htm). 3 Citation extraite du site de ce mouvement (http://www.parti-pirate.info/). Après la Suède, qui a constitué le premier pays dans lequel une telle organisation a été créée, en janvier 2006, des structures homologues ont été lancées en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Espagne, aux Etats-Unis, en Italie, en Pologne et en Russie. 5 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Loin de se neutraliser, ces deux tendances contraires à l’extension et la remise en cause se nourrissent plutôt l’une de l’autre. Face à ces tensions grandissantes, qui se traduisent aussi par des litiges de plus en plus fréquents, la question se pose de savoir pourquoi, dans quelle mesure et comment la promotion des droits de propriété intellectuelle est appelée à demeurer un objectif désirable pour la société dans son ensemble. Une prospective de la propriété intellectuelle doit dès lors partir d’une réflexion à la fois sur ses finalités, sa nature et ses contours. Quelques rappels sur les différentes formes de propriété intellectuelle, leurs principales particularités et leurs points communs Au préalable, il est commode de définir la propriété intellectuelle tout d’abord par ses outils juridiques, avant d’en venir à sa nature. En termes d’outils juridiques, les multiples facettes de la propriété intellectuelle sont usuellement regroupées en deux sous-ensembles : la propriété industrielle, qui englobe les brevets, les signes distinctifs (marques, dénominations sociales, noms commerciaux dont les noms de domaines sur Internet, enseignes, indications géographiques) et les créations techniques et ornementales (dessins et modèles, certificats d’obtention végétale, topographies des semiconducteurs) ; la propriété littéraire et artistique, qui comprend, outre les droits d’auteur, les droits voisins s’appliquant aux artistes interprètes ou exécutants, aux producteurs de phonogrammes, aux organismes de radiodiffusion, aux producteurs de bases de données, etc. Le principal dénominateur commun de tous ces éléments est de porter sur les créations de l’esprit humain. Il peut ne pas être évident, de prime abord, comme dans le cas des signes distinctifs. Même dans ce cas, il est toutefois clair que les marques ou les appellations d’origine s’appliquent à des objets qui se différencient les uns des autres par l’empreinte de l’esprit humain qu’ils portent. Dans la plupart des pays, ceci étant, ces divers instruments se différencient sur plusieurs points majeurs. Ainsi, par rapport au droit d’auteur, le brevet est en général caractérisé par une durée de la protection légale plus courte (pour le second : 20 ans ; pour le premier : 70 ans après le décès de l’auteur) et par une protection plus effective (le brevet protège des solutions techniques alors que le droit d’auteur ne couvre que l’expression d’idées). De même, le brevet n’est le plus souvent accordé qu’à l’issue d’une procédure d’examen assez coûteuse et supposant principalement le respect de trois critères : premièrement la nouveauté, deuxièmement l’inventivité, c’est-à-dire la non évidence pour l’homme de l’art, et troisièmement ce que les Américains appellent l’utilité et les Européens l’application industrielle. Pour son titulaire, en outre, l’entretien d’un brevet implique en général le paiement d’annuités. De son côté, le droit d’auteur couvre automatiquement et sans frais ni délai toute œuvre remplissant une simple exigence d’originalité. Enfin, et beaucoup plus que le brevet, le droit d’auteur est présent à tout moment dans l’entreprise. Quelles finalités économiques et sociétales, pour le droit de la création humaine ? Dans cet esprit, il importe de s’interroger d’emblée sur les objectifs assignés au système des droits de propriété intellectuelle et sur les objets à protéger. Pour mieux appréhender ces différents outils de propriété intellectuelle à travers leur fil directeur en termes de finalité, il importe de rappeler dans quel but, face à quel enjeux et par rapport à quels critères sociétaux, sociaux et, surtout, économiques la propriété intellectuelle institue des droits de réservation exclusifs, en particulier en faveur des créateurs et des innovateurs. Le fait est que les droits de propriété intellectuelle constituent une limite – voire une dérogation – à la liberté du commerce et de l’industrie, principe qui a en France valeur constitutionnelle. Les raisons pour lesquelles les droits de propriété intellectuelle ont été créés et constitués en exception sontelles toujours valables ou bien ont-elles changé au fil du temps ? Risquent-elles d’être invalidées dans un avenir plus ou moins proche ? « Le défi est de passer d’une économie de la connaissance à une économie qui exploite les ressources technologiques qu’elle a engendrées pour développer de la valeur, accroître notre productivité et rester compétitifs. »1. Cette formulation résume assez bien l’enjeu, sous l’angle économique. Le fait est que, pour un pays comme le nôtre et dans le contexte européen actuel, la propriété intellectuelle apporte un concours indispensable pour conforter un positionnement concurrentiel fondé sur des éléments de compétitivité hors-prix. En effet, à travers la propriété intellectuelle, il s’agit au fond de permettre aux créateurs et aux innovateurs de disposer de droits de monopole de durée variable, non pas pour les soustraire à la concurrence de manière générale mais pour les inciter à ne pas rivaliser sur la seule base des prix et à préférer ainsi se démarquer de leurs homologues et compétiteurs de par la spécificité de leurs biens et 1 Propos de Esko Aho, ancien premier ministre de Finlande, actuel président du Fonds national de recherche et développement (SITRA) de Finlande, pilote du rapport commandité par la Commission européenne sur les mesures à prendre pour que l’Europe soit compétitive et innovante et présenté en janvier 2006 ; extrait de l’entretien « Esko Aho : l’Europe doit capitaliser sur des ressources technologiques », Les Echos, 15 février 2006, p. 24. 6 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 services. Fort éloigné d’un protectionnisme purement défensif et désormais anachronique, ce souci est devenu d’autant plus fondamental que la création et l’innovation se font de moins en moins de façon isolée et de plus en plus de façon partenariale ou collective. Par suite, les acteurs qui les portent ne sauraient s’y engager sans protection contre certains risques d’imitation ou de détournement et, par ce bais, sans que leurs relations de coopération soient suffisamment sécurisées. Sans doute les outils de la propriété intellectuelle n’ont-ils pas tous la même importance, en particulier en termes économiques. En ce sens, il est pertinent de mettre l’accent sur les brevets, ainsi que sur les droits d’auteur et droits voisins, qui relèvent le plus d’une logique d’innovation et de création, plutôt que sur les signes distinctifs (marques, indications d’origine, etc.), qui relèvent assez largement d’une logique d’identification. Ceci étant, si les brevets constituent un indicateur d’innovation technologique, d’autres outils de propriété industrielle jouent un rôle très important sur le terrain de l’innovation non technologique. Ainsi, les marques correspondent à une activité de marketing, tandis que les dessins et modèles renvoient à des efforts dans des domaines d’ordre esthétique ou autres. Ceci est d’autant plus digne d’être souligné que l’OCDE, dans la dernière version de sa méthodologie en matière d’innovation (le manuel dit d’Oslo, tel que publié en octobre 2005) prend désormais en compte, outre l’innovation technologique, l’innovation organisationnelle et commerciale. Pour ce type de raison, des formes de propriété industrielle autres que le brevet méritent d’être considérées ici, parmi lesquelles les marques ou les dessins et modèles. S’y ajoutent les indications d’origine et les certificats d’obtention végétale, qui revêtent une grande importance économique pour la France, surtout dans la filière agro-alimentaire. Il convient également de ne pas négliger le secret d’affaires qui, aux termes des accords ADPIC (Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle touchant au Commerce) introduits par l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en 1995, relève bien de la propriété intellectuelle, même s’il ne s’agit pas là d’un titre formel garanti par l’État, comme pour le brevet. De même, les questions soulevées renvoient de nos jours à des domaines ou secteurs de niveau technologique varié et assez divers, même s’il s’agit surtout des industries culturelles (musique enregistrée, édition de livres, audiovisuel, multimédia, etc.), les industries numériques (informatique, électronique grand public, etc.), le médicament et diverses ressources biologiques (organismes génétiquement modifiés, variétés végétales, races animales, etc.). Il pourrait cependant en être autrement à l’avenir. Dans la mesure du possible, par suite, il convient de ne pas considérer isolément ces différents aspects et de les replacer dans des interrogations plus transversales, sachant qu’ils reposent sur un fondement commun, à savoir la créativité de l’esprit humain. Cette perspective globale se justifie en outre par le fait que parfois, dans la pratique, plusieurs types d’outils juridiques peuvent coexister ou être cumulés pour un même objet concret, par exemple un brevet et un certificat d’obtention végétale, pour une plante, ou encore un brevet et un droit d’auteur, pour un logiciel. De plus, les évolutions actuelles conduisent à s’interroger sur des tendances à la convergence ou au rééquilibrage susceptibles de se produire, entre le brevet et le droit d’auteur. Le brevet tend-il durablement à gagner en importance, par rapport au droit d’auteur ? Faut-il aller vers une durée de protection plus courte pour le droit d’auteur et plus longue pour le brevet ? Que penser des procédures d’examen propres aux offices de brevets ? L’attribution et le maintien d’un droit d’auteur devraient-ils être conditionnés à une procédure d’enregistrement, de la part du créateur, comme c’est le cas pour le brevet, de la part de l’inventeur ? Les contours traditionnels de la propriété intellectuelle ne risquent-ils pas d’en être fâcheusement brouillés, à commencer par le clivage entre la propriété industrielle et la propriété littéraire et artistique ? Tout ceci conduit également à se demander quelles sont les formes de propriété intellectuelle qui conviennent le mieux aux biens et services de demain. Des failles de marché à corriger et des conflits d’objectif à résoudre Plus fondamentalement, le système des droits de propriété intellectuelle est en général conçu pour réaliser un arbitrage entre deux objectifs en partie contradictoires. D’un côté, il s’agit d’une logique de réservation, qui vise à inciter à innover et à créer, à long terme, en attribuant aux inventeurs et aux créateurs des droits de monopole plus ou moins temporaires sur l’utilisation de leur patrimoine intellectuel. Ces droits impliquent un prix plus élevé pour les utilisateurs autorisés et une diffusion sinon restreinte, du moins canalisée, dans un premier temps, c’est-à-dire tant que les objets protégés ne sont pas tombés dans le domaine public. De l’autre, il importe de minimiser les pertes de bien-être social qui résultent ainsi, à court terme, de ces droits de monopole. Dans le cas des brevets, ce second objectif est servi par l’obligation faite aux déposants de divulguer une partie substantielle des connaissances sous-jacentes à leur invention, ce qui permet d’accroître la diffusion du savoir technologique. L’un des critères en vigueur pour juger de la 7 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 recevabilité d’une demande de brevet requiert en effet que l’invention en question y soit suffisamment décrite et puisse de la sorte enrichir le savoir disponible au sein de la société. A travers ce type de mécanisme, le brevet vise à favoriser l’innovation, en incitant non seulement à produire des innovations mais aussi à les rendre publiques et à les mettre en œuvre. Au delà du seul brevet, ce rôle de diffusion est également favorisé par le système des licences (licences de brevet, de marque, de droit d’auteur, etc.), qui permet à des particuliers ou à des entreprises d’exploiter, moyennant des redevances et par des contrats appropriés, un patrimoine intellectuel qu’ils ne détiennent pas eux-mêmes. Vue par l’économiste, du fait de cette ambivalence et de cette dimension temporelle, la propriété intellectuelle procure non pas un optimum de premier rang et statique, en concurrence parfaite, mais un optimum de second rang et dynamique, en concurrence imparfaite1. Ceci revient à souligner que la propriété intellectuelle a été instituée contre ce qu’enseignaient jadis les théoriciens les plus traditionnels de l’économie de marché. L’analyse économique moderne rejette en effet l’idée de marché de concurrence pure et parfaite, reconnaît l’existence de failles de marché et tolère en conséquence que soient accordés des droits de monopole (droits exclusifs), pour une période donnée. Le point d’équilibre est parfois explicitement mentionné, par exemple dans la constitution américaine, c’est-à-dire le besoin d’une articulation appropriée entre la protection juridique du monopole temporaire pour l’exploitation économique et, en échange, l’amélioration attendue de la création en termes de quantité et de diversité. Quelle articulation entre le droit de la PI et les autres types de normes juridiques ? De façon liée, les questions transversales relatives à la propriété intellectuelle concernent l’articulation entre la protection de titulaires particuliers de droits de propriété intellectuelle et des considérations en termes d’intérêt général : - entre, d’un côté, ce qui peut légitiment être l’objet d’une appropriation privative et, de l’autre, ce qui relève du domaine public, - entre, d’une part, les découvertes scientifiques et autres pures productions de l’esprit (théorèmes mathématiques, etc.) qui sont non brevetables en tant que telles et, d’autre part, les inventions qui sont susceptibles de l’être, - entre différents pays, à des niveaux de développement divers, au delà d’un clivage binaire Nord/Sud, - entre le droit de la propriété intellectuelle et d’autres normes juridiques : le droit à la santé, à l’information, la liberté d’expression, le droit de la concurrence, la préservation de la biodiversité, du folklore et du savoir des communautés traditionnelles et ancestrales, etc. Concrètement, ce type de considération conduit par exemple à se demander jusqu’à quel point le droit de la concurrence peut être considéré comme le garde-fou du droit de la propriété intellectuelle, voire comme une norme juridique pouvant exercer une sorte de primauté sur les droits de propriété intellectuelle. Une autre illustration concerne la position du droit de la propriété intellectuelle face au droit à la santé, ainsi qu’aux considérations d’indépendance technologique, de défense nationale et de sécurité du territoire, comme l’a montré le cas des Etats-Unis juste après le 11 septembre 2001, dans l’affaire du bacille du charbon2. La question juridique de la propriété se double ainsi de problèmes économiques et sociétaux en termes d’accès à l’information et de contrôle de cet accès. Tout ceci revient à souligner que les droits de propriété intellectuelle ne sauraient constituer un îlot coupé du reste du monde. Leur protection ne constitue pas une fin en soi. En ce sens, le droit de la propriété intellectuelle doit être considéré comme un instrument de régulation évolutif dans une société elle-même en mouvement. A cet égard, raisonner sur les objectifs permet de mieux appréhender les particularités respectives des différentes formes de propriété intellectuelle et leur évolution dans le temps. Or, si une telle réflexion orientée vers les finalités économiques et sociétales est déjà très avancée dans des pays européens tels que l’Allemagne ou les PaysBas, elle demeure encore embryonnaire en France. Jusqu’où envisager une poursuite de la phase actuelle d’extension des droits de PI ? L’une des principales questions sous-jacentes concerne l’étendue et les limites des droits de propriété intellectuelle accordés ; elle se pose pour la propriété intellectuelle comme pour d’autres domaines tels que la propriété foncière mais elle pose sans doute des problèmes d’acceptabilité plus aigus, de la part de la société. Au regard du bien commun, de ce point de vue, il convient de s’interroger sur le fait que, pour la plupart des formes de propriété intellectuelle, une tendance générale au renforcement s’est fait sentir dans la période récente, principalement depuis une vingtaine d’années et ce, sur plusieurs plans. Il apparaît ainsi 1 De telles imperfections proviennent très largement du fait que le savoir présente les deux principales caractéristiques d’un bien public, comme il est précisé ci-après (voir les pages suivantes), à savoir la non-rivalité et la non-exclusivité. 2 Cf. « Les Etats-Unis font pression sur le laboratoire pharmaceutique Bayer pour l’accès à l’antibiotique breveté Cipro », 30 octobre 2001 (http://www.lesinfos.com/f/16/news16243.htm). 8 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 que la durée de protection de ces droits tend historiquement à augmenter. De 1793 à nos jours, la durée relative aux droits d’auteur (après la mort de l’auteur) est ainsi passée en France de 10 à 70 ans, par étapes successives. En outre, le champ susceptible d’être protégé s’étend de plus en plus. Dans le cas des bases de données et depuis une directive communautaire datant de 1996, un nouveau droit sui generis s’applique ainsi en Europe (avec une durée de protection de 15 ans), alors qu’il n’existe pas aux États-Unis. A l’inverse, les méthodes d’affaires (business models) sont brevetables aux États-Unis (depuis 1998) et dans d’autres pays, alors qu’elles ne le sont pas en Europe. En ce qui concerne les logiciels, enfin, l’extension de la brevetabilité remonte aux années quatre-vingts et s’est surtout développée durant la dernière décennie, même si elle demeure soumise à des restrictions en Europe et au Japon. Quels critères de brevetabilité pour quels types d’inventions ? L’extension du domaine du brevetable tient en partie au simple fait que le champ de la technique a par nature tendance à s’élargir. Conçu à l’origine pour les secteurs de la mécanique et de l’électricité, principalement au XIXe siècle, le système des brevets a par la suite été appliqué aux secteurs de la chimie, puis de la pharmacie. Si le nombre total de brevets déposés auprès de l’Office européen des brevets (OEB) et de son homologue américain (USPTO) a quasiment doublé au cours des seules années 1992-2002, près de la moitié de cette progression d’ensemble est due aux seuls secteurs des biotechnologies, ainsi que des technologies de l’information et des communications1. De manière générale, cette hausse ne s’explique cependant qu’en partie par l’apparition de nouveaux domaines technologiques. Elle tient en effet aussi à deux autres facteurs majeurs : d’une part, le rôle renforcé des brevets dans le jeu de la concurrence (outil de négociation dans les échanges de savoir technologique, vecteur de l’innovation en coopération, signalisation vis-à-vis de la sphère financière, etc.) et, d’autre part, les évolutions juridiques et institutionnelles (mise en place d’organismes publics puissants tels que l’OEB et l’OMC, de juridictions centralisées spécialisées, accroissement des dommages-intérêts aux États-Unis et au Japon, etc.). L’Histoire est en fait jalonnée d’une alternance de phases de renforcement et d’affaiblissement des régimes juridiques de brevet. Entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, le système français a ainsi traversé plusieurs étapes ayant conduit à restreindre le champ du brevetable, à l’exemple de la loi de 1844, pour les médicaments. Un affaiblissement similaire s’est également produit aux Pays-Bas dans les années 1860 ou encore aux États-Unis à partir des années 1920 et pendant la trentaine d’années qui a suivi la deuxième Guerre mondiale. La tendance a au contraire été au renforcement depuis la fin des années 1970, en particulier à partir des États-Unis, et un mouvement similaire semble se produire aujourd’hui au Japon. Face à la montée en puissance du brevet, à l’inverse, il est actuellement débattu d’une possible forme de protection nouvelle qui s’appliquerait spécifiquement aux savoirs traditionnels, notamment à la demande des pays du Sud, qui souhaitent réagir aux comportements de « biopiratage » imputés à certaines entreprises issues des pays développés. Au delà de ce seul exemple, jusqu’où peut encore s’étendre le champ susceptible d’être protéger par la propriété intellectuelle sous ses différentes formes, quelle que soit la motivation sous-jacente ? Dans l’ensemble, en tout cas, la tendance actuelle au renforcement des régimes juridiques comporte des risques sérieux. De nombreux spécialistes universitaires ou professionnels en viennent à dénoncer le caractère excessif de la course aux brevets. Cette critique vaut surtout pour les États-Unis où, dans une certaine mesure, les brevets sont devenus trop faciles à obtenir et où, en la matière, une perte de qualité2 – liée notamment à un relâchement des critères de brevetabilité – tend à distordre la concurrence et menace d’inhiber l’innovation. Le cas échéant, ce problème de prolifération est aigu pour les entreprises qui, sur ce plan, se trouvent généralement moins dans le rôle du déposant qu’en position d’utilisateur des technologies conçues par d’autres. Son coût se mesure en temps perdu et en frais juridiques considérables. Au total, la multiplication des droits de propriété intellectuelle est de nos jours devenue telle qu’il n’est plus guère prêté attention aux spécificités des objets concernés, alors que ces derniers ont considérablement changé. En témoignent les très vifs débats concernant la brevetabilité des logiciels ou des séquences génétiques. Faut-il pour autant adapter les critères de brevetabilité aux objets changeants et composites (comme dans l’exemple récent de la bioinformatique) auxquels ils s’appliquent ? 1 Cf. Martinez, C., Guellec, D., « Overview of Recent Trends in Patent Regimes in the United States, Japan and Europe », in : OECD, Patents Innovation and Economic Performance – OECD conference proceedings, Paris, 2004, p. 127-162. 2 De manière générale, la qualité d’un titre de propriété industrielle renvoie à la façon dont est effectué l’examen préliminaire à la délivrance, de sorte qu’un examen de qualité induit une très forte présomption de validité et une faible probabilité d’annulation du titre par les tribunaux. 9 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Droits d’auteur et droits voisins : des tensions croissantes entre les droits des créateurs, ceux des exploitants et ceux du public En matière de propriété littéraire et artistique également – et sans doute de façon plus radicale qu’en ce qui concerne le brevet –, les schémas d’antan sont soumis à de fortes tensions. Un peu comme le brevet ou la marque, le droit d’auteur semble victime de son succès. Le fait est qu’au cours du temps, le critère d’originalité requis pour en bénéficier tend à s’affaiblir. En outre, le droit d’auteur voit lui aussi son champ d’application s’étendre de plus en plus, puisqu’il semble désormais pouvoir protéger toute création de forme et non plus seulement la création littéraire et artistique au sens étroit, comme à l’origine. En Europe, le régime a en particulier été étendu en 1985 aux programmes mis en œuvre par ordinateur. A en juger par la jurisprudence de différents pays européens, en outre, le droit d’auteur couvre désormais des objets tels que des programmes de télévision ou des images par satellite. Un amalgame curieux se produit ainsi entre la notion d’œuvre et celle d’information ou de biens informationnels. Dans un contexte marqué par l’essor des industries culturelles et l’impact grandissant des nouvelles technologies, le système des droits d’auteur et des droits voisins recherche un nouvel équilibre entre l’intérêt des créateurs, celui du public et celui de divers investisseurs ou intermédiaires que le droit qualifie désormais d’« auxiliaires de la création » : éditeurs, producteurs, etc. Or le rôle de ces derniers a tendu à croître notablement ces derniers temps. En témoigne le droit sui generis qui a été créé en Europe, il y a une décennie, qui a pour uniques titulaires les producteurs de base de données et qui, dans ce domaine, vise à protéger des investissements substantiels, selon l’expression consacrée. Ceci conduit à se demander jusqu’à quel point la protection de l’investissement demeure davantage un moyen qu’un objectif du système de propriété intellectuelle. Comment financer les biens informationnels, dans l’ère numérique ? Au fond, il importe de tirer les conséquences des grandes évolutions technologiques, en particulier dans la mouvance d’Internet et au delà. Dans ce nouveau contexte, la question économique centrale consiste à savoir comment assurer le financement des biens publics informationnels, sachant que l’avènement de l’ère numérique a bouleversé les industries de production de contenus. Le fait est que les œuvres et biens informationnels présentent les deux principales caractéristiques d’un bien public, c’est-à-dire la nonrivalité1 et la non-exclusivité2. Or les failles de marché qui découlent de ces deux caractéristiques induisent un risque de sous-production (notamment faute d’incitation à produire suffisamment), des risques de sousqualité et, de la part du public et des consommateurs, des comportements de passager clandestin (contrefaçon, non paiement de redevance, etc.). A priori, deux grands types de solution existent pour assurer le financement de ce type de biens soumis aux effets de non-rivalité et/ou de non-exclusivité : d’une part, la subvention publique et, d’autre part, ce qui se trouve au fondement économique du droit de la propriété intellectuelle, à savoir l’organisation d’une « excludabilité » juridique, c’est-à-dire la mise en place de monopoles de droits exclusifs. A cet égard, il importe malgré tout de s’interroger en particulier sur les nouveaux systèmes de gestion numérique des droits d’auteur (DRM : digital right management), qui peuvent affecter la diversité culturelle et qui ne sont contrôlés que par un petit nombre d’acteurs. Quels sont les principaux bénéficiaires de ces systèmes de sécurisation des contenus : les auteurs eux-mêmes ou ceux qui contrôlent l’accès à leurs oeuvres ? Concernant les utilisateurs (consommateurs ou autres) de ces mesures techniques de protection, la question soulevée touche en l’occurrence également aux libertés publiques : jusqu’à quel point chacun demeure-t-il maître chez soi (risque de « cyberflicage ») ? Une PI passée du statut de sujet technique réservé aux experts à celui de sujet de société majeur Dans l’actualité récente, une illustration exemplaire de ces questions a été fournie par la controverse au sujet des échanges de fichiers « de pair à pair » (peer to peer), sur Internet. A ce propos, certains experts ou acteurs socio-économiques sont d’avis que les règles d’interdit actuelles ne peuvent plus guère être respectées et qu’il est par conséquent grand temps de repenser fortement la législation actuelle sur le droit de la propriété littéraire et artistique, bien au delà – et dans un sens différent – des réformes introduites par la nouvelle loi sur « le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information » (DADVSI). A ce sujet, les débats passionnés qui ont eu lieu en 2005-2006 ont fait ressortir que si la propriété intellectuelle était encore considérée comme un domaine technique et réservé aux experts il y a une dizaine d’années, elle constitue désormais un sujet de société majeur. Ils conduisent à se demander dans quel sens et dans quelle mesure il convient d’adapter nos principes juridiques aux nouvelles pratiques et en particulier aux nouveaux comportements économiques. En la matière, est-il souhaitable et possible, pour rétablir l’équilibre entre les intérêts en présence, de recourir à une solution de type licence légale, telle qu’il en existe dans le monde de la radio, ce qui reviendrait à reverser aux ayants-droit une ponction prélevée sur les fournisseurs d'accès sur Internet, au prorata de leur volume d’activité ? Plus généralement, face aux 1 Un bien non rival est un bien dont l’usage par une personne ne diminue pas l’usage effectué par une autre. Un bien non exclusif est un bien dont il est impossible d’interdire l’usage à certains utilisateurs, même s’ils ne contribuent pas au financement du bien concerné. 2 10 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 considérables évolutions technologiques et sociétales de la période actuelle et au delà de la loi DADVSI, une nouvelle modification du droit dit de la propriété littéraire et artistique doit-elle être envisagée ou bien faut-il plutôt s’en tenir à des arrangements contractuels (ou à des alternatives en termes de taxation) ? Pour y voir plus clair, là aussi, il importe au préalable de réexaminer en détail les finalités et le mode de fonctionnement de ce droit. II.L’approche retenue Le souci d’identifier des enjeux majeurs, à caractère stratégique Un travail de prospective nécessite de prendre une certaine hauteur de vue et de remettre en perspective les différents éléments abordés, au sein du large contexte dans lesquels ils prennent leur sens. Dans le cadre du présent travail, ceci étant, il a été choisi ici de focaliser les débats autour d’un nombre réduit de questions considérées comme majeures, afin de faire ressortir les enjeux à caractère stratégique. A cet égard, il est ici fait notamment référence à la notion de stratégie telle qu’elle est définie par l’historien Alfred Chandler1, à l’échelle de l’entreprise, et qui implique essentiellement d’analyser l’environnement et les ressources disponibles pour construire un plan d’actions en vue de certains objectifs. Une approche globale, portant sur la propriété intellectuelle dans son ensemble, ... Dans cette perspective stratégique, une interrogation sur les évolutions d’ensemble implique de recourir à une approche globale. Elle requiert en particulier de ne pas considérer la propriété industrielle indépendamment des autres composantes de la propriété intellectuelle. Certes, il convient de ne pas établir d’amalgame douteux entre ces différents éléments mais l’angle d’approche retenu ici porte délibérément sur la propriété intellectuelle dans son ensemble. Il importe en effet de souligner qu’à terme, les principaux enjeux sont communs à ces différentes composantes, en particulier la question centrale de l’équilibre entre la protection des ayants-droit et les considérations en termes d’intérêt général (problèmes de contrefaçon, besoins de diffusion du savoir, liens avec les questions de concurrence, aspects juridictionnels, etc.). Au delà de ces considérations générales, cette approche globale conduit aussi à considérer d’importants problèmes concrets qui se posent aux principaux acteurs concernés, tels que la façon dont les universités ou les entreprises de différentes tailles gèrent leurs actifs immatériels à travers les différents outils de la propriété intellectuelle, de même que les procédures d’examen menées par des offices de brevets, l’évolution des professions de la propriété intellectuelle, le comportement du public (et notamment des jeunes) face au droit d’auteur ou encore l’attitude des consommateurs vis-à-vis des marques. Ce choix d’une vision large implique aussi de faire dialoguer et cohabiter différentes disciplines (droit, sciences économiques, sciences de gestion, sociologie, etc.), au lieu d’en rester à une opposition stérile – comme trop souvent en France sur ce sujet – entre arguments juridiques et arguments extra-juridiques. Dans cette optique, l’essentiel du présent document se fonde sur les travaux effectués dans le cadre d’un groupe de travail qui a rassemblé des experts présentant des profils très variés aussi bien en termes de formation initiale (ingénieurs, juristes, économistes, etc.) que sous l’angle de leur organisation d’appartenance respective (monde de l’entreprise ou de la recherche, sphère ministérielle) et concernant leur disposition générale à l’égard de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire avec aussi bien des professionnels de la propriété intellectuelle que des personnes globalement plus réticentes ou plus circonspectes à son sujet2. Sur cette base, l’accent sur des questions génériques, à caractère transversal, n’interdit pas, au besoin, des éclairages concernant des disciplines particulières et des secteurs ou domaines précis, en particulier face à l’émergence de tel ou tel nouveau droit ou nouveau modèle de propriété intellectuelle. ... à caractère prospectif, à l’horizon d’une quinzaine d’années ... Une autre des principales caractéristiques de l’approche retenue tient à son caractère prospectif. Comme, indéniablement, l’étude du passé est indispensable pour faire de la bonne prospective, il convient de se fonder sur un constat empirique étayé, ce qui implique en particulier d’analyser les principales forces et faiblesses de la France en matière de propriété intellectuelle, par rapport aux pays comparables. S’il importe ainsi de s’appuyer sur un socle empirique solide, le diagnostic ne constitue cependant pas l’objet principal de ce travail, qui est centré sur la prospective stratégique à l’horizon de 2020. Intermédiaire entre 1 « Strategy is the determination of basic long-term goals and objectives of an enterprise, and the adoption of courses of action and the allocation of resources necessary for carrying out these goals » (A. D. Chandler, Strategy and Structure: Chapters in the History of the American Industrial Enterprise, MIT Press, Cambridge MA, p. 13). 2 La liste des membres de ce groupe de travail est présentée dans l’encadré ci-avant. 11 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 le moyen terme et le long terme, cet horizon temporel d’une quinzaine d’années convient bien, en l’espèce, compte tenu du rythme actuel du changement technologique et social et eu égard au degré d’incertitude dans le domaine considéré. Les processus de décision et de mise en oeuvre des réformes s’y étalent fréquemment sur de longues années, même lorsqu’ils sont supposés suffisamment mûrs (exemple du projet de brevet communautaire). A quinze ans, du fait de ce degré d’incertitude important, il ne s’agit pas de prévision mais d’une visée prospective consistant à envisager les principales menaces et opportunités, à identifier les variables pertinentes (impliquant ou non les pouvoirs publics) et les facteurs de changement sous-jacents, afin de faire émerger des scénarios éclairants, résultant de telle ou telle configuration combinée de ces différentes variables. Au fond, cette démarche met en question l’adaptabilité du système de la propriété intellectuelle à terme, face à la diversité des intérêts et aspirations en présence. Elle revient aussi à se demander quels effets une modification du système actuel peut d’entraîner, à terme, pour tel et tel type d’acteur. En ce sens, elle conduit à s’interroger sur les scénarios susceptibles de découler d’un déplacement du « curseur » de la balance des intérêts en présence, dans un sens ou dans un autre. Un exercice de prospective du même type est actuellement en cours d’élaboration, à l’Office européen des brevets (OEB), également à l’horizon 2020 et également à travers la construction de scénarios mais, en l’occurrence, principalement pour les questions de brevet1. ... et centrée sur l’intérêt général et sur le rôle de l’État stratège L’originalité du présent travail ne tient cependant pas seulement à cette approche globale et prospective, qui tranche par rapport aux nombreux travaux académiques essentiellement rétrospectifs existant sur divers sous-domaines et entrées sectorielles relatives à la propriété intellectuelle. Elle tient plus encore au fait que l’approche retenue se veut centrée sur l’intérêt général et sur le rôle de l’État stratège, à cet égard. Cet éclairage prospectif se veut ainsi orienté vers l’action hic et nunc. Son objectif est en effet, non pas d’examiner ce que dit le droit de la propriété intellectuelle – ce qui serait plutôt la tâche d’un tribunal – mais plutôt de réfléchir à la façon dont le système de la propriété intellectuelle pourrait ou devrait évoluer, en particulier pour promouvoir tant l’innovation et la création que la diffusion du savoir. Le présent document comporte ainsi une importante dimension normative. Celle-ci a notamment pour ambition de fournir aux pouvoirs publics un cadre prospectif permettant de renforcer leur capacité d’anticipation et leur aptitude à concevoir une position globale, c’est-à-dire cohérente et intégrée, concernant les principaux aspects de la propriété intellectuelle, en amont des différentes décisions de politique publique concernées. A ce propos, les auteurs de ce travail ne prétendent pas être parvenus à des vérités et recommandations incontestables à certains égards, convaincus qu’il est moins utile d’avancer des lieux communs ou des certitudes trompeuses que de poser certaines questions dérangeantes, là où il y a débat, risque de blocage ou bifurcation possible. En ce sens, cet exercice de prospective vise notamment à donner aux pouvoirs publics français davantage de visibilité concernant les principaux enjeux présents et futurs du système de propriété intellectuelle, à l’échelle de la France, au sein de l’UE et, plus largement, dans le cadre des relations internationales. Au delà, dans les différents champs considérés, ceci implique de se demander, d’un côté, quelles sont les marges de manoeuvre de la France au plan européen et international, en particulier dans le cadre juridique constitué par les accords ADPIC conclus à l’OMC en 1994 et, de l’autre, quelles sont les possibilités de changement significatif, à l’avenir, pour ce cadre international et ce contexte européen. Ceci revient également à se demander vers quels objectifs la France doit tendre dans ce domaine et, de façon liée, ce qu’il faut faire des particularités françaises – peut-on parler de « modèle » français ? – en matière de propriété intellectuelle. A cet égard, il s’agit en particulier d’envisager non seulement le rôle des pouvoirs publics pour définir les statuts légaux mais aussi la liberté contractuelle qui s’inscrit dans ce cadre légal. La question induite consiste à savoir si, dans les différents secteurs concernés, les pouvoirs publics doivent mettre en place des régulations spécifiques ou bien s’il faut laisser les entreprises et les acteurs de la société civile s’auto-organiser. Enfin, il est important de préciser que si cette prospective est orientée vers des évolutions susceptibles de se produire d’ici quinze ans, les recommandations qui en découlent sont pour l’essentiel valables pour le temps présent. Travailler à l’horizon 2020 nécessite en effet de réfléchir aux choix stratégiques qui peuvent y conduire, au cours des années précédentes. 1 Il s’agit de l’exercice intitulé « Scenarios for the Future », qui a été engagé début 2005 et qui se fonde en grande partie sur des entretiens effectués avec des experts de divers pays. Ses résultats sont attendus pour 2007. Cf. A. Pompidou, le président de l’OEB, dans son avant-propos au rapport d’activité de l’OEB pour 2005 (paru en 2006). Des résultats préliminaires de ce travail ont déjà été publiés ; cf. European patent office, Interviews for the Future, Munich, 2006. 12 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Un travail en trois phases successives : diagnostic, prospective et recommandations de politique publique Dans l’optique qui vient d’être présentée, la démarche prospective adoptée s’est fondée sur des réunions d’expert, principalement dans le cadre d’un groupe de travail composé d’une vingtaine de personnes (voir l’encadré, ci-avant) et, de façon complémentaire, sous la forme d’auditions (voir, ci-après, l’annexe 2). Elle a impliqué le passage par trois grandes étapes. Dans un premier temps a été établi un état des lieux visant à retracer les débats actuels jugés les plus pertinents et à souligner les faits les plus significatifs et les enjeux liés, en replaçant ces éléments dans la perspective des principales évolutions observées ces dernières années. Au delà de cette phase de diagnostic, à caractère rétrospectif, la deuxième étape a été consacrée à la dimension prospective proprement dite, en ce sens qu’au delà de l’analyse des tendances en cours, elle concerne la projection dans le futur. La phase initiale de diagnostic, qui en constitue le socle, a conduit à identifier un certain nombre de variables-clés, c’est-à-dire de variables considérées comme les plus explicatives ou les plus motrices, en d’autres termes comme les plus susceptibles d’exercer un rôle déterminant dans l’évolution future du système de propriété intellectuelle1. Elle a débouché sur la construction de scénarios2, notamment afin d’anticiper d’éventuelles ruptures par rapport aux tendances actuelles. A cet effet, les hypothèses élaborées au préalable, concernant les différentes variables examinées, ont été croisées, en mobilisant des données statistiques et des éléments d’ordre qualitatif tirés des réunions d’experts. Ces hypothèses et ces scénarios n’ont donc aucune prétention à l’exhaustivité : il s’agit non pas de couvrir l’ensemble des possibles imaginables mais de faire apparaître des situations à la fois plausibles et suffisamment contrastées. Ceci découle de l’objectif retenu, qui consiste non pas à prévoir mais à se préparer face à des situations très imparfaitement prévisibles. La troisième phase, centrée sur les recommandations de politique publique, oriente en effet l’ensemble de l’exercice. Portant sur le rôle des pouvoirs publics – y compris à l’adresse des collectivités territoriales et d’instances européennes –, elle vise à alerter et mobiliser les décideurs (élus, fonctionnaires ou autres agents publics) en leur proposant, pour les mois à venir, des conseils et des possibilités de réorientation en fonction des objectifs, opportunités ou périls identifiés, afin qu’ils puissent prendre des décisions le plus tôt possible. Ceci étant, l’articulation entre ces différentes phases a été opérée de façon pragmatique, tant il se révèle en pratique difficile de séparer, sur tel ou tel sujet, les aspects positifs (ce qui est) des considérations spéculatives (ce qui pourrait être) ou normatives (ce qui doit être ou ce qu’il faut éviter). La structure du présent rapport reflète ces choix méthodologiques mais en partie seulement, pour la commodité et la lisibilité de la présentation. Ses deux premières parties sont constituées de chapitres thématiques qui relèvent tant du diagnostic que de la prospective au sens étroit. En effet, ils résultent à la fois d’un constat rétrospectif – centré le plus souvent sur les 15 dernières années mais parfois, au besoin, avec une perspective historique plus longue – et d’hypothèses d’évolution à l’horizon des 15 prochaines années. - La première de ces deux parties porte sur l’évolution du cadre institutionnel, en matière de propriété intellectuelle. Comme, dans ce domaine, la question centrale consiste à s’interroger sur l’insertion de la France dans le cadre des dispositions existant ou susceptibles d’apparaître à la fois au plan européen et, au delà, à l’échelle des traités internationaux déjà signés, les trois niveaux distingués portent sur le monde entier, l’Europe et la France. Il est ainsi traité successivement des enjeux internationaux (chapitre 1), de la dimension européenne (chapitre 2) et des marges d’action des pouvoirs publics français (chapitre 3). - Sur cette toile de fond, la deuxième partie envisage l’évolution des pratiques, c’est-à-dire la façon dont les droits de propriété intellectuelle sont utilisés et la manière dont les besoins se modifient, à cet égard. Elle se demande si les modèles établis en la matière seront encore valides dans les années à venir et aborde les nouveaux modèles en train de se constituer, en s’attachant à identifier les problèmes à résoudre pour les différents acteurs concernés. Concernant spécifiquement la France et en comparaison internationale, il s’agit aussi de savoir si nos entreprises – et singulièrement les PME – et nos organismes publics de recherche savent suffisamment se servir des principaux outils stratégiques de la propriété intellectuelle, en particulier dans le cadre de relations de coopération public-privé. Ceci conduit à considérer tour à tour les enjeux socioculturels – notamment face aux nouvelles technologies – (chapitre 4), puis les stratégies d’entreprise (chapitre 5) et les questions liées à la recherche publique (chapitre 6). - En croisant les hypothèses d’évolution envisagées dans ces chapitres thématiques, la troisième partie présente ensuite les trois grands scénarios d’évolution retenus à l’horizon de 2020 (chapitre 7) et, enfin, les recommandations de politique publique qui en sont tirées (chapitre 8). 1 2 La liste des 26 variables-clés retenues figure ci-après, dans l’annexe 3. Pour des détails concernant la façon dont ces scénarios ont été construits, voir ci-après, l’encadré 38 (chapitre 7). 13 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 14 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Première partie institutionnel : L’évolution du cadre Le choix consistant à aborder l’évolution du système de propriété intellectuelle tout d’abord sous l’angle du cadre institutionnel se justifie en particulier par l’importance évidente de la dimension juridique, à ce propos. Avant de s’interroger sur la façon dont ce cadre institutionnel pourrait ou devrait se modifier, à terme, il convient assurément d’effectuer un certain nombre de rappels et d’analyses concernant l’existant et sa genèse. Au fond, la question centrale qui se pose, à ce stade et sur un plan tant rétrospectif que prospectif, consiste à se demander si le cadre institutionnel actuel de la propriété intellectuelle peut-être considéré comme plutôt rigide et figé ou bien plutôt souple, évolutif et laissant des marges d’interprétation suffisantes dans tel ou tel cas précis et face aux besoins changeants des utilisateurs. Cette interrogation générale sous-tend une grande part des développements suivants, concernant successivement les enjeux internationaux (chapitre 1), la dimension européenne (chapitre 2) et les principaux défis à l’échelle de la France (chapitre 3). Chapitre 1. Les enjeux internationaux En matière d’enjeux internationaux, au delà de l’échelon européen, la principale question consiste à savoir ce qu’il en est du degré de divergence ou de convergence des principaux systèmes nationaux ou régionaux – à l’échelle de groupes de pays – de propriété intellectuelle. Ceci implique en particulier de se demander comment envisager l’évolution de traités internationaux tels que les très importants accords ADPIC de l’OMC. Par le biais de ce type d’accord, faut-il plaider pour une harmonisation à tout crin des systèmes en question ou plutôt pour le maintien de dispositions asymétriques dans les différents (groupes de pays) concernés ? Qu’en est-il de la spécificité des biens culturels : va-t-on, notamment du fait de l’évolution du copyright, du droit d’auteur et des droits voisins, vers un alignement sur les régimes qui prévalent pour d’autres biens et services, en matière de libéralisation du commerce mondial ? La principale puissance économique mondiale, les Etats-Unis, est-elle en mesure d’exporter ses conceptions et certains aspects de son système dans d’autres pays développés ou dans le reste du monde, en particulier dans le domaine crucial du brevet ? Quels sont les enjeux particuliers qui concernent les pays du Sud, notamment sur des sujets tels que les liens entre la propriété intellectuelle et l’accès aux médicaments, la biodiversité et le contrôle des variétés végétales et animales, via la question des OGM (organismes génétiquement modifiés) ? Des pays émergents tels que la Chine, l’Inde ou le Brésil doivent-ils être considérés comme désormais plus proches des positions des pays du Nord ou bien comme solidaires de pays moins avancés qu’eux ? Pour sérier ce type de problèmes, il est proposé d’aborder successivement l’orientation générale du cadre juridique multilatéral (I.), la position des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral (II.), le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis (III.) et, enfin, les principales positions adoptées par les pays du Sud, face à ceux du Nord (IV.). I. L’orientation générale du cadre juridique multilatéral La question du cadre juridique multilatéral se pose a priori non seulement pour les multiples formes ou outils de protection de la propriété intellectuelle déjà existantes et plus ou moins harmonisées – tels les brevets, les droits d’auteur, les marques, les dessins et modèles ou le secret d’affaires et les savoir-faire des entreprises – mais aussi pour ceux qui sont encore en germe ou relativement marginaux de nos jours et pourraient cependant prendre de l’ampleur à terme, concernant en particulier les savoirs traditionnels. Sur le plan prospectif, à l’horizon d’une quinzaine d’années, les principaux enjeux devraient cependant concerner les droits d’auteur et les brevets, c’est-à-dire les domaines dans lesquels l’harmonisation au plan mondial est déjà la plus ancienne. Alors que le domaine de la propriété littéraire et artistique n’est ici 15 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 évoqué que superficiellement et se trouve précisé ci-après, à propos des biens culturels, l’accent est plutôt mis sur la question du brevet. 1. Rappel des principaux traits du processus d’harmonisation internationale a. Les premières étapes du processus d’harmonisation internationale, depuis le XXe siècle La dimension multilatérale en matière de propriété industrielle, et plus généralement de propriété intellectuelle, n’est pas nouvelle, loin s’en faut. En témoignent la Convention de Paris de 1883 et la Convention de Berne de 1886, qui ont respectivement traité de la propriété industrielle et de la propriété littéraire et artistique. La création des BIRPI (Bureaux Internationaux de la Propriété Intellectuelle) en 1893, la convention de 1964 instituant l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle), la création de cette organisation en 1970, puis son rattachement aux Nations Unies en 1974 confirment cette prise en compte au niveau international de la propriété intellectuelle et des différents droits qui la composent, notamment le droit d’auteur, les brevets, les marques et les dessins et modèles. Il convient également de citer l’accord du GATT sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC ; en anglais : TRIPS), qui figure en annexe de l’accord de Marrakech de 1994 instituant l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Enfin l’accord de coopération signé en 1995 entre l’OMC et l’OMPI a confirmé le rôle prépondérant de l’OMPI en matière de propriété intellectuelle, ainsi que la place accordée par l’OMPI aux pays en voie de développement (PVD) et notamment aux pays les moins avancés (PMA), en particulier concernant les mesures de formation et de sensibilisation à la propriété industrielle. Avant d’entrer dans les détails relatifs à telle ou telle forme de propriété intellectuelle, il convient de souligner qu’en toute rigueur, ce qui relève de l’harmonisation du droit ne doit pas être confondu avec ce qui correspond à la convergence (simplification ou unification) des procédures et qui laisse inchangés les droits nationaux. En tout cas, concernant plus spécifiquement la propriété industrielle, des efforts ont surtout été déployés, au niveau international ou régional, afin d’harmoniser et/ou de simplifier les procédures d’obtention des brevets, des marques et des dessins et modèles, alors qu’ils n’ont encore guère abouti dans d’autres domaines, comme concernant la protection du secret des affaires, des indications géographiques ou des savoirs traditionnels. b. Des formes de protection encore peu harmonisées : le secret et les indications géographiques Aux termes des accords ADPIC entrés en vigueur, sous la bannière de l’OMC, depuis 1995, le savoir-faire et la protection des informations secrètes font pourtant bien partie de la PI, même s’il ne s’agit pas là de titres formels garantis par l’Etat comme dans le cas du brevet. Ces accords prévoient d’ailleurs – même s’il est permis de douter de la portée réelle de ce principe – que les Etats signataires prennent les précautions nécessaires, avec sanctions à l’appui, pour assurer la protection des informations secrètes. A ce propos, la situation actuelle n’est pourtant guère harmonisée et demeure marquée par des disparités majeures entre, d’un côté, des pays tels que l’Allemagne, voire la France1, dans lesquels cette protection demeure encore assez illusoire et, de l’autre, des pays dotés d’une protection renforcée, tels les Etats-Unis, depuis l’Economic Espionage Act, qui y fut adopté en 1996. Concernant la thématique des indications géographiques, de même, les chantiers de l’harmonisation internationale existent bien, en particulier sous la forme de réflexions engagées du côté de l’OMPI2 et en marge de l’OMC3 mais ils semblent n’avoir guère progressé dernièrement. c. Un outil de PI encore en débat : la protection des savoirs traditionnels des populations autochtones Au delà des formes existantes de propriété industrielle, il conviendrait d‘envisager la mise en place de nouveaux outils. Ceci concerne par exemple la protection des savoirs traditionnels des populations autochtones, dans les PVD, par exemple pour le domaine des pharmacopées ou, plus généralement, du vivant. En tout cas, le brevet ne saurait constituer l’outil juridique approprié pour protéger ce type de savoir 1 Restée longtemps plutôt démunie sur ce point, la France s’est toutefois dotée d’une loi visant à protéger les secrets commerciaux et les savoir-faire de l’entreprise, indépendamment de leur identification par un titre de PI (cf. la proposition de loi relative à la protection des informations économiques, n° 1611, déposée le 13 mai 2004). 2 L’OMPI a ainsi organisé un colloque mondial à San Francisco (Californie), en juillet 2003, pour étudier de nouveaux moyens de renforcer la protection des indications géographiques au niveau international. 3 Cf. la table ronde sur les indications géographiques « Localisation within Globalisation: Better Protecting Geographical Indications to favour Sustainable Development », organisée dans le cadre du symposium public annuel de l’OMC, organisé à Genève en mai 2004, sous l’égide du réseau oriGIn (Organisation for an International Geographic Indications Network), une ONG créée à Genève en juin 2003. 16 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 qui, par définition, est connu et ne peut donc satisfaire à l’exigence de nouveauté habituellement requise pour qu’un savoir soit brevetable. Certaines réflexions en cours, notamment à l’UNESCO, considèrent que ce droit des savoirs traditionnels devrait à l’avenir constituer plutôt un droit sui generis empruntant au droit d’auteur, au droit des marques ou au droit de la concurrence déloyale. Il est également possible de faire référence au droit des indications géographiques, dans la mesure où – comme dans le système français des appellations d’origine contrôlée (AOC) – ces dénominations renvoient à des chartes dans lesquelles se trouvent consignés des savoirs traditionnels liés à certains territoires (ou à certains terroirs). d. Des formes de protection déjà très harmonisées : les marques, ainsi que les dessins et modèles A l’inverse, l’harmonisation du droit et la simplification (et l’unification) des procédures se trouvent déjà très avancées concernant aussi bien les marques que les dessins et modèles. Ainsi, dès 1891, l’Arrangement de Madrid permettait un enregistrement international des marques basé sur un enregistrement national. Plus récemment, le Protocole de Madrid signé en 1989, dans ce même domaine, élargissait les possibilités d’enregistrement des marques et permettait à de nouveaux pays, dont le Royaume-Uni, le Japon ou les Etats-Unis, non signataires de l’Arrangement de 1891, de rejoindre ce qu’il est convenu d’appeler maintenant le système de Madrid1. Toujours dans le domaine des marques, un Traité international (Trademark Law Treaty : TLT) fut adopté à Genève en 1994, dans le cadre de l’OMPI, et une Conférence diplomatique pour sa révision va être prochainement convoquée. Au plan régional, de même, le règlement 40/94 a institué une marque communautaire ; entrée en vigueur en avril 1996, cette dernière constitue un titre unitaire couvrant l’ensemble du territoire de l’Union européenne (encadré 1). Encadré 1 : Vers une saturation des registres de marques ? Si les chiffres relatifs au système de Madrid sont restés relativement stables au cours des années, autour de 20 000 dépôts par an, la marque communautaire a par contre connu un succès grandissant, avec 43 000 dépôts dès la première année, plus de 55 000 pour la seule année 2003 et un stock cumulé d’environ 350 000 à la fin 2003. Le rythme des dépôts représente actuellement un flux annuel d’environ 60 000 marques nationales, 50 000 marques communautaires et 20 000 marques internationales. Le stock de marques bénéficiant d’une protection en France est estimé à près de 800 000. Pour les offices en charge des marques, les principaux enjeux concernent les délais de délivrance des titres et, à un moindre degré, les coûts de délivrance. Sur ce dernier point, la montée en puissance de la marque communautaire doit cependant être gérée dans la durée, sur un horizon de cinq à dix ans car elle va potentiellement de pair avec une baisse progressive de la charge de travail de l’INPI et car elle induit sans doute un problème de saturation des registres, à terme. Certes, il est possible de reste sceptique quant à la gravité de ce problème, qui rappelle la remarque d’un directeur de l’Office américain des brevets et des marques (USPTO), qui affirmait il y a un siècle que son office ne durerait pas longtemps, dans la mesure où presque tout avait déjà été inventé. Dans la pratique, en outre, l’augmentation du nombre des marques enregistrées s’accompagne en général d’une restriction du périmètre de protection. Si ce problème d’un éventuel engorgement des registres de marques ne risque sans doute de se poser que dans certaines classes de produits, il n’en serait pas moins très problématique car induirait d’importants coûts de transaction. De nos jours, déjà, la difficulté croissante à trouver une marque disponible dans les pays visés par une demande d’enregistrement implique de consacrer une part grandissante du budget « marques » des entreprises à des études de liberté d’exploitation ; cette part atteint ainsi déjà plus du tiers dans le cas de la société L’Oréal2. Enfin, pour les marques comme pour les brevets, les problèmes posés ne sont pas seulement d’ordre quantitatif et se posent aussi en termes qualitatifs. Ceci étant, la question de la qualité des titres ne se présente pas de la même 3 manière pour les brevets et pour les marques car elle est moins aisée à cerner dans ce dernier cas. En effet, le critère usuel concerne le caractère distinctif de la marque pour le consommateur mais si ce caractère est relativement facile à situer par rapport au produit ou service concerné, il est plus difficile à utiliser par rapport à d’autres marques. Ceci étant précisé, et tant pour l’INPI que pour l’OHMI, l’examen débouchant sur la délivrance de la marque peut généralement être qualifié de bonne qualité, et la procédure d’opposition, qui permet aux utilisateurs de demander le rejet d’une marque concurrente, est très utilisée. Il ne semble donc pas qu’il s’agisse là d’un véritable enjeu prospectif, d’autant plus qu’en Europe, le degré d’exigence tend à être de plus en plus élevé pour les marques (distinctivité), de même que pour les dessins et modèles (qualité de la forme). 1 Réunissant les deux accords internationaux que constituent l’Arrangement et le Protocole de Madrid, le système de Madrid institue un régime simplifié et unique de dépôt d’une marque, dans tout ou partie des Etats membres : 54 Etats pour l’Arrangement et 62 pour le Protocole, dont certains pays d’Europe centrale et orientale (PECO), les pays scandinaves, la Grande Bretagne, le Japon et, plus récemment, les Etats-Unis. 2 Cf. l’intervention de François Loos, le Ministre délégué à l'Industrie, au Forum International de la Marque – Empreintes 2005, le 20 octobre 2005, à Bordeaux. 3 Concernant la qualité des brevets, voir ci-après, notamment dans la section III. des chapitres 1 et 2. 17 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 En matière de dessins et modèles, le processus fut pratiquement similaire, avec l’instauration d’un enregistrement international par le biais de l’Arrangement de La Haye signé en 1925 puis à travers l’Acte de Genève signé en 1999, qui a abouti au système de La Haye. Enfin, un dessin et modèle communautaire a de même été institué au plan européen, via le règlement 6/20021. Au sein de l’Union européenne, l’agence en charge des marques, dessins et modèles est l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI). 2. Le domaine le plus prospectif, pour l’harmonisation de la propriété industrielle : le brevet Comme, à en juger par les débats actuels, il n’est nullement question d’instituer une marque mondiale, même à terme, et comme aucun bouleversement ne s’annonce non plus pour les dessins et modèles, les principaux problèmes en matière de propriété industrielle, dans les 15 ans à venir, devraient bien davantage concerner le domaine du brevet. Or, par rapport aux marques et aux dessins et modèles, le processus international d’harmonisation du droit et de convergence des procédures a été beaucoup plus laborieux en matière de brevets, puisqu’il a fallu attendre 1970 et la signature du Traité de Washington pour voir se mettre en place un système international de dépôt et de recherche (Patent Cooperation Treaty : PCT). Avec la signature de la Convention sur le brevet européen (dite Convention de Munich), en 1973, un système de délivrance de brevets a également été mis en place à l’échelle de l’Europe. Nouvellement créé, l’Office Européen des Brevets (OEB) a alors été chargé de recevoir les demandes de brevets et d’instruire la procédure de délivrance aboutissant à un titre éclatant en un faisceau de droits nationaux. Une harmonisation plus poussée, qui aurait abouti à un brevet communautaire, a jusqu’à présent échoué, bien qu’une Convention sur le brevet communautaire ait été signée à Luxembourg dès 19752. a. Une tendance contemporaine au renforcement des régimes de brevet, dans le monde Ce caractère relativement tardif et laborieux de l’harmonisation internationale, en matière de brevets, provient en partie de ce qu’il n’est en général pas facile de mettre en évidence des liens clairs entre les brevets, l’innovation et la croissance macroéconomique dans les pays concernés. Dans le monde, de façon liée, des phases de renforcement et d’affaiblissement des régimes de brevet alternent de longue date. Un tel affaiblissement s’est par exemple produit aux Pays-Bas dans les années 1860 ou encore aux Etats-Unis à partir des années 1920 et pendant la trentaine d’années qui a suivi la deuxième Guerre mondiale. La fin des années 1970 a cependant vu se manifester un regain d’intérêt pour le brevet, qui a été réinstallé au centre des mécanismes d’innovation. Il y a une vingtaine d’années, plus encore, un mouvement politique s’est fait jour aux Etats-Unis pour défendre la compétitivité des entreprises de ce pays et il semble qu’un mouvement similaire se produise aujourd’hui au Japon. Des organismes publics plus puissants ont été mis en place, tels que des juridictions centralisées spécialisées en brevet aux Etats-Unis, au Japon et, prochainement, en Europe3 ou encore tels que l’OEB et l’OMC. A la différence de l’OMPI, qui n’a guère de pouvoir que sur le plan de l’expertise, l’OMC est ainsi devenue, dès le moment de sa création, un organisme très influent pour tous les aspects du commerce mondial liés aux droits de PI, du fait du caractère coercitif de ses accords ADPIC. En particulier depuis la mise en place de ces derniers, la période contemporaine correspond ainsi, dans l’ensemble, à une phase de renforcement mondial des régimes de brevet, c’est-à-dire à une harmonisation par le haut, alors qu’il y a encore 10 à 15 ans, la plupart des pays observaient encore des règles qui leur étaient propres. b. Une harmonisation conflictuelle mais nécessaire... Au niveau international, après de longues et difficiles discussions, le traité international signé à Genève en juin 2000 (Patent Law Treaty : PLT) vise à une harmonisation en matière de formalités et est en train d’entrer en vigueur. Toujours au niveau international, il convient de signaler la reprise, en 2001, d’un projet de traité international visant à harmoniser le droit matériel des brevets (Substantive Patent Law Treaty : SPLT) faisant suite au PLT précité. Jusqu’à présent, les discussions concernant le SPLT, effectuées dans le cadre de l’OMPI, ont abouti à une impasse totale marquée en particulier par de fortes oppositions entre, d’un côté, les Etats-Unis et, de l’autre, l’Europe et le Japon (voir l’encadré 2, ci-après), ainsi qu’entre, d’une part, les pays industrialisés et, de l’autre, les pays en voie de développement ou les moins avancés. Les assemblées générales de l’OMPI tenues à l’automne 2004 n’ont pu que constater ce profond désaccord, principalement celui qui oppose les pays en voie de développement aux pays industrialisés. La proposition 1 Quant au certificat d’obtention végétale (COV), il existe au plan communautaire depuis 1994. Ces aspects européens, en liaison notamment avec l’OEB, sont détaillés ci-après, dans le chapitre 2. 3 Aux Etats-Unis, la Cour d’appel du circuit fédéral (CAFC) a été créée en 1982. Au Japon, la cour d'appel de la propriété intellectuelle («Haute Cour de la propriété intellectuelle») a été instituée en avril 2005, afin de garantir un traitement plus efficace et plus rapide des litiges de propriété intellectuelle. En Europe, une solution équivalente est en projet (cf., plus loin, la section II. du chapitre 2). 2 18 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 de l’Argentine et du Brésil, soutenue par de très nombreux pays, en vue de l’établissement d’un plan d’action de l’OMPI pour le développement a cristallisé cette opposition. Ces pays exigent que tout futur traité en matière de propriété intellectuelle, en particulier dans le domaine des brevets, prenne en compte leurs problèmes de développement et leurs spécificités, en particulier en matière de savoirs traditionnels, de folklore, de ressources génétiques ou de santé publique1. c. ... face à la progression mondiale du nombre des dépôts Or, il est urgent de simplifier et d’harmoniser au niveau international le système des brevets. Organisée par l’OMPI en mars 2002, une Conférence sur le système international des brevets laissait craindre une explosion du système, par suite d’une croissance quasi exponentielle du nombre de dépôts de brevets – notamment au titre du PCT. Certes, les données plus récentes ont conduit à nuancer fortement ce diagnostic d’une croissance incontrôlée et explosive. Après avoir récemment revu ses prévisions, l’OMPI ne parle désormais plus d’une croissance quasi exponentielle du nombre de dépôts de brevets – notamment au titre de la procédure PCT – mais d’un trend de + 4 % par an. En effet, comme l’ont confirmé les chiffres de l’OEB, il y a eu un ralentissement à la fin 2002. Il y a toutefois un redémarrage depuis 2003, même si les demandes de brevet par la voie PCT progressent moins fortement qu’auparavant. En outre, même dans l’éventualité d’une très forte progression du nombre des dépôts de brevet, un office tel que l’OEB pourrait sans doute trouver une parade et réguler le système à sa propre échelle, par exemple en augmentant ses tarifs, ce qui renvoie à la question des coûts. En fait, les enjeux soulevés concernent non seulement les coûts mais aussi la qualité des brevets délivrés et le champ du brevetable (encadré 2, ci-dessous). Encadré 2 : Harmonisation internationale des brevets : des enjeux en termes de coût, de qualité et concernant le champ du brevetable Lancé en mai 2001 au sein du comité permanent du droit des brevets (SPC) de l’OMPI, le projet de traité d’harmonisation du droit matériel des brevets (SPLT) concerne surtout les critères de brevetabilité, l’appréciation de la portée des revendications et les modalités d’un délai de grâce. Un tel délai permet à un inventeur, pendant un temps donné, de divulguer son invention avant de déposer une demande de brevet, sans que cette divulgation ne mette en cause la nouveauté de l’invention. L’obtention d’un délai de grâce, au plan international, permettrait en particulier d’améliorer la compatibilité entre, d’un côté, les systèmes qui, en Europe et dans la plupart des autres pays, font prévaloir les inventeurs qui déposent les brevets en premier (principe du premier déposant) et, de l’autre, les systèmes qui, comme surtout dans le cas des Etats-Unis, donnent la primauté à ceux qui effectuent leurs inventions en premier (principe du premier inventeur). A l’échelle de la planète, plus généralement, il demeure déraisonnable et fort coûteux de demander à une cinquantaine d’offices de brevet d’effectuer en parallèle, chacun de leur côté et à leur manière propre, les mêmes tâches concernant la recherche d’antériorité et l’examen des brevets. Le brevet mondial, dans cette optique, ne vise pas forcément à constituer un brevet dont la validité s’appliquerait à l’ensemble du monde – un tel objectif ne serait guère envisageable qu’à extrêmement long terme – mais plutôt un brevet qui, délivré dans un pays donné, serait également accepté en tout ou partie, le cas échéant en complétant l’examen initial, dans quelque 80 autres pays. Entre des pays ou groupes de pays tels que les Etats-Unis, l’UE ou le Japon, cette question est en général abordée sous l’angle de la reconnaissance mutuelle ; il s’agit là d’un projet de long terme et qui n’est pas encore vraiment sur la table. Ce projet risque de poser des difficultés tant que certains objets sont considérés comme brevetables dans l’un de ces pays mais pas dans tel autre, ainsi des méthodes d’affaires (business methods), qui peuvent être brevetées aux Etats-Unis mais pas en Europe. La question de l’harmonisation ne renvoie ainsi pas qu’à des règles de droit. Elle concerne aussi les comportements des différents offices à partir des mêmes règles, ce qui renvoie à leur mode de fonctionnement, à la façon dont ils effectuent leurs recherches d’antériorité, dont ils apprécient les critères de brevetabilité, au temps dont ils disposent pour cela, etc. A cet égard, une question intéressante concerne la réforme du PCT mise en œuvre depuis le 1er janvier 2004 et ses effets possibles, par ricochet, sur l’OEB2. L’enjeu sous-jacent est celui du contrôle de la qualité. En effet, il est possible d’imaginer un système complètement décentralisé dans lequel les recherches d’antériorité et l’examen seraient effectuées tantôt par tel office national, tantôt par tel autre : le résultat serait une reconnaissance mutuelle a minima, sans harmonisation de la qualité. Une alternative préférable serait une reconnaissance mutuelle plus exigeante, avec un contrôle du niveau de qualité. Il est également possible d’imaginer un monde dans lequel un certain nombre d’offices – peut-être trois ou quatre, peut-être plus – seraient suivis par les autres offices dans leurs décisions de délivrer ou non les titres. Au total, la question posée consiste surtout à savoir comment et jusqu’à quel point il faut coordonner et harmoniser l’action des différents offices de brevet, sachant qu’un brevet mondial uniforme ne profiterait pas de la même manière à l’ensemble du monde. Elle porte ainsi sur deux registres majeurs. En premier 1 2 Ces points sont précisés ci-après, dans la section IV. du présent chapitre. Ce point est développé ci-après, à propos du cadre européen en matière de propriété industrielle (chapitre 2). 19 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 lieu, elle porte sur le niveau du cadre institutionnel envisagé : sera-t-il mondial (via l’OMPI ou non) ou plutôt par grandes régions (telle que l’UE) ou encore plus réduit encore ? En second lieu, l’incertitude concerne le contenu des accords, avec notamment les questions relatives aux brevets (coûts, qualité, champ du brevetable) mais aussi la possibilité d’accords impliquant d’autres outils de propriété intellectuelle. Enfin, sur ces questions et bien d’autres encore, la situation présente et future est marquée par l’apparition d’un nouvel acteur majeur, à savoir la société civile, autour d’organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées et connaissant souvent bien ces sujets. Ces ONG mettent sous une étroite surveillance les négociateurs et les décideurs internationaux, pour lesquels elles constituent désormais des partenaires à part entière et auxquels il convient de rendre des comptes. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H11 : Une harmonisation large, au sein de l’OMPI, avec divers volets, au delà du brevet Dans l’état actuel des négociations, en particulier concernant l’harmonisation en matière de brevet, une hypothèses d’évolution envisageable passe par la reprise des pourparlers autour d’une forme ou une autre de traité d’harmonisation du droit matériel des brevets (SPLT) et une évolution débouchant progressivement sur une harmonisation du système de délivrance des brevets dans le monde entier, via la signature d’un traité au sein de l’OMPI. Compte tenu des positions adoptées par certains pays, notamment du côté des PVD, il s’agit toutefois d’une harmonisation large, c’est-à-dire comportant divers volets allant bien au delà du seul domaine du brevet et passant sans doute par l’apparition de nouvelles formes de protection de la PI. Par suite, il s’agit en fin de compte d’un tout autre traité, c’est-à-dire d’une sorte d’ADPIC revu et corrigé. H12 : Un accord limité au seul brevet, en dehors de l’OMPI, dans la mouvance des pays industriels Dans une deuxième éventualité, le processus d’harmonisation ne parvient pas à être relancé sur une échelle aussi vaste et il s’effectue sur une moindre échelle, par grandes régions telles que l’Europe. Dans ce cas de figure, chaque groupe de pays concerné redéfinit la question à son propre niveau, via un accord limité au seul brevet (traité de type SPLT) mais en dehors du cadre de l’OMPI. En ce sens, l’alternative à la mondialisation des brevets est alors une sorte de régionalisation des brevets, dans la mouvance des seuls pays industriels, autour des pays de l’actuel G8, sans doute même avec des pays émergents tels que la Chine. Les pays du Sud se révèlent ainsi divisés, face à la relative unité des pays du Nord. H13 : Une reconnaissance mutuelle des titres délivrés, entre un petit nombre de pays ou bien (variante H14) l’abandon du cadre multilatéral, le règne des accords bilatéraux - A défaut des deux solutions qui viennent d’être présentées, les négociations menées dans le cadre du SPLT limitent leurs ambitions, comme le préconisent les trois principaux offices de brevets et les industriels d’Europe, du Japon et des Etats-Unis, ainsi que de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG). Les pays émergents ou en voie de développement refusent totalement d’y participer. - Selon une variante plus radicale, dans laquelle le système des brevets fait l’objet d’attaques virulentes et tend à être remis en cause de manière frontale, le cadre multilatéral tend à être abandonné, au profit de simples accords bilatéraux. En particulier lorsqu’ils sont signés par tel pays du Nord et tel pays en voie de développement, ces accords bilatéraux n’impliquent pas nécessairement une reconnaissance mutuelle. II. La position des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral Correspondant à des biens et services très divers (livres, journaux, revues, émissions de radio et de télévision, disques et enregistrements sonores, films de cinéma, spectacles théâtraux, publicité, logiciels), le cœur des industries culturelles se caractérise de nos jours par de considérables enjeux économiques. Ainsi définies, les industries du copyright constituent aux Etats-Unis depuis 1996 le premier poste à l’exportation – devant l’automobile, l’agriculture et l’aérospatiale – et si elles n’y représentent encore à elles seules qu’un peu plus de 5 % du PIB, cette part y a gagné près de deux points de pourcentage depuis la fin des années 1980, ce qui dénote une très forte croissance1. Concernant ce dernier indicateur, une 1 Voir l’article « La défense de la diversité culturelle passe par la création d’industries locales », Le Monde, 2 décembre 2003, p. V. Avec une définition étroite de ce secteur, le ratio est passé aux Etats-Unis de 3,3 % du PIB en 1989 à 5,24 % 20 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 estimation du même ordre a également été mentionnée pour l’Europe des Quinze1. Le débat sur la diversité culturelle comporte ainsi également un important volet économique, en compris en termes de compétitivité internationale. Au delà des seuls biens culturels au sens étroit, c’est-à-dire des oeuvres littéraires et artistiques au sens le plus traditionnel, d’importants enjeux du droit d’auteur et des droits voisins portent en outre sur d’autres types de services en plein développement. De nouvelles formes de créations de l’esprit telles que les logiciels, les oeuvres multimédia sur Internet ou – au moins en Europe – les bases de données bénéficient ainsi du régime de la propriété littéraire et artistique. De manière générale, l’un des principaux traits généraux de ce régime est l’absence de formalités d’enregistrement car les ayants droit bénéficient d’une protection automatique à ce titre, pourvu que les oeuvres concernées soient considérées comme originales. Cette absence contribue à expliquer que le droit d’auteur et les droits voisins aient acquis une plus large portée au plan international qu’un droit de propriété industrielle tel que le brevet, qui implique, lui, une procédure d’enregistrement. 1. Les tendances générales de l’harmonisation internationale du droit d’auteur et des droits voisins a. Une harmonisation plutôt synonyme d’un renforcement des protections, là encore Au plan international, la propriété littéraire et artistique repose sur des fondations déjà anciennes, avec la convention de Berne (adoptée en 1886), comme rappelé précédemment. Ses prémisses restent toutefois rarement remises en cause, de sorte qu’au fil des ans, elle est devenue une sorte de patchwork et se trouve actuellement en décalage par rapport aux finalités historiques majeures de cette protection2. En la matière, en tout cas, comme dans le cas de la propriété industrielle, la tendance générale du cadre juridique multilatéral rime avec une universalisation de la protection juridique, c’est-à-dire avec un renforcement des protections. Par exemple, la durée de la protection par le droit d’auteur résulte d’une sorte de surenchère. Alors qu’en vertu d’une révision de la convention de Berne effectuée en 1908, cette durée était jusqu’alors de 50 ans après la mort de l’auteur, les Européens – via la directive 93/98/CEE relative à l’harmonisation de la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins – ont déclenché une harmonisation par le haut, en la faisant passer à 70 ans – durée qui s’appliquait auparavant déjà dans des pays tels que l’Allemagne et le Portugal –, sans guère se poser la question des conséquences susceptibles d’en découler. Les Etats-Unis ont alors répliqué en adoptant eux aussi cette durée de 70 ans3, à travers le Sonny Bono Copyright Term Extension Act de 1998, même si, indépendamment de l’Europe, des intérêts spécifiques liés à la société Disney expliquent aussi cette décision américaine. Outre-Atlantique, quoi qu’il en soit, la durée de protection du copyright a été accrue sans même qu’aucune étude ait montré l’impact positif d’un tel allongement sur le retour sur investissement et donc sur l’incitation à créer. Très perceptible au cours des quinze dernières années (encadré 3, ci-dessous), la tendance au renforcement des protections n’est en tout cas pas une fatalité et peut à tout le moins s’atténuer de temps à autre ; à titre d’exemple, il serait pensable que l’harmonisation concerne également les régimes d’exception, au cours des quinze années à venir. Encadré 3 : Les principales étapes récentes de l’harmonisation des droits de propriété littéraire et artistique Dans la période récente, le processus d’harmonisation des droits de propriété littéraire et artistique est jalonné par un certain nombre de textes et d’accord internationaux. En 1988, le livre vert européen sur les droits d’auteur face aux défis technologiques exposait l’essentiel des problèmes repris par la suite dans les accords ADPIC (GATT/OMC) signés en 1994, puis dans le livre vert européen sur les droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (1995). Ce dernier a conduit à l’adoption de mesure anti-contrefaçon, via deux traités adoptés par l’OMPI en 1996 : un traité relatif au droit d’auteur (le WIPO Copyright Treaty ou WCT) et un traité concernant les droits voisins, c’est-à-dire les interprétations-exécutions et les phonogrammes (WIPO Performances and Phonograms Treaty ou WPPT). Ces deux traités visaient notamment à adapter le cadre juridique du droit d’auteur aux nouvelles technologies, comme ceci a été fait aux Etats-Unis dans le Audio Home Recording Act de 1992, qui comprenait des mesures de protection technique sur en 2001 ; avec une définition plus large tenant compte de secteurs connexes, il y a progressé de 5,8 % en 1989 à près de 7,8 % en 2001 ; cf. Siwek, S., « The Measurement of ’’Copyright’’ Industries : the US Experience », Review of Economic Research on Copyright Issues, vol. 1, n° 1, juin 2004, p. 17-25. 1 Selon une étude commanditée par la Commission européenne et rendue disponible en novembre 2003, les industries fondées sur le droit d’auteur et les droits dérivés représentent plus de 5,3 % du PIB communautaire. Sans précisions sur le périmètre considéré, la part correspondante est évaluée à environ 6,7 % au Brésil, 5,6 % aux Pays-Bas, 5,1 % en Finlande et 3,3 % en Australie ; cf. Idris, K., La propriété intellectuelle, moteur de la croissance économique, résumé en français d’un ouvrage publié en 2003 sous le même titre, en anglais, par le directeur général de l’OMPI (p. 23). 2 Cet argument est développé ci-après, à propos de la dimension européenne (section IV du chapitre 2). 3 Encore s’agit-il d’une durée minimale. Par exemple, les œuvres créées avant 1978 et toujours protégées ont vu leur délai de protection être étendu à 95 ans à partir de la date du décès de leur créateur. 21 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 les appareils à cassettes audio-numériques puis dans le débat autour de la loi américaine sur le respect du copyright, sous l’administration Clinton, du livre blanc « Intellectual property and the national information infrastructure », en 1995, au Digital Millennium Copyright Act, adopté en 1998. Ce mouvement se retrouve également dans la tendance de l’Union européenne à vouloir établir, en 1995, un système de mesures juridiques de protection des mesures techniques, c’est-à-dire pour empêcher le contournement des moyens techniques servant à protéger les œuvres. Posé par le traité WCT de l’OMPI en 1996, le principe a par la suite été décliné non seulement en Europe, par la directive 1998/84/CE sur la protection juridique des services à accès conditionnel et des services d’accès conditionnel (c’est-à-dire la télévision payante) mais aussi, par la suite, aux EtatsUnis (Digital Millennium Copyright Act de 1998) et dans d’autres pays tels que le Japon et la Nouvelle-Zélande. A cet égard, il faut surtout mentionner la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), qui vient d’être transposée en France et qui comprend la protection juridique des mesures techniques, en rendant passible de sanction non seulement le contournement de mesures techniques de protection des œuvres mais aussi la distribution de tout logiciel ou système permettant de les contourner, ainsi que toute publicité faite à leur égard. Enfin, il faut renvoyer à la directive européenne anti-contrefaçon adoptée en avril 2004 (directive 2004/48/CE), qui vise à faire respecter aussi bien la propriété littéraire et artistique que les brevets, les marques, ainsi que les dessins et modèles, mais dont les aspects les plus controversés portent sur les industries culturelles et principalement celles de la musique et du film. Au total, l’ensemble de ces dispositifs est en train de s’appliquer à plus de 150 pays. b. Les traités internationaux à venir : des controverses tant sur le contenu que sur le cadre approprié Au cours des quinze prochaines années, d’autres traités internationaux sont envisageables en matière de propriété littéraire et artistique. Les incertitudes à ce sujet concernent tant le contenu que le cadre approprié. De son côté, l’OMPI, via son comité permanent sur le droit d’auteur et les droits voisins, s’occupe en particulier d’un projet de convention concernant les droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes ou vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle. En matière d’audiovisuel, justement, la configuration d’ensemble rappelle fort celle qui a été évoquée précédemment, à propos des brevets : ce projet de traité, qui est soutenu en particulier par l’Europe et les Etats-Unis, s’est en effet heurté, à l’automne 2004, à l’opposition des pays en voie de développement (PVD). Soutenus par certaines organisations non gouvernementales (ONG) et au nom de l’accès du public à la culture, les pays du Sud refusent en particulier que les droits des radiodiffuseurs soient étendus dans le domaine de la transmission via Internet (webcasting). Quant au chantier des bases de données, le point frappant est le fait que les Etats-Unis n’en veulent pas1, ni pour eux ni pour les autres pays. De manière générale, en effet, ils font en sorte d’empêcher l’émergence d’un droit international avec lequel ils se trouveraient en désaccord. Pour cette même raison, ils ont réintégré les débats de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), à l’automne 2003, comme rappelé ciaprès. Le rôle de l’UNESCO se révèle ainsi fort controversé dans ce contexte, en particulier sur des sujets touchant aux rapports Nord/Sud. L’OMPI n’est pas non plus exempt de critiques, dès lors qu’il ne dispose d’aucun moyen pour sanctionner les violations de la Convention de Berne. Quant à l’OMC, par contre, elle dispose d’un Organe de règlement des différends (ORD) entre pays membres permettant de faire appliquer le droit international mais son orientation dominante diffère nettement de celle de l’OMPI ou de l’UNESCO car elle vise avant tout à libéraliser le commerce international, notamment dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), accord-cadre de l’OMC signé en 1994. 2. L’enjeu majeur sur le plan prospectif : le statut même des biens culturels En termes prospectifs, par suite, la question centrale porte sans doute sur le statut même des biens (et services) culturels, au sens des biens produits par les industries culturelles et même au delà car toute la création culturelle ne se traduit pas par des échanges marchands. Jusqu’à présent, en tout cas, les biens culturels échappent temporairement au champ de compétence de l’OMC, bien que la tendance en cours pousse à les faire circuler d’un pays à l’autre comme n’importe quelle marchandise. Le débat sur la diversité culturelle prend ici tout son sens. Il renvoie en particulier au souci de nombreux Etats de pouvoir maintenir leurs propres règles en la matière, sachant que, dans un pays comme la France, des industries telles que celle du cinéma ou de l’audiovisuel évoluent actuellement dans un univers très réglementé. En France, de ce point de vue et au delà de tel ou tel secteur, il existe au sujet de la diversité culturelle une large convergence d’intérêt entre les différentes industries culturelles. Notre pays peut donc se réjouir que, dans le cadre de l’UNESCO, une déclaration sur la diversité culturelle ait été votée à l’unanimité, en 2001, afin notamment de ne pas laisser le droit de la concurrence primer sur la préservation des biens culturels et 1 Certes, ils ont beau jeu d’objecter qu’une protection des bases de données à travers un outil spécifique (droit sui generis) – comme ceci est le cas dans l’UE depuis 1996– conduit à trop restreindre l’accès aux données publiques. 22 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 de l’expression artistique. A l’automne 2003, un projet de convention visant à rendre juridiquement contraignantes de telles dispositions y a été lancé, ce qui a suscité une très vive opposition de la part des Etats-Unis, qui ont pourtant jugé l’affaire suffisamment sérieuse pour retourner dans l’enceinte de l’UNESCO, après s’en être absentés depuis 1984. Le texte débattu à ce propos, intitulé « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles », a pourtant été adopté en octobre 2005, par 148 voix pour, deux voix contre (les Etats-Unis et Israël) et quatre abstentions. Toutes les incertitudes ne sont cependant pas levées pour autant, loin s’en faut, car, le temps que cette convention entre en vigueur, les Etats-Unis s’efforceront sans doute de la contourner en négociant divers accords bilatéraux avec des pays dépourvus d’industries culturelles fortes. Ce pays, dont les industries culturelles sont à l’évidence dominantes, a tout intérêt à une libéralisation dans ce domaine, afin d’écouler à l’étranger des biens culturels déjà largement amortis sur son marché intérieur. Actuellement, déjà, sa politique consiste à assurer cette suprématie à travers des traités commerciaux bilatéraux comportant à chaque fois un volet sur la propriété intellectuelle, de même que via des accords régionaux et des négociations menées dans le cadre de l’OMC. Aux termes de la convention évoquée, certes, il est prévu qu’à l’avenir, un éventuel litige entre Etats sur les questions liées à la diversité culturelle conduise à des procédures de conciliation traitées au sein de l’UNESCO. Il n’en reste pas moins qu’en matière d’industries culturelles et notamment dans le secteurs de l’audiovisuel et du cinéma, la compétence de cet organisme semble promise à demeurer contestée par l’OMC. Or, à l’horizon 2020, il s’agit de choix qui conditionnent l’avenir de façon décisive car libéraliser le commerce des biens culturels ou, à l’inverse, accorder un statut d’exception en faveur des biens culturels impliquera des effets assez largement irréversibles. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H21 : Un clair statut d’exception en faveur des biens culturels (accord à l’UNESCO tendant à prévaloir) Suite à l’entrée en vigueur de l’accord obtenu à l’UNESCO à l’automne 2005, un clair statut d’exception est accordé aux biens culturels. Concernant les litiges internationaux relatifs aux industries culturelles, cette nouvelle norme internationale peut être invoquée à l’OMC, face à son organisme de règlement des différents ou bien lors de futures négociations sur son Accord général sur le commerce des services (AGCS), c’est-à-dire dans le cadre de son processus de libéralisation du commerce des services. Cette configuration peut être facilitée par l’entrée de l’OMC dans une crise durable, dans le prolongement des blocages déjà apparus lors du sommet de Cancun en septembre 2003. La sanctuarisation du principe de diversité culturelle devient alors effective et permet bel et bien de préserver ou de développer les systèmes nationaux d’aide, comme dans le domaine du cinéma. H22 : La libéralisation du commerce des biens culturels (un rapport de forces plutôt en faveur de l’OMC) Une hypothèse de rupture correspond au contraire à l’inclusion de plus en plus nette des biens culturels dans le champ de compétence de l’OMC, éventuellement via un accord dans cette enceinte. Elle a cependant d’autant plus de chances de se manifester que, jusqu’à présent, les PVD n’ont jamais mis les biens culturels au centre de leurs revendications. Elle découle aussi d’une grande difficulté pratique à rendre contraignant l’accord obtenu à l’UNESCO sur la diversité culturelle, en raison de l’opposition d’un pays tel que les Etats-Unis. A terme, il en découle une remise en cause des dispositifs publics de politique culturelle tels que le système français de financement du cinéma par avance sur recettes. Le droit d’auteur tend nettement à voir s’estomper son traditionnel caractère personnaliste et évolue clairement en direction du copyright, plutôt à l’avantage des exploitants (producteurs ou distributeurs). H23 : Le statu quo, pas d’avancée réelle à l’UNESCO et nouvelle exception temporaire accordée à l’OMC Enfin, un cas de figure intermédiaire, qui revient en quelque sorte à prolonger le statu quo actuel, correspond à une situation dans laquelle l’accord obtenu à l’UNESCO à l’automne 2005 ne conduit pas vraiment à clarifier le statut des biens culturels. De facto, une nouvelle exception temporaire se trouve accordée aux biens culturels, ce qui revient à dire que les biens culturels ne se trouvent pas définitivement écartés de l’OMC. En d’autres termes, la bataille pour la diversité culturelle tend à perdurer, sans tendance nette. 23 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis Dans le cadre de cet exercice de prospective, les Etats-Unis constituent le seul pays faisant l’objet d’une variable-clé spécifique, en raison de leur poids prédominant et de leur considérable pouvoir d’influence. Dans l’absolu, cette place primordiale du cas américain ne devrait pas occulter l’importance majeure d’autres pays tels que le Japon, d’autant plus que ce dernier a dernièrement conçu et mis en place une stratégie tout à fait résolue et remarquable, dans le but déclaré de faire du pays nippon « une nation fondée sur la propriété intellectuelle »1. D’ici une quinzaine d’années, ceci étant, il est probable que le modèle du Japon, actuellement influent, doive s’aligner en partie sur les modèles d’autres pays, parmi lesquels la Chine pourrait figurer. Même actuellement et malgré ses originalités, cette stratégie japonaise peut sembler, à bien des égards, constituer un écho des mesures prises aux Etats-Unis, depuis un quart de siècle, dans le domaine général de la propriété intellectuelle. Quant aux Etats-Unis eux-mêmes, il ne fait guère de doute que, d’ici une quinzaine d’années, ils continueront de constituer une zone très protectrice sur le plan de la propriété intellectuelle. Pour ce pays, il est choisi de mettre surtout l’accent sur les brevets car cet outil de propriété intellectuelle se trouve porteur d’enjeux particulièrement lourds. Plus précisément, les questions qui méritent le plus d’être posées portent en fait non seulement sur les limites du brevetable – et ce, sous le double angle du champ couvert par le brevet et des conditions de brevetabilité – mais aussi, de façon liée, sur la qualité des brevets délivrés outre-Atlantique. 1. Les limites du brevetable : le champ couvert par le brevet et les conditions de brevetabilité L’importance de l’enjeu sous-jacent découle de ce que, compte tenu du rôle économique des Etats-Unis, tout décalage entre ce pays et les autres, concernant le champ du brevetable et la qualité des titres délivrés, induit pour les entreprises desdits autres pays des difficultés d’adaptation dans les domaines concernés. Plus encore, certaines indications donnent à penser que les Etats-Unis, malgré les tendances isolationnistes dont ils font parfois preuve, y compris de la part de leurs industriels, s’activent à exporter dans le reste du monde leurs conceptions en la matière. a. Une politique visant à exporter dans le reste du monde les conceptions américaines en la matière Les Etats-Unis semblent ainsi s’efforcer d’obtenir partout dans le monde la reconnaissance automatique des brevets délivrés par leur office de brevet (l’USPTO). Cette tendance est en particulier attestée par le fait qu’ils concluent de nombreux accords bilatéraux avec certains pays, ce qui leur permet d’y faire reconnaître leurs brevets et, plus largement, au delà des seuls brevets, d’étendre la portée géographique de leur système de propriété industrielle et d’arriver en position de force au moment où les négociations s’étendent à l’échelon multilatéral. A cet égard, certes, il faut distinguer entre, d’un côté, l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis de « petits » pays en voie de développement, qui conduit en effet assez largement à y exporter le modèle américain et, de l’autre, leur attitude vis-à-vis des pays ou groupes de pays plus puissants et de plus grande taille (UE, Japon ou Chine), qui est d’une tout autre nature, compte tenu des rapports de force. De plus, les Etats-Unis se révèlent également désireux d’étendre au reste du monde leurs conceptions sur le domaine brevetable. Cette tendance se manifeste ainsi à propos du projet – évoqué précédemment – de traité d’harmonisation du droit matériel des brevets (SPLT), dans le cadre de l’OMPI. Les Etats-Unis mettent en effet en avant leur conception selon laquelle une invention, pour être brevetable, n’a pas à revêtir de caractère technique, alors que l’Europe que le Japon continuent de défendre le critère traditionnel de la technicité et, de façon liée, de la capacité de l’invention considérée à avoir une application industrielle. b. Un champ a priori ouvert à tout secteur d’activité, en référence à un critère large d’utilité Aux termes de la loi américaine, le critère pertinent est en effet plutôt celui – plus large – de l’utilité. Ainsi les Etats-Unis acceptent-ils a priori la brevetabilité des logiciels en tant que tels (depuis l’arrêt pris par la Cour suprême en 1981, dans l’affaire Diamond versus Diehr), alors qu’en Europe, les textes n’autorisent que celle de certaines inventions mises en œuvre par ordinateur, à savoir celles qui présentent un « effet technique ». Il en découle de même que, en particulier pour des secteurs de services tels que la banque, l’assurance ou le commerce sur Internet, les méthodes d’affaires (business methods) sont considérées comme brevetables en soi aux Etats-Unis, tandis qu’elles ne peuvent en principe pas être brevetées en Europe et ne peuvent l’être au Japon qu’à certaines conditions renvoyant à la dimension technologique de l’invention considérée. Cette situation s’explique également par le fait qu’aux Etats-Unis, l’évolution est 1 A ce propos, voir l’encadré 49, ci-après, dans le chapitre 8. 24 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 essentiellement de nature jurisprudentielle. La conception qui y prévaut est que le champ du brevetable ne doit pas être restreint a priori – notamment en vertu d’une tradition d’ouverture à la nouveauté –, quitte à devoir corriger certains excès après coup. Ceci est illustré par le cas des biotechnologies, où la brevetabilité s’est notablement accrue depuis le début des années 1980. Dans ce domaine, l’un des principaux problèmes posés concerne le fait qu’aux Etats-Unis, des brevets sont accordés sur des séquences génétiques, alors que de sérieux arguments plaident pour placer ces dernières dans le domaine public. 2. La qualité des brevets délivrés outre-Atlantique : vers un relèvement des exigences ? Compte tenu de ces particularités du cas américain, le débat contemporain porte très largement sur la qualité des brevets qui sont délivrés aux Etats-Unis. Cette question complexe ne se laisse pourtant pas apprécier aisément, compte tenu des difficultés pratiques liées à la définition des critères pertinents. a. Des conditions de brevetabilité appliquées avec une rigueur inégale Pour juger de la qualité d’un système de brevets, il est possible de se référer au taux de délivrance (encadré 4, ci-dessous). Il convient également de se fonder sur le taux de brevets avalisés par les juges : si la validité des brevets est le plus souvent confirmée dans les tribunaux, alors le système considéré peut être considéré comme cohérent, alors que si un fort pourcentage des brevets sont rejetés, alors le « filtre » opéré par l’office de délivrance peut être considéré comme trop large. Là encore, cependant, il n’est pas non plus suffisant de s’en tenir à une comparaison des taux de confirmation par les tribunaux, d’autant plus que ces taux se révèlent, du reste, généralement plutôt élevés. Encadré 4 : Quid du taux de délivrance comme indicateur de la qualité des brevets ? En première analyse et toutes choses égales par ailleurs, plus un brevet a une probabilité moyenne d’être délivré, et plus le système en question constitue un système d’enregistrement automatique et non un vrai système d’examen. Sachant que le taux de délivrance des brevets est en moyenne nettement plus élevé aux Etats-Unis qu’en Europe et au Japon1, puisqu’il a avoisiné 90 % outre-Atlantique dans les années 1980 et 1990, soit environ 25 points de pourcentage de plus que le taux observé à l’OEB à la même époque2, le système américain peut être présumé de moindre qualité. En seconde analyse, ceci étant, un taux de délivrance élevé ne constitue pas toujours forcément un signe de laxisme et deux systèmes nationaux ne peuvent être comparés uniquement sur la base de tels taux. A titre d’exemple, le taux moyen de délivrance est beaucoup plus faible à l’Office allemand des brevets et des marques (Deutsches Patent- und Markenamt : DPMA) que chez son homologue français, l’INPI (près de 90%), ce qui pourrait laisser entendre que le DPMA repose sur un examen relativement sélectif3. En réalité, cette situation renvoie aussi très largement au fait qu’un grand nombre de brevets déposés auprès de l’office allemand ne présentent pas un grand intérêt, ce qui tient aux particularités du système allemand des inventions de salariés, qui incite les entreprises à déposer un plus grand nombre de demandes de brevets, pour des raisons institutionnelles (cf. ci-après, le chapitre 5). Ceci étant, le fait est qu’un office national tel que l’INPI ne comporte plus de vrai système d’examen, c’est-à-dire d’examen complet des demandes de brevet, à la différence de son homologue allemand, le DPMA. En France, cet abandon remonte à 1968 et les experts sont généralement d’avis qu’il serait une erreur de remettre en cause ce choix politique, d’une part car une telle mesure conduirait à renchérir le coût d’obtention des brevets à l’INPI – notamment pour les PME – et, d’autre part, dès lors que les enjeux majeurs se situent désormais au plan européen, à l’OEB. En outre, si le système français ne comporte plus d’examen complet, il fournit cependant au déposant un rapport de recherche établi par l’OEB et même, depuis juillet 2005, un « rapport de recherche élargi » (RRE) incluant non seulement une liste des antériorités susceptibles de remettre en cause la validité de l’invention considérée mais aussi, désormais, une évaluation de sa brevetabilité, comme ceci est le cas pour les demandes effectuées dans le cadre de la procédure internationale (PCT) ou dans le système européen (OEB). Il est également possible de tenir compte de « signaux faibles » tels que l’appréciation des industriels, lorsque ceux-ci – comme c’est en particulier le cas dans l’électronique – estiment devoir payer trop de redevances pour des brevets de faible valeur et compte tenu du coût élevé des procès que ces derniers sont susceptibles d’engendrer. Certains praticiens reprochent en outre à l’office américain d’accorder des brevets peu utiles car protégeant des inventions tellement étroites qu’il est facile de contourner les brevets en question, à travers d’autres solutions techniques ; dans de tels cas, la protection offerte par les brevets n’exerce qu’un très faible impact sur la concurrence. Les Etats-Unis, à cet égard, ne prennent en 1 Quillen, C.D., Webster, O.H. (2001), « Continuing Patent Applications and Performance of the United States Patent Office », Federal Circuit Bar Journal, vol. 11, n °1, p. 1-21. 2 Martinez, C., Guellec, D., « Overview of Recent Trends in Patent Regimes in the United States, Japan and Europe », in : OCDE, Patents, Innovation and Economic Performance, OECD conference proceedings, 2004, p. 127-162. 3 Cf. Gilles Koléda, L’efficacité dynamique du brevet versus son inefficience statique : un compromis utilisant l’exigence de nouveauté, septembre 2003, p. 17 (http://gskoleda.club.fr/EDvsIS.pdf). 25 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 considération que de façon limitée ce que d’autres pays – en particulier en Europe – appellent la doctrine des équivalents. En outre, la question porte non seulement sur la qualité des brevets per se mais aussi sur l’importance attachée à cette qualité, c’est-à-dire sur le fait que ladite qualité soit considérée comme un objectif prisé ou non. Or il semble que les Etats-Unis aient délibérément entretenu une dégradation de cette qualité. Plusieurs experts – économistes et juristes en particulier – y ont affirmé qu’il n’est pas nécessaire que l’office de délivrance (USPTO) consacre beaucoup d’effort à ses procédures d’examen, dans la mesure où les tribunaux vont se charger de faire le tri, après coup, parmi le petit nombre de brevets qui en valent vraiment la peine et, de façon liée, peuvent faire l’objet de litiges. b. La prise de conscience récente d’une dérive à corriger Concernant la qualité des brevets, l’appréciation ne saurait donc être que nuancée mais, au total, des indices concordants dénotent malgré tout qu’outre-Atlantique, les critères de brevetabilité ont dernièrement été appliqués avec une rigueur inégale, dans l’ensemble. Un tel diagnostic est étayé par les rapports de diverses autorités, dont principalement la Federal Trade Commission1 et le National Research Council2. Le débat sur la qualité est ainsi devenu très vif aux Etats-Unis, dont le système de brevet peut être considéré comme ayant subi une certaine dérive depuis une vingtaine d’années. L’office de brevet (USPTO) s’y trouve de plus en plus submergé par un afflux de demandes de brevets qu’il n’a plus guère ni le temps ni les moyens d’examiner convenablement, de sorte qu’une part croissante des problèmes qui en résultent doivent être réglé par les entreprises entre elles. Par suite, un nombre croissant d’industriels s’y plaignent d’une prolifération de brevets sans valeur mais problématiques car générateurs de blocages et de litiges coûteux. Même une firme telle que Microsoft est récemment intervenue dans l’espace public pour critiquer l’évolution actuelle du système américain des brevets et le recours abusif aux tribunaux3. Le fait est que Microsoft dépense chaque année près de 100 millions de $ de frais de justice du fait des litiges de brevets et que, selon les données de l’USPTO, le nombre annuel total des litiges de brevets portés devant les tribunaux est passé aux Etats-Unis d’environ 1 300 en 1990 à un peu plus de 3 000 en 20044. c. L’affirmation graduelle d’une tendance réformatrice Dans ce contexte, plus largement, un grand nombre d’acteurs s’accordent désormais sur la nécessité de créer une procédure d’opposition plus ou moins comparable à celles qui existent déjà en Europe (voir l’encadré 5, ci-dessous) ou au Japon et qui permettent à des tiers de contester, auprès de l’office de dépôt, des brevets déjà délivrés (post-grant opposition). Une proposition de changement législatif allant dans ce sens a même été lancée au Parlement en octobre 2004, sous le nom de « Patent Quality Assistance Act ». Cette discussion s’inscrit aussi dans le cadre du « 21st Century Strategic Plan » qui a été annoncé en 2002 par James Rogan – alors sous-secrétaire d’Etat au Commerce et directeur de l’office de brevet (USPTO) – et qui vise principalement à accélérer la procédure de dépôt de brevet, à réduire le stock de brevets en attente d’examen et à accroître la qualité générale des brevets accordés. Il reste cependant à savoir si ce mouvement très réformateur débouchera sur des changements effectifs et, le cas échéant, à quelle échéance. Encadré 5 : Quelques différences majeures entre les systèmes d’opposition aux Etats-Unis et en Europe Effectuée au sein des offices de brevets, la procédure d’opposition permet à un tiers de contester la validité d’un brevet sans passer par des décisions en justice. En la matière, la procédure existante aux États-Unis correspond à une possibilité de réexamen (reexamination), à la demande d’un tiers, et à tout moment après la délivrance du brevet, c’està-dire sans aucune limitation de temps. Ce dernier point fait l’objet de critiques car il implique une certaine lourdeur et pose des problèmes économiques. En Europe, il est considéré qu’une telle disposition induit trop d’insécurité juridique, pour les ayants droit. Afin d’éviter le risque d’une telle épée de Damoclès, il a été décidé que dans le système de l’OEB, les possibilités d’opposition expirent neuf mois après la délivrance du brevet, délai au delà duquel la voie normale passe par les tribunaux. Ces différences se traduisent par le fait qu’à l’USPTO, le nombre annuel des demandes de 1 Federal Trade Commission, To Promote Innovation: The Proper Balance of Competition and Patent Law and Policy, 2003. 2 National Research Council (2003), Patents in the Knowledge-Based Economy, édité par W. Cohen et S. Merrill, The National Academies Press, Washington DC. 3 Cf. l’article de Robert A. Guth intitulé « Microsoft adds its voice to call for overhauling patent system », Wall Street Journal, (CCXLV), 49, 11 mars 2005, p. B5. 4 Cf. la graphique 3 dans le dossier spécial publié par Kenneth Cukier, sous le titre « A market for ideas – A survey of patent and technology », dans The Economist, 22 octobre 2005 (ici, p. 9 et p. 13). 26 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 1 réexamen se situe autour de seulement 400 à 500 sur un total d’environ 170 000 brevets délivrés (en 2000) , alors qu’à l’OEB, il a été légèrement inférieur à 3 000 en 2005, sur un total d’environ 53 000 brevets européens délivrés, soit un taux d’opposition de 5,4 %2. Il en ressort que, de part et d’autre de l’Atlantique, ces procédures demeurent dans l’ensemble relativement rares. d. Des exemples récents de reprise en main : les méthodes d’affaires et les biotechnologies Concernant l’amélioration de la qualité des brevets délivrés aux Etats-Unis, en outre, des changements de cap se sont déjà produits dans certains secteurs, au cours des années récentes, via une application plus stricte des trois critères de brevetabilité habituels contenus dans les accords ADPIC (nouveauté, inventivité et utilité3). Tel a ainsi été le cas pour les méthodes commerciales (business methods), où ce pays a pris un départ très rapide dès le début des années 1980, avec une forte accélération par la suite. Cette tendance initiale a cependant suscité maintes critiques puis une reprise en main. Ainsi s’explique que si, selon les calculs de Quillen et Webster (2001), le taux de délivrance à l’USPTO s’est dans l’ensemble situé en moyenne entre 87 à 97 %, sur la période 1998-1999, il n’a alors atteint qu’environ 12 à 13 % dans le seul domaine des méthodes d’affaires, où le nombre des dépôts de brevet est fortement retombé, face à la restriction du taux de délivrance. Par la suite, cette reprise en main s’est également traduite par la « Business Methods Patent Initiative », lancée au printemps 2000 par l'USPTO et qui a en particulier impliqué l’introduction d’un double examen, avec une première délivrance suivie d’un passage systématique devant un second examinateur. Une évolution similaire a été observée dans le domaine des biotechnologies. En 2001, via une directive, c’est-à-dire en adressant des recommandations à ses examinateurs (examination guidelines), l’USPTO a ainsi conduit à restreindre la possibilité de breveter en la matière, en précisant les exigences requises pour la largeur revendiquée dans les brevets. Selon ces recommandations, le critère de l’utilité est désormais considéré comme rempli à la condition que l’utilité de l’invention biogénétique considérée soit « précise, substantielle et crédible ». En la matière, il s’agit de la sorte d’une sorte de convergence avec la fameuse directive européenne 98/44/CE, qui exige, pour sa part, une application industrielle concrète. Il se confirme ainsi que, le cas échéant, les Etats-Unis modifient les limites du brevetable non pas en termes de champ (technologique) a priori et par la loi, mais plutôt sous l’angle des critères de brevetabilité et par un canal à la fois jurisprudentiel et réglementaire. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H31 : « More is better », une prolifération de titres délivrés de qualité disparate Un premier cas de figure correspond à une sorte de statu quo, dans lequel la qualité des titres délivrés aux Etats-Unis demeure relativement disparate, voire dégradée, et où la quantité des titres délivrés prend le dessus (« More is better »). Le principal problème réside alors moins dans le mouvement d’extension du domaine brevetable que dans sa combinaison avec une dégradation de la qualité des titres délivrés. La résultante de cette extension et de cette baisse de qualité peut produire des effets très imprévisibles. Négligeant l’examen des titres et acceptant pratiquement toutes les demandes qui sont déposées auprès de lui, l’USPTO est devenu un simple office d’enregistrement. Par suite, il est cependant probable que les titres qu’il délivre perdent de leur valeur sur les marchés technologiques internationaux, où les acteurs tendent à ne plus guère se fier qu’à des titres également délivrés par des offices en Europe et au Japon. Les Etats-Unis, en laissant proliférer des titres délivrés de qualité disparate, prennent en outre le risque de conduire chez eux, à la longue, à inhiber l’innovation plus qu’à la stimuler mais, malgré tout, ils confortent en même temps leur avance technologique et compétitive initiale, en empêchant leurs concurrents de contester leurs positions. H32 : Une élévation du niveau général d’exigence, pour la qualité des titres Les Américains remettent à plat leur système de brevet, en mettant effectivement en œuvre les réformes qu’ils envisagent actuellement. Plutôt que de consacrer plus ou moins de moyens humains et financiers à leur office de brevet (USPTO) ou à leur appareil judiciaire, ils préfèrent rendre plus strict l’examen des 1 Information trouvée sur le site Progexpi (http://www.progexpi.com/htm10.php3). Source des données : European patent office, Annual Report 2005, Munich, 2006 (p. 87). 3 Avec une rédaction à mi chemin entre la conception américaine et la conception européenne, les trois critères figurant dans l’article 27.1 des accords ADPIC peuvent être présentés comme suit : « Pour pouvoir être brevetée, une invention doit être nouvelle (“nouveauté”), elle doit correspondre à une “activité inventive” (à savoir, elle ne doit pas être évidente) et elle doit avoir une “applicabilité industrielle” (elle doit être utile). » (http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_pharm02_f.htm). 2 27 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 demandes de titres et introduire une procédure d’opposition. Ces différentes mesures permettent de relever la qualité des titres délivrés bien que, là encore, aucun changement législatif ne vienne restreindre le champ du protégeable. En tout cas, les brevets délivrés aux Etats-Unis sont appréciés sur les marchés technologiques internationaux. L’USPTO parvient ainsi à montrer à ses homologues étrangers qu’il est possible de délivrer de bons brevets dans n’importe quel domaine technologique. H33 : Une restriction du champ du brevetable, par changement jurisprudentiel ou législatif Cette dernière configuration suppose par contre que des changements jurisprudentiels ou législatifs viennent restreindre le champ du brevetable, ce en quoi elle constitue une rupture par rapport à la situation observée au cours des dernières décennies. Cette évolution peut provenir d’une situation dans laquelle d’autres pays ou groupes de pays tels que l’Europe, le Japon ou la Chine réduisent eux-mêmes le champ du brevetable dans tel ou tel domaine et où les Etats-Unis finissent par évoluer dans la même direction, dans la mesure où ils y voient leur intérêt. Dans ce contexte, la qualité des brevets aux Etats-Unis peut être tout aussi bien maintenue dans son état actuel que rehaussée. IV. Les principales positions adoptées par les pays du Sud, face à ceux du Nord Après avoir exposé les questions posées par la propriété intellectuelle dans le cadre multilatéral et dans la perspective de pays développés tels que les Etats-Unis, il convient de se tourner vers les principales positions adoptées par les pays en voie de développement (PVD). Quelles sont-elles et en quoi se distinguent-elles de celles des pays du Nord, actuellement dominants, qui s’efforcent en général de convaincre leurs partenaires du Sud d’adopter un niveau de protection le plus élevé, le plus harmonisé et le plus respecté possible ? En outre, dans quelle mesure peut-on parler encore des pays du Sud comme d’un bloc unitaire, alors que les situations des pays concernés manifestent de très forts contrastes ? A travers ces interrogations, il s’agit de la sorte de situer les PVD au sein des mouvements conduisant au renforcement ou, inversement, à l’atténuation des droits de propriété intellectuelle, au plan mondial, ce qui nécessite de se doter de repères historiques. Sans trop rentrer dans les détails, ces interrogations conduisent à examiner successivement les problèmes posés aux pays du Sud par les évolutions récentes, puis les enjeux des négociations présentes et à venir 1. Les problèmes posés aux pays du Sud par les évolutions récentes 1 Dans la période récente, les négociations internationales relatives à la propriété intellectuelle ont été caractérisées par de très fortes tensions Nord/Sud. Ceci s’est clairement manifesté en 2003, à l’occasion du sommet OMC de Cancun, qui a vu l’émergence d’un bloc du Sud, en particulier autour d’un groupe de pays qu’il a été convenu d’appeler le G21. Plus récemment encore, en marge de réunions organisées par l’OMPI, certains détracteurs du système actuel sont allés jusqu’à affirmer que le système des brevets consiste à enrichir des pays déjà suffisamment riches, sans en faire profiter les autres. a. Quel lien entre la protection de la propriété intellectuelle et le développement ? Le fait est que le lien entre la protection de la propriété intellectuelle et le développement ne se laisse pas appréhender facilement et ne saurait être considéré comme automatique et univoque. A cet égard, il convient à l’évidence de distinguer les pays selon leur niveau de développement, avec schématiquement deux cas de figure (encadré 6, ci-dessous). En particulier, tout se passe comme s’il existait une sorte de seuil de développement à partir duquel un système de brevet devient utile. Les cas de pays comme le Japon ou, plus récemment, la Corée du Sud et la Chine confirment ainsi que le recours au brevet n’est véritablement intervenu qu’une fois enclenché le processus d’industrialisation. De ce point de vue, il serait peut-être excessif d’affirmer que les pays les moins avancés peuvent se passer des brevets car, à un stade donné de leur développement, ils auront sans doute besoin d’un système de brevet. Ils peuvent en particulier se servir des brevets au moins comme d’une source d’information technologique, notamment pour distinguer ce qui fait partie du domaine public de ce qui est protégé par autrui. Ceci suppose toutefois que le pays concerné dispose de personnes ayant les connaissances suffisantes pour comprendre ces informations. Malgré tout, dans un pays peu avancé 1 Cette section s’appuie en partie sur les analyses présentées devant le groupe PIÉTA, le 9 mars 2004, par Hélène Herschel (expert détaché auprès de la Commission européenne/DG Commerce) et Claude Mfuka (chercheuse associée à l’Université Paris 13, en post-doctorat à l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida : ANRS/CNRS). 28 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 comme par exemple Haïti, il vaut sans doute mieux pour le développement national que ces personnes s’occupent d’activités de recherche et développement proprement dites que d’activités de veille technologique via les brevets. Encadré 6 : Les besoins des pays du Sud en matière de PI : des différences selon leur niveau de développement - Le cas des pays émergents D’un côté, il s’agit de pays dans lesquels le renforcement progressif des droits de PI va dans l’ensemble de pair avec un réel processus de développement économique. Ceci vaut en particulier dans le cas de grands pays relativement avancés, de grande taille, assez influents et souvent à tradition quelque peu protectionniste, comme l’Inde, la Chine, le Brésil ou encore l’Afrique du Sud. Il faut également mentionner le cas de la Corée du Sud, qui a beaucoup eu beaucoup recours à la copie dans le passé et qui, de nos jours, dépose désormais beaucoup de brevets. Tous ces pays ont clairement des intérêts à défendre concernant différentes formes de protection de la propriété intellectuelle, notamment en matière de production pharmaceutique ou encore concernant les indications géographiques. L’Inde et l’Afrique du Sud, par exemple, se sont dotées de systèmes de brevet en état de fonctionner et leur industrie pharmaceutique commence à émerger. La Chine, de même, a mis en place des droits de propriété intellectuelle relativement classiques avant même son entrée dans l’OMC (en 2001) – son système de brevets date ainsi de 1985 – et est devenue l’un des pays dans lesquels le nombre de dépôts « autochtones » se développe le plus et contribue à une très forte croissance industrielle locale. Quant au Vietnam, qui a été admis à devenir membre de l’OMC début 2007, il y existe aussi un système de brevet, qui a récemment évolué en s’inspirant notamment des systèmes en vigueur en France (en partie via l’influence de la Maison du droit vietnamo-française, à Hanoi1), en Allemagne et aux Etats-Unis, sur la base d’une véritable politique nationale, de la part des autorités vietnamiennes. Cette situation se traduit aussi par le fait que l’accord commercial bilatéral signé entre les États-Unis et le Vietnam et entré en vigueur le 10 décembre 2001 comprend six points, dont les droits de propriété intellectuelle. Elle contribue à expliquer que le producteur américain de semi-conducteurs Intel a depuis lors accepté d’y construire une usine2 sans craindre pour sa propriété intellectuelle. Ceci étant, il est bien clair que le développement – qu’il soit endogène (autoentretenu) ou exogène (tiré par des facteurs externes tels que les investissements directs étrangers) – repose aussi, pour une grande part, sur des fondements autres que la défense des droits de propriété intellectuelle. - Le cas des pays les moins avancés De l’autre côté, les pays les moins avancés d’Afrique sub-saharienne ou d’Asie sont parfois couverts par une loi de propriété intellectuelle régionale ou locale depuis bien des années mais ne parviennent guère, pour autant, à attirer beaucoup d’investissements directs étrangers ou de transferts de technologies. Dans d’autres cas ou dans d’autres secteurs, certains des problèmes de ces PVD sont plutôt aggravés par le fait que ces derniers ne protègent guère la propriété intellectuelle. Ceci semble par exemple être le cas pour les droits d’auteur, dont le défaut de protection n’incite pas au développement de l’industrie phonographique dans un pays tel que le Mali, où il est estimé que seulement 2 % des ventes de cassettes sont légales3. Dans le domaine de la médecine, de même, des plantes et autres ressources génétiques non protégées dans les pays du Sud y sont parfois exploitées, par des industriels venus des pays du Nord et qui protègent ces ressources biologiques pour leur propre compte, sans guère de contrepartie ou de bénéfice pour les populations locales. Il faut cependant bien reconnaître qu’actuellement, ce problème de « biopiratage » est laissé sans véritable solution par le cadre multilatéral. Et pourtant, tant la convention sur la diversité biologique (CDB) – dite convention de Rio (1992) – qu’un Traité international de la FAO signé en novembre 2001 mais non encore en vigueur préconisent à juste titre le partage équitable de la propriété intellectuelle et de tous les avantages qui en découlent entre, d’une part, les pays du Sud qui figurent parmi les principaux dépositaires de la diversité biologique et, de l’autre, les pays du Nord qui sont susceptibles d’en exploiter certains éléments. Au total, en tout cas, il est clair que la propriété intellectuelle ne peut à elle seule rien déclencher chez des pays à trop faible niveau de développement, qui rencontrent les difficultés structurelles les plus considérables et ont le plus de mal à se faire entendre hors de leurs frontières. b. Quel équilibre entre l’intérêt général et celui des ayants droit ? Le cas des médicaments Or, jusqu’à présent, l’harmonisation de la propriété intellectuelle a en général rimé avec son renforcement, surtout entre les différents pays du Nord. Dans ce contexte international, les tensions Nord/Sud ont sans doute culminé avec le débat sur les médicaments, qui a rejailli sur la question plus large des brevets, voire sur l’ensemble de la propriété intellectuelle. Ceci conduit à rappeler que, même pour les actuels pays 1 Cf. l’encadré 15, ci-après. Intel veut investir dans cette usine pour 5 milliards de dollars, à terme (Les Echos du 1er mars 2006, p. 33). 3 Voir l’article de Patrick Labesse, « La musique africaine menacée par la piraterie commerciale », dans Le Monde du 8/9 mai 2005, p. 23. 2 29 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 développés, la brevetabilité des médicaments se révèle relativement récente. Elle s’est étendue progressivement à partir des Etats-Unis (1938), du Royaume-Uni (1949) de la France (1959) et de la RFA (1968) et, plus tardivement encore, de la Suisse (1976), pour ne retenir que les pays d’origine des principaux fabricants actuels1. Dans la plupart des pays du Sud, les brevets sur les médicaments n’ont été reconnus qu’à la fin des années 1980 et durant les années 1990. Pour certains d’entre eux également, Argentine et Jordanie par exemple, mais sur une période souvent insuffisamment longue, la période de non reconnaissance a été utilisée pour édifier une industrie pharmaceutique locale de produits génériques. Fortes de leurs positions concurrentielles avantageuses, les entreprises pharmaceutiques des pays du Nord ont naturellement intérêt à ce que leurs brevets soient reconnus et respectés dans le plus grand nombre de pays. Les accords ADPIC de l’OMC y ont contribué de façon notable. De ce fait, les négociations internationales se traduisent, le plus souvent, soit par un renforcement de la dimension exclusive des droits de propriété intellectuelle soit par des blocages mais beaucoup plus rarement par des compromis tenant compte de questions d’intérêt général telle que la santé publique, comme l’a montré la récente crise du médicament. Ceci étant, le cadre multilatéral comporte bel et bien de tels éléments de différenciation ou d’assouplissement, de sorte qu’il ne saurait être qualifié d’exorbitant. Concernant la transposition des accords ADPIC dans les législations nationales respectives, un délai a ainsi été accordé aux pays à revenu intermédiaire (jusqu’en janvier 2006) et aux pays moins avancés (jusqu’en janvier 2016). En outre, face aux renforcements successifs des droits de propriété intellectuelle, des garde-fous ont été mis en place : les licences obligatoires et les importations parallèles. Il s’agit de la sorte de permettre aux pays concernés de se prémunir contre les risques liés aux comportements de monopole (prix élevés et/ou rationnement des quantités) et d’assurer l’accès aux médicaments en cas d’urgence sanitaire nationale, soit en copiant euxmêmes des médicaments brevetés, soit – pour les pays dépourvus de capacités de production pharmaceutique – en important des copies bon marché de médicaments brevetés. Dans le cadre de l’OMC, les accords de Doha (novembre 2001) et Cancun (août 2003) ont du reste réaffirmé la légitimité du recours aux licences obligatoires et ont introduit la possibilité d’importations parallèles sous licences obligatoires. Certes, en l’espèce, le développement des licences obligatoires suppose aussi une protection des entreprises pharmaceutiques des pays du Nord, afin d’endiguer le risque de réimportations vers les pays du Nord, ce qui nécessite de développer l’identification des médicaments, notamment pour remédier à une situation actuelle où l’identification se réduit trop à l’emballage. Pour ce type de raison, les conditions requises pour l’application de ces licences obligatoires demeurent en pratique très contraignantes et il se peut que les accords évoqués ne résolvent pas totalement le problème des médicaments antisida. Ils n’en constituent pas moins des avancées importantes non seulement par rapport aux seuls accords ADPIC mais aussi, plus généralement, dans l’histoire de l’OMC, à travers la prise en compte d’intérêts non strictement commerciaux. c. La difficulté à traiter les problèmes de développement dans le cadre d’accords de type ADPIC Entrés en vigueur en 1995, les accords ADPIC eux-mêmes demeurent relativement récents. Leurs effets ne font que commencer à se manifester dans les PVD signataires qui, hormis les groupes de pays dérogatoires déjà mentionnés, avaient pour délai d’adoption le 1er janvier 2000. Le sentiment s’est pourtant déjà fait jour que certains pays signataires n’en ont pas récolté les bénéfices initialement annoncés. Si les PVD n’ont pas été forcés de signer ces accords, ils n’ont souvent guère eu d’autre choix, redoutant d’éventuelles mesures de rétorsion et, surtout, voulant bénéficier de l’accès au marché mondial que leur permet l’adhésion à l’OMC. En effet, de tels accords vont généralement bien au delà de la seule propriété intellectuelle et s’intègrent dans un contexte plus large, où le commerce international est de plus en plus reconnu comme un important facteur de développement. Par suite, un nombre accru de pays rejoignent l’enceinte de l’OMC, qui fait elle-même face à des responsabilités nouvelles en la matière, avec un « agenda » de plus en plus large (développement, investissement, clauses et normes sociales, etc.), bien que son objet propre ne concerne théoriquement que les questions commerciales. La propriété intellectuelle devient ainsi souvent un enjeu de négociation pour les PVD, en contrepartie notamment de l’accès de leurs produits aux marchés des pays du Nord. De même, il convient de rappeler que l’accord ADPIC fixe parmi ses objectifs le lien entre la protection de la propriété intellectuelle et le transfert de technologie, à l’avantage mutuel des parties prenantes à ce transfert. A travers l’article 66 § 2 de cet accord, les pays développés se sont en outre engagés à inciter leurs entreprises et leurs institutions, sur leur propre territoire, à transférer leurs technologies vers les pays moins avancés. Dans l’absolu, les questions de transferts technologiques auraient sans doute davantage eu leur place dans un accord général sur l’investissement mais un tel accord 1 Mfuka, C., « Accords ADPIC et brevets pharmaceutiques – Le difficile accès des pays en développement aux médicaments antisida », Revue d’économie industrielle, n° 99, 2e trimestre 2002, p. 191-214. 30 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 n’existe pas1. Il est ainsi possible de reprocher au cadre juridique multilatéral représenté par des organismes tels que l’OMC ou l’OMPI non seulement d’être relativement lourd et difficile à réformer mais aussi d’être incomplet et mal architecturé. De ce point de vue, l’instrument du bilatéral peut sembler plus efficace. Cependant, ceci ne vaut probablement qu’à court terme car les accords bilatéraux risquent souvent de constituer un marché de dupes pour les pays du Sud, de sorte que plusieurs arguments militent clairement davantage en faveur du maintien d’un cadre multilatéral structurant tel que celui constitué par l’accord ADPIC de l’OMC (encadré 7, ci-dessous), malgré toutes les difficultés auxquelles il est appelé à faire face à l’avenir. Encadré 7 : Quid de la multiplication d’accords bilatéraux entre pays du Nord et du Sud ? Compte tenu des défauts du cadre multilatéral actuel, la signature d’accords bilatéraux peut présenter d’indéniables avantages, tout du moins du point de vue des pays du Nord. Ainsi s’explique la multiplication actuelle des accords bilatéraux de libre échange entre les Etats-Unis et les PVD. Plus d’une vingtaine d’accords de ce type sont actuellement signés ou en passe de l’être. Ils comportent bien souvent un volet concernant la propriété intellectuelle2 et notamment le brevet pharmaceutique. Ce dernier volet présente fréquemment des clauses de type « ADPIC-plus » sur les quatre points suivants : - allongement de la durée de protection ; présente notamment dans le cas de l’accord signé en 2004 avec le Maroc, dont les Américains semblent vouloir faire un modèle pour d’autres accords à venir, cette extension est cependant relativement usuelle dans les pays du Nord, dans les cas où la durée du brevet est quelque peu réduite par la longueur des délais requis par l’autorisation de mise sur le marché ; - remise en cause et limitation de la portée des clauses de sauvegarde réaffirmées pourtant à Doha en 2001 et à Cancun en 2003 ; - possibilité d’obtenir un nouveau brevet sur le produit pour une autre indication ; dans le cas de l’accord signé avec le Maroc, les brevets pharmaceutiques sont accordés pour trois ans en plus des 20 ans de base figurant dans les accords ADPIC ; - clauses d’exclusivité des données pharmaceutiques, pour conférer une exclusivité de marché même en cas d’absence de brevet ; les autorités nationales ne pourraient alors autoriser aucune mise sur le marché pendant une période de trois à cinq ans. 1 A la fin des années 1990, la tentative d’instaurer un accord multilatéral sur l’investissement (AMI) s’est soldée par un échec. Le fait est qu’elle avait été lancée à l’OCDE, alors qu’elle concerne à l’évidence aussi les pays du Sud. 2 Sur l’exemple de l’accord signé entre les États-Unis et le Vietnam, fin 2001, voir ci-dessus, l’encadré 6. 31 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Or ces traités sont en général conclus avec des pays possédant des capacités de production pharmaceutique : Maroc, Singapour, Thaïlande, Afrique du Sud, etc. Censés bénéficier en contrepartie d’un meilleur accès au commerce international et d’un afflux d’investissement direct étranger, les PVD sont de la sorte conduits à aller au-delà des obligations prévues dans les accords ADPIC. A cet égard, et en particulier concernant l’accord conclu entre les EtatsUnis et le Maroc en mars 2004, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a expliqué que ce type d’accord ne stimule pas forcément le libre échange entre les deux pays signataires et peut se révéler n’être qu’un simple accord tarifaire au bénéfice du plus fort, si le plus faible ne s’est pas montré suffisamment vigilant pendant la phase de négociation1. L’Union européenne, de son côté, a elle aussi conclu récemment des accord bilatéraux comparables, par exemple avec le Mexique en l’an 2000. Par rapport à la logique des accords mentionnés ci-dessus, ceux que la Commission négocie peuvent être qualifiés de plus équilibrés, en particulier lorsqu’ils sont signés (ou encore en pourparlers) avec des ensembles régionaux tels que le MERCOSUR (le marché commun du cône sud-américain), l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) ou les pays ACP (pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique) car les pays concernés négocient alors davantage en position de force. Ils ont tous un volet de propriété intellectuelle, qui demande en général au partenaire de mettre en œuvre les plus hauts standards de protection internationale, le plus souvent les accords ADPIC assortis de conventions de l’OMPI à caractère technique. En l’occurrence, il ne saurait être question d’accords « ADPIC-plus » et il est pris garde de ne pas imposer des pressions trop fortes aux pays signataires. En définitive, s’il est clair que les accords bilatéraux visent en général eux aussi à renforcer le degré de protection par la propriété intellectuelle, il apparaît que, selon les cas, ils peuvent être interprétés comme venant soit en complément des accords ADPIC soit plutôt comme des substituts à eux, c’est-à-dire tendant à les contourner ou à les invalider. A la longue, de toute façon, un recours trop systématique au bilatéral risque de déboucher sur des résultats moins lisibles, moins fédérateurs et moins légitimes que des accords multilatéraux de type ADPIC. De manière générale, ces derniers offrent davantage de garanties pour les pays les plus faibles, qui s’en trouvent moins soumis aux pressions commerciales des grandes puissances. Au fond, seuls les dispositifs multilatéraux peuvent se révéler durablement satisfaisants en termes d’équité et, du coup, en termes de capacité de mise en œuvre et de respect (enforcement). Par rapport aux avantages que peut présenter le cadre multilatéral, qui permet de discuter de problèmes spécifiques autour d’une même table, il est à craindre que les accords bilatéraux deviennent à l’avenir un lieu d’affrontements beaucoup plus forts et inéquitables entre les pays du Nord et ceux du Sud. Ils peuvent aussi révéler l’exacerbation de tensions entre les conceptions concurrentes des pays du Nord, par exemple concernant les indications géographiques. 2. Les enjeux des négociations présentes et à venir a. Les principales revendications des pays du Sud ; l’émergence de nouveaux clivages Actuellement, tel pays émergent ou « suiveur » (follower) peut isolément choisir d’adopter telle politique relativement spécifique à l’égard des pays dominants (leaders), par exemple lorsque le Brésil conditionne, sur son territoire, l’octroi de titres de propriété intellectuelle à des exigences d’exploitation locale2 ou encore quand la Chine mène une politique spécifique en rapport avec les normes techniques3. Ceci étant, des stratégies conduisant à s’écarter durablement des politiques d’harmonisation menées à l’échelle internationale ne devraient toutefois pas pouvoir se maintenir ou s’amplifier durablement, dans la mesure où les pays considérés font partie d’organismes tels que l’OMC. A moins de supposer que lesdits pays en sortent ou bien que le cadre multilatéral lui-même finisse par éclater, ce qui fait partie de l’une des hypothèses d’évolution envisagées ci-après. En fait, comme l’ont montré certains débats organisés à l’OMC, beaucoup de PVD ne remettent pas en cause le système de la propriété intellectuelle en lui-même. Leur position consiste souvent plutôt à réclamer soit des délais supplémentaires, soit une aide qui leur permettrait de disposer des compétences nécessaires pour pouvoir profiter eux aussi de ce système. Or, dans le cadre du système multilatéral existant, les principaux enjeux à venir s’inscrivent pour l’instant pour une grande part dans l’agenda de Doha, c’est-à-dire dans le cadre du cycle de l’OMC sur la libéralisation du commerce international. Dans cette perspective, il est a priori possible – et, du point de vue de la plupart des pays développés, préférable – de mener différentes négociations séparément, en fonctions des spécificités des divers sujets abordés : brevets sur les médicaments, droits d’auteurs, indications géographiques, etc. Tel est aussi l’esprit dans lequel les pays du Nord mettent en avant leur projet de traité international visant à harmoniser le droit matériel des brevets (SPLT), au sein de l’OMPI. 1 Cf. notamment le chapitre 4 dans Stiglitz, J., Un autre monde – Contre le fanatisme du marché, Fayard, 2006. Cf. ci-après, la section I. du chapitre 5. 3 Ce dernier cas est précisé ci-après, dans le chapitre 5 (section III). 2 32 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 En sens inverse, et en particulier parmi les PVD, il s’est fait jour une tendance récente consistant à lier entre eux les différents aspects du débat. Comme signalé précédemment, le blocage actuel des négociations multilatérales sur le brevet (projet SPLT) à l’OMPI tient justement au fait que plusieurs pays du Sud, conduits par le Brésil et l’Argentine, ne veulent ainsi accepter ce projet que moyennant certaines garanties ou contreparties à propos d’autres types de droits ou de problèmes, telles que l’accès aux ressources génétiques ou la reconnaissance du folklore et d’autres savoirs traditionnels. En se fondant sur la Convention sur la diversité biologique (CDB), dite Convention de Rio (1992), ils réclament notamment que la divulgation de l’origine des matériaux génétiques utilisés devienne obligatoire, sous peine de nullité, dans les demandes de brevet, au nom de la défense de la diversité biologique et en vertu de l’objectif d’un partage équitable des richesses, entre les dépositaires de la diversité biologique et les personnes qui l’exploitent1. Pourtant, il serait illusoire de penser que de tels objectifs seraient assurés par le seul fait de mentionner dans les demandes de brevet l’origine des ressources biologiques utilisées. Une telle disposition risque fort de rester purement formelle. Certes, elle permettrait sans doute aux pays mentionnés comme étant à l’origine de ces ressources de vérifier les conditions d’exploitation des brevets considérés mais aucun accord plus précis n’a pour le moment été négocié pour parvenir à un partage équitable des revenus de cette exploitation2. A l’automne 2004, à la veille de l’assemblée générale annuelle de l’OMPI, les représentants du Brésil et de l’Argentine ont en tout cas affirmé que les enjeux du développement devraient à l’avenir figurer parmi les missions de l’OMPI3. A l’issue de cette assemblée, ils ont au moins obtenu que l’OMPI s’engage à réfléchir sur ce qui pourrait être un régime de la propriété intellectuelle orienté vers le développement. En fait, les tensions qui se profilent dans les discussions multilatérales peuvent induire des divisions non seulement de type Nord/Sud mais aussi au sein des PVD ou encore entre les pays industriels. Dans le débat actuel, les Etats-Unis, plus ou moins suivis par le Japon, proposent ainsi de trouver une solution en dehors de l’OMPI, et donc ipso facto sans les pays du Sud, alors que l’Europe s’y refuse, se disant davantage ouverte aux demandes des pays du Sud. De même, alors qu’un pays tel que le Brésil noue des alliances avec d’autres pays du Sud tels que l’Argentine, l’Inde, l’Afrique du Sud ou l’Egypte, un pays tel que la Chine se rapproche bien davantage des positions des pays industriels. b. L’enjeu très sensible de la mise en oeuvre des droits : les problèmes de contrefaçon Indépendamment de l’évolution du droit lui-même, l’un des principaux enjeux relatifs à la propriété intellectuelle, au cours des quinze prochaines années, devrait concerner la mise en œuvre (enforcement) de ce droit – en particulier concernant le droit des marques – via la police, les douanes et l’appareil judiciaire. Cette question porte en particulier sur le respect effectif de la législation dans des pays tels que la Chine, où la contrefaçon constitue une sorte de sport national et où les autorités publiques se révèlent en pratique très complaisantes vis-à-vis des contrefacteurs, même si ces derniers encourent en principe jusqu’à la peine de mort. A titre d’exemple, face aux pays étrangers qui menacent de bloquer des importations de produits chinois issus de la contrefaçon, le gouvernement chinois fait parfois pression sur les filiales chinoises de groupes étrangers. Du fait de ce jeu subtil, de tels groupes en viennent à tolérer la contrefaçon chinoise. L’exemple chinois conduit aussi à souligner que, dans un pays donné, il n’y a pas forcément de lien clair entre, d’un côté, l’existence formelle d’un système de propriété intellectuelle et, de l’autre, le caractère endémique de la contrefaçon. En outre, la contrefaçon évolue elle-même car elle ne concerne plus que les seuls produits de luxe et porte de plus en plus sur des produits de grande consommation et très bon marché. Face au renforcement prévisible des législations et des contrôles, elle devrait à l’avenir se déplacer vers les pays les moins protecteurs et les moins contrôleurs. En outre, il y a également fort à parier que la contrefaçon s’efforcera de contourner les nouveaux obstacles placés à son encontre. Dès à présent, les statistiques de la direction générale Douanes de la Commission européenne mettent ainsi en évidence une montée des acheminements par la poste. Or, sur ces questions, le cadre multilatéral actuel se révèle assez défaillant. A bien des égards, les aspects de mise en oeuvre constituent sans doute même la principale faiblesse des accords ADPIC de l’OMC. Ces 1 Voir la Revue de l’OMPI, mai-juin 2004 (p. 20) ou Morin, J.-F. (2004), La divulgation de l’origine des ressources génétiques : une contribution du droit des brevets à la protection de l’environnement, Unisféra, Montréal, juin. 2 Malgré tout, lors de la 8e conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB), qui s’est tenue au Brésil fin mars 2006, les pays développés ont accepté que soit mis en place, en principe au plus tard à l’horizon 2010, une réglementation sur l’accès aux ressources génétiques. 3 Voir http://www.futureofwipo.org/futurompi.doc, ainsi que les articles de Frances Williams « Clash likely on intellectual property rights », dans le Financial Times du 14 septembre 2004 et de Florent Latrive, « Propriété intellectuelle: les pays du Sud se rebellent », dans Libération du 20 septembre 2004. 33 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 derniers ne contiennent guère de dispositions à ce sujet et se limitent surtout à poser des bases minimales. Du reste, ils ont dès le départ (1995) prévu que les pays membres soient autorisés à aller plus loin sur ce plan. Ceci pourrait par exemple se révéler utile pour le contrôle des indications géographiques à l’exportation ou à l’importation ou encore pour le contrôle à l’importation de produits contenant un brevet. Pris à la lettre, les accords ADPIC couvrent relativement peu de situations et font notamment l’impasse sur la circulation des marchandises en transit ou en transbordement, bien qu’il soit clairement établi par les douanes européennes qu’une grande part de la contrefaçon passe par ce canal. En outre, d’autres interrogations très sensibles subsistent quant à la façon dont il convient de régler les différends en matière de respect des droits, sachant que les accords ADPIC eux-mêmes ne contiennent encore guère d’éléments à ce sujet. c. Une question encore en suspend : la légitimité et l’intérêt de la PI, du point de vue des pays du Sud Enfin, la question de la légitimité globale d’accords de type ADPIC va continuer de se poser, surtout à l’égard des pays les moins avancés. Or il faut bien observer que si des pays occidentaux ou asiatiques ont dans le passé pu amorcer leur développement sans protection de la propriété intellectuelle, voire en copiant d’autres pays plus avancés, le contexte a bien changé depuis une vingtaine d’années. De nos jours, l’environnement global est caractérisé par une plus grande ouverture des frontières et des marchés, ainsi que par une plus grande mobilité des capitaux et des personnes. Un refus de la propriété intellectuelle impliquerait de s’abstraire de ce contexte et en particulier de renoncer à l’apport des investissements directs internationaux. A l’avenir, mieux asseoir la légitimité du cadre juridique multilatéral impliquera de mieux prendre en compte les droits dont les pays du Sud ont le plus besoin. Alors que, ces derniers temps, le brevet a beaucoup focalisé l’attention, à l’OMC, les pays du Sud – et en particulier les moins avancés – auraient sans doute davantage d’intérêts à faire valoir dans des domaines tels que le droit d’auteur ou les marques. Ceci vaut aussi pour les indications géographiques. A ce propos, à titre d’exemple, il est dit qu’environ 30 millions de tonnes de thé Darjeeling sont écoulés par le commerce mondial chaque année, alors que seulement quelque 10 millions de tonnes de ce thé sont produites en Inde ! Quant à la Chine, elle s’est déjà montrée très intéressée par le système des indications géographiques – pour lequel elle s’est très largement inspirée du système français –, en y voyant, entre autres, un des moyens de fixer sa population dans les campagnes, en créant de la valeur ajoutée sur place. Les perspectives peuvent sembler moins évidentes pour d’autres pays du Sud – en particulier en Afrique – qui n’ont pas encore tous la capacité commerciale requise pour amortir les investissements nécessités par la constitution des filières sous appellation contrôlée. Ceci étant, il faut reconnaître que si une indication géographique est usurpée pendant longtemps par un autre pays, elle tend à y devenir un terme générique, ce qui non seulement peut ruiner la réputation de qualité associée à l’indication de provenance dans le pays d’origine mais aussi rend de plus en plus difficile toute procédure judiciaire ultérieure. Convaincue de ceci, la DG Commerce de l’Union européenne a commencé à plaider, en la matière, dans le sens de l’établissement d’un registre multilatéral, c’est-à-dire d’un système reconnu permettant de prendre date, sachant qu’un tel système profiterait tant à l’Europe qu’aux pays du Sud. Sous l’angle économique, la question consiste ainsi à savoir dans quelle mesure ces derniers pays accepteront d’investir dans leurs législations et administrations respectives, s’ils se persuadent que la protection de la propriété intellectuelle est non seulement compatible avec leurs objectifs de développement mais aussi susceptible de les servir. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H41 : Un développement durable grâce à une propriété intellectuelle plus diversifiée et mieux adaptée Selon une première hypothèse d’évolution, l’aménagement concerté d’un système de propriété intellectuelle conduit à prendre pleinement en compte les besoins spécifiques des PVD, en particulier concernant la préservation de la biodiversité, du folklore et du savoir des communautés traditionnelles et ancestrales. Cette hypothèse suppose un pouvoir d’influence relativement fort de la part d’ONG militant pour que la défense de la propriété intellectuelle se fasse au profit du plus grand nombre et en fonction des caractéristiques des populations concernées. Elle n’est sans doute pas la plus probable, loin s’en faut, car elle se heurte en partie aux intérêts des pays du Nord. H42 : L’amplification de certains clivages au sein même des pays du Sud, à la suite d’une crise généralisée A l’inverse et au delà des seules tensions Nord/Sud, il est possible d’imaginer une crise généralisée impliquant un éclatement du système multilatéral. A terme, un tel éclatement débouche sans doute sur de 34 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 nouveaux jeux d’alliance et sur une recomposition par petits blocs de pays, à l’échelle d’ensemble régionaux tels que le MERCOSUR ou l’ASEAN. Le cas échéant, cette scission du cadre multilatéral conduit cependant à amplifier certains clivages au sein même des pays du Sud, de même qu’entre certains pays du Nord, dans le prolongement des dissensions récemment apparues au sujet de l’harmonisation internationale des brevets. Quand il ne joue pas sa propre carte, un pays émergent influent tels que la Chine se range ainsi tantôt du côté des pays en voie de développement, tantôt – et de plus en plus souvent – du côté de certains des actuels pays industriels et notamment des Etats-Unis et, à un moindre degré, du Japon. D’autres pays – par exemple le Brésil – sont plus enclins à adopter un comportement coopératif et, pour leur part, nouent plus volontiers des alliances – sous forme d’accords bilatéraux ou régionaux (MERCOSUR, ASEAN, etc.) – avec des pays du Sud moins avancés qu’eux (notamment en Amérique latine, en Afrique ou en Asie), ainsi qu’avec certains pays européens, qui tentent ainsi de faire prévaloir leurs intérêts géostratégiques. H43 : Une convergence partielle vers les pays du Nord, au détriment des pays les moins avancés Une autre hypothèse, relativement tendancielle, correspond à une convergence partielle des pays du Sud vers les pays du Nord. Le contraste s’accentue alors entre, d’un côté, des pays émergents qui coopèrent très activement et avec profit avec les pays industriels déjà établis et, de l’autre, des pays moins avancés qui, au contraire, ne parviennent pas à sortir de leur condition. A un extrême, des pays tels que la Chine, l’Inde et les pays de l’ASEAN les plus avancés (Singapour, Malaisie, etc.), dont la législation en vigueur est déjà pratiquement conforme aux accords ADPIC en 2005, confirment et même amplifient considérablement leurs potentiels économiques d’ici 2020. De tels pays renforcent notamment leur système de brevet, à mesure qu’ils parviennent à développer leur capacité d’innovation. A l’autre extrême, la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) demeure en retard, ne met sa législation que progressivement aux normes internationales. Encore trop dépourvus des capacités administratives nécessaires à l’application des accords internationaux de type ADPIC, ils demandent et obtiennent une rallonge des délais d’application de ces accords. La contrefaçon demeure endémique dans ce dernier groupe de pays, alors qu’elle est progressivement éradiquée du premier groupe. H44 : Une divergence vis-à-vis des pays du Nord, dans un cadre multilatéral contesté mais maintenu De la part de la plupart des pays du Sud, enfin, une dernière hypothèse renvoie à une divergence vis-à-vis des pays du Nord et à une contestation frontale du cadre multilatéral articulé autour des accords ADPIC. Face à un renforcement initial de ce cadre, d’influent pays émergents tels que le Brésil ou l’Inde décident se s’en écarter et sont imités en ceci par d’autres pays du Sud, qui se retirent de l’OMC. Contesté par de nombreux pays du Sud, le cadre multilatéral demeure cependant en place. Les pays qui l’ont abandonné pour l’essentiel soit négocient des accords bilatéraux qui jouent plutôt à leur détriment, soit tolèrent un niveau important de contrefaçon sur leur territoire. Seuls de très rares pays du Sud – dont la Chine – se démarquent de ce mouvement d’ensemble et entrent dans l’orbite des pays du Nord. Chapitre 2. La dimension européenne Comme souvent, aborder la dimension européenne conduit à s’interroger sur l’éventualité et les contours d’un modèle européen, en l’occurrence en matière de propriété intellectuelle. Ceci implique tout d’abord de se demander quelles sont les perspectives d’ensemble dans lesquelles évolue la construction européenne, en particulier au regard de thèmes tels que l’élargissement de l’UE et la capacité des institutions européennes à intégrer les pays membres (I.). Sur cette toile de fond, d’importants enjeux prospectifs concernent ensuite le cadre européen en matière de propriété industrielle, surtout en ce qui concerne la délivrance des titres – et notamment des brevets –, ainsi que les juridictions qui s’y rapportent (II.). Dès lors que le débat ne porte pas seulement sur les aspects relatifs aux institutions, c’est-à-dire aux procédures, aux organisations et aux compétences européennes, il importe de se prononcer aussi sur les aspects matériels des droits considérés, c’est-à-dire sur leur contenu, et ce, successivement sous l’angle des brevets (III.) et des droits d’auteur et droits voisins (IV.). Ceci conduit, enfin, à s’interroger sur le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle (V.). 35 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 I. L’évolution générale de la construction européenne 1 A une époque où, plus que jamais, les peuples d’Europe s’interrogent sur le sens de la construction européenne, il convient de fournir quelques points de repère permettant de mieux situer les enjeux de propriété intellectuelle. Plus précisément, il s’agit ici d’indiquer en quoi un certain nombre de questions relatives à la propriété intellectuelle dépendent du devenir de l’Union européenne sous certains angles et en particulier concernant ses dimensions institutionnelles et politiques 1. Eléments de bilan et enjeux prospectifs Il ne saurait être ici question de proposer une vision à la fois rétrospective et prospective de la construction européenne dans son ensemble. Il s’agit plutôt de proposer une brève esquisse des perspectives qui se présentent à Europe sur certains aspects politiques, institutionnels et territoriaux, afin d’envisager comment ces évolutions peuvent s’articuler avec les questions de propriété intellectuelle. a. Quelles évolutions par rapport aux tendances lourdes ? L’actualité se prête évidemment à ce type d’interrogation, tant l’Europe se trouve de nos jours à la croisée des chemins, surtout dans sa dimension institutionnelle et dans sa dimension territoriale. Cette situation n’est cependant pas vraiment nouvelle car, pour la construction européenne, les années écoulées correspondent à une série ininterrompue de négociations et d’évolutions, en particulier depuis le milieu des années 1985, c’est-à-dire depuis le lancement du Marché unique. A ce sujet, la profusion des débats récents permet de faire l’économie d’un long récapitulatif sur cette période assez bien connue et de se concentrer sur quelques tendances lourdes et quelques enjeux prospectifs. Avant tout, il convient de souligner que les scénarios envisageant le devenir de l’Europe évoluent euxmêmes assez rapidement. A titre d’exemple, les « Scénarios Europe 2010 » élaborés par la Cellule de prospective de la Commission européenne en 19992 peuvent sembler déjà relativement datés. Il est vrai que d’importants événements se sont déjà produits depuis lors, dont le 11 septembre 2001 et l’élargissement de mai 2004 à dix nouveaux membres. Si la donne a beaucoup changé dans la période récente, il semble qu’elle soit appelée à ne se modifier que plus lentement d’ici 2020, compte tenu de la longueur des procédures de négociation et de ratification des traités. Sur les aspects institutionnels, un relatif consensus existe ainsi de nos jours autour de l’idée que la tendance en cours va vers l’approfondissement des champs déjà ouverts et non vers un grand bouleversement ou l’apparition de nouveaux chantiers. Dans cette perspective, l’Union européenne doit avant tout se renforcer et s’organiser de façon à permettre une prise de décision plus rapide et correspondant mieux aux attentes des citoyens, afin de lutter contre les deux principaux maux qui lui sont reprochés : sa bureaucratie et son éloignement. Compte tenu des échéances prévisibles et des délais incompressibles avant tout changement notable, les principales ruptures sont programmées pour l’après 2013. Cette date constitue en effet une annéecharnière à plusieurs égards, en particulier sur le plan institutionnel et budgétaire, notamment pour la réforme de la politique agricole commune1 et pour les perspectives financières de l’Union2. Ceci signifie que l’incertitude la plus radicale concerne surtout l’après-2013, par exemple concernant le système de valeurs sur lequel l’UE se fonde ou le thème de l’« Europe-puissance ». Ces remarques n’épuisent cependant pas le débat, loin s’en faut, même pour la période allant jusqu’en 2013. b. Quel rééquilibrage des pouvoirs en Europe, au delà des seuls aspects institutionnels ? Ainsi, les très fortes incertitudes qui planent actuellement sur le projet de traité constitutionnel européen ne permettent pas de se prononcer clairement sur l’évolution future de l’équilibre des pouvoirs, tout du moins sous l’angle institutionnel. Dans la version qui a pour l’instant été soumise à l’épreuve des procédures de ratification, ce traité envisage de renforcer les pouvoirs du Conseil, c’est-à-dire de l’exécutif mais aussi ceux du Parlement, dans la mesure où il induit une multiplication des procédures de co-décision, 1 Cette section s’appuie en partie sur les analyses présentées par M.-C. Milliat (Centre d’anayse stratégique). Commission européenne, « Scénarios Europe 2010 – Cinq Avenirs possibles pour l'Europe », Cellule de Prospective, éditions Apogée, novembre 1999 (http://europa.eu.int/comm/cdp/scenario/scenarios_fr.pdf). 2 36 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 ainsi qu’une association plus étroite des parlements nationaux au contrôle de la législation communautaire (contrôle de subsidiarité). Il reste toutefois à voir comment ce dernier principe serait appliqué car tout dépendrait de la façon dont les parlements nationaux se saisiraient de cette possibilité nouvelle, si ce traité constitutionnel devait entrer en vigueur, d’une façon ou d’une autre, d’ici 2020. En France, l’ordre du jour de l’Assemblée nationale pourrait théoriquement être adapté en conséquence mais ceci supposerait une volonté politique allant dans ce sens. Or, il semble que, sur ces questions également, l’initiative revienne plutôt au gouvernement3. Au delà des seules institutions politiques européennes – et notamment outre le droit de pétition des citoyens envisagé dans le projet de constitution européenne –, l’intervention des citoyens et des organisations intermédiaires (syndicats, associations, etc.) tend actuellement plutôt à croître. Ceci constitue plutôt une nouveauté car, dans le passé, le monde de l’entreprise est sans doute mieux parvenu à se faire entendre dans les cercles du pouvoir européen, sinon du côté du législatif, du moins de celui de l’exécutif. A titre d’exemple, les syndicats européens se sont mobilisés ensemble à Bruxelles, le 19 mars 2005, au sujet de la directive dite Bolkestein, sur la libéralisation des services. Ceci témoigne de l’émergence progressive d’une opinion publique européenne, processus dont l’un des tout premiers symptômes était apparu avec les manifestations pionnières qui avaient suivi l’annonce de la fermeture de l’usine Renault à Vilvoorde (Belgique), en 1997. Sur la période 2002-2005, un autre exemple concerne le débat sur la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur, à l’occasion duquel une véritable coopération européenne s’est également fait jour, entre des organisations issues de tous les pays concernés. A l’avenir, des phénomènes similaires pourraient a priori se produire dans d’autres domaines, y compris de la part d’organismes qui ont plus d’influence sur l’opinion publique, tels que les associations de consommateurs ou les ONG de type Greenpeace. La montée en puissance de ce type de mouvement ne constitue cependant pas nécessairement une tendance lourde. Dans un récent document de prospective effectué à l’horizon 2020, les deux scénarios présentés pour l’Europe envisagent soit des ONG de plus en plus influentes soit, à l’inverse, un retour à la situation traditionnelle dans laquelle les messages des ONG sont récupérés et portés efficacement par les partis politiques classiques4. c. Quelles frontières extérieures pour l’Europe et quelle place dans le monde ? La question des contours de l’Europe concerne également sa dimension territoriale, ce qui renvoie à la question des élargissements successifs de l’UE. Alors qu’en 2007, un nouvel élargissement concerne la Roumanie et la Bulgarie, un autre pourrait conduire à englober la Turquie d’ici 2014. La question de la frontière extérieure de l’Union peut cependant être posée plutôt en termes de politiques de voisinage – via des partenariats privilégiés ou non –, vis-à-vis tant de la Turquie que de la Russie, de l’Ukraine, de la Biélorussie ou du Caucase. Il est en tout cas clair que cette frontière de l’UE demeure instable, alors que les frontières intérieures sont en principe abolies, au sein du Marché unique. Face au scénario des dominos, à l’américaine – qui consiste à repousser les frontières de proche en proche –, un scénario de repli identitaire n’est pas exclu, ce qui renvoie à l’acceptabilité du processus d’élargissement, pour les citoyens5. Pour être souverain, un Etat ou un groupe d’Etats a en effet besoin des frontières, afin de pouvoir contrôler plus ou moins ses échanges avec le reste du monde, face aux diverses menaces qui sont susceptibles de se profilent : terrorisme, trafic de drogue, capitaux volatils, flux migratoires erratiques et, bien évidemment, commerce de marchandises contrefaites. Il ne saurait toutefois s’agir que de frontières osmotiques, afin de ménager une nécessaire ouverture, car une Europe attractive ne saurait être une forteresse. 1 Cf. Réforme de la PAC: une perspective à long terme pour une agriculture durable (europa.eu.int/comm/agriculture/capreform/index_fr.htm). 2 Cf. La construction de notre avenir commun : perspectives financières et politiques pour l'Union élargie 2007-2013, IP/04/189, Bruxelles, le 10 février 2004 (europa.eu.int/rapid/start/cgi/guesten.ksh?p_action.getfile=gf&doc=IP/ 04/189%7C0%7CRAPID&lg=FR&type=PDF). 3 Un amendement d’E. Balladur, qui réclamait que davantage de droits soient conférés au Parlement, a été rejeté par le gouvernement de J.-P. Raffarin, qui a considéré qu’il portait atteinte aux prérogatives de l'exécutif, en donnant un trop grand droit de contrôle du Parlement sur les textes d’origine européenne. 4 Cf. le document de prospective effectué à l’horizon 2020, par l'institut TNS Infratest (Munich), à la demande de la société Siemens AG, Horizons 2020 - A thought-provoking look at the future, octobre 2004, pages 20 et 87. 5 Ce paragraphe se fonde essentiellement sur l’analyse de Jean-François Drevet, « L’élargissement de l’Europe : jusqu’où ? », compte-rendu de la table ronde Futuribles du 7 octobre 2004, Futuribles international. 37 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Dans cette perspective, d’autres incertitudes portent sur la politique extérieure commune, ainsi que sur les risques sociaux intérieurs qui peuvent naître de la persistance d’importants écarts de développement au sein de l’UE, compte tenu des élargissements de 2004 et 2007. Ceci conduit à s’interroger sur la notion de solidarité communautaire, ainsi que sur le thème relativement neuf de politique commune d’immigration. Au delà, la question posée est, au fond, celle de la place de l’Europe dans le monde, monde pour lequel de multiples configurations sont également envisageables, plus ou moins multipolaires. Quid d’une intégration pleine et entière de l’Europe ou, à l’inverse, d’une fragmentation accrue ? Quid de l’émergence d’une éventuelle « Europe-puissance » ou d’une Europe demeurant sur la trajectoire d’un rattrapage incertain vis-à-vis des Etats-Unis ? d. Les questions de fond : la nature et l’opportunité même du projet européen Ceci débouche sur la question de fond : quelles perspectives pour quelle Europe ? Au delà de l’échec de tel référendum européen, il s’agit de savoir si l’Europe va ou non devenir une puissance politique, c’est-à-dire pourra faire front dans les négociations internationales. Or, actuellement, d’un côté, les Etats-nations délèguent de plus en plus de pouvoir à l’échelle de l’UE et, de l’autre, la Commission – qui incarne l’intérêt communautaire – et le Conseil – qui constitue actuellement l’essentiel de l’exécutif européen – se trouvent réduits à une situation de relative impuissance, face à l’autonomie de la Banque centrale européenne et compte tenu de la faiblesse relative des budgets communautaires. A ce propos, l’Europe a été construite sur une ambiguïté dès le départ, c’est-à-dire dès la fameuse déclaration de Robert Schuman du 5 mai 1950. En effet, bien que les promoteurs de ce processus aient en général eu en tête des visées d’ordre politique, ils se sont bornés le plus souvent à ne débattre que de questions économiques. Cette situation, dans laquelle manque une véritable délibération sur ces projets politiques, n’a pu déboucher que sur des adaptations au coup par coup. Dorénavant, dans un système politique ainsi en proie à de fortes contradictions internes et où le projet européen se résume trop souvent à une addition d’égoïsmes, les évolutions les plus décisives pourraient provenir de chocs extérieurs à la classe politique, tels que l’émergence de nouveaux compétiteurs du côté de la Chine ou de l’Inde mais aussi l’accentuation des problèmes de protection de l’environnement, ainsi que les pressions déjà mentionnées en provenance des citoyens et des organisations intermédiaires. Ces défis sont déjà connus de nos jours en termes techniques mais le relais politique n’est pas encore pris car la crise actuelle demeure latente et n’est pas encore perçue comme suffisamment aiguë. Il convient de remarquer que le discours sur la crise salutaire a souvent ponctué les étapes successives de la construction européenne. Il a en particulier été géré de façon délibérée, à l’époque où J. Delors dirigeait la Commission européenne et où, dans les sommets européens, la dramatisation des enjeux était en quelque sorte mise en scène. Or rien de tel de nos jours n’apparaît de nos jours, comme l’a montré notamment le sommet de Nice en décembre 2000. e. Les liens entre le cadre institutionnel européen et les questions de propriété intellectuelle Concernant le cadre institutionnel dans lequel s’insère toute politique européenne, les deux principales options classiquement distinguées sont, d’un côté, le schéma intergouvernemental et, de l’autre, le schéma communautaire. Certes, cette opposition paraît quelque peu réductrice car la construction européenne correspond à l’émergence d’une nouvelle forme politique. Inventive, elle passe ainsi par une multiplicité d’autres schémas d’intégration européenne, dont les plus souvent évoqués sont le fédéralisme, l’Europe comme marché ou comme union douanière, l’Europe « à géométrie variable », les « noyaux durs » et, enfin, les « coopérations renforcées ». En substance, le schéma d’une Europe « à géométrie variable » signifie qu’entre tels et tels pays membres désireux d’aller de l’avant, des « noyaux durs » plus ou moins enchevêtrés les uns dans les autres sont formés pour tel ou tel sujet, même s’il est probable que, concernant les questions de propriété intellectuelle, les notions de « géométrie variable » et de « noyau dur » se confondent assez largement. Quant aux « coopérations renforcées », elles constituent actuellement un outil prévu dans les textes – en particulier depuis le traité d’Amsterdam (1997) – mais dont les Etats membres ne se sont encore guère saisis ; il est vrai que l’unanimité est requise pour autoriser certains pays à s’y engager. Ces précisions étant apportées, le clivage binaire entre le modèle intergouvernemental et le modèle communautaire a la vertu de la simplicité et permet de rendre compte de nombreux enjeux relatifs à la propriété intellectuelle. A cet égard, le mode intergouvernemental peut être considéré comme présentant un certain nombre d’avantages sur le mode communautaire. Dans le domaine des brevets, en particulier, l’essentiel des progrès réalisés en Europe au cours des dernières décennies ont été réalisés par cette voie, hors du cadre de la CEE hier et hors de l’UE aujourd’hui. Dans le cadre de la Convention de Munich (1973), le brevet 38 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 européen concerne de nos jours 36 pays1, en tenant compte des accords d’extension récemment conclus avec l’Albanie et les pays issus de l’ex-Yougoslavie. Dans ce domaine, jusqu’à présent, la voie communautaire ne s’est par contre pas toujours révélée très probante, loin s’en faut, comme l’ont montré non seulement les controverses déclenchées par l’adoption de la directive sur la protection juridique des inventions biotechnologiques (directive 98/44) mais aussi les tentatives avortées concernant tant le projet de brevet communautaire que les inventions mises en œuvre par ordinateur. Quel que soit le point de vue exprimé sur le fond de ces dossiers, il est en effet clair que le rejet ou le blocage d’une directive ne saurait être considéré comme un succès. Quant aux mesures communautaires en matière de lutte anti-contrefaçon, elles ont, jusqu’à récemment, suscité un jugement pour le moins réservé, du côté des industriels. Certes, la directive adoptée en avril 2004, sur le respect des droits de propriété intellectuelle, fixe des normes communes pour sanctionner et poursuivre les auteurs de contrefaçon et de piratage portant atteinte aux droits d’auteur, aux brevets, aux marques commerciales, ainsi qu’aux dessins et modèles. Il lui a toutefois été reproché de manquer d’ambition, dans la mesure où lui fait défaut l’aspect pénal. Cette lacune pourrait toutefois être corrigée prochainement, dans la mesure où, le 12 juillet 2005, la Commission a proposé un dispositif pénal européen contre les atteintes à la propriété intellectuelle. Il s’agit, d’une part, d’une proposition de directive qualifiant d’infraction pénale toute atteinte intentionnelle à un droit de propriété intellectuelle commise à une échelle commerciale et, d’autre part, d’une proposition de décision-cadre fixant le niveau minimum des sanctions pénales encourues par les auteurs de telles infractions. Ces propositions participent d’une évolution très récente dans laquelle les Etats membres conservent le monopole de la répression en matière criminelle mais où les textes communautaires tendent désormais à déterminer les obligations qu’ils doivent remplir pour mettre effectivement en œuvre les sanctions minimales prévues2. Il faut cependant ajouter que la méthode communautaire peut se prévaloir de plus nets succès dans d’autres domaines. Ceci vaut ainsi, globalement, en matière de propriété littéraire et artistique, de marques et de dessins et modèles. En matière de propriété littéraire et artistique, le communautaire n’a toutefois qu’en partie fait évoluer le fondement du droit, qui date de bien avant la construction européenne. A cet égard, si la directive européenne de 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information ne saurait être qualifiée de négligeable, elle découle elle-même d’autres accords internationaux, notamment ceux de l’OMPI et de l’OMC (accords ADPIC). Dans l’état actuel des institutions, l’intergouvernemental peut donc très bien se justifier, en particulier en vertu d’une exigence d’efficacité. La voie communautaire peut cependant être préférée parfois à celle de l’intergouvernemental, qui conduit souvent à ne pas suffisamment tenir compte de l’ensemble des intérêts en présence. Il faut du reste observer que les politiques européennes suivies par les exécutifs sont de plus en plus critiquées par les parlementaires et ce, tant au plan européen qu’à l’échelle des pays membres. Dans l’état actuel des choses, en tout cas, un approfondissement des politiques de l’Union tend le plus souvent, le cas échéant, à renforcer des domaines autres que la propriété intellectuelle et relevant surtout de la politique de concurrence et de la politique commerciale vis-à-vis des pays tiers. Ceci renvoie au fait qu’à la Commission européenne, la plus puissante direction générale est probablement la DG Concurrence, devant la DG Commerce et, a fortiori, devant la DG Marché Intérieur et Services, qui traite la plus grande part des questions de propriété intellectuelle. Plus généralement, cette situation présente reflète le fait que les institutions européennes relèvent d’une configuration centralisée mais non fédérale. 2. Les hypothèses d’évolution retenues H11 : Une Europe plutôt de type union douanière A l’horizon 2020, une première hypothèse consiste à envisager une Europe élargie à un nombre relativement grand de pays et relativement désunie, sans aller jusqu’à parler de désintégration, de stagnation ou de paralysie de l’Union européenne. Dans des instances internationales telles que l’OMC, certes, l’UE s’exprime d’une seule voix mais cette voix, qui reflète un mandat défini de concert par les Etats membres résulte d’un compromis et, de ce fait, manque parfois de clarté et de force. La logique dominante est alors pragmatisme, de type anglo-saxon et met en avant l’économique sous l’angle du marché. Cette approche fortement axée sur la logique marchande tend à mettre en concurrence des régulations nationales. Ceci vaut en particulier concernant des questions telles que la fiscalité, pour lesquelles les 1 2 Le nombre de pays membres de la Convention sur le brevet européen (CBE) ne s’élève toutefois qu’à 31. Cf. l’article de Noëlle Lenoir, « La naissance du droit pénal européen », Les Echos, 30 septembre 2005, p. 13. 39 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 décisions restent prises à l’unanimité : en la matière, les Etats membres demeurent souverains et aucune vraie harmonisation n’est possible. L’un des risques liés concerne la possibilité que des ressources tant financières que cognitives – notamment en matière de propriété intellectuelle – puissent être siphonnées hors de l’UE, à travers tel ou tel pays membre faisant office de paradis fiscal et servant de tête de pont, dans l’UE, pour des groupes extra-européens. Schématiquement, cette configuration va a priori plutôt de pair avec un net affaiblissement de la propriété intellectuelle, en consacrant le primat du consommateur sur le producteur et en choisissant de privilégier la circulation des biens et services sur toute contrainte susceptible de l’entraver, tout du moins aussi longtemps que n’est pas perçu d’impact négatif sur l’innovation ou la création, par contrecoup de cet affaiblissement des droits de propriété intellectuelle. En d’autres termes, la propriété intellectuelle se trouve ainsi quelque peu marginalisée, face aux considérations de libéralisation. La vraisemblance de cette hypothèse semble globalement plutôt accrue par les évolutions politiques les plus récentes, en particulier sur la question de l’élargissement à de nouveaux pays membres. H12 : Une réelle avancée vers une Europe fédérale Une deuxième éventualité revient à considérer une construction européenne d’obédience moins libérale que chrétienne-démocrate ou social-démocrate. Elle permet une avancée de l’Europe communautaire. Au delà, à la suite d’une clarification de ses règles de compétence et de ses prérogatives, dans le respect du principe de subsidiarité, elle passe par l’adoption véritable du fédéralisme. Mettant la logique politique et la logique économique en conformité l’une avec l’autre, la structure fédérale en question propose des titres de propriété intellectuelle unitaires (dont le brevet communautaire) pour l’ensemble de l’UE et non distincts pour les différents pays fédérés. En matière de lutte anti-contrefaçon, une telle avancée vers la voie fédérale conduit également à des sanctions pénales à l’échelle fédérale, comme c’est actuellement le cas aux Etats-Unis. De même, l’approfondissement et le renforcement de l’espace européen de recherche permettent d’y conforter l’exemption de recherche. Plus soudée, l’UE se donne les moyens de peser face au reste du monde. Aux termes d’une réforme d’ordre constitutionnel, elle s’est dotée de la personnalité juridique. Plus encore, elle dispose désormais d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Tout ceci suppose que, d’ici 2020, l’Europe ait enfin véritablement tiré les conséquences des défis et évolutions extérieures et qui touchent notamment à l’émergence de la concurrence asiatique et aux problèmes de protection de l’environnement. Cette hypothèse peut toutefois être considérée comme assez irréaliste à l’horizon 2020, ce que tendent à corroborer les résultats négatifs obtenus à certains référendums organisés sur le projet de traité constitutionnel européen, notamment en France (29 mai 2005) et aux Pays-Bas (1er juin 2005). H13 : Une Europe plutôt « à géométrie variable » Une troisième trajectoire se fonde sur l’idée d’une Europe moins unie que dans l’hypothèse fédéraliste mais dans laquelle quelques pays – notamment du côté de la « vieille Europe » – constituent des « noyaux durs » ou des « coopérations renforcées », afin de parvenir à réaliser des avancées dans certains domaines. Par rapport aussi bien aux deux premières hypothèses qu’en comparaison avec le statu quo – c’est-à-dire avec la voie communautaire actuelle –, le souci de promouvoir un système de propriété intellectuelle de qualité peut en effet gagner à un rapprochement de la France avec des pays européens qui partagent une forte tradition de propriété intellectuelle. Le but, en l’occurrence, consiste non pas à viser per se une extension de la propriété intellectuelle (avec un champ accru et/ou une création de nouveaux types de droits, au détriment du domaine public) mais à vouloir maintenir son rôle, c’est-à-dire éviter l’affaiblissement qui pourrait découler demain de certaines tendances actuelles ou latentes, en particulier du fait d’un primat grandissant de la politique de concurrence et en raison de difficultés d’application des droits, du fait de la contrefaçon. L’hypothèse de « noyaux durs » est en effet propice à l’évolution de certains textes de loi, à partir du moment où les pays concernés constituent une masse critique suffisante, comme c’est déjà souvent le cas entre l’Allemagne et la France. Dans l’optique plus générale d’une Europe « à géométrie variable », des configurations multiples peuvent être mises en place, combinant un « noyau dur » sur tel aspect du droit d’auteur et des droits voisins, un autre sur le brevet, un autre sur la fiscalité relative à la propriété intellectuelle, un autre encore sur la lutte anti-contrefaçon, etc. Sur ce dernier sujet, par exemple, une partie des pays membres se mettent ainsi d’accord pour mettre en place des sanctions pénales communes et éventuellement même une organisation judiciaire commune. Enfin, il convient d’observer que cette troisième hypothèse d’une Europe plutôt « à géométrie variable » n’est pas nécessairement appelée à évoluer, à terme, vers la deuxième, c’est-à-dire vers celle du fédéralisme. 40 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 II. Le cadre européen en matière de propriété industrielle Dans une quinzaine d’années, l’UE constituera probablement une zone commerciale forte et pourvue d’un niveau plutôt élevé de protection élevé en matière de propriété intellectuelle. Certes, ce niveau dépend en partie du cadre institutionnel dont l’UE se sera dotée d’ici là, comme il vient d’être montré. Dans ce domaine, un renforcement global du niveau de protection devrait toutefois se produire en Europe dans tous les cas de figure, ne serait-ce que dans la mesure où il se produira vraisemblablement aussi dans les autres pays ou groupes de pays influents, dont la Chine et l’Inde feront sans doute partie, à cet horizon temporel. Au plan mondial, justement, les questions relatives au cadre juridique de propriété industrielle se posent en termes d’harmonisation multilatérale ou de reconnaissance mutuelle, comme il a déjà été rappelé. A l’échelle européenne, le processus d’intégration est cependant plus avancé car il correspond déjà très largement à un régime harmonisé de propriété industrielle, avec des règles homogènes au sein de l’UE, notamment en matière de règles d’acquisition des droits. Cette situation vaut également pour les dix nouveaux pays membres de l’UE, qui, depuis leur adhésion en mai 2004, devraient en principe se fondre très rapidement dans les normes communautaires en vigueur actuellement, même s’il se peut qu’ils continuent à l’avenir de déroger quelque peu, dans un domaine tel que la lutte anti-contrefaçon. Sur le plan de la propriété industrielle, en tout cas, les problèmes auxquels l’UE demeure confrontée ne relèvent en fait pas d’une logique d’harmonisation mais d’une logique d’unification. Il en est ainsi du projet de brevet communautaire, qui vise à parvenir à un titre unique, pour l’ensemble des pays membres. Il en va de même concernant l’usage des titres délivrés, en cas de litige et concernant la lutte anti-contrefaçon, pour laquelle l’UE ne dispose pas encore de règles homogènes. A l’échelle de l’UE, les deux principaux enjeux prospectifs résident ainsi, d’un côté, dans le degré d’unification des procédures d’obtention des titres de propriété industrielle et, de l’autre, dans le degré d’unification des juridictions, c’est-à-dire des procédures de défense des titres délivrés. Il convient de préciser que les questions relatives tant à la délivrance des titres qu’aux juridictions valent ici non seulement pour le brevet mais aussi pour d’autres formes de propriété industrielle, dont les marques – pour lesquelles des problèmes de traduction se posent également – et les dessins et modèles. 1. Le degré d’unification des procédures d’obtention des titres Dans l’état actuel des choses, ceci étant, la question des procédures d’obtention des titres se pose surtout pour le brevet – en particulier à travers le projet de brevet communautaire –, sachant qu’il existe déjà des titres communautaires en matière de marque (depuis 1996), de dessins et modèles (depuis 2002), de certificat d’obtention végétale (depuis 1994) et en partie aussi pour les indications géographiques1. En Europe, à la différence de ces autres titres de propriété industrielle, qui ont ainsi été soumis directement à un régime communautaire, les brevets demeurent en effet dans un régime intergouvernemental. De fait, il existe déjà un brevet européen, indépendamment des institutions de l’UE, depuis que la Convention de Munich (1973) a mis en place l’Office Européen des Brevets (OEB), dont les titres assurent une protection similaire sur une pluralité de pays. Cette situation contribue à expliquer pourquoi le projet de brevet communautaire demeure en débat, bien qu’il ait été lancé en 1975, il y a déjà plus de trois décennies. a. La question du coût des brevets Et pourtant, pour les brevets, le besoin de titres uniques correspond à un véritable besoin économique, indépendamment de l’orientation politique et du cadre institutionnel appelés à prévaloir au sein de l’UE, d’ici 2020. Il importe en effet de mettre de la sorte un terme à la situation de fragmentation économique qui y prévaut de nos jours et qui se traduit par le fait que, toutes proportions gardées, l’obtention d’un brevet est nettement plus coûteuse en Europe – via le système du brevet européen – qu’aux Etats-Unis ou qu’au Japon. Or, sachant qu’en moyenne près de 40 % du coût de délivrance du brevet européen correspond actuellement à des frais de traduction et étant donné que ces traductions ne sont que très rarement 1 Une telle harmonisation communautaire existe en effet déjà dans certains domaines, en particulier depuis le 14 juillet 1992, date à laquelle une protection des dénominations géographiques a été mise en place pour les principaux biens agro-alimentaires. Cette protection est accordée à l’issue d’une procédure d’enregistrement. 41 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 consultées1, il a été décidé de réduire ces coûts, lors de la conférence intergouvernementale qui s’est tenue à Paris, en juin 1999, à l’initiative du gouvernement français. Cette conférence a ensuite débouché sur l’accord de Londres (conclu le 17 octobre 2000), qui propose un compromis autour du principe d’une traduction en trois langues (anglais, allemand et français) uniquement pour les revendications, c’est-à-dire 2 pour le cœur du brevet . La France n’a toutefois pas encore ratifié cet accord, que certains accusent de trahir la langue française, en abandonnant l’obligation de traduction intégrale des brevets. Début mars 2006, dans le cadre du vote de la loi sur la recherche à l’Assemblée nationale, un amendement devait proposer d’autoriser le gouvernement à effectuer cette ratification mais il a finalement été retiré. Certes, il convient de nuancer l’importance relative de ces questions de coût car le coût le plus bas ne constitue pas nécessairement un objectif en soi. Le coût doit en effet être en rapport avec la qualité du brevet, c’est-à-dire notamment avec la sécurité juridique apportée. A certains égards, il est même souhaitable que le brevet implique un certain coût d’entrée car il opère ainsi une présélection, au moins pour des entreprises disposant de moyens équivalents. Ceci ne saurait toutefois conduire à juger non problématique un surcoût artificiel qui serait occasionné par des traductions onéreuses et superflues. En outre, si le coût de délivrance des brevets est moins pénalisant pour les grandes firmes, il l’est par contre pour les PME, ainsi que pour les universités. Ceci étant, une entreprise de petite taille ne fait pas nécessairement de petites inventions pour lesquelles une faible protection suffirait. b. La question sensible du régime linguistique, au delà de celle des traductions Alors que, concernant la question délicate des langues, le débat se posait jusqu’alors en termes de coûts liés à la traduction, l’accent a cependant changé dans la période récente et porte désormais sur le régime linguistique – exceptionnel ou non – du brevet communautaire. En effet, alors que, face au compromis obtenu autour de trois langues (anglais, allemand et français), plusieurs Etats membres – dont l’Espagne – ayant une autre langue officielle réclamaient encore, jusqu’à il y a peu, une traduction dans leur propre langue respective, ils déclarent désormais être prêts à renoncer à cette demande de traduction si, dans un souci de réduction des coûts, il devait être décidé de passer au « tout anglais » comme langue de procédure à l’OEB. Le jeu politique actuel risque ainsi de trop se focaliser sur la question du coût. Sur ces questions, l’Allemagne demeure pour l’instant sur la même ligne que la France mais il convient de se demander pour combien de temps encore. La France risque ainsi de se retrouver isolée face au reste de l’Europe, qui plus est, pour un enjeu qui n’en vaut pas forcément la chandelle. Dans l’absolu, certes, la question des langues renvoie très profondément aux identités nationales et aux politiques culturelles. Il peut cependant apparaître douteux que le brevet constitue un terrain approprié pour la défense de la langue française. En outre, l’accord de Londres prévoit, en cas de litige, l’obligation de fournir au présumé contrefacteur et au juge une traduction de la totalité du brevet considéré. 2. Le degré d’unification des juridictions En outre, le fait qu’il n’existe actuellement pas de système de brevet cohérent en Europe tient aussi à un autre défaut de régulation : l’absence de jurisprudence unifiée au plan européen. A titre d’exemple, le tribunal de tel pays participant au système du brevet européen, en tant que signataire de la Convention de Munich, peut très bien annuler un brevet qui serait validé dans le tribunal d’un autre pays signataire. Actuellement, une telle validation semble même devenue presque automatique dans un pays tel que la Belgique, où, pour des raisons culturelles, aucune juridiction n’oserait plus guère annuler un brevet délivré par l’OEB. Ce problème de jurisprudence hétérogène se pose du reste tant pour le brevet que pour d’autres titres de propriété industrielle tels que les marques ou les dessins et modèles. Sous l’angle du seul brevet, le principal débat concerne la question de savoir quel organe juridictionnel pourrait être compétent au plan européen. En la matière, l’avènement d’une juridiction unique pourrait en fait se produire selon deux configurations non mutuellement exclusives, à savoir, d’un côté, dans l’hypothèse de l’avènement du brevet communautaire et, de l’autre, dans le cadre du système intergouvernemental actuel, celui de la 1 Pour la partie descriptive des brevets, les traductions sont effectuées et publiées seulement au moment de leur délivrance, en général de trois à six ans après leur dépôt, ce qui dévalorise beaucoup, pour un tiers, le savoir technologique qui y est ainsi divulgué. 2 Pour effectuer leurs demandes de brevet européen, les déposants de tous pays doivent actuellement choisir entre l’une des trois langues officielles que sont l’anglais, l’allemand et le français. 42 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Convention de Munich, c’est-à-dire avec une solution telle que le projet d’accord sur les litiges en matière de brevet européen (EPLA : European Patent Litigation Agreement). a. Deux voies alternatives : l’intergouvernemental et le communautaire Premièrement, à propos du projet de brevet communautaire, la question a été tranchée, fin 2003, en faveur du tout communautaire. Au sein de la Cour de justice, un Tribunal du Brevet Communautaire serait spécialement créé à cet effet et rattaché au Tribunal de Première Instance (TPI) des Communautés européennes. Cette juridiction, qui émanerait de la Cour de justice, serait compétente tant en première instance qu’en appel. Dans cette perspective, la création d’une instance judiciaire réunissant les pays communautaires échappe à la compétence des Etats membres et relève uniquement de la compétence de la Commission européenne. Deuxièmement, concernant le règlement des litiges en matière de brevet européen (projet EPLA), il a été proposé de rendre compétente, en la matière, une juridiction supranationale, spécialisée en première et deuxième instance, et qui serait créée par convention. Il est notamment envisagé que cette juridiction unique comporte des chambres décentralisées, implantées dans différents pays, si le nombre des affaires et le besoin de se rapprocher des justiciables le justifient. Sur ce sujet, la position de la France est marquée par une certaine réserve, surtout que, comme souvent en pareil cas, la question de la constitutionnalité d’un tel dispositif a été soulevée. Les doutes émis à ce sujet ont cependant été dissipés, en référence notamment au Tribunal pénal international (TPI), qui, lui aussi, se trouve implanté à l’étranger. b. Les conséquences sur le plan de la jurisprudence Les différences entre ces deux options sont toutefois d’ordre essentiellement institutionnel et a priori sans grandes conséquences pratiques pour les utilisateurs. Elles ne devraient correspondre qu’à de faibles légères différences sur le plan de la jurisprudence car, étant donné le petit nombre de juges compétents sur ces questions, il s’agirait sensiblement des mêmes personnes dans les deux cas, à quelques différences près, dès lors que, contrairement à la juridiction qui concernerait le brevet communautaire, une juridiction instituée via le projet EPLA, dans le cadre de la Convention de Munich (une trentaine de pays membres, dont la Suisse et la Turquie) pourrait par exemple comprendre des juges suisses ou turcs. A titre de comparaison, de légers changements d’ordre jurisprudentiel se sont produits lorsque l’Office européen des brevets a été constitué, il y a une trentaine d’années, dans la mesure où les examinateurs de l’OEB ont (eu) une sensibilité différente de celle des offices nationaux, tout en se référant aux mêmes textes de base. A l’OHMI, de même, telle chambre de recours comprend plutôt des examinateurs de culture allemande, alors que telle autre comprend plutôt des examinateurs de culture française, ce qui peut parfois déboucher sur des décisions assez différentes. Au fond, compte tenu de toutes ces difficultés, le projet de brevet communautaire bute encore actuellement sur un certain scepticisme, en particulier de la part de ses principaux utilisateurs potentiels, les industriels, qui redoutent parfois que la volonté politique de faire aboutir ce projet ne conduise à faire advenir un brevet communautaire non conforme à leurs vœux, notamment sur la question des traductions et sur la compétence technique des juges. De telles réserves ne sont toutefois pas sans rappeler celles qui avaient été exprimées à l’égard du projet de société européenne, projet qui a été âprement discuté pendant une trentaine d’années et qui a malgré tout fini par aboutir, à l’issue du sommet européen de Nice (décembre 2000) avec un succès, certes, encore mitigé mais qui pourrait toutefois s’amplifier à l’avenir1. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H21 : Le statu quo, avec une procédure unique pour la délivrance des titres mais le maintien de juridictions nationales La première hypothèse correspond au statu quo, c’est-à-dire à une situation dans laquelle les procédures d’obtention des titres sont unifiées mais où les juridictions demeurent nationales. Elle peut être considérée comme vraisemblable car il subsiste un conflit entre, d’un côté, l’objectif d’une juridiction unique et, de l’autre, l’attachement très fort de l’Etat vis-à-vis de ses pouvoirs régaliens. D’ici 2020, il subsiste ainsi une coexistence entre les droits nationaux et le droit européen. L’adoption d’un brevet communautaire n’est alors pas obtenue, compte tenu de la règle de l’unanimité pour les pays membres de l’Union européenne, 1 Sur les difficultés de transposition de la directive (en date du 8 octobre 2001) conçue à cet effet, voir, dans Les Echos, l’article « La France n’est pas prête à accueillir la nouvelle ’’société européenne’’ », (8 novembre 2004, p. 3) et l’article « La société européenne : un démarrage difficile », (28 avril 2006, p. 11). 43 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 et faute de règlement des problèmes linguistiques et faute d’accord complet sur les questions juridictionnelles. Le système du brevet européen est grosso modo maintenu dans son état actuel mais cette situation n’empêche pas nécessairement l’OEB de devenir la référence du PCT. H22 : Procédure de délivrance et juridiction uniques La deuxième hypothèse combine l’unification des procédure de délivrance des titres et l’unification des juridictions. La création d’une juridiction unique pour les titres de propriété industrielle, à l’échelle de l’Europe, peut se produire soit dans le cadre du système actuel (brevet européen et aboutissement du projet EPLA), soit dans le cadre d’une forte poussée communautaire (brevet communautaire). Certes, la possibilité de délivrer un brevet communautaire, qui est envisagée officiellement à l’horizon 2010, paraît désormais peu réaliste, compte tenu de l’existence d’un certain nombre de délais incompressibles : convocation d’une conférence diplomatique pour changer la CBE, procédure de ratification, etc. Elle peut cependant très bien finir par se concrétiser d’ici 2020. H23 : Une « renationalisation » partielle correspondant à un affaiblissement du cadre européen La troisième hypothèse suppose non seulement que les juridictions demeurent nationales mais aussi que les procédures de délivrance reviennent quelque peu sous la coupe des offices nationaux. En partie déjà latente dans le contexte actuel (cf. l’encadré 8, ci-dessous), cette évolution correspond à une résurgence des « égoïsmes nationaux ». Elle doit cependant être interprétée comme une légère rupture par rapport aux évolutions récentes, marquant, certes, une atténuation de l’esprit européen mais sans toutefois rompre avec le processus européen. Les pays membres prennent alors une plus grande place mais sans pour autant abandonner le système européen des brevets (OEB, etc.), qui n’en sort qu’affaibli. Il est ainsi envisageable que ces tendances « centrifuges » conduisent les offices de brevets de certains pays européens à remettre en cause le système actuel et notamment son protocole de centralisation, de sorte que l’OEB s’en trouve réduit à un rôle de répartiteur. Encadré 8 : Quel contrôle politique sur l’Office européen de brevets, face aux besoins des offices nationaux ? Le mécanisme assurant le contrôle politique de l’OEB est constitué par le conseil d’administration de l’OEB, où les pays membres sont représentés à part égale. De nos jours, cet organe peut cependant être critiqué pour ne pas jouer suffisamment son rôle de contrôle et pour laisser se développer des tendances « centrifuges ». En effet, sachant que les membres de ce conseil sont essentiellement des représentants des offices nationaux de brevet, ils ont actuellement tendance – même si le représentant français actuel fait exception à cet égard – à promouvoir ce qui peut favoriser lesdits offices nationaux, en particulier en tentant de rapatrier vers eux certaines tâches (notamment la recherche d’antériorité et une partie de l’examen), par sous-traitance ou d’autres moyens. Si elle devait s’accentuer, cette tendance pourrait conduire à une situation dans laquelle les brevets délivrés formellement par l’OEB deviendraient de facto accordés par des offices nationaux, dont les niveaux d’exigence en matière de qualité des brevets sont pourtant moindres que ceux de l’OEB, le plus souvent. En tout cas, de tels comportements ne peuvent que nuire au fonctionnement correct de l’OEB. De nos jours, ils semblent notamment le fait de pays ayant récemment rejoint l’OEB, tels que la Hongrie (membre depuis janvier 2003). Ceci vaut aussi, à un moindre degré, pour la Suède. Le Danemark, quant à lui, se comporte quelque peu différemment, en tentant de se positionner comme sous-traitant vis-à-vis de l’ensemble du monde, c’est-à-dire non seulement l’OEB mais aussi le Royaume-Uni, les Etats-Unis, etc. III. Le champ du brevetable et la qualité des brevets délivrés en Europe Comment garantir des brevets de bonne qualité et à un coût raisonnable ? Comment traiter, à cet égard, de nouveaux champs technologiques tels que les nanotechnologies ? Pour la France, ce type de question se pose en fait à l’échelle de l’Europe. Appartenant au système actuel du brevet européen, en tant que signataire de la convention de Munich, notre pays ne peut en particulier déroger à la législation européenne sur ces sujets. A moins de supposer que notre pays abandonne ce système mais cette éventualité ne peut être actuellement pas considérée comme envisageable. Sur un plan prospectif, les principaux problèmes soulevés peuvent en fait être regroupés en deux catégories. La première consiste à s’interroger sur les critères de brevetabilité pertinents pour les domaines technologiques qui sont actuellement émergents ou qui, à terme, sont susceptibles d’advenir. La seconde, qui en découle, renvoie au débat sur la qualité des brevets en Europe, ainsi que sur le rôle qu’il convient de faire jouer à des mécanismes d’exception tels que les licences non volontaires, dans les cas où l’étendue grandissante prise par les brevets tend à empiéter sur l’intérêt général. 44 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 1. Quels critères de brevetabilité pour quels domaines technologiques ? Indubitablement, l’extension du domaine du brevetable, tient en partie au simple fait que le champ de la technique a par nature tendance à s’élargir. Il n’empêche qu’à ce sujet, par rapport à l’attitude adoptée par un pays tel que les Etats-Unis – dont les principaux traits ont déjà été présenté – l’Europe se distingue par une tradition et des pratiques qui lui sont propres. Ceci renvoie aussi à la façon dont y sont appliqués les principaux critères de brevetabilité, dont la nouveauté, l’inventivité et le lien avec une application industrielle. a. La conception européenne du champ brevetable, face au changement technologique En outre, avant d’en revenir aux enjeux européens actuels, un bref retour en arrière permet de rappeler que, sous l’angle des domaines technologiques, le champ du brevetable ne connaît pas que des phases d’expansion. Ainsi, entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, le système français a traversé plusieurs étapes qui ont conduit à restreindre le champ du brevetable (à l’exemple de la loi de 1844, pour les médicaments), ce qui a eu une incidence importante sur le droit des brevets en Europe. Dans ce groupe de pays, de nos jours, certains observateurs trouvent problématique que le droit des brevets, qui a initialement été mis au point, principalement au XIXe siècle, pour le domaine de la construction mécanique et a ensuite étendu à la chimie puis au médicament, s’applique désormais à la microélectronique ou encore dans le cas des séquences génétiques, sans qu’il ne soit plus guère prêté attention aux spécificités des objets concernés, alors que ces derniers ont considérablement changé. Il est vrai qu’il existe un décalage entre, d’un côté, le fait que les conditions d’appropriation du savoir présentent une grande diversité selon les différents secteurs et domaines technologiques concernés, et, de l’autre, le principe juridique qui prévaut en général, à savoir celui du one size fits all, c’est-à-dire du brevet à contours uniformes dans ses conditions d’obtention et d’usage. Ceci conduit à ajouter qu’au delà des domaines technologiques eux-mêmes, la question touche en fait aussi aux critères de brevetabilité et aux niveaux d’exigence attendus et pratiqués pour leur application. Or, alors que, comme vu précédemment, les Etats-Unis se réfèrent au critère de l’utilité, la législation européenne s’en tient notamment au critère plus restrictif du caractère technique, qui s’ajoute à celui de l’application industrielle1, qui renvoie lui-même à tout type de secteur industriel, y compris l’agriculture. Si l’Europe a conservé cette conception, qui est assez largement issue de la doctrine classique française et allemande, elle l’a toutefois adaptée dans des cas tels que les biotechnologies, pour lesquelles la brevetabilité suppose non seulement que l’invention ait une application industrielle mais aussi que la demande de brevet décrive son champ d’application concret, ce qui conduit à ajouter le critère de l’utilité à celui de l’application industrielle. Par contre, la difficulté à définir le critère du caractère technique a largement contribué à bloquer le projet de directive européen sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. Malgré tout, la conception juridique européenne continue ainsi de considérer que ne sont brevetables que les inventions qui comportent non seulement une dimension technique, opératoire, dans le champ de la connaissance pratique, mais aussi une contribution dans ce domaine. Ceci revient à dire qu’il ne faut accorder de brevets qu’aux inventions qui apportent des solutions techniques à des problèmes techniques. Il n’est cependant pas sûr que cette doctrine corresponde à l’état actuel de la jurisprudence. Au fond, une telle approche demeure-t-elle encore pertinente, à l’heure où il est partout question d’économie du savoir ou de société de l’information ? La question mérite d’être posée, sachant qu’aux États-Unis, par contraste, où sont davantage mis en avant la perspective d’une société de services et le critère de l’utilité, il s’agit également de breveter des solutions techniques à des problèmes non forcément techniques. L’exemple des méthodes commerciales ou d’affaires (business methods) permet d’illustrer ce dilemme. Au sens de la doctrine européenne, en effet, ce domaine relève de l’immatériel, de l’abstrait et ne saurait ainsi présenter le caractère industriel (ou technique) requis pour prétendre à la brevetabilité. En Europe, certes, les exemples de firmes réclamant la brevetabilité de leurs méthodes d’affaires demeurent encore très rares, comme dans le cas de Swiss Re, la plus grande société mondiale de réassurance. La question n’en est pas moins posée. D’un côté, si, comme l’affirment de telles entreprises, leurs méthodes d’affaires sont potentiellement fructueuses sur un plan socio-économique, il pourrait être raisonnable de leur accorder, à l’avenir, une protection par le brevet, au besoin sous certaines réserves. De l’autre côté, le champ de la brevetabilité ne saurait être étendu de façon inconsidérée, au risque de devenir un frein car la finalité de 1 Cf. Vivant (M.), [dir.] (2003), Protéger les inventions de demain - Biotechnologies, logiciels, méthodes d'affaires, INPI et la Documentation Française, Paris, p. 59-61. 45 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 toute entreprise consiste non pas à créer des brevets mais à produire des biens et services susceptibles d’être vendus à bon prix. En d’autres termes, une nouvelle fois, tout est question d’équilibre. Au fond, plus encore, le point crucial consiste à s’assurer que les critères habituels de brevetabilité soient respectés avec la rigueur nécessaire. b. Une difficulté croissante à appliquer avec rigueur certains critères de brevetabilité Alors que la brevetabilité se trouve désormais potentiellement ouverte à l’innovation dans tous les domaines d’activité aux Etats-Unis, où la sélection des brevets échoit pour une plus grande part aux tribunaux, ceci demeure plus rarement le cas en ce qui concerne l’Office européen des brevets (OEB). Ceci est heureux, dans la mesure où un passage devant le tribunal est en général coûteux et générateur d’asymétries entre les parties prenantes, en particulier dans la mesure où il tourne plus souvent à l’avantage des grandes entreprises qu’à celui des PME. Plus généralement, une application insuffisamment rigoureuse des critères de brevetabilité tend à induire une augmentation des coûts de transaction et donc une hausse du coût d’utilisation du système des brevets, pour la société dans son ensemble. De façon liée, l’OEB attache un poids important au critère de l’inventivité. Pourtant, force est de constater que ce critère est de plus en plus difficile à appliquer de façon stricte, pour les offices de brevet. Face à l’afflux des demandes et à la complexité des revendications, certes, l’OEB a réagi dernièrement, en augmentant l’effectif de ses examinateurs et en réformant son organisation, ce qui lui permet de réduire son arriéré de travail, depuis quelques années. Ceci étant, les problèmes de respect des critères de brevetabilité se posent non seulement pour les offices qui délivrent les brevets mais aussi pour les juges qui, après coup, sont appelés à se prononcer sur leur validité. Il apparaît en effet souvent que, sur ce second plan également, les règles ne soient plus respectées ou bien qu’elles aient évolué et ne correspondent plus guère aux finalités affichées. Ainsi, le critère de brevetabilité portant sur l’inventivité ne vaut qu’au regard de l’« homme de l’art », c’est-à-dire des personnes du métier considéré, de sorte qu’il s’agit assez largement de rhétorique, dans la mesure où ce critère n’est guère applicable de façon stricte. Une autre difficulté concerne l’obligation faite aux déposants de divulguer une partie des connaissances sous-jacentes à leur invention, qui fait partie de la philosophie de base du brevet1 mais qui, en pratique, n’est pas toujours correctement respectée. Ceci renvoie parfois au fait que certaines demandes de brevet comportent trop d’« effet de bruit », c’est-à-dire une suraccumulation d’informations. Dans de tels cas et, plus généralement, dans tous les cas où la description de l’invention n’est pas à la portée de l’homme de l’art, le brevet ne devrait pas être délivré et il conviendrait de sanctionner les abus de droit. Tout le problème est de délimiter correctement l’invention, en protégeant cette dernière mais pas au delà ; or le droit ne sait pas raisonner sur des éléments de différenciation. 2. Du niveau de qualité des brevets et de l’opportunité de son relèvement Quelle que soit l’évolution prise tant par le champ du brevetable que par le degré de rigueur observé dans l’application des critères de brevetabilité, il existe toujours une troisième marge de manoeuvre, à savoir le recours à des mécanismes tels que les licences obligatoires. Avant d’y venir, il convient de souligner que les difficultés qui viennent d’être mentionnées menacent la qualité d’ensemble des brevet délivrés en Europe. a. Une tendance à la dégradation de la qualité des brevets ? Même si les problèmes qui viennent d’être mentionnés demeurent sans doute moins aigus qu’aux EtatsUnis, ils conduisent à parler, là aussi, d’un phénomène de dérive, pour la qualité des brevets en Europe, dans la mesure où le système européen des brevets, lui aussi, risque de conduire à la constitution d’un « maquis de brevets »2 problématiques, sans guère de valeur mais requérant malgré tout des efforts d’analyse (screening). Cette tendance à la prolifération des droits menace d’affecter en particulier les entreprises, qui, individuellement, se trouvent en général moins dans le rôle du breveteur qu’en position d’utilisateur des technologies conçues par d’autres ; pour elles, il est surtout source d’une considérable 1 Cette obligation a été reprise dans l’article 29.1. des accords ADPIC. « Les détails de l’invention doivent être décrits dans la demande et doivent donc être rendus publics. Les gouvernements membres sont tenus d’exiger du détenteur du brevet qu’il divulgue les caractéristiques du produit ou du procédé breveté et ils peuvent exiger de lui qu’il révèle la meilleure manière de l'exécuter. » (http://www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/factsheet_pharm02_f.htm). 2 Cette expression renvoie à l’article de Carl Shapiro, « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools, and Standard-Setting », Innovation Policy and the Economy, vol. 1, n° 1, avril 2001, p. 119 – 150. 46 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 perte de temps. L’une des perversions de ce système est de pousser à des palmarès en termes quantitatifs, au détriment de la qualité des titres délivrés. Les raisons de cette situation sont complexes, outre le fait déjà mentionné qu’en Europe, les brevets ne sont pas soumis au contrôle d’un système judiciaire harmonisé. Au risque de forcer quelque peu le trait, il semble possible d’affirmer qu’une sorte de clientélisme ait prévalu depuis le moment où l’OEB a commencé à fonctionner, en 1977, dans la mesure où les examinateurs de l’OEB se sont sentis investis d’une mission consistant à délivrer des brevets, alors que leur vrai rôle consiste à servir la société dans son ensemble et non forcément les seuls déposants de brevets. Une fois pris, ce mauvais pli est devenu relativement difficile à corriger. Ce biais en faveur de la délivrance est notamment illustré par le fait qu’une règle en vigueur à l’OEB stipule qu’il lui faut être « convivial » (anmelderfreundlich, user-friendly) vis-à-vis des déposants, c’est-à-dire leur donner satisfaction1. Les examinateurs, qui effectuent dans l’ensemble un travail de grande valeur, ne sont pas ici en cause. Le vrai problème réside dans le système lui-même, qui favorise la délivrance. Pour les examinateurs de l’OEB, il est en effet relativement aisé et rapide d’accorder un brevet, alors qu’il leur faut consacrer beaucoup plus d’efforts et de temps pour justifier le rejet d’une demande de brevet. Dans ce dernier cas seulement, les chambres de recours de l’OEB exigent d’eux plusieurs pages de justifications à caractère non seulement technique mais aussi juridique. Certes, comme dans le cas de la situation observée outre-Atlantique, le niveau de qualité des brevets délivrés en Europe est difficile à mesurer empiriquement et un seul indicateur ne saurait certainement y suffire. Il n’en est pas moins troublant de constater que, depuis une dizaine d’années, le taux de délivrance des brevets est resté relativement stable à l’OEB – à environ 65 à 70 % –, alors même que les demandes de brevet y ont été multipliées par plus de cinq. Il aurait été assez intuitif que, face à cet afflux, le taux de délivrance se fût orienté nettement à la baisse mais ceci n’a pas été le cas. En toute rigueur, certes, il convient de distinguer entre, d’un côté, le cas des domaines technologiques traditionnels, où ce taux est resté globalement inchangé et, de l’autre, des domaines plus récents tels que les biotechnologies ou les nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (NTIC), où il a malgré tout nettement fléchi2. S’il est difficile d’apprécier précisément dans quelle mesure la qualité des brevets émis en Europe a décru dans la période récente, la tendance semble en tout cas avoir joué plutôt dans ce sens. Face à cette situation, il pourrait être opportun de relever le niveau d’exigence, concernant l’application des critères de brevetabilité. Ceci induirait sans doute un effet d’autocensure, en ce sens que si les exigences de qualité sont accrues, de nombreux déposants potentiels pourraient préférer s’abstenir. Il n’est toutefois pas certain qu’une telle autocensure ne toucherait que les innovations les plus marginales. b. Vers un relèvement de la qualité des brevets ? Le pour et le contre Dans notre pays et a fortiori dans l’ensemble de l’Europe, une telle orientation ne fait sans doute pas l’unanimité. A l’origine du brevet européen, un débat important a ainsi eu lieu entre, d’un côté, les tenants du système français, qui délivrait alors des brevets à faible coût mais pratiquement sans examen et laissait aux acteurs économiques et aux tribunaux le soin de décider si ces brevets étaient valables ou non et, de l’autre, les tenants des systèmes en vigueur en Allemagne et aux Pays-Bas et qui, au contraire, étaient attachés à une procédure d’examen plus coûteuse mais très stricte. De nos jours encore, certains professionnels de la propriété intellectuelle estiment que, pour les brevets, une qualité réduite n’est pas forcément néfaste, dès lors qu’elle peut comporter l’avantage de permettre à un grand nombre de PME d’obtenir une protection à bon compte, même si elle peut tendre à augmenter le coût des contentieux. Dans cette optique, en effet, les litiges constituent le vrai moment critique pour juger de la qualité des titres et ce type de tri se concentre en outre sur un petit nombre de dossiers, de l’ordre de seulement 300 par an en France, chiffre à comparer avec le nombre total de dépôts de brevets qui, en France et par la voie nationale (INPI), s’est situé ces dernières années entre 15 000 et 20 0001. Certains ajoutent que si l’Europe choisit d’augmenter la qualité de ses brevets au moment où les Etats-Unis misent sciemment sur une dégradation de celle des leurs, ceci pourrait avoir pour résultat éventuel de favoriser les grands groupes américains. Cependant, à supposer même que ce raisonnement soit fondé, il ne semble pas que la politique des EtatsUnis aille actuellement dans le sens d’une telle dégradation, bien au contraire. En outre, la plupart des 1 Dans son avant-propos au rapport d’activité de l’OEB pour l’année 1996, l’ex-président de l’OEB Ingo Kober a par exemple écrit : « Afin de renforcer sa culture en matière d’innovation, l’Europe a besoin d’un système de brevet économique et convivial pour les demandeurs » (« a cost-effective and user-friendly patent system »). 2 Cf. Martinez, C. « Strengthening IPR Regimes in Knowledge Based Economies: Trends in OECD Countries », document présenté à l’occasion de l’atelier de haut niveau organisé par l’OCDE sur le thème « droits de propriété intellectuelle et développement économique en Chine », Pékin, 20 avril 2004. 47 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 utilisateurs du système des brevets et l’essentiel des experts – et en particulier des économistes – s’accordent au contraire sur l’idée que, toutes choses égales par ailleurs, la société dans son ensemble a intérêt à des brevets de bonne qualité. c. Le rôle indirect de mécanismes d’exception tels que les licences obligatoires De toute façon, le problème ne se réduit pas aux deux seules variables que forment, d’un côté, le champ du brevetable et, de l’autre, la manière dont les critères de brevetabilité sont appliqués. En effet, le système comporte un autre degré de liberté, puisqu’il a prévu un certain nombre de limitations et d’exceptions, telles que les licences obligatoires ou d’office, notamment pour insuffisance ou défaut d’exploitation. Intervenant après l’obtention des brevets, ces limitations visent à réduire le nombre de litiges concernant l’exploitation même des brevets délivrés. Il s’agit de la sorte de concilier au mieux les besoins des détenteurs de titres et l’intérêt général, en distinguant entre l’obtention du brevet et son exploitation. Intervenant en aval, au stade de l’exploitation industrielle, de tels dispositifs peuvent ainsi rendent plus supportable l’élargissement des conditions de brevetabilité. En France, à titre d’exemple, le principe même de la brevetabilité du médicament n’a été accepté – et ce, assez tardivement (1959) – que par ce qu’ont été créées des licences d’office2 assurant que les considérations d’accès au médicament et donc de santé publique puissent primer, en cas d’urgence. En pratique, ces licences non volontaires sont rarement utilisées mais ce fait tient en partie à l’effet dissuasif que ce dispositif exerce du seul fait de son existence même. L’exemple récent de la grippe aviaire l’a confirmé, dans la mesure où la firme pharmaceutique Roche a consenti rapidement à accorder des licences sur ses vaccins, afin d’éviter de tomber sous le coup d’une licence obligatoire au nom des intérêts de la santé publique. La question demeure en outre de savoir si de tels dispositifs d’exception peuvent contribuer à débloquer la situation en Europe, dans le cas de questions demeurant aussi controversées que la brevetabilité des biotechnologies, eu égard à des considérations tant éthiques qu’économiques (encadré 9, ci-dessous). 1 2 En 2003, ce chiffre était de 16 858 ; cf. INPI, Chiffres clés 2003 – Brevets, juin 2004, p. 3. Les licences d’office figurent dans l’article L613-16 du code de la propriété intellectuelle. 48 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Encadré 9 : Des incertitudes persistantes concernant la brevetabilité des biotechnologies en Europe La directive européenne 98/44/CE relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques (juillet 1998) précise qu’une invention dans ce domaine ne peut être brevetée que si, entre autres, elle présente une application industrielle concrète. Début 2006, quatre pays européens ne l’avaient cependant toujours pas transposée dans leur droit national. Plusieurs autres, dont la France, ne l’ont fait que tardivement. Dans le cas de la France, certes, cette transposition peut être considérée comme complète sur un plan formel. En effet, tant la loi du 8 décembre 2004 relative à la protection des inventions biotechnologies que la révision des lois de bioéthique (6 août 2004) ont eu pour objet de réaliser cette transposition. Cependant, il est possible d’affirmer que la législation française continue de présenter des points de divergence notables, par rapport au texte communautaire et ce, principalement sur deux aspects. Le premier concerne ce que le législateur français a appelé les « petits brevets de produits ». Pour sa part, l’article 9 de la directive permet les « brevets de produit », au sens de brevets couvrant à la fois une séquence génique et une application d’une fonction particulière de cette séquence. Un exemple en est fourni par les brevets obtenus par la société Myriad Genetics concernant le dépistage d’une prédisposition au cancer du sein, à partir d’un test opéré sur des séquences géniques (les gènes BCR se situent sur ces séquences) et sur l’application d’une fonction de ces séquences. Si un inventeur met au point une autre invention biotechnologique portant sur les gènes BCR déjà protégés par l’un de ces « brevets de produits » et s’il souhaite protéger son invention, alors il doit s’acquitter d’une redevance auprès du détenteur du premier brevet. Or cette situation peut aboutir à des problèmes aigus à moyen et long terme, dont des risques de blocage pour des chercheurs qui, souhaitant réaliser de la recherche sur les gènes protégés, n’auraient pas les moyens de s’acquitter des redevances réclamées par les ayants droit. Un surcoût des médicaments obtenus par des procédés biotechnologiques et donc un renchérissement de l’accès à la santé peuvent aussi en découler1. Afin d’éviter ces écueils, le législateur français a institué des « petits brevets de produits » (articles L. 611-18 et surtout L. 613 2-1 et L. 613 2-2 du code de la propriété intellectuelle (CPI) sur l’étendue de la protection garantie par le brevet). Il s’agit de la sorte de circonscrire de façon stricte le brevet et la protection qu’il confère au couple formé par la séquence génique et une fonction précise de cette séquence. Le deuxième alinéa de l’article L. 613-2-1 vise ainsi à dénier toute possibilité de dépendance entre deux brevets qui portent sur la même séquence génique mais en présentent des applications distinctes. De son côté, pourtant, l’OEB a donné une signification aux « brevets de produits » proche de celle de l’UE à travers sa directive. Pour l’OEB, ces brevets entraînent nécessairement la dépendance des brevets portant sur des applications ultérieures à celles du brevet initial. Or, l’OEB ne dépend ni de l’UE, ni du droit national des pays membres mais applique ses décisions en fonction de son règlement intérieur. En outre, le droit communautaire s’impose au droit national. Par suite, un juge saisi à propos d’un décalage entre la directive et la loi française devra probablement trancher en faveur de la première. Au total, la controverse sur les dispositions de la directive 98/44/CE relatives aux « brevets de produits » continue donc. Le second aspect porte sur la création d’un « privilège du sélectionneur », par insertion d’un nouvel article (L. 613-5-3) dans le CPI. Le législateur cherche par ce biais à consolider la position des industriels européens de la semence, face aux grandes firmes agro-chimiques issues d’autres pays. Il institue en effet une troisième dérogation au droit du détenteur de brevet, après le privilège de l’agriculteur pour l’utilisation des « semences de ferme » et le privilège analogue de l’éleveur : le privilège du sélectionneur. Ce dernier, s’il souhaite créer une nouvelle variété, est ainsi autorisé à utiliser une variété végétale protégée à la fois par un certificat d’obtention végétale (COV) et par un brevet (dans le cas où cette variété incorpore un gène support d’une invention) sans être tenu de solliciter une licence auprès du détenteur du brevet. Par contre, s’il désire exploiter commercialement cette variété nouvellement créée, il devra au préalable obtenir l’accord du titulaire du brevet sur la variété initiale et payer les redevances nécessaires. Deux problèmes en découlent. Premièrement, si le législateur français note qu’aucune disposition de droit international ne fait obstacle à un tel « privilège du sélectionneur », il reste à savoir si cette disposition sera effectivement jugée compatible avec le droit international. Deuxièmement, en cas de commercialisation, des difficultés potentielles subsistent concernant les montants des redevances qui devront être versées par les semenciers français aux détenteurs étrangers de brevets, même si le législateur français fait référence à des « conditions équitables » et le législateur communautaire à des conditions « raisonnables ». 1 En effet, les redevances payées par les laboratoires pharmaceutiques aux détenteurs de brevets constituent un coût qui a vocation à être répercuté sur le prix des médicaments. 49 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 3. Les hypothèses d’évolution retenues H31 : Une ouverture du champ et une application assez souple des critères de brevetabilité Dans la première hypothèse, le champ du brevetable tend à s’ouvrir progressivement, en particulier à des inventions relevant de domaines ne présentant pas de caractère technologique, tandis que les critères de brevetabilité continuent d’être appliqués globalement comme actuellement. D’une certaine façon, ceci correspond à une évolution relativement tendancielle, par rapport à la situation actuelle. Si, de surcroît, les conditions de brevetabilité tendent à être globalement appliquées de façon plus souple encore, pour ne pas dire plus laxiste, alors le système risque de déboucher sur une pléthore de litiges judiciaires et tend sans doute à se bloquer, à moins que des dispositifs de limitation y réintroduisent une marge de souplesse suffisante, notamment par le recours aux licences non volontaires. H32 : Une ouverture du champ, une application plus stricte des critères de brevetabilité La deuxième hypothèse passe en partie par une ouverture du champ, par exemple aux méthodes d’affaires1. A la différence de la première, elle combine cependant cette ouverture avec une application plus stricte des critères de brevetabilité. Dans cette perspective, en outre, le critère du caractère technique est ajouté aux trois critères actuellement contenus dans les accords ADPIC (nouveauté, activité inventive et applicabilité industrielle) ; actuellement, en effet, lors que les Européens arguent de ce critère là, les Américains leur répliquent qu’il ne fait pas partie de la liste existante des trois critères. Comme dans l’exemple des méthodes d’affaires, les restrictions concernent alors non seulement le critère de l’application industrielle et/ou le critère du caractère technique mais aussi l’exigence de description (de divulgation) de l’invention. Enfin, de même que dans la première hypothèse, cette configuration peut éventuellement aller de pair avec des assouplissements visant à limiter les problèmes de conflit en matière d’exploitation (utilisation plus large des licences obligatoires, etc.). H33 : Une restriction générale du champ et une interprétation plus stricte des critères de brevetabilité La troisième hypothèse, enfin, correspond conjointement à une restriction générale du champ et à une interprétation plus stricte des critères de brevetabilité. A titre d’exemple, le champ de la brevetabilité tend à se fermer à des domaines relevant des méthodes d’affaires, du logiciel et du vivant, tandis que davantage d’exigences sont observées pour les critères de brevetabilité déjà évoqués, ainsi que pour le degré de description de l’invention. Il apparaît alors superflu de recourir à des limitations telles que les licences non volontaires. IV. Le champ et la nature de la propriété littéraire et artistique en Europe Si, comme il vient d’être rappelé, il subsiste un débat en Europe sur la brevetabilité dans un domaine tel que le vivant, il existe des débats du même ordre pour d’autres formes de protection que le brevet, en particulier concernant le droits d’auteur et les droits voisins. En la matière, certes, il existe un relatif consensus autour de l’idée que le créateur doit disposer de droits sur son oeuvre, de sorte que le débat et les principales interrogations à caractère prospectif portent plutôt sur la nature et l’étendue de ces droits. L’extension croissante du champ de la propriété littéraire et artistique porte-t-elle en germe un risque de dilution ? Dans quelle mesure et dans quelle direction le processus d’harmonisation fait-il évoluer les législations et jurisprudences des pays européens ? Dans ce cadre et dans le contexte de l’essor des industries culturelles et de la révolution numérique, les spécificités du droit français permettent-elles au fond de trouver un équilibre satisfaisant entre les intérêts des créateurs, des diffuseurs et du public ? 1. Le droit d’auteur en Europe : peu d’harmonisation mais une étendue croissante Le diagnostic fait ressortir que si l’évolution du droit d’auteur, en Europe, ne correspond guère à un processus d’harmonisation, elle n’en apparaît pas moins caractérisée par une tendance générale dans tous 1 Pour un plaidoyer allant dans ce sens, voir l’article de P. Breese, « Les brevets au secours de l’innovation financière », dans Les Echos du 22 octobre 2004. 50 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 les pays membres, à savoir l’extension de son champ à un nombre croissant d’objets distincts. Croissante en étendue comme en durée, la protection offerte par le droit d’auteur et les droits dérivés ne tend-elle pas dès lors à réduire le domaine public à la portion congrue ? Cette tendance d’ensemble ne remet-elle pas non plus en cause la portée du droit moral, dans les pays où il existe ? a. Une grande diversité de situations entre les pays européens mais aussi des points communs En matière de propriété littéraire et artistique, il n’existe pas vraiment de conception commune en Europe. Il y existe ainsi des différences importantes entre, d’un côté, le droit britannique, qui a fondé le copyright et qui est fondé sur la common law et procède assez largement d’une conception économique privilégiant l’exploitation de l’œuvre et, de l’autre, le droit d’auteur dit continental, qui est fondamentalement attaché à la personne physique de l’auteur. Au sein de ce dernier, en outre, le droit français se distingue également du droit allemand sur plusieurs points. Outre-Rhin, le droit vise ainsi davantage à faciliter l’usage des œuvres et l’exercice des droits, en particulier par un recours plus courant au mécanisme de la licence légale couplé à un droit à rémunération. En France, par contraste, la législation comporte des exceptions moins nombreuses et plus restreintes1. Le fait qu’il n’existe pas (encore) de socle européen concernant la propriété littéraire et artistique se manifeste en particulier à propos du droit moral, qui n’est pas traité dans le droit européen. Au sein de l’UE, il est en effet laissé à l’appréciation des pays membres. De ce fait, et alors que, dans beaucoup de pays, le champ du droit moral ne correspond guère qu’au droit au nom et à la réputation, il se révèle nettement plus extensif en France. Faut-il pour autant un droit d’auteur communautaire ? Dans ce domaine, force est en tout cas de constater que les travaux actuels de la Commission européenne ne vont guère dans le sens d’une harmonisation supplémentaire, faute de consensus à ce sujet de la part des pays membres. L’harmonisation s’y fait a minima. Elle fait en particulier défaut sur la question centrale de la définition des œuvres. Or, comme il apparaît dans plusieurs colloques internationaux2, de nombreux experts de ce domaine estiment actuellement que le champ de la protection par le droit d’auteur et les droits voisins s’est considérablement élargi et qu’il convient plutôt d’en réduire le spectre, qui recouvre désormais des objets forts disparates, ce qui tend à décrédibiliser le dispositif par rapport à ses destinataires originels ou « naturels », c’est-à-dire en particulier les créateurs d’œuvres de l’esprit dans le domaine des beaux-arts. b. La propriété littéraire et artistique, entre auberge espagnole et unité de l’art En l’occurrence, la situation présente est en effet celle d’une indifférenciation quasi totale, dès lors que toute création de forme semble désormais pouvoir être protégée par le droit d’auteur et les droits dérivés, et non plus seulement la pure création littéraire et artistique, comme à l’origine. En théorie, il suffit en effet que ladite création remplisse le critère d’originalité. En pratique, cependant, le droit d’auteur tend à être sollicité de façon quelque peu abusive par la jurisprudence et par le justiciable. Même si la condition nécessaire d’originalité semble davantage discutée dans les tribunaux depuis quelque temps, la tendance de ces dernières années a plutôt été celle d’un relatif relâchement du degré d’exigence, en la matière. De même, certains organismes se demandent si le droit d’auteur ne pourrait pas protéger les normes techniques. Dans les faits, par suite, le droit de la propriété littéraire et artistique s’aligne en partie sur d’autres régimes parfois moins restrictifs. Ainsi, le critère de l’originalité tend de facto à céder la place au critère moins exigeant de la nouveauté, tel qu’il s’applique aux dessins et modèles ou aux brevets. Plus encore, le débat porte sur le fait que le champ d’application du droit d’auteur et des droits dérivés comprenne ce que certains experts qualifient de créations utilitaires, à caractère fonctionnel et parfois sans grand rapport avec le domaine d’élection de la matière. De nos jours, certaines mesures techniques de protection sont ainsi assimilées à des œuvres de l’esprit et, en tant que telles, se voient attribuer une protection au titre du droit d’auteur. En Europe, des dispositions spécifiques ont en outre déjà été mises en place pour accueillir les logiciels et les bases de données, notamment à travers les directives communautaires du 14 mai 1991 et, respectivement, du 11 mars 1996. Certes, des aménagements ont été effectués pour tenir compte des particularités des objets concernés. En Europe, à titre d’exemple, la durée du droit de protection sui generis créé pour les bases de données n’est que de 15 ans et non de 70 ans post mortem, comme pour le droit d’auteur proprement dit. De même, les attributs du droit moral (en France : droit de divulguer, droit à la paternité de l’oeuvre, droit au respect de l’intégrité de l’œuvre, droit de repentir ou de retrait) s’appliquent intégralement pour le roman mais en partie seulement pour le logiciel, 1 Voir l’article de Philippe Masseron, « Pour une transposition de la directive 2001/29/CE respectueuse de la conception française du droit d’auteur », Légipresse, n° 215, octobre 2004, p. 147-148. 2 Cf. par exemple l’intervention de V.-L. Benabou sur le thème « L’étendue de la protection par le droit d’auteur en France (états des lieux, critique et prospective) », le 10 décembre 2004 à Paris, dans le cadre des rencontres francoallemandes sur la propriété intellectuelle organisées par le Max-Planck-Institut für Geistiges Eigentum, Wettbewerbsund Steuerrecht (Munich) et l’IRPI. 51 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 dont les droits patrimoniaux appartiennent en outre d’emblée à l’employeur. Ceci renvoie au fait qu’en matière de logiciel, le mécanisme des licences joue sur la base des droits d’auteur comme il pourrait le faire sur la base des brevets. Pour ce type de raison, le droit d’auteur n’a été appliqué au logiciel qu’une fois qu’on en eut retiré certains attributs. Certains commentateurs en concluent qu’il convient de dédramatiser cette situation d’ensemble. Selon eux, il ne faudrait pas en déduire que le droit d’auteur ait été dénaturé en accueillant des objets nouveaux tels que le logiciel. Une distinction a tout simplement été faite entre, d’un côté, le principe voulant que l’outil du droit de propriété littéraire et artistique s’applique à toute création originale dans sa forme et, de l’autre, le contenu de ce droit, qui peut différer selon les secteurs concernés. En outre, quant à l’aspect littéraire et artistique, il n’y a aucune raison objective de penser qu’un programme informatique constitue a priori une œuvre moins noble qu’un roman de gare : l’œuvre de l’informaticien, quel que soit son talent, s’exprime par un style, en particulier sur le plan de la gestion de la complexité, du choix du mode d’expression (langage), ainsi que dans la clarté de cette expression1. Une base de données, de même, peut avoir un très fort contenu culturel, même si ce n’est sans doute pas toujours le cas en pratique. Du reste, ce type d’analyse ne fait qu’exprimer la doctrine de l’unité de l’art, doctrine bien établie en France depuis une loi du 11 mars 1902 (confirmée notamment par la jurisprudence dite du « panier à salade », en 1963) : la capacité d’une œuvre à être couverte par le droit d’auteur ne s’apprécie pas en fonction de son mérite ou de sa destination. c. La portée et la durée du droit d’auteur : exorbitantes et paralysantes pour le domaine public ? Dans le prolongement de ce débat sur le champ du droit d’auteur et des droits connexes, un autre grief souvent exprimé à l’encontre de ces droits concerne sa durée légale. Au fil du temps, la tendance à l’allongement de cette dernière, comme il a déjà été souligné, n’est pas propre à l’Europe mais elle y fait toutefois partie du débat. De nombreux experts doutent en effet de la légitimité – et de l’efficacité, en termes d’incitation à la création2 – de la durée très longue de protection qu’apporte le droit d’auteur, d’actuellement 70 ans après le décès de l’auteur, d’autant plus qu’au XIXe siècle, lorsque cette durée était de 30 ans, elle était déjà considérée comme trop longue. Certes, par rapport à la propriété immobilière, dont la durée est perpétuelle, une durée de 70 ans peut encore sembler une solution convenable, d’autant plus qu’il n’y a pas de progrès à attendre des œuvres protégées par le droit d’auteur, contrairement à ce qui est le cas des inventions brevetées, pour laquelle il est donc souhaitable que se produire une chute plus rapide dans le domaine public. Dans l’ensemble, malgré tout, ce débat revient à se demander si l’étendue croissante du droit d’auteur – en termes tant de champ que de durée – ne risque pas, à la longue, d’asphyxier le domaine public. Les évolutions récentes sont en effet marquées par la multiplication des interdits et la montée des coûts de transaction, ce qui débouche sur des risques de blocage vis-à-vis de la création d’œuvres nouvelles. La notion de domaine public, pour sa part, n’a pas véritablement de contenu juridique précis mais n’en participe pas moins de l’économie générale du droit d’auteur car ce dernier se trouve affecté, à l’issue d’un certain temps, d’une servitude d’accès. Au coeur de la logique même du système – et donc de son équilibre – dès l’origine, c’est-à-dire depuis les textes fondateurs du XVIIIe siècle, elle tend pourtant à être quelque peu perdue de vue ces derniers temps3. d. Des interrogations au sujet du rôle du droit moral Selon d’autres experts plus critiques, l’entrée du logiciel dans le domaine de la propriété littéraire et artistique a impliqué une dénaturation du droit d’auteur à la française, dont l’édifice repose fondamentalement sur le droit moral4. Ce type d’évolution rendrait difficile, dans les négociations internationales, le maintien des positions françaises ou allemandes, qui se focalisent traditionnellement 1 Cf. B. Lang, « Brevetabilité du logiciel : le point de vue d'un chercheur en informatique », à paraître dans les Actes du Colloque "Brevet - Innovation - Intérêt général" organisé par la Chaire Arcelor de l'Université de Louvain la Neuve, 11-13 mars 2004 ; version du 20 décembre 2004 (http://pauillac.inria.fr/~lang/ecrits/liste/arcelor.doc). 2 « La durée optimale de la protection est égale à la vie de l’auteur. Etendre la durée à une période qui favorise les héritiers n’aide pas la continuité créatrice et est inutile et inefficace », selon l’analyse de W. Santagata dans son article « Propriété culturelle, biens culturels et connaissance cumulative », Réseaux, n°88/89, 1998, p. 67-75 (ici p. 73). 3 Ce paragraphe s’appuie sur les auditions de Marie Cornu (20 mai 2005) et de Christophe Geiger (11 mars 2005). 4 Certaines analyses du professeur Philippe Gaudrat vont dans ce sens. Cf. P., Gaudrat , « Droit d’auteur et mondialisation : le laboratoire communautaire », in : Marie Cornu et Nébila Mezghani [dir.], Intérêt culturel et mondialisation - Les aspects internationaux, Tome 2, (coll. « Droit du patrimoine culturel et naturel »), L’Harmattan, Paris, 2005 ; ou encore P. Gaudrat, « Abandonner le droit d’auteur en commençant par les prérogatives du public », article inédit de 13 pages. 52 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 beaucoup sur la notion de droit moral. Il est même parfois affirmé que l’entrée dans le monde numérique tend à rendre presque impossible la protection du droit moral. Dans l’ensemble, certes, l’usage du droit moral donne le plus souvent lieu à des pratiques sinon assez consensuelles, du moins ne débouchant que rarement sur des contentieux. De ce point de vue, il faut sans doute nuancer fortement les interprétations qui réduisent le droit moral à un moyen d’empêcher l’accès aux oeuvres. Globalement, il est indéniable que ce droit continue de constituer une prérogative fondamentale. Du reste, comme le montrent les litiges, le droit moral renvoie en fait très souvent à l’intérêt patrimonial car faire jouer un désaccord en matière de droit moral permet de s’opposer à l’exploitation, en fonction des intérêts financiers en jeu. De façon plus concrète, il est malgré tout indéniable que certains cas précis mettent en cause le rôle actuel du droit moral. Le plus connu concerne sans doute le film américain Asphalt Jungle, dont les ayants droit ont empêché qu’une version colorisée soit diffusée en France, au nom de la défense du droit moral de l’auteur, alors que le défunt réalisateur dudit film – John Huston – n’avait lui-même nulle part réclamé explicitement ce type d’interdiction1. Toujours en France, un autre exemple concerne la décision qui a été faite d’interdire la parution d’une suite de l’œuvre de Victor Hugo. Dans ces deux cas, il convient de s’interroger sur l’étendue du contrôle exercé ainsi par les héritiers et autres ayants droit, et de se demander si de telles interdictions s’imposent vraiment pour assurer le respect des oeuvres concernées. A cet égard, malgré tout, cette question relative à la dimension discrétionnaire du droit moral concerne surtout la transmission du droit moral post mortem2, qui n’existe pas dans tous les pays, même dans ceux qui, avec la France, partagent une tradition de droit moral. Ainsi, les problèmes qui viennent d’être évoqués ne se posent pas en Allemagne, où le droit moral s’éteint à la mort de l’auteur. En outre, certains artistes souhaitent tout simplement que leurs œuvres puissent être modifiées par d’autres personnes3. Or ils ne peuvent pas exprimer une telle volonté et, au regard de la législation française actuelle, une telle modification peut être considérée comme une atteinte au droit à l’intégrité de l’œuvre. Enfin, des difficultés liées au droit moral peuvent aussi survenir en particulier en liaison avec des problèmes de cession de droits, dans le cadre de coproductions audiovisuelles internationales, par exemple concernant la cession globale d’œuvres futures ou bien la spécification des domaines de cession. L’exercice du droit moral se révèle en effet de plus en plus souvent difficilement compatible avec des considérations d’exploitation commerciale, dès lors que les exploitants font face à un besoin croissant d’adaptation à un contexte changeant. En ce sens, s’il doit être considéré comme légitime du point de vue de l’ayant droit en tant que personne individuelle, il pose dans l’ensemble des problèmes croissants sur le plan économique. 2. L’importance grandissante du droit d’auteur comme droit économique Les développements précédents ont en tout cas bien montré que la question relative au champ du droit d’auteur débouche sur celle de la nature de ce droit. Il reste à préciser l’ampleur de cette mutation et les implications qui en découlent, en particulier dans la mesure où la propriété littéraire et artistique tend à se transmuer de plus en plus en droit économique, c’est-à-dire un droit d’exploitation des oeuvres. Une telle tendance conduit également à réexaminer les finalités mêmes du droit d’auteur et les rapports qu’il entretient avec le copyright. a. Une vision classique du droit d’auteur de plus en plus en porte-à-faux par rapport aux pratiques Au fond, l’intégration, dans le champ du droit d’auteur, de nouveaux objets tels que les logiciels ou les bases de données est souvent perçue comme principalement perturbatrice en ce qu’elle induit des répercussions sur le régime du droit d’auteur dans son ensemble, en l’orientant plus profondément que 1 Jugement du 28 mai 1991 (Turner Ent. v. Huston), Cass. 1re civ., JCP 1991, II, 21731, note A. Françon. A ce sujet, voir les articles de Pierre Bergé, « La place du droit moral » dans Le Monde du 18 mai 2005 et celui de Pierre Boulez, « Réformer la loi sur les ayants droit », paru dans Le Monde daté du 13 mai 2005. 3 A cet égard, il est possible de faire référence à une pratique musicale du nom de bootleg et qui consiste, via Internet et quelques traitements sonores, à « créer un hybride à partir de deux morceaux (ou plus) », en général sans que soit demandée l’autorisation des auteurs desdits morceaux mais le plus souvent sans entraîner de conflits avec ces auteurs, qui voient souvent ces œuvres dérivées comme des œuvres originales (cf. l’article d’Antoine Pateffoz, « Les mixeurs pirates du ’’bootleg’’ gagnent la Toile et les ondes », Le Monde, 3 janvier 2006, p. 26). 2 53 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 dans le passé vers une logique relevant de l’économique. Certains experts y voient même le signe d’un changement de paradigme1. Ceci renvoie au fait que, pour l’essentiel, la doctrine française demeure attachée à une vision classique du droit d’auteur, née à la fin du XVIIIe siècle, bien que le droit d’auteur ait sensiblement évolué dans le courant du XIXe siècle et par la suite2. Il en découle un décalage grandissant entre les finalités affichées et les résultats obtenus. En France, une discordance de plus en plus forte apparaît ainsi entre, d’un côté, la façon dont le droit est généralement conçu et, de l’autre, la manière dont il est appliqué tant dans les entreprises que dans les administrations publiques. Dans cette perspective et au vu des problèmes juridiques qui se posent par exemple à la Bibliothèque nationale de France (BNF) ou à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) dans leur politique de numérisation (voir l’encadré 10, ci-dessous), il serait souhaitable de rendre effectifs nos principes. Un droit qui n’offre pas de solutions pratiques ne saurait en effet être considéré comme satisfaisant. Encadré 10 : Une tension parfois forte entre le respect du droit d’auteur et la numérisation des œuvres culturelles : les exemples de la BNF et de l’INA Dans certains cas, le droit d'auteur fait obstacle à la préservation des oeuvres, dans la mesure où il en subordonne la copie à l’autorisation des ayants droit. Ce problème est particulièrement grave quand le support est peu pérenne (cas des films de cinéma) ou volatil (cas des sites sur Internet). Cette situation est illustrée par la Bibliothèque nationale de France (BNF). En effet, celle-ci rencontre actuellement des problèmes considérables, dans le cadre de l’énorme travail de numérisation qu’elle a entrepris et qu’elle effectue actuellement sans l’autorisation des ayants-droits. De même, la mission de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), qui consiste, de par la loi, à conserver et exploiter son fonds, se trouve en butte au droit de la propriété intellectuelle, qui requiert en principe l’autorisation de tous les ayants droit. Le problème est d’autant plus aigu qu’en la matière, l’INA a négocié avec l’Etat un contrat d’objectif doté de 160 millions 3 d’euros, sur la période 2000-2015 . A cet égard, la loi DADVSI permet heureusement certaines avancées et notamment 4 conduit à charger la BNF et l’INA d’archiver Internet . Par contre, cette loi ne résout nullement un autre problème que l’INA vient de rencontrer en mettant en ligne, sur son site Internet, des millions d’émissions du patrimoine audiovisuel, pour un prix modique. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) s’est en effet plaint de ce qu’aucune autorisation n’ait au préalable été demandée auprès des journalistes, en tant qu’auteurs de ces émissions. En l’espèce, ce différend – essentiellement une affaire de rémunération – devrait cependant pouvoir être réglé dans un cadre contractuel : celui de la convention collective de l’audiovisuel public5. A la différence de l’époque de Diderot et de Condorcet, où l’auteur et le public étaient mis en avant, la réalité actuelle est bien davantage marquée par l’essor des industries culturelles. Pour le droit d’auteur et les droits voisins, des tensions croissantes apparaissent de ce fait ainsi entre, d’un côté, les intérêts des créateurs et inventeurs et, de l’autre, ceux des entreprises et, plus généralement, de l’économie. Pourtant, le droit de la propriété littéraire et artistique peut aussi être considéré comme, dès l’origine, constitué un droit économique. Depuis plus de deux siècles et à des époques successives, il traduit en ce sens le rapport des forces en présence pour opérer le partage de la valeur ajoutée des filières de création et de distribution, entre les auteurs, les artistes, les éditeurs, les producteurs et les diffuseurs qui sont, en dernière analyse, les utilisateurs de ces droits. A caractère privé, ce droit économique se fonde sur la contractualisation, à travers une chaîne de droits spécifiques pour chacun des secteurs des industries culturelles (musique, cinéma, livre, multimédia, etc.). L’évolution présente et future de ce droit doit être appréciée en fonction des profondes mutations techniques intervenues depuis un quart de siècle, qui bouleversent la structure des industries culturelles et, par là, recomposent les relations entre chaque segment des industries culturelles et, au delà, la place de 1 Cf. Michel Vivant, « Propriété intellectuelle et nouvelles technologies – A la recherche d’un nouveau paradigme », Université de tous les savoirs, vol. 5, Qu’est-ce que les technologies, Odile Jacob, Paris, 2001, p. 201. 2 A ce sujet, voir Latournerie, Anne, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », Multitudes, n° 5, mai 2001. 3 Cf. N. Vulser, « Le fonds d’archives de l’INA devrait être sauvé d’ici à 2015 », Le Monde, 22 novembre 2005, p. 18. 4 Cf. « La future loi sur le droit d’auteur doit instaurer le dépôt légal du Web », Le Monde, 16 décembre 2005, p. 7 ; voir aussi ci-après, le point I. 3. du chapitre 8. 5 Cf. Macha Séry, « Le succès du site ina.fr pose un problème de droits d’auteur », Le Monde, 3 mai 2006, p. 17. 54 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 celles-ci au sein d’un ensemble plus vaste : le secteur de la communication numérique, qui embrasse les télécommunications, l’informatique, les logiciels et l’électronique grand public1. b. De nouveaux rapports de force entre les auteurs, le public et les intermédiaires Dans ce nouveau contexte, une illustration de ces chaînes de droits et de ces tensions croissantes entre les différents types d’acteurs économiques concernés est fournie par la radiodiffusion. Par rapport aux auteurs-compositeurs de musique, par exemple, que penser des fournisseurs d’accès sur Internet et autres radiodiffuseurs, qui luttent pour avoir des droits sur des contenus qu’ils ne font que véhiculer ? L’édifice de la propriété littéraire et artistique ne se réduit cependant pas à ce clivage entre, d’un côté, les auteurs, qui cherchent à conserver le contrôle sur leurs oeuvres et – avec un succès très variable – à en tirer des rémunérations, et, d’autre part, les exploitants (éditeurs, producteurs et diffuseurs), qui s’efforcent de faire fructifier les investissements risqués qu’ils ont consentis pour faire connaître ces créateurs. Il comprend évidemment un troisième pôle de toute première importance : le public, qui, de son côté, tente de profiter, par l’accès aux œuvres, de la diffusion du savoir. En France, une telle présentation n’est toutefois pas forcément consensuelle. Certains experts y récusent en effet le concept de balance des intérêts. Dans leur conception idéaliste et individualiste du droit d’auteur, ce dernier occupe une position centrale et n’a guère à se plier à d’autres intérêts. La conception romantique du droit d’auteur comme droit naturel – c’est-à-dire comme d’un droit que la loi ne fait qu’entériner et qui constitue ainsi une sorte d’absolu – tient pourtant de l’idée reçue et remonte surtout à la fameuse loi du 11 mars 19572, qui a sacralisé la position de l’auteur. En réalité, les finalités pécuniaires sont consubstantielles au droit d’auteur, qui vise depuis toujours très largement à assurer une rémunération à l’auteur. Même en France, en outre, le droit d’auteur a dès le départ baigné dans une philosophie des Lumières assez utilitariste, dans laquelle la propriété garantit, certes, la liberté mais dans laquelle le contenu de cette propriété est décidé en fonction de critères politiques. Dans un pays comme l’Allemagne, qui partage pourtant le même héritage des Lumières et du droit romain-germanique, il est plus couramment admis que le droit d’auteur est ancré dans la société et ne fait pas obstacle à des décisions politiques3. Aux Pays-Bas, de même, une affaire récente en fournit une autre illustration. Il s’agit d’une longue déclaration écrite d'un scientologue (Steven Fishman), qui, sans l’autorisation de ce dernier, a été mise en ligne par l'écrivain Karin Spaink et son fournisseur d’accès néerlandais (XS4All), en 1995. Après dix ans de procédure (en jugement sommaire, en jugement d'instance, en appel puis via la Cour Suprême, en décembre 2005), la justice néerlandaise a statué en faisant prévaloir la liberté d'expression sur le droit d’auteur4. Or il est probable qu’en France, un débat équivalent aurait été quasiment impossible et que la très grande grande majorité des juristes de propriété littéraire et artistique y auraient au contraire fait prévaloir le droit d’auteur comme un élément indiscutable et devant forcément primer sur le droit du public. Dans la perspective de ces nouveaux rapports de force, le principal débat ne concerne en fait pas tant la dimension économique du droit d’auteur – même s’il est clair qu’elle va grandissant – que le rôle grandissant joué par les investisseurs, c’est-à-dire les éditeurs, les producteurs et les diffuseurs. Il est vrai que la loi du 3 juillet 1985, qui a attribué aux artistes-interprètes des droits voisins de ceux des auteurs, en a en même temps créé en faveur des intermédiaires-investisseurs, en leur qualité d’« auxilliaires de la création ». La loi a ainsi placé sur le même plan les créateurs et les investisseurs, bien que ces derniers bénéficiaient déjà antérieurement d’un pouvoir économique très supérieur à celui des premiers5. Par la suite, l’entrée du logiciel et des bases de données dans le champ du droit d’auteur n’a ainsi fait que participer d’une évolution plus générale, dans laquelle le « caractère strictement personnel du droit d’auteur [se trouve progressivement restreint], notamment au profit, total ou partiel, de l’employeur. », 1 Ce paragraphe se fonde sur les analyses présentées par P. Chantepie devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004. Voir aussi l’ouvrage de P. Chantepie et A. Le Diberder, Révolution numérique et industries culturelles, (coll. Repères), La Découverte, Paris, 2005. 2 Loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique. 3 Ce paragraphe se fonde largement sur l’audition de Christophe Geiger (Max-Planck-Institut) au CGP, le 11 mars 2005, ainsi que sur son ouvrage Droit d’auteur et droit du public à l’information – Approche de droit comparé, n° 25 de la collection Le droit des affaires – Propriété intellectuelle, Litec/IRPI, Paris, 2004. 4 Voir le texte « Les critiques contre la scientologie sur internet ne peuvent pas être censurés par le droit d'auteur. La liberté d'expression sur l'internet a été protégée » (http://www.anti-scientologie.ch/karin-spaink.htm#perdent). 5 Il est ici renvoyé à l’analyse du juriste Bernard Edelman ; cf. Conseil économique et social, Les droits d’auteur, rapport présenté par Michel Muller, juillet 2004 (p. 69). 55 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 comme l’a récemment écrit le député Christian Vanneste1. Une telle évolution donne du crédit à l’idée qu’en Europe, les tendances actuelles et futures conduisent à une certaine convergence entre, d’un côté, le droit d’auteur, qui domine sur le continent et, de l’autre, le copyright, qui prévaut dans les îles britanniques et qui bénéficie de puissants relais hors de l’UE, notamment outre-Atlantique (encadré 11, ci-dessous). Encadré 11 : Une tendance à la convergence entre le droit d’auteur et le copyright, face à l’internationalisation des échanges A l’évidence, le droit d’auteur constitué en Europe continentale et le copyright des pays anglo-saxons présentent de très grandes différences tant de contenu qu’en termes de fondements juridiques. La principale concerne le droit moral, qui existe dans le premier mais guère dans le second. De façon liée, le droit d’auteur européen se distingue par sa philosophie personnaliste : il naît pour ainsi dire sur la tête des personnes qui créent l’œuvre, alors que le copyright se résume à un droit patrimonial (droit de reproduction et droit de représentation) et donc purement économique. Il n’apparaît pas nécessaire de revenir en détail sur ces contrastes indéniables, classiques et, en tant que tels, bien documentés par ailleurs. Dans une optique de prospective, il peut être plus pertinent de souligner des similitudes et des perspectives de rapprochement. Certes, il importe d’assumer avec lucidité les traditions de notre droit d’auteur, qui comporte certains avantages, éventuellement même – contrairement à certaines intuitions – en termes de plasticité face aux évolutions 2 technologiques . En outre, il est clair que, dans les pays de copyright – et en particulier aux Etats-Unis, le droit tend à être très fortement instrumentalisé à l’avantage des milieux d’affaires. Ceci étant, chacun des deux systèmes comporte des avantages et des inconvénients et, en ce sens, il ne faudrait pas diaboliser le copyright, en tant que doctrine ou système. Ainsi, la logique « naturaliste » y existe aussi ; elle se trouve ainsi en germe dans la Constitution américaine et la jurisprudence tend plutôt à la renforcer, surtout depuis l’arrêt Feist (Cour suprême des Etats-Unis, 1991), qui y renforce l’exigence d’originalité comme critère de protection. Au lieu d’opposer les systèmes, il peut sembler plus pertinent de rechercher plutôt, au sein des deux traditions, les solutions les plus à même de protéger les créateurs et la création, dans l’intérêt général. Sans doute les mérites comparés du copyright sont-ils généralement plus nets pour les producteurs ou les éditeurs. Dans le secteur de l’édition, à titre d’exemple, l’un des avantages du copyright réside dans une facilité plus grande d’obtention de la titularité de droits, spécialement en matière d’œuvres collectives. Ceci constitue un point très important pour les éditeurs de dictionnaires et d’encyclopédies. En la matière, le droit d’auteur devra sans doute 3 s’adapter, via des changements législatifs, pour des raisons de compétitivité internationale . Dans le domaine de l’audiovisuel, de même, il conviendra à l’avenir de trouver des solutions nuancées permettant à la fois de respecter les droits des créateurs et en même temps de laisser un champ d’action suffisamment large aux producteurs, par souci d’efficacité, dans une économie qui s’internationalise de plus en plus et où se fait de plus en plus sentir la nécessité de prises de décision rapides. Dans le système français actuel, en effet, si la chaîne d’exploitation des droits demeure assez simple tant qu’elle en reste au cas de figure très classique où le producteur acquiert un certain nombre de droits qui lui sont cédés – par exemple sur un scénario –, elle se complique dès qu’il s’agit de coproductions internationales, qui impliquent des rencontres à partir de différents horizons culturels, économiques et juridiques. Très souvent, il se révèle extrêmement contraignant de devoir se tourner vers tous les ayants droit, non seulement pour ce qui concerne 4 les droits patrimoniaux mais aussi – dans le cas d’un pays comme la France –, en matière de droits moraux . Pour les producteurs, du reste, ce problème de coûts de transaction soulevé par la recherche des ayants droit n’est pas propre à l’audiovisuel et existe également dans d’autres domaines tels que l’édition. Il serait toutefois erroné de penser que le système du copyright ne présente d’avantages que pour les producteurs et les éditeurs car il offre aussi des solutions intéressantes du point de vue des créateurs eux-mêmes. Dans le domaine du cinéma, les auteurs sont ainsi mieux protégés en réalité aux Etats-Unis qu’en France, grâce à des combats syndicaux. La Director’s Guild y a ainsi obtenu d’importants droits pour ses membres-réalisateurs, quelle que soit la notoriété de ces derniers. Outre-Atlantique, les mentions aux génériques sont ainsi très contrôlées et les réalisateurs ont obtenu, par le 5 droit du travail, des rémunérations proportionnées, voire même un quasi droit moral . Dans le domaine des arts plastiques, de même, les notions de droit de paternité et de droit du respect de d’intégrité de l’œuvre ont été reconnues aux Etats-Unis. 1 Assemblée nationale, Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information, Commission des lois, rapport de Christian Vanneste, première lecture n° 2349, juin 2005 (p. 13). 2 Sur ce point, voir le rapport du Conseil économique et social, Les droits d’auteur, présenté par Michel Muller, juillet 2004 (p. 70-85). 3 Cette idée s’appuie sur les propos qu’Arnaud Valette (société Editis) a tenus devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004. 4 Cette idée s’appuie sur les analyses que Lou Gerstner a présentées devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004 et qui sont développées dans son article intitulé « Le marché de la production audiovisuelle et le régime français des droits d’auteurs et droits voisins », Légicom n° 29, 2003/1, p. 65-77. 5 Ces indications s’appuient sur l’audition de Pascal Rogard (SACD) devant le groupe PIÉTA, le 21 février 2005. 56 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Tout ceci montre bien qu’à partir de règles très différentes mais confrontés à des enjeux similaires, le droit d’auteur et le copyright tendent de la sorte à se rapprocher dans la pratique, c’est-à-dire aboutissent souvent à des solutions très proches. 3. L’évolution du droit exclusif et la question des exceptions Le rôle croissant de cette dimension pécuniaire du droit d’auteur conduit à s’interroger à la fois sur le devenir du droit d’auteur en tant que droit exclusif et sur la place qui est appelée à être accordée aux exceptions. a. Un affaiblissement du droit exclusif au profit d’un simple droit à rémunération ? Les évolutions qui viennent d’être soulignée indiquent qu’à certains égards, le droit moral de l’auteur ne joue plus exactement le rôle qu’il avait à l’origine et que le droit d’auteur semble dériver vers un simple droit à rémunération, ce qu’est lui-même le copyright. Tel a en tout cas été le cas avec l’introduction de la rémunération pour copie privée (encadré 12, ci-dessous), de même que dans le domaine de la reprographie, ainsi que pour le prêt en bibliothèque. Dans ces trois cas, le droit d’auteur a largement disparu en tant que droit d’exclure. Encadré 12 : Un exemple de droit à rémunération : le système de la copie privée Tout d’abord, il faut souligner que certains pays européens, dont la Norvège ou l’Allemagne, ont une conception plus extensive que la nôtre de l’exception de copie privée – et justifient en particulier ce type d’exception en référence aux libertés publiques – alors qu’à l’inverse, le Royaume-Uni en a une conception plus restrictive1. En France, en tout cas, le système de la rémunération pour copie privée est née de l’impossibilité matérielle d’appliquer le droit exclusif d’autoriser et d’interdire. Dans le domaine de la musique, il remonte en France à 1985, date à laquelle a été instituée une redevance sur les supports d’enregistrement vierges. Les sommes ainsi perçues sont reversées à 75 % aux créateurs et à 25 % sous la forme d’aides d’intérêt général à la création. Depuis sa création, ce système s’est développé avec le recul progressif de l’ère analogique et avec l’entrée dans le numérique. Il est à noter qu’un système similaire existe dans des pays tels que l’Allemagne mais non aux Etats-Unis, où la copie privée ne donne pas lieu à une rémunération et relève du fair use2 et donc de la seule appréciation des juges, sans aucun fondement législatif. En France, l’actualité récente a cependant montré que ce système se trouve de nos jours soumis à de fortes tensions. En témoigne la polémique qui est apparue en 2005 au sujet de la Commission pour copie privée, dite Commission d'Albis (ex. Commission Brun-Buisson), qui est chargée de déterminer l’assiette et le taux de la rémunération sur les supports d'enregistrement numérique vierges. Le fait est que les recettes totales dégagées par la redevance pour copie privée représentent des montants élevés (environ 150 millions d'euros en 2005) et tendanciellement croissants. D’un côté, pour tenir compte des évolutions technologiques, les représentants des ayants droits (auteurs, artistes-interprètes, éditeurs, etc.) souhaitent étendre la redevance aux disques durs de haute capacité (80 gigaoctets), ainsi qu’aux clés USB et aux cartes mémoires. De l’autre, les industriels de l’audivisuel plaident pour une stabilisation globale de la redevance, voire pour une réduction, estimant que le montant de la rémunération des ayants droit n’a pas à être indexé intégralement sur l'augmentation de la capacité mémoire des supports numériques, compte tenu du comportement effectif des utilisateurs. En ceci, ils sont épaulés par plusieurs associations de consommateurs (dont UFC-Que choisir), qui ont demandé que la redevance sur les DVD vierges soit fortement révisée à la baisse. Il apparaît en outre que, dans la mesure où ce type de taxe est plus élevée en France que dans la plupart des pays européen, il est susceptible de provoquer une distorsion de concurrence au sein de l’UE. Plus récemment, en outre, la loi française sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), adoptée par le Parlement le 30 juin 2006, a notamment entraîné la création d’une autorité administrative indépendante, l’Autorité de régulation des mesures techniques de protection (ARMTP). Or ce nouveau collège de médiateur est en particulier chargé de statuer au sujet de la copie privée, ce qui laisse présager de possibles conflits avec la Commission pour copie privée. De manière générale, pourtant, remettre en cause le rôle du droit exclusif pour mettre en avant celui du droit patrimonial peut être considéré comme ni nécessaire ni pertinent – car contraire à la philosophie même du droit d’auteur en tant que pouvoir d’interdire – et, ipso facto, comme desservant les besoins de protection de la création. Ceci revient à dire qu’il faut en rester aux attributs classiques du droit de propriété, vis-à-vis de l’objet détenu : l’usus (le droit d’en jouir et d’en exclure un tiers), le fructus (le droit 1 Sur le cas du Royaume-Uni, voir par exemple l’article d’Eric Albert, « Le téléchargement légal gagne du terrain », La Tribune, 6 mars 2006, p. 10. 2 La notion juridique anglo-saxonne de fair use (littéralement : usage équitable) renvoie à la capacité permise par la jurisprudence d’utiliser une œuvre couverte par le droit d’auteur sans nécessiter l’accord explicite de l’ayant-droit. 57 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 d’en tirer des revenus, y compris en cas d’exploitation effectuée par un tiers) et l’abusus (le droit de le céder, de le modifier ou de le détruire mais pas d’en faire une utilisation préjudiciable à l’intérêt général). Ceci étant, il faut bien admettre que la propriété littéraire et artistique déroge quelque peu aux caractéristiques habituelles de la propriété. En effet, comme le souligne un récent rapport du Conseil économique et social, le droit d’auteur constitue en même temps plus qu’une propriété – notamment car les droits moraux permettent à l’auteur de conserver la maîtrise de l’oeuvre même quand il en a cédé l’exploitation – et moins qu’une propriété – ne serait-ce qu’en raison du fait que les droits patrimoniaux sont limités dans le temps car restreints à l’intervalle de temps qui précède la « chute » dans le domaine public1. b. Quelle place pour les exceptions au droit d’auteur ? En tout cas et pour sa part, la France s’efforce généralement de préserver la force du droit d’auteur comme droit d’interdire et sa législation comporte des exceptions peu nombreuses et restreintes. L’harmonisation européenne ne contrarie pas cette volonté, même si elle permet davantage d’assouplissements via le jeu des exceptions. Ainsi en est-il en particulier pour la fameuse directive 2001/29/CE, qui reconnaît, parmi les droits exclusifs, le droit de reproduction, le droit de communication au public et le droit de distribution. Dans le contexte actuel de la révolution numérique, cet accent sur les droits exclusifs est inséparable non seulement de la mise en place de mesures de protection technique mais aussi d’une harmonisation des exceptions à ces droits exclusifs. Or l’une des difficultés majeures, à ce propos, consiste à savoir jusqu’à quel point ces mesures techniques, qui visent à protéger ces droits exclusifs et donc à interdire la copie, permettent le bénéfice des exceptions existantes, dont principalement l’exception dite de copie privée. La question se pose d’autant plus que, pour les juristes, cette disposition relative à la copie privée relève actuellement non pas d’un droit mais seulement d’une tolérance. Le même type de menace plane sur l’exception concernant la représentation au sein du cercle de famille, disposition qui remonte à la fameuse loi de 1957, à l’ère analogique. En cours de transposition en droit français depuis la mi-2006, cette directive 2001/29/CE comporte également une vingtaine d’exceptions facultatives, qui reprennent des dispositions déjà adoptées par les différents pays membres. En France, à ce propos, le débat a porté en particulier sur l’exception d’enseignement et de recherche, qui restait jusqu’à il y a peu absente du droit français, alors qu’elle existe et est pratiquée dans plusieurs autres pays de l’Union européenne, dont l’Allemagne2. Jusqu’en 2005, à ce sujet, les pouvoirs publics français avaient en effet rejeté toute demande de changement législatif et préféré la solution alternative – considérée comme plus souple –, qui consiste à mettre en place un compromis négocié avec le ministère en charge de l’Education nationale et de la Recherche, afin de trouver un juste équilibre entre les intérêts légitimes des établissements concernés et ceux des ayants droits. Dans le cadre de la loi DADVSI votée au Parlement au premier semestre 2006, il a cependant été décidé finalement de créer une telle exception pédagogique mais seulement à compter du 1er janvier 2009, c’est-àdire à l’issue des accords déjà passés entre les ayants droit et le ministère en charge de l'Education nationale. Un autre domaine controversé concerne l’exception de citation. Dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler la société de l’information, il semble en effet absurde que le droit français considère encore que les questions de citation ne concernent que l’écrit. Or cette situation découle non de la loi mais de la seule jurisprudence. Celle-là, en outre, ne tolère que la « courte citation », comme il ressort en particulier du fameux arrêt Microfor contre le journal Le Monde1. Dans notre pays, les juges en restent ainsi à une conception étriquée de cette forme d’emprunt, en érigeant en dogme le principe de l’interdiction de reproduction intégrale de l’œuvre au titre de la citation. A titre d’exemple, une œuvre picturale non encore tombée dans le domaine public et brièvement montrée dans un reportage à des fins d’information, de critique ou de polémique ne peut aujourd’hui bénéficier de l’exception de citation. De manière générale, cette question des exceptions est soumise au « test en trois étapes » prévu par les accords ADPIC de l’OMC, c’est-à-dire sous réserve d’une réponse positive sur les trois points suivants : le fait que l’exception ne se produise que « dans certains cas spéciaux », l’absence d’« atteinte à l’exploitation normale » de l’œuvre et, enfin, l’absence de « préjudice injustifié aux titulaires de droits ». Actuellement, l’appréciation de la conformité à ce triple test n’est pas tranchée par le législateur mais laissée au juge. De 1 Cf. Conseil économique et social, Les droits d’auteur, rapport présenté par Michel Muller, juillet 2004 (p. 15-16). Outre-Rhin, des formes d’exception à des fins d’enseignement et de recherche existent depuis des années et ont même été étendues en 2003 à l’univers numérique. En outre, et lors qu’en France, il n’existe pas d’exceptions payantes au droit d’auteur, la majorité des exceptions mises en place en Allemagne y sont assorties d’un droit à rémunération. 2 58 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 nombreux juristes estiment pourtant que cette solution jurisprudentielle n’est pas opportune, estimant qu’il appartient au législateur de réfléchir à l’équilibre des intérêts en présence, en amont, plutôt que d’en confier la tâche au juge, à l’anglo-saxonne, ce qui pourrait déboucher sur une forte insécurité juridique. Un recul du champ des exceptions risque ainsi de se produire, non seulement car le contexte de la diffusion numérique des œuvres conduit à remettre en question la notion même de copie privée et, par suite, la légitimité de l’exception qui s’y rapporte mais aussi via l’introduction du test des trois étapes, qui tend à restreindre les conditions d’accès aux oeuvres. Il serait fâcheux que la balance des intérêts entre les auteurs, les intermédiaires et les utilisateurs soit compromise par un tel recul des droits du public en matière d’exceptions. 4. Des problèmes grandissants en termes de titularité et de cession de droits Les évolutions récentes font au fond ressortir que le droit d’auteur se trouve de plus en plus présent dans la sphère économique et, plus encore, que la question de la propriété littéraire et artistique doit être distinguée de celle de son exploitation. D’importants enjeux en découlent en termes de titularité et de cession de droits, y compris au sein même du secteur public. a. Une pression générale conduisant les auteurs à céder leurs droits patrimoniaux à des tiers Alors qu’en France le droit d’auteur a notamment été conçu pour assurer une juste rémunération à l’auteur en tant que personne physique, il semble ne guère se préoccuper de savoir si le titulaire de ce droit peut s’en servir. Or non seulement le droit d’auteur tend à être utilisé de plus en plus comme un droit d’exploitation des œuvres mais en outre il conduit en fait généralement les auteurs à céder leurs droits patrimoniaux à des tiers, que ce soit par des contrats ou par la loi, comme par exemple en matière de logiciel ou de reprographie. Au delà des seuls auteurs à proprement parler, cette situation vaut assez largement aussi pour les artistes-interprètes, depuis qu’ils se sont vu attribuer des droits voisins – en France, via la loi de 1985. Pour les auteurs comme pour les artistes-interprètes, il apparaît en effet qu’en pratique, le contrat vaut cession, c’est-à-dire organise la cession des droits aux exploitants (producteurs ou éditeurs). La durée de cette cession équivaut, pour l’édition, à la durée du droit d’auteur, pour le cinéma, à 30 voire 50 ans (contre environ seulement sept ans jadis car le cycle de vie du film se limitait à l’exploitation de l’œuvre en salle). Quant au théâtre, il échappe à cette pratique. Comme indiqué précédemment à propos des rapprochements entre le droit d’auteur et le copyright, les coproductions internationales induisent une pression en direction d’une renonciation au droit moral – dont il convient de rappeler qu’il est incessible, dans des pays tels que la France – et, plus généralement, posent de considérables problèmes de cession et de titularité des droits. Ces difficultés vont en fait bien au delà des seuls biens culturels et touchent tout ce qui concerne la création salariée, les créations de la recherche publique et, en fin de compte, la totalité des œuvres soumises aux droit d’auteur, dans l’ensemble des entreprises et des organismes publics. Du reste, et à la différence du brevet, le droit d’auteur est présent à tout moment dans l’entreprise ; il en constitue la basse continue, pour ainsi dire. S’ils ne se saisissent pas de cette question, par suite, les pouvoirs publics risquent à l’avenir d’entraver le développement économique du droit d’auteur. Relever ce défi n’implique pas nécessairement d’adopter le système du copyright mais plutôt de faire évoluer un certain nombre de dispositions actuelles de notre droit d’auteur. Du point de vue des exploitants, des pistes de réflexions pourraient par exemple concerner la révision de la règle légale2 établissant que le contrat de louage de services n’enlève rien aux droits d’auteur, de même que la règle de la cession des droits sur les œuvres futures ou encore la définition de la notion d’œuvre collective, c’est-àdire son extension et sa légalisation, sachant qu’elle ne repose pour l’heure que sur un fondement essentiellement jurisprudentiel. b. Des voies possibles de rééquilibrage en faveur des auteurs et des artistes-interprètes Faire aboutir ce type de chantier par la voie légale nécessite sans doute au préalable de mettre sur la table de négociation l’ensemble des éléments du problème, afin de conserver un équilibre satisfaisant entre les créateurs, le public et les exploitants. Or tout indique que ces derniers ont tout à gagner à une situation dans laquelle le droit d’auteur serait le plus possible préservé comme droit d’interdire et où, en même temps, ils pourraient continuer de bénéficier de la position forte qu’ils occupent face aux auteurs et aux artistes-interprètes, en tant que cessionnaires de leurs droits patrimoniaux, et face au public, du fait de la 1 2 Il s’agit de décisions prises par le TGI de Paris le 20 février 1980 et par la Cour de cassation le 9 novembre 1983. Article L 121-1 du Code de la propriété intellectuelle. 59 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 mise en place de mesures techniques visant à empêcher les copies illicites. Dans cette perspective, s’il convient de maintenir le caractère de droit exclusif du droit d’auteur, il faut le distinguer du degré d’exclusivisme conféré au cessionnaire. Dans cette optique et sans changement législatif préalable, un renforcement de la protection des auteurs et des artistes-interprètes pourrait être réalisé en partie en introduisant plus de fluidité dans le système existant, via des conventions collectives, sous réserve que ces dernières puissent déroger à la loi, sous la forme d’une dérogation in melius. Ce renforcement pourrait aussi passer par le biais de la jurisprudence. A cet égard, la façon dont la jurisprudence sollicite le droit commun des contrats peut être qualifiée d’intéressante et de stimulante. Elle est révélatrice non seulement des lacunes et défaillances du dispositif contractuel dans le code de la propriété intellectuelle mais même de son inexistence dans le cas des artistes-interprètes. Il est vrai que, par rapport à la situation des auteurs, celle des artistes-interprètes peut être qualifiée de particulièrement mauvaise, ce qui s’explique en partie par le fait que les droits voisins constituent un droit très jeune. Ceci se traduit ainsi par le fait que les comédiens ne perçoivent aucun droit sur la location de DVD. Du point de vue de l’encadrement contractuel des cessions, des avancées pourraient être trouvées du côté des contrats de type creative commons, qui s’inspirent de la philosophie du logiciel libre. De tels nouveaux modes de diffusion doivent cependant être très sérieusement encadrés par la loi. Il importe en effet de ne pas surestimer la vertu de ces instruments, qui restent des instruments du contrat et peuvent par conséquent dépouiller les auteurs de leurs droits sans qu’ils en prennent toujours conscience. En l’espèce, certains ressorts de ces contrats (par exemple les mécanismes de renonciation) ne semblent pas toujours en conformité avec les principes et règles du droit français. Même si, en France, les aménagements en matière de droit d’auteur se font en général davantage par la voie contractuelle, c’est-à-dire par la négociation, afin de préserver l’intégrité du droit d’auteur, ceci conduit à penser que des changements législatifs pourraient être opportuns, afin de réaménager le dispositif contractuel. A ce propos, il pourrait s’agir de jouer sur des mécanismes légaux de révision des contrats, tels qu’il en existe à l’étranger, par exemple aux Etats-Unis, sous la forme du termination right (dispositif imposant une renégociation au bout d’une période, certes, assez longue, de 35 ans) ou bien, plus près de nous, en Allemagne, sous la forme d’une obligation légale de renégociation, dans les cas mentionnés par une loi de 2002. c. Un problème spécifique concernant le droit d’auteur des agents publics Enfin, un important débat concerne le régime des agents publics en matière de droit d’auteur. Sur ce plan, en effet, il a récemment été jugé nécessaire d’aligner leur régime sur celui des salariés de droit commun (privé), avec des particularités tenant compte des nécessités du service public, pour les droits d’exploitation. Il faut rappeler que, jusqu’à l’adoption de la loi DADVSI de 2006, les agents publics ne détenaient pas de droits d’auteur sur les travaux qu’ils effectuaient dans le cadre de leurs missions de service public. Certes, s’il s’agit d’inciter les agents publics à être créatifs, rien n’impose a priori de leur attribuer une propriété intellectuelle sur les produits desdites activités car il pourrait suffire de leur verser des primes financières. Le souci de légiférer à ce sujet a cependant été jugé nécessaire pour corriger les côtés arbitraires de la situation présente. En la matière, de fait, les pratiques actuelles engendrent des situations très différentes, voire discriminatoires, d’une administration à l’autre et selon le statut de l’agent considéré. Une autre préoccupation concerne la place des missions de service public et de la concurrence avec le privé, dans le cas d’agents publics auteurs de publications. A titre d’exemple, les personnels scientifiques du Ministère de la Culture – tels que certains conservateurs du patrimoine – travaillent parfois dans le cadre de leurs missions de service public mais aussi parfois pour des éditeurs privés. Dans ce cas, il est craint qu’une trop faible rémunération pousse ces personnels à trop délaisser leurs missions de service public. Il faut ici prendre en considération les particularités de la législation française, par rapport aux pays européens comparables, sans doute parce que le secteur public occupe une place relativement grande dans notre pays, en particulier dans le domaine culturel. Dans ce débat sur le droit d’auteur des agents publics, il faut également souligner la grande place prise par le Ministère de l’Education nationale et de la Recherche1. Telles sont les principales raisons pour lesquelles la loi de transposition de la directive 2001/29/CE sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) a abordé la création des agents 1 Les incidences de ce débat sur les questions spécifiques liées à la recherche sont précisées dans le chapitre 6, ciaprès. 60 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 publics, alors que la directive elle-même s’en est abstenue. Les solutions préconisées par le projet de loi suscitent toutefois plusieurs séries de questions ou de remarques. Sur le volet patrimonial, tout d’abord, un certain nombre d’incertitudes ont trait aux notions utilisées, dont celle d’exploitation commerciale et celle de périmètre de service public, ne serait-ce que dans la mesure où, bien souvent, il n’a pas été déterminé si tel établissement de diffusion – par exemple la Documentation française – assure ou non une mission de service public. Plus fondamentalement, des interrogations ont trait aux dispositions dérogatoires qui conduiraient les agents publics à céder une partie de leurs droits à l’administration qui les emploie : pourquoi la puissance publique devrait-elle détenir ces droits, alors que la notion d’intérêt public pourrait permettre de limiter l’exercice des droits dans la stricte mesure des besoins du service public ? Est-il raisonnable d’investir ainsi potentiellement d’une fonction éditoriale l’ensemble des services publics ? Ce débat gagnerait probablement à être intégré dans une réflexion plus générale sur les missions de service public. Sur le plan du droit moral, ensuite, certains experts s’interrogent sur les choix qui conduisent à n’accorder aux agents publics qu’un droit moral réduit sur certains aspects – tels que les droits de divulgation, de repentir et de retrait –, en les subordonnant au respect des règles édictées par l’autorité hiérarchique1. Convient-il de mettre ainsi sous tutelle la création publique, dès lors qu’elle se trouve déjà régulée par d’autres instruments tels que le devoir de réserve et les obligations statutaires ? En outre, certaines professions s’exercent dans un principe d’indépendance peu compatible avec l’idée d’une tutelle fondée sur le lien hiérarchique et dont la logique est en l’occurrence étrangère à celle du droit d’auteur. En fin de compte, de toute façon, il ne semble actuellement pas que la loi évoquée puisse régler toutes les situations concernées par ce vaste sujet. 5. Les hypothèses d’évolution retenues H41 : Un élargissement du champ et un décalage croissant entre les finalités affichées et les résultats produits Une première hypothèse correspond au maintien global des différences juridiques entre les pays européens. Il y est considéré comme non nécessaire et non souhaitable sinon de modifier le système existant du droit d’auteur et des droits voisins, du moins d’harmoniser davantage les législations nationales. La tendance à l’élargissement du champ du droit d’auteur se poursuit. Pour la France, cette évolution induit une tension croissante entre, d’un côté, les finalités traditionnelles d’un droit personnaliste visant en grande partie à protéger les auteurs et, de l’autre, le poids des rapports de force (dans des industries culturelles de plus en plus concentrées), des changements technologiques (numérisation) et de la législation européenne, qui tendent à conférer un pouvoir grandissant aux acteurs économiques de l’industrie culturelle (producteurs, éditeurs et diffuseurs). L’auteur se trouve ainsi de plus en plus souvent conduit à céder ses droits patrimoniaux par des contrats ou, comme c’est déjà le cas de nos jours, par la loi, comme par exemple en matière de logiciel ou de reprographie. H42 : Un changement assez radical : un champ croissant et un alignement partiel sur le copyright Une deuxième hypothèse consiste à envisager une tendance conduisant à restreindre les différences nationales en Europe, et ce, essentiellement à travers un alignement partiel sur le régime du copyright. Pour les pays qui, tels la France, se fondent sur une tradition de droit d’auteur continental, il ne semble vraisemblable d’envisager un tel alignement en la matière que pour les œuvres à caractère industriel, c’està-dire « utilitaire », tandis que la situation des œuvres à caractère plus littéraire et artistique reste relativement inchangée. Moins radicale qu’un alignement intégral, qui serait peu probable, un tel alignement partiel n’en implique pas moins une sorte d’éclatement du champ actuel de la propriété littéraire et artistique, c’est-à-dire une rupture très nette avec le statu quo, via un renoncement à la théorie dite de l’unité de l’art. H43 : PLA « recentrée » : champ inchangé ou restreint, développement du droit à rémunération Une troisième hypothèse consiste, là encore, à envisager une tendance conduisant à restreindre les différences nationales en Europe mais de manière moins radicale que dans l’hypothèse précédente. Entre les différents droits nationaux, il s’agit alors d’emprunts réciproques et donc d’un processus de convergence plus symétrique que dans la deuxième hypothèse. Cette solution est facilitée par le fait que la 1 Cf. Antoine Gitton, Analyse du projet de loi français sur « le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information » (y compris les créations des agents publics), Droit et nouvelles technologies (http://www.droit- technologie.org), mis en ligne le 19 novembre 2003. 61 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 tendance à l’élargissement du champ du droit d’auteur est stoppée, voire légèrement inversée. Pour la France, elle conduit à un moindre champ d’application du droit moral, une cession automatique des droits patrimoniaux dans certaines circonstances, l’extension de droits voisins tels que ceux du producteur ou encore de plus grandes possibilités de reconnaissance internationale (afin de faciliter les coproductions internationales) mais aussi, en contrepartie, des dispositifs nouveaux ou renforcés destinés à préserver les intérêts des auteurs et artistes-interprètes, via la négociation collective et la renégociation périodique des contrats. V. Le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle Comme l’a montré précédemment le débat sur le devenir de la propriété littéraire et artistique, faire évoluer le champ de la propriété intellectuelle peut conduire à en modifier assez largement la nature même. En d’autres termes, il ne s’agit cependant pas seulement de savoir quoi protéger dans l’absolu mais aussi de savoir comment. Plus précisément, il s’agit au fond de savoir comment il convient de protéger les nouveaux objets (matériels ou non) apparus du fait du changement technologique. Suffit-il de les faire prendre en charge par les formes de protection existantes ou bien faut-il en créer de nouvelles ? Les problèmes posés concernent également les éventuels cumuls de protections sur un même objet concret et la capacité à faire cohabiter une pluralité de formes de protection, ainsi que la nécessité éventuelle de remettre en cause les classifications établies et de reconfigurer des frontières entre les différents types de droits. Poser de telles questions revient à dire que, le cas échéant, l’unité du droit de la propriété intellectuelle ne fait pas forcément sa cohérence ou sa lisibilité. 1. La question des cumuls de protection pour un même objet concret La discussion sur le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle renvoie très largement à la question de savoir dans quelle mesure différentes formes de propriété intellectuelle peuvent être superposées pour un même objet. a. Différents types de droits pour un même objet concret : une coexistence généralement pacifique Les économistes, de leur côté, ne savent guère se prononcer sur cette question et sur les conséquences susceptibles d’en résulter. Quant aux juristes ou aux praticiens de la propriété intellectuelle, ils ont généralement tendance à dédramatiser le débat sur ce type de superposition et ils renvoient à la question des finalités. En effet, la plupart d’entre eux font observer qu’en soi, il n’est pas problématique que, pour un même objet concret, puissent coexister un droit de marque concernant la dénomination commerciale, un droit relatif aux dessins et modèles concernant la forme ou encore un brevet pour un élément d’innovation technique, dans la mesure où ces différents droits n’ont pas les mêmes fonctions, c’est-à-dire ne s’appliquent pas aux mêmes objets juridiques et, en ce sens, ne protègent pas les mêmes choses. Il convient en effet de bien distinguer entre, d’un côté, l’objet concret au sens coutumier d’objet physique ou de produit et, de l’autre, l’objet de droit, c’est-à-dire l’outil juridique. Ceci revient à dire que le problème de cumul ne se pose vraiment que lorsque deux droits ont la même fonction et protègent les mêmes bénéficiaires. Dans le cas des bases de données, par exemple, la situation peut être considérée comme relativement claire en Europe car le droit sui generis évoqué précédemment a pour unique bénéficiaire l’investisseur (le producteur) : il ne saurait alors être question d’un cumul avec le droit d’auteur qui, comme son nom l’indique, protège l’auteur lui-même. Cette dernière affirmation mériterait pourtant d’être nuancée, dans la mesure où il peut se produire que l’auteur et l’investisseur correspondent à une seule et même personne physique. b. Des superpositions malgré tout de plus en plus problématiques Dans l’ensemble, au delà de ce cas particulier, d’autres juristes ou praticiens font observer que de tels problèmes de superposition de droits tendent en fait à se produire de plus en plus. Ces problèmes sont relativement bénins dans le cas de personnes qui, tout en utilisant des outils tel que le brevet ou le droit d’auteur, recourent également au secret des affaires, qui constitue un outil de propriété intellectuelle reconnu par les traités internationaux de type ADPIC (OMC). Pour le brevet, certes, il ne saurait être véritablement question de cumul avec le secret car si le dépôt du brevet est nécessairement précédé par un recours au secret (sans quoi l’invention à breveter ne remplirait pas le critère de nouveauté), ce dépôt implique tout aussi nécessairement une divulgation et donc une exclusion du secret. En d’autres termes, si une personne donnée doit utiliser à la fois le brevet et le secret, pour une invention donnée, elle le fait non 62 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 pas simultanément mais successivement : d’abord le secret puis le brevet1. Pour le droit d’auteur, la question du cumul se pose davantage. En effet, et notamment dans le domaine du logiciel, la protection par le droit d’auteur a justement pour avantage essentiel de permettre de protéger le secret car elle n’implique pas de divulguer le code source. Des problèmes plus sérieux encore concernent des cas tels que le logiciel – via un cumul de brevet et de droit d’auteur – ou les variétés végétales – via un cumul de brevet et de certificat d’obtention végétale (COV). Comme l’a confirmé la directive européenne 98/44/CE sur la brevetabilité des inventions biotechnologiques, une même plante peut ainsi faire à la fois l’objet d’un brevet – en tant que support d’une invention – et d’un COV – en tant que résultat du travail d’un obtenteur1. Or ce type de situation permet aux ayants droit de s’appuyer sur plusieurs types d’outils en même temps et de contourner de la sorte une éventuelle exception gênante relative à l’un d’eux, de même qu’elle peut conduire une personne à être poursuivie et condamnée en contrefaçon à plusieurs titres en même temps2. 2. Les problèmes d’interférence découlant de la multiplicité des formes de protections Une combinaison de diverses formes de protection peut ainsi produire parfois des effets dérivés très différents des effets produits par telle ou telle forme de protection utilisée isolément. a. Quelle compatibilité et quelle préséance entre ces multiples droits ? Dans cette perspective, les personnes soucieuses de recourir à la propriété intellectuelle peuvent également développer des stratégies de choix entre telle ou telle forme de protection. Ceci peut valoir pour des personnes hésitant entre le brevet et le droit d’auteur, de même qu’entre la marque et le droit d’auteur. En France, de même, l’intérêt d’une démarche de protection volontaire au titre des dessins et modèles n’est désormais plus clair, dès lors qu’une protection gratuite et automatique semble offerte par le droit d’auteur, sous réserve d’originalité. En outre, beaucoup de titulaires essaient, pour ainsi dire, d’empiler les protections (marques, logos, droit d’auteur, etc.), dès que l’une d’elles s’efface, par exemple pour les personnages de dessins animés, afin d’éviter leur « chute » dans le domaine public. Compte tenu de la tendance déjà mentionnée à l’élargissement du champ occupé tant par le brevet que par le droit d’auteur et les droits voisins, certains commentateurs voient dans cet ensemble d’évolutions une tendance générale à la « sur-réservation », c’est-à-dire une sorte d’inflation de la propriété intellectuelle. b. Quels liens avec les actions en parasitisme et de la concurrence déloyale ? Cette impression peut être accrue par le fait que les justiciables peuvent souvent se situer non seulement sur les terrains habituels de la propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevet, marque, etc.) mais aussi sur celui de la responsabilité civile, au titre des délits de parasitisme et de la concurrence déloyale3. Il est vrai que ce dernier type d’action en justice vise désormais à parer à toutes sortes d’attaques. Il permet de lutter contre des sortes d’« emprunts » et notamment de protéger l’investissement fait pour la promotion d’une marque. Ces questions de concurrence déloyale et de parasitisme montrent qu’il existe une sorte de « zone grise » entre les droits de propriété intellectuelle et le domaine public, si l’on entend par domaine public un champ où tout serait autorisé. Il serait cependant exagéré d’y voir une menace de dilution pour la propriété intellectuelle. En effet, un tribunal saisi à la fois sur la contrefaçon et sur la concurrence déloyale examine généralement tout d’abord la question de la contrefaçon puis – et seulement de façon subsidiaire, c’est-àdire par défaut – recourt éventuellement à l’argument de la concurrence déloyale et du parasitisme, au titre de l’article 1382 du Code civil. Il existe en outre une nette différence entre, d’un côté, les actions en contrefaçon, pour lesquelles l’action en justice suppose une atteinte à un droit privatif, et, de l’autre, les affaires relevant de la concurrence déloyale, pour lesquels il suffit d’un comportement fautif. L’argument de la concurrence déloyale n’en constitue pas moins une forme de protection supplémentaire. Le terme de concurrence déloyale figure lui-même dans les accords ADPIC de l’OMC. Les contours de cette notion demeurent cependant assez flous. Ce qui est à l’étranger protégé par des droit de monopole peut ainsi l’être parfois en France au titre de la concurrence déloyale et inversement. A ce sujet, il faut rappeler que le délit de concurrence déloyale a bien longtemps suffi, dans un pays comme la France, pour assurer la protection des producteurs de bases de données. Comme il n’existait cependant pas au Royaume-Uni, les instances européennes ont conduit à l’instauration d’un droit sui generis pour les bases de données, en Europe, dans un souci d’harmonisation des législations nationales. Dans ce cas précis, l’action en 1 Cf. Sueur, T., Combeau, J., « Un monument en péril : le système des brevets en Europe », in : Frison-Roche, M.-A., Droit et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, Paris, 2005, p. 95-131. 63 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 concurrence déloyale a ainsi contribué de façon indirecte à renforcer les droits de propriété intellectuelle, en allongeant la liste de ses outils. 3. Quel nombre de types de protections différents ? Le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle pourrait a priori être menacé par cette tendance à la multiplication des formes de protections de la propriété intellectuelle. a. Une tendance à la multiplication des types de protections différents ? La tendance à attribuer progressivement de nouvelles formes de propriété intellectuelle aux nouvelles familles de techniques concerne surtout les systèmes fondés sur la common law, qui tendent à induire une prolifération de droits spécifiques. Il existe ainsi un contraste entre, d’un côté, cette approche anglosaxonne, constituée sur l’analyse de cas créant un corpus de jurisprudence et, de l’autre, la vision plus unificatrice issue du droit romain, même si, le processus d’harmonisation du droit conduit souvent à une convergence de ces deux logiques. Un exemple en est fourni par le droit sui generis relatif à la topographie des semi-conducteurs, qui a été instauré en premier par les Etats-Unis, par une loi du 8 novembre 1984, avant qu’une directive européenne allant dans le même sens fût arrêtée, le 16 décembre 1986 et transposée en France par une loi du 4 novembre 1987. A l’avenir, à en juger par les débats actuels, de nouveaux outils de protection pourraient être créés spécialement pour les savoirs traditionnels, pour les parfums4 et odeurs, etc. Une autre illustration en est fournie par le domaine de l’élevage agricole. Actuellement, un sélectionneur améliorant telle race animale est réduit à l’alternative consistant soit à breveter, soit à s’abstenir de protéger car les frontières de la brevetabilité sont actuellement floues en la matière5. Face à cette situation, le Ministère de l’Agriculture réfléchit, depuis déjà plusieurs années, à la création d’une nouvelle forme de protection sui generis, pour l’animal, sous la forme d’un « certificat d’obtention animale », c’est-àdire l’équivalent du COV, pour les végétaux. Ce projet aurait sans doute davantage de chances d’aboutir s’il était amorcé au moins au niveau communautaire. Dans ce type de situation, en tout cas, les arguments en faveur d’une différenciation accrue ne manquent pas. A propos des brevets, l’idée selon laquelle les spécificités des objets à protéger ne sont pas suffisamment prises en compte est ainsi exprimée parfois, non seulement à propos des séquences génétiques et, plus généralement, au sujet du vivant mais aussi, plus généralement, concernant de nombreux domaines émergents touchant à l’immatériel. Ceci étant, des éléments de différenciation existent déjà dans certains cas. Ceci vaut en particulier pour les médicaments, dans la mesure où le dispositif du certificat complémentaire de protection (CCP) a été mis en place pour allonger la durée de la protection par le brevet, afin de compenser le fait que le médicament considéré n’est exploitable qu’après que son principe actif s’est vu accorder une autorisation de mise sur le marché (AMM), ce qui réduit en général d’au moins cinq ans la durée effective de protection conférée par le brevet. Un autre élément de différenciation déjà existant concerne le fait qui si la durée maximale légale d’un brevet est bel et bien uniforme – de 20 ans si l’on fait abstraction du CCP qui vient d’être mentionné, dans le cas des médicaments –, la durée effective d’un brevet donné dépend aussi de la volonté de son titulaire d’en prolonger la validité, en décidant ou non d’en maintenir ou non les droits, moyennant le paiement d’annuités. Du reste, le montant 1 A ce sujet, voir l’article de Jean-Christophe Galloux, « Les possibles cumuls de protection par les droits de propriété intellectuelle », in : IRPI [dir.], La contrefaçon – L’entreprise face à la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle, actes du colloque de l’IRPI tenu le 17 décembre 2002, juin 2003, p. 81-92 (ici, p. 82). 2 Voir l’étude de David Vaver intitulée « Le concept d’invention en droit des brevets : bilan et perspectives », in : Vivant, M. [dir.] (2003), Protéger les inventions de demain, (biotechnologies, logiciels, méthodes d'affaires), INPI et la Documentation Française, 280 pages, Paris (p. 293-294). 3 Voir Benabou, V.-L., Les rapports entre droit d’auteur et droit des marques et de la concurrence déloyale, rapport de la séance II du Congrès de l’Association littéraire artistique internationale (ALAI), sur le thème « Systèmes complémentaires et concurrents au droit d’auteur », New York, juin 2001. 4 Dans le domaine du parfum, où il a longtemps été considéré qu’aucun droit de propriété intellectuelle ne s’appliquait, les pratiques de copie se sont multipliées ces derniers temps. En réaction, la jurisprudence a toutefois évolué, notamment depuis que la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt rendu en septembre 2004, a décidé qu’un parfum constitue une œuvre de l'esprit protégeable par le droit d’auteur. 5 Le code de la propriété exclut en effet de la brevetabilité les races animales mais non les inventions relatives aux animaux, si elles ne se limitent pas à des races animales déterminées. Cf. « La brevetabilité du vivant. Le cas d’un organisme de recherche : l’INRA », communication de Mme. P. Watenberg, directrice des Affaires Juridiques de l’INRA, au colloque Ile de Science du 15 décembre 2000, sur le thème « Propriété intellectuelle, Propriété Industrielle ». 64 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 de ces annuités constitue une marge de manœuvre pour les pouvoirs publics, qui peuvent à leur guise en modifier le profil temporel. Au total, ce débat conduit à souligner qu’en elle-même, la question du nombre de droits de propriété intellectuelle peut être considérée comme moins importante que celle de la différenciation par régimes, à l'intérieur des droits existants1. b. Ou plutôt une évolution allant vers des regroupements ou des recompositions ? Certes, la création de nouveaux types de protection sui generis ou de nouveaux régimes à l’intérieur des outils de protection existants n’est pas toujours indispensable et exempte de désavantages. En effet, elle peut déboucher sur un morcellement excessif et une moindre lisibilité du droit de la propriété intellectuelle, voire conduire à multiplier les comportements opportunistes de la part des acteurs économiques. En effet, ces derniers peuvent s’en trouver incités à contourner les règles juridiques pour se réclamer des domaines technologiques considérés comme les mieux protégés au plan de la propriété intellectuelle. En outre, pour prendre acte du besoin de différenciation découlant de la diversité des objets à protéger, dans le cas des brevets, il est possible a priori de réagir « de deux façons, d’une part, en accordant des droits différents selon le domaine dans lesquels sont pris les brevets ou, d’autre part, accorder un droit identique à tous mais mettre en place des mécanismes de contrôle strict des abus de ces droits. »2. Il est en outre possible de combiner ces deux approches. Serait-il pour autant opportun de remettre en cause les délimitations traditionnelles entre les différentes formes de propriété intellectuelle, voire de les fusionner ? Il semble plus approprié de prendre acte de ce que les fonctions prises en charge par ces divers outils diffèrent. Par suite, une disparition du clivage entre les droits de propriété littéraire et artistique et les droits de propriété industrielle ne serait pas pertinente. Ceci étant, la frontière entre ces deux types de droits semble appelée à évoluer à l’avenir. Ceci vaut pour des objets tels que les bases de données ou encore pour les puces à ADN, sortes de « biopuces » dont l’une récemment développée par une équipe de chercheurs de l’INRA a été considérée comme protégée par le droit d’auteur. Il serait ainsi envisageable a priori de procéder à des recompositions au sein des découpages existants, par exemple en regroupant le droit d’auteur et les dessins et modèles dans une même catégorie juridique concernant la création sonore, visuelle ou sensible. En fin de compte, et même si les outils de propriété intellectuelle diffèrent les uns des autres par leurs finalités, il existe sans doute des moyens de les faire coexister, comme c’est déjà le cas de nos jours, sans ériger l’un en droit absolu ayant priorité sur les autres. A l’avenir, en tout cas, la question centrale se trouve ici être non seulement celle du degré d’unité du droit mais aussi celle de son degré de complexité, de clarté et d’univocité. 4. Les hypothèses d’évolution retenues Au total, le degré d’unité et de cohérence du droit de la propriété intellectuelle peut de la sorte être considéré comme le produit des deux sous-variables suivantes : le nombre de droits différents et le degré de lisibilité du droit. En définissant chacune de ces deux sous-variables de manière binaire et en les croisant, il en découle quatre hypothèses d’évolution envisageables. Le degré d’unité et de cohérence du droit de la PI : quatre hypothèses d’évolution envisageables D° de lisibilité\Nombre de droits Droit plutôt lisible Droit difficilement lisible Nombre important de droits de PI H51 H53 Nombre réduit de droits de PI H52 H54 H51 : Des droits assez nombreux et bien délimités les uns par rapport aux autres Une première hypothèse suppose des droits assez nombreux et bien délimités les uns par rapport aux autres. Elle nécessite un certain degré d’autorégulation à l’échelle des acteurs socioprofessionnels 1 A ce propos et concernant le droit d'auteur, voir ci-après (encadré 1 du chapitre 8) le plaidoyer pour une différenciation tenant compte du caractère culturel de certaines œuvres. 2 Extrait de l’étude de Bernard Remiche intitulée « Brevetabilité et innovation contemporaine : quelques réflexions sur les tendances actuelles du droit des brevets », in : Vivant, M. [dir.] (2003), Protéger les inventions de demain, (biotechnologies, logiciels, méthodes d'affaires), INPI et la Documentation Française, 280 pages, Paris (p. 199). 65 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 concernés. De manière rétrospective, une illustration de cette évolution est par exemple fournie par la création du certificat d’obtention végétale (COV), en 1961, lors de la signature de la Convention de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV), avec une initiative venue de semenciers, puis une concertation avec d’autres acteurs tels que les agriculteurs. H52 : Une refonte du droit de la PI dans le sens d’une simplification (peu d’outils différents) Une deuxième hypothèse d’évolution passe par une refonte du droit de la propriété intellectuelle allant dans le sens d’une simplification, via un nombre réduit d’outils différents. Dans la mesure où elle implique une certaine rupture par rapport aux tendances actuelles, elle suppose l’organisation d’états généraux de la propriété intellectuelle, afin d’y associer l’ensemble des parties prenantes. H53 : Des droits assez nombreux et en partie superposés (problèmes de cumul) Une troisième hypothèse d’évolution combine un assez grand nombre de droits et un degré réduit de lisibilité, du fait de la superposition partielle de certains de ces droits. En ce sens, il s’agit de l’accentuation de tendances déjà latentes et qui se manifestent déjà par les problèmes de cumul mentionnés. H54 : Un problème d’adéquation entre le droit de la PI (assez faible nombre de droits différents) et la diversité des objets à protéger Une quatrième hypothèse, enfin, correspond à la résultante entre, d’un côté, une tendance à la réduction du nombre de formes de protections et, de l’autre, la poursuite de la multiplication des objets à protéger. Il en résulte un problème d’adéquation entre le droit de la propriété intellectuelle et la diversité des objets à protéger. Ce problème conduit à multiplier les dispositifs dérogatoires, comme ceci a déjà été fait vis-à-vis du régime général du droit d’auteur, dans l’exemple du logiciel. VI. Les liens entre la propriété intellectuelle et la politique de concurrence Au delà de la lutte anti-contrefaçon et du rôle du système juridictionnel, les problèmes de mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle renvoient aussi très largement à la question de leur équilibre et de leur articulation avec la politique de concurrence. Pour la France, si les autorités en charge de la concurrence se situent en partie au plan national – via le Conseil de la concurrence et les tribunaux nationaux –, les principales décisions se trouvent désormais être prises au plan européen – par la Direction générale de la concurrence, au sein de la Commission européenne, et par la Cour de justice. Pour cette raison, il est choisi d’en traiter dans un chapitre centré sur l’Europe. En tout cas, ce sujet voit son importance s’accroître dans la période actuelle, avec l’émergence d’une économie des réseaux qui s’appuie très largement sur la propriété industrielle et les brevets en particulier. Il en résulte également des conséquences importantes pour les industries culturelles et la propriété littéraire et artistique, même si elles relèvent a priori d’une logique différente de l’économie industrielle habituelle. En outre, ces questions se posent d’autant plus que, de nos jours, l’UE constitue probablement la région du monde la plus contraignante en matière de politique de concurrence. 1. Un problème général d’équilibre entre les droits de PI et la politique de concurrence a. Une lutte théoriquement limitée aux seuls abus de position dominante Dans la philosophie même de la propriété intellectuelle, en particulier celle du brevet et celle du droit d’auteur, les droits exclusifs accordés temporairement aux ayants droit par l’institution de droits de propriété intellectuelle visent fondamentalement à favoriser l’innovation et la création, dans l’intérêt de la société dans son ensemble. Du reste, de tels droits exclusifs ne sont pas nécessairement synonymes de pouvoir de monopole au sens strict car ils n’excluent pas l’apparition de produits concurrents1. De manière générale, un brevet n’empêche ainsi pas l’accès à un résultat et bloque seulement tel chemin qui y mène, pour autant que ce chemin soit nouveau, inventif, etc. Dans cette optique, le brevet d’une entreprise peut même constituer un stimulant pour l’innovation, en incitant les concurrents à trouver des solutions permettant d’éviter d’emprunter tel chemin déjà balisé et protégé. De toute façon, depuis les travaux fameux de l’économiste Joseph Schumpeter, l’idée prévaut que l’existence d’un monopole, en tant que telle, ne saurait nécessairement être néfaste pour l’économie, tout du moins dans la mesure où elle ne dure qu’un temps et où les rentes temporaires qu’elle induit incitent à consentir des investissements risqués 1 Voir le séminaire du professeur David Encaoua (Université de Paris 1) sur le thème « Innovation, concurrence et propriété intellectuelle », le 18 février 2004, Collège de France, Paris. 66 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 dans des activités d’innovation ou de création. Dans cette perspective, la propriété intellectuelle permet transitoirement à son détenteur de tenir les concurrents à l’écart ou de renchérir leurs coûts mais une situation de concurrence « pure et parfaite » ne serait pas non plus idéale car elle pourrait contrarier le souci de promouvoir l’innovation et la création. Si le droit exclusif conféré par la propriété intellectuelle peut exercer des effets anti-concurrentiels d’un point de vue statique, c’est-à-dire en un point du temps, ceci doit donc être mis en balance avec l’effet positif dont il est porteur en dynamique, à plus long terme, via cet effet incitatif sur l’innovation et la création1. Pour la politique de concurrence, en outre, ce qui est répréhensible est non pas le fait de se trouver en position dominante dans le domaine d’activité concerné mais l’abus de cette position dominante. En ce sens, la question des relations entre les droits de propriété intellectuelle et le droit de la concurrence soulève moins un problème de compatibilité qu’une difficulté de dosage, c’est-à-dire d’équilibre. Ceci conduit à souligner la nécessité d’un dosage approprié entre le droit de la propriété intellectuelle et celui de la concurrence : si un excès de protection par la propriété intellectuelle est susceptible de nuire à la concurrence, une application trop indifférenciée des règles de la concurrence peut à l’inverse se révéler dommageable pour la propriété intellectuelle. Relativement classique, cette question d’articulation revêt cependant une importance croissante dans le contexte actuel, tant au plan national qu’au plan international, en raison d’une multiplication des contentieux en la matière. Si, à l’avenir, ce phénomène devrait sans doute se produire de plus en plus dans le domaine des brevets, les plus fameuses des décisions observées en Europe depuis une quinzaine d’années relèvent du droit d’auteur, dont les affaires Magill (concernant un guide de programmes de télévision en Irlande) et IMS Health (à propos d’une base de données relative aux ventes régionales de médicaments en Allemagne)2. En outre, ces deux affaires Magill et IMS Health entretiennent un débat sur la façon dont il convient d’appliquer, vis-à-vis de la propriété intellectuelle, ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine des « facilités essentielles » (essential facilities). Cette notion, à l’origine développée à propos de secteurs tels que les transports (exemple des infrastructures ferroviaires) ou les télécommunications (cas de la boucle locale), énonce en substance qu’il convient d’imposer l’accès à une ressource considérée comme difficile à dupliquer et indispensable pour pouvoir exercer une activité sur un marché donné. Les juristes sont cependant fréquemment assez réservés sur l’opportunité qu’il y aurait à appliquer sans réserve cette doctrine aux droits de propriété intellectuelle3. De son côté, la théorie économique semble dans l’ensemble plus favorable à cet égard4 mais n’en évolue pas moins dans un sens assez critique, faisant valoir que les conditions d’application de cette doctrine sont très restrictives, ce qui explique l’extrême rareté de la jurisprudence qui s’y réfère. Des retournements doctrinaux n’en sont pas moins possibles dans les années à venir et le sujet demeure très controversé. En tout cas, il est paradoxal que cette doctrine, née aux EtatsUnis, n’y soit pas appliquée à la propriété intellectuelle alors qu’elle l’est parfois en Europe. Le cas échéant, du reste, elle l’y est tout autant par les instances communautaires que par les autorités nationales. En attestent par exemple, en France, les jugements rendus en 2003 par le Conseil de la Concurrence concernant la marque Numéro Vert de France Télécom, de même que les droits d’auteur relatifs au logiciel Presse 2000 des Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne (NMPP). En cassant ce dernier jugement, par son arrêt du 12 juillet 2005, la Cour de cassation a toutefois rappelé que les circonstances dans lesquelles le droit de la concurrence peut prendre le pas sur la propriété intellectuelle doivent rester exceptionnelles. Certes, si, dans la plupart des industries, les droits de propriété ne posent aucun problème particulier au regard du droit de la concurrence, la protection qu’ils apportent peut surtout paraître excessive dans les domaines où existent des effets de standardisation et de réseau, comme par exemple dans le cas déjà cité d’IMS Health ou encore concernant les litiges autour de l’éditeur de logiciel Microsoft. Dans ces secteurs, l’avantage du premier entrant est en effet particulièrement fort, du fait de ces effets de réseau, qui résultent de ce que les économistes appellent les rendements croissants d’adoption. Cet avantage s’y trouve amplifié par les droits de propriété intellectuelle, dont le degré effectif de protection (durée, étendue) en vient à excéder celui de la protection légale. 1 Sur ce point, voir Lévêque (F.) et Menière (Y.), Economie de la propriété intellectuelle, (Repères), La Découverte, 2003. Cf., sur la jurisprudence Magill, l’arrêt du 6 avril 1995, RTE et ITP/Commission, C-241/91 P et C-242/91 P, Rec. I-743, ainsi que l’arrêt de la Cour de justice pris le 29 avril 2004 dans l’affaire C-418/01 opposant IMS Health GmbH & Co. OHG à NDC Health GmbH & Co KG. 3 Voir par exemple la chronique « Droit communautaire » de V.-L. Benabou, dans la revue Propriétés Intellectuelles, n°3, avril 2002 (p. 117-118) ou encore Lipsky, A., Sidak G. (1999), « Essential facilities », Stanford Law Review, vol. 51, n° 5, mai, p. 1187-1248. 4 Cf. Tirole, J., « Protection de la propriété intellectuelle: une introduction et quelques pistes de réflexion », dans Conseil d’Analyse Économique, Propriété intellectuelle, rapport n° 41, 2003, p. 9-47. 2 67 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 b. Le principal instrument de la politique de concurrence : les licences obligatoires Si la politique de concurrence ne peut pas agir sur le droit de la propriété intellectuelle lui-même, en particulier car il n’est pas en son pouvoir d’apprécier si un brevet ou un droit d’auteur est valide ou non, elle peut par contre intervenir sur la façon dont ce droit est appliqué. Le principal instrument de régulation devant permettre d’établir un équilibre satisfaisant à cet égard réside dans les licences non volontaires. Celles-ci s’apparentent à une sorte de droit de passage, par analogie avec les questions de propriété foncière. Elles permettent d’accorder – de façon plus ou moins onéreuse – un droit d’accès à des biens protégés par la propriété intellectuelle, sans le consentement de leurs ayants droit respectifs mais sans exproprier ces derniers. Pour le présent propos, il ne s’agit ici ni des licences d’office ni des licences légales déjà évoquées précédemment – les premières (licences d’office) principalement en réponse à des préoccupations de santé publique ou de défense nationale et les secondes (licences légales) pour des considérations plus pécuniaires – mais de ce qui est communément appelé les licences obligatoires. Via celles-là, l’accès à certains biens protégés est en effet imposé pour des considérations de politique de concurrence, afin de donner plus de fluidité aux marchés. Si ce système de licences obligatoires existe actuellement dans certains cas précis, il demeure qu’il n’est guère utilisé en pratique. A priori, certes, il demeure tout à fait efficace potentiellement : le fait qu’un tribunal ou telle autorité de la concurrence puisse accorder une licence obligatoire est anticipé par les acteurs et conduit à modifier leur comportement en faveur d’accords négociés. En la matière, malgré tout, la jurisprudence depuis une vingtaine d’années se réduit jusqu’à nouvel ordre essentiellement aux deux cas déjà mentionnés concernant l’Europe (Magill et IMS Health, dans les deux cas en matière de droit d’auteur) et à quelques autres pour ce qui concerne les Etats-Unis. Ceci conduit à se demander si les conditions d’application de ce dispositif ne sont pas actuellement trop restrictives, en particulier dans le cas des brevets (encadré 13). Encadré 13 : Les licences obligatoires comme instrument de la politique de concurrence : le cas des brevets Pour les brevets, les principaux cas de figure pertinents au regard du droit de la concurrence sont concrètement les suivants, en allant du plus ancien vers le plus prospectif. - Défaut d’exploitation A l’origine, au XIXe siècle, le droit de la propriété intellectuelle a surtout introduit le recours à la licence obligatoire pour remédier à un défaut d’exploitation du brevet. Or le fait qu’une invention brevetée ne soit pas exploitée par son détenteur signifie généralement que cette invention ne constitue pas une solution valable au plan économique, de sorte qu’aucun concurrent n’est incité à réclamer l’imposition d’une licence obligatoire. Ce motif semble ainsi avoir beaucoup perdu en pertinence. - Comportement restreignant abusivement la concurrence Il peut également s’agir de cas dans lesquels une entreprise abuse de la capacité de ses brevets à bloquer la concurrence, comme lorsque, dans les années 1970, l’autorité américaine de la concurrence (Federal Trade Commission) a imposé à l’entreprise Xerox de céder en licence – moyennant des redevances plus ou moins modestes – certains de ses brevets en matière de photocopieurs. - Brevet de perfectionnement (licence de dépendance) Une autre situation concerne la licence dite de dépendance ou de perfectionnement. Elle peut se produire, à la suite d’une action en justice, dans le cas où une amélioration a été a apportée – à travers un progrès technique important – par rapport à une invention initiale couverte par un brevet (notion de brevet dominant) et lorsqu’il existe un litige entre le titulaire de ce brevet initial et celui du brevet de perfectionnement. Accordée en même temps à ces deux titulaires, la licence de dépendance permet ainsi d’éviter de bloquer l’innovation en aval de l’invention initiale, c’est-à-dire autorise l’exploitation d’un brevet dépendant. Elle contribue à faire en sorte qu’un brevet large n’implique pas nécessairement que son détenteur soit seul à en exploiter toute l’ampleur. - Besoin d’interopérabilité En outre, comme mentionné précédemment, l’extension de la brevetabilité à un nombre croissant de champs technologiques – dont dernièrement les mesures techniques servant à protéger les œuvres – peut être rendue supportable en aval, par l’aménagement de garde-fous sur le plan de l’exploitation industrielle. Dans cette optique, le projet de loi français de transposition de la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (directive 2001/29/CE) a contenu une disposition absente de la directive elle-même et posant en substance que, pour des besoins d’interopérabilité, les créateurs de telles mesures techniques ne pourraient créer des monopoles incontournables sur les technologies d’accès à la culture et à l’information1. Une thématique similaire a été 1 Concernant cette loi DADVSI, le texte adopté par l’Assemblée nationale et le Sénat le 30 juin 2006 a toutefois fortement atténué cette disposition. Il dispose finalement que les problèmes d’interopérabilité doivent être résolus au sein de l’Autorité de régulation des mesures techniques de protection (ARMTP), qui a été créée, par cette loi, pour gérer la question de la copie privée. 68 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 évoquée lors du débat sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. A cette occasion, des parlementaires européens ont en effet estimé qu’un brevet ne doit pas permettre d’empêcher l’interopérabilité, de sorte qu’il ne devrait pas y avoir de délit de contrefaçon lorsque le contournement d’un droit de propriété intellectuelle correspond à un besoin d’interopérabilité. Or une telle logique – c’est-à-dire un cadre juridique préservant l’interopérabilité sans aucune contrepartie – conduit à une sorte d’expropriation et incite les acteurs à opter moins pour le brevet que pour le secret, c’est-à-dire pour une forme de protection qui fait obstacle à la diffusion du savoir. Dans un tel cas, une solution préférable au plan macroéconomique pourrait consister à recourir à une licence obligatoire. - Interférence avec des normes techniques Enfin, et même si cette option ne relève encore que de la prospective et non de la jurisprudence, une licence obligatoire pourrait être envisagée en cas d’interférence entre des brevets et des normes techniques. En effet, lorsque l’objet de la protection par le brevet est une norme, le coût social du brevet est alors élevé et le détenteur du brevet concerné est disposé à payer beaucoup pour prolonger ses droits. Certes, la plupart des comités de normalisation organisent, en leur sein, l’accès aux brevets des membres concernés mais ces stratégies de mutualisation ne s’appliquent pas à des tiers, c’est-à-dire à des entreprises extérieures auxdits comités. Les graves situations de blocage qui sont susceptibles d’en résulter seraient susceptibles d’être levées par des licences obligatoires1. c. L’attitude changeante des autorités de la concurrence à l’égard de la propriété intellectuelle Le fait que la jurisprudence en matière de licences obligatoires soit relativement peu fournie ne doit toutefois pas conduire à conclure – loin s’en faut – que la politique de concurrence serait de nos jours particulièrement clémente à l’égard de la propriété intellectuelle. A cet égard, la perspective historique permet de rappeler que l’attitude des autorités de la concurrence à l’égard de la propriété intellectuelle est susceptible de changer assez fortement d’une période à l’autre. Par rapport aux années 1950/1970, qui ont été globalement caractérisées par une certaine prépondérance du droit de la concurrence sur le droit de la propriété intellectuelle, les décennies suivantes ont bien davantage conduit à une sorte de coexistence pacifique, en particulier depuis les années 1980 dans le cas des Etats-Unis et, pour une large part également, en Europe. De nos jours, le contexte actuel est marqué par des problèmes d’accès et des effets de réseau. Par suite, les tendances monopolistiques liées à la propriété intellectuelle apparaissent moins problématiques per se que celles conférées par la technologie. Il n’en reste pas moins que, soucieuse de rétablir certains équilibres nécessaires au bon fonctionnement de la liberté de l’industrie et du commerce, la politique de concurrence peut à l’avenir être tentée d’interférer davantage avec le droit de la propriété intellectuelle. Du reste, les affaires Magill et IMS Health illustrent déjà assez largement la tendance générale des tribunaux et des institutions européennes à favoriser, dans la période récente, l’accès des concurrents sur les marchés considérés, en y obligeant les titulaires de droits de propriété intellectuelle à accorder une licence d’exploitation à leurs concurrents directs, « à un prix raisonnable ». En ce sens et notamment via l’UE, le droit de la concurrence tend, sinon à prévaloir, du moins à empiéter sur le droit de la propriété intellectuelle. En France même, la sensibilité à l’égard des questions de propriété intellectuelle n’est encore qu’assez peu développée au sein du Conseil de la concurrence. Autant dire que, chez les autorités en charge de la politique de concurrence, il n’y a de nos jours guère de régime de faveur, au regard des considérations de propriété intellectuelle. 2. Quels problèmes spécifiques aux industries culturelles et à la propriété littéraire et 2 artistique ? Pour les industries culturelles et la propriété littéraire et artistique, les principaux enjeux pour la politique de concurrence reflètent l’état présent des rapports de force entre les acteurs socio-économiques concernés, avec, d’un côté, le poids croissant de nouveaux acteurs issus d’autres industries (informatique, logiciel, etc.) et, de l’autre, des remises en question du côté des sociétés d’auteur. a. Le pouvoir croissant de nouveaux acteurs issus d’autres industries (informatique, logiciel, etc.) Au regard du droit de la concurrence, un autre paradoxe réside dans le fait que les principaux cas de contentieux évoqués – tout du moins en Europe – ont trait au droit d’auteur et aux droits dérivés, alors qu’à l’évidence, les logiques sous-jacentes relèvent bien davantage de l’économie industrielle que de la propriété littéraire et artistique au sens traditionnel. 1 Cet argument est précisé ci-après, dans les chapitres 5 (section III) et 8 (section III). Ce passage se fonde en partie sur les analyses présentées par Philippe Chantepie (Ministère de la Culture) devant notre groupe, le 3 mai 2004 et sur les auditions de Thierry Desurmont (SACEM), le 6 juillet 2004, de Jean Vincent (ADAMI), le 7 juillet 2004, de Pascal Rogard (SACD), le 21 février 2005, de Jérôme Roger (UPFI), le 14 mars 2005. 2 69 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 En ce qui concerne les industries de contenu culturel (audiovisuel, édition, etc.), en effet, les tendances sinon à la constitution de monopoles ou d’oligopoles, du moins à la formation de très grands groupes sont en effet partiellement contrebalancées par le foisonnement d’un très grand nombre de créateurs ou d’innovateurs. En outre et plus encore, les droits exclusifs liés à la propriété littéraire et artistique ont une fonction économique bien particulière car les œuvres qu’ils protègent, contrairement aux marchandises habituelles, sont en elles-mêmes singulières, non interchangeables et quasiment hors concurrence1. Chaque œuvre a ainsi pratiquement son propre marché et a en principe vocation à être diffusée le plus largement possible. Dans la logique du droit de la propriété littéraire et artistique, fondamentalement, l’accès doit donc être le plus ouvert possible et le droit d’autoriser ou d’interdire l’exploitation se ramène en réalité assez largement à un droit de circulation des œuvres. Attendue par les auteurs, les artistes et interprètes et, dans une large mesure, par les éditeurs et producteurs, qui aspirent en général à la distribution la plus massive et à ne pas être confinés dans des « tuyaux », cette fluidité peut toutefois être limitée par les diffuseurs/distributeurs, qui ont tendance à mettre en œuvre des stratégies d’exploitation exclusive. Cependant, avec les mouvements de concentration et d’intégration verticale croissantes constatés depuis plus d’une dizaine d’années, ces diffuseurs/distributeurs sont bien souvent en même temps producteurs et éditeurs. Pour les industries de contenu culturel, les problèmes de droit de la concurrence existent ainsi surtout en proportion de leur entrée dans des logiques d’économie des réseaux. Le fait est que la chaîne des droits de la propriété littéraire et artistique se complexifie considérablement, à mesure qu’elle s’étend à des acteurs de l’informatique, de l’électronique grand public ou – notamment concernant la protection des contenus – de l’édition de logiciels. Pour ce type d’acteurs, il est tentant de recourir à la propriété industrielle (essentiellement les brevets et les marques) – comme dans le cas des protections techniques –, pour développer des logiques anticoncurrentielles et pour retarder l’arrivée des nouveaux entrants, surtout au moment où se produisent les effets de club permis par les logiques de standardisation. Les contenus peuvent alors être utilisés pour bloquer les concurrents. Pour le droit de la concurrence, en d’autres termes, le danger réside actuellement non pas dans la propriété littéraire et artistique mais dans l’élargissement de la chaîne à des acteurs économiques qui relèvent d’une autre logique (économie de réseaux, standardisation, etc.) et ont tendance à cumuler une protection juridique et technique des œuvres avec des éléments relevant plutôt de la propriété industrielle, concernant les systèmes de protection. Dans cette chaîne de droits, le maillon le plus faible devient alors l’auteur et l’artiste-interprète qui risque de devenir l’otage de batailles de propriété industrielle qui ne le concernent pas directement et qui engagent plutôt des géants de l’informatique ou du logiciel. Le cas de la musique en ligne en fournit un exemple (encadré 14). Encadré 14 : La propriété intellectuelle comme moyen de verrouiller le marché ? Le cas de la musique en ligne2 La firme américaine Apple, avec son site de vente en ligne iTunes MusicStore, est parvenue à être la première à signer un accord avec l’ensemble des majors de la musique (Universal, Sony-BMG, Warner et EMI) et certains labels indépendants américains. Elle s’est en outre efforcée d’empêcher l’interopérabilité de son système de protection technique avec ceux de ses concurrents, ainsi que sa compatibilité avec des sites de vente en ligne et avec des lecteurs MP3 autres que le sien (iPod). Sur le marché payant de la musique en ligne, en effet, les conditions d’accès aux fichiers sont protégées par des mesures de cryptage, de codage, de brouillage et d’identification des droits détenus par chaque utilisateur, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler des systèmes de gestion numérique des droits (digital rights management systems : DRMs). Or ces mesures techniques sont elles-mêmes brevetées et certains ayants droit (comme Apple ou, jusqu’à il y a peu, Sony) tendent à refuser d’accorder des licences à leur sujet – notamment aux distributeurs de musique en ligne et aux fabricants de lecteurs MP3 –, afin d’assurer la domination de leurs propres sites et lecteurs. D’autres au contraire (Microsoft, Real Player) tendent de diffuser leurs licences le plus largement possible, afin d’imposer l’usage de leurs DRMS face à ceux de leurs concurrents, les DRMS restant dans tous les cas le plus souvent incompatibles. Le principal distributeur français de musique (la FNAC), au moment où il a lancé sa propre offre payante de musique en ligne, à la rentrée 2004, a ainsi constaté que tous les morceaux de musique achetés sur son site n’étaient pas compatibles avec tous les baladeurs du marché. Il a en a été conduit à conseiller ouvertement aux consommateurs de 1 Cf. Gaudrat, P. « Droit d’auteur et mondialisation : le laboratoire communautaire », in : Marie Cornu et Nébila Mezghani [dir.], Intérêt culturel et mondialisation - Les aspects internationaux, Tome 2, (coll. « Droit du patrimoine culturel et naturel »), L’Harmattan, Paris, 2005. 2 Cet encadré s’appuie en partie sur l’article de J. Farchy et H. Ranaivoson, « DRMs and competition: a new strategic stake – The case of the online music market », à paraître dans la Review of Economic Research on Copyright Issues. 70 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 contourner ces mesures techniques de protection, pour des motifs d’interopérabilité, en gravant les morceaux achetés pour les re-compresser dans un format « libre ». Ce refus d’ouverture, principalement de la part d’Apple, a aussi conduit le site VirginMega à saisir le Conseil de la Concurrence. Ce dernier ne lui a cependant pas rendu un avis favorable. Du reste, les dirigeants d’Apple ont reconnu publiquement que leur principal souci est moins de distribuer de la musique (iTunes) que, par ce biais, de réaliser des ventes bien plus lucratives de leur baladeur iPod. Une telle évolution est préoccupante pour l’ensemble de la chaîne des droits car l’œuvre risque alors de s’en trouver dévalorisée, reléguée au statut d’outil de marketing, de produit d’appel. Ceci ressort clairement dans les accords Apple (iTunes)/Pepsi-Cola ou Sony (Connect)/McDonald’s, en vertu desquels l’achat d’une bouteille de soda ou d’un hamburger donne le droit d’écouter une œuvre de musique en ligne. Ceci constitue également l’arrière-plan de la décision annoncée successivement par Universal Music et EMI, pendant l’été 2006, de donner aux internautes américains et canadiens l’accès gratuit à leurs catalogues de fichiers musicaux en ligne, sur une plateforme nommée SpiralFrog, qu’il est prévu de faire financer entièrement par la publicité et dont les revenus devraient être partagés avec les artistes et autres ayants-droit, selon des modalités non divulguées1. Pour mettre un terme à ce genre de dérive, les acteurs traditionnels des industries culturelles devront sans doute construire des alliances avec les nouveaux opérateurs tels que Microsoft ou Apple. Tel est par exemple la tâche actuellement menée par IMPALA, une association qui regroupe des labels indépendants de musique en Europe et qui tente de convaincre ces opérateurs de prendre davantage en considération les particularités des répertoires locaux et, de façon liée, la diversité des attentes du public. Dans l’intérêt des consommateurs, en tout cas, les garde-fous permis par la politique de concurrence offrent heureusement des possibilités, pour prévenir ou corriger d’éventuels abus de position dominante. b. La promotion de la concurrence au détriment des sociétés de gestion collective et des auteurs ? Si le souci de promouvoir la concurrence vise le plus souvent à contrer les agissements d’entreprises abusant de leur position dominante, il a parfois aussi dans sa ligne de mire des organisations quelque peu particulières : les sociétés de gestion collective. Il s’agit des sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD), actuellement au nombre de 25 en France, dont la SACEM pour les auteurs, compositeurs et éditeurs de musiques, la SACD pour les auteurs et compositeurs dramatiques ou l’ADAMI/SPEDIDAM pour les artistes et musiciens interprètes. En effet, comme l’a récemment montré une commission de contrôle rattachée à la Cour des comptes, il leur est notamment reproché de ne pas maîtriser suffisamment leurs frais de gestion, qui représentent parfois une part importante de la totalité des sommes qu’elles brassent2. En outre, le statut de ces organismes peut sembler ambigu ou hybride. D’un côté, en effet, il s’agit de sociétés privées soucieuses de préserver leur indépendance, qui gèrent des droits privés et qui, de ce fait, sont légitimement soumises aux règles de la concurrence. De l’autre, et même si ces organismes estiment en général ne pas être en charge de missions de service public et ne revendiquent pas de rôle de régulation, ils se situent jusqu’à présent très largement hors-marché et jouent un important rôle social et culturel (notamment du fait de leur obligation d’affecter 25 % des sommes provenant de la rémunération pour copie privée à des actions d’aide à la création, à la formation, etc.), ce qui conforte les positions de type monopolistique qu’elles occupent de facto, tout du moins au plan national. La situation est cependant différente au plan européen car si, au plan national, pour un secteur d’activité donné, ce quasi monopole donne aux auteurs un important pouvoir de négociation face à l’oligopole des exploitants (producteurs, éditeurs et diffuseurs), il existe désormais une concurrence au niveau européen entre les SPRD. Cette concurrence ne joue pas forcément dans l’intérêt des auteurs : certes, elle peut contribuer à réduire les frais de gestion de ces sociétés civiles mais cette pression peut aussi atteindre la rémunération des auteurs, si la réduction de ces frais se produit au bénéfice des exploitants. De ce point de vue, les SPRD redoutent les projets de l’actuel commissaire européen au Marché intérieur, Charlie McCreevy, qui souhaite décloisonner le système existant, afin notamment que les fournisseurs de services sur Internet n’aient plus à solliciter 25 sociétés différents pour pouvoir traiter des droits au sein de l’UE3. 1 Cf. les articles de Laurent Suply intitulés « Universal Music lance la guerre du téléchargement gratuit » et « EMI rejoint Universal dans l’aventure SpiralFrog », Le Figaro du 29 août et du 6 septembre 2006. 2 Cf. l’article intitulé « Les droits d’auteur, un système ‘’opaque’’ et d’"un fonctionnement trop cher" », Le Monde du 9 juillet 2005, p. 29. 3 Voir l’article de Karl de Meyer, « Bruxelles veut libéraliser la gestion des droits d’auteur musicaux en ligne », Les Echos, 1er juillet 2005, p. 22. 71 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 3. Les hypothèses d’évolution retenues H61 : La politique de concurrence comme correctif au droit de la PI supposé déficient Une première hypothèse d’évolution envisage que la politique de concurrence, soucieuse de limiter certains abus, impose un nombre assez important de licences obligatoires, en particulier en s’appuyant sur la doctrine des « facilités essentielles ». Cette brèche dans la dimension exclusive du droit de la PI1 implique non seulement une moindre incitation à innover – avec des comportements de type « passager clandestin » (free riding) et une prime aux entrants tardifs, au détriment des entreprises pionnières – mais aussi une augmentation des coûts de transaction, du fait de procédures de concurrence souvent très lourdes ou encore en raison de charges de la preuve longues à établir. Le droit de la propriété intellectuelle tend ainsi à être inféodé au droit de la concurrence. En matière de propriété littéraire et artistique, ceci implique en particulier un risque de dévalorisation des œuvres et d’amoindrissement de la diversité culturelle. H62 : La politique de concurrence n’interférant guère avec un droit de la PI demeuré maître à bord, après s’être réformé Une deuxième hypothèse suppose que le droit de la propriété intellectuelle lui-même parvienne à se réformer, au point de ne plus guère donner prise à la politique de concurrence, en particulier en rendant plus aisé le recours à certaines exceptions. La protection des droits de propriété intellectuelle est alors conçue comme le complément indispensable du droit de la concurrence pour promouvoir la compétition entre entreprises, dans la mesure où de nouveaux produits et de nouveaux marchés ne peuvent émerger que si les titulaires des droits de propriété intellectuelle sont assurés de couvrir les investissements en gardant la maîtrise de l’octroi des licences. Les licences obligatoires sont alors rares et la politique de concurrence ne remet pas en cause le système de gestion collective de droits d’auteur et de droits voisins, ce qui va de pair avec une relative préservation de la logique de diversité culturelle. H63 : La politique de concurrence ne corrigeant pas des droits de PI demeurés largement inchangés Une variante de deuxième hypothèse renvoie à un cas de figure dans lequel la politique de concurrence ne corrige pas le droit de la propriété intellectuelle, qui lui-même n’a pas besoin d’être assoupli par l’ajout d’exceptions ou autres limitations. Cette configuration, dans laquelle la politique de concurrence n’impose guère de licences obligatoires, ne débouche pas forcément sur un blocage, dans la mesure où les contours des droits sont supposés clairs. Cette dernière supposition peut toutefois être considérée comme improbable, compte tenu des tendances actuelles. Chapitre 3. Les marges d’action des pouvoirs publics français Après avoir retracé l’évolution du cadre institutionnel de la propriété intellectuelle au plan international, puis européen, il est temps de centrer le propos sur les principaux défis qui incombent plus directement aux pouvoirs publics français, au sens des principales marges d’action qui subsistent à leur niveau. Si les points présentés dans les deux chapitres précédents constituent des défis posés à l’échelle de la France, celles qui se trouvent abordées dans le présent chapitre traitent en effet de questions qui se révèlent plus ou moins spécifiques à la France mais qui, en tout cas, devront être réglées à l’échelle de notre pays et qui échoient principalement aux décideurs publics. A ce stade, et sans anticiper sur le chapitre consacré aux recommandations de politique publique, qui se situe sur un plan plus normatif et se prononce sur les manières les plus à même d’atteindre certains objectifs jugés souhaitables, il s’agit ici d’identifier les principaux champ d’action dans lesquels les pouvoirs publics interviennent actuellement ou devront intervenir, à terme, en liaison avec les enjeux de propriété intellectuelle. A cet égard, il faut rappeler que les pouvoirs publics français conservent des marges de manœuvre non négligeables, même lorsqu’ils se trouvent encadrés par des législations européennes. Ceci vaut ainsi pour la transposition des directives européennes, qui comportent non seulement des dispositions obligatoires devant être soit reprises à l’identique, soit adaptées mais aussi des dispositions plus ouvertes. A l’échelle nationale, bien d’autres degrés de liberté subsistent concernant le système de propriété intellectuelle, 1 Voir à ce sujet l’article de la juriste M.-A. Frison-Roche intitulé « Vers la propriété intellectuelle pour autrui », dans Les Echos du 12 octobre 2004, qui plaide pour une évolution des droits de propriété intellectuelle vers de simples droits à rémunération. 72 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 concernant par exemple les questions de fiscalité et notamment le niveau des taxes de l’INPI. Depuis septembre 2005, à titre d’exemple, le ministère délégué à l’Industrie fait bénéficier les PME d’un tarif réduit de 25 % sur les principales redevances pour les brevets. D’autres marges d’action demeurent également dans le domaine de la police, de l’intelligence économique, ou encore pour les mesures d’information, de sensibilisation ou de formation, par exemple à destination des magistrats ou encore pour le choix qui a été fait, fin 2002, de sensibiliser à la propriété industrielle la moitié des élèves des écoles d’ingénieur et de management, d’ici 2005. Parmi ces domaines dans lesquels les marges de manoeuvre des pouvoirs publics demeurent en général très vastes, sur la scène nationale, il est choisi de mettre l’accent sur un aspect majeur de la mise en œuvre des droits, à savoir le système judiciaire et, plus largement, le mode de règlement des litiges de propriété intellectuelle (II.). Avant d’aborder ce point crucial, la question se pose tout d’abord de savoir comment évolue la capacité d’initiative et d’influence de la France au plan européen et international, tant de manière générale que sous l’angle particulier de la propriété intellectuelle (I.). I. La capacité d’initiative et d’influence de la France dans le monde Il convient de s’interroger sur la faculté de notre pays de concevoir et mener à bien des choix dans ce cadre européen et, au delà, dans le concert international. Ainsi posée, la question centrale concerne la capacité à concevoir, à faire prévaloir et à mettre en œuvre une véritable stratégie en la matière. Dans l’absolu, elle porte sur le rôle non seulement des pouvoirs publics mais aussi, bien que de manière plus indirecte, des milieux professionnels, associatifs (ONG) et de la sphère de la recherche. A titre d’exemple, il conviendrait de mentionner le fait qu’il existe en France, sur le plan de la propriété intellectuelle, un relatif morcellement des acteurs privés, notamment en raison du clivage qui subsiste, pour des raisons réglementaires, entre les avocats et les spécialistes du conseil, et qui ne se retrouve pas dans d’autres pays comparables. Le présent rapport, qui traite du comportement de la société civile et des entreprises surtout dans sa deuxième partie, s’en tient toutefois ici au rôle des pouvoirs publics. A ce propos, et compte tenu de l’importance désormais prise par l’Union européenne en tant que niveau intermédiaire entre la scène nationale et ce qui relève de la mondialisation, il est choisi de souligner certains traits majeurs qui caractérisent la politique européenne de la France, de manière générale et en particulier en matière de propriété intellectuelle. Avant d’y venir, il convient au préalable de se demander dans quelle mesure les choix pris jusqu’à présent en matière de propriété intellectuelle sont cohérents avec certaines spécificités majeures de la politique française. 1. Quelle cohérence entre les questions de PI et certaines options majeures de la politique française ? La prospective de la propriété intellectuelle ne doit pas être considérée comme déconnectée de la politique globale suivie par les pouvoirs publics français dans divers domaines. Or, dans le contexte européen et international, cette politique présente un certain nombre de particularités, au regard des questions de propriété intellectuelle. Dans cette perspective, il importe de se demander si ces traits spécifiques constituent un ensemble cohérent. En outre, il s’agit de savoir dans quelle mesure certaines des positions françaises ainsi identifiées peuvent se trouver en décalage, voire en discordance, par rapport à l’environnement européen et/ou par rapport au contexte international. a. Des liens avec la politique industrielle, d’innovation et de compétitivité, dans le cadre de l’« agenda de Lisbonne » Parmi les choix politiques d’ordre général mais en rapport étroit avec la propriété intellectuelle, à l’échelle de la France, il faut sans doute tout d’abord mentionner les engagements pris par les pouvoirs publics français vis-à-vis des objectifs annoncés au sommet de Lisbonne en mars 2000, qui visent pour l’essentiel à créer un renouveau socio-économique au sein de l’UE d’ici 2010, face à la concurrence internationale, via des mesures relevant en particulier de la politique de recherche et d’innovation. En ce qui concerne la politique de recherche proprement dite, le principal trait distinctif de notre pays réside dans le poids relatif de la recherche publique, qui peut être qualifié d’important par rapport à celui observé dans des pays tels que l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Face au retard pris par la France vis-à-vis de l’« agenda de Lisbonne », des changements positifs se profilent actuellement dans ce domaine, comme en témoignent les nouvelles orientations annoncées ou déjà lancées par le gouvernement au cours des derniers mois et qui se traduisent notamment par la création de l’Agence nationale pour la recherche (ANR), concernant le financement de projets (sur la base d’un budget annuel d’environ un milliard d’euros, à 73 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 terme), de même que par la création d’un Haut Conseil de la Science et de la Technologie, placé auprès du président de la République et chargé du pilotage stratégique de la recherche. Quoi qu’il en soit, la particularité française concernant le rôle du secteur public justifie qu’un chapitre spécifique, ci-après, soit consacré aux liens entre la recherche publique et la propriété intellectuelle. Au delà de la recherche au sens strict, il convient de souligner que la France se signale également par certaines particularités, sur le plan du discours et de la pratique, dans les domaines connexes de la politique d’innovation et de la politique technologique et industrielle. Là aussi, les changements les plus récents vont plutôt dans le sens d’une relance de l’action publique. Ceci est surtout illustré par la labellisation, en juillet 2005, de 67 « pôles de compétitivité » et, plus encore, par la création, annoncée par le président de la République en janvier 2005 et effective depuis août 2005, de l’Agence pour l’innovation industrielle (AII). Placée directement sous l’autorité du Premier ministre et dotée d’un budget de 2 milliards d’euros en 2005-2006, l’AII vise à mettre sur pied des programmes d’assez grande taille, de haute technologie et visant à l’innovation de rupture plutôt qu’à l’innovation incrémentale. Est-ce à dire que la France cherche à renouer avec la politique de grands programmes technologiques qu’elle a menée, surtout dans les années 1960 et 1970 et principalement sur la base de ses entreprises publiques, à travers des projets emblématiques – et plus ou moins réussis – tels que le plan Calcul, Concorde, Ariane, le nucléaire civil, l’équipement téléphonique et le Minitel, le TGV ou Airbus ? Une telle interprétation peut être entretenue par le fait que la France se distingue aussi souvent par la tendance de ses gouvernants à opposer la politique industrielle et de compétitivité à la politique de concurrence. Elle est également nourrie par le renouveau récent de la notion de « patriotisme économique » qui peut, pour ses détracteurs, rappeler fâcheusement la politique de « champions nationaux » qui a été poursuivie en France à la fin des années 1960 mais qui peut être considérée comme désormais incompatible avec le nouveau contexte de la mondialisation et de la construction européenne. Certes, cette dernière critique paraît justifiée pour certaines mesures avancées au nom du « patriotisme économique », tel que la loi adoptée le 18 novembre 2004, concernant le contrôle des investissements étrangers dans les secteurs considérés comme stratégiques et visant à protéger les entreprises françaises contre des offres d’achat jugées inopportunes. Une telle mesure peut en effet se trouver en contradiction avec le principe de la libre circulation des capitaux au sein de l’UE, tout du moins dans les cas qui ne mettent pas en jeu des considérations d’ordre public ou de sécurité nationale. Ceci étant, de même que des grands projets tels qu’Airbus, Ariane ou Concorde ont – ou ont eu – une dimension européenne, certains des projets en cours de lancement dans le cadre de l’AII débordent eux aussi du cadre national, puisque quatre d’entre eux sont déjà à caractère franco-allemand, associant notamment les firmes Siemens, Guerbet, Thales, Zeiss, France Telecom et Deutsche Telekom. Plus encore, l’orientation récemment prise par les pouvoirs publics français, en matière de politique industrielle, de compétitivité, d’innovation ou de recherche s’inscrit plutôt dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, dans la mesure où elle correspond très largement à la recherche de synergies entre le public le privé, comme en témoignent la création de l’AII et des « pôles de compétitivité ». A cet égard, il est clair que le succès de ces pôles dépendra en partie de leur maîtrise des questions de propriété intellectuelle. Il reste aussi à voir comment, dans les prochaines années, cette orientation générale pourra s’articuler avec l’action menée par la Commission européenne, dont la DG Recherche mise de nos jours non seulement sur le renforcement de la protection intellectuelle des entreprises et la relance du projet de brevet communautaire mais aussi sur de nouveaux volets du 7e programme-cadre de recherche-développement (PCRD), dont les plates-formes technologiques (PFT), qui regroupent laboratoires de recherche, organismes financiers, autorités réglementaires et industriels de toutes tailles (notamment des PME-PMI mais malgré tout principalement de grandes entreprises), secteur par secteur1. 1 Cf. l’article « Recherche : Bruxelles entend encourager l’investissement privé », Les Echos, 10 octobre 2005. 74 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 En outre, il convient d’observer que la Commission européenne a annoncé, à l’automne 2005, une nouvelle politique industrielle visant à compléter les efforts déployés au niveau des États membres, politique comprenant non seulement des initiatives sectorielles mais aussi sept nouvelles « initiatives transsectorielles », dont la première, programmée pour 2006, consiste en un renforcement de la protection des droits de propriété intellectuelle et de la lutte anti-contrefaçon1. Ceci revient à souligner que, dans l’ensemble, si la notion de politique industrielle demeure sans doute appréhendée différemment en France et à Bruxelles, il s’est malgré tout produit un rapprochement, sur ce sujet, au cours des dernières années. Il est possible, à ce propos, de parler d’une double convergence, dans la mesure où la politique française – souvent qualifiée à l’étranger de dirigiste et protectionniste – s’est, pour ainsi dire, « européanisée », dans la période récente, tandis qu’en sens inverse, la politique communautaire elle-même, historiquement plus libérale, a tendu à être en partie infléchie dans un sens proche des conceptions françaises. b. Des liens également avec la politique étrangère, la politique culturelle et la politique budgétaire Dans un registre proche, il faut également mentionner certaines particularités caractérisant la politique étrangère française, pour diverses raisons d’ordre notamment historique et diplomatique. Ceci vaut tout d’abord vis-à-vis des pays en voie de développement. En effet, et même si la position française change parfois au cours du temps, notamment en matière de rapports Nord/Sud, il faut souligner que la France se considère souvent – et depuis longtemps – comme le défenseur du Tiers Monde dans les instances internationales (dont l’OMC et l’OMPI), ce qui a des conséquences pour la propriété intellectuelle. Adoptant des positions particulières au plan international, la France contribue de la sorte à faire avancer certains dossiers au sein de ces instances. Ceci vaut par exemple pour le projet – déjà évoqué précédemment et actuellement en phase de finalisation – concernant l’accès aux médicaments, au sujet duquel la France – de concert avec un pays nordique,– a constitué un pays moteur au plan européen, surtout depuis 1997. Sur ce dossier, les principaux acteurs français se sont impliqués et ont travaillé la main dans la main, y compris sur les questions touchant au cas des pays les moins avancés (PMA) et les préconisations d’ouverture à l’égard des ONG. Ensuite, il n’est sans doute pas inutile de souligner que, pour la France plus que pour les autres pays européens de taille comparable, le partenariat avec l’Allemagne demeure, malgré toutes les vicissitudes qui l’ont caractérisé depuis la signature du Traité de l’Elysée (1963), l’un des principaux axes sur le plan de la diplomatie et de la coopération économique en Europe2. Cette situation se retrouve par exemple, comme déjà rappelé, à propos de projets récents de politique technologique et industrielle mais aussi concernant des dossiers touchant plus directement à la propriété intellectuelle, notamment en matière de brevet et de droit d’auteur, où, pour l’essentiel, l’Allemagne et la France partagent une philosophie commune et se trouvent confrontées à des défis très largement similaires. En matière de spécificités françaises, il faut aussi mentionner la politique culturelle. Certains points ont déjà été mentionnés précédemment, surtout à propos du statut des biens culturels, de la notion de diversité culturelle et, de façon liée, concernant les rapports entre la propriété littéraire et artistique et la politique de concurrence. Il faut également faire référence à la politique menée par les pouvoirs publics en matière de ressources « libres », c’est-à-dire open source. Ceci vaut en particulier pour le domaine du logiciel libre, dont le fort développement actuel, en France, doit en partie au soutien des pouvoirs publics. A titre d’exemple, le gouvernement français a annoncé, au printemps 2004, sa volonté d’inviter nos administrations publiques à utiliser davantage de logiciels libres, mentionnant un potentiel d’économies budgétaires de plusieurs centaines de millions d’euros. Cette situation se retrouve également dans le domaine des médicaments génériques, grâce auxquels l’actuel ministre de la Santé espère pouvoir réduire le déficit de la Sécurité sociale. Elle est en tout cas similaire en Allemagne, où le gouvernement fédéral soutient activement l’utilisation de logiciels libres et de standards ouverts et où la ville de Munich a constitué, en 2003, la première capitale régionale allemande à choisir d’équiper en logiciels libres son parc informatique. Au Royaume-Uni, de même, le gouvernement de Tony 1 Voir la communication de la Commission intitulée « Mettre en œuvre le programme communautaire de Lisbonne : un cadre politique pour renforcer l’industrie manufacturière de l’UE – vers une approche plus intégrée de la politique industrielle », COM(2005) 474 final, 5 octobre 2005. 2 « Le principal facteur de résistance de l’influence française demeure la force de l’axe franco-allemand […] » (citation extraite de l’article de C. du Payrat « Déclin de l’influence française en Europe », La Croix, 23 août 2006, p. 23). 75 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Blair a annoncé, au printemps 2005, l’ouverture d’une Open Source Academy, c’est-à-dire le lancement d’un vaste programme visant à encourager l’utilisation des logiciels libres dans les administrations et les collectivités locales. Ce mouvement concerne en fait non seulement les principaux pays européens mais aussi d’autres pays tels que le Brésil et Israël, surtout depuis les années 2003/2004. Au delà du seul domaine du logiciel lui-même, les enjeux de politique publique touchant aux ressources « libres » concernent aussi l’accès à la connaissance scientifique, aux documents administratifs ainsi que la création de ressources éducatives « libres ». La politique de francophonie peut aussi être mentionnée à ce sujet, en particulier dès lors qu’il s’agit de mise à disposition de documents pédagogiques et dans la mesure où les outils qui servent à la circulation de l’information permettent de contrôler les contenus en question. c. Des aspects spécifiques touchant à la politique agricole (indications géographiques, COV, etc.) Des liens importants avec la propriété intellectuelle – ainsi qu’avec les aspects budgétaires – se retrouvent dans le cas de la politique agricole. A certains égards, la France peut sembler se distinguer d’autres pays membres de l’UE, par ses choix de politique agricole. Une telle interprétation est sensible aux arguments mis en avant, pendant l’été 2005, par le Premier ministre britannique Tony Blair, selon lequel il conviendrait de réduire le poids relatif de la politique agricole commune (PAC), qui représente actuellement près de 40 % du budget communautaire, afin de pouvoir ré-affecter ces fonds à des activités considérées comme plus porteuses d’avenir (recherche, éducation, grands projets, etc.). Une telle lecture est cependant fort critiquable. En effet, la PAC représente elle-même non seulement l’une des rares politiques vraiment intégrées de l‘UE – et pour laquelle la France se trouve loin d’être isolée –mais aussi des enjeux considérables sur le plan de l’évolution des marchés et en matière de recherche et d’innovation, notamment en termes de sécurité sanitaire et de protection de l’environnement et sur des sujets tels que les biocarburants. En outre, elle ne saurait être tenue pour responsable de la faible part que la politique de recherche et d’innovation occupe dans le budget communautaire1. Pour les pouvoirs publics français, en tout cas, il existe au moins deux moyens de sortir de ce faux dilemme, c’est-à-dire pour mener des politiques ambitieuses à la fois dans le domaine de l’agriculture et de la recherche, dans le cadre européen. Le premier consiste à « renationaliser » la PAC après 2013, c’est-à-dire – compte tenu du fait que la France en est actuellement un bénéficiaire net, au plan budgétaire – à demander aux pouvoirs publics français de reprendre à leur charge l’essentiel des frais qui en découlent, Le second, qui revient à maintenir l’essentiel de la PAC, tout en continuant à la réformer et tout en accroissant les efforts communautaires dans le domaine de la recherche, suppose probablement de rompre avec le dogme selon lequel il conviendrait de limiter à 1 % la part relative du budget communautaire dans le total PIB de l’UE. Par ailleurs, il peut sembler que l’attachement de la France pour la PAC ne soit pas cohérent avec les positions qu’elle affiche, par ailleurs, en faveur du développement des pays du Sud. Est-ce à dire que céder sur le terrain de la PAC, dans le cadre du cycle de négociation de l’OMC dit de Doha, serait le meilleur moyen d’aider les agriculteurs du Tiers Monde ? Il est permis d’en douter car une libéralisation des échanges agricoles mondiaux semble devoir profiter principalement aux grands exportateurs et notamment à ceux des pays industriels du groupe de Cairns (surtout le Canada, la Nouvelle-Zélande et l’Australie) ou à des pays émergents tels que l’Argentine et le Brésil, tandis qu’il risque d’exercer des effets globalement négatifs sur les PMA et les pays méditerranéens2. De toute façon, les particularités de la France concernant les liens entre la politique agricole et la propriété intellectuelle se situent pour une bonne part indépendamment de la PAC. Elles concernent en particulier les indications géographiques. Le fait est que notre pays s’est doté très tôt d’une politique en la matière, notamment avec la création de l’Institut National des Indications d’Origine (INAO), qui remonte à 1919, à l’époque uniquement dans le domaine des vins. Le système des indications géographiques se trouve ainsi traditionnellement plus défendu par la France que par d’autres pays. Ceci vaut en particulier pour les EtatsUnis, dont le « patrimoine » viticole est plus récent et moins réputé, qui sont moins désireux de protéger les appellations d’origine contrôlée (AOC) et qui, jusqu’à présent, ont considéré les appellations de type Champagne, Chablis, Porto, Sherry (Jerez/Xérès) ou Tokay comme des semi-génériques. Ce statut de semigénériques a été concédé, de façon transitoire, lors de la signature des accords ADPIC du GATT/OMC 1 Voir l’article de Fernando Riccardi intitulé « La compréhension de la signification de l’agriculture pour l’Europe progresse en réaction aux slogans populistes périmés », Le Quotidien Europe, n° 9027, 15 septembre 2005, p. 3. 2 Voir l’article de la présidente de l’INRA, Marion Guillou, « Rendre à l’agriculture sa vraie place », Le Figaro, 12 septembre 2005, ainsi que Fitoussi, J.-P. et Le Cacheux, J. [dir.] (2003), Rapport sur l’état de l’Union européenne 2004, Fayard/Presses de Sciences Po, Paris (p. 290-291). 76 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 (Marrakech, 1994). A ce sujet, le premier accord sur le commerce des vins, qui a été obtenu entre l’Union européenne et les Etats-Unis en septembre 2005, laisse espérer que le régime en vigueur outre-Atlantique se rapproche progressivement des normes européennes, même si l’UE a dû consentir, en contrepartie, à autoriser en Europe la pratique consistant à utiliser des copeaux de chêne (plutôt qu’à faire vieillir le vin en fût) pour donner au vin un goût boisé1. Il faut également considérer la question des semences car la France dispose d’un immense catalogue de variétés. La législation du privilège du sélectionneur (voir l’encadré 9, ci-avant) est ainsi une création française et n’existe dans aucun autre pays. En outre, la création du COV et de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) a été faite pour une large part à l’initiative de la France. 2. La politique européenne de la France : les caractéristiques générales du dispositif Plus généralement, concernant la politique européenne de la France, le diagnostic d’ensemble présenté il y a quelques années dans un rapport du Commissariat au Plan2 demeure valable pour l’essentiel. Il souligne qu’en la matière, le dispositif public français a longtemps pu être qualifié de globalement performant, dans son ensemble, par rapport à celui des autres pays membres de l’UE. Les principaux éléments en ont traditionnellement été, d’une part, le Secrétariat général du comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI), en charge de la coordination interministérielle, à Paris, et, de l’autre, la Représentation permanente (RP), qui a pour rôle principal de porter à Bruxelles les messages reçus de Paris. Créé en 1948, dans le contexte du plan Mashall, le SGCI est devenu en octobre 2005 le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE). Bien que le SGAE et la RP ne soient pas chargés des mêmes tâches, il existe parfois entre eux un phénomène d’émulation, voire de rivalité. Par rapport à l’ex-SGCI, qui est en général soumis à des délais très serrés, la RP bénéficie d’une plus grande proximité avec le « terrain » européen et, de ce fait, bénéficie souvent d’une longueur d’avance en termes d’information. L’actuel SGAE n’en joue pas moins un rôle tout à fait déterminant dans la construction des positions françaises au plan communautaire. Des lacunes plus ou moins importantes sont en effet apparues, en particulier dans la période récente. Depuis la France, tout d’abord, la perception – et donc le niveau de connaissance – des problèmes européens est perfectible. Ensuite, comme l’indique le rapport du Plan déjà mentionné, des progrès sont nécessaires concernant « la capacité à prendre l’initiative, la gestion des alliances bilatérales, la cohérence et la hiérarchisation des positions et la gestion du personnel ». Il est, de même, possible de déplorer une « implication politique trop faible » et une « difficulté à rendre des arbitrages politiques », avec des priorités mal hiérarchisées. Par suite, il faudrait clarifier la définition des priorités et améliorer le couplage entre la définition des priorités et la mise en œuvre des décisions. A cet égard, il est possible de parler d’un « déficit de stratégie » et il convient de déplorer « une propension française à réagir au coup par coup plutôt qu’à anticiper ». En outre, notre capacité à relayer sur la scène européenne nos aspirations nationales peut être améliorée et nos structures sont trop cloisonnées. De façon liée, concernant les liens entre la sphère publique et la sphère privée (les entreprises et la société civile au sens anglo-saxon), il est possible de déplorer un manque de capacité à travailler en bonne intelligence, c’est-à-dire de façon coordonnée. En aval des décisions, enfin, la crédibilité de nos positions est fragilisée par nos difficultés à transposer rapidement les textes européens et à respecter nos engagements, comme l’illustre le cas du pacte européen de stabilité et de croissance. Dans le présent rapport, il est surtout mis l’accent sur l’idée que, de la part des autorités françaises, le degré d’implication politique dans les affaires européennes peut actuellement être qualifié de trop faible. Certes, la transformation récente de l’ex-SGCI en SGAE vise justement en partie à remédier à cette situation, tout du moins à l’échelle du Premier ministre. Le problème est cependant plus général. Concernant les trajectoires professionnelles, de façon liée, il demeure déplorable que les personnes qui ont fait une partie de leur carrière au niveau européen ne soient pas encore suffisamment reconnues en tant que telles, à leur retour en France. Ceci n’incite guère les gens de grande valeur à nous représenter dans les instances européennes même si cette critique ne vaut guère pour la propriété industrielle : les gens détachés dans les instances européennes sont alors des personnes généralement compétentes et reconnues. A l’échelle de 1 A ce sujet, voir aussi ci-dessous, l’encadré 22 (chapitre 4). Ce passage s’appuie principalement sur l’ouvrage suivant : CGP (2002), Organiser la politique européenne et internationale de la France, rapport du groupe présidé par l’amiral J. Lanxade, rapporteur général : N. Tenzer, La Documentation française, Paris. 2 77 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 l’administration, certes, des instructions officielles ont été diffusées récemment pour inciter l’administration française à davantage suivre les parcours des personnes envoyées dans les instances européennes. Il reste à savoir si elles sont suivies d’effet. Ce problème de qualité de la représentation française se pose en tout cas particulièrement dans le cas du Parlement européen, même si, dans la période récente, la délégation française s’y est montrée plus active et impliquée qu’auparavant. De même, il faut noter qu’à l’automne 2005, les Français ont perdu des postes clés au sommet de l’appareil administratif de la Commission de Bruxelles. 3. La capacité d’initiative et d’influence de la France, en matière de propriété intellectuelle Au delà de ces remarques générales, le problème concerne plus précisément la capacité d’initiative et d’influence de la France, en Europe et au delà, sur les questions de propriété intellectuelle. a. Une capacité plutôt déclinante dans l’ensemble, malgré des contre-exemples A cet égard, cette capacité ne saurait, dans l’absolu, être qualifiée de négligeable, comme en atteste l’exemple de la lutte anti-contrefaçon. En effet, la base du texte de la directive européenne 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle résulte assez largement d’une volonté française, négociée dans le contexte qui a précédé le dernier élargissement européen et même si, pour des raisons diverses (juridiques notamment), le volet pénal en a alors été ôté. Cette volonté prolonge une politique qui, à l’échelle nationale, peut être considérée comme exemplaire et qui se traduit non seulement par une législation très complète, comme rappelé précédemment, mais aussi par des dispositifs variés, dont de multiples campagnes d’information et de sensibilisation en direction du public. En tout cas, ce domaine illustre le fait que la France peut bel et bien constituer une force de proposition au plan européen. De même, le fait que la lutte anti-contrefaçon ait été abordée pour la première fois dans le cadre du G8 (lors du sommet de Sea Island des 8-9 juin 2004) correspond pour une bonne part à une initiative française. Ceci étant rappelé, la capacité d’initiative et d’influence de la France doit être jugée en termes relatifs et ce, tant par rapport à celle d’autres pays qu’en termes temporels, c’est-à-dire en tendance, au fil du temps. Or au sein de l’UE, les acteurs français sont notoirement beaucoup moins efficaces sur le plan du lobbysme que certains partenaires tels que les Britanniques. Dans un domaine tel que le brevet, il existe ainsi déjà non seulement une très forte influence historique de l’Allemagne mais aussi une influence croissante du Royaume-Uni, qui renvoie elle-même indirectement à celle des Etats-Unis. De nos jours, du reste, alors qu’il existe une position propre à notre pays sur les questions européennes touchant aux droits d’auteur ou aux indications géographiques, ceci semble être moins le cas concernant les brevets. Même en matière de droit d’auteur, cependant, la France se comporte assez souvent de façon peu crédible car relativement dogmatique, par exemple en ayant tendance à sacraliser le droit moral de l’auteur. Dans ces conditions, nos interlocuteurs européens parviennent à s’arranger pour faire subrepticement passer des règles qui dérogent à nos schémas traditionnels. Dans le meilleur des cas, un texte tel que la directive sur « le droit d’auteur et des les droits voisins dans la société de l’information » (directive 2001/29/CE) ne passe que parce qu’il n’harmonise guère, comme concernant le régime des exceptions. Par suite, les évolutions à venir risquent de plus en plus souvent de se faire contre nos positions. Actuellement, certes, la France ne se voit encore guère imposer des décisions contre son gré, au sein de l’UE. Encadré 15 : D’insuffisants efforts publics pour diffuser nos conceptions à l’étranger, en matière de PI En matière de propriété intellectuelle, les débats menés en France ont trop tendance à être menés dans une logique strictement nationale. De façon liée, les pouvoirs publics français ont souvent tendance à vouloir « exporter » leurs options à toute force, au lieu de procéder par la persuasion, en expliquant les raisons qui fondent leurs préférences. En d’autres termes, ils peinent à assurer la diffusion de leurs conceptions à l’étranger car, en général, ils ne font pas suffisamment d’efforts pour faire connaître et partager leurs conceptions. A cet égard, l’un des rares contre-exemples concerne la Maison du droit vietnamo-française, à Hanoi, où se trouve un représentant de la Chancellerie qui, sur place et à la demande, propose aux Vietnamiens des solutions sur toutes sortes de dossiers, en vietnamien. Le droit de la PI, dans ce pays, demeure de la sorte très marqué par l’influence française. Par contraste, les Etats-Unis d’Amérique attachent beaucoup plus d’importance à cette logique d’accompagnement juridique. Via Internet notamment, ils diffusent ainsi des informations sur leurs propres pratiques de propriété intellectuelle et s’arrangent pour que des pays étrangers s’en inspirent. S’il n’est sans doute pas possible de faire comme les Américains, qui disposent de moyens autrement supérieurs, des actions plus ciblées sont cependant envisageables. Dans cet esprit, la Chancellerie a tenté de réagir, depuis deux ans, notamment en lançant un programme visant à améliorer dans le monde l’image de la tradition juridique française, notamment pour contrebalancer les impressions propagées dans une publication telle que le rapport annuel « Doing Business » de la Banque mondiale. Il 78 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 s’agit du programme international de recherche « Attractivité Economique du Droit », qui a été lancé par le précédent ministre de la Justice, Dominique Perben. La dernière version (parue fin 2005) dudit rapport de la Banque mondiale donne cependant à penser que les moyens actuels demeurent très insuffisants, voire inadaptés, notamment en comparaison du dispositif mis en œuvre par les Américains, sachant qu’en matière de promotion du droit américain à l’étranger, le bras armé de l’American Bar Association (l’équivalent de notre Conseil national des barreaux) – à savoir le CEELI (Central European and Eurasian Law Initiative) – dispose d’un budget annuel de plus de 25 millions de dollars. Il convient de préciser que l’American Bar Association est financée à 80 % par les pouvoirs publics américains, à 15 % par les grandes entreprises et à seulement 5 % par les professions juridiques1. Ce contexte explique qu’ait été créé, début 2006 et dans le prolongement du programme « Attractivité Economique du Droit » déjà évoqué, la Fondation pour le droit continental, qui vise notamment à promouvoir le droit continental, principalement en matière de droit économique et de droit des affaires, via une stratégie d’influence2. Poser le problème de la sorte revient cependant à reconnaître que notre influence en Europe est devenue trop souvent négative, consistant à éviter que des évolutions se fassent contre notre volonté. Ceci corrobore aussi, sur le plan de la propriété intellectuelle, l’idée générale selon laquelle la politique européenne de la France est trop réactive et pas assez pro-active et anticipatrice, c’est-à-dire insuffisamment dans l’ordre de la proposition. A cet égard, peut-être le rôle du SGAE (l’ex-SGCI) est-il actuellement quelque peu déficient en matière d’impulsion et de suivi des dossiers. Quant à la concertation, elle ne fait pas partie des missions du SGAE. Dans le domaine de la propriété intellectuelle, il est vrai que les demandes venant du monde de l’entreprise ou de tel autre type d’acteur socio-économique trouvent en général d’autres caisses de résonance, en particulier à l’INPI –, qui dépend du ministère en charge de l’Industrie – ou bien du côté du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) – qui est rattaché au Ministère de la Culture. Dans les affaires relatives à la propriété intellectuelle, les attentes du monde socio-économique peuvent ainsi être relayées indirectement, en amont de chaque réunion du Conseil européen, lors des réunions du SGAE, via la présence de personnes compétentes de l’INPI ou d’autres représentants de tel ou tel ministère concerné. De même, des notes d’instruction sont alors rédigées et transmises à la RP. b. Quid des découpages ministériels et de la coordination interministérielle, face à l’évolution de la PI ? Au delà des seuls dossiers européens, ces remarques conduisent à souligner qu’en France, les questions de propriété intellectuelle sont traitées par une pluralité de ministères, dont principalement ceux en charge de l’Industrie et de la Culture, ainsi qu’à un moindre degré, ceux en charge de la Justice, de la Recherche et de l’Agriculture. Du reste, le fait que ces questions soient gérées par plusieurs ministères contribue aux problèmes de cumul signalés précédemment, qui découlent parfois de la superposition de différentes formes de protection de la propriété intellectuelle sur un même objet concret. Certes, ce relatif éclatement des structures institutionnelles se retrouve, à l’échelle de la Commission européenne, où les questions de propriété intellectuelle sont pour l’essentiel réparties entre la DG Marché intérieur3, la DG Commerce et la DG Recherche. A l’échelle de la France comme de l’Europe, ceci dit, un ministère de la propriété intellectuelle n’aurait évidemment pas grand sens. Pour la France, il s’agit plutôt de savoir si, face à l’évolution de la propriété intellectuelle, les découpages institutionnels actuels sont pertinents et si la coordination interministérielle fonctionne bien. Cette double question porte en particulier sur les domaines relavant du droit d’auteur. En effet, s’il est bien normal que le ministère de la Culture soit chargé de la propriété littéraire et artistique, il apparaît que le droit d’auteur est devenu assez largement industriel. Ce dernier, comme rappelé précédemment, n’a en effet pu être appliqué à des objets tels que les logiciels ou les bases de données qu’après avoir été assez fortement réécrit. Dans les négociations internationales, dans de tels cas, les responsables ministériels compétents se voient ainsi chargés de gérer et faire évoluer un droit d’auteur dans une logique qui ne correspond plus qu’en partie à l’esprit dans lequel la loi a été initialement pensée. Sur ce type de sujet et malgré le rôle joué par le SGAE (ex-SGCI), il en découle des problèmes spécifiques de coordination interministérielle. 1 Voir l’article de Valérie de Senneville intitulé « Exportation du droit : le gouvernement ne parvient pas à répondre au retard français », paru dans Les Echos le 14 septembre 2005 (p. 2), ainsi que l’article de Franck Hériot « Le droit précède le business », paru dans Valeurs actuelles le 21 octobre 2005 (p. 24-25). 2 Cf. l’article de Valérie de Senneville intitulé « Exportation du droit : le gouvernement compte sur les entreprises », paru dans Les Echos le 3 mars 2006 (p. 3) ; voir aussi le dossier de presse en date du 1er mars et le site à venir (http://www.fondation-droit-continental.org). 3 Au sein de la DG Marché intérieur, qui plus est, ces questions sont traitées tantôt par une unité chargé de la propriété industrielle, tantôt par par une unité chargée du droit d’auteur et des droits voisins. 79 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Dans cette perspective, il est intéressant de souligner que les autorités japonaises ont institué une agence stratégique en propriété intellectuelle (Intellectual Property Strategy Headquarters), rattachée directement aux services du Premier ministre japonais, comme signalé par ailleurs1. Il convient de mentionner également le cas du Danemark, où, au sein du ministère du Commerce et de l’Industrie, le directeur de la propriété industrielle se trouve chargé de coordonner l’ensemble des questions de propriété intellectuelle et de jouer le rôle du porte-parole dans les négociations internationales. En France, dans un registre similaire, une délégation générale à l’intelligence économique a été créé, à l’automne 2004, au sein du ministre de l’Economie, avec pour tâche d’aider l’Etat à préciser sa stratégie industrielle, économique et commerciale, dans une logique de promotion des intérêts nationaux. Or cette nouvelle délégation, qui devrait comporter des correspondants dans différents ministères, doit s’occuper en partie de questions de propriété industrielle. 4. Les hypothèses d’évolution retenues H11 : Le statu quo Une première hypothèse d’évolution consiste à envisager qu’en matière de politique étrangère, le dispositif français demeure grosso modo dans l’état, avec ses atouts – en particulier sur le plan politique européen, du côté du SGAE (l’ex-SGCI) et de la RP – et ses lacunes, dont les principales concerne le faible degré d’implication politique des autorités françaises dans les affaires européennes, l’insuffisante reconnaissance des trajectoires professionnelles passant par les instances européennes ou encore le défaut de réflexion et de pilotage stratégique. H12 : Un déclin général de la capacité de réflexion, d’initiative et d’influence de la France dans le monde Le deuxième cas de figure envisageable passe par un déclin général de la capacité de réflexion, d’initiative et d’influence de la France en Europe et dans le reste du monde. De la part des pouvoirs publics français, outre les faiblesses rappelées dans la première hypothèse, il faut également mentionner une crédibilité décroissante face à leurs partenaires étrangers, ainsi qu’une difficulté accrue à comprendre les enjeux européens et à les faire comprendre à la société civile. A défaut de mesures correctrices et compte tenu des tendances observées dans la période récente, la plausibilité de cette hypothèse semble nettement plus forte que celle du statu quo. H13 : Une réelle capacité à concevoir, à faire prévaloir et à mettre en œuvre une véritable stratégie Une troisième hypothèse d’évolution consiste à envisager que la France puisse à nouveau se doter d’une réelle capacité à concevoir, à faire prévaloir et à mettre en œuvre une véritable stratégie, en particulier sur le plan de la propriété intellectuelle. Cette situation est permise par des actions coordonnées et convergentes de la part non seulement des pouvoirs publics mais aussi des milieux professionnels, associatifs et de la sphère de la recherche, via une concertation efficace. Tout ceci suppose des réformes dont les principaux axes sont précisés ci-après, dans le chapitre consacré aux recommandations de politiques publiques (chapitre 8). II. Le système judiciaire et le mode de règlement des litiges de PI en France Après avoir examiné les marges de manoeuvre des pouvoirs publics français sur la scène internationale, il convient d’en venir aux éléments les plus critiques sur le plan interne, à l’intérieur de nos frontières nationales. Or, en matière de propriété intellectuelle, la clé de l’édifice réside sans doute dans le système judiciaire et en particulier dans le rôle central joué par le juge. En effet et même si l’occurrence d’un litige aboutissant au tribunal relève de l’exception, les praticiens de ce domaine décident au quotidien en se demandant ce qui se passerait face au juge, dans l’éventualité d’un procès. De ce fait, la question des tribunaux donne un aperçu de celle, plus large, du mode de règlement des litiges de propriété intellectuelle. Elle se pose d’autant plus que les accords ADPIC de l’OMC prévoient que les Etats signataires mettent en œuvre des sanctions efficaces contre la contrefaçon, au terme de procédures menées dans des délais raisonnables. Au delà, le débat sous-jacent consiste aussi à savoir si – et le cas 1 Voir ci-après l’encadré 11 du chapitre 8. 80 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 échéant, dans quelle mesure – la propriété intellectuelle est concernée par une tendance à la judiciarisation et il permet également de se prononcer sur l’attractivité relative de la place française sur le plan judiciaire. 1. Les caractéristiques générales des litiges, au vu des jugements des tribunaux français En lui-même, le thème de la judiciarisation est difficile à étayer sur le plan empirique. Ceci renvoie en partie au fait que le nombre de procès ne doit pas être considéré forcément comme un indicateur pertinent, car, sur le plan de la propriété intellectuelle comme sur d’autres, la plupart des litiges finissent par se régler à l’amiable. Le cas échéant, et y compris dans les cas où une procédure judiciaire avait été précédemment ouverte, cette partie des litiges échappe totalement au recensement statistique. De plus, même les procédures judiciaires répertoriées car arrivées jusqu’à leur terme ne font pas l’objet d’un suivi statistique véritable. Le manque de fiabilité des statistiques du Ministère de la Justice tient aussi à d’autres raisons. La notion de contrefaçon y recouvre aussi bien les atteintes aux droits de propriété intellectuelle que n’importe quelle autre affaire de faux (fausse monnaie, faux papiers d’identité, etc.). En outre, si les données y sont relativement précises pour les brevets, les chiffrage se révèlent nettement plus difficiles à établir pour les marques, et a fortiori pour les dessins et modèles et droits d’auteur, dans la mesure où ce ministère ne dispose pas de statistique, à ce propos, provenant des tribunaux de commerce. Pour remédier à ces imperfections ou lacunes des données officielles, un certain nombre de bases de données ont toutefois été constituées et permettent de préciser l’analyse des litiges en matière de propriété intellectuelle. a. Un nombre d’affaires en légère progression et passant surtout par la voie civile Réalisée à la demande du Ministère de la Justice, une étude publiée par l’IRPI en 2002 fournit les données les plus complètes mais uniquement pour une année (1998) et pour Paris qui, il est vrai, concentre la plus grande part des cas traités en France. Dans le cas des brevets, la proportion d’affaires situées à Paris peut ainsi être estimée à près de 80 %. Elle porte sur les décisions rendues concernant les brevets, les marques, le droit d’auteur (et les droits voisins) et enfin les dessins et modèles, tant au civil qu’au pénal, en première instance, devant la Cour d’appel et la Cour de cassation (tableau 1, ci-dessous). Tableau 1 : Le nombre de litiges de propriété intellectuelle (à Paris, en 1998) a Nombre de décisions rendues Nombre de décisions rendues b sur la PI Nombre de décisions rendues au fond sur la contrefaçon Marques Propriété littéraire et artistique Brevet Dessins et modèles Deux droits de PI Trois droits de PI Non renseigné Première instance Appel Tribunal de Tribunal Cour d’appel Cour d’appel grande instance correctionnel (civile) (pénale) 2 216 1 291 750 1 115 936 53 432 49 Cassation Cour de Cassation 15 923 75 Total 21 295 1 545 552 47 228 42 60 929 272 132 73 19 40 2 14 21 23 0 3 0 0 0 76 59 17 55 21 0 0 24 9 0 4 5 0 0 18 23 7 6 6 0 0 411 246 97 87 72 2 14 (a) : Chiffre, non vérifié, fourni par le greffe. (b) : En combinaison ou non avec d’autres sujets tels que la concurrence déloyale. Source : IRPI, Le contentieux de la contrefaçon - Analyse statistique de l'année 1998, étude publiée en 2002. Elle confirme que les cas sont traités bien plus souvent par la voie civile (Tribunal de grande instance et/ou Cour d’appel civile) que par la voie pénale (Tribunal correctionnel et/ou Cour d’appel pénale). Cette dernière n’est utilisée que lorsque de des mesures particulièrement coercitives apparaissent nécessaires, en particulier car elle permet de recourir à la qualification de délit douanier. Ceci vaut tout part particulièrement pour les contrefaçons de brevets, qui sont considérées en France comme des affaires économiques, pour lesquelles la voie du pénal n’est considérée comme pertinente que dans des circonstances aggravantes exceptionnelles, de type mafieux (lien avec le blanchiment d’argent sale, etc.1) ou bien mettant en cause la santé publique, comme dans le domaine du médicament. Ceci renvoie aussi au 1 Sur cette problématique, cf. Union des Fabricants (2003), Contrefaçon et criminalité organisée, Paris. 81 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 fait que la contrefaçon de brevets peut très facilement être commise par une personne de bonne foi. Concernant d’autres types de protection tels que le droit d’auteur (surtout pour les vidéos, les enregistrements musicaux et les logiciels), les marques (principalement pour les secteurs de l’habillement, de la parfumerie et de la bijouterie-horlogerie) ou encore les dessins et modèles (avec essentiellement la maroquinerie, les montres et bijoux, les stylos et les vêtements et accessoires de mode), la situation est plus ambiguë car des entreprises qui se livrent délibérément à la contrefaçon peuvent mériter d’être traduites devant des juridictions pénales. Au pénal, malgré tout, beaucoup de juges ne sont pas sensibilisés à la contrefaçon, qui leur paraît dérisoire par rapport à la gravité d’autres dossiers1. Effectuée par des économistes de l’université de Rennes 1, une autre étude plus récente permet d’actualiser et de compléter ce diagnostic, en particulier sur le plan de l’évolution temporelle. En effet, elle propose un recensement moins complet que l’étude IRPI mais cette dernière n’a porté, pour sa part, que sur une seule année. Il en ressort que le nombre d’affaires a connu une légère augmentation au cours des quinze dernières années (1990-2004). De toute façon, une telle évolution peut très bien ne pas être spécifique à la propriété intellectuelle et se retrouver dans d’autres domaines, c’est-à-dire ne constituer qu’un reflet d’une tendance plus générale, à l’échelle de l’ensemble de la société. Cette étude, comme celle de l’IRPI, confirme par contre clairement que les cas les plus nombreux concernent, par ordre décroissant, les marques, la propriété littéraire et artistique et , enfin, sensiblement au même niveau, les brevets et les dessins et modèles. Figure 1 Le nombre d’affaires de propriété intellectuelle a, selon le type de droit et l’année 200 180 160 140 Marques 120 Brevets 100 Droits d'auteur 80 Dessins & modèles 60 40 20 20 04 20 02 20 00 19 98 19 96 19 94 19 92 19 90 0 (a) : Affaires jugées à Paris, tant au civil qu’au pénal, en première instance, en appel et en cassation, en combinaison ou non avec d’autres sujets tels que la concurrence déloyale. Données : base électronique Jurisclasseur de LexisNexis, complétées par les décisions publiées dans les Annales de la Propriété Industrielle Artistique et Littéraire. Source : Marc Baudry et Béatrice Dumont, Typologie des contentieux français en matière de contrefaçon – Analyse statistique pour la période 1990-2004, étude effectuée à la demande du groupe PIÉTA, juin 2005. b. Des litiges plus souvent intentés par des PME à l’encontre de grandes entreprises que l’inverse Concernant les caractéristiques des parties prenantes, il convient de distinguer entre les particuliers et les entreprises et, au sein de ces dernières, entre les PME et les grands groupes. Dans les deux cas, la situation se ramène assez souvent à une action intentée par David contre Goliath. Le cas échéant, les particuliers sont surtout impliqués dans des cas touchant à la propriété littéraire et artistique. Concernant par exemple le domaine du cinéma, certains particuliers ont l’impression d’être dépossédés de leur création et en sortent frustrés, alors même que leur apport est souvent loin d’être flagrant en termes d’originalité. Il faut aussi relever l’apparition d’un phénomène nouveau en France, à savoir l’apparition d’une procédure d’assignation collective en justice, procédure qui rappelle la class action américaine. Il est intéressant de souligner que le premier champ d’application concrète de cette nouvelle procédure juridique concerne directement la propriété intellectuelle, puisqu’il s’agit en 1 La question des sanctions pénales a du reste été écartée, dans le texte de la directive anti-contrefaçon, tel qu’il a été adopté en première lecture par le Parlement européen, le 9 mars 2004. 82 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 l’occurrence de sociétés d’édition vidéo attaquées – via Internet1 – par des plaignants qui leur reprochent d’empêcher – à travers des dispositifs techniques appropriés – la copie privée des DVD qu’elles vendent2. La situation est cependant parfois inversée, surtout depuis peu, dans la mesure où de plus en plus d’affaires de contrefaçon concernent des actions engagées par des entreprises contre des particuliers. Or, si être mis en cause au pénal peut être désastreux pour un particulier, l’être au civil peut l’être également, si cela se traduit par une ruine personnelle. Faute de moyens financiers, des particuliers peuvent ainsi être conduits à cesser leur activité sous la menace de poursuite de la part d’entreprises. Plus significative et en tout cas plus médiatique est sans doute la tendance récente qui conduit des (grandes) entreprises à attaquer des particuliers en contrefaçon de droit d’auteur. S’agit-il là nécessairement d’un télescopage fâcheux entre la sphère commerciale et la sphère privée ? La question a souvent été posée à propos des échanges de fichiers musicaux sur Internet, via les réseaux de pair à pair (peer to peer). D’un point de vue juridique, la réponse est cependant clairement négative car, même dans une logique gratuite et sans but lucratif, un particulier impliqué dans un tel échange accomplit de la sorte un acte de mise à disposition, sort ainsi de la sphère privée et, par suite, se livre à une pratique de contrefaçon, à moins qu’il ne s’agisse d’œuvres du domaine public. Quoi qu’il en soit, une multiplication d’affaires de ce type, à l’avenir, devrait conduire à une implication croissante du grand public, ce qui ne manquerait pas d’influer sur la perception des citoyens vis-à-vis de la propriété intellectuelle. Malgré tout, comme l’a montré l’étude mentionnée de M. Baudry et B. Dumont, il apparaît non seulement que les plaignants comme les défendeurs sont des entreprises dans près de 90 % des cas mais aussi que les entreprises en position de plaignant sont en général de plus petite taille que les entreprises en position de défendeur. Ceci peut s’expliquer par le fait qu’en cas de litige, les firmes de grande taille sont plutôt réticentes à recourir au système judiciaire, alors que les PME sont relativement enclines à intenter des procès. Celles-là, par rapport aux grandes firmes, ont en effet moins de capacité à impressionner leurs interlocuteurs, de sorte qu’elles doivent davantage se résoudre à intenter des actions en justice pour se faire entendre. Sachant qu’actuellement, les PME ne recourent encore qu’assez rarement aux outils formels de protection de la propriété intellectuelle, en partie en raison d’une relative méconnaissance dans ce domaine, un plus grand recours à la PI, de leur part, pourrait à l’avenir conduire à multiplier le nombre de procès. Et pourtant, il semble que les PME aient en général moins de chances que les firmes de grande taille de triompher dans un tribunal, ne serait-ce qu’en raison des moyens dilatoires dont ces dernières peuvent jouer. En d’autres termes, le système judiciaire – français en particulier – tend à jouer plutôt au détriment des PME en matière de propriété intellectuelle, en partie du fait des dommages et intérêts relativement faibles accordés par les juges. Ceci vaut moins pour les marques ou le droit d’auteur que pour le domaine très technique des brevets3, où il manque de juges spécialisés4 et où les meilleurs avocats accordent en général de préférence leurs services aux plus offrants. c. Une durée des procédures relativement longue, en moyenne Quant à la durée des procédures en France, l’étude de l’IRPI montre que, tant pour la voie pénale que pour la voie civile, elle n’excède en moyenne pas trois ans pour les marques ou le droit d’auteur, tandis que, pour les dessins et modèles, elle avoisine deux ans au civil et seulement un an au pénal. Pour les brevets, la durée des affaires se révèle en général nettement plus longue, s’échelonnant entre deux ans et demi et plus de sept ans. Les études mentionnées montrent en outre que la majeure partie des affaires va en appel et que le nombre de pourvois en cassation a tendu à s’accroître légèrement depuis 1990 et surtout sur la période 2001-2004. Ce phénomène entretient une tendance à l’allongement de la durée des procédures. Cette durée des litiges constitue un enjeu important pour la vie des affaires. Les entreprises ont ainsi tendance à trouver trop long un jugement d’un an et demi en première instance et de deux ans à deux ans et demi en appel, de sorte que le préjudice subi ne peut parfois jamais être récupéré. Même les détracteurs de ce système reconnaissent cependant qu’en France, sa relative lenteur tient à une multiplicité de causes et au comportement de la plupart des acteurs. Les entreprises elles-mêmes peuvent 1 Voir le site en question (http://www.classaction.fr/actions/action1/service1.htm class action.fr). Voir l’article d’Emmanuel Torregano « Copie privée de DVD : haro sur six majors de l’édition vidéo », dans Le Figaro du 23 mai 2005 (p. VIII) et celui de Florence Amalou « Un site Internet français propose des actions collectives en justice », dans Le Monde du 27 mai 2005 (p. 19). 3 A ce sujet, voir ci-après le chapitre 5, section III (« L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les PME »). 4 Concernant la question du degré de spécialisation des juges et des juridictions, voir ci-après, dans le point 3. (« Les facteurs pouvant améliorer le traitement des litiges et limiter les risques de judiciarisation »). 2 83 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 avoir intérêt à temporiser, de même que les avocats, qui sont en général débordés et s’arrangent fréquemment entre eux, de façon complaisante, pour différer les échéances. Quant aux magistrats, ils sont eux aussi souvent débordés mais n’interviennent de toute façon qu’en bout de chaîne et ne sauraient donc être tenus pour les seuls responsables de cette situation d’ensemble. Des points de vue plus nuancés, plus conciliants ou plus fatalistes font en outre valoir que la lenteur des procédures n’est pas un problème spécifique aux questions de propriété intellectuelle et concerne l’ensemble du système judiciaire français. Plus encore, dans le même esprit, l’accélération des procédures ne saurait nécessairement constituer un objectif en soi, dans la mesure où la justice doit suivre son cours à son rythme. Or le fait est que, dans certains cas et surtout en matière de brevets, les dossiers peuvent nécessiter des investigations longues et complexes. Le problème des délais découle ainsi pour une bonne part du recours à l’expertise, qui conduit souvent à allonger la procédure de trois à quatre ans. Il convient donc de distinguer entre, d’un côté, des litiges simples, pour lesquels la justice doit trancher rapidement et, de l’autre, des litiges complexes, pour lesquels davantage de temps est requis. Enfin, il demeure que les justiciables doivent pouvoir accéder sans restrictions aux procédures d’appel ou de cassation, s’ils souhaitent contester les décisions de justice. Enfin, les éléments de comparaison internationale mentionnés ci-après peuvent conduire à relativiser quelque peu cette question des délais, qui doit être appréciée dans un ensemble de multiples critères1. d. Des jugements prononcés tendant souvent à dévaloriser la protection par la propriété intellectuelle Quant aux jugements prononcés, ils se prononcent sur deux aspects distincts : d’un côté, la validité des droits de propriété intellectuelle considérés et, de l’autre, la question de l’éventuelle contrefaçon. Concernant le premier aspect, l’impression qui tend à prévaloir est qu’actuellement, en France, les juges n’appliquent pas assez strictement les critères de protection par la propriété intellectuelle, par manque d’attention aux règles ou bien, ce qui revient un peu au même, parce que celles-là sont considérées comme désuètes et ne correspondant plus aux finalités affichées. En d’autres termes, les juges semblent trop sensibles à l’air du temps qui veut que cette protection soit appliquée de façon large et se révèlent ainsi trop respectueux des décisions de l’OEB. Du reste, une logique similaire tend de nos jours à primer aux Etats-Unis, où les juges se révèlent plutôt favorables aux titulaires de brevets qu’à ceux qui les contestent, alors que la tendance était inverse il y a une cinquantaine d’années. Ce type de situation vaut en tout cas en France, dans le domaine des marques : les juges se prononcent actuellement plutôt en faveur des titulaires de marques, c’est-à-dire appliquent le plus souvent une règle de préférence à l’existant, qui se traduit par le fait que le titulaire d’une marque établie l’emporte sur le déposant dans environ 60 % des procédures d’opposition devant l’INPI, tandis que le rapport inverse prévaut devant l’OHMI. Concernant les brevets, l’enquête de l’université de Rennes 1 montre que les décisions prises à Paris reconnaissent la validité des titres dans près de 92 % des cas, sur la période 1990-2004 (tableau 2). Tableau 2 : Décisions effectuées à Paris, concernant les affaires de brevets Recevabilité de la plainte Oui : 94,47 % Brevet validé : 91,96 % Brevet annulé : 8,04 % Fréquence de la demande : 33,16 % Non : 5,53 % Décision pour la contrefaçon a Oui : 57,92 % Dommages-intérêts touchés par le plaignant : a Non : 42,08 % Dommages-intérêts payés par le plaignant : 101 299 euros 3 296 euros Décision en cas de pourvoi en cassation Casse 3,03 % Ne casse pas 96,97 % (a) : moyenne concernant les affaires pour lesquelles il y a versement de dommages et intérêts. Données et source : identiques que dans la figure 1, ci-avant. Pour les brevets, le nombre total d’affaires jugées se monte ici à 199. Source : Marc Baudry et Béatrice Dumont, Typologie des contentieux français en matière de contrefaçon – Analyse statistique pour la période 1990-2004, étude effectuée à la demande du groupe PIÉTA, juin 2005. 1 Ceci étant, cette question doit aussi être appréhendée en dynamique, eu égard aux évolutions observées dans les pays comparables et sachant notamment que les délais d’obtention des décisions tendent à se réduire dans un pays tel que le Japon, depuis que des tribunaux spécialisés (notamment la cour d’appel de la propriété intellectuelle, instituée en avril 2005) y ont été créés. 84 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Concernant le second aspect, celui de la contrefaçon proprement dite, des indications sont également fournies par cette enquête. Pour l’ensemble de l’échantillon considéré, une fois mises de côté les affaires où la validité des brevets considérés a été annulée, la probabilité d’un jugement reconnaissant l’acte de contrefaçon, c’est-à-dire favorable au plaignant (le contrefait), se révèle d’environ 58 % (tableau 2). Du point de vue des détenteurs de brevets désireux de combattre la contrefaçon par la voie du tribunal, cette proportion peut être qualifiée d’assez modérée, suggérant que, dans l’ensemble, l’issue des jugements de justice se révèle assez aléatoire. Cette question de l’imprévisibilité est perçue comme tout à fait centrale par les justiciables et, de fait, la tendance va souvent vers un jugement à la Salomon : « votre brevet est valable mais non contrefait ». Sur des affaires similaires, en tout cas, les contrastes sont particulièrement marqués entre les jugements effectués par différents tribunaux de province. Ceci dit, le fait que la contrefaçon soit ou non reconnue correspond à des situations très subtiles et peut donner lieu à des interprétations très différentes, selon les points de vue adoptés. Il faut donc se garder d’une conclusion trop univoque. e. Des sanctions souvent clémentes et sans grand rapport avec la réalité du préjudice subi Les données disponibles – et en particulier l’étude mentionnée de l’IRPI – indiquent qu’en France, le cas échéant, les sanctions prononcées se révèlent souvent assez clémentes et que l’arsenal répressif ne semble pas pleinement utilisé. La contrefaçon, sauf circonstance aggravante (travail au noir, etc.) n’est pas sévèrement sanctionnée et les éventuelles peines de prison prononcées le sont généralement avec sursis et pour une durée qui ne dépasse pas six mois. Les peines d’emprisonnement ferme ne sont en pratique prononcées qu’en cas de récidive. La peine maximale prévue par la loi – deux ans d’emprisonnement jusqu’à il y a peu, soit une sanction assez légère – a été portée à trois ans par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (dite loi Perben II). La publication de la décision judiciaire, de son côté, est souvent utilisée comme peine complémentaire ; elle peut avoir un effet dissuasif et produire un effet de sensibilisation du grand public sur les questions de droit de propriété intellectuelle. Quant au montant des indemnités prononcées au titre de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile, qui porte surtout sur la récupération des frais de justice, il se révèle généralement fixé sans fondement précis, ce qui tient en partie au fait que les avocats évitent en général – et parfois refusent – de communiquer aux juges les frais qu’ils facturent à leurs clients. Enfin et surtout, l’analyse fait ressortir un net décalage entre les dommages-intérêts réclamés par les demandeurs et ceux – le plus souvent nettement moindres – qu’ils sont susceptibles d’obtenir à l’issue des procès. Concernant le degré d’adéquation des condamnations civiles avec les intérêts lésés, il faut rappeler qu’en France, les dommages-intérêts sont fondés sur le principe de la réparation intégrale du préjudice, c’est-à-dire tout le dommage (gain manqué et perte subie) mais rien que le dommage. En pratique, les juridictions fixent parfois des sanctions plus lourdes, en cas de faute grave et/ou pour réparer un préjudice moral (par exemple, l’atteinte au droit exclusif du breveté) venant en plus du préjudice matériel. Le plus souvent, cependant, il apparaît difficile d’évaluer financièrement le préjudice lié à l’atteinte au droit moral – notamment dans le domaine de la propriété littéraire et artistique – ou bien à l’atteinte à l’image de marque, en matière de marque. Qui plus est, les plaignants négligent souvent la documentation, c’est-à-dire ne justifient que rarement l’ampleur du préjudice subi. Ceci tient surtout au fait que les entreprises demandeuses sont souvent réticentes à communiquer des données chiffrées sur leurs activités, craignant de divulguer de la sorte des informations sur leurs marges bénéficiaires. En outre, les contrefacteurs eux-mêmes ne gardent souvent guère d’éléments chiffrés sur leurs activités illicites, même s’il arrive qu’ils anticipent parfois le coût de leurs condamnations futures en le faisant figurer dans leurs budgets prévisionnels ! Il est vrai que les frais de justice représentent un pourcentage non négligeable du chiffre d’affaires de nombreuses firmes. Enfin, les tribunaux eux-mêmes ont tendance à ne retenir qu’un chiffrage relatif à l’instant précis de la saisie ou de la perquisition, sans remonter sur toute la durée pendant laquelle la contrefaçon s’est produite. En France, pour ces diverses raisons, le montant des dommages-intérêts n’atteint des niveaux vraiment substantiels – parfois jusqu’à 12 millions d’euros – que lorsque le préjudice est très bien documenté. Au pénal, des sanctions plus importantes ont pu aussi être obtenues lorsque les parties civiles se sont regroupées en assez grand nombre, comme dans des cas concernant le domaine de la vidéo. Selon les données communiquées par l’IRPI, qui a entrepris une réactualisation de son étude, le montant moyen des dommages-intérêts obtenus à Paris pour les affaires de brevets, de marques, de droit d’auteur (et de droits voisins) et de dessins et modèles a plutôt diminué entre 1998 et 2001, revenant d’environ 11 500 à 9 900 à la 31e chambre du Tribunal de grande instance, et de quelque 38 400 à près de 29 000 à la 13e chambre de la Cour d’appel. Pour autant que cette évolution soit significative et sous réserve de 85 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 confirmation, la tendance récente semble ainsi être plutôt à la baisse légère des dommages-intérêts, alors qu’elle s’oriente plutôt à la hausse pour les peines de prison, dont les peines fermes. 2. L’attractivité relative de la place française sur le plan judiciaire Au-delà de l’évolution dans le temps, il convient de replacer de telles observations également dans une perspective de comparaison internationale, afin d’apprécier le degré d’attractivité relative de la place française sur le plan judiciaire car d’autres pays peuvent être préférés à la France pour le traitement des litiges de propriété intellectuelle. a. Des sanctions réparatrices, punitives ou dissuasives ? En France, comme il vient d’être montré, les sanctions maximales prévues par la loi et les sanctions effectivement infligées peuvent sembler trop faibles, dans l’ensemble, pour exercer un effet dissuasif. Certains commentateurs redoutent ainsi que, compte tenu de la longueur des procédures judiciaires et du caractère aléatoire de leurs résultats, la contrefaçon n’y apparaisse comme une bonne affaire. Est-ce à dire qu’il faille passer à une logique de sanctions dissuasives ? Ceci pourrait par exemple passer par une confiscation des profits indus effectués par le contrefacteur, en particulier dans les cas les plus fréquents où le contrefacteur est une grande entreprise et sa victime une PME. Le risque serait cependant de basculer d’une logique de sanctions réparatrices à celle des sanctions punitives, telle qu’elle s’applique en particulier outre-Atlantique. En effet, la tournure prise par la pratique des sanctions punitives aux EtatsUnis devrait inciter la France et, plus largement, l’Europe à une certaine prudence, en la matière. Les risques liés à une escalade de dommages-intérêts sont également illustrés par une comparaison avec le Japon, même s’il s’agit en l’espèce d’une problématique quelque peu différente (encadré 16, ci-dessous). Encadré 16 : Les risques d’une escalade des dommages-intérêts : quelques exemples à l’étranger Le cas des Etats-Unis Aux Etats-Unis, l’application du droit a, elle aussi, été considérablement renforcée depuis un quart de siècle. Elle se traduit en particulier par un accroissement des dommages-intérêts. A cet égard, le fameux cas du différend entre Polaroïd et Kodak illustre combien le brevet a vu sa valeur économique être démultipliée et témoigne de ce qu’il est devenu une arme concurrentielle redoutable. En 1985, Polaroïd a en effet fait condamner son concurrent Kodak pour avoir enfreint sept de ses brevets concernant la photographie instantanée. Kodak a dû lui payer 967 millions de dollars d’indemnités et a dû se retirer complètement de ce marché. Depuis la création de la Court of Appeal of the Federal Circuit (CAFC) en 1982, qui unifie la jurisprudence américaine en la matière de propriété intellectuelle, le seuil du milliard de dollars de dommages-intérêts a été dépassé plusieurs fois. Dans ce pays, le coût de la justice est devenu exorbitant, notamment du fait d’un système spécifique de jury populaire et de lawyers. Les honoraires de ces derniers y atteignent en effet des montant tels qu’une PME française n’aurait aucune chance de pouvoir s’y défendre. Par rapport au cas français, cette situation est très atypique, tant elle repose sur le rôle du judiciaire. Il y existe une incitation à déposer des brevets pour engager des poursuites en contrefaçon, via des cabinets d’avocats spécialisés. La situation est cependant devenue telle que les actions en contrefaçon y sont désormais utilisées comme des moyens de pression, d’intimidation et souvent sans grand rapport avec la réalité du litige allégué. Cette dérive permet à de jeunes PME pourvues de brevets de se lancer à l’attaque de grandes sociétés, avec l’appui d’avocats rémunérés exclusivement sur les dommages et intérêts qu’ils sont susceptibles d’arracher aux grands groupes en question et dont ils prélèvent souvent près des deux tiers. A titre d’exemple récent, la firme Microsoft a été attaquée en justice par la PME Eolas, qui l’a fait condamner à lui payer 521 millions de dollars pour violation de brevets, en août 2003, mais apparemment pour de mauvaises raisons, face à un brevet mal fondé car l’office américain des brevets (USPTO) a par la suite rejeté les prétentions d’Eolas, en mars 2004. En pratique, peu de telles affaires vont toutefois jusqu’aux tribunaux car les grands groupes transigent en général en payant des indemnités à l’amiable. Aux Etats-Unis, le principe des dommages punitifs a ainsi engendré des effets pervers et les Américains eux-mêmes en reviennent en partie. Dernièrement, les sanctions étaient même devenues d’autant plus élevées que le contrefacteur était considéré avoir contrefait en connaissance de cause, de sorte que les entreprises disaient à leur personnel d’arrêter leur travail de veille sur les brevets des concurrents, alors même que le système des brevets est fait aussi pour susciter la circulation du savoir, par le biais de la divulgation des connaissances. Le cas du Japon Au Japon, de même, les montants de dommages et intérêts relatifs à des affaires de propriété intellectuelle sont devenus considérablement supérieurs à ceux observés en France – ce qui constitue un phénomène relativement nouveau – même s’ils demeurent inférieurs à ceux qui ont cours en Allemagne, pays qui a largement inspiré le système japonais en matière de propriété intellectuelle, comme sur beaucoup d’autres aspects juridiques, depuis l’ère Meiji. Depuis la fin des années 1990, les juges ont ainsi attribué des indemnités considérables aux plaignants. En l’espèce, il convient surtout de souligner l’évolution dans le temps mais, sur le fond, le point commun de ces différents dossiers 86 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 n’en est pas moins intéressant en lui-même, puisqu’il a trait non pas à la contrefaçon mais à la rémunération des inventeurs par leurs employeurs. Ainsi, la société Ajinomoto (fabricant de l’aspartame) a été condamnée en appel à payer l’équivalent de quelque 15 millions de $, contre environ 100 000 $ en première instance. Pour Hitachi, une facture similaire s’est montée à près de 16 millions de $. Plus récemment, le 30 janvier 2004, un tribunal a condamné l’entreprise électronique Nichia Corp. à verser un dédommagement record pour une affaire de droit de propriété intellectuelle dans ce pays, en l’occurrence 20 milliards de yens, soit environ 180 millions de $, contre 200 $ versés initialement à l’inventeur (l’inventeur du rayon laser bleu). Actuellement très controversée, cette évolution est devenue telle que des entreprises – nipponnes mais aussi européennes – déclarent envisager de délocaliser leurs centres de recherche hors du Japon, si de tels cas font école. Sources : divers textes, dont celui de Constantine Marantidis et Jeffrey P. Wall, « Patents: vehicles for protecting technology in a globally competitive environment » (www.spie.org/app/Publications/magazines/oerarchive/march/mar97/patent.html) ; « Inventions d’employés au Japon : accroissement sensible des contentieux, nouveaux risques juridiques et financiers », Lettre Mensuelle de la CCI (Chambre de commerce internationale) française au Japon, n° 238, mai 2003. La notion de la sanction dissuasive, qui se voudrait un moyen terme entre, d’un côté, la doctrine française de la sanction réparatrice (« le préjudice, tout le préjudice et rien que le préjudice ») et, de l’autre, la doctrine américaine des dommages punitifs, se révèle ainsi délicate à manier. Quoi qu’il en soit, de sérieuses raisons donnent à penser qu’il faut se garder d’adopter un système de sanctions à caractère punitif et ce, non seulement au sens de la sanction pénale mais aussi au sens d’un système qui encourage à lancer des procédures pour des raisons purement pécuniaires, comme ceci est actuellement le cas aux Etats-Unis. Dans le système actuellement en vigueur en France, une entreprise n’engage que rarement de gaieté de cœur une procédure judiciaire et il est souhaitable qu’il en soit encore de même demain. En matière de brevet, en particulier, et mis à part le cas de la contrefaçon primaire, à caractère mafieux, la situation des justiciables se révèle en général très complexe, sur le fil du rasoir. En France, elle implique très souvent des entreprises de bonne foi, intimement persuadées du bien fondé de leur position et qui, lorsqu’elles justifient la réalité de leur préjudice sur la base d’un dossier suffisamment documenté, parviennent à obtenir des dommages-intérêts tout à fait raisonnables. En ce sens, il semble possible d’aller vers une logique de dommages qui seraient plus dissuasifs qu’actuellement, tout en restant dans la logique réparatrice qui caractérise le système français. b. Des éléments comparatifs sur le choix des juridictions en Europe Pour importante qu’elle soit, la question des dommages-intérêts mérite toutefois d’être mise en balance avec d’autres critères susceptibles de déterminer les choix des justiciables en faveur de telle ou telle place judiciaire. En termes comparatifs, la France présente en effet un certain nombre de points satisfaisant pour les justiciables. Pour les entreprises de tous pays, la France offre bien des avantages importants en matière de constitution de preuve, puisqu’elle fait partie des rares pays – avec la Belgique et l’Italie, bien que le système y soit toutefois un peu différent et autorise des saisies confiscatoires avant procès – où existe déjà une procédure de saisie-contrefaçon. Dans d’autres pays tels que le Royaume-Uni et l’Allemagne, il est beaucoup plus difficile d’établir la preuve de contrefaçons pourtant patentes. La France peut aussi être créditée pour la qualité plutôt bonne des jugements qui y sont prononcés. En outre, une étude effectuée à la demande du ministère en charge de l’Industrie et en coopération avec l’INPI a montré que le coût des litiges est relativement marginal dans l’engagement du contentieux en France, contrairement à ce qui est le cas aux Etats-Unis. Il y est également confirmé que, du côté des entreprises françaises engageant des procédures en justice, les récriminations portent surtout sur le montant des dédommagements (préjudice et frais de procédure), même si lesdites entreprises conviennent en effet qu’elles n’ont souvent pas constitué un dossier suffisamment étayé pour convaincre. De même, il en ressort que la durée des procédures, souvent considérée comme trop longue par les entreprises en 1 France, doit cependant être relativisée car elle tient assez largement à l’attitude des parties . Dans notre pays, en résumé, il semble possible de se satisfaire de la qualité des jugements et du coût des procédures, voire de la durée des procès mais non des dommages-intérêts car si la justice y est peu chère pour le plaignant, elle ne lui rapporte guère, surtout en matière de brevets. Au Royaume-Uni, par contraste, une action judiciaire coûte environ trois fois plus qu’en France2 mais les sanctions prononcées y sont également plus élevées et la procédure y permet de faire converger plus rapidement la position du tribunal 1 Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, Propriété industrielle : le coût des litiges, sous la direction de G. Triet et en collaboration avec L. Santarelli, (coll. Etudes), mai 2000. 2 Cf. HM Treasury, Gowers Review of Intellectual Property, Londres, décembre 2006 (p. 108). 87 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 car les magistrats y ont un rôle d’investigation. Quant à l’Allemagne, la procédure judiciaire y présente un bon équilibre entre l’efficacité, la rapidité et le coût. Il en découle que les juridictions allemandes constituent une référence au plan international : une décision du tribunal de Düsseldorf a ainsi plus d’influence qu’une décision du tribunal de Paris ou de Barcelone. Ce dernier point renvoie aussi à la taille de l’Allemagne en tant que marché national, comme en atteste une enquête effectuée pour la CNCPI (encadré 17, ci-dessous). Encadré 17 : Les avantages comparatifs de quatre pays européens, en tant que juridictions de PI A ce propos, d’intéressants repères sont fournis par l’enquête que la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI) a fait réaliser au cours de l’été 2003, auprès des 200 entreprises figurant parmi les plus gros déposants mondiaux de brevets et de marques. Sur les quelque 200 entreprises contactées, seule une trentaine ont répondu, ce qui conduit à en interpréter les résultats avec prudence. Dans le cas de litiges transfrontaliers européens, pour les brevets et les marques, il en ressort que les critères présidant au choix de la juridiction se révèlent être surtout, par ordre décroissant d’importance, la taille du marché, le coût du litige, sa durée, puis la qualité de l’offre locale de conseil ou la spécialisation des juges. Les répondants ont en outre révélé leurs échelles de préférence, pour ce type de critères, concernant quatre pays européens : l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. La France apparaît alors comme le pays où l’efficacité des procédures de preuve est la plus grande (devant l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas) et où le coût des litiges est le moins onéreux (devant l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni) mais aussi comme celui où la sévérité des sanctions est la moins prononcée (derrière l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas) et où la durée de la procédure est la plus longe (derrière l’Allemagne, le Royaume-Uni et, surtout, les Pays-Bas) alors que, pour l’efficacité des référés, la France se situe, avec le Royaume-Uni, derrière les PaysBas et, plus encore, derrière l’Allemagne. Le cas échéant, le choix s’est généralement porté sur un tribunal français en raison du fait qu’il s’agit du pays où l’infraction est constatée, où le contrefacteur réside (afin de bénéficier des avantages de la procédure française de saisie-contrefaçon) ou encore en raison de la maîtrise du sujet par les juges. A l’inverse, les arguments jouant le plus souvent en défaveur de la France, en la matière, sont la lenteur de ses procédures judiciaires, la petitesse de son marché domestique, le caractère trop particulier de son système judiciaire et – surtout dans le cas des entreprises américaines – la barrière de la langue. Source : ils s’agit ici des premiers résultats de cette enquête, tels qu’ils ont été présentés par Patrice Vidon, alors président de la e CNCPI, sous le titre « Cartographie des contentieux en Europe », dans le cadre des 4 rencontres internationales de la propriété industrielle, organisées à Paris par la CNCPI, le 7 octobre 2003 (cf. http://www.cncpi.fr/html/htdocs/4renc_7_plaignants.htm). Pour autant, il serait sans doute inopportun de dédramatiser la situation. En effet, et même si ce constat repose encore davantage sur des témoignages d’experts que sur des éléments empiriques bien établis, un constat plus critique peut être dressé concernant les évolutions les plus récentes. A en croire ce type d’indication, en effet, la réputation de la justice française – tout du moins en matière de litiges de brevets – tend dernièrement à se dégrader assez nettement auprès de nos partenaires étrangers, en particulier dans les entreprises, ainsi que chez les avocats et les conseils en propriété intellectuelle. Cette tendance tiendrait aux problèmes déjà mentionnés (concernant le degré de compétence des magistrats, le degré de prévisibilité des décisions, la longueur des procédures et la valeur des réparations), ainsi qu’à la difficulté fréquente à communiquer avec les professionnels français autrement qu'en langue française. Outre ces témoignages, un élément objectif concerne la directive européenne 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle : par ce biais, le droit européen est en passe de généraliser à l’ensemble des pays de l’UE la procédure de saisie-contrefaçon qui existe déjà en France. Cette dernière, par suite, cessera donc bientôt de constituer un atout comparatif pour notre pays, sur le plan judiciaire. c. Les motivations des entreprises attaquant en contrefaçon : une tendance à la judiciarisation ? Enfin, sachant que les questions d’attractivité des places judiciaires ne prennent leur sens qu’au regard des attentes des justiciables, il reste à préciser quelles sont les motivations qui animent les entreprises dans leurs stratégies judiciaires, en matière de propriété intellectuelle. Or, selon l’enquête évoquée effectuée pour la CNCPI, les buts poursuivis par les entreprises attaquant en contrefaçon visent en Europe dans 35 % des cas à « faire cesser la contrefaçon », dans 15 % des cas à « engager une action pour renforcer un pouvoir de négociation » (soit à travers un accord de licence, soit via des accords en dehors du domaine de la propriété industrielle), dans 10 % des cas, à « affaiblir un concurrent » et enfin, dans 20 % des réponses, à « forcer le respect de la concurrence ». Selon une première interprétation, ceci indique que les stratégies sous-jacentes relèvent de plus en plus d’un calcul économique, en termes de retour sur investissement. L’entreprise concernée met alors soigneusement en balance les risques qu’elle encourt avec et les gains qu’elle escompte, et le pays qu’elle 88 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 choisit pour le règlement du litige est celui qui offre les plus grands avantages comparatifs, afin d’endiguer une production concurrente ou afin de préserver un marché considéré comme primordial. Selon une interprétation plus critique, cependant, il est inquiétant que seulement 35 % des entreprises attaquant en contrefaçon déclarent le faire pour faire cesser la contrefaçon. Un tel résultat pourrait dénoter une tendance des entreprises européennes à se rapprocher de pratiques courantes aux Etats-Unis et qui, comme indiqué précédemment, ne lancent parfois des actions en contrefaçon que dans le seul but d’affaiblir les concurrents. Il se produit alors un déséquilibre fâcheux entre la position de l’attaquant – qui a tout à gagner en termes financiers – et celle du défendant – qui ne peut gagner au mieux que sa tranquillité, c’est-à-dire le droit de ne pas payer. En France, des praticiens observent par exemple ce type de configuration dans le domaine d’Internet, qui repose essentiellement sur le droit d’auteur. Dans le domaine du logiciel, de même, certaines entreprises assignent ainsi devant les tribunaux des concurrents qui offrent des produits comportant des fonctionnalités et des fragments de code assez proches des leurs car provenant de logiciels libres. L’attaquant finit alors souvent par être débouté au bout d’une procédure de trois à quatre ans mais il n’a guère à y perdre que des frais d’expertise plus ou moins considérables. Comme la justice est actuellement considérée comme relativement peu chère, dans notre pays, elle pousse à ce type de comportement. Dans l’ensemble, malgré tout, ce comportement de prédateur demeure assez rare. Même aux Etats-Unis, une entreprise n’engage pas à la légère plusieurs millions de dollars pour intenter des procès dans le seul but de nuire à ses concurrents et, même si celui qui poursuit en contrefaçon gagne dans près de 80 % des cas1, les 20 % d’échec restants n’en sont pas moins considérables et limitent ainsi les abus. 3. Les facteurs pouvant améliorer le traitement des litiges et limiter les risques de judiciarisation Face à ces tendances actuelles, un certain nombre de facteurs ou de dispositifs sont susceptibles d’améliorer le traitement des litiges et de limiter les risques de judiciarisation qui viennent d’être évoqués. a. Le délit de procédure abusive : une sanction encore assez rarement prononcée Parmi les dispositifs existants allant dans ce sens, il faut tout d’abord mentionner le délit de procédure abusive, qui donne régulièrement lieu à des condamnations, comme le montrent par exemple certains cas récents concernant la société France Télécom. Le poursuivant, en effet, risque de se voir sanctionner, s’il agit de façon abusive. Ayant perdu face au défendeur, le demandeur est parfois condamné à lui payer des dommages-intérêts, tout du moins dans les cas où l’abus et la mauvaise foi sont manifestes, ce qui demeure malgré tout assez rare, notamment en matière de brevet. En pratique, les magistrats ont cependant tendance à s’en tenir au principe fondamental de l’accès du justiciable au juge et, dans l’ensemble, ils demeurent beaucoup trop réticents face aux procédures abusives. Quant aux avocats, il se peut que certains d’entre eux n’osent pas réclamer des dommages-intérêts pour leurs clients car ils redoutent en quelque sorte l’« effet-boomerang », dans des affaires ultérieures. b. Les procédures d’urgence par le biais des référés Pour éviter l’engorgement des tribunaux, un autre dispositif très appréciable réside dans les procédures de référés. Il s’agit de procédures d’urgence, qui exercent un effet immédiat sans préjuger du fond. Un bon juge des référés statue très rapidement ; en se prononçant de la sorte, il peut renvoyer l’affaire au fond dans des délais relativement brefs. En matière de propriété industrielle et via la procédure de référé-interdiction, une interdiction provisoire peut ainsi être obtenue en trois semaines, lorsque la contrefaçon et la validité du titre enfreint sont manifestes. Si la procédure de référé-interdiction fonctionne bien, elle demeure cependant nettement plus rare et délicate à manier en matière de brevets qu’en matière de marques, domaine moins difficile techniquement et pour lequel un expert n’est pas habituellement pas nécessaire. En outre, de toute façon, il faut avoir affaire à un juge prêt à agir rapidement. De même, il est difficile de contraindre les parties à venir plaider lorsqu’elles veulent faire traîner l’affaire. Cette possibilité d’accélérer la procédure existe donc, même s’il ne faut pas en abuser car une décision judiciaire bâclée ne permet pas d’obtenir un accord aussi bon qu’une procédure plus aboutie. 1 Il s’agit ici d’un ordre de grandeur approximatif et non d’une statistique avérée. 89 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Concernant la propriété littéraire et artistique, par contraste, les procédures d’urgence de type référé y sont plus difficiles à pratiquer même si, par exemple sur une question d’atteinte à la vie privée, le lancement d’un référé sur un livre exerce toujours un important impact sur l’éditeur. Là aussi, une procédure en référé permet d’activer l’action au fond, le plus souvent à travers une procédure d’urgence par voie d’assignation à jour fixe. Dans le domaine du droit d’auteur, certes, il n’existe pas de référé-interdiction comme pour la propriété industrielle. Il y existe cependant une autre procédure pour contraindre la partie adverse d’arrêter son activité illicite. Il s’agit d’une consignation, dont le paiement est exigé dans le cas où est anticipé le versement ultérieur de dommages-intérêts. Une certaine prudence s’impose toutefois car ordonner une telle consignation peut être délicat, dans les cas fréquents où le magistrat ne sait pas si l’entreprise fautive a les reins assez solides. Par suite, certains présidents de chambre n’aiment pas y recourir et préfèrent laissent l’affaire continuer à son rythme. Là encore, il faut donc trouver des présidents prêts à jouer le jeu. c. Autres modes de résolution des contentieux : les renonciations, transactions, arbitrages et médiations Compte tenu des risques encourus par les justiciables en termes de frais judiciaires et d’éventuelles sanctions ou indemnités, l’encombrement des tribunaux est également limité par le choix fréquent des parties de régler leurs contentieux à l’amiable, sans aller jusqu’au terme des procédures ou même sans en entamer aucune. Il arrive ainsi souvent que les parties s’entendent avant même qu’aucun tribunal ne soit saisi. Dans des domaines tels que l’édition littéraire, l’audiovisuel ou la haute couture, il est généralement considéré comme de bon ton de ne pas aller jusqu’au tribunal. Dans le domaine du droit d’auteur, les cas de transaction sont également assez fréquents après l’ouverture d’une action en justice, lorsque l’attaquant en intente une pour faire bouger les positions de son adversaire et négocier avec lui en sous-main. Dans le domaine de la propriété industrielle, d’expérience, la part des litiges tranchés en fin de compte par une forme quelconque de transaction à l’amiable, plutôt que par les juridictions étatiques, peut être évaluée à environ 80 % ; dans l’ensemble, autrement dit, le contentieux en justice allant jusqu’à son terme ne se produit que de façon exceptionnelle, dans environ seulement un cas sur cinq. Pour les brevets et dans les cas où une procédure judiciaire a été ouverte, tout d’abord, des indications comparatives sur le taux de transaction dans différents pays européens sont fournies dans une étude portant tant sur les affaires nouvelles (nombre annuel moyen d’affaires portées devant une juridiction du 1er degré) que sur les affaires terminées (nombre annuel moyen de décisions rendues par les seules juridictions du 1er degré). Il en ressort que le taux élevé de transaction est beaucoup plus faible en France (environ 350 affaires nouvelles et quelque 315 affaires terminées, soit presque autant), que dans les quatre autres pays mentionnés, dont l’Italie (650 affaires nouvelles et 400 affaires terminées), l’Allemagne (455 affaires nouvelles et 300 affaires terminées), les Pays-Bas (120 affaires nouvelles et 65 affaires terminées) et surtout, le Royaume-Uni (100 affaires engagées contre seulement 30 affaires terminées), où la justice est très coûteuse1. En France, au-delà des seuls brevets, les décisions des tribunaux ne représentent malgré tout que la partie émergée de l’iceberg. Sous la ligne de flottaison, les modes de règlement à l’amiable sont beaucoup moins transparents. Les litiges demeurent l’affaire des parties concernées, qui ne sont nullement tenues d’aller jusqu’au bout des procédures et peuvent s’arranger entre elles la veille du jugement voire une heure avant, en se partageant les frais de justice et sans laisser la trace d’aucun protocole transactionnel, lorsque les parties en demandent la radiation. Il faut toutefois convenir qu’il serait contre-productif pour l’Etat de tenter de contrôler ces arrangements privés car, ce faisant, il conduirait sans doute à réduire le nombre desdites transactions et à engorger davantage les tribunaux. De ce point de vue, l’arbitrage et la médiation2 présentent de grands avantages (encadré 18, ci-dessous). Encadré 18 : Le rôle des procédures de médiation et d’arbitrage dans la résolution des conflits de propriété intellectuelle En marge des institutions judiciaires, la résolution des conflits de propriété intellectuelle peut surtout se faire, à l’amiable, à travers des procédures de médiation et d’arbitrage. Entre ces deux dernières, l’une des différences majeures « réside dans le rendu ou non d’une décision. L’arbitre rend une décision qui met fin au différend, le 1 Réalisée par Edward Nodder, du cabinet Bristows, dans le cadre de l’EPLA (European Patent Lawyers Association), cette étude est citée dans Véron (P.), Le contentieux des brevets d'invention en France - Etude statistique 1990-1999, texte présenté au colloque FNDE/ASPI tenu à Paris, 20 novembre 2001. L’étude elle-même se trouve en ligne sur Internet (http://www.veron.com/files/publications/Le%20contentieux%20des%20brevets%20en%20France%20Etude%20stat istique%201990%201999.pdf). 2 Par rapport à l’arbitrage, assez coûteux, la médiation permet également de garder une certaine maîtrise du dossier, avec des délais assez rapides (cf. « Les multiples avantages de la médiation », Les Echos, 8 décembre 2004, p. 32). 90 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 1 médiateur conseille les parties qui résolvent elles-mêmes leur différend avec son aide » . En outre, et alors que le médiateur est toujours nommé par le juge (tout du moins en France), l’arbitre est choisi par les parties, de sorte qu’il se trouve a priori plus au fait de l’affaire, plus proche du dossier et donc plus à même d’appréhender le conflit dans sa réalité. Ces deux modes de règlement permettent en tout cas aux parties non seulement de trouver des issues discrètes à leurs différends (en particulier concernant d’éventuels arrangements financiers maintenus confidentiels) mais aussi de convenir entre elles des questions de délais et d’éviter les aléas ou insuffisances de juridictions peu spécialisées telles que les tribunaux de commerce de province. L’un des désavantages de l’arbitrage concerne son coût, qui est plus élevé que celui d’un procès ou du recours à un médiateur. Dans le domaine du droit d’auteur, le recours à l’arbitrage demeure extrêmement rare, d’après les chiffres fournis par la Chambre de commerce internationale (CCI), lors du colloque organisé sur le sujet avec l’IRPI, en 1994. Le cas échéant, assez logiquement, il s’agit d’affaires relativement importantes2. L’essentiel des décisions concerne, selon la CCI, des affaires de brevets et, plus particulièrement, d’accords de licence et de transferts de technologie. Même en matière de brevet, le rôle de l’arbitrage demeure cependant très faible en Europe, où la majeure partie des litiges reste non arbitrable, à savoir celle qui concerne la validité même des brevets. Dans des pays tels que la France et l’Allemagne, s’il y a parfois débat sur la capacité d’un arbitre d’annuler la validité d’un brevet inter partes (entre les parties), il est en effet communément admis qu’il ne lui est pas possible de l’annuler erga omnes, c’est-à-dire de manière générale3. Il en va différemment dans d’autres parties du monde et en particulier aux Etats-Unis où, pour désencombrer les tribunaux, il est devenu la règle d’imposer un processus de médiation. Enfin, il convient de mentionner qu’il existe en Allemagne un dispositif incitant à transiger les acteurs insuffisamment convaincus de la qualité de leur dossier : une règle selon laquelle les honoraires de la partie adverse sont systématiquement à la charge de la partie qui perd le procès. Dans un esprit similaire, les honoraires des avocats y sont taxés, c’est-à-dire fixés sur une base forfaitaire en fonction de l’importance déclarée du litige. De tels éléments contribuent à y limiter les tendances à la judiciarisation. d. Un mode de prévention des conflits : l’action déclaratoire de non contrefaçon Pour réduire le nombre des litiges, il existe également un instrument de nature préventive: l’action déclaratoire de non contrefaçon. Cette disposition n’existe actuellement pas dans le domaine du droit d’auteur mais se trouve déjà en place dans celui des brevets et des marques. En matière de brevet, en particulier, cette disposition spécifique du droit français permet, en cas de doute, de demander à un magistrat de se prononcer sur l’opposabilité du brevet, par anticipation. Concrètement, telle personne pourvue d’un brevet et désireuse industrialiser l’innovation couverte, peut se rendre compte qu’un concurrent détient un brevet très proche mais dont les revendications pourraient ne pas pouvoir lui être opposées. Cette personne communique alors audit concurrent son projet d’industrialisation et lui demande de prendre position à son égard. Au bout de trois mois, en l’absence de réponse ou en cas de réponse négative, la personne en question peut saisir le tribunal de grande instance et demander à la justice de se prononcer, avant même de s’exposer au risque de contrefaçon identifié. Cette procédure, qui permet de prévenir certains risques de contentieux et qui est surtout intéressante pour des titulaires de brevets persuadés du bien fondé de leurs positions, est cependant beaucoup trop rarement utilisée, pour des questions de délai, bien qu’elle fasse chaque année la preuve de son efficacité, dans certains cas. Il est vrai que la notion qui prévaut est celle de l’autorité de la chose jugée : la décision de justice n’est que relative aux parties impliquées dans le litige. Un jugement obtenu au terme d’une action déclaratoire n’est donc valable que vis-à-vis du (ou des) concurrent(s) contacté(s) ; il peut très bien se trouver invalidé ultérieurement par un tiers, à la suite d’une action en justice. e. La spécialisation des juridictions en débat Enfin, la question se pose de savoir si le degré de spécialisation des juges et des juridictions est convenable, en France, en matière de propriété intellectuelle. Faut-il instituer un tribunal (unique) 1 Extrait de la présentation de Pierre Gendraud sur le thème « Les besoins des entreprises en matière de médiation et/ ou arbitrage », dans le cadre de la conférence de l’OMPI sur la résolution de litiges dans le contexte de la collaboration internationale en matière de science et technologie, Genève, 26 avril 2005. 2 Concernant les affaires traitées par la Cour internationale d’arbitrage de la CCI, tous sujets confondus, les sommes faisant l’objet des litiges ont dépassé un million de $ US dans 55,3 % des nouveaux cas enregistrés en 2003 (http://www.iccwbo.org/court/english/right_topics/stat_2003.asp). 3 A ce sujet, voir la contribution de Pierre Véron sur le thème « Les procédures extrajudiciaires : leur rôle dans le règlement des litiges en matière de brevets », dans le cadre de la conférence de l’OMPI sur le système international des brevets, Genève, 27 mars 2002 (http://www.wipo.int/patent/agenda/en/meetings/2002/presentations/veron-fr.pdf). 91 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 spécialisé en propriété intellectuelle, tant au civil qu’au pénal ? Un plaidoyer allant dans ce sens a en tout cas été récemment exposé par le président du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Claude Magendie. Ce dernier, dans un courrier au précédent ministre de la Justice, Dominique Perben, a ainsi réclamé la création d’un pôle spécialisé sur la propriété intellectuelle1. Le nombre actuel des tribunaux qui y traitent de propriété intellectuelle semble en effet trop élevé. Concernant les brevets, tout particulièrement, la spécialisation existe déjà de facto mais elle n’a pas été entérinée formellement. Ceci se traduit par le fait que, jusqu’à présent, environ 80 % des affaires de brevets sont traitées à Paris, et alors que le nombre d’affaires traitées dans les autres tribunaux se limite parfois à un ou deux par an. Dans notre pays, l’absence de véritable(s) juridiction(s) spécialisée(s) en propriété intellectuelle peut présenter des avantages à certains égards. Elle peut sembler souhaitable dans une optique de maillage du territoire, c’est-à-dire de proximité, compte tenu des impératifs d’accès à la justice. Elle peut aussi permettre parfois à la jurisprudence d’innover. Ce manque de spécialisation peut cependant être considéré comme responsable du côté souvent aléatoire et donc peu cohérent des jugements prononcés voire, à moindre degré et plus indirectement, de la relative lenteur des procédures, c’est-à-dire comme une cause majeure des plus graves défauts du système judiciaire français aux yeux des entreprises, qui apprécient par contraste le caractère plus prévisible des juridictions allemandes ou britanniques. Par rapport aux problèmes spécifiques du brevet, ce besoin de spécialisation apparaît cependant moins criant dans d’autres domaines moins techniques tels que le droit d’auteur, les marques ou les dessins et modèles, même s’il y aurait sans doute beaucoup à redire et à réformer en ce qui concerne les tribunaux de commerce de province – peut-être moins pour ceux de Paris –, qui ne mettent en général guère en avant non seulement les questions de propriété intellectuelle mais aussi, plus généralement, le fondement du droit, se contentant, dans certains cas, de rédiger tous leurs jugements de la même façon. Pour la France, le faible degré de spécialisation des juges renvoie au fait que les juges ne s’occupent le plus souvent de propriété intellectuelle que pendant quatre ou cinq ans car, après avoir progressivement acquis une capacité d’expertise en matière de contrefaçon, ils ont tendance à changer de domaine pour des raisons de carrière. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays tels que le Royaume-Uni ou l’Allemagne, où les juges compétents sur ces questions ne s’occupent pas d’autres sujets et demeurent spécialisés de façon durable, c’est-à-dire en général pendant 15, 20 ou 25 ans. En Allemagne, les juges en charge des questions de propriété intellectuelle non seulement bénéficient d’une formation spécifique sanctionnée par un diplôme mais aussi sont obligés, pendant leurs études, de suivre des stages appropriés auprès de magistrats spécialisés dans tel ou tel domaine, de sorte que ces apprentis magistrats acquièrent, outre une compétence juridique, une véritable compétence technique de base. Ceci contribue aussi à expliquer le prestige international du tribunal de Düsseldorf, en la matière. Il est vrai que les questions de brevet se révèlent en général extrêmement techniques. Or, en France, le juge n’a lui-même guère recours à l’expertise. Lors des procès, habituellement, l’expertise technique y passe plutôt par l’intermédiaire des avocats, dont les dossiers sont alimentés par les professionnels du conseil en propriété industrielle. Dans notre pays, certes, les textes actuels autorisent le magistrat à se faire assister, lors de l’audience, par un conseil en propriété intellectuelle mais cette disposition est très rarement appliquée ; après l’audience, par contre, le magistrat ne peut se faire assister lors du délibéré. Pour certaines affaires importantes de brevet, par suite, il pourrait être intéressant de disposer de magistrats ayant bénéficié d’une formation spécifique en propriété intellectuelle. 4. Les hypothèses d’évolution retenues In fine, la variable relative au mode de règlement des litiges de propriété intellectuelle peut ainsi être considérée comme croisant deux aspects, en l’occurrence, d’un côté, le nombre de litige et, de l’autre, leur mode de règlement. Le mode de règlement des litiges de PI : quatre hypothèses d’évolution envisageables Mode de règlement \ Nombre de litiges Action en justice (tribunaux) Arrangement à l’amiable 1 Faible nombre de litiges H21 H23 Nombre élevé de litiges H22 H24 Cf. l’article « La création d'un pôle judiciaire faciliterait la lutte contre la contrefaçon », La Tribune, 9 juin 2005. 92 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 H21 : Des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part portés devant les tribunaux Un premier cas de figure correspond à des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part portés devant les tribunaux. La relative rareté des contentieux suppose que le droit de la propriété intellectuelle soit parvenu à se réformer assez substantiellement. Comme le nombre de procès relevant de la propriété intellectuelle demeure restreint, il suffit de ne former qu’un petit nombre de magistrats spécialisés dans ce type d’affaire, en particulier en matière de brevet. H22 : Des litiges relativement nombreux et une tendance à la judiciarisation Une deuxième configuration renvoie à des litiges relativement nombreux et à une tendance à la judiciarisation, c’est-à-dire à une multiplication des procès et à un rôle croissant du juge. La fréquence assez élevée des contentieux découle assez largement de l’évolution du droit de la propriété intellectuelle, dans la mesure où il tend à élargir l’étendue (le champ et la durée) des protections et à susciter des problèmes de délimitation non seulement des différentes formes de droits de propriété intellectuelle entre elles mais aussi vis-à-vis d’autres normes juridiques. Elle tient aussi à l’essor de procédures d’assignation collective en justice (class action), qui impliquent un nombre croissant de consommateurs, face aux entreprises. Dans la mesure où le nombre de procès relevant de la propriété intellectuelle augmente de façon notable, il convient d’apporter à tous les apprentis magistrats une formation à la propriété intellectuelle, plutôt que de se contenter de ne former qu’un petit nombre de magistrats spécialisés. H23 : Des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part arrangés à l’amiable Une troisième hypothèse suppose des litiges relativement peu nombreux et pour une grande part arrangés à l’amiable. Elle correspond non seulement à des droits de propriété intellectuelle évoluant dans le sens de davantage de simplicité et de clarté mais aussi à une forte capacité des acteurs socio-économiques à régler entre eux leurs éventuels contentieux, grâce à un système judiciaire qui s’y prête et permet d’éviter les procès ou de les écourter, notamment via des formes appropriées d’arbitrage et de médiation ou encore à travers des dispositifs tels que l’action déclaratoire de non contrefaçon. H24 : Des litiges relativement nombreux et pour une grande part arrangés à l’amiable Un quatrième cas de figure, enfin, fait l’hypothèse de litiges relativement nombreux et pour une grande part arrangés à l’amiable. La croissance du nombre de litiges tient pour l’essentiel aux PME. Le système judiciaire, peu efficace, a alors du mal à y faire face et les tribunaux sont engorgés, ce qui pousse les justiciables à régler leurs différends entre eux. Une grande part des litiges peut également être résorbée par un plus grand recours à un dispositif tel que les licences obligatoires, ce qui renvoie en partie au rôle de la politique de concurrence. 93 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Deuxième partie : L’évolution des pratiques Comme l’a montré la première partie, la propriété intellectuelle relève en partie d’une dynamique qui lui est propre et qui procède d’une logique assez largement juridique. Si, pour cette raison et pour la commodité de la présentation, l’évolution du cadre institutionnel peut être analysée avant celle des pratiques, ceci ne saurait toutefois signifier qu’il faille s’en tenir à une causalité univoque allant de la première vers la seconde. Il est en effet bien évident que les aspects juridiques qui ont été examinés jusqu’à présent ne constituent pas seulement des déterminants, c’est-à-dire des éléments déclencheurs et doivent être considérés eux-mêmes aussi comme une conséquence ou un reflet de nouveaux besoins et de nouvelles pratiques socio-économiques. Pour en juger, il est choisi de se référer successivement à trois grands types d’acteurs ou de domaines avec, tout d’abord, la sphère socioculturelle – dans ses rapports aux nouvelles technologies – (chapitre 4), puis les stratégies d’entreprise (chapitre 6) et enfin le monde de la recherche (chapitre 6). Chapitre 4. Les enjeux socioculturels notamment face aux nouvelles technologies Vis-à-vis des questions de propriété intellectuelle, les aspects socioculturels jouent dans l’ensemble un rôle aussi moteur que les questions juridiques. L’évolution des normes juridiques, au sens du droit positif, se révèle en effet être très largement le produit de choix de société car elle dépend assez étroitement du degré d’acceptabilité de ces normes par la société. A titre d’exemple, pour la question de savoir quelle est l’étendue du champ appropriable ou protégeable au titre de la propriété intellectuelle, en Europe, l’élément critique sur le plan prospectif porte sans doute moins sur l’état du droit que ce que la société est prête à accepter demain. Dans le cas du génome humain ou dans celui des inventions mises en œuvre par ordinateur, le débat sur la brevetabilité se focalise ainsi surtout sur des considérations d’ordre éthique ou philosophique, même s’il fait par ailleurs intervenir aussi des logiques politiques, juridiques, économiques, scientifiques et technologiques. Quant au progrès scientifique et au changement technologique, ils peuvent eux-mêmes être considérés comme assez largement tributaires de la sphère « sociétale ». Au delà de ces remarques générales, certes, les enjeux socioculturels et technologiques sont a priori difficiles à cerner et, en particulier, les éléments permettant d’apprécier ou de quantifier les questions de perception sociale font trop souvent défaut. Si la société dans son ensemble et l’état de la technique ne se laissent pas aisément appréhender, il est cependant possible de mettre en avant un certain nombre d’éléments critiques les plus susceptibles de modifier le rôle de la propriété intellectuelle. Ces éléments concernent successivement les nouveaux défis posés à la propriété intellectuelle par le changement technologique (section I.), le développement des modèles « libres » de biens immatériels (section II.), les attitudes des consommateurs vis-à-vis des signes distinctifs (marques, indications géographiques, etc.) (section III.) et, enfin, le degré de contestation de la société civile vis-à-vis des valeurs de la propriété intellectuelle et des institutions qui la gèrent (section VI.). I. Les nouveaux défis posés à la PI par le changement technologique Pour le système de la propriété intellectuelle, le principal défi actuellement posé par les mutations technologiques concerne sans doute l’extension des réseaux numériques ouverts. L’essor d’Internet figure en particulier parmi les plus grands défis qui s’adressent de nos jours au domaine du droit d’auteur et des droits voisins. Ceci vaut notamment dans la mesure où, à bien des égards, les règles d’interdit encore en vigueur sont mises à rude épreuve par la banalisation de pratiques souvent qualifiées de « piratage » numérique et concernant les diverses sortes de biens informationnels, au-delà des traditionnels biens littéraires et artistiques. Avec la révolution numérique, l’essor contemporain de ces biens immatériels implique en effet non seulement une formidable capacité de diffusion mais aussi de très grandes difficultés d’appropriabilité. 93 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Le fait est qu’avec l’entrée dans l’ère du numérique, le stockage n’est plus guère nécessaire que dans des conditions très temporaires. Par suite, la dimension fondamentale devient celle de l’accès, comme l’a souligné l’économiste Jeremy Rifkin1. Au-delà de cette logique de l’accès, il faut ici insister sur l’importance prise désormais par les questions touchant au contrôle de l’accès. En effet, autant l’ère de l’analogique a reposé sur un système de contrôle de la copie, autant le numérique se fonde désormais plutôt sur une logique de service et de contrôle de l’accès. Compte tenu des considérables enjeux économiques, juridiques et techniques qui en découlent, pour les industries de la culture et de l’information, ceci nécessite de souligner l’importance croissante prise par les échanges peer-to-peer – c’est-à-dire de pair à pair ou « poste à poste » – parmi les canaux de diffusion. Ceci conduit en outre à présenter les principales parades actuellement à l’œuvre ou en discussion, qui passent en particulier par la mise en place de mesures de protection technique sur les supports et de systèmes numériques de gestion des droits. Les divers problèmes posés par ces dispositifs impliquent aussi d’aborder ensuite la portée et les limites des autres solutions actuellement débattues, notamment en termes de licence légale ou « globale ». Avant d’y venir, il convient d’exposer les raisons pour lesquelles, par rapport au domaine du droit d’auteur et des droits voisins, le monde du brevet peut être considéré comme beaucoup moins directement susceptible d’être bouleversé, à moyenne ou longue échéance, par le renouvellement technologique, même s’il est possible de s’interroger sur la nature et le rythme d’innovations technologiques pouvant remettre en cause la protection de la propriété industrielle. 1. L’incidence des nouvelles technologies sur le système des brevets a. Des problèmes du fait de l’apparition de nouveaux champs technologiques ? La question se pose avant tout de savoir si les changements technologiques à venir sont susceptibles de réduire le rôle du brevet dans certains domaines. Il semble qu’il faille y répondre positivement mais qu’une telle évolution ne soit guère problématique. Pour lutter contre certaines maladies, à titre d’exemple, il est envisageable que les progrès réalisés, d’ici 2020, en biologie, en médecine ou en agronomie, permettent de concevoir et de mettre en place des solutions efficaces, peu coûteuses et n’ayant pas vocation à être protégées par la PI. Du fait de l’homéopathie, de meilleurs vaccins ou en raison d’un meilleur enseignement de la médecine, le recours à des médicaments brevetés pourrait ainsi être rendu superflu dans certains domaines. Ceci ne fait cependant que refléter la logique traditionnelle du changement technologique qui, à l’inverse, devrait faire éclore de nouvelles technologies susceptibles d’être protégées par le brevet. En ce sens, le système des brevets lui-même ne devrait donc pas se trouver véritablement remis en cause par le renouvellement technologique. Une mise en perspective historique s’impose sur ce type de question. Il convient en effet de rappeler que, dans l’histoire du brevet, il a été affirmé de façon récurrente que le brevet n’est pas adapté à tel champ technologique en émergence : la chimie au XIXe siècle, puis le domaine des médicaments, jusqu’au milieu du XXe siècle puis celui de la génétique, dans la période actuelle. Pendant tout ce temps et depuis l’époque des Lumières, la philosophie originelle du brevet n’en a pas moins été préservée, pour l’essentiel. b. Des difficultés à appliquer les critères de brevetabilité traditionnels aux nouvelles technologies ? Ceci étant, cette philosophie originelle semble souvent de plus en plus difficile à appliquer, en particulier sur le plan des critères de brevetabilité. Ainsi, le critère de la nouveauté se révèle parfois fort délicat à apprécier, en particulier aux Etats-Unis, dans des domaines tels que le logiciel ou les méthodes d’affaires (business methods), pour lesquels l’état de l’art à l’échelle de la planète est peu connu. Il en est de même en bioinformatique, ce qui complique fortement la tâche des examinateurs, dans les offices de brevet2. Le critère de l’inventivité pose des problèmes similaires. Dans le domaine des biotechnologies, des organismes tels que l’Institut Pasteur lancent ainsi parfois des procédures d’opposition contre des brevets relatifs à tel ou tel gène, et pour lesquels il est reproché au breveteur de se contenter d’exploiter l’existant et de ne pas avoir au préalable déployé suffisamment d’activité inventive. Le fait est que les recherches effectuées depuis une trentaine d’années ont produit des bases de données permettant désormais d’associer, en mettant en œuvre un ordinateur et sans grande activité inventive, telle portion de tel génome 1 Cf. Rifkin, J., L’âge de l’accès, La Découverte, Paris, 2000. La bioinformatique est la discipline qui consiste à analyser l’information biologique, principalement sous la forme de séquences génétiques et de structures de protéines. Voir les analyses présentées par Ian Cockburn, Current and future policy in IP: the case of bioinformatics, lors du séminaire du réseau EPIP (European Policy for Intellectual Property) sur le thème « European Policy and IP: history and economics », le 1er octobre 2004, à l’Université Paris Dauphine. 2 94 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 à tel type de fonction. Dès lors, isoler un gène et décrire sa fonction ne constitue désormais plus un exploit. Or une information triviale, évidente, ne constitue théoriquement pas une invention digne d’être brevetée. Ceci étant, la question du « saut inventif » (inventive step) dépend en fait du domaine considéré. Dans certains cas, il peut s’agir non pas d’un grand saut mais de petits sauts cumulés. Dès lors, si l’application du critère de l’inventivité peut évoluer en fonction de l’évolution technologique, cette situation n’entraîne toutefois pas de perturbation majeure pour le système du brevet. Au fond, certes, il est nécessaire de conditionner l’attribution d’un brevet au respect d’un certain nombre de critères mais il faut bien admettre que la manière d’appliquer ces critères évolue dans le temps. En outre, et au delà des brevets, il est également pensable d’envisager d’autres outils de propriété intellectuelle, dans les cas où il n’y a pas d’invention, ce qui rejoint notamment le débat – déjà présenté précédemment1 – sur la protection des savoirs-faire traditionnels. En tout cas, l’idée selon laquelle un brevet se justifierait par le fait que l’invention concernée a nécessité beaucoup de recherches et de dépenses d’investissement constitue sans aucun doute une idée fausse. De façon liée, si le critère d’inventivité peut être appliqué de façon plus ou moins lâche selon les technologies et les époques, il se peut qu’à l’avenir, il soit appelé à jouer un rôle moindre que le critère de l’utilité – selon la conception américaine – ou bien celui de l’apport technique – selon la conception européenne. Ceci revient à rappeler que le brevet résulte en effet, sinon d’un véritable « contrat » au sens juridique, du moins d’une sorte d’échange entre un inventeur et la société. Par suite, l’invention, pour être digne d’être brevetée, doit surtout constituer un apport socio-économique, via une contribution à la connaissance, quelles que soient les conditions dans lesquelles elle a été réalisée. Une illustration de ce débat est fournie par les recherches en épigénétique (encadré 19, ci-dessous) Encadré 19 : Vers une remise en cause de la brevetabilité des gènes du fait de la recherche en épigénétique ? Sachant que les modifications épigénétiques2 constituent l'un des fondements de la diversité biologique et sont plus fréquentes que les mutations classiques de l’ADN, les recherches en épigénétique remettent partiellement en question l’idée, actuellement dominante, selon laquelle il existerait une correspondance très étroite entre un gène, une protéine et une fonction biologique précise. En effet, les avancées dans ce domaine mettent en avant qu’un gène donné est en fait dépendant de son environnement et donc de l’ensemble de l’organisme considéré. Par suite, un gène ne saurait être considéré comme un élément isolé de son contexte. Est-ce à dire que, d’ici 2020, les avancées dans ce domaine pourrait conduire à reconsidérer les principes qui soutiennent actuellement la brevetabilité des gènes ? Le fait est qu’à bien des égards, le récent décryptage du génome humain peut être considéré comme un relatif échec scientifique et technologique, dans la mesure où il ne débouche que sur peu de résultats pratiques. Cette fois encore, le problème de fond, à savoir que les propriétés imputées à tel gène et à ses applications puissent se révéler inopérantes, ne représente cependant pas une grande nouveauté pour le système des brevets. En effet, il y a toujours eu des cas d’inventions brevetées qui se révèlent de peu d’intérêt, après coup. La dépense intellectuelle ou financière qui a pu être consentie au préalable se révèle alors vaine. Ceci fait en quelque sorte partie du jeu. Certes, le fait de délivrer des brevets de qualité douteuse peut également se révéler néfaste pour la société dans son ensemble, dans les cas où, avant que des tiers ne se soient aperçus que les inventions (brevetées) considérées sont défectueuses, les titulaires des brevets concernés ont perçu des redevances. Ceci étant, des inventions brevetées sans grande valeur à un moment donné peuvent ultérieurement se révéler utiles au plan socio-économique, par un effet d’accumulation au fil du temps. Une prolifération de brevets de faible qualité peut également refléter une incapacité des offices de brevet à faire face à un excès de demandes de brevet. Une telle situation doit-elle pour autant être considérée comme une fatalité, devant laquelle lesdits offices seraient impuissants et qui conduirait nécessairement à sa perte le système des brevets ? Le fait est qu’actuellement, dans la plupart des pays, les offices se trouvent largement engorgés, c’est-à-dire ont du mal à faire face à l’afflux des demandes de brevets, de sorte que l’un de leurs principaux mots d’ordre réside désormais dans la maîtrise de la charge de travail (« mastering the workload »). Aux Etats-Unis, depuis deux ou trois ans, ces problèmes sont même devenus tels que les entreprises sont désormais favorables à une augmentation des taxes des offices, en contrepartie d’une amélioration des aspects qualitatifs, c’est-à-dire en échange d’un assainissement du 1 Voir, ci-avant, la section I. du chapitre 1. Le terme épigénétique désigne « les modifications transmissibles et réversibles de l'expression des gènes et ne s'accompagnant pas de changements des séquences nucléotidiques » (définition de l’encyclopédie libre Wikipedia). 2 95 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 système1. Cette possibilité de relèvement des taxes conduit cependant aussi à souligner que le système des brevets peut être régulé, en cas de déséquilibre trop flagrant. Au fond, si le système du brevet apparaît ainsi relativement robuste et adaptable, face au changement technologique à venir, celui du droit d’auteur et des droits voisins semble par contraste nettement plus menacé et ce, dès à présent. 2. Les enjeux de la révolution numérique dans le champ du droit d’auteur et des droits 2 voisins Toutes les conséquences n’ont pas encore été tirées des profonds bouleversements induits par la numérisation, qui peuvent aller jusqu’à remettre en cause les fondements mêmes de la propriété littéraire et artistique. a. Les bouleversements induits par l’essor des réseaux numériques Depuis environ un quart de siècle et surtout depuis l’avènement d’Internet, l’arrivée de l’ère numérique représente un véritable changement de paradigme, voire une sorte de révolution3 et ce, tant pour les industries concernées que pour la propriété littéraire et artistique. Ainsi, l’essor de l’immatériel et, corrélativement, la perte d’importance des supports matériels ont déjà frappé de plein fouet l’industrie de la musique. Ils concernent de plus en plus celle du cinéma, de la télévision ou du logiciel et, à terme, devraient toucher l’ensemble des industries de la culture et de l’information. Ils posent des problèmes de rémunération et donc d’incitation, pour ce qui concerne la production et la création, dont les coûts restent importants. Les profonds changements qui en découlent se révèlent parfois très problématiques et ce, non seulement sur le plan des méthodes de production, de distribution et d’organisation économique mais aussi concernant les soubassements mêmes de la propriété littéraire et artistique que constituent le droit de reproduction et le droit de représentation. Pour les industries de contenu, le passage au numérique rend évidemment plus difficile l’appropriabilité des rémunérations par le contrôle de la reproduction et de la représentation. Cette mutation débouche sur un phénomène d’hyper-reproductibilité car elle permet des facilités de copiage démultipliées en termes de qualité et à un coût marginal quasiment nul. De même, le droit de représentation tend à se diluer sur Internet, comme l’illustre le fait que les oeuvres et biens informationnels peuvent désormais être accessibles non seulement du fait de systèmes de diffusion spécifiques (webradio ou autre type de webcasting) ou simultanée sur plusieurs médias (simulcasting), par la mise en ligne de flux en continu (streaming) mais aussi par le biais d’échanges de pair à pair (peer to peer), c’est-à-dire par téléchargement croisé. Or, avec l’augmentation des connexions à haut débit, les temps de téléchargement ont été sensiblement réduits, ce qui permet d’accéder beaucoup plus rapidement à toutes sortes de fichiers numériques. De plus, ces divers modes de diffusion sont réalisés tantôt avec l’aval des titulaires, tantôt sans leur autorisation. En outre, ils émanent souvent d’entités établies à l’extérieur du territoire national, ce qui limite la possibilité de les réguler à l’échelle de la France. Pour toutes ces raisons, les différents modes de mise à disposition permis par les réseaux numériques multiplient les difficultés de contrôle des biens informationnels. b. Les problèmes particuliers posés par les échanges de pair à pair (peer to peer ) Ces difficultés sont de nos jours particulièrement aiguës pour les réseaux d’échange de pair à pair (peer-topeer). Ces échanges concernent non seulement des contenus relevant de la propriété littéraire et artistique au sens traditionnel (musique, cinéma, etc.) mais aussi des acteurs du monde des télécommunications, du logiciel et de l’électronique, pour lesquels de plus en plus de projets de recherche et développement se fondent sur sur logiques de peer-to-peer, qui permettent aussi de partager des ressources de calcul, de stockage, de transmission, etc. Ces échanges ont en effet la particularité de relever non pas d’architectures client/serveur mais d’une configuration dans laquelle chaque partie prenante constitue à la fois un client et un serveur. Ceci revient à dire que chaque utilisateur occupe potentiellement une fonction d’éditeur, alors 1 Les firmes réclament également que l’USPTO affecte ses recettes à ses propres besoins, c’est-à-dire arrête d’alimenter les caisses des budgets fédéraux. Cf. l’article de l’ex-patron de l'USPTO, Bruce A. Lehman « Don't Fear Software Patents », Wall Street Journal, 31 août 2005. 2 Cette sous-section se fonde très largement sur les analyses présentées par P. Chantepie (Ministère de la Culture et de la Comunication) devant le groupe PIÉTA, le 3 mai 2004, ainsi que sur le texte suivant : Chantepie, P., Analyses économiques de la communication de contenus numériques sur les réseaux – DRMs ou/et Peer-to-Peer : appropriabilité de revenus et financement de la création, rapport n° 2004-46 de l’Inspection générale de l’administration des affaires culturelles, Ministère de la Culture et de la Comunication, Paris, octobre 2004. 3 Cf. l’analyse du professeur P. Sirinelli (Université Paris 1), dans le cadre du colloque UNESCO/BNF, sur le thème « Les droits d’auteurs et droits voisins dans la société de l’information », Paris, 28 nov. 2003 (p. 8 du rapport de synthèse). 96 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 que cette dernière a très longtemps été réservée à des professionnels, c’est-à-dire des spécialistes en matière de sélection de talents, de définition des publics, de gestion des contrats, etc. Si les échanges peer-to-peer tendent à marquer une proportion croissante de la production et de la distribution numérique, leur impact demeure encore très contrasté selon les secteurs considérés (encadré 20). Encadré 20 : L’impact des échanges peer-to-peer : de fortes différences sectorielles Le cas de la musique A bien des égards, le secteur de la musique a occupé la ligne de front du combat mené par les industries culturelles face à l’essor des réseaux numériques. En la matière, le choc a été d’autant plus rude que la France, parmi les pays industriels comparables, a constitué l’un des derniers à avoir connu la crise qui frappe le monde du disque depuis quelques années, ce qui renvoie sans doute au fait que l’accès au haut débit s’est développé de façon relativement tardive, dans notre pays. En tout cas, le marché du disque a cessé de croître, en valeur, et tend même à décroître1. Pour autant, il reste difficile d’évaluer précisément l’impact économique exercé par les échanges peer-to-peer sur ce marché. Selon les cas, les diverses études disponibles2 divergent à ce propos mais il semble raisonnable de chiffrer à un quart la part de la baisse due au peer-to-peer et la situation diffère selon qu’il s’agit de la musique ou du cinéma. Le secteur de la musique enregistrée, qui devra en outre s’accommoder du développement de la radio numérique, a cependant déjà montré qu’il sait vivre avec des supports ou modes de distribution « concurrents », dont principalement la radio hertzienne classique, qui constitue même un élément majeur de son développement. Par suite, le peer-to-peer ne doit pas forcément être considéré comme une fuite hors du circuit de cette filière. Plusieurs éléments donnent à penser que les entreprises – et en particulier les majors – de la filière musicale n’ont guère su anticiper une mutation technologique qui tend à faire d’Internet un vecteur de distribution majeur et qui a pourtant été annoncée d’assez longue date3. Les acteurs de cette industrie s’en défendent toutefois et rétorquent que le « piratage » et, en ce sens, l’existence d’une filière « gratuite » empêchent au fond de s’accomplir leur nécessaire mutation, via l’offre légale, c’est-à-dire payante. Le cas du cinéma Dans le domaine du cinéma, les échanges peer-to-peer ont exercé des effets plus récents, en partie différents mais pas forcément moins préoccupants. Ainsi, ils contribuent sans doute à la forte baisse récemment constatée sur le marché du DVD. Le fait est que, dans le secteur du cinéma, les téléchargements sont déjà très nombreux et que la chaîne de distribution est infiniment plus complexe puisqu’elle est fondée sur ce qu’il est convenu d’appeler la chronologie des médias, c’est-à-dire sur des sorties décalées dans le temps pour les différents canaux de distribution (salles, télévision payante, DVD, télévision hertzienne, etc.). Or cette chronologie est fortement menacée par des risques de piratage stricto sensu, soit en amont du film (dans les laboratoires de production), soit à la première distribution dans les salles. Par suite, il est probable qu’elle tendra à l’avenir à se rétrécir fortement sous cette menace. Ceci est attesté par l’exemple du dernier film du réalisateur américain Steven Soderbergh (« Bubble »), qui est sorti en janvier 2006 au cours de la même semaine en salle, en DVD et sur Internet, via le circuit légal de la vidéo à la demande (VAD). Il en découle qu’il y a urgence à réguler ces problèmes, qui, couplés au développement du home cinema, risquent d’affecter rapidement tant les salles de cinéma que les télévisions payantes et les chaînes commerciales hertziennes. Le cas de l’édition littéraire Actuellement, les problèmes économiques posés par les réseaux peer-to-peer sont moindres dans le domaine de l’édition littéraire. Ceci tient en partie au fait que, pour l’instant, la définition du papier demeure sans commune mesure avec celle des écrans d’ordinateur, qui ne permet guère de lire un livre. Ceci étant, les échanges peer-to-peer posent déjà de très sérieux problèmes dans certains domaines éditoriaux tels que les bandes dessinées ou encore certains ouvrages de références publiés en langue anglaise (dictionnaires, encyclopédies, etc.), qui intéressent un large public. Dans ce débat, la notion de peer-to-peer évoque presque systématiquement celle de « piratage ». En luimême, le peer-to-peer n’est pourtant qu’une technique, que les tribunaux ont longtemps hésité à déclarer illégale à l’occasion d’un procès impliquant des activités de contrefaçon4 et qui peut être utilisée pour de nombreux usages positifs, à commencer par Internet, dont le protocole de base est lui-même un protocole 1 Selon le Syndicat national de l'édition phonographique (Snep), le marché français de la musique enregistrée avait en quatre ans baissé en valeur de 42%, début 2006 et les ventes numériques ne constituaient encore que 5 % de ce marché (source : La Tribune, édition électronique du 15 septembre 2006). 2 A ce propos, voir Lange, A., L’impact du piratage sur l’industrie audiovisuelle – Les sources d’information économique et statistique sur la piraterie matérielle et sur les échanges de fichiers, document de travail de l'Observatoire européen de l’audiovisuel (OEA) pour la conférence « Nouvelles technologies et piratage : les industries audiovisuelles en question », organisée dans le cadre de la Présidence française de l'OEA, Paris, 18/06/04. 3 Pour un plaidoyer précoce en faveur d’indispensables adaptations pour faire face à la montée en puissance de l’économie numérique, concernant la filière musicale, voir Brousseau, E. et Moati, P., L’économie du droit d’auteur et des droits voisins dans la filière musicale, étude réalisée par le CREDOC pour le ministère de la Culture (Département des Etudes et de la Prospective), décembre 1997. 4 Au moins deux jugements négatifs ont toutefois été rendus à l'encontre de réseaux peer-to-peer, dont celui de la Cour Suprême américaine concernant Grokster en juin 2005 et celui de la justice australienne contre Kazaa, en septembre 2005 (en première instance). 97 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 peer to peer1. Il faut donc s’abstenir de confondre une technique juridiquement neutre avec un usage illicite de cette technique, qui consiste à échanger des contenus pouvant être considérés comme contrefaits. En effet, dès lors que les réseaux peer to peer se fondent sur une logique de redistribution de copies numériques hors du cadre privé, ils posent ipso facto un problème de contrefaçon. Le fait est que si un doute peut subsister dans certains cas sur le bénéfice de l’exception de copie privée à l’article L 122-5 du code de la propriété intellectuelle, lorsqu’un utilisateur se contente d’effectuer un acte de « téléchargement descendant » (download)2, il semble aujourd’hui que l’utilisation de systèmes peer-to-peer de type eMule ou BitTorrent3 conduise en même temps à faire du « téléchargement montant » (upload) : la copie par téléchargement implique simultanément de donner un contenu en échange, en le reproduisant sans l’autorisation des ayants droit et donc de façon contrefaisante. En outre, les réseaux peer-to-peer comportent actuellement d’autres inconvénients pour les internautes eux-mêmes, tels que l’absence de fiabilité des fichiers véhiculés (virus, mauvaise qualité de la copie, leurres). Plus encore, ils ne présentent que l’apparence de la gratuité. Cette gratuité n’est en effet qu’illusoire car l’accès aux contenus véhiculés sur Internet nécessite en fait de multiples autres dépenses, notamment en matériel informatique et en abonnement aux fournisseurs d’accès sur Internet. Enfin et surtout, les échanges peer-to-peer posent de très sérieux problèmes économiques pour les ayants droit et, en fin de compte, pour l’ensemble des filières concernées. Le principal découle de ce que les principaux systèmes de peer-to-peer (Napster à partir de 1998 puis Kazaa, eDonkey, eMule et aujourd’hui Freenet, GNUnet, etc.) présentent des « failles de marché », surtout dans la mesure où ils débouchent sur d’importants phénomènes de « passager clandestin », dès lors qu’ils sont propices à des comportements de « piratage ». En ceci, de telles évolutions peuvent être considérées comme préoccupantes, dans la mesure où elles affectent les rémunérations afférentes à différentes parties de la chaîne des droits. 3. Les parades en cours via le développement de l’offre légale Face à ces menaces, les parades déjà à l’œuvre ou à l’essai actuellement passent surtout par la mise en place d’une offre légale payante, par le renforcement de la propriété littéraire et artistique en tant que droit exclusif, via le développement de dispositifs de contrôle de la copie et des utilisations, ainsi qu’à travers des dispositifs complémentaires relevant d’un mélange d’information, de dissuasion et de répression. a. L’essor tardif mais relativement prometteur d’une offre légale payante A moyen/long terme, comme l’expliquent certains experts, assurer la rentabilité des réseaux numériques et le développement des contenus, via le développement de l’offre légale, nécessite notamment de renforcer le consentement à payer des consommateurs4. Techniquement, cette offre légale peut passer par différents modèles économiques. Il peut s’agir de téléchargement – sur le modèle de la plate-forme iTunes d’Apple – ou bien de permettre l’écoute en ligne (streaming) de titres à la demande, dans les deux cas avec une tarification à l’acte ou par abonnement. De nos jours, ce marché de la diffusion légale n’a pas encore atteint son stade de maturité. Il souffre très largement de la concurrence de l’offre « gratuite » disponible via les réseaux peer-to-peer et les modes de rémunération indirects (dont la publicité) demeurent insuffisants pour assurer la rentabilité attendue. Jusqu’à présent, même la firme Apple – pourtant leader sur le marché de la musique légale en ligne – ne dégage pas de bénéfices avec sa boutique de téléchargement en ligne iTunes car à la fois le volume et la marge5 sont faibles ; pour elle, iTunes constitue surtout un produit d’appel pour son très rentable baladeur iPod. En outre, les industries musicales et cinématographiques ont tardé à mettre en place une offre légale 1 De nombreux auteurs insistent sur le fait que la structure end-to-end du réseau Internet (c'est-à-dire aussi le fait que l'intelligence soit dans les applications et non dans les réseaux) est à l'origine de ses grandes capacités innovatives. Cf. Lessig, L., The future of ideas. The fate of the commons in a connected world, Vintage, 2002. 2 Une certaine insécurité juridique subsiste puisque plusieurs décisions de jurisprudence, en particulier au Canada, en ont considéré certaines comme licites, en assimilant certaines opérations de download à des actes de copie privée. 3 A cet égard, il est symptomatique que le créateur de BitTorrent, initialement logiciel de partage gratuit, ait récemment décidé de convertir son système en service payant de distribution en ligne, tout en passant des accords avec la MPAA (Motion Picture Association of America), en novembre 2005, puis avec la société Warner Bros, en mai 2006 (cf. l’article d’Yves Eudes « L’as du Web gratuit se met au payant », Le Monde, 25 janvier 2006, p. 3, ainsi que l’article de Laurent Mauriac « Warner pactise avec les pirates du Net », Libération, 10 mai 2006, p. 20). 4 Cf. Bomsel, O., Le Blanc, G., "Distribution de contenus sur Internet - Analyse économique des remèdes au contournement des droits de propriété intellectuelle", note de travail, CERNA (Ecole des Mines de Paris), 8 mars 2004. 5 Cette remarque vaut tout du moins avec le prix de vente initialement pratiqué de 0,99 $ par titre, sachant que le prix en France se situe désormais entre 1 euro et 1,25 euro, selon les plateformes utilisées. 98 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 attractive, en préférant privilégier l’écoulement des productions classiques sur support tangible. Pour l’utilisateur, l’offre « autorisée » apparaît encore souvent non seulement onéreuse mais aussi insuffisamment diversifiée et trop parcellaire – en raison de la segmentation des répertoires – et peu conviviale – du fait de ses carences éditoriales. Faisant actuellement trop largement défaut sur Internet, le développement de véritables logiques éditoriales devrait cependant permettre de stimuler les réseaux numériques légaux, y compris sous la forme de plates-formes particulières de peer-to-peer, par exemple consacrées à tel ou tel type de musique spécifique ou bien à l’exploitation du domaine public. S’il tend à s’amoindrir dans le domaine musical1, ce retard persiste davantage dans le domaine de l’audiovisuel et notamment dans celui du cinéma, du fait du souci de respecter la chronologie des médias déjà mentionnée, afin de préserver les marchés du vidéogramme et de la télévision à péage. Bien qu’assez tardif et difficile, le développement d’une offre légale attractive semble en train de se produire et peut être qualifié de prometteur. Au Royaume-Uni et en Allemagne, les deux plus importants marchés européens en matière de contenus numériques, le nombre d’internautes qui téléchargent de la musique en ligne est désormais plus élevé par la voie légale que par la voie des échanges « gratuits » peer-to peer, alors que la situation demeure inverse en France, en Espagne et en Suède, selon une enquête effectuée par la Fédération internationale de l'industrie phonographique (IFPI) en novembre 20052. Un rapport de l’Observatoire européen des technologies de l’information estime même que, dans le secteur de la musique enregistrée, de la vidéo et des jeux vidéo, le vente de contenus en ligne dans les pays d’Europe de l’Ouest devrait passer d’un chiffre d’affaires d’environ 3 milliards d'euros en 2005 à près de 16 milliards en 20083. c. Davantage de contrôle de la copie, en amont, et des utilisations, en aval (l’enjeu des DRM) Dans les termes actuels, ce développement de l’offre légale passe par un renforcement de la propriété littéraire et artistique en tant que droit exclusif. Le caractère exclusif de ces droits se justifie ainsi par le souci de permettre des conditions suffisantes sur le plan de l’appropriabilité des revenus. En d’autres termes, il s’agit de garantir la rémunération des ayants-droit, tout au long d’une chaîne de droits allant des auteurs et artistes-interprètes, qui apportent leurs œuvres et leurs interprétations, jusqu’aux exploitants – éditeurs et producteurs –, qui sont titulaires de droits connexes en tant qu’auxiliaires de la création et se voient rémunérés en fonction de la contribution qu’ils ont apportée par leurs investissements. Cette volonté de contrôler les modes d’exploitation des contenus considérés, via la maîtrise de leur distribution, implique des moyens d’ordre à la fois technique et juridique. Elle se traduit par la mise en place de ce qu’il est convenu d’appeler les systèmes de gestion numérique des droits (digital rights management : DRM), parfois aussi appelés mesures techniques de protection (MTP) (encadré 21, cidessous). Encadré 21 : Le rôle des systèmes de gestion numérique des droits (DRM)4 Les systèmes de gestion numérique des droits (Digital Rights Management : DRM) constituent de nouveaux systèmes techniques de distribution protégée. Dans l’univers numérique, ils permettent aux ayants-droit de contrôler la distribution des contenus, par voie numérique, jusqu’aux consommateurs et ce, potentiellement de manière plus systématique, voire à un coût moindre qu’avec les moyens techniques disponibles précédemment, dans l’ère analogique. Ces dispositifs propriétaires ne sont ainsi que la traduction technique d’un mode d’exploitation des droits exclusifs. Le fonctionnement d’un DRM est à peu près le même dans tous les cas. Le point de départ réside dans l’encodage de l’œuvre et des droits d’usage. Ce système est surtout fondé sur le cryptage, soit sur carte à puce (protection forte), soit par un logiciel (protection moins forte mais plus facilement renouvelable). D’un côté, il s’agit de contrôler les possibilités de reproduction en amont. Le but vise en général à limiter le plus possible le nombre de copies numériques, dont la qualité est identique à celle des originaux. L’objectif est parfois de protéger complètement le support, c’est-à-dire sans laisser aucune possibilité de copie, comme dans le cas du DVD vidéo et du DVD audio (bien que l’un et l’autre puissent techniquement permettre la copie), ainsi que dans celui du 1 Certes, selon l’institut GfK, l’offre légale ne représentait encore en France que 2 % du total des fichiers musicaux téléchargés sur Internet, en 2005 ; cf. l’article « Les DRM accusés de freiner le développement de la musique en ligne », Les Echos, 5 déc. 2006, p. 33. Aux Etats-Unis, toutefois, près de 20 % des chansons vendues par un groupe tel que Warner Music le sont de nos jours en ligne, sous format numérique ; cf. l’article « Warner Music : le numérique compense la baisse des ventes », Les Echos, 4 décembre 2006, p. 26. 2 Voir l’IFPI European Digital Music Survey, réalisé auprès d’un échantillon de 3 929 internautes adultes choisis au hasard et rendu public le 19 janvier 2006 (http://www.ifpi.org/site-content/press/20060119c.html). 3 Cf. la conférence de presse de Bruno Lamborgini, président de l’European Information Technology Observatory (EITO), à Bruxelles, le 1er mars 2005. 4 Cet encadré s’appuie notamment sur les propos tenus par Philippe Chantepie (Ministère de la Culture et de la Comunication) et de Lionel Thoumyre (Forum des droits sur l’internet) au CGP, devant le groupe PIETA, le 3 mai 2004. 99 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 SACD, format développé par Sony et Philips (en l’espèce, les systèmes de cryptage des fichiers et du support interdisent toute copie). L’ancien support classique, le CD audio, n’a en revanche pas été conçu originellement pour être protégé contre la copie, ce qui a débouché sur un problème de contrefaçon massive, via les ordinateurs personnels et Internet. Concernant le CD – voire désormais aussi le DVD, puisque ce dernier est donc également devenu copiable sur le plan technique –, les possibilités de copie sont toutefois limitées, voire interdites, par la législation. De l’autre côté, l’enjeu porte sur le contrôle des utilisations, en aval. Le DRM considéré définit alors un périmètre d’utilisation pour l’utilisateur, en fonction des supports ou des modes d’accès. Les ayants droit peuvent soit permettre un accès limité soit permettre des copies (en tel et tel nombre pour tel ou tel usage), des prêts (pour telle ou telle durée), des copies analogiques et des passages entre les éléments de lecture, selon le degré d’interopérabilité choisi. Il existe en effet un public réticent à recourir aux aléas des réseaux peer-to-peer – même si c’est gratuit – et préférant payer pour se procurer tel ou tel contenu de qualité, avec un gain de temps et dans un cadre légal. Ce constat fonde le modèle économique de la télévision payante : une bonne part du public est prête à payer un service à la demande avec des contenus spécifiques, même si ceci implique un DRM tel que le décodeur de Canal + ou de TPS. Du reste, dans la mesure où chacun n’est pas abonné à une chaîne de télévision payante de ce type, il est fort douteux qu’il soit souhaitable d’étendre ce modèle à l’ensemble de la distribution des contenus en ligne. Non sans raison, les partisans des DRM expliquent qu’a contrario, l’absence complète de DRM et, en ce sens, un développement débridé d’échanges peer-to-peer présentant l’apparence de la gratuité et hors du cadre légal empêcherait tout réel essor de l’offre légale. d. Répression, dissuasion et prévention comme dispositifs complémentaires Afin de recouvrer le contrôle de la distribution des œuvres et de rendre plus crédible le développement de l’offre légale, les ayants droit explorent également la piste des poursuites judiciaires contre les internautes qui échangent massivement des fichiers par les réseaux de peer-to-peer. Il s’agit de la sorte d’une logique puisant à la fois dans la répression et dans la dissuasion, dans la mesure où les procédures judiciaires en question se veulent à valeur d’exemple. Depuis plusieurs années, une stratégie similaire a été menée aux Etats-Unis, où l’arsenal juridique permet ce type de poursuite et où les procès similaires se comptent déjà par milliers, notamment à l’instigation de la Recording Industry Association of America (RIAA). En France, elle n’a été appliquée que plus tardivement. Le premier tribunal français prononçant des condamnations pour téléchargement en ligne de ce type de contenu a été celui de Vannes. Le 29 avril 2004, à la suite d’une plainte de l’Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA), il a condamné des internautes pour avoir illégalement distribué et/ou échangé des contenus culturels (films, jeux vidéo, logiciels, musique) sous forme de CD-Rom et sur Internet. Les peines prononcées portent sur plusieurs milliers d'euros et vont de trois mois de prison avec sursis (et dix-huit mois de mise à l'épreuve) à un mois de prison, toujours avec sursis. Depuis lors, toutefois, le nombre d’internautes poursuivis pour téléchargement illicite s’est limité à quelques dizaines. La plupart des professionnels sont en effet bien conscients que s’il est possible de faire quelques exemples pour rappeler certains principes, ceci ne saurait toutefois constituer une solution de long terme car il n’est ni possible, ni souhaitable de poursuivre les consommateurs un par un, avec des procédures policières systématiques. Par suite, il est préférable de n’engager de procédures judiciaires qu’en dernier recours. Dans cette perspective, il a été envisagé que la riposte à la contrefaçon numérique passe davantage par des campagnes d’information – afin de faire prendre conscience au public du caractère illicite et nocif de certains échanges peer-to-peer – et par des dispositifs de prévention. Via des « systèmes de notification de droits » (right notification systems : RNS), il s’est ainsi agi d’identifier les internautes contrevenants et de leur signaler que certaines de leurs pratiques de téléchargement sont illicites, avant de procéder graduellement à des mesures plus coercitives. Une proposition de système allant dans ce sens a toutefois été désavouée, le 24 octobre 2005, par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Cette dernière l’a déclarée contraire aux principes de la protection des données personnelles, estimant que « l’envoi de messages pédagogiques pour le compte de tiers ne fait pas partie des cas de figure où les fournisseurs d’accès à Internet sont autorisés à conserver les données de connexions des internautes ». Par la suite, les débats en termes de « sanctions graduées » ont évolué et, après les premiers votes intervenus à l’Assemblée nationale fin décembre 2005, les discussions se sont plutôt engagées en direction d’une différence de traitement, dans l’application des sanctions, en fonction de la gravité des pratiques incriminées et selon qu’il s’agit d’un simple internaute ou d’un professionnel de la contrefaçon. Cependant, la disposition votée dans ce sens a finalement été cassée par le Conseil constitutionnel qui, dans un arrêt rendu le 27 juillet 2006, l’a jugée contraire au principe d'égalité devant la loi pénale. 100 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 4. Les problèmes posés par un contrôle accru de l’accès aux œuvres Au delà de ce seul aspect, le contrôle accru de l’accès aux œuvres bute en fait sur une série de difficultés. Si ces dernières relèvent en partie d’incertitudes relatives aux techniques utilisées, concernant les systèmes de gestion numérique des droits (DRM) – c’est-à-dire les mesures techniques de protection (MTP) –, elles renvoient aussi et sans doute plus encore à des problèmes d’« acceptabilité » sociétale, de sécurité et d’efficacité économique. Elles conduisent aussi à s’interroger sur les marges de manoeuvre des pouvoirs publics et sur les effets que ces mutations technologiques entraînent in fine sur les contours et la nature même de la propriété littéraire et artistique. a. Les limites techniques et « sociétales » des systèmes de gestion numérique des droits - Des doutes sur l’efficacité des mesures techniques Concernant l’avenir, les incertitudes tiennent en partie aux technologies elles-mêmes. Ainsi, les DRM et les MTP posent des problèmes potentiels en termes d’efficacité, dans la mesure où il existe en général tôt ou tard des moyens techniques de les contourner. Au fond, en effet, toute MTP a vocation à être contournée ; diverses communautés de développeurs individuels (hackers) travaillent à en contourner les codes et de nombreux industriels eux-mêmes n’ont de toute façon pas intérêt à trop de protection car ils vendent aussi des appareils permettant de réaliser certaines copies. Il semble en outre qu’à l’avenir, certains réseaux tels que Freenet et Overnet puissent permettre d’échanger des contenus sans qu’il soit possible d’identifier les internautes concernés. Plus généralement, les risques de contournement pourrait a priori être très fortement aggravés, à longue échéance, par certaines évolutions technologiques dans le domaine de l’informatique, notamment en matière de cryptage et de décryptage (notamment du fait des progrès attendus du côté des ordinateurs quantiques). Toutefois, il s’agit là d’une course classique entre le renforcement de la protection et le contournement de la protection. En d’autres termes, dès lors que la technologie crée la technologie, les avancées en informatique serviront en même temps à faciliter les processus de décryptage et à trouver des parades à ces facilités nouvelles. Il est de toute façon clair que la protection technique seule ne peut suffire car la question porte au moins autant sur l’efficacité au sens juridique du terme. Ceci étant, la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) fait elle-même dépendre l’efficacité juridique de l’efficacité technique, puisqu’il s’agit de protéger les mesures techniques efficaces. - Des incidences problématiques sur certaines libertés publiques et en termes de sécurité informatique et de défense D’autres difficultés portent sur les libertés publiques. Outre certaines craintes relatives à la liberté d’expression (concernant la divulgation des informations sur les dispositifs techniques), il s’agit en particulier d’atteintes possibles au droit à la vie privée, via la protection des données personnelles des internautes, dans la mesure où des informations directement ou indirectement nominatives, dans un certain nombre de cas, peuvent a priori être utilisées à mauvais escient. Il est aussi redouté que certains DRM conduisent à espionner les utilisateurs et entraînent ainsi un phénomène d’« invasion » technologique dans la sphère privée, c’est-à-dire de « cyberflicage », en termes plus triviaux. Ceci découle en particulier du fait que le respect des DRM peut rendre nécessaire l’installation de systèmes de type Palladium et TCPA1 qui, schématiquement, rendent les ordinateurs contrôlables de l’extérieur, par différents mécanismes. Les DRM peuvent ainsi poser également des problèmes de sécurité informatique et de défense2. - Des conflits possibles avec le droit des consommateurs D’autres problèmes concernent les désagréments que les mesures techniques de protection (MTP) et systèmes de gestion numérique des droits (DRM) peuvent occasionner pour les consommateurs, surtout sur le plan de l’interopérabilité3. A titre d’exemple, certains CD protégés, bien que régulièrement acquis, ne peuvent pas être lus sur autoradio ou sur ordinateur, via certains systèmes d’exploitation. - Une remise en cause de certains régimes d’exception, dont l’exception pour copie privée De façon liée, les MTP et DRM sont susceptibles de remettre en cause – ou tout du moins de restreindre – certains régimes d’exception existant actuellement, en particulier concernant les fins pédagogiques, la citation, la représentation au sein du cercle de famille et, plus encore, l’exception pour copie privée. Certes, 1 Palladium est un dispositif à travers lequel Microsoft vise notamment à renforcer la sécurité de son système d'exploitation Windows. Quant à TCPA (Trusted Computing Platform Alliance), il s’agit d’un consortium de sécurité informatique réunissant les plus grands acteurs de l'industrie informatique américaine. 2 Voir l’article de Bernard Carayon et Muriel Marland-Militello, « Coup de frein sur le Net », Libération, 21 décembre 2005. 3 Cf. l’article « Les DRM accusés de freiner le développement de la musique en ligne », Les Echos, 5 déc. 2006, p. 33. 101 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 dans le contexte de l’ère numérique, où une copie devient virtuellement disponible à tout le monde, il est possible de se demander quel sens a désormais l’exception de copie privée. Dans cette perspective, et sachant que les MTP et DRM rendent possible le contrôle de la copie privée, certains grands acteurs de l’industrie culturelle tentent actuellement d’endiguer le plus possible – voire d’éradiquer – la copie privée. Ceci est illustré par l’évolution récente de la jurisprudence à propos d’une affaire de DVD vidéo : alors qu’un arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 22 mai 2005 avait déclaré illicites les MTP incriminées, ce jugement a été annulé le 28 février 2006 par un arrêt prononcé par la Cour de cassation, où est rappelé que « la copie privée ne constitue qu’une exception légale aux droits d’auteur et non un droit reconnu de manière absolue à l’usager ». En tout cas, et même si la copie privée constitue actuellement non pas un droit mais une simple tolérance1, un hiatus croissant se fait sentir entre, d’un côté, un mouvement général vers le renforcement des protections technologiques et juridiques et, de l’autre, la persistance d’un très fort attachement à la copie privée, dans le public. - Un problème général d’« acceptabilité » sociétale Ces divers éléments témoignent d’un décalage important, voire grandissant, entre, d’un côté, les attentes des ayants droit au titre du contrôle de l’accès aux œuvres et, de l’autre, les aspirations du public et des consommateurs. Au delà, ils reflètent aussi la nécessité de ménager un équilibre entre, d’une part, ce qui relève de la propriété et qui touche ainsi au régime juridique et, de l’autre, ce qui procède d’une logique d’appropriation et renvoie ainsi plutôt à des considérations de socialisation et à la nécessité de ménager des ouvertures permettant l’accès à l’information et aux oeuvres2. Or il est bien clair que les droits de propriété intellectuelle ne sauraient constituer un îlot coupé du reste du monde et constituent plutôt un instrument de régulation dans la société. Par suite, les règles en question doivent elles-mêmes se révéler suffisamment plastiques et dynamiques. Face aux évolutions technologiques, qui rendent les biens informationnels de moins en moins rivaux – comme disent les économistes – et donc de plus en plus facilement copiables et qui, par réaction, conduisent historiquement à renforcer les moyens de lutte anti-contrefaçon, le problème de fond est celui du degré d’« acceptabilité » sociétale. In fine, la question centrale consiste à savoir jusqu’à quel point la société est prête à accepter le renforcement de la propriété intellectuelle en tant que droit exclusif. b. Les limites d’une tendance au renforcement de la gestion individuelle des droits Or le recours à ces systèmes de gestion numérique des droits (DRM) tend indéniablement à renforcer la propriété littéraire et artistique dans sa dimension de droit exclusif car il fait en sorte que les droits d’interdire ou d’autoriser puissent être gérés sur une base de plus en plus affinée. A titre d’exemple, la mutation en cours des télécommunications vers des services à valeur ajoutée, en raison notamment de la gratuité progressive de la voix – comme en attestent l’essor des services de voix sur Internet Protocol (VoIP) – devrait, selon toute vraisemblance, conduire ce secteur à valoriser de plus en plus la propriété intellectuelle dans le cadre de négociations contractuelles avec les ayants-droit3. Permettant aux ayantsdroit de récupérer l’ensemble de leurs droits, le changement technique peut ainsi tendre à accroître le poids relatif de la logique de gestion individuelle des droits, au détriment des méthodes traditionnelles de gestion collective passant par les sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD) de type SACEM, SACD, etc4. Est-ce à dire que, grâce au progrès technique, la propriété littéraire et artistique tendra à l’avenir à se passer du rôle d’acteurs jouant actuellement un rôle d’intermédiaire entre les auteurs et le public ? La question peut ainsi être posée en particulier concernant la fonction de producteur. Certes, celle-là devrait être appelée à évoluer, notamment afin de maintenir un degré suffisant de créativité et donc de renouvellement des oeuvres. Le métier de base du producteur n’en devrait pas moins continuer d’exister car il demeure nécessaire pour repérer les nouveaux talents, investir, accompagner les créateurs et assurer leur promotion car Internet ne fait pas disparaître la nécessité de faire connaître les artistes. Si, dans un monde de plus en plus complexe, l’auteur a en général besoin d’un exploitant, afin d’assurer l’exploitation et la commercialisation de ses œuvres, il lui faut sans doute aussi pouvoir compter sur une société de gestion collective et ce, non seulement pour défendre ses intérêts – car l’auteur, par lui-même, n’a jamais eu de pouvoir de négociation face à l’exploitant –, mais aussi pour assurer la gestion de ses droits. Certes, les membres de Daft Punk, groupe français de musique électronique, ont tenté pendant 1 Cf. ci-avant, le chapitre 2. Sur le besoin de repenser l’exception pour copie privée, voir l’encadré 45, dans le chapitre 8. Cf. Laïdi, Z. (2003), « La propriété intellectuelle à l’âge de l’économie du savoir », Esprit, novembre, p.116-131. 3 Ce point, comme le paragraphe suivant, s’appuie sur l’audition de Frédéric Goldsmith (SNEP) au CGP, le 10 juin 2004. 4 Cet argument s’inspire des propos de Pascal Rogard (SACD), lors de son audition au CGP, le 21 février 2005. 2 102 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 quelque temps de gérer eux-mêmes leurs droits sur Internet mais ceci s’est traduit par un échec et ce groupe a fini par confier ses droits à la SACEM1. La gestion individuelle des droits pose en effet de sérieux problèmes, surtout pour quiconque veut faire une œuvre multimédia et doit s’adresser individuellement à chaque titulaire de droit. Ce point illustre un phénomène plus général, que la théorie économique appelle le problème des « anti-communs » ou des « anti-communaux »2, et qui, en substance, correspond à l’existence d’une potentielle sous-utilisation des ressources, du fait des coûts de transaction relatifs aux systèmes complexes3. En d’autres termes, pour ce qui concerne davantage le domaine de la propriété littéraire et artistique, la tendance croissante à la dissémination des œuvres et donc à l’éparpillement des droits afférents rend à certains égards plus nécessaire la gestion collective, telle qu’elle peut être notamment organisée dans des systèmes de licence légale et dans la rémunération pour copie privée. Dans l’ensemble, en tout cas, l’idée selon laquelle les nouvelles technologies conduiraient désormais forcément les auteurs à gérer leurs droits de façon individuelle peut donc être considérée comme douteuse ou discutable. c. La crainte d’un asservissement des créateurs et du public aux diffuseurs Ceci vaut d’autant plus que les systèmes de gestion numérique des droits (DRM) présentent un coût, que tous les créateurs individuels – et même tous les producteurs – ne peuvent payer. En effet, le fait que la pérennité de ces dispositifs techniques de protection s’avère extrêmement aléatoire implique aussi qu’ils exigent des investissements d’autant plus lourds. La crainte se fait ainsi jour que ces systèmes permettre aux producteurs dominants de dicter leur loi, au nom de la protection des investissements et au détriment tant des auteurs que du public4. Ceci vaut en particulier dans la mesure où la maîtrise des réseaux de diffusion menace potentiellement d’asservir les créateurs aux diffuseurs. Ceci renvoie notamment au fait que la directive 2001/29/CE sur le droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) permet que les mesures de protection soient totalement exploitées et protégées sans l’accord des artistes. En outre, dans la mesure où les DRM sont incompatibles entre eux, le risque serait aussi que l’essor des techniques numériques fasse prévaloir des stratégies de verrouillage, de la part des opérateurs concernés (fournisseurs de protection technique, producteurs ou diffuseurs). Il est d’autant plus réel qu’une logique de forte concentration prévaut dans les industries de protection juridique et technique des œuvres. Dans cette perspective, la société VirginMega5 avait attaqué pour abus de position dominante son concurrent Apple, au motif que ce dernier a refusé de lui accorder une licence sur FairPlay, le DRM qu’il utilise pour protéger ses morceaux de musiques sur son kiosque en ligne iTunes et qui empêche les consommateurs téléchargeant des titres musicaux sur la plate-forme en ligne VirginMega de les transférer directement sur les baladeurs numériques d’Apple, les iPod. Le Conseil de la concurrence toutefois rejeté cette plainte en septembre 2004, estimant qu’en agissant de la sorte, Apple n’a pas commis d’abus de position dominante, « en l’état actuel du marché ». Du reste, la firme nipponne Sony a décidé d’adopter la stratégie de son concurrent Apple en Europe, c’est-à-dire via une plate-forme en ligne associée à un baladeur exclusivement compatible avec les fichiers téléchargés. La controverse est cependant loin d’être dissipée car, en février 2005, l’association de consommateurs UFC-Que Choisir a attaqué pour vente liée aussi bien le site iTunes Music Store au Luxembourg que Sony Connect au Royaume-Uni et Apple et Sony France. d. Un effet de brouillage croissant sur l’image, les contours et la nature du droit d’auteur La multiplication de tels conflits entre, d’un côté, les attentes des ayants droit – au titre du contrôle de l’accès aux œuvres – et, de l’autre, le droit du public et des consommateurs, risque aussi de contribuer à altérer fâcheusement l’image de la propriété intellectuelle dans l’opinion publique. Au-delà, l’évolution des technologies implique aussi de s’interroger sur les objets mêmes auxquels s’applique les droits de propriété littéraire et artistique. La philosophie du système n’a-t-elle pas déjà basculé, dans un monde où – comme le montre la loi française de transposition de la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) – ces droits visent désormais à protéger également des mesures techniques de protection (MTP) ou des systèmes de gestion numériques des droits (DRM), dispositifs ainsi assimilés juridiquement à des œuvres de l’esprit, au même titre qu’une composition musicale ou un programme informatique. De nos jours, il semble également que le droit d’auteur puisse s’appliquer à des séquences génétiques, dès lors que l’homme intervient sur ces séquences, ce qui en fait une création de l’esprit humain. De même, dans 1 Ce passage s’appuie sur l’audition de Thierry Desurmont (SACEM), réalisée au CGP, le 6 juillet 2004. Cf. Heller, M. et Eisenberg, R., « Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research », Science, vol. 280, 1998, p. 698–701. 3 Ceci renvoie à la question des innovations cumulatives abordée ci-après, dans le chapitre 5 (section II.). 4 Cf. Farchy, J., Rochelandet, F., « La remise en cause du droit d’auteur sur internet : de l’illusion technologique à l’émergence de barrières à l’entrée », Revue d’économie industrielle, n° 99, 2e trimestre 2002, p. 49-64 (ici : page 50). 5 Cf. l’entretien avec Jean-Noël Reinhardt, le président du directoire de VirginMega, Les Echos, 5 décembre 2006, p. 33. 2 103 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 l’exemple de ce qui est parfois appelé le « bio-art », c’est-à-dire des manipulations génétiques présentées comme une création artistique, la question du statut juridique doit être posée : est-on toujours sur le terrain du droit d’auteur traditionnel ? En outre, sachant que la philosophie de la propriété littéraire et artistique repose traditionnellement sur le lien entre l’auteur et son œuvre, ainsi que sur le critère de l’originalité de l’œuvre, il est pour le moins paradoxal que le droit d’auteur puisse s’appliquer – comme c’est le cas actuellement, selon certains magistrats –, à protéger des photographies de tableaux dont la caractéristique est précisément de parvenir à une reproduction ne portant pas l’empreinte du photographe. De tels problèmes peuvent être considérés comme fondamentaux d’un point de vue conceptuel, même s’il est douteux que des voies alternatives puissent facilement permettre de les surmonter. 5. Les autres solutions débattues, dans le champ du droit d’auteur et des droits voisins Face à ces multiples menaces et en particulier en réponse au problème des échanges de fichiers musicaux peer to peer, sur Internet, diverses autres solutions ont cependant été envisagées et ont donné lieu à de vifs débats. L’une des principales, qui a été avancée par des économistes du CERNA (Ecole des Mines de Paris) en 20041, a préconisé l’introduction d’un système de sur-tarification qui s’appliquerait, sur les réseau de haut débit, à la partie « montante » (upload) des échanges peer to peer, c’est-à-dire aux flux mettant les fichiers à disposition de l’internaute partenaire, par opposition aux flux « descendants », qui consistent à copier par téléchargement. Il s’agit donc là non pas d’un système de taxation mais d’une tarification discriminatoire, dont le produit serait laissé aux opérateurs de télécommunications. Une telle proposition pose cependant un grand nombre de problèmes et a été assez rapidement écartée. Depuis lors, la solution qui a le plus marqué les discussions a consisté à recommander la mise en place d’un système de licence légale (ou globale). a. La solution d’une licence légale (ou globale) : les justifications Dans le contexte d’Internet et des échanges peer-to-peer, les ayants droit ont exploré plusieurs pistes pour conduire les fournisseurs d’accès et les hébergeurs de sites à prendre leurs responsabilités. Ils ont tantôt exercé des pressions à l’encontre de ces derniers pour les associer à la lutte contre la contrefaçon, tantôt pour exiger qu’ils leur reversent une part de leur rémunération, à travers un système de licence légale (ou globale). L’idée consistant à régler le problème des échanges peer-to-peer par l’introduction d’une licence légale (ou globale) est débattue en France depuis 2003. Un tel dispositif reviendrait en substance à instituer un prélèvement sur le chiffre d’affaires des fournisseurs d’accès à Internet, en fonction de leur volume d’activité, et de faire en sorte que ce prélèvement soit reversé au profit de l’ensemble des ayants droit. Il s’apparente à la licence légale existant depuis longtemps dans le monde de la radiodiffusion. Concrètement, il s’agirait d’un forfait prélevé sur les abonnements d’accès à l’Internet. Un tel système compensatoire rappelle également les dispositifs déjà adoptés dans le domaine de la reprographie, pour le prêt en bibliothèque ou encore concernant la rémunération pour copie privée (voir l’encadré 12, ci-avant). Ce système ne saurait donc être assimilé à une apologie de la gratuité, bien au contraire. Selon ses partisans, il aurait l’avantage d’assurer une rémunération substantielle aux ayants droit, supérieure à celle que la filière concernée (notamment celle de la musique) pourrait percevoir en l’absence de tels dispositifs, dans l’hypothèse où les droits de propriété littéraire et artistiques seraient massivement bafoués et où les dispositifs techniques de protection de type DRM seraient contournés et/ou rejetés par une composante importante de la société. Il vise notamment à fixer de nouvelles limites, afin de permettre de rémunérer les ayants droit, en partant du postulat que le respect de la sphère privée limite la possibilité de contrôler par les DRM les usages des internautes. Il s’agit en quelque sorte de pallier les déficiences d’un droit exclusif qui, pour ce type de raison, ne pourrait déjà plus guère être exercé, en pratique2. Sous la forme d’une licence globale optionnelle, cette solution a surtout été mise en avant par l’Alliance Public-Artistes3, qui regroupe des organismes représentant les artistes (dont l’ADAMI et la SPEDIDAM), des associations de 1 Cf. en particulier Bomsel, Olivier (avec la collaboration de Jérémie Charbonnel, Gilles Le Blanc, Abakar Zakaria), Enjeux économiques de la distribution des contenus, réalisé dans le cadre du projet Contango, financé par le RIAM et piloté par le CNC, janvier 2004 ; voir aussi Bomsel, Olivier et Le Blanc, Gilles, Distribution de contenus sur Internet - Analyse économique des remèdes au contournement des droits de propriété intellectuelle, note de travail, 8 mars 2004. 2 Cette analyse s’appuie en particulier sur les propos exprimés par Gilles Fromonteil (plasticien, président de la Maison des Artistes), Olivier Brillanceau (directeur juridique de la société des auteurs des Arts visuels et de l’image fixe : SAIF) et Jean Vincent (directeur des affaires juridiques et internationales de l’ADAMI), lors de la journée de prospective juridique sur la création et le travail artistique organisée au CGP, dans le cadre des travaux du groupe de projet ORFEO, le 1er juin 2005. 3 Cf. la charte de l’Alliance Public-Artistes signée le 11 mai 2005, dont le dossier de presse a été présenté le 3 juin 2005. 104 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 consommateurs (dont UFC-Que choisir) et des organismes tels que l’UNAF (Union des associations familiales). De façon liée, il a été proposé qu’elle soit gérée par une société de gestion collective agréée par le ministère de la Culture. Visant à sortir d’une situation de blocage, cette formule de licence légale (ou globale) est en outre présentée comme une solution temporaire, destinée à s’appliquer pendant une période transitoire cinq à dix ans, à un moment où le droit de la propriété littéraire et artistique se trouve mis en difficulté par la numérisation des œuvres, et tant que n’auront pas été développés de nouveaux modèles de distribution prenant suffisamment en compte la demande des consommateurs et du public. Ceci revient aussi à dire que si la licence légale (ou globale) déroge à la philosophie générale du système de la propriété littéraire et artistique, elle peut apparaître comme à la fois un moindre mal et une évolution nécessaire, dans la mesure où le droit exclusif actuel ne se révèle pas assez maniable. b. Les limites d’une solution de type licence légale (ou globale) Une telle solution fait cependant l’objet de très vives critiques. Pour ce type de dispositif, l’une des difficultés majeure consiste à définir une rémunération équitable. En outre, le mode de fixation de ladite rémunération implique une sorte de mutualisation du droit. Pour ses pourfendeurs, plus encore, la licence légale comporte l’inconvénient majeur de transformer largement le droit d’auteur et les droits voisins en simples droits à rémunération, c’est-à-dire en droits de toucher certains revenus. De même que le système de la rémunération pour copie privée, elle présente ainsi des défauts évidents par rapport à la conception traditionnelle du droit d’auteur en tant que droit exclusif. D’un point de vue juridique, du reste, une telle licence légale – au sens d’un système institué par la loi – est en général jugée non conforme aux accords internationaux, en l’espèce la Convention de Berne et, surtout, les traités OMPI de 1996 et la fameuse directive européenne 2001/29/CE (DADVSI). Ces textes insistent en effet sur la dimension exclusive du droit d’auteur et des droits voisins, posant que la reproduction et la mise à disposition du public en ligne sont soumises à l’autorisation des ayants droit, qu’aucune dérogation n’est admise au droit d’autoriser la mise à disposition du public et, enfin, que toute dérogation au droit exclusif d’autoriser la reproduction est subordonnée à la satisfaction des trois conditions cumulatives dites du « triple test »1. Telle est du reste la raison pour laquelle les partisans de ce type de dispositif ne parlent plus de licence légale mais de licence globale. Tel qu’il a été temporairement voté à l’Assemblée nationale, avant la suspension des débats parlementaires, à travers deux amendements passés dans la nuit du 22 au 23 décembre 2005, ce dernier système conduit à partiellement légaliser les échanges peer-to-peer, d’une part en assimilant le « téléchargement descendant » (download) à des pratiques de copie privée et, d’autre part, en plaçant le « téléchargement montant » (upload) sous régime de licence obligatoire2. D’un point de vue économique, en outre, plusieurs importantes critiques ou zones d’ombre peuvent être mentionnées. Comment devrait être répartie la rémunération unique et forfaitaire qui serait ainsi prélevée sur les abonnements d’accès à l’Internet ? Plus encore, il peut être jugé aberrant d’asseoir la rémunération des ayants droit sur un système d’abonnement lui-même fondé sur le coût de la bande passante et de l’accès à l’infrastructure. Ceci vaut d’autant plus que, selon une telle logique, la tendance à l’accroissement des débits pourrait à l’avenir peser dans le sens d’une réduction du coût de l’abonnement. A cet égard, il peut être considéré comme préférable de garder la corrélation avec le coût « réel » des œuvres. Un mécanisme de rémunération forfaitaire entraîne ainsi le risque d’une déconnexion vis-à-vis de l’acte créatif, alors même que, désormais, la numérisation permet des décomptes identifiant clairement les œuvres concernées. Il serait par suite néfaste de globaliser l’assiette de cette rémunération3. 1 Il doit s’agit de cas spéciaux, d’une reproduction autorisée ne portant pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre et ne causant pas de préjudice injustifié aux intérêts légitimes des ayants-droits (cf. ci-avant, le chapitre 2). 2 Cf. les analyses présentées par le professeur P. Sirinelli (Université Paris 1) au cours du débat organisé sur le thème « Vers un nouveau modèle de gestion des droits d’auteur face à l’environnement numérique ? », à la Fondation pour l’innovation politique (FIP, Paris), le 23 février 2006. Voir le compte-rendu dans « Droits d’auteur et téléchargement P2P », Point de vue, 8 mars 2006 (http://www.fondapol.org/). 3 Cf. les analyses présentées par Philippe Gaudrat (professeur à l’université de Poitiers, chercheur associé au CECOJI/CNRS), lors de la journée de prospective juridique déjà évoquée (CGP, 1er juin 2005). 105 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Certes, les partisans de la licence globale avancent que leur système permettrait de mesurer les flux sur les réseaux en ligne et, par ce biais, de rétribuer les ayants droit au prorata du nombre de fichiers échangés. Leurs adversaires doutent cependant qu’un tel système de mesure puisse être assez fin pour retracer autre chose que les flux portant sur les œuvres les plus en vue ; ils mettent dès lors en avant les risques qu’un tel système pourrait entraîner pour la diversité culturelle. En outre, il est jugé douteux qu’un système de licence légale ou globale puisse se révéler plus payant, sinon à brève échéance, du moins à long terme. D’importants acteurs du domaine – en particulier du côté des producteurs – estiment que la licence légale ne pourrait offrir que des revenus de substitution très faibles, c’est-à-dire insuffisants pour permettre de rémunérer correctement les ayants droit, en compensant le manque à gagner imputé aux échanges illicites en ligne. En outre, la solution de la licence globale ne saurait s’appliquer à toutes les formes de créations et donc à tous les secteurs. Si elle a jusqu’à présent été envisagée principalement pour la musique enregistrée, elle a cependant été vigoureusement rejetée par de nombreux acteurs du domaine et en particulier par des organismes tels que le SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique) et la SCPP (Société civile des producteurs phonographiques). Et pourtant, il existe déjà un système de licence légale dans le domaine de la radiodiffusion, ce qui tient largement au fait les contributeurs en la matière – les stations radiophoniques – sont clairement localisés en France et y font preuve d’une assez grande stabilité économique et juridique, dans le cadre de la régulation assurée par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). Or il n’y a pas d’équivalent dans les autres secteurs. Concernant les échanges sur Internet, la mise en place d’un dispositif de licence globale semble particulièrement peu appropriée dans un domaine tel que le cinéma, en particulier du fait du système actuel de « chronologie des médias », qui implique de décaler les délais de sortie des films sur les différents canaux de distribution. Enfin, le dernier – et pas le moindre – des arguments des opposants à la licence globale consiste à affirmer qu’introduire un tel système, dans l’univers du numérique, reviendrait à légaliser l’essentiel des échanges peer-to-peer, et, de ce fait, à empêcher tout développement d’une offre légale payante1. Dans cette perspective, il peut sembler fallacieux de présenter la licence globale comme une solution provisoire, dans la mesure où ce provisoire risque de durer fort longtemps. Ceci revient à dire que non seulement la licence légale (ou globale) ne saurait à elle seule régler tous les problèmes posés par la numérisation des œuvres mais aussi qu’elle pourrait ne pas constituer un élément partiel de solution, même dans un domaine tel que la musique. c. Des choix à effectuer parmi un ensemble de solutions plus ou moins optimales Tout ceci conduit aussi à souligner que, de manière générale, l’émergence des techniques numériques doit être considérée non seulement comme un problème mais aussi comme une chance à saisir1. Il n’y a en effet aucune fatalité conduisant à ce qu’elle réduise nécessairement les revenus financiers des créateurs et des « auxiliaires de la création » (producteurs, éditeurs, etc.). Tout dépend de la façon dont les dépenses globales effectuées par les consommateurs sont captées et réparties au sein de la chaîne des droits d’auteur et des droits voisins. A terme, il est fort possible qu’il faille de toute façon repenser cette chaîne des droits et donc le mode de financement de la création, dès lors que la numérisation signifie des coûts de reproduction et de distribution quasiment nuls. En tout cas, s’il existe bien une révolution numérique, il n’y a pas de déterminisme technologique mais différents choix envisageables et dont il appartient à la société d’apprécier la pertinence. Les éléments qui viennent d’être mentionnés montrent que, parmi ces choix, la licence globale constitue une option digne d’être examinée mais relève d’une mesure d’urgence, comparable à une intervention chirurgicale visant à stopper une hémorragie. En d’autres termes, avant d’y venir, il convient d’examiner soigneusement les différentes mesures envisageables. Du point de vue de l’analyse économique et dans l’optique d’un mode de financement durable des contenus, en effet, il est généralement estimé que l’optimum de premier rang réside dans « des modèles de protection juridique permettant des ventes à l’exemplaire, à l’abonnement, etc. », alors que la licence légale (ou globale) tend à être considérée comme participant d’un optimum de 1 « [La licence globale] entraînerait un basculement massif vers le peer-to-peer des consommateurs qui ne l'utilisent pas encore, alors que jusqu'à maintenant les systèmes de licence intervenaient comme compensations des érosions d'audience, maintenues marginales par la dégradation de la qualité des copies et l'existence d'un coût de reproduction et de transmission. Il en coûte d'enregistrer une cassette vidéo, et il en coûte de l'envoyer à la terre entière. Ce n'est plus vrai pour une oeuvre sous format de fichier informatique. Dans le cas de figure actuel, la licence devrait alors constituer une substitution aux modèles économiques en vigueur. Hasardeux... » (extrait de l’article de Thomas Paris intitulé « Droits d'auteur sur le Net: un devoir de modestie », Libération, 11 février 2006). 106 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 second rang, au même titre que d’autres formes de financements indirects telles que les taxes ou les redevances2. Ceci explique qu’actuellement, les principaux ayants-droit préfèrent miser sur une combinaison croisant le développement d’offres légales payantes, la mise en place de dispositifs techniques permettant de contrôler l’accès aux œuvres, ainsi que la menace de poursuites judiciaires vis-àvis des contrevenants. 6. Les hypothèses d’évolution pour l’incidence du changement technologique sur la PI En somme, les développements précédents font ressortir que les évolutions technologiques actuelles peuvent conduire à remettre en cause la propriété littéraire et artistique dans ses fondements, alors que ce ne semble guère être le cas de la propriété industrielle. Cette dernière n’en pourrait pas moins se trouver modifiée, à terme, par une mutation du droit d’auteur (et des droits voisins) qui déteindrait sur la ligne de partage entre ce dernier et le brevet. Concernant le droit d’auteur et les droits voisins, à terme, la capacité de contrôler les pratiques du public en matière de copie numérique et d’accès aux œuvres devrait finalement buter moins sur des difficultés d’ordre purement technologique que sur des problèmes de nature économique et d’« acceptabilité » sociétale. A cet égard, deux orientations prédominent ainsi schématiquement : d’un côté, celle qui conduit à renforcer la propriété littéraire et artistique, au nom de la sauvegarde des créateurs et des filières industrielles qui s’y rattachent et, de l’autre, celle qui conduit à affaiblir – voire à détruire – la propriété littéraire et artistique, notamment afin de faciliter la diffusion via Internet. Il s’agit en même temps de deux visions du droit d’auteur et des droits voisins3. Jusqu’à présent, la première tendance (ou vision) a plutôt prévalu sur la seconde. H11 : Des technologies tendant plutôt à renforcer la PLA en tant que droit exclusif Dans une première hypothèse, le changement technologique est supposé n’induire que de simples aménagements dans le domaine de la propriété industrielle et notamment du brevet mais impliquer cependant des changements plus importants dans la propriété littéraire et artistique, du fait de la numérisation des œuvres. La propriété littéraire et artistique s’en trouve plutôt renforcée comme droit d’interdire, même si une telle évolution peut fort bien se faire de façon raisonnable, c’est-à-dire sans qu’il soit fait un usage abusif des nouvelles possibilités ouvertes par le changement technologique. H12 : Des technologies impliquant plutôt un affaiblissement de la propriété littéraire et artistique Une seconde hypothèse consiste à envisager, là encore, de menus arrangements dans le domaine du brevet et des changements plus importants dans la propriété littéraire et artistique mais ce, cette fois, plutôt dans le sens inverse, c’est-à-dire celui d’un assouplissement, voire d’un affaiblissement. Cette évolution de la propriété littéraire et artistique découle surtout de ce que l’évolution technologique, par le biais des mesures techniques de gestion numérique des droits – les fameux DRM – rencontrent des problèmes d’acceptabilité sociétale. Cette éventualité peut, elle aussi, se produire de façon atténuée, de sorte qu’elle ne passe pas nécessairement par un échec des DRM. Il est en effet envisageable de déboucher sur des DRM « intelligents » et permettant notamment de préserver l’exception de copie privée. H13 : Des technologies rendant nécessaire de repenser le contenu et les frontières de la PI Une troisième hypothèse correspond à une situation dans laquelle le changement technologique et en particulier l’émergence des nouveaux champs technologiques conduisent à une sorte de brouillage général des contours de la propriété intellectuelle et en particulier du partage traditionnel entre la propriété industrielle et la propriété littéraire et artistique. Pour les raisons qui ont été indiquées précédemment, il est fort douteux que les changements technologiques à venir entraînent une profonde refondation de la propriété intellectuelle dans son ensemble. De tels changements pourraient cependant au moins conduire à repenser les catégories juridiques de la propriété intellectuelle, même s’il s’agit ici moins de bouleverser la propriété intellectuelle que d’en rétablir les équilibres. Une telle évolution induit alors le lancement d’une 1 « [A]u final, la révolution numérique est peut-être la meilleure chose qui soit arrivée à la musique depuis longtemps » (extrait de l’article d’Alain Levy, PDG d’EMI Music, intitulé « Le Net ne tuera pas les labels », Le Monde du 7 mars 2006, p. 19). 2 Cf. Chantepie, P., Analyses économiques de la communication de contenus numériques sur les réseaux – DRMs ou/et Peer-to-Peer : appropriabilité de revenus et financement de la création, rapport n° 2004-46 de l’Inspection générale de l’administration des affaires culturelles, Ministère de la Culture et de la Comunication, Paris, octobre 2004 (p. 8). 3 « Ce n’est pas seulement la technique qui change, mais également l’état d’esprit. » (propos d’Erick Landon, avocat spécialisé dans la propriété littéraire et artistique, rapportés dans l’article de Benoit Hopquin « Je télécharge, tu télécharges », Le Monde, 19 février 2005, p. 13). 107 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 réflexion sur une plus grande rigueur dans l’attribution des protections et éventuellement sur l’opportunité de protections d’un autre type. Elle conduit à une meilleure acceptation sociétale de la propriété intellectuelle. 7. Les hypothèses d’évolution pour le contrôle de l’accès aux œuvres via Internet Plus précisément, au-delà de cette incidence générale des évolutions technologiques sur le brevet, le droit d’auteur et les droits voisins, qu’en sera-t-il à l’avenir du mode et du degré de contrôle de l’accès aux œuvres via les réseaux numériques ? Les trois hypothèses d’évolution présentées ci-dessous recoupent en partie les trois précédentes. H11 : Une logique de renforcement des DRM, de répression et de concentration de l’offre Dans le premier cas de figure, l’offre légale sur Internet peine à concurrencer l’offre non autorisée. En effet, les échanges continuent de se réaliser à forte dose via les réseaux de pair à pair, ce qui menace de tarir en partie les autres modes de diffusion. En réaction, les entreprises de l’industrie culturelle s’appuient sur la technologie pour restreindre les sources d’accès ou de copies des œuvres, en particulier à travers des systèmes de gestion numérique des droits (DRM : dispositifs anti-copie, systèmes intégrés d’identification, etc.). La mise en place de ces protections s’accompagne d’une stratégie répressive en cas de contournement. Pour arriver malgré tout à de tels contournements, les développeurs individuels (hackers) se livrent à une surenchère qui conduit à augmenter les coûts de développement des dispositifs techniques de type DRM. Seules les firmes les plus puissantes sont susceptibles de supporter ces coûts, ce qui conduit progressivement à une absorption des industries de création par les industries informatiques. La rentabilité est assurée par des modes de commercialisation intégrant les dispositifs techniques tant sur les œuvres que sur les équipements de lecture. La contestation de ces phénomènes passe sur le terrain du droit de la concurrence et/ou du droit à la protection de la vie privée. Les batailles juridiques, qui se multiplient notamment entre les grands groupes de l’industrie culturelle (majors) et les groupes de consommateurs, conduisent à une élévation des coûts de défense des droits. De ce fait également, certaines entreprises de l’industrie culturelle peinent à obtenir des retours suffisants sur investissement, ce qui accentue les phénomènes de concentration et de raréfaction de l’offre. H12 : Des logiques de verrouillage conduisant à des réactions de rejet de part et d’autre Dans la deuxième configuration, cette forte tendance à la concentration des opérateurs conduit à des phénomènes de rejet ou de boycott et ce, de la part tant des créateurs que des consommateurs. De ce fait, la création tend à se diffuser en partie par des canaux alternatifs visant des marchés niches. Une proportion notable d’auteurs refusent de participer à des systèmes propriétaires. La mise à disposition s’accompagne alors soit de l’abandon des droits de propriété intellectuelle traditionnels (logique de l’open source et des creative commons1), soit de mécanismes de fidélisation et de club, vis-à-vis d’un public averti et solidaire mais relativement restreint. Ces comportements sociétaux trouvent des relais politiques qui encouragent ces formes de création et de diffusion à travers des systèmes de subventions ; les modèles économiques fondés sur le « libre » trouvent alors leur équilibre en partie à travers une politique active d’accompagnement et de soutien des pouvoirs publics. Dans ce type d’évolution, l’offre culturelle tend en partie à devenir un domaine subventionné ou bien un produit joint, dérivé, c’est-à-dire un produit d’appel pour des biens et services relevant d’autres marchés. Ces autres formes de financement de la création culturelle contribuent ainsi à saper les bases de l’économie de marché du système classique du droit d’auteur. H13 : Le développement d’une offre légale, diversifiée et validée par le public et les auteurs Face aux défis posés par la montée en puissance d’Internet, les industries culturelles s’organisent pour proposer en ligne une offre qui parvient à rencontrer les attentes du public. A cet effet, elles établissent des places de marché efficaces, grâce à la mise en place de systèmes adéquats de licences croisées. Sur les réseaux numériques, elles font aussi en sorte de rentabiliser leur offre en développant des formules de micro-paiement ou des systèmes d’abonnement, en abandonnant les supports devenus non rentables ou en réalisant des produits « couplés ». La qualité de cette offre légale détourne certains utilisateurs des réseaux libertaires, en partie aussi en raison des risques juridiques ou techniques qui caractérisent ces derniers. Des dispositifs techniques affinent la redistribution des redevances entre les auteurs, qui valident largement l’ensemble du système. Quant aux ayants droit, au lieu de chercher à effectuer par eux-mêmes les tâches de diffusion, ils les « délèguent » à des intermédiaires techniques (fournisseurs d’accès sur 1 Ces deux termes sont explicités dans la section suivante (II. Le développement des modèles « libres », pour les biens numériques). 108 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Internet) ou commerciaux (nouveaux distributeurs virtuels), éventuellement par l’intermédiaire de sociétés de gestion collective1. Les mécanismes de répartition conduisent à associer ces intermédiaires à la rémunération des ayants droit. Les droits sont ainsi fondus dans des abonnements (téléphonie mobile ou d’accès à Internet) qui donnent accès à une offre spécifique ou élargie. Le choix s’opère librement, pour l’internaute, et si la part revenant à l’auteur est noyée dans la prestation de l’intermédiaire, ce dernier lui reverse une part de ses bénéfices. II. Le développement des modèles « libres », pour les biens numériques Dans le contexte du nouveau paradigme numérique ou immatériel, les développements qui précèdent, à propos du contrôle de l’accès aux œuvres, ont bien montré que de nouvelles conceptions de la propriété intellectuelle apparaissent – notamment en termes d’ouverture –, du côté de divers modèles qualifiés de « libres » ou open source. S’il convient a priori de rendre compte de l’ensemble de ces modèles, tous secteurs confondus, il faut bien admettre que les principaux débats à ce sujet portent sur le domaine de l’informatique. Ceci conduit à relever qu’en France, si les débats récents au sujet de l’évolution du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ont été focalisés sur le secteur de la musique enregistrée, le secteur de l’édition de logiciel représente cependant des enjeux bien supérieurs, en termes strictement économiques2. Avant d’approfondir les problèmes soulevés par les liens entre modèles « libres » et propriété intellectuelle, quelques éclaircissement s’imposent tout d’abord à propos de la notion même de modèle libre, afin de dissiper certains malentendus concernant les rapports que la sphère du libre entretient avec la propriété intellectuelle, de même qu’avec la gratuité. Afin d’expliquer les très importants enjeux qui ont été soulevés ces dernières années par le projet de directive européenne sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre, il convient ensuite de remettre en perspective les mérites et les défauts respectifs du brevet et du droit d’auteur, à l’égard de ces modèles libres. Au delà, et qu’ il soit question de brevet ou de droit d’auteur, les débats récents ont en outre montré que les rapports entre les modèles libres et les modèles classiques – dits « propriétaires » – sont souvent très conflictuels, même si des évolutions se font sentir à ce sujet. Par suite, l’une des questions centrales consiste à de demander quelles sont à l’avenir les possibilités de coexistence entre ces différents modèles. 1. La position des modèles « libres » par rapport à la propriété intellectuelle et à la gratuité a. L’émergence de diverses pratiques fondées sur des modèles « libres » Voisines, les notions de ressource « libre » ou de modèle open source correspondent à de nouvelles pratiques créatives et efficaces, qui se sont développées en particulier grâce aux réseaux numériques et qui sont fondées sur la réciprocité, l’émulation, la mise en commun et la modification d’œuvres ou supports préexistants. Relevant à la fois du droit, de l’économie et de la sociologie, ce nouveau mode de création coopératif est dérivé de ce qu’il est convenu d’appeler le modèle de la science ouverte et se fonde en grande partie sur l’idée de libre accès. Après avoir, au départ, concerné surtout des personnes physiques (informaticiens, éditeurs de sites web, bibliothécaires, chercheurs publics, artistes, etc.), il s’étend désormais à des personnes morales publiques ou privées, qui souhaitent de la sorte rendre leurs œuvres accessibles sur un mode différent des modes classiques. Il se caractérise par le fait que les créateurs concernés sont eux-mêmes aussi, le plus souvent, en position d’utilisateurs et réciproquement car, grâce aux réseaux numériques et aux ordinateurs personnels, tout utilisateur devient virtuellement créateur. Jusqu’à présent, ces pratiques s’appliquent à différentes formes d’écriture et de création collective dans divers domaines, dont la science, la littérature, la musique mais concernent aussi et surtout le secteur du logiciel, notamment autour du système d’exploitation Linux. Ceci vaut d’autant plus la peine d’être souligné 1 Un exemple peut de nos jours déjà être trouvé du côté du projet SESAM, qui est chargé de gérer les droits de ses membres en France, en matière d’usages multimédia. Créé en juillet 1996, ce projet prend en charge les membres de cinq sociétés françaises de gestion collective de droits d'auteur (SACEM, SACD, SCAM, SDRM, ADAGP). Début 2004, SESAM et AOL ont ainsi signé le premier accord entre des sociétés de gestion collective de droits d'auteur et un fournisseur d'accès à Internet (cf. le communiqué SACEM en date du 4 mars 2004). 2 Le chiffre d’affaires réalisé en France en 2005 s’est situé à plus de 7 milliards d’euros pour l’édition de logiciel – hors services informatiques (chiffres Syntec) –, contre seulement 927 millions d’euros pour l’édition phonographique (chiffres SNEP). 109 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 que, comme l’ont montré les enquêtes FLOSS (Free/Libre/Open Source Software), l’Europe occupe une position relativement dominante dans le domaine du logiciel libre. En la matière, la France fait en effet partie, avec l’Allemagne et le Japon, des trois pays qui utilisent le plus les logiciels libres pour leurs activités économiques. Un autre exemple est fourni par le domaine de la publication scientifique qui, du fait de la révolution numérique, a lui aussi en partie basculé dans la sphère du libre. En Europe, des organismes tels que le CNRS, l’INSERM, le Max-Planck-Institut et le Wellcome Trust se sont ainsi déclarés favorables au « libre accès », qui est en particulier structuré autour du collectif de scientifiques Public Library of Science (PloS)1. D’autres illustrations de ce phénomène concernent les bases de données pédagogiques libres, dans le domaine de l’éducation, ou encore l’encyclopédie électronique Wikipedia, gratuite et multilingue, qui se crée actuellement sur Internet, de façon « collaborative » et sans vocation commerciale, avec des règles de propriété intellectuelle originales, bien que reposant sur le droit d’auteur. Enfin, les modèles libres concernent également la création artistique mais dans une moindre mesure (hormis peut-être le cas de la musique), ce qui tient sans doute à des problèmes de rémunération car, en la matière, les oeuvres n’ont en général pas de valeur d’usage dans d’autres domaines d’activité. b. Quelle articulation entre la sphère du libre et celle de l’économie marchande traditionnelle ? Il est vrai que ces modèles libres sont en général mis en place sans but lucratif et souvent en réaction à une sphère commerciale. Ils reprochent ainsi fréquemment à cette dernière de subir un processus de concentration et de tendre ainsi vers le monopole ou l’oligopole, comme dans le cas non seulement de l’industrie du logiciel mais aussi de l’édition littéraire ou des revues scientifiques. La philosophie du libre met ainsi en avant l’importance de la création pluraliste et indépendante, dans un contexte qui tend au contraire à faire de la plupart des créateurs des salariés. Dans le domaine du logiciel, en tout cas, une grande partie de l’activité de création et de diffusion se fait en dehors des circuits commerciaux et professionnels traditionnels, en réponse à des besoins non relayés par le marché. A titre d’exemple, le logiciel libre SPIP (publication en ligne) a été conçu par des journalistes. De même, et alors que les modèles dits propriétaires s’efforcent traditionnellement de promouvoir leurs produits en maintenant les principes de rivalité (le fait qu’un usage effectué par un agent diminue celui effectué par un autre) et d’exclusivité (le fait que la consommation soit limitée aux seuls utilisateurs contribuant au financement du bien), via des méthodes de protection fondées sur divers outils juridiques ou techniques, les adeptes du libre favorisent au contraire délibérément la non-rivalité et la non-exclusivité. En outre, le développement des modèles libres apparu depuis le début de la décennie actuelle, après l’éclatement de la bulle Internet, tient aussi aux difficultés économiques qui ont conduit beaucoup d’acteurs à se préoccuper de solutions alternatives moins coûteuses que les traditionnelles formules propriétaires. Il faut cependant préciser que, dans ce contexte, la liberté ne rime pas forcément avec la gratuité. En l’espèce, certes, l’incitation qui prévaut repose non pas sur la rémunération des auteurs mais sur la participation reconnue à une oeuvre publique et sur le partage de l’usage des résultats. Si les créateurs cèdent gracieusement le bien (ou le service) produit lui-même, ils tendent cependant à facturer tel ou tel produit dérivé. Il faut ainsi distinguer entre, d’un coté, l’activité de création (par exemple l’édition d’un logiciel) et, de l’autre, l‘activité de mise en œuvre (formation, fourniture de biens ou services complémentaires), qui est généralement de nature marchande, sauf cas isolés. Des musiciens peuvent ainsi mettre certaines de leurs œuvres en accès libre sur Internet, tout en se rémunérant par le biais d’interprétations publiques. En outre, les modèles libres n’évacuent nullement le problème fondamental du financement privé de la création, qu’il appartient à la propriété intellectuelle de résoudre, d’une manière ou d’une autre. Ceci se traduit par le fait que l’univers du libre, du fait de son accès ouvert, subit des phénomènes de « passager clandestin » (free rider), même s’ils demeurent assez peu significatifs, dans l’ensemble. c. La propriété intellectuelle au fondement même des modèles libres A cet égard et plus fondamentalement, il convient de souligner que les biens réalisés selon ce modèle libre ne sont nullement versés dans le domaine public. Ils ne sont en effet laissés à la disposition de tiers que dans le respect de certaines conditions conférant plus ou moins de droits, ce qui va de pair avec l’émergence progressive d’un corps de pratiques innovantes sur le plan juridique et économique2. Dans 1 Voir l’article « Le ‘’libre accès’’ aux résultats de la recherche bouleverse le monde des revues savantes », Le Monde, 17 avril 2004, p. 23. 2 Cf. Jullien, N., Zimmermann, J. B., « Le logiciel libre : une nouvelle approche de la propriété intellectuelle », Revue d’Économie Industrielle, n° 99, numéro spécial « Les droits de propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux », 2002, p. 159-178. 110 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 cette perspective, il convient ainsi de mentionner les contrats dits creative commons, dont la philosophie s’inspire de celle du logiciel libre mais sur des bases quelque peu différentes. En tout cas, la propriété intellectuelle ne saurait être considérée comme extérieure ou en opposition aux modèles libres car, bien au contraire, elle en constitue même le garant. Ainsi, le modèle des logiciels libres est fondé sur des formes particulières de licences (notamment de type Licence Publique Générale : LPG, en anglais GPL) qui visent notamment à empêcher l’appropriation privée des codes. Il repose sur des contrats classiques s’appuyant sur les droits de propriété intellectuelle, de sorte que l’efficacité dudit modèle est conditionnée par celle de ces droits. Ceci explique que les systèmes de licence GPL ne puissent pas fonctionner dans des pays où le droit d’auteur n’est pas respecté. A cet égard, il est significatif que la signature d’un récent accord franco-chinois sur le logiciel libre vise à résoudre ce type de problème, en faisant mieux respecter les droits de propriété intellectuelle en Chine1. 2. Les mérites comparés du droit d’auteur et du brevet, à l’égard des logiciels libres et propriétaires Etant précisé que les modèles libres se fondent sur la propriété intellectuelle, la question se pose de savoir laquelle. Dans les termes du débat actuel, il s’agit en fait surtout de savoir lequel, du droit d’auteur et du brevet, constitue la forme de protection la plus appropriée pour les logiciels et notamment face aux besoins partiellement contradictoires des logiciels libres et des logiciels propriétaires. a. Droit d’auteur et/ou brevet : quelle forme de protection pour le logiciel ? Concernant les logiciels, l’extension de la brevetabilité remonte surtout à la dernière décennie. Elle demeure soumise à des restrictions au Japon et en Europe. Le fait est qu’en Europe, le régime qui prédomine en la matière est celui du droit d’auteur. Aux termes de la Convention de Munich (1973), qui régit le droit européen des brevets, les programmes informatiques ne sont en effet pas brevetables en tant que tels. Selon cette philosophie européenne, la brevetabilité soulève en effet de sérieux problèmes dans le domaine de l’informatique et une création réalisée avec de purs algorithmes ne saurait être brevetée comme une création réalisée avec des transistors. La raison en est que, dans le système européen, un brevet ne peut protéger qu’une façon d’obtenir certains résultats, c’est-à-dire une fonction opératoire rattachée à l’acte inventif lui-même. Dès lors, la notion de brevet-logiciel pose une question de principe car un logiciel correspond beaucoup moins à des façons de réaliser certaines fonctionnalités – c’est-à-dire à « des actions spécifiques portants sur des données »2 – qu’à la spécification même de ces fonctionnalités. En effet, ce qui se trouve dans un programme n’est en général autre chose que la description du résultat luimême3 ; rien ne dit que ce qui y est lu dans le programme corresponde à ce qui est exécuté par la machine ; dans certains programmes, la réalisation de la fonctionnalité n’est pas même explicitée. Ceci étant, il est possible d’affirmer qu’il existe une jurisprudence, en France, pour des brevets relatifs à de purs logiciels, comme dans le cas des brevets Thomson sur la compression de signaux audiovisuels. En tout cas, comme l’a montré la très vive controverse qui a conduit à l’échec de la tentative de directive européenne à ce sujet, en juillet 2005, à l’issue d’une procédure ayant duré près de cinq ans, la situation est a fortiori plus ambiguë encore concernant le champ plus vaste des inventions mises en œuvre par ordinateur. En l’espèce, le droit d’auteur ne constitue à l’évidence que l’un des régimes applicables car, dans la pratique, il est estimé qu’au moins 30 000 brevets ont été délivrés par l’OEB concernant ce type d’inventions. Les partisans de la brevetabilité y voient une situation d’insécurité juridique fort préjudiciable au développement de l’industrie européenne du logiciel et estiment qu’il est grand temps de mettre la législation en accord avec la pratique. De leur point de vue, plus fondamentalement, une harmonisation du droit permettrait de stimuler l’innovation dans un secteur de plus en plus important pour l’ensemble de l’économie. De fait, l’enjeu est d’autant plus considérable qu’il concerne la plupart des domaines d’activité car, de nos jours et tous secteurs confondus, il est estimé qu’environ un tiers du total des dépenses de recherche et développement (R & D) sont réalisées sous la forme de logiciels. 1 Voir l’article de C. Cousin, « Logiciel libre : un accord franco-chinois », Les Echos, 18 mai 2005, p. 27. Cf. Caillaud (B.), « La propriété intellectuelle sur les logiciels », in : Tirole (J.), Propriété intellectuelle, rapport n° 41 du Conseil d’Analyse Économique, Paris, 2003 (p. 116). 3 Voir « Brevetabilité du logiciel : le point de vue d'un chercheur en informatique », article de B. Lang déjà cité. 2 111 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Les partisans de la brevetabilité estiment en outre qu’en matière de logiciel, la coexistence actuelle du droit d’auteur et du brevet n’entraîne guère de problèmes concrets. Le cas des Etats-Unis, en particulier, atteste de ce que le brevet n’est pas forcément antinomique avec d’autres formes de protection de la propriété intellectuelle. Les adversaires de la brevetabilité rétorquent qu’avant que la brevetabilité des logiciels ne fût acceptée aux Etats-Unis, dans les années 1980, l’industrie de la Silicon Valley a pu fort bien se développer sous le seul régime du copyright. Il estiment qu’en la matière, le régime du droit d’auteur est préférable car il ne conduit pas à des situations bloquantes et n’exclut pas la création indépendante, dans la mesure où des éléments similaires de logiciels peuvent être recréés de façon relativement indépendante de la création initiale. Selon eux, le brevet pose par contre un problème majeur, notamment dans la mesure où il représente des coûts importants tant pour les détenteurs (au titre du dépôt et du renouvellement des brevets) que pour les utilisateurs, y compris lorsque ces derniers opèrent dans le domaine non marchand. Dans la mesure où, dans le domaine du logiciel, une grande partie de l’activité de création et de diffusion se fait en dehors de la sphère des entreprises à but lucratif, le brevet est alors considéré comme nécessitant de trop forts investissements, de surcroît en contrepartie de retours trop hypothétiques. A ceci, les défenseurs de la brevetabilité répliquent que le droit d’auteur permet d’interdire l’utilisation d’un logiciel utilisant les mêmes fonctionnalités. Ils font en outre observer que la durée du droit d’auteur ou du copyright est actuellement très longue (70 ans après le décès du créateur, notamment en Europe aux EtatsUnis). b. Quels risques de contrefaçon par accident et quel degré de divulgation du savoir ? Un autre débat concerne l’intentionnalité de la contrefaçon. A ce propos, les défenseurs du logiciel libre estiment qu’avec le brevet, il existe un risque fort de contrefaçon par accident, dès lors qu’un programmeur utilise à son insu telle ou telle partie d’un programme breveté. Les partisans de la brevetabilité leur répliquent que si la contrefaçon peut aisément se produire de façon fortuite dans le domaine du droit d’auteur, où il n’y a pas d’obligation d’enregistrement, ceci ne devrait pas arriver avec le brevet, qui implique une divulgation au public et permet ainsi la décompilation (reverse engineering). En ce sens et, par contraste, le système des brevets présente des grands avantages en termes de clarté : tout brevet est publié et accessible très largement depuis n’importe quel pays, et il comporte des revendications définissant précisément l’étendue des droits. Ce type de jugement sur le système des brevets doit toutefois être nuancé car tout dépend de la nature des objets concernés. Si, dans les secteurs de la chimie ou de la mécanique, un produit correspond à un nombre de brevets relativement restreint et identifiable, la situation est toutefois différente en ce qui concerne des systèmes extrêmement complexes1 – comme les logiciels –, où les éventuels brevets, le cas échéant, sont très nombreux et difficiles à lire. Dans ce dernier cas, il est malaisé d’utiliser le brevet afin d’anticiper d’éventuels problèmes de contrefaçon, même une telle tâche demeure faisable, moyennant une organisation et des efforts appropriés. Dans une entreprise telle qu’Air Liquide, par exemple, aucun produit n’est lancé sans qu’un ingénieur ne se soit au préalable exprimé sur l’éventualité de problèmes de contrefaçon. Dans le domaine du logiciel, ceci étant, différentes techniques permettent d’enregistrer sans divulguer et il est douteux qu’il faille, afin de favoriser la diffusion du savoir, exiger la divulgation des codes-source. En la matière, la protection par le droit d’auteur sert essentiellement à protéger le secret, de sorte qu’une telle divulgation conduirait à l’inverse du résultat recherché de nos jours, où décompiler suppose grosso modo d’y être autorisé par les ayants-droit. De plus, le droit d’auteur permet des licences de type GPL, qui ont pour but non pas d’interdire la divulgation mais au contraire de l’imposer et d’empêcher ainsi l’emprise du secret. Au terme de ce débat, les discussions portent au fond sur l’efficacité socio-économique comparée du brevet et du droit d’auteur comme moyen de protection, dans le domaine de l’informatique. Dans cette optique, la question consiste en particulier à savoir dans quelle mesure le brevet constitue un mécanisme de régulation socio-économique perturbant ou au contraire facilitant l’activité de création, dans le cas du logiciel. A cet égard, l’analyse économique donne à penser qu’actuellement, l’incitation à créer est déjà très forte dans les industries de la « nouvelle économie », où existent de considérables rendements croissants 1 Certes, la réalité est moins dichotomique que ne pourrait le laisser croire ce clivage entre systèmes simples et systèmes complexes mais il faut bien schématiser car raisonner sur un continuum n’est guère aisé. 112 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 d’adoption et de puissants effets de réseau1. Elle montre que, si les brevets n’impliquent pas nécessairement des phénomènes de blocage et d’« emprisonnement », ils peuvent cependant donner lieu à des effets pervers, en particulier dans des situations de course aux brevets où ces derniers conduisent à récompenser démesurément un petit nombre d’innovateurs, en vertu du principe selon lequel « le gagnant remporte le tout » (winner takes all)2. Dans la mesure où ce point vaut pour une bonne part aussi pour le droit d’auteur, il conduit à s’interroger sur un problème différent : celui du degré de compatibilité entre les logiciels propriétaires et les logiciels libres. 3. Quelles possibilités de coexistence entre modèles libres et modèles propriétaires ? En d’autres termes, la question posée est très largement aussi celle des effets concurrentiels exercés sur les modèles libres et propriétaires par la propriété intellectuelle dans son ensemble – que ce soit sous la forme du brevet ou du droit d’auteur – : quelles sont les possibilités de coexistence entre ces modèles, selon le degré de force ou de souplesse de ces droits de propriété intellectuelle ? a. Des risques d’éviction des modèles libres par les modèles propriétaires Dans le cas d’une industrie telle que celle du logiciel, les risques d’évolution anticoncurrentielle tiennent davantage aux évolutions technologiques qu’à la propriété intellectuelle elle-même, qu’il s’agisse de brevet ou de droit d’auteur. En effet, une firme telle que Microsoft écrase la concurrence moins par ses brevets que par sa puissance économique, qui repose sur l’existence d’effets de réseaux ; du fait de ces derniers, un logiciel en position de quasi norme aujourd’hui ne saurait guère être détrôné demain par un produit concurrent. La question n’en demeure pas moins de savoir si le pouvoir de marché dont un tel groupe dispose ainsi dans certains domaines tels que les protocoles de communication ne risque pas d’être cimenté par les monopoles légaux conférés par la propriété intellectuelle, a fortiori si ce pouvoir de marché est verrouillé encore davantage par la voie du brevet. Aux Etats-Unis, Microsoft protège son système d'exploitation Windows par le copyright et a breveté tous ses protocoles de communication, ses protocoles concernant les nouvelles versions de sa suite bureautique Office, ainsi que ses formats de données. Ses détracteurs estiment que ce géant veut par là étouffer l’unique vrai concurrent qui peut encore le menacer, à savoir le logiciel libre. Ce dernier peut en effet être considéré comme vulnérable à certains risques juridiques découlant des droits de propriété intellectuelle et, à l’avenir, la montée des coûts liés au renforcement contemporain de ces droits pourrait dissuader un grand nombre d’acteurs bénévoles de contribuer à son développement. Hélas, il est difficile de trouver des réponses efficaces à ce type de problème sur le plan pratique. Il n’est ainsi guère possible de concevoir un droit qui mettrait la propriété intellectuelle entre parenthèses dès qu’apparaissent des effets de réseau. A titre d’exemple, spécifier que la brevetabilité ne peut pas s’appliquer dès lors qu’il s’agit de protocoles de communication risquerait de retirer du champ du brevetable une grande part des innovations apparues ces dernières années, dans le domaine des télécommunications. De même, il est douteux qu’il soit pertinent d’envisager une législation qui permettait aux acteurs non marchands relevant de la sphère du logiciel libre d’accéder à certains logiciels sans payer des licences. Il y a quelques années, des initiatives allant dans ce sens ont été prises sur Internet mais sur la base d’initiatives individuelles et non d’une loi. En outre, le problème signalé ne porte pas que sur les brevets car, comme déjà suggéré, il demeure fondamentalement le même pour le droit d’auteur (et les droits voisins). Le fait est que le droit d’auteur comme le brevet constituent principalement des droits à exclure. Vis-à-vis d’un logiciel libre, plus précisément, une protection par le brevet produit un effet similaire à une protection résultant du couplage entre le droit d’auteur et les mesures techniques de protection (MTP, dite aussi DRM), sachant que ces mesures correspondent tout simplement à un moyen technique d’obtenir le respect des droits d’auteur. Aux Etats-Unis, ceci peut être illustré par le cas du protocole de communication CSS3, une technologie de cryptage qui protège la lecture de DVD. Cette MTP, qui est lui-même protégée par le Digital Millenium 1 Cf. Chantepie, P., Le Diberder, A., Révolution numérique et industries culturelles, (coll. Repères), La Découverte, Paris, 2005 (p. 14). 2 Cf. Lévêque (F.) et Menière (Y.), Economie de la propriété intellectuelle, (coll. Repères), La Découverte, Paris, 2003 (p. 27-28). 3 « CSS, Content Scamble System : dispositif de contrôle d'accès qui rend impossible le visionnage des DVD s'ils ne sont pas lus par des lecteurs de DVD munis de la clé de décryptage qui permet d'accéder au contenu du DVD. » ; citation extraite de « A propos du droit d'auteur : cinéma et nouveaux vecteurs de diffusion », Revues du Web, 08/08/2003 (http://www.minefi.gouv.fr/minefi/ministere/documentation/revuesdeweb/cinema.htm). 113 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Copyright Act (DMCA), y interdit en effet tout logiciel de lecture de DVD sur une plate-forme libre n’ayant pas obtenu d’autorisation des ayants-droit de ce protocole. Dans cet exemple, l’interdiction de contourner n’est donc pas liée à l’existence d’un brevet. b. Des menaces également pour les modèles propriétaires (les modèles libres… et le piratage) Inversement, certes, des menaces planent également sur les modèles propriétaires. Elles proviennent en partie aussi des pratiques de contrefaçon, dont le logiciel constitue actuellement l’une des principales victimes. En France, selon une enquête commanditée par BSA (Business Software Alliance), l’association de lutte contre le « piratage » des logiciels, 45 % des logiciels installés en entreprise de nos jours sont des contrefaçons, contre une moyenne de 35 % pour l'ensemble de l'UE et pour le monde entier et contre 22 % pour l’Amérique du Nord1. Il y a quelques années, une enquête similaire avait montré que près de 80 % des élèves-ingénieurs des grandes écoles françaises effectuent des copies illégales de logiciels sur leur ordinateur personnel2. Ces pratiques ne débouchent cependant pas sur des mesures répressives, sans doute parce que les étudiants d’aujourd’hui constituent potentiellement les futurs clients de demain et car les éditeurs des logiciels propriétaires veulent probablement éviter de renforcer la popularité des logiciels libres. Le fait est qu’aux yeux du public, ces derniers ont déjà gagné en popularité, notamment pour des raisons de fiabilité et de coût. En dehors du secteur du logiciel, les modèles open source tendent aussi à s’implanter dans le domaine des publications scientifiques et cette évolution devrait s’accentuer à l’avenir, en l’espèce essentiellement pour des raisons de coût. Les modèles propriétaires peuvent ainsi être considérés comme menacés en partie par les modèles libres. A cet égard, il existe un débat sur le caractère « contagieux » des logiciels open source. En effet, il est possible d’envisager une évolution allant dans le sens d’une « viralité » croissante, ce qui renvoie à des formes de licences (de type GPL) de plus en plus contraignantes et qui, partant des couches basses des logiciels, pourraient se propager jusque dans les couches hautes et s’infiltrer ainsi dans toute l’activité du développement logiciel3. Ceci étant, si un développeur effectue, au dessus du cœur ou « noyau » (kernel) d’un système informatique sous licence GPL, des applications qui lui sont propres et qui ne sont pas directement liées audit noyau, alors il n’est pas contraint par cette licence GPL. En outre, cet aspect de viralité ne doit pas être surestimé car il porte sur des créations dérivées (dérivés d’un logiciel) et, qui plus est, car la viralité des licences propriétaires demeure plus considérable encore. c. En pratique, une cohabitation de plus en plus fréquente entre modèles libres et propriétaires Dans les faits, comme le montrent par exemple de nombreux cas d’entreprises dans le domaine des télécommunications, il y a de plus en plus souvent coexistence entre les développements libres et les développements propriétaires. Le noyau d’un système informatique peut ainsi être exploité sous logiciel libre, lorsque les développeurs trouvent plus pertinent de travailler de façon communautaire pour ce type de socle, généralement dans les couches basses d’un logiciel. Parallèlement, dans les couches hautes plus spécifiques à leur métier, ils choisissent par contre un mode propriétaire pour leur développement interne. Ainsi, et alors les modèles économiques open source demeuraient relativement confidentiels il y a encore cinq ans, ils passent désormais par un grand nombre de domaines d’application et s’y développent très rapidement, y compris chez de grandes entreprises industrielles telles qu’Alcatel ou Thales. Hors de France, de même, bien d’autres grandes firmes utilisent les modèles open source pour leurs propres projets industriels – comme dans le cas de Motorola – ou bien s’en inspirent pour organiser le travail collaboratif dans leurs laboratoires de R & D – comme chez BMW4. Même Microsoft, l’acteur paradigmatique en matière de logiciel, affiche désormais une position conciliante à l’égard des logiciels libres. Quant au groupe IBM, il se trouve vis-à-vis d’eux à la fois dans une attitude de rivalité et dans une position de coopération. Début 2005, il a ainsi annoncé qu’il favorisait le développement des logiciels libres en permettant l'utilisation libre de certaines technologies sur lesquelles il détient près de 500 brevets (sur un portefeuille total de plus de 40 000 brevets) ; il faut cependant préciser qu’IBM ne met pas pour autant ces brevets dans le domaine public : il s’engage seulement à ne pas les opposer à des tiers, pourvu que ces derniers les utilisent dans le cadre de développements open source. 1 Source : étude effectuée par le cabinet IDC (International Data Corporation) et publiée par BSA en décembre 2005. Enquête de l’ESIEA (Ecole Supérieure d’Informatique Electronique Automatique), publiée par BSA début 2002. 3 « [L]’inclusion d’un logiciel sous GPL dans un nouveau logiciel fait automatiquement passer ce dernier sous licence GPL » (Perline et T. Noisette, La bataille du libre – dix clés pour comprendre, (coll. « Sur le vif »), La Découverte, Paris, 2004, p. 25). 4 Cf. les analyses de Georg von Krogh, professeur de management à l’université de Saint-Gall (Suisse), dans « Le logiciel libre dope l’innovation », Enjeux, hors série (« Comment nous vivrons demain ») n° 01, décembre 2005, p. 68-69. 2 114 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 A l’automne 2005, ce groupe américain a lancé – en partenariat avec Philips, Sony, Novell et Red Hat – l’Open Invention Network, qui vise à promouvoir Linux et la sphère open source, via la détention et l’acquisition des brevets rendus disponibles sans licence propriétaire. Ce faisant, de telles firmes cherchent sans doute à contrôler les développements ultérieurs desdits logiciels et à éviter que Microsoft ne devienne l’unique fournisseurs de logiciels et ne parvienne par ce biais à accaparer les activités de service à forte valeur ajoutée qui en découlent. Cette situation montre qu’aux Etats-Unis, si la brevetabilité des logiciels n’a pas empêché l’essor du logiciel libre depuis près d’un quart de siècle, elle a pu le freiner dans certains cas et, surtout, elle suscite désormais des réactions vigoureuses de concurrents inquiets face au risque d’un trop grand « verrouillage » de la technologie par les brevets. De même que, dans le domaine des inventions mise en œuvre par ordinateur, les études sur les effets de la brevetabilité ne sont dans l’ensemble guère concluantes, ces évolutions montrent au total que la question de la compatibilité entre le logiciel libre et un renforcement de la propriété intellectuelle (via le brevet ou une combinaison de droit d’auteur et de mesures techniques de protection) reste assez largement ouverte. 4. Les hypothèses d’évolution retenues H21 : Un renforcement de la PI conduisant à évincer très largement les modèles libres Une première éventualité plausible passe par un renforcement général de la propriété intellectuelle, en particulier à travers la brevetabilité du logiciel et via la mise en place de mesures techniques de protection (MTP, dits aussi DRM : digital rights management) mais aussi par un contrôle accru des canaux de diffusion, des supports matériels (ordinateurs, etc.) et de la conformité des applications à telle ou telle norme technique. Ce renforcement est supposé non compensé sur d’autres plans. Dans l’absolu, certes, il peut en partie signifier aussi l’apparition de licences de type GPL plus contraignantes, à l’avantage des modèles libres. Dans l’ensemble, malgré tout, cette évolution d’ensemble joue dans la pratique plutôt au détriment de la création de ressources libres (dont le logiciel libre), dans la mesure où les canaux de diffusion et les logiciels d’accès deviennent standardisés et n’autorisent pas l’accès à ces ressources libres, qui doivent passer sous les fourches caudines de tel ou tel brevet ou protocole de communication de type propriétaire. Les éléments de système informatique régis par des contrats de type GPL régressent alors petit à petit, en partie aussi du fait que lesdits contrats se révèlent fragmentés et parfois incompatibles. Le domaine des créations coopératives, dont le principe repose notamment sur les possibilités de duplication, est alors surtout laminé progressivement par son incapacité à faire face à l’élévation des coûts et contraintes induites par un durcissement général de la propriété intellectuelle, dans un monde où presque toute copie suppose désormais une autorisation et un paiement. Les ressources libres ne sont plus guère utilisables que par les grands groupes capables d’en financer la certification, et la philosophie même du libre se vide peu à peu de son sens. L’accès aux grands marchés se ferme de plus en plus vis-à-vis de nouveaux entrants potentiels, au détriment de l’innovation et au profit de stratégies d’entreprise destinées presque exclusivement à entretenir la demande commerciale. Les grands groupes originaires des Etats-Unis – et, progressivement, de grandes puissances émergentes telles que l'Inde et la Chine – voient leur domination s’accroître ou s’affirmer, dans le domaine des industries fondées sur le numérique. Par suite, dans un domaine tel que le logiciel, le dépérissement des modèles libres au profit des modèles propriétaires implique qu’un pays tel que la France prélève davantage de ressources fiscales mais aussi doit débourser davantage encore sous la forme de paiements de licence, ce qui tend à grever sa balance technologique. H22 : Un équilibre relativement stable et spontané entre les modèles libres et propriétaires Dans un deuxième cas de figure, les droits de propriété intellectuelle ne sont guère modifiés par rapport à la situation actuelle, dans un premier temps, et des changements législatifs notables n’interviennent tout au plus qu’après coup, une fois que la nouvelle économie immatérielle s’est suffisamment développée dans sa diversité. Le public respecte davantage les textes existants et, du côté des entreprises, l’articulation avec le droit de la concurrence permet d’éviter le maintien ou l’apparition d’abus de position dominante (notamment grâce au renforcement de l'interopérabilité des systèmes). Cette évolution permet à la concurrence de jouer très largement à la fois entre les différents acteurs commerciaux et entre les acteurs commerciaux et les acteurs non commerciaux. Un certain équilibre entre les modèles libres et propriétaires est ainsi préservé. Un modus vivendi relativement stable est ainsi établi entre, d’un côté, des ressources développées de façon communautaire, en partenariat avec un grand nombre d’acteurs (entreprises, universitaires, artistes, etc.) et, de l’autre, des modèles de développement de type propriétaire. Le service (marchand) se développe davantage que l'édition libre mais participe à une 115 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 forte dynamique de création et d'innovation, notamment en interaction étroite avec les demandes exprimées par les utilisateurs. H23 : Une pérennité des modèles libres suspendue à l’engagement de certaines entreprises et au soutien des pouvoirs publics Une dernière configuration plausible s’intercale entre les deux précédentes. En effet, elle revient à envisager une situation dans laquelle les droits de propriété intellectuelle se trouvent dans l’ensemble renforcés – en particulier via le brevet – et où ce renforcement ne se révèle compatible avec la sphère du libre qu’avec des restrictions, notamment grâce à l’engagement de certaines entreprises au côté des modèles open source et également du fait d’un relatif assouplissement du cadre de la PI par le biais d’exceptions. En d’autres termes, il est alors supposé que la propriété intellectuelle est renforcée, notamment à la demande des grands groupes, tandis que certaines entreprises persistent à soutenir la création de biens immatériels sur la base de modèles non propriétaires. Ces deux tendances ne peuvent être durablement compatibles que si sont également créés certains mécanismes d’exception et donc au prix d’une certaine complexification du droit. Pour préserver le développement libre, les pouvoirs publics doivent alors intervenir également par diverses mesures de soutien (commandes publiques, subventions, etc.), en intégrant ce soutien dans leur politique de développement technologique. Fortement encadrée par tous ces dispositifs, la dynamique de créativité et d’innovation tend globalement à s’essouffler quelque peu. Au total, autrement dit, un renforcement de la propriété intellectuelle pourrait se révéler compatible avec le maintien des modèles non propriétaires mais, à la différence des Etats-Unis, où cette coexistence est actuellement permise très largement par l’action de certaines grandes entreprises, une cohabitation équilibrée ne semble en la matière envisageable en Europe qu’avec la mise en place de certains garde-fous ou éléments compensateurs, de la part du législateur ou des administrations publiques. III. Les attitudes des consommateurs vis-à-vis des signes distinctifs (marques, indications géographiques, etc.) Même si les enjeux socioculturels de la propriété intellectuelle portent de nos jours surtout sur les brevets, ainsi que sur le droit d’auteur et les droits voisins – notamment face aux questions soulevées par le changement technique et les nouveaux modèles « libres » (open source) –, ils concernent pour une grande part aussi les signes distinctifs et en particulier les marques et les indications géographiques. Vis-à-vis de ces derniers, l’élément central concerne l’attitude des consommateurs, c’est-à-dire leurs choix et leurs attentes, sachant que ces signes distinctifs contribuent de plus en plus à orienter leurs décisions d’achat, sur le plan des facteurs hors-prix, dans un contexte d’incertitude croissante. Le rôle que les principaux signes distinctifs jouent sur ce plan mérite toutefois d’être précisé. Comment évolue le degré d’attachement des consommateurs à l’égard des marques et quelles sont les différentes conceptions qui prévalent en matière de marque ? En référence au pouvoir des marques, la question se pose aussi de savoir ce qu’il en est, par comparaison, de la fonction et de l’influence des autres signes distinctifs. Ce point conduit à mettre l’accent sur l’outil des indications géographiques, qui se révèle particulièrement important dans le domaine des biens de consommation et pour lequel la France et l’Europe ont d’importants atouts à mettre en avant. Le cas de la filière agro-alimentaire en fournit une bonne illustration, en montrant dans quelle mesure le jeu des marques et celui des indications géographiques s’opèrent en termes de complémentarité ou de substitution, compte tenu aussi du comportement des autres acteurs-clés concernés (producteurs, pouvoirs publics, organisations internationales, ONG et scientifiques). 1. Le rôle des principaux signes distinctifs et les comportements des consommateurs à leur égard La question se pose tout d’abord de savoir quelles fonctions les principaux signes distinctifs remplissent pour les consommateurs. En outre, qu’en est-il du degré d’attachement ou de désaffection de ces derniers à leur égard, dans un contexte marqué par le développement des produits génériques et de la contrefaçon ? a. Un attachement persistant des consommateurs à l’égard des marques... Avant tout, force est de constater qu’un mouvement anti-marque s’est fait jour depuis quelques années, notamment depuis la parution de l’ouvrage à succès de la canadienne Naomi Klein, No logo - La tyrannie 116 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 des marques1. D’inspiration libertaire, il constitue en réalité – et sauf de rares exceptions2 – surtout un mouvement « anti-pub ». Une enquête récente permet en particulier de l’attester à l’échelle de la France. Il est en ressort en effet que si environ 25 % des sondés se déclarent publiphobes et si près de 57 % se déclarent indifférents à l’égard de la publicité, les consommateurs manifestent cependant dans leur grande majorité un fort attachement aux marques, estimant que ces dernières sont « innovantes », « sérieuses », « donnent envie d’acheter » et « apportent du plaisir », même si une majorité un peu plus faible les juge « banales », « inutiles » et « décevantes ». Selon cette étude, près d’un quart des consommateurs se classent parmi les « opposants » à la consommation, à la publicité, à la télévision et aux marques », pour des raisons à la fois économiques et culturelles3. Cet état d’esprit est assez compréhensible. En effet, après plusieurs décennies marquées par un envahissement croissant de la publicité dans l’espace public, il n’est pas étonnant que se fasse jour un mouvement de réaction et de résistance à ce qui est perçu comme une agression publicitaire. Ce mouvement peut être considéré en partie comme une simple posture intellectuelle, comme un phénomène de mode passager et en tout cas comme une réaction assez inoffensive car ne cherchant généralement pas à se doter d’une cohérence politique4. Au total, les marques ne sont ainsi vraiment contestées que par une minorité très réduite, qui souvent conteste en fait plus généralement la société de consommation ellemême. Au fond, le contexte actuel est marqué par la très forte versatilité des consommateurs, qui entraîne un raccourcissement de la vie des produits et une course effrénée au lancement de nouveaux produits. Dans l’ensemble et de très loin, la réalité du marché est celle du règne incontesté des marques, y compris et surtout chez les jeunes. Les comportements d’achat constituent un indicateur incontestable de cette très large validation des marques par les consommateurs. b. ... malgré le développement des produits génériques et de la contrefaçon Même le fort développement des produits dits génériques5, dans la grande distribution, constitue non pas une abolition des marques mais un simple déplacement des marques vers les grands distributeurs euxmêmes, dans un contexte où les producteurs – et notamment les PME – n’ont souvent pas les moyens d’établir leurs propres marques et de faire elles-mêmes de la publicité auprès des consommateurs. Un produit générique n’est en effet autre chose qu’une marque de la grande distribution. Entre les grandes marques et les marques de la grande distribution, en fait, la pratique correspond moins à une opposition tranchée qu’à une complémentarité et à un continuum de situations. Ceci est en particulier le cas lorsque tel producteur ne parvient pas à écouler tous ses produits sous ses propres marques et vend le reliquat via des sous-marques, pour un prix réduit. A « frayer » ainsi avec des sous-marques ou des marques de la grande distribution, malgré tout, les grandes marques ne s’exposent-elles pas à long terme au risque d’être abandonnées par les consommateurs, s’il s’agit de produits trop similaires, voire identiques ? Ce risque semble actuellement faible et maîtrisé mais il conduit à poser une question connexe, à un double niveau : quel supplément de prix les consommateurs sont-ils prêts à payer pour s’offrir une marque établie, que ce soit par rapport au prix d’une marque moins réputée ou par rapport à un produit contrefait ? Le dernier volet de cette question se pose d’autant plus que la contrefaçon s’est fortement développée et industrialisée, dans la période récente. Ceci conduit à souligner qu’il existe désormais toutes sortes de contrefaçons, en particulier selon les secteurs considérés. Dans une industrie telle que le textilehabillement ou le cuir, il est parfois devenu très difficile – même pour un professionnel – de distinguer la copie de l’original. Est-ce à dire que l’existence de contrefaçons traduit le prix excessif du produit original, en particulier dans le cas de l’industrie du luxe, où la contrefaçon constitue parfois la rançon du succès ? En l’espèce, il apparaît que de nombreux consommateurs achètent en connaissance de cause des produits 1 Cet ouvrage est paru en français chez Actes sud, en 2001. A titre d’exemple, voir l’article du sémiologue Benoît Heilbrunn intitulé « Du fascisme des marques », Le Monde, 24 avril 2004, p. 15, qui s’en prend non à la publicité mais aux marques elles-mêmes. 3 Il s’agit de l’enquête intitulée « Publicité et marques : les Français face au modèle consommatoire », effectuée par l’agence Australie en 2005, auprès d’un échantillon de 1 005 personnes de personnes qui surpondère légèrement les 15-25 ans. A ce sujet, voir aussi l’article de Véronique Richebois, « Les Français aiment les marques, moins la pub », Les Echos, 10 novembre 2005, p. 15. 4 Voir l’article de F. Brune, « L’« antipub », un marché porteur - Un mouvement légitime que convoitent quelques vautours… », Le Monde diplomatique, mai 2004, p. 3. 5 En 2005, la totalité des marques de la grande distribution a représenté 44 % du panier moyen de produits de grande consommation, contre une part de seulement 41 % pour l’ensemble des grandes marques leaders, selon l’institut d’études de marché IRI. Cf. l’article « La distribution impose ses marques », L’Usine nouvelle, 25 mai 2006, p. 8-11. 2 117 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 contrefaits, trouvant de la sorte le moyen d’accéder à des produits conférant un statut social1 sans en payer le « juste » prix, celui qui correspond aux divers risques et frais liés au développement desdits produits. Le fait est qu’en général, les prix se justifient très largement par le coût croissant lié au développement et au lancement des produits considérés, sachant que de tels frais doivent être amortis le plus en plus rapidement, par exemple en trois ans seulement, pour les produits du groupe L’Oréal. Par rapport aux produits de luxe tels que les parfums de prestige, pour lesquels le consommateur est en général prêt à payer une « part de rêve » pour couvrir ces frais de développement et de publicité, la situation est sans doute quelque peu différente pour des produits moins onéreux. Le problème de la contrefaçon n’en reste pas moins également très aigu. Dans le cas du groupe L’Oréal, il touche par exemple les produits de maquillage en Chine, les marques de shampooing en Europe centrale et orientale ou encore les crèmes de soin en Italie. Dans le cas des cosmétiques, du reste, certains produits contrefaits ont provoqué des allergies chez le consommateur. Bien évidemment, la question de la contrefaçon peut impliquer des dangers encore plus graves pour le consommateur dans un cas comme celui des médicaments. Enfin, il peut aussi s’agir de contrefaçons vendues non pas à la sauvette mais dans des magasins, difficilement détectables, dont le prix de vente est très proche de celui de l’original et donc ne procure aucun avantage au consommateur. c. Les différentes conceptions de la marque et le rôle des autres signes distinctifs Au delà des secteurs déjà mentionnés et de la distinction entre produits de luxe et produits de consommation plus courante, la marque renvoie en fait fondamentalement à deux grands types de comportements ou de conceptions, de la part du consommateur. Premièrement, elle peut constituer un signe de confiance et une promesse de qualité. Il s’agit ici de l’acception plutôt anglo-saxonne de la marque comme quasi garantie de qualité, dans laquelle l’entreprise doit s’assurer de la qualité des produits offerts par ses licenciés, sans quoi elle risque légalement de perdre le contrôle de sa marque. De nos jours, un pays comme la France est lui aussi gagné progressivement par cette conception, car les consommateurs ont de plus en plus tendance à y considérer la marque comme un indicateur de qualité. Deuxièmement, dans des secteurs très variés tels que l’habillement, l’agro-alimentaire ou peut-être même le logiciel, la marque opère plutôt comme un signe d’appartenance à tel « clan » ou telle « tribu ». La logique à l’œuvre relève alors d’un effet de mimétisme. Il s’agit de la conception dominante en Europe continentale – et en France en particulier – dans laquelle la marque relève du choix et de responsabilité de l’entreprise, c’est-à-dire constitue un signe permettant à celle là d’imprimer son empreinte sur tel produit. Dans cette acception, les gages ou signes de qualité sont apportés non pas par les marques – qui sont jugées incapables de le faire – mais par d’autres signes distinctifs : indications géographiques, labels et marques collectives de certification2, etc. A caractère plus officiel, ces derniers permettent ainsi de véhiculer d’importantes informations pour les consommateurs. Intéressant en général moins les spécialistes de la propriété intellectuelle que ceux du droit de la consommation, ils portent non pas sur des entreprises – contrairement aux marques – mais sur les processus et matériaux de fabrication. Dans les faits, une marque donnée – qui constitue un capital immatériel individuel – peut très bien être cédée d’une entreprise à l’autre sans que le consommateur n’en soit conscient. Certes, il se peut également que le contenu d’une indication géographique ou d’un label soit modifié sans que le consommateur ne l’apprenne, mais il existe malgré tout des chartes à ce propos et elles sont rendues publiques, ce qui constitue une grande différence. De nos jours, la tendance à l’œuvre va de plus en plus dans le sens d’un poids croissant de ces différentes formes de certification : elle est soutenue par le législateur et de plus en plus d’acteurs s’y associent. 2. Le cas exemplaire de l’agro-alimentaire 3 Cette analyse peut être illustrée par le cas du secteur agro-alimentaire. Le choix de ce secteur se justifie notamment en termes prospectifs, dans la mesure où l’articulation entre la logique de marque et celle – plus réglementaire – des formes de certification qui viennent d’être évoquées est susceptible d’y évoluer très fortement à l’avenir. En outre, comme déjà indiqué, la question des indications géographiques peut 1 Voir l’entretien avec Danielle Rapoport, psychosociologue de la consommation, dans l’article « La France veut renforcer son dispositif contre la contrefaçon », Le Monde, 17 novembre 2004, p. 17. 2 Ces marques collectives de certification sont en particulier contrôlées par l'Afnor. La plus connue d’entre elles, en France, pour les produits, est la marque NF, qui est manifestée par un logo éponyme (http://www.marque-nf.com/). 3 Cette section s’appuie en partie sur l’audition d’E. Valcescini (INRA) réalisée le 14 décembre 2004. 118 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 être considérée comme importante au regard de ses impacts au plan mondial. En effet et eu égard à la situation de blocage dans laquelle se trouvent les négociations multilatérales actuelles, dans plusieurs enceintes, il est sans doute stratégique, pour faire contrepoint à certaines visions, de faire valoir que les pays en développement ont tout intérêt à l’extension de ce type de droit de propriété intellectuelle. a. L’importance des politiques publiques, notamment en matière d’indications géographiques Dans ce secteur comme dans d’autres, les pouvoirs publics n’interviennent pas dans le champ de la marque, où les entreprises elles-mêmes constituent leurs propres garants. En matière agro-alimentaire, par contre, l’Etat contribue en fait à codifier la qualité à travers les quatre signes officiels existant actuellement en France : indication géographique ou appellation d’origine contrôlée (AOC), agriculture biologique, certification de conformité, label rouge. Si le rôle principal de la marque est d’établir une forme de communication entre les producteurs et les consommateurs, ces formes de certification et en particulier les indications géographiques apportent de surcroît des éléments précieux sur deux plans étroitement liés. Il s’agit, d’un côté, de transparence car, pour les indications géographiques, il existe un cahier des charge précis pouvant être consulté par le consommateur et, de l’autre, de crédibilité car, contrairement aux marques, les indications géographiques non seulement portent sur des collectifs d’agriculteurs mais aussi impliquent un contrôle par un tiers, à savoir soit l’Etat lui-même soit un organisme agréé par l’Etat. Les indications géographiques ont de la sorte pu protéger certains savoirs traditionnels contre les tentations opportunistes de certains producteurs. Qui plus est, depuis les crises alimentaires récentes (grippe aviaire, ESB1, dioxine, etc.), les consommateurs se montrent plus exigeants et plus méfiants en matière de qualité de l’alimentation. Cette exigence est apparue clairement à propos de la crise de l’ESB. En effet, alors que les consommateurs font habituellement confiance aux (grandes) marques, ceci n’a pas suffi dans le cas d’une telle crise, pour laquelle les pouvoirs publics ont dû apporter des garanties, en l’occurrence via un logo VF (viande française) qui a pu rétablir la confiance du consommateur en lui garantissant la traçabilité de la viande en question. En l’espèce, il s’est évidemment agi aussi de protéger des producteurs français. De même, dans le cas fréquemment évoqué de la feta, il n’est pas sûr que les normes de sécurité sanitaire des producteurs grecs soient meilleures que celles des producteurs français ou danois : le but de l’indication géographique réservant à la Grèce l’utilisation de l’appellation feta consiste sans doute très largement à protéger les producteurs grecs. D’une certaine façon, en termes simplifiés, tel est un peu l’argument des autorités américaines qui, de nos jours, accusent les Européens de chercher à défendre des positions acquises en protégeant indûment leurs producteurs, via leurs indications géographiques, alors que les Américains prétentent proposer un jeu plus ouvert et plus équitable, sur la base de leurs marques2. Parmi les autres importants facteurs pouvant influer sur les attitudes des consommateurs dans le domaine agro-alimentaire, vis-à-vis des signes distinctifs, il faut aussi mentionner l’évolution des politiques agricoles et notamment de la politique agricole commune (PAC). Ainsi, le récent projet de réforme de la PAC encourage les agriculteurs à s’insérer dans des programmes d’assurance-qualité et de certification. Cette évolution incite à la généralisation de la traçabilité depuis l’exploitation jusqu’au consommateur et, qui plus est, une telle généralisation est prévue par la loi d’orientation agricole de 1999. b. Les autres acteurs-clés (producteurs, organisations internationales, ONG et scientifiques) Une autre variable majeure à prendre en compte concerne la capacité des producteurs à s’organiser pour défendre un type d’agriculture de qualité. Cette capacité nécessite que les professionnels s’accordent entre eux à ce sujet, s’y engagent concrètement – notamment en généralisant des démarches qualité –, qu’ils réussissent à retrouver de bonnes relations avec les consommateurs et les citoyens et, enfin, qu’ils puissent porter cette agriculture et la défendre auprès de différentes instances et notamment des pouvoirs publics et des organisations internationales. A ce propos, il faut aussi s’interroger sur l’évolution des normes internationales, en particulier concernant la position de l’OMC sur les signes de qualité. Sur ce plan, la question cruciale porte sur la hiérarchie des organisations internationales de normalisation et elle peut schématiquement être ramenée à une opposition entre deux logiques de normalisation, comme l’illustre le cas de la filière viticole (encadré 22). 1 Encéphalopathie spongiforme bovine : « vache folle ». Voir à ce propos l’article « OMC : bras de fer transatlantique sur les appellations contrôlées », Les Echos, 23 décembre 2004, p. 5. Cette situation est en particulier illustrée par le contentieux qui a récemment eu lieu, à l’OMC, entre, d’un côté, Budejovicky Budvar, le brasseur tchèque et, de l’autre, le géant américain de la bière Anheuser Busch, qui tous deux se disputent le droit d’utiliser la marque Budweiser, qui est dérivée de l'ancien nom allemand - Budweis - de la ville Ceske Budejovice, en Bohême du sud (http://www.radio.cz/fr/article/61718). 2 119 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Encadré 22 : La montée en puissance de l’OMC sur les signes de qualité : l’exemple du vin Dans l’exemple de la filière viticole1, les deux tendances antagoniques sont représentées respectivement par l’Office international de la vigne et du vin (OIV) et par l’OMC. La première correspond à une logique de typicité (OIV) et la seconde à une logique standardisation (OMC). Concernant l’OIV, il faut rappeler que cette organisation intergouvernementale née il y a près de 70 ans a conduit à établir la définition du vin qui est actuellement en vigueur à l’échelle internationale : « exclusivement la boisson résultant de la fermentation alcoolique complète ou partielle du raisin frais, foulé ou non, ou du moût de raisins ». Cette dénomination maintient le lien entre la production de vin et le terroir, puisque la matière première, le raisin frais, doit nécessairement être produite sur le lieu de fabrication du vin. Elle est en particulier soutenue par l’Union européenne et les PVD. A l’inverse, l’OMC réfléchit à autoriser l’ajout de copeaux de chêne au vin (pratique plus économique que le vieillissement en fûts de chêne), à accepter l’importation de moûts concentrés de raisins, ainsi que l’utilisation de raisins secs ou le recours à des additifs de synthèse en tant qu’éléments gustatifs. Une telle évolution tendrait à induire un éclatement de la définition du vin, à l’échelle internationale. Elle est fortement appuyée par les pays vinicoles à potentiel viticole relativement faible – à savoir notamment les Etats-Unis, le groupe de pays dit de Cairns (Nouvelle Zélande, Australie, etc.) et les PECO – ainsi que par de grandes entreprises. Si cette tendance devait l’emporter, alors l’image du vin risquerait de se dégrader auprès des consommateurs et elle induirait une industrialisation de la filière, avec un impact négatif sur les régions à sols pauvres qui n’autorisent pas d’autres cultures que la vigne. En simplifiant, la position générale de l’OMC consiste à laisser faire le marché, lorsque les problèmes soulevés ne relèvent pas de la propriété intellectuelle, de la sécurité alimentaire ou de la protection de l’environnement. Dans le cas du vin, un simple enregistrement de listes d’indication de provenance, assortie d’une communication claire au consommateur, tend ainsi à être considérée comme suffisante. Les pays qui défendent cette position à l’OMC proposent de confier aux entreprises le soin de gérer la filière à travers leurs marques et d’apporter les attributs de confiance recherchés par les consommateurs, même si ce système risque de se révéler coûteux à installer pour les entreprises, dans le contexte d’une offre fortement atomisée (coûts des changements institutionnels, nécessité de repenser les liens avec les consommateurs, etc.). L’Union européenne et les PVD défendent une positive inverse, plus proche de celle de l’OIV. Au delà des critères scientifiques habituels, ils prônent la prise en compte de nouveaux critères dans l’établissement des normes et notamment concernant la perception et l’acceptabilité des risques par les consommateurs, la protection de l’environnement, ainsi que la préservation des équilibres économiques et sociaux essentiels. Enfin, il faut souligner que des ONG de plus en plus nombreuses défendent la codification d’une nouvelle catégorie de biens, à savoir les biens universels (ou « bien d’humanité » ). Dans la mesure où les produits agricoles et agro-alimentaires en feraient partie, leur traitement à l’OMC serait alors tout à fait différent. Pour faire pencher la balance dans un sens ou dans un autre, à l’OMC, le facteur décisif deviendrait alors la capacité à démontrer scientifiquement l’impact sanitaire de tel ou tel procédé de fabrication. Certes, concernant les produits agricoles et alimentaires, les recherches agronomiques en matière de qualité nutritionnelle demeurent encore insuffisantes, au regard de l’ampleur des questions posées. Certains résultats commencent cependant à émerger. En France, à titre d’exemple, l’INSERM a pu mettre en évidence que les produits biologiques présentent – en particulier grace à une plus forte teneur en vitamines – une qualité nutritionnelle supérieure à celle des produits issus de l’agriculture conventionnelle. A l’égard de la santé du consommateur, une démonstration scientifique de l’intérêt comparé des différents procédés de fabrication aurait un impact fort sur la production agricole et sur l’établissement de normes, qu’elles soient internationales (OMC, Codex Alimentarius) ou européennes (réglementation en matière d’allégations nutritionnelles). 3. Les hypothèses d’évolution retenues La combinaison de ces différents facteurs conduit pour l’essentiel à opposer deux logiques. Il s’agit, d’un côté, d’une logique de marque, qui renvoie elle-même à une domination des grandes enseignes (grandes entreprises industrielles et grande distribution), avec pour fondement une différenciation des produits par le marketing et, de l’autre, d’une logique reposant davantage sur d’autres signes distinctifs tels que les indications géographiques, les labels ou les marques collectives de certification (Label rouge, Woolmark, Max Havelaar, etc.). Dans l’exemple du secteur agro-alimentaire, qui fournit, ici aussi, des points de repère illustratifs, ce second cas de figure correspond de nos jours en grande partie à une logique de terroir, avec, pour le consommateur, une liaison forte entre le produit lui-même et la façon dont il a été fabriqué (« de la fourche à la fourchette »). Ceci étant et à en juger par les tendances récentes, il apparaît que la logique de 1 A ce sujet, voir aussi, ci-avant, la section I. du chapitre 3. 120 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 terroir se trouve de nos jours en perte de vitesse et que les valeurs montantes concernent de nos jours plutôt des critères tels que la santé, le caractère pratique et la rapidité de préparation1. Sur cette toile de fond, les trois hypothèses d’évolution suivantes peuvent être esquissées pour la variable considérée, c’està-dire pour l’attitude des consommateurs vis-à-vis des signes distinctifs. H31 : Un équilibre préservé entre la logique de marque et celle des autres signes distinctifs Le premier cas de figure correspond pour l’essentiel au maintien du statu quo. Dans la mesure où l’essentiel de la valeur ajoutée et du pouvoir de négociation revient aux acteurs qui interviennent en aval de la filière (industriels et distributeurs), le rôle de ces derniers consiste alors, afin de fidéliser le consommateur, à associant à leurs propres marques des signes supplémentaires de différentiation tels que – outre l’emballage –,d’autres signes distinctifs tels que les indications géographiques, les labels ou les marques collectives de certification. Plus encore, s’il est clair que ces différents signes distinctifs sont dans l’ensemble plutôt complémentaires, quelle que soit l’hypothèse envisagée, l’éventualité retenue ici correspond à un équilibre relativement préservé entre la logique de marque et celle des autres signes distinctifs, qui portent pour leur part sur l’amont du produit (origine, traçabilité, caractéristiques environnementales, etc.). Dans le cas de l’agro-alimentaire, ceci suppose que les agriculteurs se soient bien organisés, aient bénéficié d’un soutien gouvernemental efficace et aient pu faire entendre leur voix à l’OMC. La reconnaissance des indications géographiques est désormais bien reconnue, tandis que, parallèlement à la logique de normalisation incarnée par l’OMC, les formes actuelles d’harmonisation (autour d’organismes tels que l’OIV) sont maintenues, ce qui permet le maintien des normes internationales d’identité de produits déjà existantes (exemple du vin ou du yaourt), ainsi que l’apparition de nouvelles. Un nombre croissant de recherches ébranlent quelque peu les certitudes de l’OMC, qui cesse de ne se référer qu’à des critères exclusivement économiques ou scientifiques au sens étroit du terme. Les préférences et attentes des consommateurs sont désormais également prises en compte. A l’OMC, le principe de précaution reste toutefois mal défini et objet de controverse ; certains panels s’y convertissent alors que d’autres s’en éloignent. De même, le critère de la protection de l’environnement est de plus en plus pris en compte, même s’il demeure non prioritaire. Découlant de la libéralisation des échanges, plusieurs crises sanitaires inquiétantes sont apparues mais ont été relativement contenues. La PAC a continué son évolution, dessinée dès 1992 ; désormais, la totalité des aides directes sont conditionnées au respect de critères environnementaux plus ou moins contraignants selon les pays et les agriculteurs s’y sont plutôt bien adaptés. H32 : Une logique de marque tendant à l’emporter sur celle des autres signes distinctifs Dans la deuxième configuration, par contraste, les marques (de distributeur notamment) prennent le pas sur les formes plus officielles de certification et en particulier sur les indications de provenance, qui ne disparaissent pas mais perdent de leur influence en tant que référence pertinente, aux yeux des consommateurs. Les entreprises créent alors davantage de valeur par les marques et constituent ellesmêmes les principales garantes de la qualité des produits. Cette éventualité peut elle aussi être illustrée par le cas de la filière agro-alimentaire. Il s’agit d’une situation dans laquelle les agriculteurs n’ont pas su s’organiser pour défendre la qualité de leurs filières. Pour la plupart, ils subissent le pouvoir de négociation des grandes firmes de l’industrie et de la distribution, en ce sens que, vis-à-vis de ces dernières, ils se trouvent réduits à une position relativement passive de fournisseurs de matières premières, sous contrat. Pour sa part, la PAC est désormais complètement passée d’un système de soutien par les prix à un système d’aides versées directement aux producteurs, de montant relativement faible et peu conditionnées par des critères environnementaux ou de qualité sanitaire. Ceci suppose qu’aucune crise sanitaire majeure ne soit survenue. Dans ce contexte, les critères acceptables à l’OMC ainsi qu’au sein du Codex alimentarius restent de nature scientifique au sens étroit du terme. Le principe de précaution, cité fin 2000 dans l’un des accords de l’OMC, n’est pas précisé et reste lettre morte. Les standards d’identité internationaux des produits disparaissent peu à peu. Sur le plan scientifique, très peu de crédits ont été débloqués en faveur de recherches portant sur les liens entre l’agro-alimentaire et la santé. Dans l’ensemble, cette hypothèse d’évolution ne fait dans une large mesure qu’amplifier certaines tendances existantes. H33 : Des formes officielles de certification tendant à l’emporter sur la logique des marques A l’inverse, la dernière éventualité suppose une rupture plus forte par rapport aux tendances actuelles, en particulier dans la mesure où elle suppose une relative désaffection des consommateurs pour les marques. 1 Ce diagnostic est en particulier corroboré par les éléments présentés dans le cadre du Salon International de l’Alimentation (SIAL) tenu à Paris du 17 au 21 octobre 2004, dans la mesure où la catégorie « le plaisir et la tradition » peut être considérée comme approchant la notion de de terroir. 121 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Comme le montre le cas de la filière agro-alimentaire, il est cependant plausible qu’elle intervienne à la suite d’une crise sanitaire majeure apparaissant soit sous la forme d’une crise alimentaires de type ESB ou via une pandémie faisant jouer un rôle aux conditions agricoles, comme dans le cas du SRAS1. Cette crise conduit à modifier substantiellement les orientations des laboratoires de recherche, notamment dans le secteur public, ce qui suscite des recherches parvenant à établir des liens entre les processus de fabrication et la qualité nutritionnelle des produits consommés. Par suite, les consommateurs deviennent très vigilants à l’égard de certains modes de production (par exemple l’usage de pesticides) et très exigeants vis-à-vis de la qualité des produits alimentaires. Ils reconnaissent très largement les certifications officielles en tant que référence sûre. De nouveaux signes de qualité apparaissent et la qualité nutritionnelle de ces produits progresse globalement. A l’OMC, les critères environnementaux sont considérés comme majeurs. Le principe de précaution est précisé au plan international et y est de plus en plus mis en pratique. Un nombre croissant de filières contrôlées telles que celles qui relèvent du commerce équitable parviennent à s’établir. Les agriculteurs, pour leur part, se sont organisés efficacement au plan non seulement local mais aussi régional, national et international ; ils ont retrouvé la confiance des consommateurs grâce à une démarche active de recherche-développement et de communication. Dans le cadre de partenariats valorisants avec la grande industrie agro-alimentaire, ils tendent à adopter un rôle prépondérant de fournisseurs – au sens noble du terme – de biens alimentaires et de garant de la qualité de ces produits. Quant à la PAC, enfin, elle évolue en faveur d’aides nombreuses à destination des producteurs soucieux de qualité et respectueux de l’environnement, et ces aides sont acceptées par l’OMC sous certaines conditions. IV. Le degré de contestation de la société civile vis-à-vis des valeurs de la PI (et des institutions qui la gèrent) Au delà du seul consommateur, un autre acteur important susceptible d’interférer notablement avec l’évolution du système de propriété intellectuelle concerne ce qu’il est convenu d’appeler la « société civile » au sens anglo-saxon, c’est-à-dire à l’exclusion du secteur marchand2. Ceci conduit à se demander si le système de propriété intellectuelle est en adéquation avec les valeurs ou représentations qui caractérisent la société civile ainsi définie. Certes, il serait vain de chercher à savoir ce que le citoyen ordinaire pense de la propriété intellectuelle car une telle tâche ne saurait sans doute être menée à bien et, plus encore, car elle n’a pas grand sens, compte tenu de la complexité des phénomènes sociaux. Il est préférable d’aborder les questions de perception « sociétale » à travers leurs manifestations objectives, qui s’expriment le plus souvent de façon négative, via le relais d’une pluralité d’acteurs tels que les médias, les associations et autres organisations non gouvernementales (ONG). Par suite, la question posée porte au fond sur les formes de rejet ou de contestation – plutôt que d’acceptation ou de confiance – que certains groupes sociaux influents et leurs relais expriment, dans les débats publics, à l’égard des valeurs de la propriété intellectuelle et des institutions qui la gèrent (offices de propriété industrielle, système judiciaire, etc.). Il convient de souligner que ces débats sont essentiels car ils trouvent souvent leur débouché dans des discussions parlementaires et, plus généralement, sont largement susceptibles d’infléchir le cours des décisions politiques. 1. Les principaux sujets de controverse dans le débat actuel L’élément central de cette problématique et l’une des grandes nouveautés réside dans le fait que les sujets liés à la propriété intellectuelle constituent désormais de véritables problèmes de société. Alors qu’ils se trouvent désormais sur la place publique, ceci n’était ainsi pas le cas il y a encore quelques années. Le fait est que, si la propriété intellectuelle n’a longtemps intéressé que les spécialistes de la question, cette situation a désormais bien changé et tous les aspects du problème s’en trouvent modifiées. Dans le contexte actuel, ces débats se focalisent surtout sur un certain nombre de points, qui sont ici mentionnés en fonction de leur importance en termes de prospective et sur le plan des politiques publiques. Comme certains de ces sujets ont déjà été présentés précédemment, il n’est pas utile de les reprendre tous dans le détail et, le cas échéant, ils sont mentionnés ici pour mémoire. 1 Symptome respiratoire aigu sévère. Dans une acception plus large, la « société civile » peut aussi comprendre les entreprises à but lucratif mais il a été choisi d’examiner ces dernières séparément (cf. le chapitre 5, ci-après). 2 122 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 a. Les principaux sujets de controverse en matière de droit d’auteur et de droits voisins Concernant la propriété littéraire et artistique, tout d’abord, l’irruption de la propriété intellectuelle dans les débats de société remonte surtout à l’arrivée d’Internet dans le grand public, depuis une douzaine d'années. - La culture du gratuit et le rapport des jeunes au « piratage » et à la copie sur Internet Le fait est que le système du droit d’auteur et des droits voisins se trouve de nos jours de plus souvent en butte à une attitude de remise en cause, en particulier, face à l’éclosion de ce qui est parfois présenté comme une logique de gratuité ou de semi-gratuité1. Le développement des réseaux numériques incite une grande part du public – en particulier chez les jeunes – à adopter des comportements de passager clandestin (free rider), dès lors que la non-rivalité des biens informationnels, du fait du numérique, rend plus difficile d’en contrôler la copie. Certes, le niveau d’excludabilité sociale, juridique ou technique, qui se fonde en partie sur la propriété intellectuelle, dépend très largement de considérations d’acceptation sociétale, de la part des consommateurs et du public. Pourtant, face à ces évolutions, la réaction actuelle des industriels de la culture et des loisirs numériques évolue vers un net accroissement des politiques de lutte anti-contrefaçon. Certains représentants de l’industrie du disque ont réagi de façon particulièrement virulente à cet égard, même s’il est possible qu’il ne s’agisse là que d’une attitude transitoire, accompagnant la transition d’une industrie en difficulté face à un choc technologique de grande ampleur2. Ces changements risquent d’affecter les rapports établis entre ces industriels et les utilisateurs, qui demeuraient plutôt sur le mode de la sympathie, jusqu’à récemment encore. En effet, de nombreux commentateurs ont critiqué la « criminalisation » des atteintes à la propriété intellectuelle liées aux téléchargements opérés sur Internet, via les réseaux d’échange de pair à pair (peer to peer). Il a été reproché aux mesures répressives prises à cet égard de ne pas toujours tenir assez compte des caractéristiques des contrefacteurs (personnes physiques ou entreprises, motifs commerciaux ou non). La difficulté consiste à faire en sorte que la loi soit justement dure. Or le grand public n’a souvent longtemps guère eu conscience de la transgression que représentent certaines pratiques liées au peer to peer et du préjudice qui peut en résulter pour les ayants droit des fichiers musicaux ou audio-visuels concernés, même si cette situation a changé récemment, du fait des débats qui ont accompagné les débats autour de la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), en 2005-2006. En outre, les industriels actuellement les plus impliqués dans des stratégies de type répressif, ceux de l’industrie phonographique, sont souvent critiqués non seulement pour le processus de concentration de plus en plus fort qui caractérise leur secteur – sachant qu’à la suite de la fusion Sony-BMG (2004), le nombre des grands groupes (majors) s’y est réduit de cinq à seulement quatre3 – mais aussi pour avoir raréfié et insuffisamment renouvelé leur offre pendant la longue période de vaches grasses qui a précédé la crise actuelle, dans ce domaine. Au total, en tout cas, il est très probable que la perception de la propriété intellectuelle par les citoyens serait dans l’ensemble fortement affectée par une implication croissante du grand public dans des procès en contrefaçon intentés par des représentants de ce type d’industrie. - Des préoccupations exprimées au nom de la défense des libertés publiques Un sujet connexe de mécontentement potentiel concerne les tensions qui peuvent naître entre, d’un côté, la protection du droit d’auteur et des droits voisins et, de l’autre, la défense des libertés publiques, principalement concernant la protection de la vie privée et des données personnelles. Concernant Internet, le public a ainsi pu s’émouvoir de ce que certains moyens techniques, via des systèmes de notification appropriés (right notification systems : RNS), permettent d’identifier les personnes qui effectuent des téléchargements illicites et de leur signaler qu’elles se trouvent en situation de contrefaçon4. - Des plaidoyers pour le primat de la diffusion du savoir et de la défense des « biens publics mondiaux » sur la protection de la propriété intellectuelle Toujours à propos du droit d’auteur et du copyright, certains détracteurs du système actuel de la propriété intellectuelle se fondent en outre sur l’idée que la diffusion de la connaissance et de la culture constitue 1 Cf. le débat entre le juriste B. Edelman et l’économiste D. Cohen, « La gratuité tue-t-elle les auteurs ? », Epok, (magazine de la FNAC), déc. 2004-janvier 2005, p. 50-53. 2 Pour des précisions sur ces points, voir ci-avant la section I. du présent chapitre. 3 Le 13 juillet 2006, la Cour européenne de justice a toutefois annulé cette fusion entre Sony Music et BMG. Par contrecoup, elle rend très incertain le projet de rapprochement entre EMI et Warner, qui a été évoqué à nouveau au printemps 2006 et qui ne laisserait plus que trois majors, Universal, Sony/BMG et Warner/EMI contrôlant près de 80 % du marché mondial de la musique. 4 Cf. S. Foucart, « La nouvelle loi informatique et libertés autorise le fichage des internautes », Le Monde, 17/07/2004. 123 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 une valeur plus fondamentale pour la société que le droit exclusif de la propriété intellectuelle1. Estimant que le droit de la propriété intellectuelle ne correspond pas au bien commun de l’humanité et que favoriser la création de l’esprit ne passe pas nécessairement par la protection des ayant-droits, des experts plaident plutôt pour la définition de « biens publics mondiaux »2. Cet argumentaire ne va pas de soi. Comme il vient d’être rappelé, certes, les biens informationnels sont caractérisés par des propriétés économiques de nonexcludabilité et de non-rivalité. Or si effectivement ces deux caractéristiques sont celles des biens publics, tout bien non exclusif et non rival ne constitue pas pour autant un bien public. Les biens informationnels ne sont donc a priori pas forcément des biens publics. b. Des remises en cause concernant également les questions de propriété industrielle Dans une perspective similaire, d’autres formes de contestation visent plutôt le système des brevets. Ce dernier se trouve en partie contesté dans son principe même, dans la mesure où il lui est parfois reproché de davantage favoriser des rentes de situation que de stimuler l’innovation3. Des illustrations de cet argument peuvent être trouvées à propos de différents secteurs ou champs technologiques. - Des critiques virulentes sur la brevetabilité des logiciels et des méthodes commerciales... Comme déjà signalé, la tendance à l’extension du champ de la brevetabilité suscite ainsi des débats très vifs, surtout en Europe, concernant les inventions mises en œuvre par ordinateur4. Le récent rejet du projet de directive européenne visant à préciser les conditions de la brevetabilité, en la matière, a entériné les profondes divisions apparues à ce sujet dans le corps social. Quant à la question de la brevetabilité des méthodes d’affaires (business methods), elle n’est pas de nos jours d’actualité en Europe mais n’en est pas moins également très controversée5. - ...ainsi que sur l’accès au médicament, aux ressources génétiques et la défense de la biodiversité En liaison avec les rapports Nord/Sud et les débats à l’OMC (agenda de Doha), l’opinion publique est également devenue très sensible, depuis quelques années, à la question de l’accès au médicament6. L’argument consistant à dire que le renforcement de la protection par le brevet constitue le meilleur moyen de stimuler les investissements dans la recherche et développement a ainsi été considéré comme pris en défaut dans le cas des maladies touchant principalement les pays ou populations pauvres (paludisme, tuberculose, etc.). Un thème contigu concerne le risque d’une dépendance croissante des pays en voie de développement à l’égard de semences brevetées car ayant été génétiquement modifiées. Du fait de débats similaires, de même, la transposition de la directive européenne 98/44/CE7 concernant la bioéthique et la brevetabilité du vivant a été longtemps différée dans notre pays, au point que la Cour de justice des communautés européennes a condamné la France en manquement pour non transposition. Avant de transposer enfin l’intégralité de cette directive, fin 2004, le parlement français s’est lui-même fait fait l’écho de points de vue réticents à l’égard des tendances croissantes à l’appropriation du vivant, tendances interprétées comme participant d’un mouvement général de marchandisation du monde8. - Les critiques au sujet du contrôle politique de l’OEB Au sujet des brevets, enfin, la question du contrôle politique de l’Office européen des brevets (OEB) donne elle aussi parfois lieu à des critiques9. Elle n’est pas souvent posée et, le cas échéant, elle l’est moins par la société civile que par les entreprises mais elle peut cependant jouer un rôle notable dans le débat sur la légitimité des institutions qui gèrent la propriété intellectuelle. - Des controverses plus marginales à propos des marques 1 Voir la préface de L. Lessig à l’ouvrage de F. Latrive, F., Du bon usage de la piraterie, Editions Exils, octobre 2004 (www.freescape.eu.org/piraterie). 2 Cf. Quéau, P., « La nécessaire définition d’un bien public mondial - A qui appartiennent les connaissances ? », Le Monde Diplomatique, janvier 2000, p. 6-7. 3 Cf. Clement, D., « Du mythe de la nécessité des brevets pour susciter l’innovation », L’économie politique, juillet 2003, p. 9-24. 4 A ce propos, voir ci-avant la section II. du présent chapitre. 5 « Aux Etats-Unis, Microsoft réussit à breveter l’« invention » du clic », article de Stéphane Foucart à la une du Monde du 8 juin 2004. 6 A ce sujet, voir ci-avant la section IV. du chapitre 1. 7 Commission européenne (1998), Directive 98/44 du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 1998, relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, Journal Officiel L213, 30 juillet. 8 Cf. Claeys (A.), Les conséquences des modes d’appropriation du vivant sur les plans économique, juridique et éthique, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, rapport n° 1487 de l’Assemblée nationale et n° 235 du Sénat, mars 2004. 9 Pour des précisions à ce sujet, voir la fin de la section III. du chapitre 2, ainsi que la section II. du chapitre 8. 124 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 A propos cette fois des signes distinctifs, il a déjà été signalé que le récent mouvement anti-marque peut être considéré comme marginal et dirigé en fait davantage contre la publicité, voire contre la société de consommation dans son ensemble1. Plus significatives sont peut-être certaines tensions apparues, ces dernières années, entre le droit des marques et des sujets relevant des libertés publiques. Elles ont notamment donné lieu à des procès opposant, d’un côté, des représentants de telle ou telle grande entreprise (Esso, Danone, etc.) défendant le droit de ses marques et, de l’autre, des acteurs de la société civile invoquant leur liberté d’expression et le droit à la parodie. Dernièrement, en 2005-2006 et cette fois pourtant sur des enjeux moins nobles, la controverse entre le groupe Kraft Foods et un simple particulier, à propos du droit d’utiliser le nom de domaine Milka.fr., a elle aussi contribué à donner au public une image ambiguë du droit des marques. - Un débat portant sur les modalités de la propriété intellectuelle, voire sur son principe même Le plus souvent, certes, le débat public porte moins sur le principe même de la propriété intellectuelle que sur ses modalités, face à des évolutions considérées comme relevant d’une dérive ou d’un dévoiement du système de la propriété intellectuelle. Ceci étant, il arrive malgré tout que soit contestée la légitimité même de la propriété intellectuelle. Historiquement et à l’échelle mondiale, du reste, la propriété intellectuelle, comme toute propriété relative aux biens immatériel, semble en général moins légitime et plus difficile à faire rentrer dans les mœurs que la propriété portant sur les biens tangibles. De rares pays font exception à cet égard, dont sans doute les Etats-Unis, où la constitution évoque la protection de la science et des arts utiles, ce qui peut être interprété comme conférant à la propriété intellectuelle un statut très élevé dans la conscience des citoyens. Dans l’ex-URSS, à l’inverse, s’il existait bien des titres analogues au brevet, il ne s’agissait en fait pas de titres de propriété mais de simples droits à rémunération. Concernant la propriété littéraire et artistiques, de même, il ne va pas forcément de soi qu’il s’agit de droits de propriété, dans la mesure où le droit en la matière peut ne pas comporter de droit moral et se réduire quasiment à un droit patrimonial, comme dans le cas du copyright2. 2. Les principaux acteurs concernés et le mode d’organisation du débat public Relevant d’une logique plus ou moins réfractaire à la propriété intellectuelle, les débats qui viennent d’être évoqués procèdent d’un mouvement assez structuré et relativement ancien, en particulier depuis des auteurs tels que J. Proudhon3, L. Walras ou d’autres. A cet égard, les acteurs ou groupes sociaux les plus engagés et les principaux canaux par lesquels ils s’expriment peuvent être présentés comme suit. a. Le rôle des médias, des ONG, des associations, des chercheurs et d’autres experts Sur ces questions, l’écho médiatique d’ensemble constitue en lui-même un facteur important, même si le caractère représentatif des sujets traités et des idées diffusées peut être questionné. Or la tonalité des médias à l’égard des questions de propriété intellectuelle est souvent assez critique dans la presse grand public, même si elle est dans l’ensemble beaucoup plus favorable dans la presse économique ou spécialisée. Les ONG (Greenpeace, Oxfam, Médecins sans frontières, Act Up, etc.), pour leur part, ne rassemblent pas grand monde en termes de nombre d’effectifs employés et d’adhérents mais leur impact peut néanmoins être très important, précisément via les médias ; à l’avenir, cet effet de levier devrait en outre aller croissant. En termes sociologiques et en particulier vis-à-vis du reste de la société civile, ces ONG jouent aussi un rôle considérable en matière de « mise en agenda » (agenda setting), c’est-à-dire par le fait que leur activité consiste pour une bonne part à lancer et tester des idées nouvelles, à attirer l’attention du public et à susciter la focalisation des débats dans tel ou tel sens. Certaines ONG à caractère « progressiste » militent ainsi en particulier pour promouvoir la notion de bien public mondial. A l’inverse, des ONG pouvant être classées dans une mouvance plus conservatrice – telle la grande organisation chrétienne d’origine américaine World Vision – sont récemment intervenues pour reprocher aux droits de propriété intellectuelle de tendre à freiner la production de médicaments à bas prix4. Un constat similaire – en particulier concernant la diversité des sensibilités socio-politiques – peut être dressé à propos des mouvements associatifs présents à l’échelle nationale (associations de consommateurs, associations familiales, etc.). Des organismes influents tels que l’Union Nationale des Associations Familiales (UNAF) ou les représentants des consommateurs (dont UFC-Que choisir) ont été 1 Ce point est précisé ci-avant, dans la section III. du présent chapitre. Sur ce point, voir ci-avant la section IV. du chapitre 2. 3 La référence à J. Proudhon se retrouve du reste parfois dans les discussions actuelles, comme l’illustre le titre de l’ouvrage de Dominique Sagot-Duvauroux, La propriété intellectuelle, c’est le vol, Les Presses du Réel. Dijon , 2002. 4 Voir l’article « L’émergence d’une diplomatie non gouvernementale », dans Les Echos du 10 février 2005, p. 14. 2 125 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 très actifs en 2005-2006 sur les questions liées aux échanges de fichier sur Internet (peer to peer), lors de la discussion du projet de transposition de la directive européenne du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI). Conjointement à des organismes de recherche tels que l’INRIA, ils ont par exemple vivement reproché à certaines versions de ce projet non seulement de remettre en cause l’exception de copie privée mais aussi de conduire à de dangereux monopoles dans le secteur des nouvelles technologies. Vis-à-vis des signes distinctifs (marques, indications géographiques, etc.), par contre, ces associations sont fondamentalement en accord avec la finalité d’un système qui vise à donner au consommateur des repères afin d’éviter certaines confusions. Des remises en question proviennent aussi de certaines communautés de pratiques, en particulier dans la sphère du logiciel « libre » (open source)1. Ces pratiques n’abolissent pas la propriété mais en dissocient les différents aspects : l’usus (le droit d’en jouir et d’en exclure un tiers), le fructus (le droit d’en tirer des revenus) et l’abusus (le droit de céder, détruire ou modifier l'objet détenu)2. Elles sont souvent très en décalage par rapport aux normes juridiques les plus courantes en matière de propriété intellectuelle. Ceci tient en partie au fait que, dans le domaine du logiciel libre, le système des licences de type Licence Publique Générale (LPG, en anglais GPL) a été créé par la communautés des informaticiens et par d’autres praticiens du logiciel, plutôt que par des juristes. De même et notamment du côté des économistes et des juristes, certains experts du monde de la recherche et de l’université critiquent – tantôt de façon très virulente3, tantôt de façon plus nuancée et constructive4 – le fonctionnement actuel des systèmes de propriété intellectuelle. De même, des professionnels dénoncent aujourd’hui le caractère excessif de la course aux brevets (submersion des examinateurs de brevets sous le flot des demandes, complexité des revendications, impossibilité de connaître l’état de l’art à l’échelle de la planète, etc.), qui est accusé de profiter surtout aux cabinets spécialisés et aux avocats d’affaires5. Certains experts en concluent que le système de la propriété intellectuelle finit par entretenir une dynamique qui lui est propre, en partie indépendamment des besoins propres des utilisateurs6. D’autres sont plutôt favorables au système existant, travaillent à sa légitimation et souhaitent qu’il s’amende pour être préservé. « Il faut éviter à tout prix que le brevet devienne un frein à la recherche », a ainsi déclaré F. Ahner, en tant que président de la Fédération internationale des conseils en propriété intellectuelle7. D’autres sont non seulement dans une logique de contestation globale mais aussi souhaitent donner une traduction politique à leur militantisme8. b. Un autre facteur très important : le mode d’organisation du débat public 1 Pour plus de détails, voir ci-avant, la section II. du présent chapitre. Cf. Moulier-Boutang, Y. (2002), « Nouvelles frontières de l’économie politique du capitalisme cognitif », éc/artS, n° 3. 3 Du côté des juristes, il faut surtout mentionner les positions prises par Lawrence Lessig, professeur de droit à l’Université de Stanford (Etats-Unis), défenseur d’Eric Eldred dans l’affaire Eldred vs. Aschroft et partisan notoire du copyleft et, en ce sens, militant contre l’expansion du copyright. Voir notamment Lessig, L., Free Culture, How Big Media Uses Technology and the Law to Lock Down Culture and Control Creativity, The Penguin Press, 2004. Du côté des économistes, il est illustratif de se référer au titre de l’article de l’économiste François-Xavier Verschave paru dans L’Humanité du 24 mars 2005 (p. 13) : « Le système des brevets est d’une immoralité totale ». 4 Pour des exemples, voir Tirole, J., « Protection de la propriété intellectuelle: une introduction et quelques pistes de réflexion », in : Propriété intellectuelle, rapport du Conseil d’Analyse Économique, 2003 (p. 7-47), Foray, D., « Propriété intellectuelle et innovation dans l’économie du savoir », Isuma, Revue canadienne de recherche sur les politiques, printemps 2002 (p. 79-87), ou encore la Revue d’économie industrielle, numéro spécial (sous la dir. de B. Coriat) « Les droits de propriété intellectuelle : nouveaux domaines, nouveaux enjeux », n° 99, 2e trimestre 2002. 5 Voir l’article d’Alain Bernard (PDG de Prosodie, opérateur de services en ligne), « Pour une remise en cause de la propriété intellectuelle », L’Usine nouvelle, 27 mars 2003, p. 10. 6 Voir l’article de Michel Vivant « La fantastique explosion de la propriété intellectuelle : une rationalité sous le big bang ? », paru en 2004 dans l'ouvrage suivant : Mélanges Victor Nabhan, hors série des Cahiers de la Propriété intellectuelle (Québec). 7 Voir son article « La propriété industrielle doit favoriser la recherche et l’innovation », L’Usine nouvelle, 11 septembre 2003, p. 13. Dans cette optique, voir également l’article paru dans The Economist le 11 novembre 2004, sous le titre "Intellectual property - Monopolies of the mind" (avec comme sous-titre « The world's patent systems need reform so that innovation can be properly rewarded »). 8 Voir par exemple l’article de Philippe Aigrin, chercheur informaticien, « Pour une coalition des biens communs, Libération, 25 août 2004, p. 5. 2 126 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 La participation de la société civile aux débats sur la propriété intellectuelle – en particulier sous un angle critique – se fait aussi sous d’autres formes, à travers des mouvements collectifs faisant émerger de nouvelles règles. - L’exemple de l’implication de la société civile dans les procédures d’opposition aux brevets En guise d’illustration, les procédures d’opposition aux brevets permettent une sorte de surveillance collective du système de PI et conduisent à la participation d’une plus grande variété d’acteurs en Europe qu’aux Etats-Unis, surtout depuis une douzaine d’années. Alors qu’auparavant, en effet, la procédure d’opposition était utilisée en Europe presque exclusivement par les concurrents des déposants de brevet, elle est désormais ouverte plus largement à d’autres types d’acteurs : associations de chercheurs, de malades, de médecins, ONG positionnées sur les questions de diversité biologique, etc. Une telle dynamique de mobilisation, d’implication de la société civile, devrait probablement s’amplifier à l’avenir. - Des contrastes entre la France et les Etats-Unis quant à la tournure des débats publics Mis à part ce type de procédure, le mode d’organisation du débat public laisse malgré tout à désirer dans un pays comme le nôtre. En ce sens, la sensibilisation de l’ensemble des acteurs concernés constitue une question cruciale et demeure encore trop négligée dans notre pays, en particulier dans la phase préparatoire des traités internationaux et des textes européens. En France, la société civile commence en particulier trop souvent à discuter d’une directive européenne une fois qu’elle est adoptée. A titre d’exemple, le débat de 2005-2006 autour de la transposition française de la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (DADVSI) a sans doute été nécessaire mais encore aurait-il fallu s’y consacrer au bon moment. Cette discussion aurait en effet été considérablement plus utile si elle avait eu lieu bien en amont de cette directive, même avant les décisions essentielles qui, en la matière, ont été prises à l’OMPI, en 1996. A l’époque, les représentants de la société civile américaine étaient quasiment les seuls à s’être vraiment impliqués dans ce dossier. Il se révèle de même qu’outre-Atlantique, le public proteste vivement quand il est question d’étendre l’étendue de la protection apportée par la propriété intellectuelle, tout du moins quand le bénéfice qui en découle pour la société est douteux. Ceci a ainsi été le cas lorsque la durée de protection du copyright après le décès de l’auteur a été portée à 70 ans, alors que cette mesure est passée en Europe sans guère de remous. Ceci s’est également produit à propos des bases de données, qui n’ont pas été dotées d’une protection sui generis aux Etats-Unis, alors qu’elles l’ont été en Europe1. Ceci étant, la forte mobilisation de la société civile qui se produit parfois outre-Atlantique constitue aussi une réaction à des lobbies au moins aussi puissants du côté des entreprises privées. - L’exemple des efforts d’information/consultation de la Commission européenne vis-à-vis des ONG Ce type de situation se retrouve sans doute assez largement en ce qui concerne les efforts d’information et de consultation entrepris par la Commission européenne vis-à-vis des ONG au sens le plus large du terme, c’est-à-dire cette fois y compris les représentants du secteur marchand. A titre d’exemple, la DG Commerce a pris l’initiative de réunir et d’inviter de façon très libre toutes les personnes qui souhaitent venir discuter de son action. Concrètement, ceci passe aussi par l’intermédiaire d’un site Internet, sur lequel est publié un certain nombre de documents et où sont annoncées des réunions avec invitation libre. Outre certaines personnes extérieures aux circuits habituels, les personnes qui participent régulièrement à ces réunions viennent sont en général des représentants d’organismes professionnels ou de groupements spécifiques – comme le MEDEF ou l’UNICE, du côté des industriels – de syndicats et d’ONG tels que Médecins sans frontières ou Oxfam. L’ordre du jour de ces réunions suit naturellement l’évolution des débats en cours, par exemple concernant l’état des discussions menées à l’OMC (Genève), au cours d’un conseil ADPIC. Un tel exercice, qui relève en partie du communiqué et de la communication publique, rassure sur la transparence des négociations, permet au public de poser des questions plus précises et conduit à dépassionner quelque peu les débats. Des comptes-rendus de ces réunions sont en outre établis, ce qui contribue à toucher un public plus large. - A défaut de tels efforts, des manifestations de défiance de la part du public et un risque de radicalisation sur le plan politique A l’avenir, si les efforts entrepris dans ce sens demeurent insuffisants, il est à craindre que le public manifeste une défiance croissante à l’égard des valeurs de la propriété intellectuelle et des institutions qui la gèrent. Le cas échéant, de tels changements de perception peuvent entraîner des impacts importants sur l’ensemble du système de propriété intellectuelle, en se traduisant sur le plan politique. Ainsi, concernant l’extension du champ de la brevetabilité, la forte mobilisation observée à propos des enjeux du logiciel a 1 Cf. la section II. du chapitre 1 et la section IV. du chapitre 2. 127 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 déjà exercé une influence forte sur le Parlement européen, en particulier au cours des années 2003-2005. De la part de ce dernier, en retour, le récent rejet1 du projet de directive sur la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur peut contribuer à conforter le sentiment anti-monopole et le scepticisme ambiant à l’égard du brevet et, plus largement, de la propriété intellectuelle. De manière générale, une méfiance grandissante se manifeste ainsi de nos jours dans la classe politique – et notamment chez les parlementaires et au delà du seul Parlement européen – vis-à-vis d’un organisme tel que l’Office européen des brevets (OEB). En Suède, plus récemment encore et un an après la transposition de la directive DADVSI, un parti politique du nom de Parti pirate (Piratpartiet) a été créé spécialement afin de protester contre la criminalisation des téléchargements illicites de fichiers protégés par le droit d'auteur2. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H41 : Une contestation virulente, globale et convergente de la propriété intellectuelle Un premier cas de figure prolonge certaines évolutions actuelles en les amplifiant jusqu’à un point de rupture. Un nombre croissant de représentants de la société civile estiment alors que le système de propriété intellectuelle, à certains égards, a dévié de ses objectifs originels, a atteint les limites de ses objectifs et doit être considéré comme désormais dépassé. Ils constatent la multiplication des pratiques de contrefaçon ou de diverses formes de contournement des droits de propriété intellectuelle, en particulier dans le champ du droit d’auteur et des droits voisins, avec des auteurs qui tendent de plus en plus à se passer du rôle traditionnel des éditeurs ou producteurs. Le système du brevet se trouve lui aussi de plus en plus critiqué, face à une extension relativement incontrôlée du champ de la brevetabilité, notamment en raison d’un brouillage croissant de la frontière traditionnelle entre invention et découverte scientifique. Par suite, les valeurs de la propriété intellectuelle sont assez massivement rejetées. Certes, une grande partie des citoyens ne se sente pas directement concernée par les questions qui s’y rattachent. Certains groupes sociaux ou certaines forces « sociétales » (associations, ONG, etc.) se révèlent cependant très influents et ce, de façon convergente, dans leur remise en cause de divers aspects de la propriété intellectuelle. Ils font assez largement prévaloir leurs vues sur celles des innovateurs, créateurs et autres ayant-droits. Leur mouvement conjoint trouve une traduction politique. Au total, le système de propriété intellectuelle bascule dans son ensemble et se réoriente vers des solutions d’alternative assez radicale. H42 : Une remise en cause partielle et constructive de la PI, via l’implication du grand public, en concertation avec les acteurs socioprofessionnels Dans une deuxième configuration, de nombreuses forces sociales et leurs relais s’impliquent également dans les débats relatifs à la propriété intellectuelle, qui (re)devient un objet politique majeur, au sens noble du terme. Une contestation trop globale du système de propriété intellectuelle est toutefois jugée malsaine par les acteurs les plus influents de ce débat. Ils considèrent ce système comme très utile et bénéfique à la société dans la plupart des domaines, en particulier sur le plan des incitations à innover et créer. Ils jugent politiquement fort irréaliste que des changements radicaux puissent être réalisés dans le champ de la propriété intellectuelle d’ici une quinzaine d’années, dans la mesure où le droit de la propriété intellectuelle demeure tributaire de catégories établies à la suite de plus d’un siècle d’histoire en la matière, avec des différences nationales reflétant les particularités économiques et culturelles des pays concernés. Dans un tel contexte, les forces qui contestent en partie certaines formes de protection de la propriété intellectuelle réclament généralement moins leur abolition que leur aménagement, pour davantage tenir compte de certains besoins de la société civile, en concertation avec les acteurs socioprofessionnels concernés. Elles obtiennent par exemple des sortes de droits de passage assouplissant la propriété intellectuelle en tant que droit exclusif (en particulier via les licences obligatoires), en cas de nécessité justifiée. De tels dispositifs ne remettent pas en cause le principe même de la propriété intellectuelle, par analogie avec les servitudes qui existent dans le domaine de la propriété immobilière. H43 : Une vaste adhésion à l’égard de la PI, de la part d’un public largement sensibilisé Dans un troisième cas de figure, le débat public à propos de la propriété intellectuelle est dominé beaucoup moins par la confrontation et la controverse que par un relatif consensus. La propriété intellectuelle n’est guère remise en cause par le public. Cette acceptation globale par le grand public suppose que l’aspect répressif de la lutte anti-contrefaçon soit mis en œuvre avec beaucoup de mesure et de discernement et qu’il soit considérablement fait preuve de pédagogie vis-à-vis du public, par des actions de sensibilisation systématiques et efficaces. En outre et de façon liée, la culture scientifique et technique est très largement 1 2 Le vote effectué à Strasbourg, le 6 juillet 2005, s’est traduit par 648 voix contre, 14 pour et 18 abstentions. Cf. l’article d’Olivier Truc, « Le Parti pirate à l’assaut du Parlement suédois », Le Monde, 7 juillet 2006. 128 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 diffusée dans la société. Des mouvements de contestation y subsistent ou y apparaissent mais, dans l’ensemble, ils se révèlent trop disparates et insuffisamment coordonnés. H43 : Une large indifférence du public vis-à-vis de la PI, qui (re)devient une affaire de spécialistes Une dernière éventualité consiste en une situation dans laquelle le grand public redevient au fond assez indifférent et relativement passif à l’égard des questions de propriété intellectuelle. Cette dernière (re)devient une affaire de spécialistes, c’est-à-dire un sujet considéré comme principalement technique et peu mobilisateur au delà d’un cercle assez étroit d’experts. Dès lors, elle cesse dans l’ensemble d’être perçue comme un sujet politique. Les mouvements de contestation deviennent très marginaux et très peu influents. Contrairement à la précédente, cette hypothèse suppose qu’aucune vraie politique de sensibilisation n’est durablement entreprise vis-à-vis du grand public. Chapitre 5. Les stratégies d’entreprise De toute évidence, l’évolution de la propriété intellectuelle – et surtout de la propriété industrielle – concerne au premier chef les entreprises, qui en constituent à la fois les premiers producteurs et les principaux utilisateurs. Pour en juger et avant d’analyser la place de la propriété intellectuelle dans les stratégies d’entreprise proprement dites, il convient de planter le décor, pour ainsi dire, en présentant tout d’abord les liens existants entre, d’une part, les questions de propriété intellectuelle et, d’autre part les tendances générales de la mondialisation face aux dynamiques territoriales (section I). Sachant que les entreprises innovent et créent de moins en moins de façon isolée et de plus en plus en partenariat, une question liée concerne le rôle que la propriété intellectuelle joue dans les nouveaux modes d’innovation et de création (section II). Ces éléments de contexte étant rappelés, l’accent est ensuite mis sur les principales utilisations stratégiques de la propriété intellectuelle et des normes techniques (section IV), puis plus particulièrement sur les usages concernant, d’une part, la valorisation de la propriété intellectuelle via les accords de licence – (section IV) et, d’autre part, la valorisation financière et comptable de la propriété intellectuelle (section V). I. Les tendances générales de la mondialisation face aux dynamiques territoriales Pour faire apparaître clairement le rôle joué crucial joué par la propriété intellectuelle au stade actuel de la mondialisation, il importe au préalable de s’interroger sur les grandes logiques qui déterminent désormais la localisation des activités économiques sur la planète, sur la façon dont évoluent les grandes puissances et les grands ensembles régionaux les uns par rapport aux autres, sur l’importance désormais prise par les considérations de proximité – c’est-à-dire les facteurs locaux – et, enfin, sur la manière dont les pouvoirs publics peuvent influer sur ces dynamiques territoriales, notamment à travers des politiques d’attractivité reposant sur divers instruments (fiscalité, qualité des infrastructures, etc.). Ceci conduit tout d’abord à examiner la toile de fond que constituent de nouvelles logiques de localisation d’activité et de spécialisation internationale, dans lesquelles le savoir joue un rôle croissant et qui mettent en jeu une combinaison de facteurs « centrifuges » (délocalisation) et « centripètes » (relocalisation). Sur cette base, il convient de faire apparaître la place que les questions de propriété intellectuelle jouent ellesmêmes parmi les facteurs d’attractivité, de compétitivité et de structuration des marchés, en se demandant, d’une part, quel rôle la propriété intellectuelle joue dans les tendance à la fragmentation ou, inversement, dans l’unification des marchés et, d’autre part, quel est le lien entre la propriété intellectuelle et la localisation des activités, notamment en matière d’innovation. 1. En toile de fond, de nouvelles logiques de localisation d’activité et de spécialisation internationale De manière la plus générale, la phase actuelle de la mondialisation peut être présentée comme un processus d’intégration de l’économie mondiale, même si cette intégration ne touche pas de la même manière toutes les régions du monde et tous les domaines d’activité. Au sens du développement de relations économiques débordant le cadre des nations, la mondialisation peut être considérée comme 129 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 relativement ancienne. Toutefois, alors que ce processus s’est produit initialement par l’échange de biens et services, il s’est poursuivi par la suite à travers d’autres canaux, dont les principaux sont l’investissement direct (c’est-à-dire le contrôle de filiales à l’étranger), l’investissement de portefeuille, les flux de maind’œuvre et les flux de revenu qui en découlent. Depuis quelques décennies, il va également de plus en plus de pair avec une mobilité portant sur l’information et le savoir, en particulier sous l’angle technologique1. Par rapport aux modalités antérieures de la mondialisation, sa configuration actuelle a ainsi pour particularité majeure le contenu technologique croissant des produits et processus, ainsi que la part grandissante de l’immatériel dans les investissements liés. a. Le savoir de plus en plus au centre des dynamiques territoriales Contrairement à ce que postule une conception simpliste très répandue, il est douteux qu’il s’agisse dans les faits d’un processus d’homogénéisation de la production et de la demande entre les pays et régions du monde. Malgré tous les bouleversements qu’elle annonce à plus ou moins long terme, la mondialisation ne saurait en effet mettre forcément entre parenthèse les particularités institutionnelles établies au sein d’ensembles nationaux ou régionaux. Les tendances à l’œuvre correspondent en fait à la résultante de deux types de logiques spatiales contradictoires avec, d’une part, des tendances à l’homogénéisation de l’espace – c’est-à-dire à la dispersion –, et, d’autre part, des tendances à la différenciation de l’espace – c’est-à-dire à l’agglomération. Ce clivage correspond grosso modo à l’opposition entre « tendances centrifuges » et « tendances centripètes »2. Du point de vue de l’entreprise en position d’investisseur, il renvoie à la tension qui existe entre, d’un côté, les avantages de la proximité (du fait de la nécessité d’être présent sur place, en particulier pour offrir des biens et services adaptés aux particularités de la demande locale) et, de l’autre, les avantages de la concentration (en raison d’économies d’échelle réduisant l’importance relative des coûts de transport). Plus précisément, les deux tendances antagonistes sont, d’un côté, celle d’une dispersion spatiale des unités de production, notamment au profit des pays en développement, à travers la logique traditionnelle d’une division technique du travail sur la base d’une minimisation des coûts, et, de l’autre côté, celle d’une concentration des activités de production au sein des pays industrialisés, à la faveur d’une forme plus récente de division du travail qui peut être qualifié de cognitive et où l'objectif recherché est l’« accès à des facteurs spécifiques maîtrisant les blocs de savoir nécessaires »3. Une telle analyse conduit en outre à conjecturer que les tendances à la polarisation sont globalement appelées à l’emporter à l’échelle de la planète, même si elles ne dominent pas de manière universelle. Pour les pays industriels les mieux placés, en tout cas, s’il est évident que ces deux logiques antagonistes jouent généralement de façon simultanée, il se peut que la résultante penche encore plutôt dans le sens de la polarisation et, en tout cas, ce mouvement d’agglomération tend à favoriser la dynamique compétitive des entreprises concernées. Via les choix de localisation des entreprises multinationales, certes, il peut sembler que la mondialisation des activités d’innovation – et notamment de création technologique (c’est-à-dire de R & D) – ait des effets déstabilisants sur les spécialisations nationales. L’analyse montre cependant que les profils de spécialisation technologique des pays sont fortement dépendants à l’égard de leur trajectoire historique respective, du fait que les systèmes d’innovation et de production demeurent profondément ancrés dans des territoires précis. Pour le devenir des systèmes nationaux d’innovation, ceci étant, « la question cruciale porte moins sur la pérennité des spécialisations déjà établies que sur la capacité à se profiler avec succès dans des domaines technologiques en émergence. Il convient donc de se méfier d’une approche globalisante qui aurait le défaut de minimiser les tendances en cours pour un certain nombre de technologies-clés, car il peut s’agir d’évolutions pouvant fort bien préfigurer des tendances lourdes de conséquences à l’avenir. »4. Depuis quelques années, à cet égard, l’émergence de puissants centres d’innovation technologique dans des pays tels que la Chine ou l’Inde montre bien que les dynamiques à l’œuvre sont, sinon réversibles, du moins susceptibles d’être profondément modifiées par l’irruption de nouveaux acteurs et l’essor de territoires qui pouvaient auparavant être qualifiés de périphériques. Bien qu’à un moindre degré, ce type de remarque vaut aussi pour les pays d’Europe centrale et orientale (PECO). b. Une combinaison de facteurs « centrifuges » (délocalisation) et « centripètes » (relocalisation) 1 Petit, P., Soete, L. (1999), « La mondialisation en quête d’avenir : un défi aux politiques nationales », Revue internationale des sciences sociales, n° 160, juin, p. 189-206 (ici : p. 191 et 196). 2 Cf. Michalet, C.-A (2004), Qu’est-ce que la mondialisation ?, (Poche/Essais), La Découverte, Paris (p. 25). 3 Citation extraite de Moati, P., Mouhoud, E. M. (1994), « Information et organisation de la production : vers une division cognitive du travail », Economie Appliquée, tome XLVI, n° 1, p. 47-73 (ici : p. 67-69). 4 Cf. Lallement, R., Mouhoud, E. M., Paillard, S. (2002), « Polarisation régionale et internationalisation des activités d’innovation : incidences sur la spécialisation technologique des nations », Région et développement, n° 16, , p. 17-54 (ici : p. 46). 130 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Fréquemment évoqué à cet égard, le phénomène de délocalisation d’activités économiques peut être défini de manière plus ou moins large. Au sens étroit du terme, il correspond à une situation dans laquelle une unité en charge d’une activité de fabrication ou de service et présente sur le territoire national est fermée et transférée telle quelle à l’étranger, parallèlement à une réimportation de la production correspondante. De tels déplacements dans l’espace sont assez rarement pratiqués. Au sens le plus large, la délocalisation est grosso modo synonyme de mobilité du capital productif. Ce terme traduit l’idée selon laquelle les entreprises sont en moyenne plus fréquemment appelées à déployer à l’étranger des activités qu’elles ont traditionnellement préféré maintenir dans leur pays d’origine, font preuve d’un moindre degré d’enracinement territorial et, plus généralement, sont sujettes à un nomadisme croissant et plus versatiles dans leurs choix de localisation, pour des raisons tenant en partie à l’innovation technologique et aux changements de cadre concurrentiel général. Alors que le phénomène de la délocalisation ne se manifeste que rarement par des fermetures spectaculaires d’usines, il est parfois décrit comme un exode rampant, dans lequel des domaines d’activité se développent moins dans le pays d’origine qu’à l’étranger, où ils s’étendent via des créations ex nihilo ou à travers des prises de contrôle d’activités existantes. Du point de vue du pays d’origine, la relocalisation correspond au phénomène jouant en sens inverse. La dynamique de délocalisation est surtout alimentée par les différentiels de coûts de production et de pression fiscale, par rapport aux espaces économiques concurrents. Du côté des facteurs fiscaux, il faut souligner leur rôle dans les politiques d’attractivité mises en œuvre vis-à-vis des investisseurs internationaux. Sur ce plan, le régime en vigueur en Europe n’est pas des plus défavorables, même si des améliorations demeurent imaginables, par exemple en faveur des inventeurs indépendants. Par rapport aux autres pays européens, compte tenu des mesures prises en la matière ces dernières années, il semble en particulier que la France ait retrouvé une position relativement satisfaisante en tant que site d’implantation pour les sièges sociaux et les sociétés holding1. Quant au rôle des coûts de main-d’œuvre comme facteur de localisation, il découle du fait qu’en termes directs et indirects, ces coûts représentent en général le poste le plus important dans la valeur totale des consommations intermédiaires requises pour la création des divers biens et services. Ceci étant, le rôle des coûts de main-d’œuvre ne doit pas être surestimé. En effet, la dynamique des ID à l’étranger témoigne en partie aussi d’une logique d’accès à des ressources stratégiques, ce qui revient à souligner le poids croissant de facteurs d’offre qui, tels que la qualité de la main-d’oeuvre et de certaines infrastructures, ne se réduisent pas à des considérations de coûts comparatifs, comme en attestent des travaux récents effectués au MIT2. Dans le domaine des activités d’innovation, le fait que les coûts de main-d’oeuvre soient considérablement plus élevés aux Etats-Unis qu’en Europe n’empêche ainsi pas de nombreuses entreprises européennes de renforcer leurs effectifs de R & D outre-Atlantique3. Le niveau élevé des salaires peut être interprété a priori autant comme un avantage que comme un désavantage pour un territoire donné, dès lors qu’au revers de la médaille, il va de pair avec un niveau élevé de motivation au travail et de pouvoir d’achat (dynamique de la demande). La vraie question porte sur le rapport entre le niveau de ces coûts et la qualité de la main-d’œuvre, ce qui peut être mesurée par des indicateurs de productivité du travail. Dès lors, il est sans doute moins pertinent de vouloir diminuer les coûts de main-d’œuvre que d’œuvrer à stimuler les gains de productivité, en partie sur la base de droits de propriété intellectuelle solides et de qualité. Dans cette perspective, il faut aussi souligner le rôle crucial du potentiel scientifique et technique, ce qui renvoie en partie aux efforts d’innovation des entreprises. Vue de France, la dynamique de relocalisation peut ainsi être fondée sur un effort d’innovation permettant à la fois de mieux se positionner selon les critères de compétitivité hors-coût (performances techniques, qualité, fiabilité, design, délais de livraison, service après-vente, etc.) et selon les critères classiques de la compétitivité-coût (reconception du produit ou nouveau procédé de fabrication permettant un abaissement des coûts de fabrication, moindre frais de logistique et de distribution, etc.). Malheureusement, plusieurs indicateurs témoignent d’une dégradation de l’attractivité européenne – et notamment française – en matière de R & D4. 1 Cf. J.-L. Calisti, « Attractivité du territoire : la France marque des points », La Tribune, 23 février 2005, p. 36. Cf. Berger, S., Made in Monde : les nouvelles frontières de l’économie mondiale, (coll. H.C. Essais), Seuil, Paris, 2006. 3 « ‘’Le coût d’un chercheur aux Etats-Unis est le double du coût européen’’, constate François Ballet, directeur du centre de recherche de Sanofi-Aventis à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). » (article d’Annie Kahn, « Recherche : les entreprises européennes sont à la traîne », Le Monde, 19 décembre 2004, p. 10). 4 Pour une contribution allant dans ce sens, voir l’analyse développée par Frédérique Sachwald (IFRI) lors de la conférence organisée par l'Ifri et l'ANRT sur le thème "L'internationalisation de la R&D : tendances récentes", à Paris, le 30 novembre 2005 (voir la synthèse de cette manifestation, sur le site Internet de l’Ifri). 2 131 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 2. La place de la PI parmi les facteurs d’attractivité, de compétitivité et de structuration des marchés Pour la France, cette dégradation relative se retrouve également sur le plan de la mesure traditionnelle de la compétitivité internationale, à en juger notamment par l’évolution des parts de marché mondial à l’exportation. Force est en effet de constater que, depuis 1999 et indépendamment de facteurs sectoriels, l’offre de biens à l’exportation a bien moins réagi à l’évolution de la demande mondiale dans le cas de la France que dans celui de l’Allemagne1. Le fait est que, depuis la fin des années 1990, et contrairement à leurs concurrentes allemandes, les entreprises françaises ont subi une dégradation tant de leur compétitivité-prix que de leur compétitivité hors-prix ; cette évolution semble tenir à ce que l’offre des entreprises françaises ne parvient plus guère à se différencier favorablement sur des critères de qualité2. En outre, cette offre semble structurellement fragilisée par le fait qu’elle peut de plus en plus facilement être imitée par des concurrents étrangers. Si elle se confirme, cette situation peut être considérée comme préoccupante car elle signifie aussi que la propriété intellectuelle tend à perdre en importance en tant qu’outil permettant aux entreprises françaises de protéger les efforts qu’elles réalisent pour accroître leur pouvoir de marché, en différenciant leur offre par rapport à celle de leurs compétiteurs. a. Quel rôle pour la PI dans la tendance à fragmenter ou, inversement, à unifier les marchés ? Toujours en termes de spécialisation internationale, une question liée consiste à savoir non seulement sur quels secteurs mais aussi – par delà les nomenclatures sectorielles actuelles – sur quels segments d’activité se positionne l’économie française. Pour cette dernière, les tendances en cours peuvent sembler conduire à un désengagement hors des activités de fabrication supposées plus ou moins condamnées, à terme, par la concurrence des pays à plus bas coût. En première analyse, cette hypothèse trouve des échos dans certains débats sur les thèmes de l’entreprise sans usine et de la société postindustrielle3, ainsi que dans certains modèles d’affaire déjà pratiqués de nos jours, en particulier outre-Atlantique. A titre d’illustration, dans le cas du baladeur iPod, le montage même de l’appareil est effectué à Taïwan et l’essentiel de la valeur ajoutée réalisée par la firme Apple aux Etats-Unis se réduit peu ou prou à des tâches de conception (design) et à l’apport de la marque4. Cet exemple donne à penser qu’au fond, la propriété intellectuelle peut à l’avenir tendre à constituer le coeur même de la spécialisation des pays les plus avancés. Est-ce à dire que la propriété intellectuelle permet ou facilite une tendance consistant à dissocier de plus en plus la localisation de la production de celle de la conception ? Le fait est que, pour une entreprise, la propriété intellectuelle peut constituer un moyen de contrôler des marchés à l’étranger sans y produire, en se contentant d’exporter vers les pays considérés. Aujourd’hui encore, des Etats soucieux d’éviter de trop subir l’action des multinationales étrangères ont pu empêcher une telle situation, via des dispositifs ad hoc (working requirements) imposant auxdites entreprises de produire au sein des territoires dont ils ont la charge, en particulier pour y promouvoir l’emploi et les transferts technologiques sur place. Historiquement, de tels dispositifs sont plutôt en déclin, depuis environ un siècle, même s’ils demeurent d’actualité pour certains pays en voie de développement (PVD) car il s’agit en général de l’arme des « faibles » face aux pays technologiquement dominants. Au Brésil, une loi entrée en vigueur en 1997 a ainsi exigé que, pour pouvoir prétendre jouir des droits exclusifs conférés par un brevet dans ce pays, le titulaire d’un brevet y satisfasse à une exigence d’« exploitation locale », faute de quoi le gouvernement brésilien peut délivrer une licence obligatoire autorisant un tiers à utiliser l’invention brevetée via le paiement de redevances au titulaire du brevet5. En arrière-plan, la question de fond porte ainsi sur les mesures de cloisonnement des marchés ou, à l’inverse, d’ouverture et d’universalisation, concernant l’application des droits de propriété intellectuelle. Elle concerne en particulier aussi des notions telles que l’épuisement du droit (encadré 23, ci-dessous) ou 1 Cf. Gaulier, G., Lahreche-Revil, A., Mejean, I., Dynamique des exportations : une comparaison France-Allemagne, La Lettre du CEPII, n° 249, octobre 2005. 2 Cf. Villetelle, J.-P., Nivat, D., « Les mauvaises performances du commerce extérieur de la France sont-elles liées à un problème de demande ? », Bulletin de la Banque de France, n°146, février 2006, p. 21-31. 3 Cf. l’article de Sylvie Kauffmann, « Les défis de la société postindustrielle », Le Monde, 18 octobre 2005. 4 Cf. Berger, S., Made in Monde : les nouvelles frontières de l’économie mondiale, (coll. H.C. Essais), Seuil, Paris, 2006. 5 Cf. Richard Elliot, « Plainte des É.-U. à l’OMC contre le Brésil, quant à l’exigence de ’’l’exploitation locale’’ de brevets », dans la revue canadienne VIH/SIDA et droit, vol. 5, n° 4, 2000, ainsi que l’article de Michael Halewood, « Regulating Patent Holders: Local Working Requirements and Compulsory Licences at International Law », Osgoode Hall Law Journal, vol. 35, n° 2, 1997, p. 243-287. 132 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 la déchéance pour défaut d’exploitation, qui peuvent être d’ordre national, communautaire ou mondial, selon les lieux et les époques. Encadré 23 : Cloisonnement ou universalisation des marchés, concernant l’application des droits de propriété intellectuelle : l’exemple de la notion d’épuisement du droit Souvent difficile à interpréter, le principe de l’épuisement du droit signifie qu’au sein d’un espace donné, tout acte de commercialisation par le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle (brevet, marque, etc.) ou avec son consentement l’empêche de contrôler ultérieurement les droits de propriété intellectuelle relatifs à cette exploitation commerciale. Concrètement, ceci implique par exemple qu’un produit mis sur le marché avec l’autorisation du titulaire du droit peut ensuite circuler dans les pays de la même zone, comme dans le cas de l’épuisement communautaire, qui applique la règle de libre circulation des marchandises fixée par l’article 28 du traité CE (ex-article 30 du traité de Rome). A titre d’illustration, un produit de luxe couvert par une marque et mis sur le marché dans un pays de l’UE peut de la sorte être introduit ensuite dans un autre pays de l’UE. National hier, régional aujourd’hui, l’épuisement du droit pourrait très bien être mondial demain, auquel cas des difficultés surviendraient du fait de la disparité de prix entre les différents marchés locaux. Cette notion d’épuisement des droits a représenté l’un des principaux échecs dans la négociation des accords ADPIC, à l’OMC. Il s’agit donc à la fois d’une variable stratégique et d’une sorte de « serpent de mer ». b. Quel lien entre la PI et la localisation des activités, notamment en matière d’innovation ? Au delà, il s’agit aussi de savoir si la force des droits de propriété intellectuelle constitue un facteur tendant plutôt à susciter l’activité économique – et notamment l’implantation d’investissements directs étrangers – dans un pays donné. Cette question est loin d’être simple. Il est en effet possible de trouver des arguments plutôt en faveur de la thèse contraire. L’Union européenne en fournit une illustration. Il apparaît en effet qu’au sein même de cette espace économique, les contrefacteurs exploitent le plus qu’ils peuvent les disparités nationales subsistant entre les différents Etats membres, en matière de protection des droits de propriété intellectuelle, notamment concernant la mise en oeuvre effective de ces droits, le calcul des dommages-intérêts, etc. Pour le fonctionnement du marché intérieur de l’UE – et tel est l’argument souligné ici –, ces disparités sont d’autant plus nuisibles qu’elles induisent la localisation des activités de contrefaçon et de « piraterie » dans les pays qui répriment le moins ces fléaux. De ce point de vue, la disparition des contrôles frontaliers entre les Etats membres de l’Union Européenne a tendu à favoriser la fabrication de produits de contrefaçon en son sein. A cet égard, de véritables zones de non droit existent en effet dans des lieux tels que Vintimille, Anvers ou sur la Costa del Sol, en raison des failles des systèmes juridictionnels de l’Italie, de la Belgique et de l’Espagne. De même, il est probable que des phénomènes similaires existent au moins à court terme dans certains pays d’Europe centrale et orientale, y compris dans ceux qui ont déjà rejoint l’UE à la faveur de l’élargissement de mai 2004, malgré la vigilance affirmée par la Commission européenne sur ce sujet. A en croire certains professionnels, en effet, la contrefaçon constitue une sorte de sport national non seulement en Chine mais aussi dans un pays comme la Pologne. Malgré tout, il est possible d’affirmer au contraire que les investissements directs étrangers se localisent de préférence dans les pays offrant une protection plutôt forte des droits de propriété intellectuelle1. Cette situation se révèle en tout cas empiriquement fondée dans le cas des activités de recherche et développement2. Elle explique que de nombreux investisseurs étrangers – en particulier en provenance de Corée (cas du constructeur GM-Daewoo) et du Japon (encadré 24, ci-dessous) – soient réticents, dans l’état actuel des choses, à transférer en Chine leurs technologies les plus avancées. Encadré 24 : La PI comme moyen de (re)conquête industrielle : le cas de la rivalité entre le Japon et la Chine Le Japon affirme désormais ne plus craindre les délocalisations vers la Chine. Cette situation vaut non seulement pour des secteurs très sensibles aux facteurs scientifiques et technologiques mais aussi pour ceux qui reposent surtout sur des formes d’innovation plus commerciales et qui, de ce fait, misent sur des stratégies de marque. Pour ces différentes catégories de biens, un mouvement de relocalisation de Chine vers le Japon s’est même récemment produit. La défense de la propriété intellectuelle contribue notablement à cette tendance, dans la mesure où les entreprises japonaises souhaitent renforcer la protection non seulement de leur savoir-faire mais aussi de leurs brevets ou de leurs marques, 1 Sur la question des liens entre la protection de la propriété intellectuelle et le niveau de développement des pays, voir ci-avant, l’encadré 6 du chapitre 1. 2 Pour des contributions allant dans ce sens, voir les analyses développées par Jerry Sheehan (OCDE), Kalman Kalotay (CNUCED) et Arnoud de Meyer (INSEAD), lors de la conférence organisée par l'Ifri et l'ANRT sur le thème « L'internationalisation de la R&D : tendances récentes », à Paris, le 30 novembre 2005 (cf. le site Internet de l’Ifri). 133 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 1 qu’elles estiment menacés en Chine . A titre d’exemple, si le groupe Toshiba a rapatrié récemment vers le Japon des activités de R & D qu’il avait précédemment implantées en Chine, où il avait subi une « fuite » de sa propriété intellectuelle. D’autres firmes telles que Toyota y ont subi des préjudices similaires : en 2002, 90 % du nombre total (174 cas) de problèmes de contrefaçon de marques contrôlées par ce groupe se sont ainsi produits en Chine et, le plus souvent, les plaintes déposées à ce sujet y ont été rejetées2. Dans un registre similaire, de nombreuses entreprises allemandes se plaignent de subir un phénomène de « transfert technologique forcé » en Chine, où le secret des affaires est souvent fragilisé par des dispositions légales qui contraignent notamment lesdites firmes à divulguer certaines informations techniques très détaillées lorsqu’elles concourent pour des marchés publics ou bien lorsqu’elles réclament les certifications nécessaires pour y vendre leurs produits3. A l’avenir, ceci étant, la Chine pourrait parvenir à rassurer progressivement les investisseurs étrangers. Ce pays, avant même son adhésion à l’OMC, en décembre 2001, disposait déjà d’un arsenal juridique très complet en matière de PI4. Depuis lors, il a introduit le droit de propriété dans sa constitution5. En outre, il est pressé par les Etats-Unis – notamment à la demande du président George W. Bush – de davantage faire respecter le droit des brevets ; qui plus est, des entreprises occidentales – telle la société française LVMH avec sa marque Louis Vuitton – commencent enfin à voir leurs droits de propriété intellectuelle avoir gain de cause dans les tribunaux chinois, alors que, précédemment, ces derniers avaient presque toujours favorisé les entreprises chinoises6. Il est vrai que si la Chine connaît encore des problèmes endémiques de contrefaçon, ce pays veut passer du rang de « pays de duplication » au rang de « pays d’innovation »7 et ses décideurs ont globalement compris que cet objectif passe désormais par une utilisation renforcée des outils de la propriété intellectuelle. « La Chine poursuit une stratégie ambitieuse de développement de la propriété industrielle soutenue par un immense marché intérieur. »8. Ceci vaut sans doute pour les brevets et, plus encore, pour les marques. L’un des objectifs du prochain plan quinquennal de ce pays est en tout cas que les entreprises chinoises se dotent de leurs propres marques9. Dans cette optique, la firme chinoise Lenovo, qui a repris fin 2004 les sites de production d’IBM dans le domaine des ordinateurs personnels, a annoncé début 2006 qu’elle appose sa propre marque sur les PC qu’elle vend non seulement en Chine mais aussi à l’étranger. Plus généralement, la Chine fait d’ores et déjà partie des pays (ou groupes de pays) qui enregistrent le plus de marques nouvelles, au 8e rang en 2005 si l’on se réfère au nombre total des marques enregistrées auprès des différents offices nationaux ou régionaux (la France figure au 2e rang et l’UE, via son système de marque communautaire, au 7e rang), selon les données compilées par l’OMPI10. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H11 : « Rééquilibrage partiel » (émergence de nouvelles zones de croissance dans le contexte d’une polarisation géographique persistante et demeurant assez en faveur de l’Europe ; rééquilibrage partiel des rapports de force géo-économiques à l’échelle mondiale) Un premier cas de figure envisage une recomposition partielle des grands équilibres à l’échelle de la planète, recomposition dans laquelle l’Europe parvient à tirer son épingle du jeu, pour ainsi dire. Les tendances à l’agglomération continuent alors de l’emporter plutôt sur les tendances à l’homogénéisation des conditions de production et de demande. Du fait du nécessaire balancement entre les avantages de proximité (économies de coûts de transport, meilleure communication, etc.) et les avantages de la concentration (économies d’échelle), les équilibres géo-économiques ne se modifient que progressivement. Les réseaux inter-firmes (donneurs d’ordre/sous-traitants) et les liens entre les entreprises les autres acteurs socio-économiques (centres de formation, université, centres de recherche, etc.) demeurent assez concentrés au sein de territoires précis, même si de nouveaux pôles de compétence apparaissent. Les pays 1 Voir les articles de Frédéric Lemaître, « Faut-il craindre les délocalisations ? », Le Monde, 23 juillet 2004 (p. 13) et de Philippe Pons, « Quand le Japon ‘’relocalise’’ ses entreprises », Le Monde, 26 novembre 2004 (p. 21). 2 Cf. les propos de Masahiro Ezaki (dir. gén.al de la division PI chez Toyota) au colloque JETRO/INPI « La protection de la propriété intellectuelle : Politiques de lutte contre la violation des droits d’auteur et la contrefaçon - Regard sur l'Asie », le 18 janvier 2005, Paris. 3 Cf. l’article de Bertrand Benoit, « Beijing gives piracy pledge to Merkel », Financial Times, 23 mai 2006, p. 8. 4 Cf. Catherine Druez-Marie, « La propriété intellectuelle en Chine : les conséquences de l’entrée dans l’OMC », étude publiée dans Accomex, numéro 51, mai-juin 2003 et disponible sur le site de l’IRPI (http://www.irpi.ccip.fr/). 5 Voir l’article de Jean-Paul Decorps, « Le droit de propriété enfin acquis en Chine », Les Echos, 17 novembre 2004. 6 Cf. l’article de Tristan de Bourbon « La Chine tarde à défendre la propriété intellectuelle », La Croix, 19 avril 2006. 7 Cf. les propos de Zhu Chen, le vice-président de l’Académie des sciences de Chine et co-président de la Fondation franco-chinoise pour la science et ses applications, dans l’article de Dorian Malovic « Ambassadeur des ambitions scientifiques de la Chine », La Croix, 11 avril 2006. 8 Citation extraite de l’article de Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l’INRIA et conseiller scientifique à l’ambassade de France en Chine, dans son article intitulé « La Chine est devenue la troisième puissance scientifique mondiale », Le Monde, 11 janvier 2005, p. VI. 9 Cf. l’article « Comment le luxe français envahit le marché chinois », Le Monde, 30 octobre 2005, p. 14, de même que l’article de P. Haski et L. Mauriac intitulé « Le grand saut des entreprises chinoises », Libération, 4 novembre 2003. 10 Cf. OMPI, Gazette OMPI des marques internationales, supplément statistique pour l’année 2005 (p. 23-24). 134 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 du Nord parviennent à attirer et retenir la plupart des centres de décision des entreprises, en partie grâce à des politiques fiscales adaptées. Les activités intensives en savoir demeurent largement concentrées dans les pays industriels traditionnels, en partie en raison du fait qu’y prévaut un degré élévé de protection de la propriété intellectuelle mais aussi et surtout dans la mesure où ces pays conservent une certaine suprématie sur le plan scientifique et technique, du fait de l’effort de R & D qu’ils consentent. L’Europe parvient à demeurer dans le « peloton de tête » des pays les plus avancés, sans être trop distancée par les Etats-Unis. Un nombre assez réduit de pays émergents et démographiquement dynamiques (dont la Chine, l’Inde et le Brésil) tire son épingle du jeu. Par contraste, un grand nombre de pays du Sud reste en proie à des problèmes endémiques de développement (instabilité politique, corruption, insécurité juridique, mise en œuvre problématique des droits de propriété intellectuelle, etc.), ce qui aggrave, pour ces pays, la fuite des élites et des capitaux et décourage l’arrivée d’investisseurs étrangers. H12 : « Monde multipolaire avec Europe affaiblie » Cette deuxième configuration, par contraste avec la précédente, envisage un monde multipolaire dans lequel l’Europe se trouve en proie à des divisions assez sérieuses et où les pôles qui comptent sont davantage les Etats-Unis et la Chine1, voire l’Inde2 ou le Japon. Comme dans l’hypothèse précédente, un nombre assez réduit de grands pays émergents et démographiquement dynamiques monte en puissance sur le plan économique et politique (Chine, Inde, Brésil, etc.). Cette fois, cependant, les Etats-Unis rééquilibrent globalement leurs jeux d’alliance au détriment de l’Europe et à l’avantage des nouveaux pays émergents. De son côté, l’Europe continue de décrocher progressivement par rapport aux Etats-Unis, sur le plan de la puissance économique et politique. Elle peine à trouver un bon positionnement dans la concurrence internationale. Elle se trouve prise en étau entre, d’un côté, des pays plus avancés au plan technologique et, de l’autre, des pays à bas coûts et à forte croissance. L’Europe elle-même se trouve plutôt divisée sur un plan tant économique que diplomatique. Alors qu’elle maintient un système de propriété intellectuelle relativement fort, un pays tel que la France n’en bénéficie plus guère, notamment dans la mesure où il relâche son propre effort de recherche et développement, ainsi que de création littéraire et artistique, dans un contexte où notre pays n’a plus les moyens de se poser en champion de la culture. H13 : « Rupture » (une rupture plus nette dans les dynamiques de localisation d’activité ; fort bouleversement des rapports de force, en particulier entre les pays du Nord et ceux du Sud ; relative perte d’influence des principaux pays industriels actuels) Le troisième cas de figure correspond à une évolution plus radicale induisant une sorte d’homogénéisation planétaire, au sens d’un rattrapage assez général des pays du Sud vis-à-vis des actuels pays industriels. Dans les pays du Nord, une hostilité croissante se fait jour vis-à-vis de la pollution industrielle et de certains aspects du changement technologique (biotechnologies, énergie nucléaire, etc.). Les Etats-Unis négligent d’investir dans le renouvellement de leur potentiel scientifique et technique3. Les pays industriels vieillissants tels que le Japon et une grande part des pays européens voient leur niveau de vie par habitant stagner en termes réels. En Europe, les enjeux en matière de R & D et les questions de politique industrielle et de propriété intellectuelle sont considérés comme subordonnés aux objectifs de la politique de concurrence et de la politique commerciale menée par l’UE vis-à-vis du reste du monde, ce qui contribue à vider l’Europe d’une bonne part de sa substance industrielle, notamment au bénéfice des pays en voie de développement (PVD). De façon liée, l’Europe subit assez passivement l’industrie de la contrefaçon des PVD ; certes, l’essor des pays émergents s’y accompagne peu à peu d’une meilleure défense des droits de propriété intellectuelle mais celle-ci y est biaisée en faveur des entreprises produisant sur place. La plupart des pays du Sud parviennent eux-mêmes à créer un cadre favorable à l’activité des entreprises, ce qui permet d’y surmonter les problèmes de développement socio-économique, en partie grâce à un afflux d’investissement direct étranger amplifié par des politiques ad hoc sur le plan de l’éducation, du cadre fiscal, etc. Initialement peu sourcilleux sur les questions d’équité et de protection sociale, ainsi que 1 « La recette d’une telle réussite est simple : je copie, je forme des ingénieurs jusqu’au jour où je n’ai plus besoin de copier. » (extrait de l’article de Philippe Escande intitulé « Télécoms : quand les Occidentaux dansent au-dessus du volcan chinois », Les Echos, 19 octobre 2004, p. 20). 2 A l’horizon 2025, une telle hypothèse d’évolution est envisagée dans certains travaux de prospective récent : alors que les Etats-Unis et la Chine y apparaissent comme les deux pays dominants, l’Inde tend à ravir à l’Europe son rang de troisième puissance économique mondiale (cf. l’article d’Albert Bressand, « Les scénarios globaux de Shell », Futuribles, n° 315, janvier 2006, p. 49-64). 3 Voir l’article de Matthieu Quiret, « L’Amérique redoute le déclin de sa science », Les Échos du 28 février 2005, p. 12. 135 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 sur la protection de l’environnement naturel, les PVD obtiennent des progrès progressifs sur ces plans. Les « vieux » pays industriels du Nord perdent largement leur prééminence dans le domaine des activités intensives en savoir, où ils sont considérablement rattrapés par les pays émergents. Les conditions de production et de demande tendent à s’homogénéiser sur la plus grande part de la planète. Les salaires, le pouvoir d’achat et la productivité augmentent de façon relativement proportionnée dans la plupart des pays. Les tendances à la dispersion l’emportent ainsi sur les tendances à la polarisation. La localisation de la production épouse globalement celle de la population, ce qui entraîne un fort déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers les pays du Sud, surtout en Asie. II. Le rôle de la PI dans les nouveaux modes d’innovation et de création La propriété intellectuelle joue un rôle croissant dans les nouveaux modes d’innovation et de création. Si ce fait peut être observé du point de vue de la société civile1, il comporte évidemment aussi de très importants enjeux pour les entreprises ou les administrations publiques, en particulier sur le plan économique et juridique. A ce propos, la question centrale consiste à se demander dans quelle mesure et comment celleslà peuvent utiliser les œuvres et produits issus des nouveaux modes de création et d’innovation. Sur ces questions, il est commode de distinguer deux aspects, à savoir, d’un côté, la logique de création et d’innovation par réutilisation et, de l’autre, la logique de création et d’innovation en réseau, même si ces deux logiques se trouvent sans doute étroitement liées dans la pratique. Il est montré que les problèmes soulevés en la matière concernent principalement le domaine du brevet et du droit d’auteur. En outre et plus au fond, il s’agit surtout de savoir si – et le cas échéant dans quelle mesure et comment – les mécanismes de la propriété intellectuelle contribuent à faciliter ces nouveaux modes d’innovation et de création ou au contraire s’ils tendent plutôt à les entraver, voire à favoriser la constitution d’oligopoles fondés sur le savoir. 1. Le rôle de la PI dans la logique de création par réutilisation En particulier en matière culturelle mais aussi dans d’autres domaines, les nouveaux modes de création prennent de plus en plus en compte la notion d’utilisateur-créateur. Certes, le fait que les créateurs prolongent ce qu’ont fait leurs prédécesseurs en s’en inspirant peut être considéré comme déjà ancien. « Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants », comme l’ont dit le philosophe platonicien Bernard de Chartres, au XIIe siècle, puis, en des termes voisins, le mathématicien et physicien Isaac Newton, en 1675. Depuis lors, au regard des enjeux de création ou d’innovation, les utilisateurs ont tendu à jouer un rôle plutôt croissant, pour les entreprises et, de nos jours, beaucoup de ces dernières en sont même conduites à prendre contact avec lesdits utilisateurs, dans cette optique. a. Les problèmes soulevés en matière de brevet Ce type de problématique concerne en premier lieu la propriété industrielle et en particulier le système des brevets. En la matière et eu égard aux considérations de diffusion du savoir, les principaux problèmes posés concernent les cas d’innovation cumulative, c’est-à-dire en chaîne. Cette situation d’innovation séquentielle vaut en particulier dans des secteurs tels que les biotechnologies et le logiciel. L’une des questions clés est alors de savoir si l’étendue de la protection des innovations est appropriée, sachant qu’il convient d’éviter deux écueils. A un extrême, en effet, une étendue de protection trop large risque de limiter les innovations en aval mais, à l’inverse, une protection trop étroite tend à dissuader l’innovation en amont. En termes de coût social, c’est-à-dire du point de vue de l’intérêt général, une sur-protection est surtout dommageable pour les outils de recherche, qui s’apparentent à des bases de connaissance, puisqu’ils servent à produire d’autres innovations. Dans certains cas, le risque existe aussi d’une situation d’« anti-commun », c’est-à-dire lorsque la segmentation des droits de propriété intellectuelle correspond à des éléments de savoir ne pouvant guère avoir une application industrielle, c’est-à-dire lorsque la base de connaissance est 1 Sur ce point, voir ci-avant, le chapitre 4. 136 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 excessivement fragmentée1. Au XIXe siècle, l’économiste A. Cournot avait déjà pressenti ce problème, lorsque qu’il traitait de monopoles concernant des biens complémentaires. Des problèmes similaires se retrouvent toutefois aussi dans le cas du vivant si, pour telle invention biotechnologique requérant l’utilisation de tel gène, il faut demander l’autorisation de tel ou tel titulaire de brevet. Ce type de problème concerne aussi la création de variétés végétales ; en l’espèce, il s’agit de créer à partir d’une variété existante, ce qui peut entraîner de plus grandes difficultés si ladite variété est protégée par un brevet que si elle l’est par un certificat d’obtention végétale. Au-delà de la situation de tel ou tel secteur ou domaine technologique, ceci étant, il convient d’observer que les droits de propriété industrielle ne doivent pas uniquement être considérés comme des obstacles et sont aussi fréquemment utilisés par des tiers comme source de créativité. Dans cette perspective, les brevets des concurrents constituent à la fois un obstacle et un stimulant de l’innovation, puisqu’ils incitent les innovateurs à faire preuve d’imagination pour les contourner. b. Les problèmes soulevés en matière de droit d’auteur La logique de création par la réutilisation – et notamment par la copie – concerne en second lieu le domaine de la propriété littéraire et artistique. Il est vrai que, si le droit d’auteur est conçu pour protéger la formulation des idées, ces dernières sont elles-mêmes traditionnellement considérées comme de libre parcours, selon la formule consacrée. L’histoire de la littérature ou des Beaux arts se fonde ainsi très largement sur des emprunts effectués à partir d’œuvres antérieures. Actuellement, le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (Internet et les technologies numériques) rend toujours plus concret et visible cet aspect de la création2. A cet égard, deux formes de création par réutilisation peuvent être distinguées, selon le degré de cumulativité de la création concernée. D’un côté, la nouvelle création peut rendre la précédente obsolète ou démodée, lui enlevant aussi sa valeur économique ou esthétique. Tel est par exemple le cas en matière de création de logiciels. De l’autre, une création nouvelle peut aussi ne guère avoir d’effet négatif sur l’œuvre utilisée, comme ceci se produit par exemple souvent concernant l’échantillonnage (sampling) musical ou vidéo, de même que l’utilisation d’œuvres existantes au sein d’œuvres multimédia ou de sites Internet. Relativement importante, l’influence des droits de propriété intellectuelle sur ce mode de création concerne les entreprises à la fois quand elles sont dans la position du réutilisateur et en tant que détentrices de droits sur des œuvres utilisables. Concernant tout d’abord le point de vue des utilisateurs, il est clair que lorsqu’existent des droits de propriété intellectuelle, la réutilisation d’une œuvre nécessite de demander l’autorisation aux ayants droit puis, si l’autorisation est accordée, suppose en général de s’acquitter d’une redevance auprès de ceux là. De ce fait, l’usage du droit de reproduction par son détenteur peut conduire à une moindre utilisation des œuvres et peut, par là même, limiter les possibilités de création sur cette base. En effet, non seulement il peut être compliqué d’identifier les différents ayants droit et d’obtenir leur autorisation, lorsqu’il n’existe pas de licence ou de mécanisme de gestion collective mais, en outre, les frais induits en termes de coûts de transaction et de redevance peuvent dissuader certains créateurs d’accomplir les démarches nécessaires et les conduire de la sorte se placer dans l’illégalité, comme dans l’exemple des oeuvres multimédia (encadré 25, ci-dessous). Ceci vaut pour des créateurs individuels – par exemple des artistes qui travestissent des œuvres par des procédés d’échantillonnage (sampling) –, de même que pour certaines administrations publiques ou certaines entreprises qui utilisent des copies illégales de logiciels pour éviter des frais de licence. Concernant ensuite le point de vue des ayants droit, à l’inverse, il est clair que de telles pratiques peuvent occasionner un préjudice à différents titres, notamment lorsque les utilisations d’œuvres se font sans rémunération pour les créateurs (préjudice financier) et, plus encore, sans reconnaissance de paternité (préjudice moral). A cet égard, ceci conduit à rappeler que, de manière faussement paradoxale, la propriété intellectuelle constitue sans nul doute une protection indispensable pour les auteurs d’œuvres dites « libres » (logiciels, œuvres musicales, audiovisuelles, etc.). En effet, même si le renforcement du droit d’auteur (ou du copyright) ou l’extension de la brevetabilité au domaine du logiciel peut à certains égards constituer un danger pour les créateurs dans ce domaine, ces derniers s’appuient malgré tout souvent sur certaines formes de propriété intellectuelle (licence GPL, licence creative commons, etc.), afin de protéger leur droit à la paternité ou leur droit d’exclure une réutilisation à but commercial. 1 Cf. Foray, D., « Propriété intellectuelle et innovation dans l’économie du savoir », Isuma, Revue canadienne de recherche sur les politiques, printemps 2002, p. 79-87 (ici : p. 82-83). Sur ce problème d’anti-commun, voir aussi, ciavant, la section I. du chapitre 4. 2 Au sujet des échanges de pair à pair (peer to peer) sur Internet, cet aspect est traité ci-avant, dans le chapitre 4. 137 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Encadré 25 : Les problèmes éventuels de coût de transaction suscités par les droits de PI : l’exemple des oeuvres multimédia Le domaine du multimédia illustre les problèmes de coût potentiellement suscités par l’existence d’une multiplicité de droits de propriété intellectuelle. Ainsi, alors qu’il suffit de négocier une centaine de droits différents dans le domaine de l’édition traditionnelle, par exemple pour éditer un manuel scolaire, il peut désormais être nécessaire d’en négocier un millier pour réaliser un seul CD-ROM. En pratique, certes, la création dans le domaine du multimédia n’a jusqu’à présent pas été véritablement entravée par l’existence d’un grand nombre de droits différents ; de plus, s’il arrive nécessairement que tous les droits ne soient pas intégralement respectés, ceci est sans doute le lot commun pour la vie des affaires dans de nombreux autres secteurs également. Liés notamment à la difficulté d’identifier et de mettre en relation les différents utilisateurs et ayants droit, ces problèmes de coût de transaction n’en requièrent pas moins des solutions appropriées car ils prennent une importance croissante dans les domaines liés à l’immatériel et pour lesquels les créateurs et utilisateurs sont de plus en plus conduits à combiner des œuvres qui n’ont pas nécessairement été à l’origine prévues pour l’être. Ceci vaut d’autant plus que ces problèmes ne se posent cependant pas seulement à l’échelle des entreprises. Au-delà, en effet, ils concernent aussi la société dans son ensemble car ils touchent à des questions de fond telle que la préservation de la culture, notamment à travers les questions d’archivage. Actuellement, par exemple, la réalisation d’un CD-ROM visant à présenter les plus beaux sites Internet de l’année, pour des raisons de préservation historique, nécessiterait en théorie d’obtenir les droits sur un très grand nombre de pages Internet, ce qui est à peu près impossible, de sorte qu’un tel CDROM ne se fera jamais, ce qui peut être considéré comme dommage pour notre postérité. Par suite, si les contraintes qui peuvent limiter les possibilités de réutilisation sont assez souvent dénoncées, elles conduisent à évoquer un certain nombre de solutions qui remettent en cause non pas la propriété intellectuelle elle-même mais plutôt certains aspects de son fonctionnement actuel. L’une des principales solutions envisagées passe par le développement des licences non volontaires et notamment des licences légales, à travers un système de rémunération plus ou moins fixé par la loi ou par des conventions collectives. Concernant certaines formes de réutilisation d’œuvres et en particulier à propos de pratiques d’échantillonnage (sampling) musical, une autre solution consisterait à adopter la notion juridique anglo-saxonne de fair use1, pour peu que l’échantillon réutilisé ne soit ni trop long ni trop évidemment reconnaissable. Une autre piste consisterait à faire en sorte qu’une œuvre originale ne soit à l’avenir plus protégée automatiquement par le droit d’auteur (ou le copyright) mais uniquement si une demande a été formulée dans ce sens, éventuellement via une simple déclaration. Ces différentes solutions présentent ainsi des désavantages plus ou moins importants pour les ayants droit, dans la mesure où ils impliquent une relative réduction de leurs droits. 2. Le rôle de la PI dans la logique d’innovation en réseau Au-delà de cette logique de création par réutilisation, la propriété intellectuelle joue également un rôle crucial dans les nouveaux modes de création et d’innovation en réseau. Ce constat vaut en partie en matière de propriété littéraire et artistique, par exemple en matière de création de jeu vidéo, domaine dans lequel la qualité de l’interaction proposée aux joueurs dépend très étroitement de la qualité de l’interaction obtenue au sein de l’équipe ayant conçu le jeu considéré2. En matière de logiciel libre, de même, des dispositifs de type licence GPL visent notamment à empêcher l’appropriation privative du savoir et, par ce biais, à préserver la circulation de l’information et à favoriser l’innovation en réseau. a. La propriété intellectuelle en tant que précieux facilitateur de l’innovation en réseau… Une analyse similaire vaut sans doute plus encore en matière de propriété industrielle, concernant les questions d’innovation. La raison principale en est que les avancées technologiques dépendent de plus en plus souvent du partage de la connaissance ou de normes techniques (standards), en particulier concernant des objets technologiquement complexes. En la matière, dès lors, la défense de la propriété intellectuelle 1 Dans le monde de la common law, la notion de fair use (littéralement : usage équitable) correspond en substance à l’usage d’œuvres protégées par le droit d’auteur mais qui ne nécessite pas l’accord explicite du détenteur de ce droit. En pratique, elle implique que le caractère licite des pratiques considérées est entièrement suspendu à l’appréciation des tribunaux. 2 Voir l’entretien réalisé avec Nicolas Gaume, le fondateur de l’ex-société de jeu vidéo Kalisto, paru le 12 décembre 2002, sous le titre « Le jeu en ligne est l’avenir du jeu vidéo », sur le site de l’association FING (Fondation Internet nouvelle génération). Cet exemple ne saurait être qualifié d’anecdotique car, en France, le marché du jeu vidéo représente désormais un chiffre d’affaires supérieur (1,45 milliard d’euros en 2004, selon l’institut GfK) à celui des salles de cinéma (1,134 milliard d’euros en 2004, selon le CNC) et voisin des ventes de CD audio (1,5 milliard d’euros en 2005, selon l’institut GfK). 138 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 se révèle tout à fait essentielle pour l’innovation en réseau, tout du moins dans certaines conditions. Compte tenu du fait que les processus d’innovation sont de nature séquentielle et mettent en présence une pluralité d’acteurs en interaction, il est en effet nécessaire d’organiser la création et la diffusion des connaissances tout en aménageant un système de droit exclusif et de droit à rémunération en faveur des innovateurs. En d’autres termes, la propriété intellectuelle est importante pour favoriser la diffusion de l’innovation, tout en encadrant les conditions d’accès, en la matière. En pratique, les dispositifs utilisés à cet effet prennent le plus souvent la forme d’accords volontaires – entre titulaires de droits de propriété intellectuelle – organisant des échanges de licences. Traditionnellement, deux grandes catégories de licences peuvent être distinguées à ce sujet. D’une part, il s’agit des licences groupées, qui concernent des grappes ou paniers (pools) de brevets, dans lesquels les innovateurs mettent en commun un ensemble de brevets (souvent complémentaires) et se se mettent d’accord pour offrir une licence commune permettant à des tiers d’y accéder. D’autre part, la question porte sur des licences croisées, qui impliquent en général des entreprises ou organismes en concurrence les uns entre eux et qui s’échangent des droits, en s’autorisant mutuellement l’utilisation de leurs innovations respectives1. Ces accords de licences rétablissent une certaine liberté de conception, en ce sens sens que l’innovateur, disposant ainsi du droit d’utiliser les licences de son concurrent, n’a plus à trouver un chemin détourné pour contourner la propriété intellectuelle de ce dernier. b. … malgré des risques concernant la constitution d’oligopoles fondés sur le savoir Ils présentent aussi pour intérêt majeur de réduire certains risques. Ceci concerne en particulier le risque de hold-up en matière de propriété intellectuelle, c’est-à-dire la situation dans laquelle la mise sur le marché de nouveaux produits enfreint de façon non intentionnelle des brevets délivrés après que ces produits ont été conçus2. A ces stratégies de partage des connaissances s’ajoutent des stratégies visant, pour les parties prenantes, à se constituer un portefeuille de brevets afin se préserver d’éventuelles attaques judiciaires de la part d’entreprises concurrentes et pour se doter d’une position plus forte dans la négociation de meilleures conditions en matière de licences. Là aussi, il convient de garder à l’esprit que ces stratégies comportent un certain nombre de risques en matière de concurrence. En effet, elles peuvent être assimilées à la mise en place de barrières à l’entrée, dans la mesure où la généralisation des licences croisées peut dans une certaine manière être analysée comme un moyen de protéger les membres d’un oligopole homogène. De ce fait, ces mécanismes tendent à favoriser la concentration et la constitution d’oligopoles constitués d’acteurs faisant en sorte d’accumuler des droits de propriété intellectuelle, afin d’en faire une sorte de monnaie d’échange. En ce sens, la question ainsi posée est donc aussi celle de certains risques de cartellisation. Ceci étant, les pratiques évoquées ici comportent en général des impacts jugés peu problématiques au regard du droit de la concurrence. De nos jours, les entreprises ne se lancent pas à la légère dans des systèmes de brevets groupés (patent pools). En outre, de telles communautés de brevet correspondent, certes, à des situations oligopolistiques mais aussi à une demande de la part des consommateurs, comme dans le cas de MPEG (Moving Picture Experts Group), le consortium qui, dans ses configurations successives, gère des normes de compression de données numériques. Les partisans du système des brevets ajoutent qu’au-delà et en pratique, les brevets ne bloquent de toute façon qu’en partie la concurrence et ce, uniquement concernant les solutions précises qui se trouvent revendiquées dans les brevets en question. Par suite, les brevets véritablement bloquants demeurent très rares et, pour une entreprise donnée, les brevets des concurrents conduisent même plutôt, in fine, à stimuler l’innovation, la plupart du temps. Au total, en tout cas, il faut souligner que la propriété intellectuelle constitue un important élément de structuration pour l’innovation en partenariat, en particulier lorsque les acteurs concernés sont très différents les uns des autres. Elle peut ainsi permettre à des PME de réguler leurs relations avec des acteurs plus puissants car de plus grande taille. 3. Les hypothèses d’évolution retenues En la matière, d’ici une quinzaine d’années, les facteurs d’évolution devraient surtout provenir du législateur – en partie sous l’influence des milieux économiques – et d’autres acteurs pourraient également 1 En guise d’illustration, concernant l’accord de licences croisées signé le 14 décembre 2004, voir l’article de Christophe Guillemin, « Sony et Samsung partagent 24.000 brevets technologiques », publié par ZDNet France, le 23 décembre 2004 (www.zdnet.fr/actualites/informatique/ 0,39040745,39194870,00.htm). 2 Cf. Shapiro, Carl, « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools, and Standard-Setting », Innovation Policy and the Economy, vol. 1, n° 1, avril 2001, p. 119-150. 139 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 jouer un rôle notable, en particulier concernant la sphère du libre (open source). Les principaux changements devraient ainsi dépendre, d’une part, du renforcement ou au contraire de l’atténuation des droits de propriété intellectuelles classiques (licences volontaires ou non volontaires, fair use dans le monde anglo-saxon, gestion collective en matière de propriété littéraire et artistique, etc.) et, de l’autre, de la façon dont les nouvelles formes d’innovation et de création rattachées à la sphère du libre seront non seulement adoptées et développées par les entreprises et la société civile mais aussi promues par les pouvoirs publics. H21 : L’innovation en réseau et la création par réutilisation plutôt entravées par un renforcement des droits de PI classiques Une première hypothèse d’évolution crédible envisage une situation dans laquelle les formes classiques de la propriété intellectuelle sont plutôt renforcées et où, dans le même temps, l’usage des modèles libres (open source) et d’autres sortes de licences volontaires n’est pas facilité. Alors que les détenteurs restent arc-boutés sur leurs droits, les utilisateurs dont l’activité repose sur des emprunts à énormément d’œuvres ou d’innovation préexistantes – par exemple les développeurs dans le domaine du multimédia – sont gênés car la gestion des droits implique des coûts de transaction très élevés. Ceux qui souhaitent réutiliser les œuvres ou innover en réseau font alors face à davantage de complications, notamment au sein des entreprises. Au sein des créateurs et des innovateurs, une telle situation conduit à creuser l’écart entre ceux qui ont le plus de moyens de faire respecter leurs droits et les autres. Il en résulte une tendance à la concentration de ces droits, ce qui contribue à accentuer la concentration des industries concernées. Cette situation, qui ne saurait être considérée comme économiquement optimale, constitue sinon l’hypothèse tendancielle, du moins une forme de statu quo dans laquelle les principaux acteurs campent sur leurs positions actuelles, jusqu’à ce qu’elles se muent en blocages. H22 : Des nouveaux modes d’innovation et de création facilités par des DPI relativement inchangés mais utilisés de manière plus souple, par l’octroi de licences volontaires Une deuxième éventualité correspond à un cas de figure où la création par réutilisation et l’innovation en réseau sont plutôt facilitées car les détenteurs de droits de propriété intellectuelle acceptent de mettre à la disposition des utilisateurs davantage de droits ou de leur consentir des conditions d’accès plus faciles, c’est-à-dire leur accordent, d’une façon ou d’une autre, des licences volontaires. Cette hypothèse se trouve déjà en germe actuellement, notamment à travers le développement de licences groupées sur des grappes de brevets (patent pools). Deux variantes sont ici envisageables. Dans la première, les pratiques le plus souvent observées peuvent être qualifiées de relativement ouvertes ; en informatique, à titre d’exemple, tel a été le cas concernant l’architecture du PC d’IBM, firme qui a choisi d’accorder aux utilisateurs des droits d’accès à un prix relativement bas. Dans la seconde variante, les pratiques se développement davantage en direction d’une logique de licences croisées ; pour les entreprises concernées, ces évolutions permettent une baisse des coûts de transaction à l’intérieur d’un nombre réduit de consortiums maîtrisant la création mais induisent en même temps de très fortes barrières à l’entrée vis-à-vis d’éventuels nouveaux arrivants. Cette seconde variante peut cependant être considérée comme moins probable car, face à de tels oligopoles, la politique de concurrence réagit via des obligations légales plus ou moins explicites de consentir des licences obligatoires, à un prix non forcément nul mais malgré tout plus abordable. Ceci conduit justement au troisième cas de figure. H23 : Des modes d’innovation et de création facilités par des droits de PI plutôt atténués, notamment via l’extension de mécanismes d’exception tels que les licences non volontaires Dans une troisième configuration, enfin, ces possibilités d’accès facilité ménageant la création par réutilisation et l’innovation en réseau se font sur une base non pas volontaire mais légale. Ceci renvoie à des dispositions qui existent déjà dans le domaine de la propriété littéraire et artistique – telles que les licences légales (par exemple en matière de reprographie) ou bien l’exception dite de « courte citation » – et dans le domaine de la propriété industrielle – telles que les licences de perfectionnement. Ceci renvoie à la tension qui existe entre, d’un côté, le caractère réservataire de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire le pouvoir d’exclure qu’elle confère et, de l’autre, une exigence d’interopérabilité entre certaines œuvres ou technologies protégées. Or cette tension peut en partie être résolue par des licences obligatoires, dans la mesure où ces dernières n’exproprient pas les ayants droit mais évitent que leurs droits soient utilisés de façon exclusivement stérile et bloquante1. Certes, comme une part croissante des innovations se fait sur des objets complexes, il se peut que les licences non volontaires telles qu’elles existent de nos jours soient 1 Pour une discussion plus approfondie au sujet des licences non volontaires, voir ci-avant, la section VI. du chapitre 2 et, ci-après, dans le présent chapitre, la section III. (3. « Les liens entre la propriété intellectuelle et la normalisation »). 140 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 inopérantes à cet égard. Pour de tels objets complexes, il peut aussi être décidé d’aller au delà de l’existant, par exemple en instituant un système de licence obligatoire ad hoc dans le domaine des normes techniques. Dans cette hypothèse, en d’autres termes, la loi met en place des mécanismes d’exception afin que certains types de développement échappent aux contraintes habituelles des droits de propriété intellectuelle, surtout dans des domaines d’activité liés à l’immatériel, par exemple pour développer telle création artistique ou bien tel logiciel à orientation non marchande, c’est-à-dire sans but lucratif. Une telle évolution, qui tend sans doute à léser certains propriétaires et créateurs en réduisant une partie de leurs droits, peut survenir si elle est considérée comme favorable à l’ensemble des créateurs et des utilisateurs des œuvres et des innovations. En rupture par rapport aux tendances actuelles, elle correspond alors à une sorte de retour de balancier, par exemple à la suite d’une vaste catastrophe épidémique ou sanitaire. Il suffit à ce sujet de rappeler l’épisode de la crise de l’anthrax, fin 2001, époque où le gouvernement des Etats-Unis a choisi de faire prévaloir l’accès au médicament sur les droits de propriété intellectuelle1. Une variante plus radicale peut même en être envisagée, dans l’hypothèse où les changements légaux vont au delà d’une logique d’exception et vont jusqu’à faire disparaître tel ou tel droit. III. L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les PME La tendance au renforcement des droits de propriété intellectuelle tend à en faire une arme stratégique pour les entreprises. Si ceux-ci constituent potentiellement un outil tout à fait crucial dans la gestion et le développement des activités d’innovation et de création et, au delà, dans la force compétitive des entreprises, il reste toutefois à examiner ce qu’il en est dans les faits. La question se pose en particulier de savoir ce qui motive le recours des entreprises tantôt à tel ou tel outil de propriété intellectuelle (brevet, marque, etc.), tantôt à telle autre forme de protection de l’innovation et de la création (secret, avance technologique, dépenses de marketing, etc.). Il s’agit aussi de préciser quels sont les différents modes d’utilisation de la propriété intellectuelle, sachant qu’au-delà du traditionnel souci de protection face au risque de contrefaçon, de multiples autres usages sont désormais en jeu, comme par exemple en matière de veille technologique et d’intelligence économique. Ceci conduit aussi à se demander si les entreprises considérées disposent des compétences nécessaires à ce sujet, ce qui renvoie au rôle joué par les politiques publiques en termes de sensibilisation ou de formation. Sur tous ces sujets, il importe de s’interroger en particulier sur le cas des PME, dans la mesure où les grandes entreprises – quelle que soit leur nationalité – ont en général déjà intégré très largement la nécessité de recourir aux différentes formes de propriété intellectuelle. Pour en juger, il convient tout d’abord d’analyser les principaux usages stratégiques de la propriété intellectuelle et en particulier des brevets, usages qui peuvent être plus ou moins défensifs ou offensifs et qui peuvent être préférés ou combinés à d’autres outils stratégiques (1.). Le diagnostic conduit ensuite à présenter et expliquer la position relative des entreprises françaises, sur la base de statistiques disponibles, qui concernent les outils majeurs de propriété industrielle que sont les brevets, les marques ou les dessins et modèles (2.). Enfin, toutes ces questions doivent être considérées aussi dans leurs liens avec les processus de normalisation, tant il apparaît que les choix effectués par les entreprises – françaises ou autres – en matière de normes techniques interfèrent parfois grandement avec les outils de propriété intellectuelle, dans une optique de positionnement stratégique face à la concurrence (3.). 1. Les principaux usages stratégiques de la propriété intellectuelle et en particulier des brevets Avant de rappeler que la propriété intellectuelle et plus particulièrement les brevets jouent en général non pas de façon isolée mais en concurrence ou en combinaison avec d’autres stratégies ou modes de protection de l’innovation, il convient de souligner que les entreprises n’utilisent pas seulement la propriété intellectuelle pour se protéger de leurs concurrents ou pour tenter de les bloquer car de nombreux autres usages s’en développent. 1 En l’occurrence, il s’est agi du brevet protégeant l’antibiotique Ciproâ (ciprofloxacine), qui est le seul autorisé aux Etats-Unis pour le traitement de l'anthrax et qui est détenu par le groupe allemand Bayer. 141 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 a. Une combinaison d’usages plus ou moins défensifs ou offensifs De la part des entreprises, les principaux usages stratégiques en la matière concernent en premier lieu les modes traditionnels d’acquisition, d’exploitation et de défense des droits de propriété intellectuelle – qu’ils se traduisent (cas des brevets, des marques, etc.) ou non (cas du droit d’auteur et des droits voisins) par des titres –, même si des modes d’utilisation moins conventionnels se développent également de nos jours. - Se faire respecter des concurrents et ne pas enfreindre soi-même leurs droits involontairement En première analyse, il s’agit tout d’abord de comportements plus ou moins défensifs, même si le contexte ambiant a toujours reposé davantage sur des rapports de force que sur une logique de coexistence parfaitement pacifique. En recourant à la propriété intellectuelle, en effet, les entreprises considérées veulent avant tout se protéger des imitateurs et s’approprier les bénéfices de leurs activités d’innovation et de création intellectuelle. Si elles font ainsi en sorte de faire valoir leurs droits pour se faire respecter de la concurrence, il s’agit aussi, pour elles, de veiller à ne pas enfreindre elles-mêmes involontairement les droits des concurrents. Dans cette optique, chaque entreprise désireuse de s’engager dans telle ou telle activité doit, au préalable se demander si elle enfreint potentiellement les droits de propriété intellectuelle d’autrui, en consultant les registres de brevets, de marques, etc. Une telle étude de liberté d’exploitation coûte en général quelques milliers d’euros, tout au plus quelques dizaines de milliers lorsqu’il s’agit d’un domaine protégé par des centaines de brevet. - Utiliser le brevet comme source d’information Au-delà, il s’agit aussi de plus en plus d’intelligence économique, au sens de la veille technologique et concurrentielle, en particulier par l’utilisation du brevet comme source d’information sur le positionnement des concurrents. Si le brevet a depuis toujours comporté une fonction de divulgation des informations technologiques, il tend sans doute à jouer un rôle grandissant sur ce plan de nos jours, en particulier à mesure qu’apparaissent et que s’améliorent les outils informatiques appropriés. Certes, les informations recueillies dans le cadre de la deuxième enquête communautaire sur l’innovation montrent qu’en Europe moins de 5 % des entreprises innovantes utilisent le brevet comme une très importance source d’information pour leurs activités d’innovation ; en l’espèce, il s’agit toutefois des entreprises les plus innovantes et de plus grande taille1. En outre, des différences significatives apparaissent, à cet égard, d’un pays à l’autre ; ainsi, il semble que le brevet constitue dans l’ensemble la première de ces sources d’information au Japon – devant d’autres canaux tels que les échanges d’information informels, les produits via la décompilation (reverse engineering), etc. –, alors qu’il n’apparaît qu’en milieu du classement aux Etats-Unis2. - Sécuriser des relations de coopération, au sein de systèmes d’innovation en pleine mutation Il apparaît par ailleurs que les entreprises recourent aussi de façon croissante aux brevets pour traiter avec d’autres entreprises. Ce rôle revêt une importance d’autant plus grande que les entreprises, notamment dans le cas de sociétés soumises à la pression de leurs actionnaires, tendent de plus en plus souvent à se recentrer sur le coeur de leur métier et à confier à des tiers les activités qu’elles ne souhaitent plus effectuer par elles-mêmes (processus d’externalisation). Dans ce contexte et en particulier à travers un outil tel que les paniers de brevets (patent pools), la propriété intellectuelle permet dès lors de sécuriser les relations de coopération nouées entre différents partenaires, en facilitant le partage ou la mutualisation de certaines ressources. De ce fait, elle joue un rôle fondamental pour les opérations de recherche commune entre les entreprises (privées) et les centres (publics) de recherche3, ainsi qu’entre différentes entreprises de tailles variables. En outre, le brevet opère de plus en plus, via les accords de licence, comme socle des transactions sur le marché des savoirs technologiques4, qui a explosé au cours des quinze dernières années, à l’échelle internationale, en liaison avec le renforcement des droits de propriété intellectuelle. Dans l’ensemble, la montée en puissance du rôle des brevets renvoie ainsi très largement aux profonds récents changements intervenus au sein des systèmes de production et d’innovation. - Plus généralement, mieux se positionner dans le nouveau jeu de la concurrence… En devenant à la fois plus globaux et plus concurrentiels, certains marchés ont ainsi conduit à multiplier le nombre des brevets, comme dans le cas du téléphone depuis la fin des années 1980, avec l’arrivée de la 1 Cette deuxième enquête communautaire sur l’innovation (CIS2) a été réalisée en 1997 auprès d’un échantillon représentatif d’entreprises européennes d’au moins 20 salariés. Cf. Commission européenne, Statistiques sur l’innovation en Europe - Données 1996-1997, thème 9 (Science et technologie), Luxembourg, 2001 (p. 66-71). 2 Cf. Cohen, W., Patents: Their Effectiveness and Role, présentation préparée dans le cadre des auditions de la Federal Trade Commission sur le thème « Competition and Intellectual Property Law in thr Knowledge-Based Economy, 20 février 2002 (www.ftc.gov/opp/intellect/cohen.pdf). 3 A ce propos, voir le chapitre suivant, consacré à la recherche. 4 Cf. la section suivante (IV. « La valorisation de la PI via le licensing ») du présent chapitre. 142 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 norme de téléphonie mobile GSM et l’éclatement des ex-monopoles (ATT, CNET, etc.), qui contrôlaient ce domaine auparavant. La très forte croissante globale du nombre de brevets déposés dans la période récente, depuis une bonne quinzaine d’années ne s’explique cependant pas seulement par ce type d’évolution, de même que par l’apparition de nouveaux domaines technologiques (logiciels, biotechnologies, etc.) ou encore par les changements intervenus dans les régimes juridiques de la propriété intellectuelle. En effet, elle tient pour une bonne part aussi au rôle renforcé des brevets – et, plus largement, de la propriété intellectuelle – dans le jeu de la concurrence1. Dans le contexte actuel de la concurrence, l’évolution d’ensemble est ainsi entretenue en partie par le fait qu’une entreprise donnée est en général aussi incitée à utiliser tel outil de propriété intellectuelle pour le seul motif que ses concurrents en font de même de leur côté. Du reste, il convient de souligner que le brevet ne confère à son détenteur qu’un pouvoir de monopole temporaire sur l’exploitation de l’invention considérée. A titre d’exemple, Roland Moreno, l’inventeur de la carte à puce, a déposé entre 1975 à 1978 une douzaine de brevets-clés dont certains industriels (Gemplus, Siemens, Schlumberger, etc.) ont alors dépendu et sur lesquels ils ont alors dû prendre des licences. A la même époque, ces concurrents ont cependant aussi commencé à déposer eux-mêmes des dizaines ou des centaines de brevets, de sorte que lorsque les brevets d’Innovatron (la firme créée par R. Moreno) sont tombés dans le domaine public, Innovatron a perdu la main et les rôles se sont inversés : les anciens licenciés sont devenus les détenteurs des brevets-clés. Ceci montre bien que le titulaire d’un brevet n’est pas durablement à l’abri de la concurrence, s’il ne poursuit pas son effort d’innovation. … quitte à recourir à des comportements plus offensifs Pour ce type de raison, le recours aux outils de la propriété intellectuelle correspond en grande partie à la fois à une logique de prévention et à une logique de dissuasion. Plus encore, il est sans doute vain de vouloir en opposer des usages défensifs supposés légitimes à des usages offensifs implicitement plus douteux sur un plan moral. Il est en tout cas clair que la propriété intellectuelle ne sert pas seulement à assurer à l’entreprise un retour sur investissement via la vente de tel produit ou la cession de telle licence car il lui est aussi possible de s’en servir pour gêner ses concurrents en plaçant des obstacles sur leur chemin. Ceci ne saurait surprendre car la propriété intellectuelle correspond fondamentalement à un droit d’exclure et peut de la sorte déboucher sur un réel pouvoir d’interdire. Ceci vaut par exemple en matière de marques car une entreprise peut déposer un marque non seulement pour se réserver la possibilité de l’exploiter elle-même à sa guise mais aussi pour éviter qu’un concurrent ne le fasse à sa place. Vis-à-vis de la concurrence, en ce sens, une marque confère un certain pouvoir de marché et peut parfois constituer un instrument de blocage ou de barrage. Ceci vaut a priori au moins autant pour les brevets, dont l’utilisation est parfois qualifiée par certains experts de « brevetage stratégique »2. Cette notion désigne en partie le comportement d’entreprises qui déposent des brevets pour intimider leurs concurrents ou bien pour les orienter sur de fausses pistes. Certes, la pratique des brevets « leurres » demeure rare tant de la part des PME – qui ont déjà assez de mal à protéger leurs inventions, ne serait-ce que pour des raisons budgétaires – que de firmes de plus grande taille, en particulier concernant des domaines technologiques relativement simples dans des secteurs tels que la construction mécanique ou la chimie. Des cas sans doute plus problématiques concernent des entreprises d’assez grande taille qui se livrent parfois à des stratégies de brevet « de saturation » (saturation patenting) ou « d’inondation » (patent flooding), c’est-à-dire s’efforcent de submerger leurs concurrents sous un flot de brevets à caractère répulsif ou dissuasif, sachant que la faculté de contester un brevet est limitée chez nombre d’entreprises – et notamment chez les PME –, compte tenu des coûts induits. Ce type de comportements concerne plutôt des technologies complexes, en particulier en matière de biotechnologies, de logiciel, de semi-conducteurs ou d’équipements de télécommunication, où l’innovation comporte un fort caractère incrémental et où un produit donné peut faire appel à des centaines de brevets. Dans de tels cas, le fait de détenir un grand nombre de brevets peut servir de monnaie d’échange face aux détenteurs de brevets positionnés sur des technologies connexes. Le fait que les grandes entreprises – notamment dans le domaine de la chimie/pharmacie – tentent souvent d’utiliser leurs brevets pour bloquer leurs concurrents est ainsi confirmé par certaines données d’enquête (tableau 3). Ces dernières font en effet ressortir certains contrastes selon les domaines technologiques des 1 Ce passage se fonde en partie sur les analyses présentées par Dominique Guellec (OCDE) au CGP le 15 décembre 2003. Voir en particulier Arundel A., Patel P., Strategic patenting, Background report for the Trend Chart Policy Benchmarking Workshop New trends in IPR policy, Luxembourg, 3-4 juin 2003. 2 143 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 brevets considérés, ainsi que des différences selon la taille et le statut de leur détenteur. Elles font aussi apparaître un point qui a été relevé par Charlie McCreevy, le commissaire européen chargé du Marché intérieur1, à savoir l’importance relative des « brevets dormants » (sleeping patents), au sens de brevets qui ne sont utilisés par leurs détenteurs ni en interne, ni à travers des accords de licence2 : la part relative de ces brevets dormants serait en effet d’un peu moins de 20 % chez les entreprises de petite taille mais de plus de 40 % chez les grandes firmes. Tableau 3 : La façon dont les détenteurs de brevets européens se servent de ces derniers (une classification par domaines technologiques puis par types de détenteur ; en % des réponses) Usage Accord Accord de Accord de Brevets dormants et Total Bloquer les en de licences licence et usage pas d’usage en concurrents et pas a b c d e interne licence croisées en interne interne d’usage en interne Construction électrique 49,2 3,9 6,1 3,6 18,3 18,9 100 Instruments 47,5 9,1 4,9 4,3 14,4 19,8 100 Chimie/Pharmacie 37,9 6,5 2,6 2,5 28,2 22,3 100 Ingénierie de process 54,6 7,4 2,0 4,9 15,4 15,7 100 Construction mécanique 56,5 5,8 1,8 4,2 17,4 14,3 100 f Total 50,5 6,4 3,0 4,0 18,7 17,4 100 g Grandes entreprises 50,0 3,0 3,0 3,2 21,7 19,1 100 h Entreprises de taille moyenne 65,6 5,4 1,2 3,6 13,9 10,3 100 i Entreprises de petite taille 55,8 15,0 3,9 6,9 9,6 8,8 100 Organisme de recherche privé 16,7 35,4 0,0 6,2 18,8 22,9 100 Organisme de recherche public 21,7 23,2 4,3 5,8 10,9 34,1 100 Universités 26,2 22,5 5,0 5,0 13,8 27,5 100 Autres institutions publiques 41,7 16,7 0,0 8,3 8,3 25,0 100 Autres 34,0 17,0 4,3 8,5 12,8 23,4 100 j Total 50,5 6,2 3,1 3,9 18,8 17,5 100 a : Usage commercial ou industriel par le détenteur lui-même, au sein d’un procédé de fabrication ou bien par incorporation dans un produit. b : Pas d’usage en interne et cession en licence à un autre utilisateur. c : Cession de licence en échange du droit d’utiliser une autre invention brevetée. d : Pas d’usage en interne, pas de cession en licence mais utilisation pour bloquer les concurrents. e : Le brevet ne sert à aucune des utilisations mentionnées précédemment. f : Nombre total d’observations : 7 711. g : Effectifs de plus de 250 personnes. h : Effectifs compris entre 100 et 250 personnes. i : Effectifs de moins de 100 personnes. j : Nombre total d’observations : 7 556. Ces résultats proviennent d’une étude menée entre 2003 et 2004 et relative à 9 017 brevets accordés par l’OEB entre 1993 et 1997 et dont les inventeurs sont localisés dans six pays ouesteuropéens (Allemagne, Rayaume-Uni, France, Italie, Pays-Bas et Espagne). Source : Giuri, P., Mariani, M. et al., « Everything you always wanted to know about inventors (but never asked) : evidence from the PatVal-EU Survey », LEM Working paper 2005/20, Sant’Anna school of advanced studies, Pise, septembre 2005. Dans l’ensemble, de ce fait, les économistes demeurent en général partagés, concernant les effets du brevet sur l’innovation : ils se demandent souvent dans quelle mesure la tendance au renforcement des régimes de brevet augmente la prime permise par le brevet et, de ce fait, accroît l’incitation à innover et stimule l’entrée de nouveaux offreurs technologiques spécialisés ou bien, à l’inverse, n’incite guère les entreprises qu’à breveter davantage des inventions déjà réalisées et à constituer ainsi un maquis de brevets (patent thickets) faisant davantage obstacle à l’innovation qu’il ne crée de bénéfices pour l’ensemble de la société3. Une application particulière de cet argument porte sur le domaine du logiciel ; elle consiste à dire en substance – éléments empiriques à l’appui – qu’aux Etats-Unis et entre le début et la fin des années 1990, l’obtention de brevets n’a pas été étroitement liée à la création de nouveaux programmes d’ordinateur et a surtout correspondu à cette logique de « maquis de brevets »4. A ce sujet, certes, les résultats des enquêtes disponibles sont contrastés et donc peu conclusifs dans l’ensemble. Pour toutes les raisons mentionnées, il apparaît cependant que, dans la période récente, les liens entre la propension à breveter et la capacité inventive se sont sinon distendus5, du moins sont devenus plus complexes. 1 Cf. « Propriété intellectuelle : vers une initiative européenne avant la fin de l’année dans le domaine des brevets ? », Bulletin quotidien Europe, n° 9233, 15 juillet 2006. 2 Dans le tableau 3, selon cette définition, ceci correspond en fait aux colonnes 6 et 7. Cf. l’analyse d’Ashish Arora (professeur à la Heinz School of Public Policy and Management, Université CarnegieMellon), dans OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, EPO/OECD/BMWA conference summary report, Paris, 2005 (p. 10-11). 4 Cf. Bessen, J., Hunt, R.,« The software patent experiment », in : OCDE, Patents, Innovation and Economic Performance, OECD conference proceedings, 2004, p. 247-260. 5 « Le dépôt de brevet s’est professionnalisé, l’‘‘esprit d’invention’’ n’y joue plus qu’un rôle réduit. » (traduction d’après Bundesministerium für Bildung und Forschung [dir.], Zur technologischen Leistungsfähigkeit Deutschlands 2002, rapport effectué sous la coordination de l’ISI, l’IWW et le NIW, Bonn, février 2003, p. 65). Voir aussi Blind, K., Edler, J., Frietsch, R., Schmoch, U., « Motives to patent : Empirical evidence from Germany », Research Policy, vol. 35, n° 5, juin 2006, p. 655-672. 3 144 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 b. La place des brevets parmi d’autres modes de protection de l’innovation Pour un secteur ou un modèle d’affaires donné, ceci étant, le brevet – et tout autre droit de propriété intellectuelle (droit d’auteur, etc.) – ne doit en général pas être considéré comme un but en soi mais plutôt comme un instrument parmi d’autres. Les entreprises, en particulier pour protéger contre l’imitation leurs activités d’innovation ou de création et pour s’en approprier les revenus, utilisent en effet le plus souvent les différents outils de la propriété intellectuelle en concurrence ou en combinaison avec d’autres stratégies. Pour ne pas tomber dans une vision trop étroitement quantitative et trop focalisée sur des moyennes, il faut aussi souligner qu’un faible nombre de brevets a une valeur économique très importante. De façon liée, de très forts contrastes apparaissent à ce sujet en fonction de la taille1 des entreprises et selon les domaines concernés. Empiriquement, il apparaît ainsi que les brevets ne jouent un rôle important ou très important que dans un nombre réduit de secteurs d’activité : principalement les biotechnologies – surtout concernant le développement des « jeunes pousses » (start-ups)2 –, l’industrie pharmaceutique et, à un moindre degré, la chimie et l’électronique grand public. Ailleurs, les dépôts de brevets sont beaucoup moins systématiques et il est plus souvent préféré recourir à des stratégies plus informelles ou à d’autres modes de protection, en particulier le secret des affaires, l’avance technologique, l’effort de vente et l’image de marque (grâce à la protection de la marque), la capacité à descendre la courbe d’apprentissage (c’est-à-dire la faculté de réduire les coûts unitaires) ou encore le contrôle d’actifs complémentaires (accès au financement, accès aux consommateurs, etc.). Dans l’industrie du verre, par exemple, il n’a longtemps guère considéré comme possible de capitaliser les savoir-faire de façon formelle via les brevets et les entreprises ont le plus souvent préféré recourir au secret ; cette situation a toutefois changé ces derniers temps et le dépôt de brevet y devient plus fréquent. L’industrie du pneu fournit un exemple similaire, tout du moins dans la mesure où une grande entreprise telle que Michelin vient tout juste de remettre en question sa culture du secret et semble se convertir au brevet3. Enfin, et cette fois concernant l’ensemble du secteur manufacturier, le brevet est dans l’ensemble considéré comme plus efficace pour les innovations de produit que pour les innovations de procédé4. 2. La position relative des entreprises françaises, en matière de propriété industrielle Concernant la position relative des entreprises françaises, au plan mondial, il importe de remettre en perspective les statistiques disponibles, en tenant compte de multiples facteurs institutionnels. Il convient aussi de souligner que la situation des entreprises françaises se révèle contrastée selon l’outil de propriété intellectuelle considéré. S’il est difficile d’en juger concernant le droit d’auteur et les droits voisins, domaine dépourvu de procédure d’enregistrement et ipso facto faute de données statistiques, ceci se vérifie concernant certains des principaux outils de la propriété industrielle, grâce aux données produites par les offices compétents. a. Dessins et modèles, marques : des performances plutôt favorables à la France Concernant les signes distinctifs, tout d’abord, les données en matière de dessins et modèles et de marques peuvent être mentionnées. Sur le plan des dessins et modèles, en premier lieu, il en ressort que les entreprises françaises font dans l’ensemble relativement bonne figure, tout du moins en première analyse et même si elles se classent nettement derrière les entreprises allemandes, à certains égards5. En la matière, de telles données 1 A ce propos, voir le point c. (« Les facteurs expliquant la position générale de la France pour les brevets ») de la soussection qui suit, ci-après (« 2. La position relative des entreprises françaises, en matière de propriété industrielle »). 2 « La survie des sociétés de biotechnologie passe par leur capacité à réconcilier le temps long du développement pharmaceutique et le temps court du financement, qu’il soit le fait de sociétés de capital-risque ou des marchés financiers. La propriété intellectuelle est un des ponts entre ces temps court et long, puisqu’elle permet d’assurer l’avenir pendant vingt ans et d’envisager un développement industriel, tous les autres risques dépendant de ce socle ’’assuré’’ » (extrait de l’article d’Alain Guédon, « Biotechnologie : peut-on concevoir sans breveter ? », Sève – Les tribunes de la santé, automne 205, p. 69-78 (ici : p. 69)). 3 Cf. l’article « Victime d'espionnage, Michelin s'interroge sur son culte du secret », Le Monde du 27 octobre 2005. 4 Pour plus de précision sur ces différents points, voir CGP, La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique collective, groupe présidé par P. Viginier, La Documentation française, Paris, 2002 (p. 139-141). 5 En 2003 et 2004, en tout cas, les dessins et modèles d’origine française ont représenté respectivement 9,0 % et 10,7 % du nombre total des dépôts de dessins et modèles effectués par la voie communautaire (auprès de l’OHMI) ; pour les 145 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 renvoient cependant à des dispositions spécifiques aux droits nationaux considérés. Ainsi, il faut rappeler qu’en France, le droit d’auteur s’applique automatiquement aux dessins et modèles, de sorte qu’en la matière, une protection supplémentaire peut ne pas s’imposer. Ceci n’est par contre pas le cas en Allemagne, où il est considéré que le droit d’auteur ne s’applique pas aux dessins et modèles, dans la mesure où ces derniers relèvent des arts appliqués et non de l’art pur. En d’autres termes, du fait de ces différences de cadre institutionnel, les entreprises sont plus fortement incitées à recourir au droit des dessins et modèles en Allemagne qu’en France, de sorte que les statistiques relatives au nombre des dépôts effectués ne reflètent pas nécessairement des différences de comportement sur le plan de la créativité, dans les secteurs concernés. Au regard des marques, en second lieu, la situation se révèle tout autant – voire davantage – favorable à la France. Là encore, un certain nombre d’explications s’imposent au sujet des changements institutionnels qui ont pu déteindre sur les comportements des entreprises en matière de dépôt de marque. Le fait est que, depuis une douzaine d’année, les comportements en matière de protection des marques ont radicalement changé. En effet, alors que, pour se protéger en France, les entreprises françaises et étrangères faisaient auparavant appel aux services de l’INPI, elles utilisent désormais essentiellement les deux autres voies que représentent, d’une part, la marque communautaire et, de l’autre, la procédure internationale du système dit de Madrid1. Il faut en outre savoir qu’avant même le lancement de marque communautaire (1996), les entreprises françaises avaient déjà déposé beaucoup de marques nationales, de sorte que les entreprises – et notamment les PME – françaises ne sont passées dans un premier temps qu’assez faiblement par le canal de cette nouvelle procédure2, dans les années qui ont suivi, alors qu’à l’inverse, et pour une bonne part pour des raisons techniques, les entreprises allemandes d’emblée beaucoup sollicité la marque communautaire. Pour les entreprises françaises, ceci est d’autant plus regrettable que la marque communautaire, pour un coût d’à peine plus de 2 000 euros (coût du dépôt et taxe d’enregistrement), permet de bénéficier d’un droit couvrant l’ensemble des 25 pays membres de l’UE, soit un marché de près de 450 millions de consommateurs. Depuis une dizaine d’années, des progrès se sont toutefois produits concernant l’usage de la marque communautaire par les PME françaises, et la relative réticence que ces dernières ont initialement pu manifester à cet égard peut être considérée comme en voie d’être surmontée progressivement. Par delà ces changements institutionnels, au fond, la France se distingue par le fait que les entreprises y recourent fortement aux marques. Ce point est étayé par les données disponibles en terme de comparaison intraeuropéenne et en particulier par rapport à l’Allemagne (tableau 4, ci-dessous). La France se situe même au premier rang mondial, pour le rapport entre le nombre de dépôts de marques et le nombre d’entreprises3. Tableau 4 : La part d’entreprises utilisant certaines méthodes de protection (autres que le brevet) pour protéger leurs inventions ou leurs innovations au cours des années 1998-2000 (classement selon la localisation de l’entreprise ; en %) France Allemagne Union européenne (15) Total Industrie Services Total Industrie Services Industrie Services Dessins et modèles 17 20 10 16 19 13 15 12 Marques 34 33 35 17 18 17 20 21 Droit d’auteur/copyright 6 5 8 7 4 9 4 11 Secret 18 20 14 31 34 28 27 28 Complexité à la conception 18 17 20 19 16 21 17 21 Avance temporelle sur les concurrents 28 25 34 39 41 38 34 39 e Données : 3 enquête communautaire sur l’innovation (CIS3). Source : European Commission, Innovation in the EU – Results for the EU, Iceland and Norway – Data 1998-2001, theme 9, Luxembourg, 2004 (p. 32, 112 et 138). La France occupe ainsi une position exceptionnellement favorable pour les marques, qui font complètement partie de la culture de ses entreprises. Ceci se traduit notamment par le fait que les entreprises y font systématiquement, pour les marques, l’effort d’effectuer des études préalables de liberté d’exploitation, dessins et modèles d’origine allemande, les chiffres correspondants sont respectivement 31,8 % et 31,6 % ; cf. INPI, Chiffres clés 2004 – Dessins et modèles, mai 2005, p. 11. 1 Concernant l’évolution du cadre institutionnel à ce sujet, voir ci-avant, la section I. du chapitre 1. 2 En tant que pays d’origine, la France n’y représente en effet encore qu’une relative d’environ 7 % ; cf. les propos de Martine Hiance, directrice générale adjointe de l’INPI, lors de la présentation publique, le 8 juillet 2004, de l’étude dirigée par Rodolphe Grisey (agence Demoniak), Les entreprises françaises et la marque communautaire ; de la jeunesse à l'élargissement de l'Union européenne, publié par l’INPI à la Documentation française, Paris, 2004. 3 Cf. INPI, L’INPI et la propriété industrielle : données et chiffres 2003, dossier miméo, juillet 2004 (p. 10). 146 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 alors qu’elles le font nettement moins pour les brevets. De manière générale, ce fort recours aux marques dans notre pays peut s’expliquer assez largement par le fait qu’une marque ne coûte pas cher et ne nécessite donc guère de réflexion en termes de retour sur investissement. Il renvoie sans doute aussi au fait que l’économie française fait preuve d’une forte spécialisation internationale dans l’industrie du luxe, domaine qui est caractérisé par une innovation non forcément technologique et qui continue de créer de l’emploi industriel en France1. b. Un assez faible dynamisme sur le plan des brevets, sinon en niveau, du moins en évolution Sur le plan des brevets, par contre, plusieurs éléments relativement convergents indiquent que les entreprises françaises font dans l’ensemble preuve d’un assez faible dynamisme dans la période récente, par rapport aux pays comparables. Certes, là encore, une certaine prudence s’impose. A cet égard, dans un souci de comparabilité internationale, il est intéressant de se référer aux données relatives à ce qu’il est convenu d’appeler les brevets « triadiques » (encadré 26). Encadré 26 : L’apport des données de brevets dits « triadiques » Tels qu’ils sont notamment documentés dans la base de données de l’OCDE, les brevets dits « triadiques » correspondent à des brevets ayant fait l’objet d’un dépôt aussi bien en Europe (auprès de l’OEB), qu’aux Etats-Unis et au Japon. Il est possible de reprocher à ces brevets triadiques d’introduire un biais en faveur des brevets coûteux, dans la mesure où de tels brevets, assez onéreux, reflètent en partie le pouvoir financier du déposant (et pas seulement la valeur intrinsèque de son invention). Le fait est que les brevets non « triadiques » et notamment les brevets locaux – c’est-à-dire déposés dans un seul pays – présentent également un intérêt pour la société. Le brevet triadique comporte cependant le grand avantage non seulement de supprimer le biais domestique – c’est-à-dire le fait que les résidents dans tel pays ou groupe de pays y sont en général sur-représentés dans le nombre de dépôts faits sur place – mais aussi d’éliminer a priori les brevets n’ayant guère de valeur économique. En effet, si le brevet triadique est bel et bien coûteux en termes aussi bien de dépôt que d’entretien (annuités de renouvellement), il ne reflète cependant pas que l’activité inventive des grands groupes établis. En témoigne le fait que Roland Moreno, le père de la carte à puce dans les années 1970, a breveté son invention de façon triadique avant même d’en faire le tremplin de ses activités ultérieures. De manière générale, il convient de rappeler qu’une entreprise – et ceci vaut en particulier pour une PME – peut très bien se contenter d’effectuer un dépôt national dans un premier temps, le temps d’apprécier si une extension internationale en vaut ou non la peine. Ce laps de temps – appelé délai de priorité – dure douze mois à partir de la date de dépôt. Certes, l’indicateur des brevets triadiques est également soumis à d’autres artefacts statistiques. Ainsi, certaines sociétés imputent à leurs maisons-mères une grande part des brevets effectués par l’ensemble des filiales qu’elles possèdent dans divers pays. Dans le cas du groupe finlandais Nokia, par exemple, qui conduit à attibuer à la Finlande un certain nombre d’inventions qui ont en réalité été effectuées dans d’autres pays. Quelle que soit l’origine géographique des brevets déposés au nom d’une telle société, le point important est cependant ici le contrôle exercé par la maison-mère et, de façon liée, le fait que la Finlande puisse en tirer des bénéfices divers, fiscaux ou autres. Pour un grand groupe de ce type, la notion de contrôle est en effet importante. Elle correspond à l’idée d’une centralisation pour la définition d’une politique de propriété intellectuelle ; par suite, le fait que ce contrôle soit réalisé au bénéfice de la Finlande, de la France ou d’une autre pays n’est évidemment pas neutre. Ceci renvoie à des facteurs de compétition fiscale et il convient à cet égard de souligner le rôle joué par ces facteurs fiscaux dans les politiques d’attractivité menées par les pays vis-à-vis des investisseurs internationaux. Au total, en tout cas, si les données relatives aux brevets triadiques comportent quelques désavantages indéniables, elles peuvent cependant être considérées comme fournissant le meilleur (ou le moins mauvais) indicateur pour la comparaison internationale. Il en ressort que, selon les dernières données disponibles, la France se situe dans la moyenne de l’Union européenne à 25 pour un indicateur tel que le nombre de brevets triadiques par habitant, derrière l’Allemagne et les pays nordiques (graphique 1, ci-dessous) mais aussi très légèrement derrière la moyenne de l’Union européenne à 15. Moins que la comparaison en niveau, qui peut être biaisée par tel ou tel facteur institutionnel, ce qui est plus préoccupant est surtout la comparaison en évolution. Le fait est que, sur la période 1991-2002 et pour le nombre absolu de brevets triadiques, la France a fait preuve d’un taux de croissance annuelle plus faible (+2,9 %) non seulement que le Japon (+3,7 %) mais aussi que la moyenne des pays de l’OCDE (+5,0 %) et des pays de l’UE (+5,3 % pour les 15 comme pour les 25) et a fortiori que les Etats-Unis (+5,4 %) et les pays les plus dynamiques sur ce plan, à savoir notamment la Finlande (+12,5 %) et la Corée du Sud (+19,0 %), sans parler de pays tels que l’Inde (+22,2 %) et la Chine (+25,3 %, Hong-Kong non compris), même s’il est vrai que de tels pays émergents ne représentent encore que de faibles volumes, en données absolues. 1 A ce sujet, voir l’article « Quelles entreprises stratégiques pour la France ? », Le Figaro, 18 mai 2005. 147 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Graphique 1 : Le nombre de brevets triadiquesa par million d’habitant (2002) 125 1991 100 75 50 25 Su is se Fi nl an de Ja po n Su Al ède le m a Et g n e at sU Pa nis ys -B as Lu Isr aë xe l m bo ur D g an em ar Fr k an Be c e lg iq ue U E Au 25 t R oy rich e au m eU ni Is la nd e N or vè ge C an Si ada ng ap o Au ur st ra lie Irl an de C o It N rée alie ou du ve l l e Su Zé d la nd Ta e ïw a Es n pa R gn ép e H ub liq ong ue rie tc hè qu e 0 (a) : Il s’agit des dépôts de brevet effectués tant auprès de l’office européen (OEB) que de l’office américain (USPTO) et de l’office japonais (JPO). Les données sont fondées sur le pays de résidence de l’inventeur et la première date de priorité ; le mode de comptage est fractionnel ; les données pour 2002 sont estimées. Source : base de données de l’OCDE (OECD, Compendium of patent statistics 2005), décembre 2005. Il convient cependant de souligner que cette baisse de la part relative de la France ne s’explique pas seulement par l’essor de pays tels que la Corée du Sud ou la Chine. En effet, alors que la part mondiale de la France dans le nombre total de brevets triadiques a baissé entre 1985 (6,5 %) et 2003 (4,5 %), celle de pays tels que les Etats-Unis et l’Allemagne s’est accrue dans le même temps. Logiquement, cette évolution d’ensemble peut être observée non seulement pour les brevets triadiques mais aussi pour les seuls brevets déposés auprès de l’Office européen des brevets (OEB), de même que pour les seuls brevets délivrés par l’office américain (USPTO), et ce déclin de la position française vaut non seulement en part mondiale mais aussi en part européenne, c’est-à-dire par rapport au sous-total de l’UE25 (tableau 5). Tableau : Les parts relatives de la France dans les brevets européens, américains et triadiquesa , sur la période 1985-2003 85 86 87 88 a Brevets triadiques Part/Monde 6,5 6,3 6,2 5,9 (déposés) Part/UE25 17,6 17,2 17,7 17,7 Brevets européens Part/Monde 8,6 8,4 8,4 8,3 (déposés) Part/UE25 17,1 16,9 17,1 17,3 Brevets américains Part/Monde 3,5 3,5 3,4 3,3 (délivrés) Part/UE25 15,7 15,9 16,0 16,7 89 5,8 18,2 8,1 17,7 3,2 17,0 90 5,9 19,2 8,0 18,2 3,0 17,8 91 6,0 19,4 8,2 18,4 3,0 17,4 92 5,5 17,4 7,8 17,2 2,8 16,8 93 5,5 17,2 7,7 17,1 2,7 16,4 94 5,8 17,3 7,7 16,9 2,7 16,3 95 5,4 16,5 7,3 16,5 2,6 16,2 96 5,5 16,6 7,1 15,6 2,6 15,5 97 5,3 16,4 7,1 15,3 2,5 15,4 98 5,6 16,2 7,0 15,2 2,4 15,2 99 5,1 15,8 6,8 14,8 2,3 14,8 00 4,9 15,1 6,5 14,3 2,3 14,2 01 4,8 15,0 6,6 14,4 2,2 14,1 02 4,8 15,1 6,5 14,6 2,1 14,1 03 4,5 14,9 6,7 15,2 2,0 13,7 (a) : voir la légende du graphique 1, ci-dessus. Les données pour 2002 et 2003 sont estimées. Source : calculs d’après différentes versions successives de la base de données de l’OCDE (cf. OECD, Compendium of patent statistics 2006, octobre 2006). c. Les facteurs expliquant la position générale de la France pour les brevets Différents facteurs peuvent expliquer cette situation d’ensemble, dans un contexte où les autres pays ont plutôt tendance à améliorer ou renforcer leurs systèmes de brevet. Avant d’y venir, il convient d’écarter d’emblée une explication parfois avancée et qui met en avant le fait que les entreprises françaises manifesteraient souvent une sorte de préférence pour le secret. En réalité, cette hypothèse n’est pas confirmée par les données disponibles, qui montrent que les entreprises françaises recourent en fait assez modérément au secret pour protéger leurs inventions ou leurs créations, par rapport à la moyenne des entreprises européennes et en particulier par rapport aux entreprises allemandes (tableau 4, ci-dessus). - Des facteurs institutionnels propres aux différents systèmes nationaux de brevets Ensuite, il faudrait en toute rigueur ne pas s’en tenir aux seuls dépôts de brevets et considérer aussi les brevets accordés, qui jouent en particulier un rôle important dans les statistiques américaines. Ceci étant, raisonner à partir des brevets délivrés ne modifie guère le constat d’ensemble, comme le montre le tableau précédent (tableau 5). Plus convaincant est sans doute l’argument qui consiste à souligner que les différents systèmes nationaux de brevets ne sont pas comparables terme à terme car ils reposent sur des logiques et des fondements juridiques assez dissemblables. A titre d’exemple, les données allemandes (et japonaises) de brevet sont en partie marquées par certains aspects du système des inventions salariées : avec un tel système, si l’entreprise n’exerce pas son droit de protéger une invention, l’inventeur-salarié peut, en tant que personne physique, le faire lui-même à sa place en déposant un brevet. Ceci contribue à expliquer qu’une entreprise allemande effectue en moyenne près de deux fois plus de dépôts que son 148 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 homologue français. Là encore, toutefois, une telle différence institutionnelle peut expliquer une telle différence de niveau mais elles ne rend pas compte de l’évolution récente, c’est-à-dire du dynamisme moindre dont les entreprises françaises font preuve en la matière. En d’autres termes et s’il convient de ne pas se focaliser sur des aspects purement quantitatifs, force est malgré tout de constater qu’à structures institutionnelles constantes, les entreprises françaises font globalement preuve d’un faible dynamisme, par rapport à leurs concurrentes. - Un reflet du faible dynamisme des entreprises françaises en matière d’innovation Pour la France, une autre raison du faible dynamisme manifesté par les entreprises en matière de brevets tient au fond à la capacité d’innovation (et notamment de R & D) des entreprises, qui elle-même n’a guère progressé dans la période récente, alors qu’elle l’a fait davantage dans de nombreux autres pays comparables. Si le déclin relatif de la France en termes de brevet doit être mis en rapport avec le relatif marasme dont elle fait preuve en matière de recherche et d’innovation technologique, ce dernier se révèle toutefois moindre. Cette situation, qui témoigne donc d'une sous-utilisation du brevet par les entreprises en France – contrairement ce qui est le cas en Allemagne –, demeure donc à expliquer. - Les particularités de comportement des PME : une relative réticence vis-à-vis du brevet La relative faiblesse des entreprises françaises en matière de dépôts de brevet renvoie en particulier au comportement des PME. Le fait est qu’en France, la pratique des brevets constitue traditionnellement plutôt l’apanage des grandes firmes, qui consentent un important effort de R & D et, sur cette base et toutes chose égales par ailleurs, ont globalement la même propension à breveter leurs inventions que leurs homologues d’Allemagne ou de pays comparables. Dans notre pays, en d’autres termes, les dépenses de R & D et les dépôts de brevet qui en découlent sont concentrés sur les grandes entreprises. De façon liée, il est estimé qu’à elles seules, 2 % des entreprises françaises produisent près de 60 % des brevets français étendus à l’étranger1. De même, certains travaux ont estimé il y a quelques années que le pourcentage des entreprises de 20 à 50 personnes ayant déjà déposé au moins un brevet se situe autour de seulement 26 % en France, alors qu’il serait environ deux fois plus élevé en Allemagne et aux États-Unis2. Il s’agit toutefois là de résultats assez fragiles et qui ne sont pas recoupés par d’autres études comparatives. A ce propos, la troisième enquête communautaire sur l’innovation confirme bien que les grandes firmes recourent plus souvent au brevet que les PME mais elle suggère que la propension des entreprises françaises – et notamment des PME – à breveter leurs innovations serait plutôt plus élevée que celle de leurs homologues issues de la plupart des autres pays européens (tableau 6, ci-dessous). Tableau 6 : La proportion d’entreprises ayant eu recours à au moins un brevet pour protéger leurs inventions ou leurs innovations pendant la période 1998-2000 (un classement selon la taille et la localisation de l’entreprise ; en %) France Allemagne Royaume-Uni Italie Espagne Suède Belgique Total UE Entreprises de petite taille 9 7 4 4 4 12 5 . Entreprises de taille moyenne 18 16 11 17 8 26 14 . Entreprises de grande taille 40 36 17 32 16 42 25 . Toutes tailles confondues 14 11 6 6 5 16 8 9 e Il s’agit ici de résultats moyens à la fois pour les entreprises de l’industrie et pour celles des services. Données : 3 enquête communautaire sur l’innovation (CIS3). Source : European Commission, Innovation in the EU – Results for the EU, Iceland and Norway – Data 1998-2001, theme 9, Luxembourg, 2004 (p. 31, 88, 112, 136, 148, 172). Une enquête récente a en tout cas établi que les PME indépendantes représentent environ 20 % du nombre de brevets déposés dans notre pays3. Une première interprétation de ce chiffre consiste à n’y voir que le reflet non seulement de la structure générale des entreprises françaises en termes de taille mais aussi de la faible propension des PME à innover. Ceci revient à souligner que les PME brevètent peu pour la simple raison qu’elles sont peu nombreuses à innover. Il est cependant possible d’avancer une autre interprétation consistant à dire que les PME françaises font preuve d’une faible propension à breveter leurs innovations et ce, non seulement par rapport aux grandes firmes mais aussi par rapport aux PME des pays comparables. L’un dans l’autre, en tout cas, il apparaît qu’il manque à la France un tissu dense de PME 1 Cf. Wagret, F. et Wagret, J.-M., Brevets d’invention, marques et propriété industrielle, (coll. Que Sais-Je ?), PUF, Paris, 2001. 2 Cf. François, J.-P. et Lehoucq, T., « Les entreprises face à la propriété industrielle », Le 4 pages, n° 86, SESSI, février 1998. 3 Il s’agit des demandes de brevet déposées par la voie nationale (c’est-à-dire auprès de l’INPI) en 1999 par des personnes morales françaises et publiées. L’enquête considère comme PME les entreprises indépendantes employant moins de 250 salariés et ayant un chiffre d’affaires de moins de 50 millions d’euros. Cf. Perrin, Hélène et Speck, Kristin, Les PME déposantes de brevets, étude menée par OSEO bdpme et l’INPI, Les dossiers de l’Observatoire de la Propriété Intellectuelle, décembre 2004. 149 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 suffisamment actives, elles aussi, sur les plans de la R & D et des brevets. Au total, cette faible propension des PME françaises à breveter provient non seulement de raisons générales communes à la plupart des pays mais aussi de causes culturelles ou structurelles spécifiques à l’Hexagone1. - Le rôle parfois dissuasif des problèmes de coût (coût d’acquisition et de défense des brevets) A cet égard, le fait que de nombreuses PME dédaignent l’instrument du brevet tient en grande partie au fait qu’à tort ou à raison, elles l’estiment peu approprié à leurs besoins. En d’autres termes, de telles firmes demeurent peu persuadées de l’intérêt de ce type d’outil, en termes de retour sur investissement, c’est-àdire sur le plan du calcul coût/avantage. A cet égard, le coût élevé du dépôt de brevet est souvent évoqué. Le fait est que si ce coût est plutôt réduit en France, du côté de l’INPI (en partie grâce à la sous-traitance des rapports de recherche auprès de l’OEB), il reste plus considérable pour une protection à l’international. Aux Etats-Unis, par comparaison, il est plus favorable aux PME car la législation y a introduit un régime particulier de taxes préférentielles en faveur des « petites entités » (small entities). De nombreuses PME sont de même persuadées que la protection des inventions par le brevet ne leur confère au fond guère d’avantage, dans la mesure où effectuer des dépôts de brevet reviendrait surtout à donner des informations aux concurrents et où, en cas de procès, la procédure non seulement risque d’être excessivement coûteuse en temps et en énergie mais aussi ne promet guère de rapporter d’indemnités conséquentes2. En d’autres termes, la longueur des procédures judiciaires et le caractère aléatoire de leurs résultats n’incitent guère nombre de PME à recourir à l’instrument du brevet. Plus généralement, le sentiment domine souvent que les PME, face aux grands groupes, ne peuvent pas se doter de moyens suffisants pour défendre leurs droits de propriété intellectuelle, que ces derniers soient ou non représentés par des titres3. En France, en tout cas, le scepticisme à l’égard du brevet sans doute été à son comble à l’époque – qui a duré jusqu’en 1968 – où la France délivrait des brevets avec l’estampille SGDG (Sans Garantie Du Gouvernement). Encadré 27 : Le recours des PME au système du brevet : quelques exemples et éclairages contrastés, en France et au Royaume-Uni Concernant la situation des PME, les problèmes rencontrés en France comportent des éléments de similitude avec la situation observée au Royaume-Uni, même si le Royaume-Uni constitue sans doute le pays européen dans lequel les PME ont le plus de mal à tirer parti du système judiciaire, où le moindre procès coûte au moins un million d’euros, de sorte que l’outil du brevet y apparaît peu intéressant en termes de retour sur investissement. Sur ce sujet, en tout cas, il convient de mentionner l’important programme de recherche pluridisciplinaire consacré à la propriété intellectuelle qui a été mené outre-Manche de 1996 à 1999 et qui a impliqué plus de 30 universités britanniques. Il en est ressorti en particulier que les brevets sont jugés essentiels ou très importants par des entreprises qui représentent 4,2 % du PIB du Royaume-Uni (en particulier dans le secteur stratégique des biotechnologies), tandis que le système du copyright est considéré comme indispensable par des entreprises qui produisent 3,6 % de son PIB et comme jouant un rôle substantiel par des entreprises qui produisent 1,8 % de son PIB4. Le rapport n’en conclut pas que la propriété intellectuelle serait non pertinente pour le reliquat, c’est-à-dire pour les entreprises qui se trouvent à la base d’environ 90 % du PIB britanniques. Il en retient plutôt l’idée que si la protection de la propriété intellectuelle est bel et bien cruciale pour le maintien et le renforcement de l’avantage compétitif des entreprises, elle passe le plus souvent – surtout pour les PME – par d’autres outils de la propriété intellectuelle (par exemple le droit des dessins et modèles) ou bien par des canaux ou dispositifs de protection plus informels (secret, avance technologique et commerciale, etc.), souvent considérés comme moins coûteux et plus facile à maîtriser par leurs utilisateurs5. Malgré les problèmes du système judiciaire – c’est-à-dire le fait qu’en Europe, les PME s’estiment généralement mal armées pour affronter les grandes entreprises dans les tribunaux –, les PME ont intérêt à s’armer de quelques brevets bien assis et bien ciblés, concernant leur niche, sachant qu’au moins en France, la plupart d’entre elles se développent à partir d’une (seule) innovation de base. En outre, les entrepreneurs les plus convaincus de l’intérêt de la propriété intellectuelle sont sans doute ceux qui en ont utilisé les outils à l’égard de leurs sous-traitants ou de leurs clients. Ainsi en est-il de Hugues-Arnaud Mayer, président-directeur général de la société ABEIL SA. Cette PME, qui est spécialisée dans la fabrication de couettes et d’oreillers biotextiles (analergiques), parvient désormais à se faire respecter par la 1 Cf. Lombard, D., Le brevet pour l’innovation, rapport au secrétariat d’État à l’Industrie, 1998. Sur ces points, voir ci-avant, la section II du chapitre 3, ainsi que l’encadré 27, dans le présent chapitre. 3 A ce sujet, cf. le chapitre 3 (II. « Le système judiciaire et le mode de règlement des litiges de PI en France »). 4 Pour un chiffrage correspondant dans le cas des Etats-Unis et d’autres pays, voir ci-dessus, la section II. (« La position des biens culturels dans le cadre juridique multilatéral ») du chapitre 1. 5 Ce programme de recherche a été lancé par l’Economics & Social Research Council (ESRC), le Department of Trade and Industry (DTI) et l’Intellectual Property Institute (IPI). Pour une synthèse, voir Coleman, R., « How Industry Protects Its Know-How », Technology, Innovation and Society, vol. 16, n° 1, printemps 2000, p. 14-16. 2 150 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 grande distribution, depuis qu’elle est pourvue de brevets, alors qu’auparavant, telle grande surface achetait quelques produits de cette PME et s’arrangeait ensuite pour faire faire des produits similaires en Chine. De ce point de vue, le brevet constitue parfois l’arme des « petits » contre les « gros ». Un tel diagnostic est étayé par une étude récente qui montre que, dans le cas des PME françaises déposantes de brevets, celles-ci ont trois fois plus souvent des litiges en position d’attaquant qu’en position de défenseur. La même étude atteste en outre que, cinq ans après avoir effectué leur dépôt de brevet, plus de 73 % des PME interrogées jugent que ce dépôt a exercé un impact assez positif ou très positif sur leur développement et alors que moins de 2 % estiment que cet impact a été plutôt négatif ou très négatif. Ce dernier point confirme que, pour une PME, la crainte d’avoir à pâtir du fait des informations divulguées aux concurrents par le dépôt d’un brevet mérite fortement d’être relativisée1. Plus encore, cette étude confirme ainsi que, pour les PME déposantes, le brevet constitue un important levier de croissance. - Un défaut de sensibilisation, de volonté stratégique et de compétences, de la part des PME Cette relative réticence des PME françaises vis-à-vis du brevet tient elle-même en partie à un défaut de sensibilisation à ce sujet. Le déficit de sensibilisation, qui se faisait fortement sentir de la part des PME, il y a encore quelques années, s’est toutefois réduit dernièrement, pour une grande part grâce à l’action menée par des organismes tels que l’INPI (encadré 28, ci-dessous). En Allemagne, de même, le fait qu’une proportion croissante des PME recoure aux brevets tient en partie à l’effort continu de sensibilisation effectué par le gouvernement fédéral2. Encadré 28 : Quelques dispositifs récents de l’INPI pour sensibiliser les PME Sur la base de 12 délégations régionales réparties sur l’ensemble du territoire français, les dispositifs actuellement mis en place par l’INPI sur le plan des relations de proximité peuvent être considérés comme relativement exemplaires, au sein de l’Union européenne. Dans ce cadre, l’INPI offre aux PMI la possibilité de disposer gratuitement d’un « prédiagnostic » d’expert en propriété industrielle, avec une étude des besoins et de l’expérience de l’entreprise en matière de propriété intellectuelle, une analyse de la stratégie appropriée à ce sujet et, le cas échéant, une orientation vers une démarche plus approfondie. En outre, l’INPI a mis en place non seulement son système de centre d’appel téléphonique INPI-Direct (centre d’appel multimédia et adresse courriel) mais aussi un système de dépôt électronique, qui offre la possibilité d’effectuer par voie électronique des dépôts de brevets français et européens depuis janvier 2003 et des dépôts internationaux (PCT) depuis avril 2003. Sources : sites Internet de l’INPI (www.inpi.fr/) et de la DRIRE d'Ile-de-France (www.ile-de-france.drire.gouv.fr/). En France, plus encore, la faible propension des PME à breveter reflète aussi, de leur part, un défaut de volonté stratégique et de compétences appropriées. En matière de propriété intellectuelle, ces carences des PME françaises sont en particulier mises en lumière par une récente étude3. Il en ressort notamment que « 75% des PME ne budgétisent pas leurs dépenses annuelles en propriété industrielle » et qu’ainsi, dans de tels cas, « la propriété industrielle n’est pas intégrée dans leurs plans de développement ». Une forte proportion de PME françaises, bien qu’innovantes, n’ont ainsi pas le réflexe consistant à recourir au système de la propriété intellectuelle et notamment du brevet, qu’elles perçoivent fréquemment comme excessivement compliqué et coûteux. En outre, cette enquête confirme que les PME françaises, même lorsqu’elles budgétisent leurs éléments de propriété intellectuelle, ont trop tendance à ne considérer cellelà que comme un coût, c’est-à-dire « comme une dépense à fonds perdus et non comme un véritable investissement »4. En ce sens, l’attitude assez réticente de nombreuses PME françaises face aux brevets constitue un problème culturel, problème qu’un effort supplémentaire d’explication et de formation pourrait en partie corriger. Un problème similaire concerne aussi l’attitude des PME françaises face aux normes techniques. 1 Les PME sont ici définies comme des entreprises indépendantes employant moins de 250 salariés et ayant un chiffre d’affaires de moins de 50 millions d’euros. Cf. Perrin, Hélène et Speck, Kristin, Les PME déposantes de brevets, étude menée par OSEO bdpme et l’INPI, Les dossiers de l’Observatoire de la Propriété Intellectuelle, décembre 2004. 2 Cf. Bundesministerium für Bildung und Forschung [dir.], Zur technologischen Leistungsfähigkeit Deutschlands 2002, rapport effectué sous la coordination des instituts ISI, IWW et NIW, Bonn, février 2003 (p. 153). 3 Cette étude a été réalisée en 2005, à partir d’un échantillon de 295 PME françaises ayant déposé un brevet, une marque, un modèle/dessin, un logiciel ou une base de données, échantillon considéré comme représentatif des tailles de PME sur les cinq secteurs distingués. Cf. « La PI, un outil de pilotage pour l’entreprise », enquête menée par l’Institut d’observation et de décision (IOD) pour le cabinet Regimbeau (http://res.e.regimbeau.fr/). 4 Ces différentes citations sont extraites de l’article de Chantal Houzelle, « La propriété industrielle n'est pas une simple affaire de coût », Les Echos, 18 janvier 2006 (p. 27). 151 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 3. Les liens entre la propriété intellectuelle et la normalisation Or il faut souligner que, pour les entreprises, une très grande partie des enjeux économiques et du jeu de la concurrence se décide désormais souvent au sein des comités de normalisation. Ceci vaut en particulier pour des secteurs tels que les télécommunications et l’électronique, pour lesquels la normalisation joue un rôle crucial dans le processus conduisant les nouvelles technologies à être mises sur le marché. Dans de tels cas, les liens avec la propriété intellectuelle sont très étroits, parfois au point de poser des problèmes à la politique de concurrence. a. Normalisation et PI : la nécessité d’une prise en compte conjointe, par l’entreprise1 La normalisation et la propriété intellectuelle constituent deux outils que les entreprises doivent prendre en compte de façon conjointe. En effet, les normes – comme les brevets – constituent des bases de connaissance et, à bien des égards, des contraintes positives, en ce sens qu’elles contribuent en général à stimuler l’innovation. Entre la normalisation et la propriété intellectuelle, certes, il existe des différences et il peut même y avoir antinomie, dès lors que la première correspond à la mutualisation gratuite des solutions à des problèmes – dans la mesure où les normes sont partagées entre les acteurs concernés –, alors que la seconde permet plutôt de s’en réserver l’usage pendant un certain temps, puisqu’elle relève de droits exclusifs. En pratique, toutefois, la normalisation et la propriété intellectuelle s’intègrent en général dans une stratégie conjointe et qui implique de faire des choix cohérents. Pour les entreprises, de plus, la propriété intellectuelle constitue un facteur clé pour participer à des processus de normalisation : partager ses savoirs au sein de ces commissions de normalisation ne devient en effet possible que dans la mesure où ces savoirs sont protégés. A cet égard, les processus de normalisation reposent sur des licences volontaires, le plus souvent sous la forme d’accords de licences croisées ou via la constitution de paniers de brevets (patent pools)2. A la différence des grandes entreprises, hélas, les PME françaises sont loin d’avoir toutes conscience de l’intérêt qu’elles ont à participer à la définition des normes, par exemple dans les technologies de l’information3. Certes, des exceptions peuvent être mentionnées, dans le cas de certains secteurs. Il n’en reste pas moins que, dans l’ensemble, la propension des entreprises françaises à participer au processus de normalisation est positivement liée à leur taille, comme le montrent certains travaux économétriques4. Concernant l’élaboration des normes techniques, de façon liée, l’un des enjeux majeurs réside actuellement dans la constitution de liens de coopération entre les PME et les grandes firmes, dans la mesure où ces dernières sont en général les plus en mesure de verrouiller certaines technologies, sur la base de la propriété intellectuelle. Pour ce type de raison, les liens entre la propriété intellectuelle et la normalisation se révèlent le plus souvent cruciaux pour l’entreprise et, au delà, pour les réseaux d’entreprises (encadré 29, ci-dessous) et pour la politique de concurrence. Encadré 29 : PI et normalisation : des liens souvent cruciaux pour les réseaux d’entreprises et le cadre de la concurrence (internationale) Les questions soulevées par l’articulation entre la propriété intellectuelle (surtout les brevets) et la normalisation concernent tout d’abord le statut de la norme. Ceci renvoie à la distinction théorique entre, d’une part, les normes obligatoires (ou contraignantes) – notamment concernant la réglementation en matière de sécurité, de santé et d’environnement – et, d’autre part, les normes volontaires. En effet, la pratique montre que le fait de ne pas appliquer une norme facultative conduit très souvent à se faire condamner par les tribunaux. Le rôle général de la PI dans les comités de normalisation Par suite et de manière générale, les entreprises ont intérêt à contribuer aux commissions de normalisation, pour éviter le risque de déboucher sur des impasses au moment de valoriser le développement de leurs nouveaux produits, ainsi que pour suivre les évolutions prises par leurs concurrentes, même si ces dernières peuvent en partie masquer leurs stratégies et inciter leurs compétiteurs à s’engager sur de fausses pistes. L’arme de la normalisation peut en outre se révéler très utile dans les cas où une protection par la propriété intellectuelle fait défaut ou menace d’être supprimée, comme dans le débat actuel concernant les pièces détachées pour automobiles. Plus encore, le lien entre la propriété intellectuelle et la normalisation se révèle tout à fait majeur dans un domaine comme celui des télécommunications. 1 Ce passage s’appuie en partie sur l’audition de Pierre Valla (ministère de l’Industrie ; délégation interministérielle aux Normes) au CGP, le 9 juin 2005. 2 Voir à ce sujet, dans la section précédente, le point 2. (« Le rôle de la PI dans la logique d’innovation en réseau »). 3 Cf. H. Meddah, « Participez à l’élaboration des normes », L’Usine Nouvelle, 10 novembre 2004, p. 72-74. 4 Cf. Bernard Haudeville et Dominique Wolff, « Enjeux et déterminants de l’implication des entreprises dans le processus de normalisation », Revue d’économie industrielle, n° 108, 4e trimestre 2004, p. 21-40. 152 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Les comités de normalisation y suivent des politiques très précises en matière de propriété intellectuelle et ceux qui déposent des brevets s’efforcent de mobiliser ces comités pour contribuer à les orienter dans le sens qui leur convient. Pour une entreprise donnée, une stratégie judicieuse peut ainsi consister à entraîner dans son sillage ses partenaires et concurrents, par le biais de la propriété intellectuelle et de la normalisation. Il convient cependant de mentionner que, dans tel ou tel cas précis, la politique de normalisation peut imposer aux titulaires de droits de propriété intellectuelle dont la technologie est retenue dans le cadre de la norme d’abandonner leurs droits ou de céder des licences gratuites ; les membres du comité de normalisation concerné estiment alors que les titulaires en question détiennent une avance compétitive suffisante du fait de leur savoir-faire, ce qui rend quelque peu superflus les revenus de licence. Il faut du reste souligner que de telle décisions peuvent être prises, à l’écart de la normalisation officielle, dans des forums qui développent des standards au sein de clubs fermés. Ceci est ainsi le cas dans le domaine des télécommunications, où le principal organisme compétent est l'International Telecommunication Union (ITU, anciennement CCITT). Un autre exemple concerne l’Institute of Electronic and Electricity Engineers (IEEE, dit I3E), autre organisme international au sein duquel existe un comité très actif sur les politiques de propriété intellectuelle dans le cadre de la normalisation. Les règles de déontologie supposent cependant – en particulier dans le cadre des travaux de normalisation officiels – que les participants déclarent ce qu’ils contrôlent à travers la propriété intellectuelle (notamment leurs brevets) et s’engagent à permettre aux autres participants d’utiliser les objets (inventions ou autres) protégés à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires. Comment la Chine crée désormais ses propres normes pour ne pas avoir à payer de redevances aux pays du Nord Une autre illustration en est fournie par le marché du disque optique. En la matière, le principal acteur a jusqu’à présent été le consortium en charge de la protection du format DVD, à savoir le DVD Forum, qui regroupe plusieurs entreprises (dont Sony, Philips, Thomson, Hitachi, Sharp et Samsung)1. En contrepartie du droit d’utiliser ce format DVD – et notamment le mode de compression Mpeg-2 – les constructeurs de matériel électronique doivent s’acquitter d’une redevance de 10 dollars par lecteur compatible vendu. De ce fait et sachant que de nos jours près de 80 % des lecteurs de DVD vendus dans le monde sont fabriqués en Chine, ce pays devait jusqu’à récemment encore débourser près de deux milliards d’euros par an à ce titre. Afin d’éviter d’avoir à le faire à l’avenir, le ministère chinois de l'Industrie de l'Information (MII) a décidé début 2005 d’adopter le format de stockage chinois EVD (Enhanced Versatile Disc) comme norme officielle pour l’ensemble du marché Chinois2. Une situation similaire se retrouve également dans le cas des téléphones portables de la troisième génération, pour lequel le MII impose sa propre norme TD-SCDMA pour s’émanciper de la norme européenne UMTS et de la norme américaine CDMA 2000 (adoptée aussi par le Japon et la Corée du Sud3). Ces deux exemples sont symptomatiques d’une politique plus générale, à travers laquelle la Chine promeut délibérément des standards nationaux spécifiques pour son propre marché, afin de s’affranchir de l’obligation de payer des droits de propriété intellectuelle pour l’usage de technologies contrôlées par les pays du Nord (Europe, Etats-Unis ou Japon). Ceci signifie que de tels standards développés par les Chinois pour leur marché intérieur sont protégés par des brevets, de sorte que tout entreprise étrangère désireuse de vendre en Chine devra à l’avenir utiliser ces brevets chinois. Par ce biais, les sociétés chinoises vont pouvoir obtenir, à moindres frais, une monnaie d’échange qui leur permettra de se procurer à l’étranger les technologies qui leur font défaut. Cette stratégie intelligente rappelle celle que les Européens ont eux-mêmes menée avec la norme de téléphonie mobile GSM. Si elle réussit, et alors qu’actuellement, les Etats-Unis constituent la seule grande zone dont la balance des redevances technologiques est excédentaire, il se pourrait fort bien qu’à terme, ce soit également le cas de l’Asie tandis que l’Europe se trouverait plongée dans un fort déficit sur ce plan. b. Un lien brevet-norme parfois problématique pour la politique de concurrence Dans ce cadre, les questions de normalisation habituellement considérées comme problématiques du point de vue de la politique de concurrence portent surtout sur des situations dans lesquelles la constitution de la norme considérée a reposé sur des manipulations illicites. Il s’agit essentiellement du comportement prédateur consistant à tendre une « embuscade de brevet » (patent ambush) : une entreprise participant à un comité de normalisation omet de déclarer que telle nouvelle norme enfreint un brevet essentiel qu’elle détient elle-même, espérant ainsi encaisser les redevances des autres participants, une fois que la norme est établie. Cette pratique illicite est actuellement jugée préoccupante des deux côtés de l’Atlantique4. Ce type de cas mis à part, d’autres interférences problématiques entre les brevets et les normes peuvent également concerner la politique de concurrence. A cet égard et même si les industriels tendent à 1 Dans le cas du DVD, en fait, la PI comporte à la fois un aspect brevet, un aspect copyright et un aspect logo. Avant de devenir le DVD Forum en 1997, un consortium comprenant au départ dix actionnaires a été créé en 1995 pour licencier la spécification et le logo DVD, en laissant chacun de ses membres licencier ses propres brevets. 2 Cf. l’article de Marion Rojinsky, « La Chine crée son standard de Dvd », La Tribune, 28 février 2005, p. 16. 3 Cf. l’article d’Yann Le Gales, « Pékin veut favoriser les mobiles ’’made in China’’ », Le Figaro, 24 janvier 2006, p. 23. 4 A titre d’exemple, le fabricant de mémoire Rambus a été soupçonné d’avoir commis ce délit ; cf. l’article de Tobias Buck et Chris Nuttall, « Brussels in ‘patent ambush’ investigation of Rambus », Financial Times, 24 juin 2005, p. 21. 153 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 désapprouver ce type d’approche, certains arguments plaident pour une extension du champ des licences obligatoires aux situations dans lesquelles un brevet interfère avec une norme de façon problématique, afin non pas d’exproprier le titulaire dudit brevet mais pour lui assurer un revenu raisonnable tout en évitant certains risques de verrouillage paralysant. Il est ici renvoyé aux cas de figure dans lesquels existe une large communauté d’acteurs économiques ayant édifié une norme et où un acteur extérieur utilise un brevet résiduel à des fins non pas de création de richesses mais dans une pure optique de blocage, c’est-à-dire dans une situation proche de l’abus de droit, comme ceci commence à être reconnu dans certains cas. Le fait est que, même dans le cas d’une normalisation officielle – qui est a priori ouverte à tous les acteurs –, un acteur clé peut décider de ne pas en faire partie et de gêner (voire bloquer) l’applicabilité de cette norme via tel titre de propriété intellectuelle qu’il détient. Au sein de certaines communautés de brevets (patent pools), de même, des membres considèrent parfois que leur propriété intellectuelle peut constituer un pouvoir de nuisance susceptible d’être monnayé. Dans le droit existant, certes, il existe des embryons de réponse, notamment dans la mesure où un tiers peut demander une licence, dans le cas où le brevet n’a pas été exploité par son détenteur. Cette possibilité demeure cependant difficilement applicable car il est difficile d’interpréter cette idée de non exploitation et car il est écrit nulle part qu’il y aurait droit à licence obligatoire. De nos jours, en effet, les juges n’ont pas d’autre solution que de faire respecter le caractère exclusif du brevet, s’il apparaît que ce brevet est valable et opposable. Au fond, cette situation témoigne d’une difficulté plus générale, qu’il est possible de qualifier de changement de paradigme : les pratiques de propriété intellectuelle sont passées d’une logique traditionnelle de protection à une logique de valorisation, valorisation de plus en plus collective, dans le cadre de partenariats, alors même que le droit de la propriété intellectuelle est globalement resté le même. 4. Les hypothèses d’évolution retenues H31 : Une intégration complète de la PI et de la normalisation dans la culture de management des PME (des PME françaises bien insérées dans l’économie du savoir) Une première hypothèse d’évolution renvoie au contexte d’une économie de plus en plus fondée sur le savoir, ainsi qu’à la mise en place d’un environnement économique et juridique favorable à la propriété intellectuelle et ce, sous divers angles (droit de la concurrence, outils comptables, organisations professionnelles spécialisées, etc.). En France, les PME acquièrent ou renforcent une vision non seulement européenne mais aussi – plus largement – mondiale de leur marché. Elles participent notablement aux processus de normalisation, pour lesquels leurs managers ont bénéficié de formations appropriées. Elles maîtrisent les différents outils qui se rapportent à la propriété intellectuelle, non seulement dans une optique défensive assez traditionnelle (logique de protection) mais aussi, et de plus en plus, dans une logique de valorisation proactive et anticipatrice (logique de veille concurrentielle et technologique, etc.), voire dans le cadre de stratégies de « brevetage stratégique » (strategic patenting), telles que définies cidessus. La propriété intellectuelle permet alors aussi de « fluidifier » et sécuriser les actions menées dans le cadre de réseaux mettant en présence des PME, des grandes firmes et d’autres acteurs tels que les centres de recherche. Une grande proportion de PME se trouvent en particulier engagées dans des activités de « co-traitance » et de « co-conception » avec des grands groupes. Dans l’ensemble, cette hypothèse correspond ainsi notamment à un pouvoir d’influence accru de la part de PME françaises plutôt bien insérées dans l’économie du savoir. H32 : Une faible utilisation de la PI et de la normalisation (un relatif décrochage des PME françaises face aux grandes firmes et à la concurrence étrangère) Par contraste, une configuration plus sombre correspond à une faible utilisation de la propriété intellectuelle et de la normalisation, dans le contexte d’un relatif décrochage des PME françaises face aux grandes firmes et à la concurrence étrangère. En France, l’environnement général se révèle relativement peu propice au développement des PME. Celles-ci ne poursuivent en général pas leurs efforts de renforcement concernant les outils de la propriété intellectuelle. Une grande part d’entre elles les jugent peu pertinents et ne développent guère de compétences en la matière. Dans notre pays, le clivage s’accentue entre, d’une part, de grands groupes largement mondialisés et, d’autre part, un tissu de PME demeuré trop fragile et trop peu dense. La « fracture numérique » y contribue. Elle s’accentue elle même du fait de la propension des PME française à négliger de renforcer leur présence dans les comités de normalisation relatifs à des secteurs clés tels que 154 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 les technologies de l’information et de la communication. Une grande proportion de PME s’en tiennent à des stratégies de survie et sont réduites à des rôles relativement passifs et peu valorisants (sous-traitance de pièces, etc.). Par rapport à la concurrence internationale, le relatif décrochage des PME françaises tient par ailleurs au fait que celles-ci sont fragilisées sur les facteurs coût de la compétitivité. Cette hypothèse semble corroborée par le fait que les entreprises françaises ont d’ores et déjà perdu en compétitivité-prix et hors prix1, ces dernières années, dans certains domaines. H33 : Le statu quo (une majorité de PME peu actives mais une minorité de PME plutôt en pointe, dans certains secteurs) Une dernière éventualité vraisemblable correspond à une situation quelque peu intermédiaire entre les deux précédentes. Marquée par de forts contrastes sectoriels, elle suppose qu’une majorité de PME demeurent insuffisamment actives dans le domaine de la propriété intellectuelle et de la normalisation mais que certaines PME, grâce à de notables efforts dans ces domaines, parviennent à se hisser ou se maintenir plutôt en pointe, dans certains secteurs. Ceci conduit dans l’ensemble à maintenir plus ou moins les positions relatives des entreprises françaises, par rapport à leur niveau actuel de compétitivité internationale, même s’il est clair que cette situation globale recouvre une combinaison d’améliorations et de dégradations partielles, dans tel ou tel domaine d’activité. IV. La valorisation de la PI via les accords de licence 2 Pour l’entreprise, comme il a été montré dans la section précédente, il se produit de nos jours un passage d’une conception traditionnelle de la propriété intellectuelle en tant qu’élément essentiellement défensif (protection de la création et de l’innovation, lutte contre la contrefaçon) à une conception moins réductrice et évoluant vers une logique de valorisation au sens littéral du terme. Pour les entreprises, cet objectif de valorisation peut être considéré dans un sens large, en incluant notamment le fait que la propriété intellectuelle puisse servir à nouer des partenariats. Par souci de simplification, il est ici choisi d’aborder la valorisation au sens plus étroit de la capacité à engendrer un surcroît de valeur, que ce soit par la vente de titres de propriété industrielle ou, le plus souvent, par des flux de redevances3. Concernant la propriété intellectuelle des entreprises, cette valorisation passe ainsi principalement par ce que les professionnels appellent le licensing, c’est-à-dire la gestion des licences. Par ce biais et dans un contexte où les activités de fabrication tendent à être de plus en plus délocalisées à l’étranger, l’enjeu central de la propriété intellectuelle devient la création de sources de revenu en partie autonomes, c’est-à-dire découplées de la production matérielle. 1. Le développement des contrats de licence : rôle, formes, portée et limites 4 Bien qu’important en valeur et en termes de développement potentiel, le marché des licences – surtout en France – conserve un aspect relativement marginal et fortement concentré à maints égards, du fait de ses caractéristiques. a. Les contrats de licence : un rôle majeur et des formes multiples et souvent complexes Pour les entreprises, les contrats de licences sont primordiaux non seulement car ils jouent un rôle essentiel dans leurs rapports concurrentiels, en matière de coopération ou encore pour les stratégies visant à établir des standards de marché5 mais aussi parce qu’ils leur permettent de faire fructifier leur patrimoine intellectuel sur des marchés où elles ne sont pas présentes elles-mêmes. Sur ces marchés, les entreprises 1 « De plus en plus de produits français apparaissent peu sophistiqués ou peu différenciés. » (extrait de l’article de Martine Orange intitulé « Faute d’innovation, les sociétés françaises se condamnent à se battre uniquement sur les prix », Le Monde, 3 décembre 2004). 2 Cette section s’appuie en partie sur les analyses présentées par Eric Brousseau (professeur d’économie à l’université Paris X) et Alfred Chaouat (directeur du licencing chez Thomson) au Commissariat général du Plan, le 13 janvier 2004. 3 Les aspects comptables sont abordés dans la section suivante (V. « La valorisation comptable de la PI »). 4 Les aspects présentés ici recoupent pour une grande part les analyses développées par Bessy, C., Brousseau, E., La gestion de la propriété intellectuelle dans la coordination interentreprises – Une perspective institutionnelle et contractuelle, rapport pour le CGP, université Paris 1, juin 1998 ; voir aussi Brousseau, E., Bessy, C., « Contrats de licence et Innovation », in : P. Mustar et H. Pénan, Encyclopédie de l'Innovation, Paris, Economica, 2003, p. 341-366. 5 Sur ces aspects, voir la section précédente (III. « L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les PME »). 155 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 peuvent être en fait non seulement en position d’offreur, lorsqu’elles louent ainsi leurs actifs intellectuels à des tiers (outward licensing ou licensing-out) mais aussi en position de demandeur, ce qui leur permet d’accéder à un savoir externe sans délai, légalement et sans avoir à le constituer par elles-mêmes (inward licensing ou licensing-in). De tels contrats permettent ainsi une dissociation entre, d’un côté, le fait d’engendrer (ou de détenir) des actifs protégés par la propriété intellectuelle et, de l’autre, l’acte consistant à exploiter ces actifs, qui peut être confié à un tiers. En d’autres termes, le développement des contrats de licence prend son sens dans un contexte général marqué par un découplage croissant non seulement entre les activités de conception et les activités de fabrication mais aussi entre la possession d’un patrimoine intellectuel et son exploitation. Par ce biais, la division du travail en vient à porter de plus en plus sur des créations intellectuelles et notamment sur des actifs technologiques. Cette évolution se traduit par l’émergence de nouveaux marchés, ainsi que par un processus de spécialisation croissante, chez les parties prenantes, en fonction des savoirs respectifs qu’elles maîtrisent et qui se révèlent souvent complémentaires. Dans la mesure où le savoir (technologique) devient de la sorte une matière négociable, les droits de licence constituent un outil essentiel pour la diffusion de ce savoir. Ceci revient aussi à dire qu’à travers l’analyse des contrats de licences de brevet, il s’agit plus généralement de comprendre les conditions du développement de ces nouveaux marchés du savoir (technologique). En pratique, ces contrats de licences de technologie recouvrent un large spectre de situations concrètes. Les enquêtes disponibles à ce sujet font en effet ressortir une grande diversité à ce propos, avec une sorte de continuum entre deux idéaux-types. A un extrême, dans le cas de la valorisation commerciale d’une technologie existante, il s’agit de contrats transactionnels, très complets, de très court terme, via le simple transfert du droit d’usage de ladite technologie et non à travers un véritable échange de connaissances. A l’autre extrême, il s’agit d’une procédure de co-développement d’une technologie encore non aboutie, de sorte que le contrat est alors beaucoup plus complexe car il consiste à gérer une relation de long terme entre deux entreprises, dans un contexte de grande incertitude, avec la mise en place d’un dispositif de gouvernance (mécanismes de supervision, de résolution des conflits, etc.), ce qui implique beaucoup d’efforts de coordination. Ce cas de transfert technologique très coûteux s’applique par exemple aux stratégies de co-développement entre deux entreprises qui ne peuvent être intégrées verticalement. Il convient de souligner que ces contrats de licences de technologie présentent des spécificités marquées. Celles-ci tiennent non seulement aux particularités intrinsèques de la technologie, qui n’est pas aisément échangeable sur un marché, mais aussi au fait que les échanges en question se situent dans un contexte juridique incomplet. L’idée d’incomplétude signifie ici que les droits de propriété intellectuelle disponibles ne fournissent qu’un cadre juridique général, au sein duquel les acteurs économiques gardent une forte marge de manoeuvre pour s’auto-organiser, en particulier en termes de délimitation et de défense des droits de propriété intellectuelle en question. Il en découle que ces droits d’usage exclusifs ne protègent qu’imparfaitement les ressources technologiques concernées. En conséquence, les contrats de licences de technologie doivent permettre des ajustements mutuels ex post, fournir une supervision du comportement réciproque des deux parties (licencieur et licencié) et prévoir des mécanismes de résolution des conflits. La mise en oeuvre de telles structures de gouvernance implique qu’en général, lesdits contrats sont caractérisés par une grande complexité et que leur élaboration entraîne des coûts importants. Pour arriver à une protection efficace et à moindres frais, les acteurs privés s’auto-organisent cependant pour s’en sortir avec des contrats plus légers. b. Portée et limites des dispositifs auto-organisés ; le rôle des pouvoirs publics Sur ces questions, les enquêtes disponibles ne fournissent que des indications partielles. De manière générale, elles font cependant ressortir la faible propension des entreprises à licencier leurs brevets. Même à l’échelle des seuls brevets délivrés par l’Office européen des brevets (OEB), qui protègent pour la plupart des inventions de grande valeur sur le plan économique, il est ainsi estimé qu’environ 13 % d’entre eux donnent lieu à des licences1. Ce cas mis à part, les enquêtes suggèrent que cette proportion se situe en général autour de 10 %2. Dans l’ensemble, par suite, le patrimoine intellectuel des entreprises peut être considéré comme chroniquement sous-exploité. Cette situation renvoie au fait qu’il est difficile de transférer du savoir technologique à des tiers et que les relations de licence sont complexes à mettre en oeuvre, risquées, coûtent cher et ne sont pas forcément de bon rapport. 1 Voir le tableau 3, dans la section précédente (III. « L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les PME » ) du présent chapitre. 2 Cf. Razgaitis, Richard, « US/Canadian Licensing In 2004: Survey Results », Les Nouvelles, p. 145-155. 156 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Du côté du licencié, tout d’abord, il subsiste en effet de très fortes incertitudes, en particulier sur sa capacité à s’approprier effectivement – par la licence – le savoir technologique contenu dans le brevet, ainsi que sur la valeur économique que ce savoir est susceptible de prendre, une fois incorporé dans le modèle d’affaires du preneur de licence. Du côté du licencieur, de même, certains coûts et risques doivent également être supportés car il faut en particulier transférer au licencié beaucoup de ressources (manuels, prototypes, logiciels, formation, etc.), dès lors que les brevets eux-mêmes ne comprennent pas toujours toutes les informations nécessaires pour mettre en oeuvre la technologie (encadré 30, ci-dessous). Encadré 30 : En quoi les transferts de technologie ne se réduisent pas à des licences de brevet Un brevet ne comprend pas toujours toutes les informations nécessaires pour mettre en oeuvre la technologie sousjacente. Ceci renvoie non seulement au caractère tacite d’une partie des connaissances requises mais aussi à une volonté délibérée, de la part du déposant du brevet, de ne pas tout y révéler. Ceci dit, une entreprise peut avoir intérêt à breveter relativement tôt, c’est-à-dire à un point du temps où elle n’a pas encore développé toute la connaissance relative à l’invention considérée. Pour obtenir un brevet, du reste, l’obligation légale en matière de divulgation porte seulement sur la mise en oeuvre de l’invention et non pas sur la façon la plus complète et la plus efficace de l’utiliser commercialement sur le marché. De ce point de vue, il est quelque peu hypocrite pour les examinateurs américains de prétendre, au moment du dépôt du brevet, réclamer le best mode, c’est-à-dire le meilleur mode de mise en oeuvre de l’invention. En réalité, ce best mode n’est en général pas suffisant pour garantir une exploitation commerciale. Les enquêtes montrent en outre que les contrats de licence de technologie sont, certes, des contrats de licence de brevet mais donnent plus généralement lieu à des échanges portant sur d’autres formes de droits : marques, copyright/droit d’auteur, secret, méthodes, etc. Les connaissances échangées lors du transfert de technologie sont ainsi protégées en fait par des outils multiples, non exclusifs les uns des autres et utilisés de façon combinée. En somme, les brevets ne sont pas toujours complets et transparents et les entreprises ne doivent pas se priver des autres outils de la propriété intellectuelle. Le licencieur se trouve dès lors confronté au risque d’être sous-rémunéré en contrepartie du savoir qu’il transfère ainsi de façon coûteuse, notamment dans la mesure où le licencié peut se livrer à des comportements opportunistes. Après avoir acquis le savoir transféré, le licencié risque en effet soit de ne payer qu’une partie des redevances prévues initialement, soit de se mettre à « inventer autour », afin de mettre au point une technologie modifiant à la marge celle du concédant et finissant par la concurrencer. Pour le licencieur, ces risques sont ainsi accrus par le caractère irréversible des transferts de technologie. Lesdites stratégies opportunistes sont difficiles à détecter, ce qui implique de consacrer des dépenses importantes à la supervision du licencié. A cet effet, la mise en place de structures de gouvernance rend donc coûteuse la gestion des transactions sur la technologie. Enfin, un autre point à considérer concerne le caractère évolutif de la technologie. Du côté du licencié, il peut impliquer le besoin d’obtenir du licencieur les améliorations intervenues au fil du temps. Du côté du concédant, il s’agit d’éviter que le licencié n’invente trop autour de sa technologie ou sinon, le cas échéant, de faire en sorte de récupérer des droits d’exploitation en contrepartie. Pour apporter ex post les ajustements nécessaires pour les deux parties, il convient par suite de recourir à des structures de gouvernance relativement compliquées, avec des systèmes de supervision, de négociation et de garantie mutuelles, ainsi que de résolution des conflits. Il en découle que les contrats de transfert de technologie sont en général relativement lourds. Malgré toutes ces difficultés, les entreprises de certains secteurs parviennent à licencier de manière plus active. La raison en est que les acteurs concernés parviennent à s’auto-organiser suffisamment pour pallier l’incomplétude du cadre institutionnel formel (le droit de la propriété intellectuelle). Il apparaît en effet que les structures de gouvernances mises au point pour les relations nouées entre deux entreprises données peuvent être également utilisées par d’autres couples d’entreprises. Souvent spécifiques à tel ou tel secteur, ces dispositifs privés de coordination peuvent être de nature informelle (habitudes, règles d’interprétation, etc.). Pour compléter les règles de droit, il s’agit par exemple de règles d’usage concernant la rétro-ingénierie (reverse engeneering), qui est en principe prohibée mais qui n’en est pas moins nécessaire dans la pratique, ce qui nécessite un accord, entre les ingénieurs concernés, sur ce qui peut être considéré comme correct (fair) ou non. Il peut aussi s’agir de règles formelles organisées par des fédérations professionnelles. Au sein de chaque communauté professionnelle, les mécanismes qui rendent ces règles exécutoires sont tantôt des mécanismes informels classiques de réputation et de reconnaissance mutuelle réduisant les coûts de transaction sur la technologie, tantôt des mécanismes formels (mécanismes de résolution des conflits, tribunaux arbitraux, etc.). Ces structures privées ont l’avantage d’être très proches des acteurs et d’être 157 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 ainsi en prise directe sur les pratiques relatives aux différents (sous-)secteurs concernés. Les enquêtes confirment l’existence de ces organisations privées facilitant les transferts de technologie, tout du moins dans certaines industries où, en vue de tels contrats, lesdites organisations fournissent ainsi les dispositifs de gestion de la relation évoqués précédemment, qui réduisent les risques associés aux échanges de technologie. Dans d’autres secteurs, l’absence de telles organisations contribue largement à y expliquer le faible développement des licences de technologie. Lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, ces mécanismes de régulation auto-organisés tendent toutefois à se fonder uniquement sur le pouvoir de l’ostracisme et menacent d’être utilisés pour créer du pouvoir de monopole. De ce fait, ils gagnent à être corrigés ou améliorés par le jeu des institutions publiques. Ces dernières peuvent ainsi renforcer le poids de ces régulations privées (comme dans l’exemple des règles de déontologie codifiées par le Conseil de l’ordre des médecins), en les rendant exécutoires. En d’autres termes, l’« Etat-stratège » a un rôle à jouer, à la fois en assumant l’existence de ces ordres corporatifs privés et en limitant leurs effets négatifs, par des contrôles appropriés. Certes, les autorités en charge de la politique de concurrence ont souvent tendance à considérer ces accords de licence avec une certaine suspicion a priori, dans la mesure où ils s’apparentent à des formes de collusion, de la part des entreprises contractantes. De manière générale, malgré tout, les pouvoirs publics doivent promouvoir le rôle très important des contrats de licences (de technologie). Ceci vaut en particulier concernant les brevets, pour lesquels l’arbitrage protection/diffusion tend assez souvent à pencher trop fortement en faveur de la diffusion. De ce point de vue, maintenir des droits de propriété forts a l’avantage de rendre le licensing moins coûteux, moins risqué et donc plus attrayant pour l’utilisateur. 2. Des caractéristiques contrastées selon les pays, les secteurs et la taille des entreprises A cet égard, les éléments empiriques disponibles confirment dans l’ensemble que le recours aux contrats de licence est d’autant plus fréquent qu’il s’agit de secteurs ou de pays pour lesquels les droits de propriété intellectuel sont forts. Certes, des transferts de technologies se produisent également sans le recours à des droits de propriété intellectuel formels, par exemple sous le sceau du secret et donc sans aucune visibilité au plan statistique. Ceci étant, et comme le montre en particulier le cas des transferts internationaux de technologie opérés vis-à-vis de pays en développement ou en transition, il apparaît qu’en l’absence de cadre de propriété intellectuel suffisamment fort, la solution retenue par une entreprise donné passe en général par l’intégration verticale – c’est-à-dire par le recours à des filiales – et non par des relations vis-à-vis de tiers et fondées sur le secret car, dans de tels cas, la protection par le secret est jugée trop périlleuse. Si le recours aux contrats de licence est plus ou moins prononcé selon les pays, il l’est également selon les tailles d’entreprise et les secteurs considérés. a. Une relative concentration en termes sectoriels et géographiques Le fait que la propriété intellectuelle devienne de plus en plus une source de revenu autonome concerne notamment les industries culturelles. Ainsi, via le droit d’auteur et les droits voisins, la gestion des catalogues de droits engendre des revenus importants et irrigue même des pans entiers de l’économie, dans des domaines tels que l’audiovisuel, l’édition littéraire, la publicité, etc. Dans le domaine des marques, de même, nombre de sociétés consacrent le cœur de leur activité à la gestion et l’animation de leur notoriété, de leur image et tirent leurs revenus presque exclusivement de la distribution de licences, sans rien fabriquer par elles-mêmes, comme par exemple dans le domaine de l’habillement (cas du groupe Polo Ralph Lauren). Ceci étant, tous outils de propriété intellectuelle confondus (et en particulier pour les brevets), le licensing demeure dans l’ensemble essentiellement le fait d’un assez petit nombre de secteurs d’activité. Aux Etats-Unis, les principaux concernés sont ceux de la chimie, du logiciel, de l’équipement électrique et non électrique, de l’ingénierie et des services professionnels, des semi-conducteurs, de la pharmacie et des biotechnologies, à travers des entreprises telles qu’IBM, Hewlett-Packard, Merck, Monsanto ou Dupont1. Relativement concentrés en termes sectoriels, les accords de licence le sont également en termes géographiques. A cet égard, les données disponibles sont malheureusement loin d’être satisfaisantes. Certes, la plupart des pays s’efforcent de retracer, dans leur balance des paiements, les transactions effectuées vis-à-vis de l’étranger au titre des échanges technologiques, notamment au titre des transferts de techniques opérés par des brevets, licences et la diffusion de savoir-faire, ainsi que via des transferts 1 Cf. Guilhon, B., Les marchés de la connaissance, (coll. Connaissance de la Gestion), Economica, Paris, 2004, p. 115. 158 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 (vente, licence, franchisage) de marques et de dessins et modèles1. Pour la France, dans le cas des données collectées à ce propos chaque année par l’INPI, il existe une obligation de déclaration pour les entreprises concernées mais elle est en pratique dépourvue de sanctions, de sorte que les données en question reposent sur le volontariat et ne sont donc ni exhaustives ni même seulement représentatives2. Qui plus est, de telles balances technologiques ne sont pas faciles à interpréter car elles omettent par construction un certain nombre d’informations a priori dignes d’intérêt. Il en est ainsi des flux de licences croisées – par définition non recensés car ils constituent une sorte de troc – même s’ils ne se développent actuellement guère dans des secteurs tels que l’électronique grand-public, où il semble s’agir d’une pratique quelque peu dépassée. Il faut en outre souligner qu’une grande partie des transactions enregistrées dans ces balances technologiques sont de nature intra-groupe, c’est-à-dire s’effectuent au sein de groupes multinationaux. En la matière, par suite, et même si lesdits groupes sont tenus de déclarer les montants transférés, ceux-là sont facturés à des prix de transfert qui, pour des raisons fiscales, peuvent différer sensiblement des prix de marché. Le cas échéant, de telles statistiques relèvent davantage de jeux d’écriture que de phénomènes économiquement significatifs. Malgré ces réserves et même s’il devient dès lors assez difficile d’effectuer des comparaisons internationales sur la seule base de ce type de statistiques – tout du moins en termes de niveau –, de tels chiffrages ont toutefois le mérite d’apporter quelques informations dignes d’intérêt, notamment en termes d’évolution temporelle. A cet égard, des indications révélatrices sont fournies par les données sur les exportations de redevances et de droits de licence, en rapportant cette statistique au PIB, ce qui, en la matière, renseigne sur le degré de spécialisation des pays considérés, compte tenu de leur taille respective. Il en ressort qu’ainsi exprimée en part relative, l’importance de ces exportations de redevances et droits de licence se révèle plus élevée pour la France que pour la moyenne de l’Europe des Quinze – et notamment que pour l’Allemagne – mais cependant plus faible que non seulement pour les Etats-Unis et le Japon mais aussi que pour la plupart des pays du Nord de l’Europe tels que le Royaume-Uni, le Benelux, l’Irlande, la Finlande et la Suède. Là encore, de telles différences de niveau s’expliquent probablement en partie par l’importance relative des grands groupes multinationaux, qui ne joue pas avec la même ampleur dans tous les pays en question. Quoi qu’il en soit, le phénomène le plus notable et sans doute le plus significatif est ici le fait que cette statistique tend clairement à augmenter dans presque tous les cas, bien qu’avec, là aussi, des différences selon les pays considérés (tableau 7, ci-dessous). Tableau 7 : La part relative des exportationsa de redevances et de droits de licence dans le PIB (en %) 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 Union européenne 0.09 0.09 0.10 0.10 0.12 0.13 0.13 0.14 0.16 b 0.36 0.43 0.43 0.20 0.23 0.25 0.26 0.29 0.31 UEBL Danemark . . . . . . . . . Allemagne 0.10 0.11 0.11 0.13 0.14 0.15 0.16 0.15 0.15 Grèce . 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.02 0.01 0.00 Espagne 0.02 0.03 0.04 0.03 0.04 0.04 0.04 0.06 0.08 France 0.12 0.11 0.11 0.12 0.12 0.15 0.16 0.14 0.18 Irlande 0.07 0.13 0.16 0.20 0.14 0.15 0.20 0.43 0.54 Italie 0.04 0.05 0.06 0.08 0.06 0.10 0.06 0.05 0.05 Pays-Bas 0.48 0.59 0.63 0.57 0.59 0.58 0.64 0.61 0.58 Autriche 0.06 0.06 0.06 0.06 0.08 0.09 0.05 0.06 0.09 Portugal 0.02 0.04 0.03 0.02 0.02 0.02 0.04 0.02 0.03 Finlande 0.06 0.10 0.08 0.05 0.05 0.08 0.08 0.51 0.74 Suède 0.25 0.38 0.54 0.32 0.33 0.38 0.46 0.56 0.53 Royaume-Uni 0.33 0.35 0.38 0.41 0.56 0.51 0.52 0.55 0.55 États-Unis 0.31 0.30 0.31 0.36 0.41 0.40 0.40 0.39 0.40 Japon 0.08 0.09 0.11 0.11 0.14 0.17 0.19 0.18 0.21 2001 0.15 0.36 . 0.17 0.01 0.06 0.20 0.34 0.04 0.45 0.07 0.02 0.48 0.66 0.57 0.38 0.25 a : Partenaire extra-UE pour l'UE et partenaire Monde pour les États-membres de l'UE, les États-Unis et le Japon. b : Union économique belgo-luxembourgeoise. Source : Eurostat, Échanges de redevances et droits de licence: un outil essentiel pour la diffusion des technologies, Statistiques en bref, Thème 2, n° 59, décembre 2003. 1 Les statistiques en question excluent en principe les transactions portant sur les films, enregistrements et documents couverts par le droit d’auteur. 2 Ce point est précisé ci-après, dans le chapitre 8 (encadré 9). 159 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 De telles différences par pays se retrouvent dans le fait que les salons de transfert technologique organisés en marge des conférences du LES (Licensing Executives Society1) ont en général beaucoup plus de succès dans des pays tels que les Etats-Unis et le Royaume-Uni qu’en France. De telles foires permettent de mettre en rapport des entreprises qui ont des problèmes technologiques à résoudre avec des entreprises qui offrent des actifs intellectuels susceptibles d’y répondre. Aux Etats-Unis, de même, ce type de marché du transfert technologique fonctionne également assez largement sur Internet, via des plates-formes d’échange en ligne telles que Yet2.com2 ou pl-x.com3. De telles indications mises à part, les enquêtes disponibles concernant les accords de licence ne permettent guère de discerner des comportements spécifiques aux entreprises françaises, par rapport aux entreprises d’autres nationalités. b. Des différences marquées selon la taille des entreprises Les données empiriques font par contre ressortir des différences notables en fonction de la taille des entreprises. De manière générale et toutes proportions gardées, il apparaît que la propension des entreprises à licencier leurs brevets est globalement inversement proportionnelle à leur taille. Ainsi, une récente enquête concernant quelque 9 000 brevets accordés par l’OEB à des inventeurs localisés dans six pays ouest-européens (Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, Pays-Bas et Espagne) a montré que la proportion des détenteurs de brevets qui ont cédé ces derniers en licence se situe à près de 26 % chez les entreprises de moins de 100 personnes, contre environ 10 % chez les entreprises employant entre 100 et 250 personnes et contre seulement quelque 9 % chez les entreprises de plus grande taille (effectifs de plus de 250 personnes)4. A un extrême, du côté des structures de toute petite taille, un premier type d’acteur recourant assez fortement aux accords de licence est constitué d’inventeurs indépendants. En effet, ces derniers ne disposent en général pas des moyens d’exploiter eux-mêmes leurs inventions et ne peuvent donc valoriser celles-là qu’à travers le licensing-out. Dans la mouvance de ces inventeurs indépendants, il faut aussi mentionner l’apparition de petites entreprises spécialisées en R & D. Cette évolution va en partie de pair avec l’essor de sociétés spécialisées en propriété intellectuelle et dont le fond de commerce réside dans le licensing (encadré 31, ci-dessous). Elle vaut cependant surtout aux Etats-Unis car en Europe et notamment en France, la plupart des PME inventent peu ou prou dans les domaines où elles peuvent elles-mêmes se charger de l’exploitation industrielle et commerciale. De manière générale, si les entreprises de toute taille utilisent surtout les brevets pour la protection qu’ils leur apportent et ne misent guère sur les accords de licence, il faut toutefois nuancer fortement ce diagnostic pour les petites et jeunes entreprises qui relèvent des biotechnologies ou des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications (NTIC). Encadré 31 : L’essor de petites sociétés spécialisées dans le licensing : parasites ou lubrifiants du marché du savoir technologique ? A en croire certains articles de la presse américaine, la quintessence du modèle de l’entreprise sans usine (fabless) est désormais représentée par des entreprises constituées uniquement d’avocats spécialisés chargés de constituer des portefeuilles de brevet et d’en louer les services aux entreprises demandeuses5. De nos jours, en tout cas, l’essor des marchés du savoir technologique passe en partie par des entreprises dont le cœur du métier consiste à investir dans des brevets non pas pour les mettre en œuvre elles-mêmes mais pour en tirer des redevances. En ceci, leur activité s’apparente en partie à celle des cellules de valorisation des universités et autres organismes publics de recherche. Ceci étant, ces sociétés privées font actuellement l’objet d’un débat très controversé aux Etats-Unis car il leur est de plus en plus souvent reproché de constituer un parasite du système d’innovation, notamment dans la mesure où elles menacent d’attaquer en justice de grands groupes accusés d’enfreindre les brevets qu’elles détiennent. Les sociétés en question – dont les plus connues se nomment Intellectual Ventures, NTP ou Acacia Research – s’en défendent en 1 LES International (LESI) constitue une organisation privée qui chapeaute une trentaine de sociétés régionales et nationales et dont les plus de 10 000 membres proviennent de 80 pays (http://www.lesi.org/). 2 Yet2.com revendique 90 000 utilisateurs enregistrés. Cf. les propos de Phil B. Stern (Chief Executive Officer de Yet2.com), dans OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, EPO/OECD/BMWA conference summary report, Paris, 2005 (p. 16). 3 Pour d’autres exemples et des détails sur le fonctionnement (et les limites) de ces plates-formes, voir Krattiger, A., « Financing the Bioindustry and Facilitating Biotech Transfer », IP Strategy Today, n° 8, 2004, p. 1-45. 4 Cf. le tableau 3, dans la section précédente (III. « L’utilisation stratégique de la PI et des normes techniques, en particulier par les PME » ) du présent chapitre. 5 Voir l’article de Brad Stone, « Factory of the Future ? », Newsweek, 22 novembre 2004, p. 58-59. 160 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 affirmant qu’elles participent de l’éclosion d’un marché des idées qui contribue dans l’ensemble positivement au développement économique général du pays1. Ces évolutions renvoient cependant pour une grande part aux particularités du système américain, dans lequel les petites sociétés indépendantes qui lancent des procès pour contrefaçon de brevets peuvent avoir un pouvoir beaucoup plus dissuasif que les grandes entreprises car ces dernières sont en général également très utilisatrices de technologies et peuvent ainsi se voir elles-mêmes accusées d’utiliser indûment les brevets de tiers. Pour cette raison, alors que des géants de l’électronique grand-public tels que Thomson négocient souvent entre eux des accords de licences croisées, accords bilatéraux donnant lieu à des taux de redevance relativement faibles, une petite entreprise américaine très spécialisée peut être capable d’imposer un taux de redevance très important. Aux Etats-Unis, il arrive en effet assez souvent que des PME contraignent des grands groupes à leur payer des indemnités élevées, atteignant des montants de l’ordre de 50, 100 millions de $, voire plus. Dans des affaires récentes telle qu’Eolas versus Microsoft ou encore NTP versus Research in Motion, il s’agit même de plusieurs centaines de millions de $2. Rien de tel n’existe par contre en Europe, où le pouvoir dissuasif du brevet est nettement plus réduit. En tout cas, ce type d’activité fondé sur le licensing séduit un nombre croissant d’entreprises industrielles et notamment de PME. De nos jours, les exemples de PME très actives dans ce domaine se développent surtout aux EtatsUnis. La firme Dolby a ainsi pour modèle d’affaires de développer des technologies et de les transférer à des producteurs de semi-conducteurs qui les mettent dans des circuits intégrés sans payer de redevances mais qui se trouvent dans l’obligation contractuelle de vendre ces circuits à des licenciés de Dolby. Cette firme américaine perçoit ainsi des redevances des sociétés qui incorporent ces circuits dans leurs produits (lecteurs de DVD, etc.). Ce modèle d’affaires a été repris en particulier par la firme DTS, qui concurrence Dolby et est financée en partie par le cinéaste Steven Spielberg et les studios d’Hollywood. Il l’est également par les producteurs de systèmes de protection anti-copie, telle la société Macrovision, qui licencie son procédé aux producteurs de DVD et dont l’ensemble des revenus provient de telles licences. Dans le domaine des semi-conducteurs, de même, la société américaine Transmeta créée en 1995 tirait de ses licences une grande part du total de ses revenus, ces dernières années, et s’est même désengagée complètement de toute activité de production début 2005, décidant de se concentrer sur la valorisation de son savoir- faire technologique. A l’autre extrême, les entreprises de grande taille proposent la plus grande part des contrats de licence de technologie, même si elles possèdent fréquemment des gisements de brevets non exploités et ignorent encore trop souvent les méthodes permettant d’y remédier (le patent mining). Le fait est que, pour reprendre un aphorisme attribué à Pierre Aigrain, l’ancien secrétaire d’Etat à la Recherche et membre fondateur de l’Académie des Technologies, il est plus facile de transformer de l’argent en brevet que le contraire. Dans ce domaine, plus encore, être licencieur demeure un métier particulier car présuppose de maîtriser des compétences en termes à la fois en stratégie, en droit et en R & D. Une telle activité repose en effet non seulement sur une capacité à créer et innover mais aussi à organiser la valorisation, en l’adossant sur des droits de propriété intellectuelle. Parmi les grands groupes multinationaux en pointe en matière de licensing, il convient de citer le cas de Hewlett-Packard, qui chaque année dépose environ 5 000 brevets et accorde des centaines de licences qui lui rapportent plus d’un milliard de $ de redevances1. IBM, de même, a pu engranger au total plus de 10 milliards de dollars de recettes de licences sur la période 1993-20022 ; ceci contribue à expliquer que ce groupe ait en 2005 cédé l’ensemble de ses unités de production d’ordinateur à l’entreprise chinoise Lenovo. Chez IBM, ceci étant, la majorité des recettes tirées de la propriété intellectuelle provient de la vente de savoir-faire et non des seules licences de brevet, ce qui donne à penser qu’une entreprise doit en général se garder de se concentrer exclusivement sur une pure activité de propriété intellectuelle car le licensing ne fonctionne le plus souvent que de pair avec une offre de biens ou de services3. Ces éléments permettent de remettre en perspective le débat lancé sur le thème de l’« entreprise sans usine » par Serge Tchuruk, le principal dirigeant d’Alcatel. En tout cas, ce groupe mise lui aussi beaucoup sur la propriété intellectuelle, conserve en France l’essentiel de ses centres de décision et, depuis 2001, s’est séparé d’une centaine des 130 sites de production qu’il possédait alors dans le monde, réduisant de la sorte ses effectifs de près de 55 000 emplois, soit environ la moitié du personnel initial4. Dans un registre 1 Voir l’article de Richard Waters et Patti Waldmeir « Court ruling for tech giant fails to kill ’’patent troll’’ », Financial Times, 22 mai 2006, p. 4. 2 En août 2003, la société Eolas (Embedded Objects Linked Across Systems) de Chicago a fait condamner la firme de Redmond à lui verser 520,6 millions de $ de dommages-intérêts pour avoir utilisé sans autorisation une technologie brevetée permettant à des mini-programmes de fonctionner avec le navigateur Internet Explorer. Quant à la société Research in Motion, qui commercialise le système portable de courriel BlackBerry, elle a du verser début 2006 une indemnité de 612 millions de $ à la petite société NTP, qui faisait planer la menace de l’arrêt pur et simple de l’exploitation du BlackBerry aux Etats-Unis. 161 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 proche, le cas du groupe Thomson est également éclairant (encadré 32, ci-dessous). Il conduit à prolonger la question du licensing en s’interrogeant sur la valorisation financière et comptable de la propriété intellectuelle. Encadré 32 : Comment le groupe Thomson, dont la valeur avait été estimée à un franc il y a dix ans, tire désormais de très importants revenus de son activité de licensing De nos jours, la valorisation de la propriété intellectuelle est considérée par Thomson – l’ex-Thomson Multimedia (TMM) – comme une activité à part entière et même comme l’un de ses principaux métiers. En matière d’accords de licence (licensing), le bureau parisien de Thomson s’occupe des technologies liées au disque optique (CD, DVD, minidisc), aux décodeurs numériques, en partie aux téléviseurs et il propose également ses services pour le compte de tiers tels que le groupe Alcatel pour leurs brevets GSM. En matière de licensing, l’essentiel des autres équipes de Thomson est situé à Princeton (brevets RCA, téléviseurs, magnétoscope, tubes) et à San Diego (format de compression audio MP3) ; le reste se trouve localisé en Allemagne, en Suisse, au Japon, en Corée du Sud et en Chine. En 2004, la division Licences de ce groupe employait au total 192 personnes dans les sept pays en question ; les personnes considérées présentent un profil principalement commercial, davantage que technique ou juridique ; elles bénéficient par ailleurs de l’appui technique d’ingénieurs-brevets. La même année, cette division Licences a représenté 404 millions d’euros de chiffre d’affaires consolidé et 325 millions d’euros de recettes d’exploitation, avec une marge d’exploitation de 80,2 %, ce qui s’explique notamment par le fait qu’elle encaisse les revenus des brevets dont les autres divisions supportent les frais de recherche et développement5. Ces revenus de licences ont en fait fortement progressé depuis la reprise du portefeuille de brevets du groupe américain RCA, qui s’est produite au 1er janvier 1999. Par suite, la situation actuelle de Thomson semble pour le moins surprenante, en première analyse, dans la mesure où il fut question en 1996 de privatiser TMM pour le montant symbolique d’un franc. Concernant la valeur de cette entreprise, il faut cependant bien voir que tout dépend du périmètre considéré. En effet, le montant d’un franc n’était pas aberrant s’il ne s’agissait que de l’électronique grand public au sens étroit (hors brevets et hors décodeurs numériques), domaine dont la rentabilité est progressivement devenue négative (par exemple dans le domaine de la télévision, depuis l’année 1998). Du reste, Thomson tend à s’en désengager, en particulier depuis 2004, date à laquelle il a transféré son activité télévision au sein d’une nouvelle société mixte (joint venture) TTE, qui est détenue à 67% par le groupe chinois TCL et à seulement 33% par Thomson, de sorte que cette activité est sortie du périmètre de consolidation du groupe Thomson. Désormais, ce dernier a ainsi fortement recentré son modèle d’affaires autour de la propriété intellectuelle et les courtiers spécialisés (brokers) estiment que l’activité licensing représente près de 60 % de la valeur totale de Thomson. Par rapport aux concurrents, pour un groupe tel que Thomson, il est en effet devenu très difficile de garder un avantage compétitif dans le domaine de la fabrication. Dans le secteur de l’électronique grand public, en effet, les produits sont rapidement copiés par les concurrents et ne dégagent de profits significatifs que pendant un à trois ans. Le lecteur de DVD6, par exemple, qui a été mis sur le marché japonais en novembre 1996, a été copié en seulement quelques mois par des Coréens et des Chinois, via une pratique appropriée de décompilation (reverse engineering). Passée une brève période d’avantage technologique suivant l’introduction sur le marché, les revenus de Thomson proviennent en fait désormais pour l’essentiel des licences de brevet accordées aux concurrents qui l’ont copié. Concrètement, Thomson rend visite à ces derniers, leur explique qu’ils utilisent ses technologies brevetées et les convainc par la négociation de prendre des licences sur ses brevets et de lui payer un certain taux de redevances. En l’espèce, la menace de procès demeure sous-jacente car, le cas échéant, il existe une graduation assez fine d’étapes intermédiaires avant d’en venir au tribunal. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H41 : L’immatériel et la PI comme source majeure de revenus pour les pays du Nord Le processus de délocalisation se poursuit et va de pair avec un développement industriel rapide dans les pays moins avancés. Il reste toutefois limité aux activités de fabrication. Dans les pays du Nord, cette délocalisation partielle est compensée par l’essor d’activités à fort contenu en savoir et, plus largement, assez fortement fondées sur la propriété intellectuelle. Ceci suppose qu’il se produise un découplage assez 1 Cf. Krattiger, A., « Financing the Bioindustry and Facilitating Biotech Transfer », IP Strategy Today, n° 8, 2004, p. 1-45 (www.biodevelopments.org/ip/ipst8.pdf) [ici : p. 21]. 2 Cf. Teresko J., « IBM’s Patent/Licensing Connection », IndustryWeek.com, 3 janvier 2003 (http://www.industryweek.com/CurrentArticles/asp/articles.asp?ArticleID=1400). 3 Cf. Kenneth Cukier, « A market for ideas – A survey of patent and technology », dossier spécial dans The Economist, 22 octobre 2005 (ici, p. 10). 4 Cf. l’article de Florence Puybareau, « Cinq ans de restructuration avant l’offensive », La Tribune, 27 mars 2006, p. 17. 5 Cf. Thomson – Partenaire des industries « Media et entertainment » – Rapport financier 2004, 2005 (p. 32-33). 6 Pour des précisions sur le cas du DVD, voir ci-dessus, l’encadré 29. 162 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 large entre la localisation des activités de fabrication et celle des activités fondées sur la propriété intellectuelle. En Europe et notamment en France, dans cette éventualité, les entreprises européennes recentrent leur coeur de métier au profit de tâches de conception et intensives en savoir, en renforçant leur capacité d’innovation et de création ; dans le même temps, elles développent fortement leurs politiques de licensing. Les principaux projets s’y font en partenariat et débouchent sur des paniers de brevets (patent pools) incontournables et qui fournissent l’essentiel des revenus des entreprises participantes. Via l’investissement direct, dans cette configuration, le phénomène de la délocalisation s’accompagne d’un certain degré de contrôle sur les activités menées à l’étranger, ce qui permet suffisamment de remontées de richesse vers les pays de contrôle, dans lesquels se trouvent les centres de décision, c’est-à-dire les sièges sociaux et les activités stratégiques des entreprises considérées. La valeur ajoutée ainsi extraite est redistribuée et diffusée dans des secteurs situés en amont (fournisseurs, sous-traitants) et en aval (clients) – en grande partie dans une logique de proximité favorisée par les pouvoirs publics – de sorte que le niveau général de l’activité économique et de l’emploi peut dans l’ensemble se maintenir et se développer suffisamment à l’échelle des pays en question. H42 : Des délocalisations conduisant à tarir la PI en tant que source de revenu, pour l’Europe Il est cependant possible qu’un tel découplage entre la localisation des activités de fabrication et celle des activités fondées sur la propriété intellectuelle ne se produise que de façon limitée. Une telle situation se fonde sur l’hypothèse – de nos jours assez plausible – selon laquelle les liens entre, d’une part, les activités d’innovation et de création et, d’autre part, les activités de fabrication reposent sur une logique de proximité géographique, dans la mesure où les premières visent à apporter des solutions à des problèmes posés par les secondes. Dans une telle éventualité, le transfert progressif des unités de production conduit les pays d’accueil à développer leur propre savoir-faire : la résolution de problèmes d’industrialisation les conduit de plus en plus à devenir eux-mêmes des innovateurs et des créateurs, plutôt que des copieurs ou des « suiveurs ». Par suite, la délocalisation des activités de fabrication débouche à terme également sur celle d’activités plus ou moins connexes – en amont comme en aval – et notamment dans les services aux entreprises. Par rapport aux compétiteurs du reste du monde, cette évolution conduit à un affaiblissement global des entreprises européennes, qui voient s’amenuiser non seulement leurs capacités de production mais aussi leur relatif pouvoir de monopole sur la capacité à innover et à créer. Dans ce cas de figure, les centres de décision localisés dans le reste du monde montent peu à peu en puissance, au point d’évincer petit à petit ceux de l’Europe et notamment de la France. Le centre de gravité de l’innovation et de la création se déplace notamment de l’Occident vers l’Orient. A travers un renforcement général des droits de propriété intellectuelle – notamment en termes de mise en œuvre (lutte anti-contrefaçon) –, des pays tels que la Chine disposent désormais très largement de leur propre réservoir de marques, brevets, etc. Dans le domaine des normes techniques, ils parviennent même à faire prévaloir leurs propres standards non seulement sur le propre marché domestique mais aussi, de proche en proche, dans un nombre croissant de pays étrangers. Le manque à gagner est alors considérable pour notre pays et pour l’Europe dans son ensemble, qui voit la propriété intellectuelle se tarir en tant que source de revenu, tandis que les droits de propriété intellectuelle bénéficient désormais surtout à d’autres parties du monde. H43 : Une concurrence fondée moins sur la PI que sur la massification de la production Enfin, il se peut que la contestation de la propriété intellectuelle par certaines forces de la société civile conduise à en affaiblir les droits à l’échelle de la planète entière. Les entreprises se trouvent alors privées des outils juridiques nécessaires pour organiser l’extraction de revenus par les accords de licence (licensing). Dans la plupart des pays, elles en sont conduites à limiter leurs investissements de recherche et développement et, plus largement, leurs efforts de créativité. Face aux pays présentant les plus bas salaires, elles sont davantage enclines à se focaliser sur la recherche de gains de compétitivité-coût, ce qui les conduit progressivement à négliger la différenciation des biens et services qu’elles proposent. Il en découle une tendance à l’uniformisation des produits et au primat de la production de masse. Ceci suppose que le public et les consommateurs, de leur côté, n’attachent plus désormais qu’une faible importance à la distinctivité des produits et à la diversité des œuvres. Tout ceci va de pair avec une réduction des moyens publics ou privés consacrés tant à la recherche industrielle et scientifique qu’à la créativité dans des domaines touchant à l’art et à la culture. Cette éventualité peut en effet s’appliquer non seulement à des branches produisant des biens industriels traditionnels mais aussi à des secteurs davantage fondés sur l’immatériel. Des problèmes similaires se retrouvent ainsi dans le domaine des industries culturelles, par exemple concernant les films d’animation ou les bandes dessinées. De même, certaines grandes entreprises de l’industrie musicale peuvent être 163 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 tentées de miser sur un nombre réduit d’artistes et d’abandonner le reste de leur catalogue. Même si, par réaction, il se produit alors une explosion de créativité, en marge de ces majors, ces derniers conservent un rôle clé en matière de promotion et de distribution. Dans ce scénario, par suite, et malgré la présence potentielle d’une grande diversité d’artistes et d’œuvres, le grand public n’accède guère qu’à une offre culturelle relativement standardisée, dans le contexte d’un relatif verrouillage des nouvelles technologies constituées à partir d’Internet. Tous secteurs confondus, en tout cas, cette configuration correspond à une limitation de la capacité de la propriété intellectuelle à susciter une source notable de revenu dans un pays tel que la France. V. La valorisation financière et comptable de la PI Depuis environ un quart de siècle, comme l’ont montré les deux sections précédentes, le rôle de la propriété intellectuelle a profondément changé pour les entreprises, dans des pays comme le nôtre. Pour une entreprise, auparavant, la principale source de richesse résidait le plus souvent dans la maîtrise d’un outil industriel et la propriété intellectuelle avait alors un rôle secondaire consistant à conforter les positions acquises et notamment à empêcher ses concurrents d'adopter les mêmes solutions techniques, via le système du brevet. Depuis lors, le rôle du brevet est devenu moins défensif, de nouveaux outils juridiques tels que les marques ont pris un essor considérable et les entreprises ressentent de plus en plus le besoin de mettre en avant leurs actifs intellectuel dans leur communication financière, dans un contexte où les ressorts de la concurrence ont profondément changé et où les stratégies d’entreprise reposent bien davantage sur des logiques financières. Au sein de l’UE, dans ce cadre général, une importance réforme des normes comptables s’applique aux sociétés cotées, depuis le 1er janvier 2005, avec l’introduction des normes IFRS-IAS1, qui transposent la directive européenne applicable aux actifs incorporels2. 1. Les motifs et les limites de la réforme introduite en 2005 Pour souligner l’importance de cette réforme comptable, il convient au préalable de présenter quelques éléments rétrospectifs. Ceux-ci montrent en quoi la situation antérieure à 2005 peut être qualifiée d’insatisfaisante – notamment pour les entreprises européennes – et pourquoi il est actuellement tenté de rendre plus visibles les actifs intellectuels des entreprises cotées. Ceci conduit cependant aussi à souligner que, depuis 2005, la mise en œuvre de cette réforme bute sur certaines limites et difficultés d’appplication. a. La nécessité de rendre plus visibles les actifs intellectuels de l’entreprise Jusqu’en 2005, les normes comptables n’ont pas pris en compte les droits de propriété intellectuelle dans la présentation bilancielle des entreprises, alors que les moyens de production et les actifs physiques y faisaient l’objet d’une comptabilisation très minutieuse. Historiquement, la mesure de la valeur de ces droits était envisagée principalement pour des raisons fiscales, afin de déterminer l’assiette d’imposition en cas de transmission de ces droits. En outre, les droits de propriété intellectuelle procurés par voie externe – par exemple des marques et des brevets acquis isolément ou bien dans le cadre d’une fusionacquisition – apparaissaient au bilan pour leur coût d’acquisition, bien que celui-là ne fournisse en général qu’un reflet daté de la valeur du bien immatériel considéré. Quant aux droits de propriété intellectuelle constitués en interne, c’est-à-dire engendrés par l’entreprise elle-même, à périmètre donné, ils n’apparaissaient pas dans ses comptes ou bien seulement sous la forme des frais de protection juridique occasionnés. Ce type de présentation des comptes sociaux et des comptes consolidés a eu pour conséquence d’accentuer l’écart entre la valeur comptable de l’actif économique et sa valeur de marché, qui inclut notamment le fonds de commerce et les actifs incorporels. Or il est de nos jours estimé que cette survaleur (appelée aussi goodwill) repose essentiellement sur la propriété intellectuelle. Il en a également découlé que, du point de vue de la direction financière des entreprises, les droits de propriété intellectuelle apparaissaient principalement comme un poste de dépense et parfois comme une variable d’ajustement. Plus encore, dès lors que les entreprises n’avaient qu’une idée approximative de la réalité de la valeur de leur portefeuille de droits de propriété intellectuelle, elles appliquaient l’adage « ce qui n’est pas mesuré 1 Les normes IAS (International Accounting Standards) ont été rebaptisées IFRS (International Financial Reporting Standards) en mai 2002. 2 Cf. notamment la conférence organisée par le cabinet Breese-Derambure-Majerowicz sur le thème « Nouvelles normes comptables et propriété intellectuelle », le 17 novembre 2004, au Palais Brogniart, Paris. 164 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 n’est pas géré »1. Par suite, même les plus grands groupes n’avaient pas toujours clairement défini une stratégie d’ensemble pour valoriser leurs actifs immatériels dans leurs comptes. Pourtant, les droits de propriété intellectuelle permettent de rendre plus visibles les actifs intellectuels de l’entreprise, ce qui peut jouer un rôle très important en cas de fusion-acquisition, d’OPA et pour la levée de fonds auprès d’intermédiaires ou de marchés financiers. En général, certes, les spécialistes du capitalrisque n’ont traditionnellement guère pris en compte la propriété intellectuelle dans leurs décisions d’investissement et ils ne disposent encore que de peu de connaissances en la matière ; le plus souvent, ils jugent en effet plutôt les entreprises en fonction de leurs compétences managériales et de leur marché potentiel2. Ceci étant, le développement du capital-risque, la prise en compte croissante de l’importance des droits de propriété intellectuelle par les investisseurs, ainsi que la multiplication des opérations de fusion-acquisition ayant pour seul objectif l’achat de technologies ou de marques, ont conduit à développer les méthodes d’évaluation financière d’actifs incorporels : approches par les coûts, par les revenus ou encore par le marché. La prise en compte systématique des facteurs de risques et des revenus liés aux droits permet ainsi désormais d’approcher de façon raisonnable et réaliste la valeur effective de droits de propriété intellectuelle. La pression des investisseurs et analystes financiers a ainsi obligé récemment certaines entreprises à rendre publiques certaines informations dont la divulgation demeure jusqu’à présent non obligatoire. IBM s’est ainsi vue contrainte par ses investisseurs de dévoiler les montants annuels de redevances perçus en provenance de sa propriété intellectuelle, ainsi que les montants de plus values réalisées à l’occasion de cessions de droits de propriété intellectuelle. Ces éléments font désormais partie de son rapport financier annuel. A elle seule, selon les données publiées par certaines sociétés de conseil, la valeur de la marque d’entreprises américaines telles qu’IBM ou Google est ainsi estimée de nos jours à plus de 36 milliards de dollars et alors que celle de Microsoft est située autour de 62 milliards de dollars (tableau 8, ci-dessous). Une évaluation similaire est plus difficile à réaliser pour d’autres outils de propriété intellectuelle tels que les brevets, les dessins et modèles ou le droit d’auteur. En tout cas, et si l’on tient compte également non seulement des marques mais aussi des autres droits de propriété intellectuelle et du savoir faire, il peut être affirmé qu’en moyenne « 75 à 90 % de la capitalisation boursière des entreprises cotées est constituée par des actifs immatériels »3. Cette proportion peut même dépasser 90 %, dans les secteurs du développement de logiciel (cas de Microsoft) ou bien du commerce électronique de détail (cas d’Amazon.de)4. Tableau 8 : Un classement mondial des dix marques ayant la plus grande valeur (2006 ; tous secteurs confondus) Marque Valeura Propriétaire Capitalisation boursière du propriétaire 1 Microsoft 62,0 milliards $ Microsoft Corp 281,2 milliards $ 2 GE (General Electric) 55,8 milliards $ General Electric Company 362,5 milliards $ 3 Coca Cola 41,4 milliards $ The Coca Cola Company 99,1 milliards $ 4 China Mobile 39,2 milliards $ China Mobile (HK) Limited 104,2 milliards $ 5 Marlboro 38,5 milliards $ Altria Group, Inc 147,9 milliards $ 6 Wal-Mart 37,6 milliards $ Wal-Mart Stores 196,9 milliards $ 7 Google 37,4 milliards $ Google Inc 80,8 milliards $ 8 IBM 36,1 milliards $ IBM Corp 129,3 milliards $ 9 Citi 31,0 milliards $ Citigroup Inc 238,9 milliards $ 10 Toyota 30,2 milliards $ Toyota Motor Corp 196,7 milliards $ a : La valeur considérée ici résulte à la fois de données financières et d'enquêtes effectuées auprès des consommateurs. Données : classement Brandz de la société britannique d’études en marketing Millward Brown Optimor ; FT Research Center. Sources : Sylvia Carr, « Microsoft: The world's most valuable brand », Silicon.com, 5 avril 2006 (http://news.zdnet.co.uk) ; « FT Global 500 », Financial Times Magazine, 10 juin 2006 (p. 26-27). b. La persistance d’une certaine difficulté et de réticences à comptabiliser précisément la PI Partant de cette situation, les normes comptables IFRS-IAS entrées en vigueur en 2005 entraînent d’importants changements, pour les sociétés cotées. Concernant le bilan de ces dernières, elles introduisent en effet une obligation de réévaluation annuelle des droits de propriété intellectuelle acquis, 1 A ce propos, voir l’article « Comptabiliser la propriété intellectuelle », Revue de l’OMPI, mai-juin 2004, p. 6-9. Cf. OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, EPO/OECD/BMWA conference summary report, Paris, 2005 (p. 11-12). 3 Citation extraite de l’article de Benoît Battistelli (directeur général de l’INPI), « La propriété industrielle, créatrice de valeur pour l’entreprise », Les Echos, 12 juin 2006 (p. 15). 4 Cf. la présentation effectuée par Alexander Wurzer (Steinbeis-Transfer-Institut Intellectual Property Management), « IP and technology intermediaries », dans le cadre de la conférence EPO/OECD/BMWA sur le thème Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, Berlin, 30 juin 2005 (p. 6). 2 165 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 en ce sens qu’il convient désormais d’y réviser la valeur de ces droits chaque année, en effectuant un test de réactualisation ou de dépréciation (impairment test), afin de s’assurer que la valeur comptable de ces droits acquis est au plus égale à la valeur de marché, dite aussi « juste valeur » (fair value ou valeur d’utilité). Dans ce nouveau contexte, les gens du monde de la finance sont conduits à cesser de ne considérer la propriété intellectuelle que comme une ligne de dépense et doivent désormais la prendre en compte comme un élément d’actif. Le fait de systématiser ainsi la mesure de la propriété intellectuelle, sur la base d’indicateurs financiers, conduit à modifier la façon dont celle-là est gérée. La présentation bilantielle de la propriété intellectuelle se rapproche de la sorte de la réalité économique d’une entreprise, dans la mesure où elle doit prendre en compte de façon plus complète des éléments incorporels qui peuvent représenter jusqu’à 95 % du total de sa valeur boursière. Un certain nombre de problèmes n’en subsistent pas moins. Ils découlent notamment du fait que coexistent en pratique plusieurs méthodes d’évaluation rivales : - l’approche par les coûts (notamment via le coût de remplacement, c’est-à-dire le coût auquel il serait possible de reproduire le même actif), qui est en général considérée comme la moins pertinente ; - l’approche par le marché, en référence à des valeurs forfaitaires qui s’appliquent à des droits de propriété intellectuelle préexistants et supposés similaires ; - l’approche par les revenus, qui repose sur la capacité à créer des revenus, sous forme de cash flow futur actualisé et pondéré par les facteurs de risque et d’aléa. La plupart du temps, en tout cas, la valeur ainsi calculée se révèle fluctuante, voire trop fluctuante et donc génératrice d’un excès d’instabilité, au goût de certains experts1. Plusieurs questions connexes demeurent en effet ouvertes. Quid de la fair value d’un brevet susceptible de faire l’objet d’une contestation ? Comment appliquer le test de dépréciation ? Faut-il prendre en compte les facteurs de risque pour minorer la valeur de ce brevet et respecter ainsi l’obligation de présentation sincère et fidèle des comptes ? Ou bien faut-il au contraire faire le pari de ne pas dévoiler une faiblesse ou une information stratégique, afin de protéger l’activité de l’entreprise ? Certes, tout ceci se fait sous le contrôle du commissaire aux comptes et l’application des normes comptables est obligatoire, ce qui laisse peu de marge de manœuvre à l’entreprise. Ceci étant, une entreprise peut considérer que l’affichage de sa propriété intellectuelle risque de créer dans son bilan une volatilité trop importante, en particulier à la baisse, comme ceci est le cas actuellement dans l’industrie pharmaceutique, lorsque le brevet protégeant tel ou tel médicament très rentable (blockbuster) fait l’objet d’une annulation. De manière générale, et notamment à l’issue de la première année d’application des nouvelles normes IFRS, force est de constater que le principal objectif de cette réforme, à savoir la comparabilité des comptes, n’est pas encore atteint, dans la mesure où certaines normes donnent lieu à des divergences d’interprétation ; ceci concerne notamment l’évaluation des immobilisations incorporelles, pour laquelle une même opération peut recevoir plusieurs traitements comptables différents2. Qui plus est, la réforme entrée en vigueur en 2005 est considérée comme un premier pas, dans la mesure où non seulement les nouvelles normes ne concernent que les sociétés cotées – en France au nombre de 700 à 800 – mais aussi ne s’appliquent qu’aux droits de propriété intellectuelle acquis (directement ou indirectement, à travers le goodwill). Il faut en effet préciser que dans la philosophie de ce mouvement, qui est d’origine américaine, via le Financial Accounting Standards Board (FASB) des Etats-Unis, la fair value a vocation, à long terme, à être appliquée non seulement à la propriété intellectuelle acquise mais aussi à la propriété intellectuelle nouvellement créée. Dans ce dernier cas, une telle tâche promet d’être très délicate, notamment dès lors qu’il est difficile d’attribuer une valeur à un brevet au moment de son dépôt ou peu après. Ceci étant, la situation actuelle ne saurait non plus être considérée comme satisfaisante. A titre d’illustration, la société anglaise Diageo – leader mondial de la production et distribution de boissons alcoolisées – possède deux marques de même importance, Johnny Walker et Guiness, dont l’une est comptabilisée car elle a été acquise mais l’autre non car elle a été constituée en interne. Il en découle une vision faussée de la valeur économique de ces deux marques, bien que celles-là aient des notoriétés comparables ou proches. 1 « Mais faire des comptes d’une société une caisse de résonance du marché, c’est encourager une inextricable confusion entre d’une part la ’’création’’ ou la ’’destruction » » de valeur pour l’actionnaire et d’autre part une appréciation mesurée de la valeur naguère qualifiée d’intrinsèque de l’entreprise. » (extrait de l’article de P. Fabra, « Réforme comptable : l’immense paradoxe », Les Echos, 3 décembre 2004, p. 15). 2 Ce diagnostic est notamment attesté par une enquête réalisée par le cabinet Ernst & Young auprès d’un échantillon de sociétés du CAC 40 et de 46 sociétés européennes cotées. Cf. l’article d’Alexandra Petrovic intitulé « Normes IFSR : la comparabilité des comptes est encore loin », La Tribune, 29 mai 2006 (p. 31). 166 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Dans les faits, en outre, de nombreuses grandes entreprises européennes peuvent se voir reprocher de continuer à sous-estimer la valeur de leurs actifs immatériels, en particulier sur le plan de la propriété intellectuelle. Selon certains spécialistes, ceci a par exemple été le cas du groupe sidérurgique francoluxembourgeois-espagnol Arcelor, qui n’a pas suffisamment pris en compte la valeur des centaines de familles de brevets européens (OEB) et américains (USPTO) qu’il détenait et qui a, par suite, constitué une cible excessivement bon marché pour son concurrent indo-néerlandais Mittal Steel ; ce dernier a ainsi pu lancer une OPA sur Arcelor dans des conditions assez avantageuses pour lui, alors qu’il ne possédait qu’une vingtaine de familles de brevets européens et américains, qui provenaient elles-mêmes de l’entité française Unimetal1. Cette dernière précision s’impose d’autant plus que, située en Lorraine, cette même entité a été rachetée en 1999 par Mittal à l’ex-groupe Usinor, avant que ce dernier ne fusionne – en 2002 – avec l’espagnol Aceralia et le luxembourgeois Arbed pour former le groupe Arcelor. 2. Les hypothèses d’évolution retenues Dans le prolongement des tendances actuelles, les nouvelles normes devraient à l’avenir contraindre les entreprises européennes à se poser les questions fondamentales qui concernent leur propriété intellectuelle. Cette dernière devra être de plus en plus placée au cœur de leur réflexion stratégique. Cette évolution ira vraisemblablement d’une approche souvent quantitative de la propriété intellectuelle (en particulier concernant le nombre de brevets) vers une approche plus qualitative de la propriété intellectuelle, au regard de sa capacité à générer de la valeur, à moins que ce nouveau rôle de la propriété intellectuelle ne contribue à en fragiliser les fondements, s’il se révèle trop peu fiable. H51 : Une économie pilotée par la PI, sur la base de pratiques comptables harmonisées Dans un premier cas de figure, le développement d’une économie fondée sur les connaissances conduit à un besoin accru d’outils de mesure comptable et de méthodes de gestion des droits de propriété intellectuelle, afin qu’ils contribuent effectivement à la constitution d’actifs, c’est-à-dire de biens contribuant durablement à l’activité de leurs détenteurs. Les normes comptables deviennent alors de plus en plus élaborées et conduisent à une présentation détaillée de la valeur de chaque droit de propriété intellectuelle sinon constitué par l’entreprise en interne, du moins acquis par elle. Les entreprises mettent en place des indicateurs et tableaux de bord de gestion en la matière, en complément de leurs indicateurs traditionnels. Les prises de décisions sont de plus en plus orientées par la valeur de la propriété intellectuelle. De nouveaux modes de gestion de la propriété intellectuelle en découlent, avec des méthodes de contrôle de gestion, de pilotage stratégique et avec des arbitrages entre les actifs matériels et immatériels fondés sur des critères financiers. Pour le développement de l’entreprise, l’accès aux moyens de financement devient directement dépendant de la valeur des droits de propriété intellectuelle. De nouveaux outils financiers se développent (titrisation de portefeuilles de propriété intellectuelle, lease-back de droits de propriété intellectuelle, etc.). Cette évolution favorise l’essor d’activités directement ou indirectement lié à la créativité, à l’innovation, à la recherche, à la gestion de portefeuilles de droits de propriété intellectuelle et au transfert de technologies. H52 : Persistance de pratiques comptables hétérogènes ; des difficultés partielles de mise en œuvre Dans une deuxième configuration, l’introduction des normes IFRS-IAS se révèle problématique. Les entreprises ont du mal à en appliquer les dispositions légales. Le principe de sincérité de la présentation des comptes est considéré comme difficilement compatible avec la préservation de la confidentialité des informations stratégiques sur la valeur, compte tenu des forces et faiblesses de chaque portefeuille de propriété intellectuelle. En d’autres termes, une certaine tension se manifeste entre, d’un côté, une volonté de faire refléter davantage la propriété intellectuelle dans les comptes des entreprises et, de l’autre, des difficultés d’application à propos d’informations stratégiques que les entreprises sont enclines à ne pas dévoiler. Renâclant quelque peu, ces dernières interprètent les dispositions légales de façon minimale. Autres destinataires de la réforme transposée en France en 2005, les acteurs de la sphère financière font eux aussi preuve d’un certain scepticisme à l’égard de ses conditions d’application dans les différents pays 1 Cf. l’analyse de Pierre Breese rapportée dans l’article de Yan de Kerorguen, « Ces entreprises qui sous-valorisent leur innovation », La Tribune, 23 mars 2006 (p. 32). 167 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 européens1. En outre, beaucoup de spécialistes s’opposent à l’extension de ces normes comptables à l’ensemble des actifs et des entreprises. Il en résulte le développement d’outils extra-comptables réservés à la gestion interne des portefeuilles de propriété intellectuelle. Par suite, une distorsion croissante s’instaure entre, d’une part, la connaissance interne de la valeur des droits de propriété intellectuelle et, d’autre part, la connaissance de cette valeur par les tiers (concurrents, actionnaires, public). H53 : Une remise en cause radicale du rôle de la PI dans les pratiques comptables, dans un contexte général de désaffection à l’égard de la PI Une troisième éventualité digne d’intérêt correspond à une situation dans laquelle les nouvelles normes comptables sont à l’usage jugées non pertinentes par le monde de la finance et notamment par les analystes financiers. Comme à l’issue de la période 1998-2003, qui a été qualifiée de bulle Internet ou de bulle des valeurs technologiques, un doute s’instaure alors sur la réalité économique de certaines valeurs qui sont brusquement considérées comme spéculatives, alors même qu’elles reposent très largement sur la propriété intellectuelle. Cette évolution est accentuée par le fait que le principe de la fair value a entretemps été appliqué non seulement à la propriété intellectuelle acquise par l’entreprise mais aussi à la propriété intellectuelle nouvellement créée en son sein. Certains effets pervers conduisent à discréditer la démarche d’ensemble consistant à fonder de nombreux modèles d’affaires sur la propriété intellectuelle. Des échecs retentissants rappelant les affaires Enron, World Com et Vivendi conduisent à un retour vers des approches comptables traditionnelles fondées sur les seuls actifs matériels, bien que ces affaires aient conduit à une convergence entre les normes comptables américaines US GAAP et les normes internationales IFRS. Une discordance croissante s’instaure à nouveau entre la présentation comptable de la situation d’une entreprise et sa réalité opérationnelle. Cette évolution intervient dans un contexte général marqué par une perte de compétitivité des entreprises européennes et par une désorganisation du cadre réglementaire de la propriété intellectuelle. Chapitre 6. Les questions liées à la recherche publique Pour les enjeux en matière d’innovation, le rôle croissant joué par la propriété intellectuelle et surtout par le brevet requiert de plus en plus d’attention de la part des pouvoirs publics, en particulier concernant les politiques de science et technologie. Les différents pays concernés doivent en conséquence redoubler d’efforts pour confronter leurs expériences respectives, identifier les problèmes présents et anticiper les évolutions à venir. Il leur faut en particulier se demander comment l’évolution de la recherche – et notamment de la recherche publique – se répercute sur le système de la propriété intellectuelle, notamment en France. Cette question doit cependant être considérée également en sens inverse : dans quelle mesure la tournure prise par la propriété intellectuelle entraîne-t-elle des conséquences positives ou négatives sur la recherche publique ? Analyser ces interactions entre la propriété intellectuelle et le monde de la recherche publique implique au préalable de prendre en compte certaines spécificités du cas français, en comparaison internationale, en particulier concernant le poids global de la recherche et le partage public/privé de cet effort de recherche (section I.). Sur cette base, il importe ensuite de préciser quelle place relative la propriété intellectuelle occupe dans les activités de diffusion et de valorisation de la recherche publique (section II.), de même que les conditions d’accès à la recherche financée sur fonds publics (section III.), ainsi que le statut et l’ampleur de ce qu’il est convenu d’appeler l’exception d’enseignement et de recherche (section IV.). I. L’effort de recherche en France et son partage public/privé En matière de propriété intellectuelle et notamment concernant la propriété industrielle, les choix stratégiques à effectuer dans la sphère de la recherche française dépendent en grande partie de l’importance relative des activités de recherche effectuées dans notre pays. Ils varient en effet selon que la 1 Cf. l’analyse de P. Fabra (« Réforme comptable : l’immense paradoxe », Les Echos, 3 décembre 2004, p. 15), qui estime en particulier que l’application des nouvelles normes ne pourra pas être uniforme dans tous les pays. 168 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 France est plus ou moins productrice elle-même de savoirs nouveaux et de technologies nouvelles ou plutôt simple consommatrice de savoirs ou technologies conçus à l’étranger. En outre, le rôle que la propriété intellectuelle est conduite à jouer en France dépend très largement non seulement du poids global de l’effort de recherche qui y est mené mais aussi du partage public/privé de cet effort, c’est-à-dire de la manière dont il est réparti entre, d’un côté, les établissements d’enseignement supérieur et les autres organismes publics de recherche et, de l’autre, les entreprises privées. 1. Un effort de recherche insuffisamment soutenu, en particulier de la part des entreprises Le manque de performance et de dynamisme dont la France et certains pays européens font preuve en matière d’innovation est régulièrement souligné. Même si ce constat global est déjà largement connu, il mérite d’être rappelé et souligné. En outre, il est intéressant de montrer comment il est confirmé et précisé par une étude empirique comparative qui a été effectuée sur la base de données de brevet et qui met surtout en cause le partage public/privé de l’effort français de recherche. a. Un effort de recherche français à renforcer et à réorienter vers le secteur privé Pour la France, le rapport entre la dépense intérieure de recherche et développement (DIRD) et le produit intérieur brut (PIB) a connu un déclin en termes absolus, depuis une bonne douzaine d’années. Après avoir culminé en 1993, à 2,45 %, il a décliné continuellement jusqu’en l’an 2000 et n’a guère repris depuis lors, n’atteignant plus que 2,16 % en 2004. Or, sachant qu’il a dans le même temps progressé globalement au sein des pays de l’UE, de l’OCDE, ainsi que – plus encore – dans des pays émergents tels que la Chine (tableau 9, ci-dessous), il en découle clairement que la position relative de la France s’est dans l’ensemble dégradée. Ceci se traduit aussi par le fait qu’en ces termes, le retard français se creuse non seulement visà-vis des États-Unis, du Japon, de la Suisse, de l’Allemagne et de plusieurs pays d’Europe du Nord (Suède, Finlande, Danemark) mais aussi vis-à-vis de nouveaux pays industriels tels que la Corée du Sud. Tableau 9 : Les dépenses intérieures de R & D et leur structure DIRD en pourcentage du PIB 1981 1992 1997 1999 2002 Allemagne 2,43 2,41 2,29 2,40 2,49 France 1,97 2,38 2,22 2,16 2,23 Italie . 1,18 0,99 1,04 1,16 Royaume-Uni 2,37 2,09 1,84 1,84 1,89 Suède 2,29 3,27b 3,67 3,65 4,27d Total UE(15) 1,7 1,89 1,80 1,92 1,98 Total UE(25) . . 1,72 1,87 1,93 Etats-Unis 2,42 2,65 2,57 2,63 2,65 Japon 2,32 2,76 2,88 2,96 3,12 Corée du Sud . 1,82a 2,48 2,25 2,53 Total OCDE 1,99 2,20 2,16 2,19 2,25 Chine . . . 0,83 1,22 2004 2,49 2,16 1,14e 1,88e 3,74 1,95 1,90 2,59e 3,15e 2,64e 2,24e 1,31e 1981 57,9 40,9 . 42 54,9 48,6 . 48,8 62,3 . 51,2 . % financé par les entreprises 1992 1997 1999 61,9 61,4 65,4 46,6 51,6 54,1 47,3 43,30 43,9 50,9 49,7 49,4 61,2b 67,9 67,8 53,1 53,7 55,6 . 53,3 55,2 58,2 64,3 66,9 76 74,8 72,2 . 76,3 70,0 59,3 62,3 63,0 . . 57,6c 2003 66,3 50,8 . 43,9 65,0 54,6 54,3 63,1 74,5 74,0 61,6 60,1 a : Donnée pour l’année 1991. b : Données pour 1993. c : Donnée pour 2000. d : Donnée pour 2001. e : Données pour 2003. Données : base de l’OCDE sur les principaux indicateurs de la science et de la technologie. Sources : European Commission, Science and technology in Europe – Data 1990-2004, 2006 (p. 3-5) ; OECD, Science, technology and industry scoreboard 2005 – Towards a knowledge-based economy (p. 190-192) ; CGP, La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique collective, Paris, 2002 (p. 41). En France comme au Royaume-Uni, cette évolution renvoie au fait que le relatif désengagement des pouvoirs publics en matière de financement de la recherche et développement (R & D) n’a guère été compensé par un engagement accru de la part des entreprises, contrairement à la situation observée dans d’autres pays européens tels que l’Allemagne, où les entreprises ont plus nettement accru leurs dépenses intérieures de R & D depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Dès lors, si l’importance relative des dépenses publiques de R & D peut être considérée comme relativement élevée en France, ceci n’est pas le cas pour l’effort de R & D consenti par les entreprises. Dans le total de la DIRD, la part relative financée par les entreprises1 n’était ainsi que d’environ 51 % dans notre pays en 2003, alors qu’elle se situait à près des deux tiers en Allemagne, en Suède ou aux Etats-Unis et même à environ les trois quarts au Japon et en Corée du Sud (tableau 9, ci-dessus). Ce déficit de la recherche industrielle hexagonale correspond aussi au fait que le tissu d’entreprises industrielles de notre pays souffre d’un problème de renouvellement et comporte de profondes carences 1 Dans le même temps, du côté non pas du financement mais des dépenses, plus de 60 % de la DIRD sont effectués au sein des entreprises. Cf. OST, Science et Technologie - Indicateurs 2004, Economica, Paris, 2004. 169 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 dans des secteurs d’activité émergents tels que les technologies de l’information ou les biotechnologies, où la France ne possède pas assez d’entreprises en forte croissance et/ou faisant déjà partie des leaders mondiaux. Ceci découle aussi du fait qu’en France, l’effort de R & D demeure concentré sur un petit nombre de firmes de grande taille déjà établies et dont une part non négligeable est encore détenue au moins partiellement par l’État, alors que dans d’autres pays européens – en Allemagne, par exemple –, il se trouve réparti sur une plus grande diversité d’entreprises de taille moyenne ou petite. En ce sens, les pouvoirs publics doivent sans doute se garder d’une focalisation excessive sur les grandes entreprises classées dans les secteurs de haute technologie. En effet, des PME opérant dans des secteurs considérés comme de moindre intensité technologique peuvent se révéler très innovantes, détentrices d’un savoir-faire unique et très précieuses en termes de création d’emploi. Le cas de l’industrie des textiles techniques fournit un bon exemple de cette situation, ainsi que du rôle bénéfique potentiellement joué par le brevet pour certaines de ces PME (encadré 33, ci-dessous). Encadré 33 : Relations entre PME, brevets et structures de recherche : le cas des textiles techniques Le cas de l’industrie textile illustre bien à la fois les enjeux de la recherche et la relative fragilité du tissu industriel français face à la concurrence internationale. A cet égard, ceci étant, il convient de relativiser l’image d’un secteur à faible intensité technologique et en déclin, en s’intéressant plus particulièrement au sous-ensemble des textiles techniques, qui recouvre des produits ou matériaux textiles à forte valeur ajoutée et « dont les performances techniques et les propriétés fonctionnelles prévalent sur les caractéristiques esthétiques ou décoratives »1. Le fait est que si nombre d’emplois et de savoir-faire traditionnels ont disparu de France, dans l’ensemble de l’industrie textile, la filière des textiles techniques se trouve de nos jours à l’origine d’une création nette d’emploi en France et peut être considérée comme très dynamique et prometteuse. Les entreprises concernées sont pour l’essentiel de taille petite ou moyenne. Outre le cas déjà mentionné de la société ABEIL SA, PME spécialisée dans la fabrication de couettes et d’oreillers biotextiles (analergiques) et dont le développement se fonde en grande partie sur des brevets 2, une autre illustration en est fournie par l’entreprise vosgienne Ames Europe, qui a mis au point un tissu à maille tridimensionnelle et qui constitue un bon isolant phonique et thermique. Cette firme a non seulement breveté en Europe, aux Etats-Unis et au Canada mais aussi s’est dotée de machines brevetées et fabriquées sur mesure… en Italie3. Dans ce domaine, la recherche joue à l’évidence un rôle crucial et elle est effectuée en grande partie dans des centres de recherche. Les pouvoirs publics – notamment depuis 2001 via le Réseau industriel d’innovation du textile et de l’habillement (R2ITH), qui est adossé au centre technique de cette profession (l’Institut Français du Textile et de l’Habillement : IFTH) et financé par le ministère délégué à l’Industrie –, y contribuent en particulier en favorisant le regroupement de PME autour de programmes communs de recherche et d’innovation. Depuis 2005, ils ont également soutenu la mise en place de deux pôles de compétitivité consacrés aux textiles techniques : l’un (UpTex), dans le NordPas-de-Calais, l’autre (Techtera), en Rhône-Alpes4. Malgré tout, il est frappant de constater que, dans l’ensemble du chiffre d’affaires du secteur textile, la filière des textiles techniques représente une part relative (avec 4 milliards d’euros) de seulement quelque 17% en France, soit guère plus que la part correspondante en Chine (environ 13 %) et considérablement moins que la proportion observée en Suisse (près de 30 %), aux Pays-Bas (35 %), en Allemagne (40 %), en Autriche (42 %), en Suède (de l’ordre de 50 %) et en Finlande (78 %)5. Cette situation doit aussi à une autre des principales caractéristiques du système français d’innovation, à savoir le grand rôle joué traditionnellement par un certain nombre d’institutions publiques consacrées à des tâches de recherche fondamentale (en particulier le CNRS) ou de recherche finalisée (CEA, INSERM, etc.). Ceci étant et notamment en liaison avec la progressive montée en puissance des collectivités territoriales, le rôle croissant que jouent l’échelon européen et le mouvement de privatisation engagé depuis 1986, la politique française de science et technologie a progressivement cessé de se focaliser sur un petit groupe de 1 Cette citation provient de la publication intitulée Les textiles techniques, qui présente des extraits d’une étude conduite en 2005 par le cabinet Développement et Conseil pour le compte de la Direction Générale des Entreprises, Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, disponible en ligne (www.industrie.gouv.fr/). 2 Voir l’encadré 27, ci-avant. 3 Cf. La Tribune, 23 février 2005, p. 20. 4 Cf. l’article de Florentin Collomp « Le textile français innove pour résister à la Chine », dans Le Figaro du 17 mai 2006. 5 Cf. l’étude mentionnée établie par le cabinet Développement et Conseil pour le ministère en charge de l’Industrie. Ceci étant, et toujours avec 4 milliards d’euros, cette part relative serait pour la France de 27 % selon une autre source ; cf. « Le futur des textiles techniques », dossier paru dans le magazine de la DGE Industries, n° 114, mai 2006 (p. 12). 170 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 grands groupes industriels de haute technologie et s’oriente de plus en plus vers la promotion de projets plus diversifiés, en plus grand nombre et relevant davantage du partenariat public/privé. Dans cet esprit, différentes mesures mises en œuvre depuis les années 1980 ont visé à promouvoir la diffusion des avancées scientifiques et technologique au travers de l’ensemble du système d’innovation. Le partenariat entre laboratoires publics et laboratoires privés fonde ainsi le système des réseaux nationaux de recherche et d'innovation technologique (RRIT), qui a progressivement été mis en place par grands domaines : transports terrestres (Predit, lancé initialement en 1990), télécommunications (RNRT, lancé en 1998), technologies logicielles (RNTL, lancé à la fin 1999), supersonique (lancé en 2000), etc. Dans une perspective similaire, la loi de juillet 1999 sur l’innovation et la recherche a comporté une série de dispositions visant à stimuler les interactions entre la recherche publique et les entreprises privées et ceci sous deux angles principaux, à savoir, d’une part, la mobilité des chercheurs du secteur public en direction du monde de l’entreprise et, d’autre part, les collaborations entre la recherche publique et les entreprises1. D’autres avancées plus récentes ont permis d’amplifier cette tendance2, notamment le plan Innovation présenté conjointement par les ministères délégués à l’Industrie et à la Recherche, fin 2002, puis lancé en 2003, après consultation. Il s’agit notamment de dispositions mises en place pour renforcer le partenariat entre la recherche publique et la recherche industrielle, renforcer la création d’entreprises innovantes à partir de la recherche, ainsi que promouvoir l’insertion des doctorants et des docteurs dans l’entreprise3. b. Une confirmation empirique sur la base des données de brevet En tout cas, sachant que la part des dépenses de R & D dans le PIB ne se situait encore en 2004 qu’à 2,16 % pour la France et à 1,9 % pour la moyenne de l’Europe des 25, en 2004, il convient de s’interroger sur l’objectif fixé par l’UE (alors à 15) – lors du sommet de Lisbonne de mars 2000 – de porter ce ratio à 3 % d’ici 2010. A cet égard, il convient de souligner que si le Conseil européen tenu à Barcelone en mars 2002 a réaffirmé cet objectif, il a ajouté qu’en moyenne, au moins les deux tiers de cet investissement total devraient venir du secteur privé. Compte tenu de ce que la part financée par les entreprises n’était encore, en l’an 2003, que de moins de 55 % dans l’ensemble de l’UE et d’à peine 41 % en France (tableau 9, cidessus), il est clair qu’en ce qui concerne la France, ce double objectif ne pourrait être atteint qu’à travers une très forte intensification de l’effort des entreprises. Ce double objectif politique étant rappelé, il est possible de s’interroger sur son fondement. En effet, s’il est intéressant de se focaliser sur l’effort de R & D, qui constitue un indicateur de dépense – c’est-à-dire d’intrant (input) –, il convient aussi de raisonner en termes d’extrant (output), en se préoccupant des résultats de cet effort. Or, à cet égard, un indicateur de résultat digne d’intérêt est fourni par les données de brevet. Encadré 34 : Les données de brevet comme indicateur de résultat des activités d’innovation : quelques aspects méthodologiques Il est instructif de mettre en rapport les données de R & D – considérées comme un indicateur des moyens consacrés aux activités d’innovation, en amont – avec les données de brevet appréhendées comme un indicateur de résultat, en aval, même si une telle démarche est en partie critiquable, notamment sur trois plans. Tout d’abord, les activités de recherche et développement (R & D) ne représentent généralement qu’une partie des activités d’innovation et de création de savoir ; ceci étant, elles en constituent d’une certaine façon le noyau le plus dur et le plus stratégique. - Ensuite, le brevet ne saurait constituer l’unique indicateur de performance en matière d’innovation, en particulier car de nombreuses innovations ne sont pas brevetables, car d’autres méthodes de protection peuvent être préférées au brevet ou encore car l’indicateur des publications scientifiques pourrait lui aussi être utilisé. Malgré ces réserves, les statistiques de brevets sont en général considérées comme l’un des indicateurs les plus pertinents concernant les activités d’innovation technologique. Enfin, ce type de représentation mettant un critère de performance donné en rapport avec une variable unique ressemble quelque peu à une boîte noire. A certains égards, il pourrait être préférable d’établir davantage de liens avec différents facteurs explicatifs d’ordre structurel (aspects sectoriels, etc.). Il est en effet clair que la diversité 1 Pour des précisions sur ces sujets, voir notamment CGP, La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique collective, groupe présidé par P. Viginier, La Documentation française, Paris, 2002 (p. 110-115). 2 Sur les nouvelles orientations annoncées ou déjà lancées par le gouvernement au cours des derniers mois au sujet de la politique industrielle, d’innovation et de compétitivité, dans le cadre de l’« agenda de Lisbonne », voir ci-avant, le chapitre 3 (section I. « La capacité d’initiative et d’influence de la France dans le monde »). 3 Ce type de question a été abordé dans le cadre de plusieurs groupes de travail constitués, au sein de l’OCDE, concernant des pays tels que la Corée, l’Australie, les Pays-Bas et la France. Sur ce dernier pays, voir OCDE (2004), Les partenariats public-privé pour le recherche et l’innovation : une évaluation de l’expérience française, Paris. 171 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 des performances observées entre secteurs ou entre pays nécessiterait de s’interroger sur les facteurs spécifiques – notamment institutionnels, culturels ou organisationnels – qui peuvent favoriser ou, au contraire, pénaliser les activités d’innovation, en particulier dans le monde de l’entreprise. De ce point de vue, l’étude évoquée (voir cidessous) se borne à suggérer – sous forme de conjecture – que la France gagnerait à mieux tirer la leçon des facteurs structurels qui font la force des « champions » de l’innovation que représentent les pays d’Europe du Nord (principalement la Suède et la Finlande). Au delà de ce cas précis, il s’agit toutefois là d’un dilemme classique : tout modèle tend à perdre en lisibilité ce qu’il gagne en complexité. Dans cette perspective, une étude originale réalisée dans le cadre du présent groupe de travail1 parvient à deux résultats majeurs, l’un concernant l’effort total de R & D, l’autre son partage public/privé : - Le premier répond à la question suivante : à niveau identique de dépenses de R&D, les performances des différents pays de l’OCDE considérés seraient-elles identiques ou non, à en juger par le nombre de brevets « triadiques »2 sur lequel elles débouchent ? Il en ressort qu’à montant de dépense égale, l’effort total de R & D – de la part tant du secteur public que du secteur privé – est dans l’ensemble aussi fécond en Europe (voire très légèrement plus productif en France et même nettement plus productif dans des pays comme l’Allemagne, la Suède et la Finlande) qu’aux Etats-Unis, selon le critère retenu. - Le second réside dans l’idée qu’un pays comme la France devrait viser non pas à augmenter son effort global de R & D mais à le rééquilibrer en faveur de la R & D du secteur privé. Dans l’ensemble des pays considérés et à l’égard du critère d’efficacité retenu – le nombre de brevets triadiques –, la règle optimale pour le partage entre les dépenses de R & D serait de 71 % pour la R & D privée et de 29 % pour la R & D publique. Ceci revient à dire qu’atteindre l’objectif d’un accroissement de l’effort de R&D affiché lors des sommets européens de Lisbonne et de Barcelone (à savoir en moyenne 3% du PIB consacré à la R&D à l’horizon 2010, dont les deux tiers en provenance du privé) suffirait globalement aux pays européens pour devenir aussi innovants que les Etats-Unis. Cette étude conduit ainsi clairement à valider l’idée selon laquelle l’effort de recherche français mérite d’être réorienté vers le secteur privé, en termes relatifs. Faut-il pour autant en conclure qu’il serait souhaitable de réduire le budget de la recherche publique en France, en termes absolus ? Sans doute pas car le fait que les dépenses de recherche publique aient stagné en France ces dernières années – en particulier du fait de la réduction de la R & D à finalité militaire, depuis la fin de la Guerre froide –, n’a nullement conduit à un sursaut de la R & D privée. En ce sens, il est fort douteux qu’une baisse des budgets publics de recherche produise nécessairement des effets bénéfiques en termes dynamiques, à l’horizon des quinze prochaines années. 2. Les hypothèses d’évolution retenues Consistant à porter la part des dépenses de R & D dans le PIB à 3 % – d’ici 2010 et pour la moyenne des pays de l’Union –, dont les deux tiers en provenance du secteur privé, le double objectif fixé par l’UE lors du sommet de Barcelone de mars 2002 suppose que les dépenses de R & D en Europe croissent d’ici là au taux annuel moyen de 8 %, à raison de 6 % de croissance pour les dépenses publiques et de 9% pour les investissements privés3. Or, à mi parcours, l’examen des progrès faits en la matière a montré que les Etats membres ont pris du retard par rapport aux objectifs qu’ils s’étaient fixés. Si ces objectifs peuvent être considérés comme appropriés, la stratégie en question semble buter non seulement sur un manque de moyens – et notamment de moyens humains – consacrés à la R & D mais aussi et peut-être même davantage sur un problème de qualité et d’efficacité, ce qui renvoie à la nécessité de repenser la manière dont sont organisés certains aspects des systèmes d’innovation en Europe, y compris sous l’angle de la propriété intellectuelle. H11 : Une spirale de déclin, pour la R & D de l’UE Par suite, il ne faut pas écarter l’hypothèse d’une trajectoire dans laquelle la stratégie dite « de Lisbonne » échoue assez largement, faute d’un effort suffisant de R & D de la part du secteur public et, plus encore, de 1 Cf. Marc Baudry et Béatrice Dumont, « R&D publique, R&D privée et efficacité du processus d’innovation : quelles perspectives ? », Commissariat général du Plan, Les Cahiers, n° 10, août 2005. 2 L’intérêt et les limites des brevets « triadiques » (brevets délivrés tant en Europe qu’aux Etats-Unis et au Japon) sont indiqués ci-avant, dans l’encadré 26 (chapitre précédent). 3 Ce point est rappelé dans Marc Baudry et Béatrice Dumont, « R&D publique, R&D privée et efficacité du processus d’innovation : quelles perspectives ? », Commissariat général du Plan, Les Cahiers, n° 10, août 2005 (p. 17). 172 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 la part du secteur privé. Compte tenu non seulement des contraintes budgétaires au sein de l’UE mais aussi des difficultés liées à l’identification et à la mise en place de conditions propices à l’innovation, l’écart se creuse alors vis-à-vis des Etats-Unis – en raison d’un retard accru de la part de pays européens dont la France – et se réduit vis-à-vis des pays émergents d’Asie tels que l’Inde et la Chine, qui bénéficient d’un net un effet de rattrapage à l’égard des pays actuellement les plus en pointe en matière scientifique et technologique. Des pays tels que l’Inde et la Chine, après avoir bénéficié de transferts technologiques de la part des industriels occidentaux, viennent concurrencer ces derniers jusque sur leurs marchés intérieurs, y compris dans les domaines de haute technologie. Ce déclin de l’effort de R & D est alors particulièrement prononcé pour les PME européennes et notamment françaises qui, face à des contraintes financières pressantes, sont nombreuses à considérer la R & D comme une variable d’ajustement. Ces PME se réfugient dans de précaires stratégies de survie à court/moyen terme, souvent avant de disparaître, faute d’avoir anticipé les problèmes de succession de leurs dirigeants respectifs. Ces PME sont soit liquidées, soit rachetées par des grands groupes dont les centres de décision – et notamment les laboratoires de R & D – se trouvent pour une bonne part à l’étranger. Le déficit des échanges de l’UE en produits de haute technologie se creuse fortement et les pays européens se trouvent fondamentalement engagés dans une spirale déclinante. H12 : Un rattrapage des performances américaines, en matière de recherche Ceci étant, il faut également tenir compte des problèmes auxquels les Etats-Unis se trouvent actuellement confrontés en matière scientifique et qui conduisent certains experts américains à craindre que leur pays ne perde son avance en la matière – notamment face à la Chine et à l’Europe –, en particulier dans la mesure où le nombre d’étudiants scientifiques tend à diminuer outre-Atlantique1. A cet égard, il apparaît que l’Europe est moins dépendante du capital humain extérieur pour sa recherche que les Etats-Unis, où une forte baisse des visas étudiants est intervenue ces dernières années (-22% pour la période 2001-2003). A la longue, si elle persiste, une telle tendance aurait des conséquences désastreuses sur la recherche américaine et pourrait aboutir à la fin du leadership des Etats-Unis, en la matière. Par suite, il ne faut pas négliger non plus l’hypothèse dans laquelle, d’ici 2020, la France (et, plus généralement, l’Europe) comble son retard dans le domaine scientifique et technique. Cette sorte de renaissance de la recherche en Europe nécessite que s’accroisse la part relative du secteur privé dans l’effort global de R & D. Elle suppose également que l’Europe et en particulier la France coopèrent plus étroitement avec des pays comme l’Inde – dans des secteurs tels que l’informatique et les biotechnologies – et parviennent à mieux valoriser les compétences scientifiques qu’elles sont capables d’attirer, d’accueillir et de retenir, face à la concurrence d’autres espaces de recherche. Le même regain d’attractivité permet aussi de faire bénéficier l’Europe – et notamment la France – de flux de chercheurs « rapatriés ». Dans cette perspective, de jeunes chercheurs ayant fait un doctorat à l’étranger et en particulier aux EtatsUnis parviennent, de retour dans leur pays d’origine, à y transformer la culture d’innovation des entreprises et organismes qui les emploient. H13 : Une amélioration d’ensemble mais assez marginale car trop indifférenciée Il ne faut pas négliger non plus l’hypothèse dans laquelle la « stratégie de Lisbonne » réussit relativement, à l’horizon 2020, tout du moins concernant l’effort global de R & D public et privé mais sans grand changement du côté du partage de cet effort entre le public et le privé. La réussite se révèle alors moindre en termes de résultats sur le plan de l’innovation. Cette situation découle d’une insuffisante prise en considération de certains facteurs spécifiques – d’ordre notamment institutionnel ou culturel – qui peuvent favoriser ou, au contraire, pénaliser l’innovation des entreprises. De façon liée, il n’est pas assez tenu compte des particularités respectives des différents pays membres. Ceci renvoie à l’idée que, toutes choses égales par ailleurs et notamment avec un même montant global de dépenses de R & D, un pays comme la France pourrait atteindre un niveau d’innovation sensiblement plus élevé en rééquilibrant ses dépenses de R & D en faveur du secteur privé. En d’autres termes, les effets attendus d’une augmentation des dépenses de R & D ne sauraient être que marginaux, s’ils ne s’accompagnent pas de mesures d’accompagnement propres à renforcer le rendement de cet effort de R & D sous l’angle de l’innovation. H14 : Un effort de R & D plus ciblé et passant par davantage de partenariat public/privé Enfin, par contraste, une dernière configuration plausible correspond à des efforts de R & D plus ciblés. Ces derniers sont alors davantage concentrés sur un assez petit nombre de secteurs ou domaines scientifiques et technologiques et ce, moins dans l’optique d’une politique industrielle telle qu’elle se pratiquait en 1 Un rapport du groupe d’experts de la Task Force on the Future of American Innovation. s’est fait l’écho de cette interrogation ; cf. Matthieu Quiret, « L’Amérique redoute le déclin de sa science », Les Échos, 28 février 2005 (p. 12). 173 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 France dans les années 1960 qu’à la façon des pays nordiques, via un système d’innovation propice au développement des compétences des salariés et des initiatives entrepreneuriales. L’effort consenti par les entreprises privées est permis non pas par un surcroît de subventions mais par davantage de partenariat public/privé, c’est-à-dire via l’essor d’une logique de partenariat et de synergies entre les pouvoirs publics et une multitudes de projets privés portés tant par de grands groupes que par des PME réactives et innovantes. En Europe et notamment en France, les autorités publiques font en sorte de mettre en place des systèmes d’innovation à la fois efficients et flexibles, capables d’accompagner les industriels dans le développement de compétences spécifiques et à forte intensité technologique. A l’instar de pays tels que la Suède et la Finlande, la France se spécialise dans un nombre relativement réduit de secteurs en croissance, tout en se désengageant de secteurs moins dynamiques. Dans la mesure où une telle évolution suppose des ajustements douloureux, elle doit nécessairement s’appuyer sur des mesures d’accompagnement et sur une politique consistant à renforcer la capacité d’adaptation et d’anticipation des personnels (apprentissage tout au long de la vie, etc.). Dans cette optique, du reste, il est a priori possible d’envisager une situation dans laquelle une relative modération des budgets publics alloués à la R & D, à la longue, inciterait les organismes publics de recherche et/ou d’enseignement supérieur à renforcer leurs efforts de valorisation et, au delà, à réorienter leurs efforts en matière de partenariat public/privé. Ceci anticipe toutefois sur la section qui suit. II. La place relative de la PI dans la diffusion et la valorisation de la recherche publique Sous l’angle de la propriété intellectuelle, la question ne porte pas seulement sur le poids relatif de la recherche publique car il concerne aussi la façon dont celle-là s’articule avec les besoins de la société et notamment avec ceux des entreprises. Il ne fait pas de doute que le cliché d’une recherche publique vivant en vase clos, dans sa tour d’ivoire, est, dans l’ensemble, très largement immérité. Il reste toutefois à savoir non seulement dans quelle mesure les chercheurs qui travaillent dans les universités et les organismes publics de recherche diffusent et valorisent suffisamment les résultats de leurs activités mais aussi en quoi la propriété intellectuelle constitue l’un des vecteurs effectifs de cette tâche de diffusion et de valorisation. Pour y voir plus clair, à ce sujet, il convient de se demander tout d’abord pourquoi il convient de protéger et de valoriser les résultats issus de la recherche publique, ce qui nécessite de replacer la cas français dans le contexte mondial. Ceci conduit ensuite à s’interroger sur ce que signifie vraiment la valorisation de la recherche publique et sur les choix qui en découlent. Pour les organismes concernés, il s’agit notamment de savoir comment articuler le souci d’une large diffusion des résultats de la recherche publique avec la nécessité de les valoriser, notamment via la propriété, qui implique des droits exclusifs. Ceci débouche sur une analyse des obstacles qui freinent de nos jours la valorisation de la recherche publique, en France, ce qui renvoie à des problèmes d’incitations, de capacité d’expertise, ainsi que d’attitude à l’égard de la propriété intellectuelle, de la part des chercheurs publics et des organismes qui les emploient. 1. Pourquoi et dans quelle mesure protéger et valoriser les résultats de la recherche publique ? Avant tout, il convient de souligner que, du fait de ses propriétés, le brevet est devenu, depuis une douzaine d’années, un important instrument des politiques publique de recherche et d’innovation. Ses avantages et inconvénients doivent être appréciés au regard des autres mécanismes existants pour stimuler la recherche et l’innovation : payer des chercheurs publics de type CNRS en attendant d’eux qu’ils mettent leurs inventions directement dans le domaine public ou bien faire bénéficier les entreprises de subventions ou d’aides diverses (crédits d’impôts, etc.), afin qu’elles inventent elles-mêmes. Par rapport à ces solutions alternatives, qui requièrent plus de savoir de la part de l’Etat et qui posent des problèmes d’équité en faisant payer le contribuable, le brevet est plus neutre, laisse aux entreprises plus de liberté pour commercialiser leurs inventions et ne fait payer que leurs utilisateurs. Ceci étant rappelé et de la part des organismes français de recherche publique, le recours croissant aux outils de la propriété intellectuelle renvoie non seulement à des besoins en matière de partenariat et à un souci d’indépendance mais aussi au fait lié que les organismes de nombreux pays comparables s’appuient eux-mêmes de plus en plus sur ces instruments. 174 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 a. Des besoins croissants en matière de protection et de valorisation A l’échelle mondiale, la situation contemporaine correspond au passage d’une logique d’innovation assez largement poussée par la science à une situation bien davantage tirée par le marché. Dans ce contexte, les laboratoires publics peuvent de moins en moins travailler isolément. Il leur faut de plus en plus s’allier à d’autres chercheurs publics ou à des opérateurs économiques privés, tandis que ces derniers sont eux aussi souvent demandeurs de coopération public-privé. Avant de se lancer dans ce type de partenariat, les industriels ont eux-mêmes besoin de la sécurité juridique offerte par les divers outils de la propriété intellectuelle : brevets, droits d’auteur, marques, etc. Ceci soulève ainsi des enjeux concernant la maîtrise des connaissances issues de la recherche publique, en particulier dans la mesure où, à défaut de précaution appropriée, le savoir en question risque d’être capté et exploité par des laboratoires non résidents, bien qu’il ait été financé essentiellement par les contribuables français. Or la propriété intellectuelle permet à un organisme public de recherche de ne pas être dépossédé du fruit de ses travaux par un concurrent, et donc de rester indépendant dans ses choix de recherche et de diffusion du savoir. Cette nécessité de protection étant rappelée, il reste à expliciter les raisons qui poussent à valoriser la propriété intellectuelle issue de la recherche publique. A ce sujet, il est clair que les laboratoires publics ont des comptes à rendre à la société car le citoyen attend de la recherche financée sur fonds publics qu’elle augmente le bien-être général par une création de savoir scientifique et technologique qui se traduit in fine par de nouveaux biens et services et qui répond à des besoins divers : santé publique, création de richesse et d’emploi, etc. Tel est justement l’objectif d’ensemble de la valorisation, qui consiste à mettre en place une articulation appropriée entre la création de savoir et l’innovation proprement dite, qui se traduit par une mise sur le marché. A cet égard, les droits de propriété intellectuelle jouent un rôle très précieux car ils permettent de préciser les conditions d’appropriation, sans lesquelles aucune entreprise n’accepte en général d’investir dans la mise en œuvre de telle ou telle technologie issue de la recherche publique. En ceci, concernant les résultats de la recherche publique, les notions de diffusion et de valorisation relèvent de deux logiques distinctes car, à la différence de la diffusion simple, qui peut s’effectuer notamment par le canal des publications scientifiques, la valorisation implique en effet une exploitation industrielle et/ou commerciale. Il est cependant important de considérer qu’il n’existe pas nécessairement d’antinomie entre les deux. La propriété intellectuelle peut en effet être considérée à la fois comme le vecteur d’une large diffusion du savoir – en particulier via le brevet, qui implique une divulgation des connaissances technologiques sous-jacentes – et comme un régulateur pour une mise en œuvre commerciale confiée à un nombre réduit d’exploitants. En tout cas, si une bonne valorisation suppose une bonne recherche – en amont –, la seule recherche ne saurait suffire. Ceci conduit à souligner une sorte de paradoxe, à l’échelle de plusieurs pays européens et de la France en particulier, à avoir l’existence d’un décalage global une position internationale relativement bonne en matière de recherche et une position plus décevante en matière de développement industriel et commercial. D’autres pays échappent à ce type de paradoxe, en misant fortement sur la valorisation de la recherche publique. b. Un enjeu politique désormais reconnu dans un grand nombre de pays Ceci est surtout le cas aux Etats-Unis où, en particulier depuis le Bayh-Dole Act de 1980, les pouvoirs publics incitent fortement les universités et les laboratoires publics à protéger et valoriser, par la propriété intellectuelle – et notamment via les brevets – les résultats de leurs recherches, alors qu’auparavant, l’Etat détenait lui-même les droits sur les ressources intellectuelles qu’il avait financé. La mise en place de ce dispositif repose sur l’idée qu’afin de disséminer et mettre en œuvre ces résultats, il est efficace d’en faire une activité lucrative. Ceci étant, le principal but visé a été de faciliter l’utilisation de ces résultats par des entreprises, par le biais de contrats de cession de licence. Le fait que certaines desdites universités aient utilisé ce nouveau dispositif comme source de financement est en fait moins le but de cette réforme que le contrecoup de la baisse des financements publics qui a, à la même époque, affecté ces universités américaines1. Au vu des études disponibles, du reste, l’orientation prise depuis ce Bayh-Dole Act se révèle ambivalente. Certes, elle peut être créditée d’indéniables succès, en particulier sur le plan de la création d’entreprise, par essaimage. Il lui est cependant reproché parfois de stimuler moins la recherche fondamentale potentiellement porteuse de larges développements que la recherche orientée vers un certain type d’applications marchandes. Certains experts y voient ainsi le signe d’une dérive au détriment de l’intérêt général, estimant que cette tendance correspond surtout à une appropriation privative des 1 Voir Claeys (A.), Les conséquences des modes d’appropriation du vivant sur les plans économique, juridique et éthique, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, rapport n° 1487 de l’Assemblée nationale et n° 235 du Sénat, mars 2004 (p. 89-90). 175 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 résultats d’une recherche qui a au contraire vocation à constituer un fond commun, au bénéfice du plus grand nombre et, avant tout, au service des avancées ultérieures d’une science ouverte (open science)1. Cette crainte est alimentée par le fait que la recherche à orientation marchande peut dans certains cas entrer en conflit avec les missions des chercheurs publics. A cet égard, il est symptomatique qu’aux EtatsUnis, des organismes tels que les National Institutes of Health (NIH) aient en février 2005 édicté une charte très stricte pour limiter les conflits d’intérêt potentiels entre leurs chercheurs et les entreprises privées avec lesquels ils peuvent coopérer2. Quoi qu’il en soit, des initiatives comparables au Bayh-Dole act ont depuis lors été prises dans la plupart des autres pays de l’OCDE. Au Japon, une législation similaire a ainsi été instituée, afin de donner aux universités la possibilité de gérer elles-mêmes leur propriété intellectuelle ; il en a découlé, là aussi, une forte augmentation des créations d’entreprises par essaimage à partir des résultats des travaux de recherche universitaires3. Au Royaume-Uni, les lois de propriété intellectuelle régissant la recherche universitaire ont également été assez largement calquées sur le Bayh-Dole act ; dans ce cadre, les recettes de licence de l’Université de Cambridge se sont situées à 2,2 millions £ sur la période 2003/044. En Allemagne, de même, un programme d’action lancé en mars 2001 par le gouvernement fédéral a visé à accélérer la mise sur le marché des inventions issues des organismes publics de recherche et notamment des universités ; il a conduit à renforcer les dépôts de brevets de la part de ces institutions, qui s’y trouvent incitées à organiser elles-mêmes des cellules de valorisation5. La France s’est elle aussi engagée dans cette direction, surtout dans le prolongement de la loi du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche, dont l’objectif a été de multiplier les échanges entre la recherche publique et le monde des entreprises. Depuis lors, une série de mesures ont permis de mettre en œuvre cette orientation (voir l’encadré 35, ci-dessous) et le président du Sénat a qualifié la valorisation de la recherche de « véritable priorité politique en Europe »6. Malgré ces avancées et cette prise de conscience politique, la situation française demeure marquée par une grande diversité de pratiques en matière de valorisation, de la part des organismes concernés et le tableau d’ensemble reste marqué par de sérieuses insuffisances au plan international, notamment du côté des universités, de même que dans des domaines tels que les nanotechnologies (voir l’encadré 35, ci-dessous). Encadré 35 : Propriété intellectuelle et valorisation des résultats de la recherche publique en France : un diagnostic encore en demi teintes, malgré les mesures récentes L’action menée par les autorités nationales et notamment le ministère délégué à la Recherche En France, depuis la loi du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche, les autorités nationales ont mené une série d’actions visant à renforcer l’usage de la propriété intellectuelle comme outil de valorisation des résultats de la recherche publique. Les principales de ces mesures sont les suivantes. Ladite loi de 1999 a notamment conduit à mettre en place des services d’activités industrielles et commerciales (SAIC) au sein de certaines universités. En juin 2001, le ministère en charge de la Recherche a recommandé aux organismes publics d’enseignement supérieur et de recherche d’élaborer des chartes de la propriété intellectuelle. En 2003, le plan Innovation lancé conjointement par les ministères délégués à l’Industrie et à la Recherche a notamment visé à capitaliser sur les cellules de valorisation, en professionnalisant ces structures (en particulier en améliorant le fonctionnement des SAIC et en augmentant leur nombre) et en mieux les articulant entre elles. Il a également eu pour objectif de reconnaître les efforts faits par les chercheurs en matière de valorisation, via l’élaboration d’une « charte d’évaluation » diffusée à tous les organismes publics de recherche. Enfin, des mesures ont été prises pour inciter les chercheurs à déposer des brevets, à travers une système de prime (25 % au moment 1 Cf. Nelson, R. « The Market Economy, and the Scientific Commons », Research policy, vol. 33, 2004, p. 455-471. Cf. le site Internet de la NIH à « Conflict of Interest Information and Resources » (http://www.nih.gov/about/ethics_COI.htm). 3 Cf. l’article de Sergio Arzeni (directeur du Centre de l’OCDE pour l’entreprenariat, les PME et le développement local), « Europe des PME : la leçon américaine », La Tribune, 13 juin 2006. 4 Cf. l’analyse de David Secher (directeur des services de recherche à l’Université de Cambridge/Royaume-Uni), dans OECD, Intellectual property as an economic asset: Key issues in valuation and exploitation, EPO/OECD/BMWA conference summary report, Paris, 2005 (p. 17 et p. 25). 5 De la part du ministère fédéral de l'Education et de la Recherche (BMBF), le programme de soutien aux agences de valorisation des brevets (PVA : Patent-Verwertungs-Agentur) mises en place a été doté d’un budget de 22,3 Mio. d'euros sur une période de 2 ans et demi (jusqu’à la fin 2003). Pour pérenniser ce dispositif, le BMBF a ensuite débloqué un budget de 28 Mio. d'euros, sur la période 2004-2006. 6 Voir l’article de C. Poncelet « Parce que nous voulons que vive notre recherche », Les Echos, 8 février 2005. 2 176 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 - du dépôt et 75 % à la signature d’une licence) et via une campagne nationale de sensibilisation destinée aux chercheurs, notamment pour intégrer le dépôt de brevets parmi les critères de reconnaissance de leur activité1. Au premier semestre 2006, l’opération nationale « 100 000 cahiers de laboratoire » a été lancée, à l’initiative du ministère délégué à la Recherche et en collaboration avec l’INPI et le réseau CURIE2, afin de faciliter la traçabilité des travaux scientifiques réalisés par les laboratoires publics à travers un outil harmonisé : le cahier de laboratoire national. Cet outil permet d’obtenir des preuves d’antériorité très importantes en particulier dans le cadre de relations avec les Etats-Unis, où prévaut le droit du premier inventeur et non, comme en Europe et au Japon, le droit du premier déposant. Des attitudes contrastées selon le profil des organismes de recherche3 De la part des établissements concernés, les pratiques demeurent toutefois fort contrastées, ce qui s’explique en partie par le caractère relativement récent des mesures qui viennent d’être rappelées. - Un contraste assez net entre, d’une part, les universités et, d’autre part, les EPST et les EPIC Au sein des universités, tout d’abord, la visibilité de la valorisation souffre notamment du fait que les critères les plus couramment retenus – à savoir le nombre de brevets et les revenus qui en découlent – sont largement inadaptés au domaine des sciences humaines et sociales4. Ceci contribue à expliquer que, par rapport aux établissements d’enseignement supérieur, la situation apparaisse dans l’ensemble comme meilleure dans les EPST (CNRS, INRA, INRIA, INSERM, etc.) et dans les EPIC (CEA, IFREMER, ONERA, etc.), même si ceux-là présentent de forts contrastes sur ce plan, notamment du fait de leurs caractéristiques respectives (taille, champs disciplinaires, missions, positionnement sur la recherche fondamentale ou sur le recherche finalisée, etc.). - Le cas de l’INRA Dans la charte de propriété intellectuelle qu’il a publié en 20035, l’INRA recommande en particulier de limiter le recours aux « brevets de produits » et d’éviter les brevets trop larges, c’est-à-dire avec des revendications excessives et donc susceptibles de menacer de bloquer la circulation des connaissances, sachant que ce risque existe surtout dans le cas des séquences génétiques. Concernant les variétés végétales6, cet institut défend le système du certificat d’obtention végétale (COV). Pour lui, en outre, la marque constitue parfois une protection d’appoint, en particulier lorsque l’innovation concernée fait l’objet de dépenses de publicité ou encore pour consolider tel ou tel savoir-faire secret. - Les cas du CEA et du CNRS Le CEA (énergie atomique), qui s’occupe traditionnellement de recherche finalisée, mise bien davantage sur le brevet. Ceci contribue largement à expliquer pourquoi le CEA se trouve à la tête du principal portefeuille de brevets de la recherche publique française (3 041 brevets, au 31 décembre 2001), devant le CNRS (2 228 brevets en stock), bien que le premier ait une taille nettement moindre que le second. Il faut aussi rappeler que près de 30 % des activités du CNRS sont consacrées aux sciences humaines et sociales, c’est-à-dire à des domaines qui, par nature, débouchent assez rarement sur des brevets. - Les cas de l’INSERM et de l’INRIA Pareillement, le fait que l’INSERM (santé et recherche médicale) dépose beaucoup plus de brevets que l’INRIA (recherche en informatique et en automatique) renvoie non seulement au fait qu’il emploie plus de cinq fois plus de personnel mais aussi au fait que ces deux organismes se distinguent nettement l’un de l’autre tant par leur rôle en termes de valorisation que par leurs objets de recherche respectifs. L’INRIA se consacre en effet principalement aux logiciels, un domaine dans lequel l’application des critères habituels de brevetabilité demeure controversée, en Europe. Entre l’INRIA et un autre organisme tel que le CNRS, les différences de classement en matière de brevets renvoient aussi au fait que le premier a adopté une position plus en faveur des licences d’accès libre, y voyant un vecteur privilégié en termes de diffusion du savoir et de valorisation. Des retards globalement persistants, au plan international : l’exemple des nanotechnologies L’idée selon laquelle la France peine encore à valoriser suffisamment son potentiel de recherche publique est corroborée par le cabinet de consultants new-yorkais Lux Research, dans une étude comparative relative à 14 pays, concernant le domaine des nanotechnologies. Il en ressort qu’en la matière, la France ferait, avec le Royaume-Uni, partie des pays plutôt bien positionnés dans le domaine de la recherche mais décevants sur le plan de la valorisation. Cette étude insiste sur l’idée qu’en termes économiques, le potentiel de découverte scientifique et d’invention n’est désormais pas plus important que la capacité à rentabiliser ce potentiel, à travers des investissements industriels et commerciaux permettant de le transformer en de nouveaux procédés et de nouveaux produits7. 1 Cf. Ministère délégué à la recherche et aux nouvelles technologies, Protection et valorisation des résultats de la recherche publique, septembre 2003 (http://www.recherche.gouv.fr/campagne/brevet/brochure.pdf). 2 Le réseau CURIE est une association (loi 1901) qui regroupe la plupart des services de valorisation des universités françaises et des organismes publics de recherche. 3 Ce passage s’appuie en grande partie sur le rapport suivant : OST [dir.], Rapport sur les indicateurs relatifs à la propriété intellectuelle dans les organismes de recherche publique et dans les établissements d'enseignement supérieur, dans le cadre du dispositif de production coopérative d'indicateurs inter-institutionnels, novembre 2003. 4 Cf. Sénat, La valorisation de la recherche dans les universités – Une ambition nécessaire, rapport d’information fait par Philippe Adnot, au nom de la Commission des Finances, n° 341, mai 2006 (p. 7 et p. 49). 5 Cf. le site de l’INRA (http://www.inra.fr/presentation-inra/propintell.pdf). 6 Ceci renvoie en partie au fait que l’INRA fait partie du consortium « Génoplante », qui regroupe différents acteurs publics et privés et a mis en place une politique originale de propriété intellectuelle. 7 Cf. Lux Research, Ranking the Nations: Nanotech's Shifting Global Leaders, octobre 2005 ; http://www.nanotechnology.com/news/?id=7513 ; http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/30698.htm. 177 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 2. Les choix induits par une approche stratégique de la valorisation a. Qu’implique la valorisation de la recherche publique, au regard du critère de rentabilité ? Concernant la recherche publique, au-delà de ces indications générales, il reste à préciser ce que recouvre et implique vraiment la notion de valorisation, qui reste souvent ambiguë. A ce propos, comme le montre l’encadré 35 ci-dessus, l’analyse des choix de valorisation nécessite au préalable une réflexion sur les missions des organismes publics de recherche et/ou d’enseignement supérieur considérés. Au delà, il faut éviter le mélange des genres : la valorisation ne doit pas être menée de la même façon par des entreprises privées et par des organismes publics de recherche car le rôle premier de ces derniers ne consiste évidemment pas à faire des affaires, en développant des produits à visée commerciale. Ceci implique tout d’abord que, pour les laboratoires publics, la valorisation ne saurait consister à n’effectuer des recherches que là où les recettes financières semblent prometteuses. En d’autres termes, les orientations de la recherche publique ne doivent pas être déterminées en fonction de critères de valorisation. Ceci revient à accepter que la recherche (publique) présente un caractère aléatoire : elle peut déboucher sur des innovations – c’est-à-dire des avancées susceptibles de trouver un marché – mais pas nécessairement. Ceci signifie ensuite que, contrairement aux entreprises, les laboratoires publics de recherche ne poursuivent pas fondamentalement un objectif de rentabilité micro-économique. Certes, le montant des recettes perçues n’est pas négligeable, pour se doter de moyens de fonctionnement suffisants. En outre, compte tenu du budget réduit dont disposent les cellules universitaires de valorisation pour effectuer des dépôts de brevets, celles-ci ont souvent tendance à limiter ces dépôts à des brevets dont elles pensent pouvoir tirer certains résultats financiers. Il serait pourtant absurde qu’une cellule de valorisation refuse à une équipe de chercheurs de protéger par un brevet une invention qui le mérite, en prétextant qu’il leur faudrait d’abord trouver des clients. Même aux Etats-Unis, du reste, la plupart des cellules de valorisation sont déficitaires, alors qu’une minorité s’autofinancent à peu près et que seules quelques unes rapportent énormément1. Dans ce contexte, la valorisation vise en principe surtout à transférer les résultats aux utilisateurs potentiels. En ce sens, la valeur des recettes importe moins que le nombre de licences ou de contrats, qui révèle l’existence de partenariats ou de débouchés. Pour l’organisme concerné, il s’agit tant d’assurer la préservation et la circulation du savoir que de se doter d’un bon positionnement scientifique et technologique, afin d’être attractif vis-à-vis des entreprises ou d’autres organismes publics. b. Publier, maintenir le secret, breveter, accorder des licences… : quels choix cardinaux ? Pour la structure de valorisation d’un organismes public de recherche, dans cette perspective, une véritable approche stratégique doit aussi permettre de répondre à des questions telles que non seulement « faut-il breveter ? » mais aussi « faut-il publier ? », « combien de temps garder le secret ? » ou encore « dans quel projet inscrire ces décisions ? ». Eu égard à la mission de diffusion des connaissances, il faut souligner que le choix de breveter une invention ne fait en général que différer la publication des résultats de 18 mois mais ne l’empêche pas. Le vrai choix est plutôt entre publier et différer la publication pour déposer un brevet. De ce fait, il n’est pas pertinent d’opposer le fait d’opter pour le brevet au fait de publier, pas plus qu’il n’existe fondamentalement d’antagonisme entre la diffusion du savoir et la valorisation des résultats de la recherche. A cet égard, du reste, la principale fonction du brevet ne consiste pas seulement à encourager directement à produire de nouvelles connaissances et vise au moins autant à inciter les inventeurs à divulguer leurs connaissances2. Est-ce à dire que la principale alternative n’est pas entre breveter et divulguer par une publication mais plutôt entre breveter et ne pas divulguer du tout, c’est-à-dire garder le secret ? Cette idée doit, elle aussi, être nuancée car il existe toujours une période de secret entre l’obtention des résultats et la décision quant à leur utilisation. Ceci étant, si le choix a été fait de protéger par le secret, il est vrai que la publication n’est pas possible ou bien, le cas échéant, seulement sur quelques éléments. La mission de diffusion des connaissances est alors partiellement mise entre parenthèse, du fait de ce choix du secret, mais il peut alors y avoir malgré tout une valorisation (et une diffusion sélective) des technologies, à travers la cession 1 « Ainsi il est courant de dire que sur 100 brevets, un rapporte plus qu’il ne coûte, 70 ‘’coûte’’ et le reste équilibre le coût avec les revenus » (Sénat, La valorisation de la recherche dans les universités – Une ambition nécessaire, rapport d’information fait par Philippe Adnot, au nom de la Commission des Finances, n° 341, mai 2006, p. 31). 2 « The standard justification for the patent system is that it provides an incentive for innovation […]. But that is a simplification. The initial intention was in fact to make inventions available to the public as well. » (Kenneth Cukier, « A market for ideas – A survey of patent and technology », dossier spécial dans The Economist, 22 octobre 2005 ; ici, p. 6). 178 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 d’une licence de savoir-faire secret à un industriel1. Une autre idée à combattre consiste à penser que breveter constitue un objectif en soi, alors qu’un brevet en lui-même n’a pas de valeur intrinsèque, indépendamment de la manière dont il est susceptible d’être utilisé. Par suite, une véritable stratégie de valorisation ne saurait se limiter au dépôt de brevet et doit aussi porter sur l’exploitation des brevets, en aval, notamment à travers la cession de licence. Tout ceci dépend cependant assez largement des domaines considérés. Dans un domaine comme celui du médicament, par exemple, opter pour une publication risque de dissuader les investisseurs et le fait de breveter telle ou telle molécule apparaît en général indispensable pour protéger des investissements très lourds et pour déboucher sur l’innovation technologique, en clarifiant ses conditions d’appropriation. Pour les logiciels, dont la durée de vie est en général assez courte, le brevet n’est, par contre, pas forcément le plus adapté ; le droit d’auteur et les droits dérivés sont souvent plus utilisés dans ce cas, ainsi que pour la création de bases de données, notamment dans le domaine des biotechnologies, qui engendre beaucoup de données à organiser et à protéger. De façon générale, le dépôt de brevet ne constitue donc que l’un des multiples canaux à travers lesquels la recherche publique contribue à l’innovation en transférant ses connaissances vers l’industrie, parmi lesquels figurent aussi les contrats de recherche conjointe, les échanges de savoir-faire, la création d’entreprise, la mobilité des personnels, etc. Certains de ces canaux peuvent être considérés comme des objectifs complémentaires à la propriété intellectuelle, voire comme des objectifs en soi, indépendamment de la propriété intellectuelle2. Or, par rapport aux pays comparables, la recherche publique est en France plutôt déficiente pour la création d’entreprise (cas des biotechnologies ou des nanotechnologies) et la mobilité des personnels. Ces points étant précisés, la question se pose aussi de savoir – pour ainsi dire – où commence la notion de valorisation, dans la phase qui précède l’obtention des résultats de la recherche publique. Or, dans la pratique actuelle de certains organismes publics de recherche, la valorisation est trop souvent comprise comme correspondant seulement aux décisions à prendre concernant ces résultats, une fois que ces derniers sont obtenus. Faute d’avoir anticipé les problèmes éventuels suffisamment en amont, ces organismes se trouvent par suite fragilisés dans leurs négociations avec les entreprises privées et en sont souvent conduits à signer des contrats ambigus et qui, de ce fait, finissent après coup par jouer plutôt à leur détriment et ne profitent guère qu’aux partenaires privés. Pour l’organisme de recherche publique, en effet, il se révèle souvent difficile de négocier la phase de valorisation (au sens étroit) des résultats de la recherche, dans la mesure où la tendance générale consiste à convenir que, le moment venu, les parties se mettront d’accord sur la valorisation, alors qu’après coup, dans les faits, plus les résultats obtenus sont importants et plus l’accord est difficile à obtenir. Certes, il serait sans doute exagéré de prétendre que, concernant les recherches menées en partenariat, les contrats font déjà partie de la valorisation car ils font assurément référence à une phase située en amont de la valorisation proprement dite. Ceci étant, il est important de souligner que cet amont conditionne souvent la valorisation au sens étroit, en aval, et que les structures de valorisation ont tout à gagner à y songer suffisamment tôt, lors de la rédaction des contrats de recherche. 3. Les obstacles à la valorisation de la recherche publique Dans la recherche publique française, la pratique de la valorisation demeure cependant fort imparfaite. Ceci tient tout d’abord au fait qu’en général, les cellules créées à cet effet l’ont été de façon très récente. a. La persistance d’obstacles multiples, notamment au sein des universités Ceci vaut en particulier pour les universités, qui n’ont vraiment commencé à systématiser leurs pratiques en matière de valorisation qu’à partir de la loi du 12 juillet 1999, en particulier à travers la création de services d’activités industrielles et commerciales (SAIC), pour certaines d’entre elles. Par rapport à leurs homologues américains, les structures universitaires de valorisation sont en général caractérisées en 1 Ce cas de figure concerne par exemple la majorité des contrats de licence signés par un organisme tel que l’INRA. Ce dernier recommande d’en limiter l’usage aux technologies de process non protégeables par la voie du brevet (http://www.inra.fr/presentation-inra/propintell.pdf). 2 Ceci est le cas pour la mobilité des chercheurs, selon la source suivante, qui se fonde sur un rapport de la Commission européenne : John Adams, « The Etan report ‘strategic dimensions of intellectual property in the context of S & T policy’ », Technology, Innovation and Society, vol. 16, n° 1, printemps 2000, p. 16-17 (http://www.foundation.org.uk/pdf17/TIS0001Spring.pdf). 179 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 France par une très grande lourdeur ; il leur manque encore souvent l’aptitude à favoriser avec agilité la coopération public/privé et la circulation du savoir. Il faut aussi mentionner un problème de balkanisation et de réflexe autonomiste : de trop nombreuses universités tiennent à avoir chacune leur propre cellule de valorisation, sans disposer pour autant de la masse critique nécessaire. Actuellement, certes, certains organismes publics de recherche affichent ensemble une politique de coopération et de coordination autour d’une sorte de noyau commun mais malgré tout poursuivent chacun de leur côté des objectifs qui leur sont propre, avec des partenaires différents, ce qui pose d’importants problèmes de gestion. En la matière, certes, comme l’explique une étude récente de l’OCDE, la centralisation comporte des inconvénients – dans la mesure où elle implique une moindre proximité vis-à-vis des scientifiques et laboratoires concernés – mais elle permet de réaliser des économies d’échelle1. En outre, un certain degré de centralisation a aussi l’avantage de mettre en avant l’intérêt général, en évitant la concurrence entre différentes cellules de valorisation et en surmontant les cloisonnements disciplinaires qui existent fréquemment à l’intérieur des universités. En Allemagne, en tout cas, les structures de valorisation ont bien davantage mutualisé leurs ressources2. En pratique, il semble aussi que le dégré de professionnalisme des cellules de valorisation dépende assez fortement de la taille des universités considérées. Or, dans les universités ou dans certains organismes publics de recherche, le personnel chargé de la valorisation ne dispose souvent pas lui-même de la formation requise en matière notamment de brevet. Les compétences en valorisation y constituent en effet une ressource assez rare ; en la matière, les personnes parvenues à acquérir un certain niveau de professionnalisation finissent le plus souvent par être recrutées par des cabinets de conseil en propriété intellectuelle. Il en découle qu’un inventeur universitaire qui a trouvé un partenaire industriel doit parfois attendre de longs mois avant de savoir qui peut disposer des droits sur le brevet de l’invention considérée. En France, ceci étant, les cellules universitaires de valorisation souffrent en général moins d’un manque de professionnalisme que d’un défaut de gouvernance. Trop souvent, en effet, elles sont intégrées dans un cadre administratif pesant et trop déconnectées des directeurs de laboratoires et des chercheurs eux-mêmes, de sorte qu’il leur manque un véritable pilotage stratégique de la valorisation. De façon liée, elles souffrent en général d’un manque de moyens humains et financiers, y compris celles des établissements les mieux dotés sur ce plan, dont les universités de Paris VI, Louis Pasteur à Strasbourg, Lyon I et Rennes I. Une situation similaire se retrouve dans un pays tel que l’Espagne, où les cellules universitaires de valorisation sont souvent réduites à un salarié et demi en équivalent temps plein et se bornent trop à des tâches purement administratives (écriture des contrats de licence, etc.). Un autre important problème concerne la disposition d’esprit des chercheurs, qui perçoivent encore souvent mal le rôle de la propriété intellectuelle ; nombre d’entre eux pensent ainsi que le brevet s’oppose à la diffusion. Certes, alors qu’il y a une vingtaine d’années encore, les chercheurs étaient majoritairement hostiles à l’égard de la valorisation, leur attitude est en général devenue plus positive et plus coopérative. Un gros effort de sensibilisation demeure toutefois à produire, afin d’informer les chercheurs et, in fine, pour les impliquer personnellement, en les associant étroitement avec l’équipe de valorisation. b. Problèmes d’incitation (gestion des carrières, primes) et de titularité des droits En France, des problèmes liés renvoient à des questions d’incitation. Tout d’abord, la formation à la recherche est relativement peu valorisée dans le déroulement des carrières en entreprise, contrairement à un pays comme l’Allemagne, où le titre de docteur est bien mieux considéré. Le fait que le savoir accumulé par les chercheurs – notamment sur la base de financement publics – soit ainsi insuffisamment reconnu et pris en compte par les employeurs du secteur privé participe lui aussi d’un défaut de valorisation de la recherche publique – au sens large –, eu égard aux problèmes de mobilité professionnelle. Ensuite, concernant cette fois les chercheurs qui font carrière dans le secteur public, il demeure en général plus important pour eux d’être reconnus comme les premiers à avoir publié que comme les premiers inventeurs. En effet, les chercheurs restent essentiellement évalués sur la base de leur liste de publications. Dans la gestion de la recherche, il subsiste ainsi globalement un hiatus entre, d’un côté, un discours affiché en 1 Cf. la page 12 de l’executive summary de l’étude suivante : OECD (2003), Turning Science into Business: Patenting and Licensing at Public Research Organisations, Paris (http://www1.oecd.org/publications/e-book/9203021E.PDF). 2 Outre-Rhin, la situation est en particulier caractérisée par l’existence d’« Alliance pour la Technologie » (TechnologieAllianz), qui a été créée en 1994 par huit organismes allemands de recherche et de technologie, afin de faciliter la coopération de leurs structures de valorisation. Actuellement, les 26 membres de cette association représentent plus de 200 institutions de recherche employant plus de 100.000 scientifiques et dont la vaste gamme des résultats de recherche est ainsi rendue accessible aux entreprises. Cf. le communiqué de presse de Technologie Allianz en date du 21 novembre 2005 (http://www.technologieallianz.de). 180 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 faveur de la valorisation de la recherche et, de l’autre, une pratique dans laquelle la carrière des chercheurs ne tient guère compte de la valorisation par la propriété intellectuelle. Certes, les pratiques demeurent toutefois très contrastées, selon les organismes concernés. D’une part, il est systématiquement tenu compte d’indicateurs relatifs à la propriété intellectuelle dans l’évaluation des chercheurs au sein d’organismes tels que l’INRA, l’INSERM ou l’INRIA. Il y existe des formulaires d’évaluation où sont mentionnés notamment le nombre des brevets déposés, les éventuelles licences cédées et redevances perçues, le fait que tel logiciel soit utilisé par telle grande société ou encore ait été téléchargé tant de fois, etc. D’autre part, ceci est beaucoup moins souvent le cas au CNRS ou bien à l’université, où la promotion se fait encore beaucoup à l’ancienneté. En outre, et ceci vaut sans doute pour l’ensemble des organismes considérés ici, chaque conseil scientifique recourt à ses propres pratiques en la matière. Or, alors qu’il existe, pour les publications, des barèmes harmonisés permettant de les hiérarchiser selon le prestige des revues concernées, il n’existe rien de tel pour les brevets. Il est dommage que les organismes concernés ne se soient pas (encore) mis d’accord pour définir une classification et des critères pertinents pour apprécier la qualité et la valeur des brevets. Il s’agirait notamment de pouvoir distinguer entre, d’une part, des brevets solides, de grande portée et correspondant à des véritables innovations et, d’autre part, le produit de simples manipulations de laboratoire, ce qui permettrait d’affirmer que les premiers ont autant de poids que des publications dans les revues scientifiques les plus prestigieuses. Dès lors que les entreprises savent le faire, de leur côté, des modèles d’évaluation similaires pourraient être appliqués dans les organismes publics de recherche. Pour l’instant, les incitations existantes portent surtout sur le plan financier. Or l’application de ces règles d’intéressement pose tout d’abord de sérieux problèmes de désignation des inventeurs. Trop souvent, en effet, les contrats sont réduits au minimum et ne précisent pas suffisamment qui est le titulaire des droits. Pour les brevets, l’un des problèmes émergents concerne la titularité des droits vis-à-vis de certains types d’étudiants (stagiaires, doctorants non allocataires, etc.), auxquels reviennent les droits, lorsqu’aucun contrat de cession n’a été signé avec l’établissement d’accueil. En la matière, les dispositions en vigueur relatives aux créations de salariés ne conviennent guère et ces problèmes de titularité contribuent également souvent à limiter l’insertion des doctorants et des docteurs dans l’entreprise. En outre, et depuis un décret du 13 février 2001, la recherche publique a mis en place un principe d’intéressement des inventeurs à hauteur de 50 % des revenus nets, jusqu’à un certain pallier (de l’ordre de 60 000 euros) et, au-delà, de 25 %. Auparavant, un taux unique de 25 % prévalait depuis 1996. La règle actuelle, qui concerne tant le brevet que d’autres aspects de la propriété intellectuelle (COV, logiciel, savoir-faire, etc.) suscite des réserves quant à son ampleur. Avec ce taux de 50 %, sachant que, dans les autres pays comparables, la part des redevances versée à l’inventeur est en général plutôt d’un tiers1 (le reste allant pour moitié au laboratoire et à l’établissement concerné), la France se situe actuellement parmi les pays les plus favorables aux inventeurs. Une harmonisation sur ce plan serait en tout cas souhaitable au plan interne car, en France, ces dispositions ne valent que pour les chercheurs de droit public. Par suite, elles ne s’appliquent ni aux sociétés privées, ni aux établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) tels que le CEA, ni à des fondations telles que l’institut Curie, ni encore à d’autres catégories d’inventeurs potentiels non statutaires tels que les étudiants stagiaires. Ces différences sont porteuses de tensions, surtout pour les recherches menées en collaboration entre des chercheurs de statuts divers. Ces tensions, ces problèmes de titularité des droits et ces difficultés de valorisation se posent par exemple lorsqu’un chercheur du CNRS se trouve en détachement dans un laboratoire de l’INSERM, abrité dans un site de l’institut Pasteur et avec un financement de l’institut Curie. 4. Les hypothèses d’évolution retenues H21 : La PI comme vecteur prédominant pour la diffusion et la valorisation d’une recherche publique surtout orientée en fonction d’intérêts industriels et marchands A quinze ans, une première configuration correspond à une logique d’innovation principalement tirée par le marché, avec une recherche fondamentale orientée surtout vers un certain type d’applications marchandes. La propriété intellectuelle est alors conçue comme le principal moyen de diffusion et de valorisation, en partie en combinaison avec d’autres canaux (création d’entreprise, mobilité des personnels, etc.). Dans le contexte des réformes budgétaires déjà programmées, les universités sont conduites à gérer leurs ressources de façon plus stricte. Ceci incite les laboratoires à faire preuve d’un degré croissant d’autonomie 1 « Ce régime est plus intéressant que dans d’autres pays. En effet, en Allemagne, ce taux est de 30 %, aux Etats-Unis de 28,3 %, en Israël de 40 % » (Sénat, La valorisation de la recherche dans les universités – Une ambition nécessaire, rapport d’information fait par Philippe Adnot, au nom de la Commission des Finances, n° 341, mai 2006. 181 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 et à nouer de plus en plus de contrats avec des entreprises, sur la base de la propriété intellectuelle. Les organismes publics de recherche s’organisent cependant pour mutualiser leurs ressources en matière de valorisation et cette orientation peut aller jusqu’à une centralisation de la valorisation, au sein d’une structure unique pour l’ensemble des organismes d’enseignement supérieur et de recherche. Un gros effort de sensibilisation à la propriété intellectuelle est produit en direction des chercheurs publics. La propriété intellectuelle joue un rôle majeur voire prédominant dans l’évaluation des chercheurs publics. Ceux-ci sont principalement incités sur la base d’un intéressement financier. Dans le total des revenus nets, la part relative qui leur revient est aussi élevée en France – voire plus élevée – que dans les pays comparables. Cette part relative n’y est pas harmonisée pour des chercheurs de statut différents (chercheurs de droit public/sociétés privées/établissements publics industriels et commerciaux/fondations/inventeurs non statutaires tels que les étudiants stagiaires). Par suite, les chercheurs publics deviennent assez largement obnubilés par la propriété intellectuelle. De fortes tensions se font jour entre eux et leurs partenaires, surtout pour les recherches menées en collaboration avec des chercheurs de statuts divers. La propriété intellectuelle corrige en partie les différences salariales existant entre le secteur public et le secteur privé car l’Etat est de plus en plus soucieux d’attirer ou retenir des « cerveaux » pour ses propres services, dans le contexte d’une concurrence accrue entre le public et le privé, pour le recrutement de personnel qualifié1. L’idéal du chercheur se trouve désormais moins dans la « science ouverte » et dans l’intérêt général que dans l’application industrielle et marchande et les revenus qui peuvent en découler. H22 : La PI comme facteur marginal pour la diffusion et la valorisation de la recherche publique (statu quo, voire régression) Dans un deuxième cas de figure, la logique d’innovation est au contraire surtout poussée par la science, et la recherche fondamentale se conçoit comme ayant vocation à susciter de larges développements, sans trop se soucier de questions d’appropriation. Les organismes de recherche ne réfléchissent guère à leurs missions d’intérêt général et, en tout cas, n’y intègrent guère les questions de diffusion et valorisation et ne coordonnent pas leurs actions en la matière. Cette hypothèse renvoie aussi à la situation actuelle de « balkanisation », dans laquelle un même organisme peut avoir plusieurs cellules de valorisation ; l’INSERM, qui en a actuellement deux, pourrait demain en avoir trois ou plus, dans cette perspective. Pour l’essentiel, la diffusion des résultats de la recherche publique continue de se faire sans guère recourir à la propriété intellectuelle, par la mise dans le domaine public et en particulier à travers des canaux traditionnels tels que la publication. La propriété intellectuelle continue de ne pas faire partie des indicateurs pour l’évaluation des chercheurs publics. Ceux-ci la perçoivent de façon essentiellement négative, estimant en particulier que le brevet s’oppose à la diffusion. Ils ne sont guère intéressés financièrement à l’exploitation que les entreprises privées font des résultats de leurs recherches. En ce sens, cette configuration correspond globalement au statu quo, voire à une régression, à certains égards. H23 : La PI à sa juste place, parmi d’autres vecteurs de diffusion et de valorisation de la recherche publique Une troisième configuration, enfin, suppose que les organismes publics de recherche aient bien réfléchi à leurs missions d’intérêt général, dont la valorisation fait partie de droit et dans les faits. Au service de ces missions, ils mènent des stratégies raisonnées d’utilisation de la propriété intellectuelle et, en la matière, disposent des moyens financiers et humains appropriés. La propriété intellectuelle est alors conçue comme un moyen de diffusion et de valorisation parmi d’autres (contrats de recherche conjointe, échanges de savoir-faire, création d’entreprise, mobilité des personnels, etc.). Les organismes publics de recherche mutualisent véritablement leurs ressources en matière de valorisation, sans aller jusqu’à la logique de forte centralisation évoquée dans le premier cas de figure (H21) mais malgré tout en réduisant les coûts liés à l’état actuel de forte dispersion des structures en la matière. Ils concilient ainsi proximité et centralisation, à travers une gestion intégrée, en adoptant un mode d’organisation comparable à celui des grandes entreprises, avec un service central de valorisation/propriété intellectuelle et des correspondants locaux ; ceci est déjà le cas de nos jours avec les chargés de mission aux relations industrielles (CMI), dans le cas du CNRS. Par ailleurs, un gros effort de sensibilisation des chercheurs publics a été produit ; ces derniers perçoivent la propriété intellectuelle de façon plus positive. Les chercheurs publics sont évalués sur la base de critères combinant de façon 1 Il est même possible d’envisager une variante de cette hypothèse, dans laquelle les chercheurs ne font plus guère partie de la fonction publique. 182 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 équilibrée publications, titres de propriété intellectuelle et contrats. Les chercheurs publics diversifient en conséquence les canaux à travers lesquels ils transmettent ou diffusent les résultats de leurs travaux. III. Les conditions d’accès à la recherche financée sur fonds publics Une question connexe à celle de la valorisation et de la diffusion des résultats de la recherche publique porte sur la manière dont les résultats de la recherche financée sur fonds publics sont rendus accessibles à des tiers. En tout rigueur, les chercheurs bénéficiaires de ces fonds publics peuvent a priori être tout aussi bien des chercheurs du secteur public que des chercheurs travaillant dans des entreprises privées ; par commodité de langage, il est toutefois pratique de ne faire référence qu’aux laboratoires publics, tout en gardant en tête les acteurs privés en question. Concernant les résultats de la recherche publique ainsi définie au sens large, ceci conduit à préciser les conditions d’appropriation et le choix des protections éventuelles. Il s’agit en particulier de savoir dans quel cas et dans quelle mesure il est possible et souhaitable que les chercheurs et organismes publics mettent les produits de leurs travaux dans le domaine public, les rendent accessibles sous licence gratuite ou en restreignent plus fortement l’accès. Selon les différentes cas de figure envisageables a priori, il est en effet pensable que cet accès soit plus ou moins ouvert, plus ou moins onéreux et plus ou moins encadré par les pouvoirs publics. A ce sujet, l’analyse montre que le débat demeure très ouvert et que les pratiques observées de par le monde font preuve d’une grande diversité. 1. Les principaux problèmes soulevés : quel degré d’ouverture et quel coût, pour l’utilisateur ? a. Première grande question : le degré d’ouverture de l’accès Avant tout, le débat porte sur la question de savoir en quoi et dans quels cas les fruits de la recherche financée sur fonds publics peuvent faire l’objet d’une appropriation privée. En première analyse, ces résultats peuvent sembler devoir être mis à la disposition de tous, dans la mesure où la mission première de la recherche publique consiste à engendrer des connaissances scientifiques nouvelles et à les transmettre à divers échelons de la société et notamment auprès des pairs, des étudiants, des entreprises et du grand public. Ceci étant, mettre systématiquement les résultats de la recherche publique dans le domaine public se révèle sous-optimal car n’incite pas à l’innovation et conduit ainsi à une sous-utilisation des connaissances produites1. Cette question est notamment rendue plus complexe par la nécessité d’éviter que les résultats de la recherche soient captés de façon illégitime et par la logique de valorisation de la recherche2. Elle rappelle en partie celle déjà évoquée concernant la valorisation, en ce sens qu’il s’agit notamment de savoir quand et jusqu’à quel point breveter les résultats de la recherche financée sur fonds publics. En effet, s’il est considéré que ces résultats ne peuvent donner lieu à une appropriation privée, alors il ne convient pas de les protéger par le brevet. De toute façon, certes, tout n’est pas brevetable et certains de ces résultats relèvent plutôt d’un savoir difficilement protégeable par ce type de moyen formel. Au delà, cette discussion rejoint aussi le débat actuel sur l’avenir de la recherche, où s’est manifesté l’existence d’un désaccord profond sur la question de savoir si la recherche publique doit faire seulement de la recherche fondamentale ou bien doit se préoccuper aussi de recherche plus finalisée, plus appliquée, à proximité de la sphère des entreprises. En effet, autant il est clair que les résultats de la recherche fondamentale peuvent dans de très nombreux cas circuler sans brevets, autant il est probable que les résultats d’une recherche plus proche des applications doivent être bien plus souvent protégés par la propriété intellectuelle et notamment les brevets, y compris dans un organisme tel que le CNRS. b. Deuxième grande question : le coût de l’accès et son orientation géographique Il s’agit ensuite de savoir dans quelles conditions financières doit s’effectuer l’accès aux résultats de la recherche publique. Quel doit en être le coût pour l’utilisateur ? Cet accès doit-il être régulé moyennant des licences de montant modéré ? En outre, comment gérer l’éventuel problème de cloisonnement national, sachant qu’en France, les principaux destinataires des résultats de la recherche publique sont a priori les entreprises françaises ? Le problème est que, et même si les fonds publics évoqués ici sont principalement 1 Cf. OECD (2003), Turning Science into Business – Patenting and licensing at Public Research Organisations, Paris (executive summary, p. 9). 2 Voir la section précédente (« La place relative de la PI dans la diffusion et la valorisation de la recherche publique »). 183 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 des fonds nationaux – compte tenu notamment de la dimension encore relativement limitée des financements européens –, l’utilisation de ces fonds déborde en partie des frontières nationales, s’étend dans d’autres pays européens et même bien au delà. Faut-il – et, si oui, dans quelle mesure – raisonner en termes de retour sur investissement à l’échelle des nations ? Il s’agit là d’une interrogation d’autant moins vaine qu’en France, le contexte budgétaire général de limitation des crédits nationaux alloués aux établissements d’enseignement et de recherche conduit ceux là à être de plus en plus attentifs aux divers moyens qui s’offrent à eux de couvrir une partie de leurs dépenses sur le plan à la fois des investissements et des rémunérations, afin de pouvoir attirer ou retenir des chercheurs de bon niveau. Le sujet touche ainsi également les chercheurs eux-mêmes, même si ces derniers sont en général motivés au moins autant par des considérations autres que financières : reconnaissance par les pairs, avancée de la science, etc. 2. Les pratiques observées et les changements envisagés de par le monde En réponse à ces questions, les pratiques en vigueur sont fort diverses d’un pays à l’autre et même au sein d’un pays donné, même si la tendance générale souligne l’importance croissante prise par la question du contrôle des résultats de la recherche financée sur fonds publics et bien qu’apparaisse une tendance à codifier et diffiser un certain nombre de « bonnes pratiques », notamment au plan international. a. Une tendance générale : l’importance croissante prise par la question du contrôle des résultats En ce qui concerne tout d’abord l’attitude des chercheurs eux-mêmes, il est vrai qu’un chercheur – notamment en France – tend spontanément plutôt à privilégier la publication de ses résultats plutôt que la restriction de l’accès via certains outils de propriété intellectuelle. Dans cette perspective, certains chercheurs choisissent délibérément de mettre le produit de leurs travaux sinon dans le domaine public, du moins d’en accorder l’accès sous licence gratuite, ce qui n’a donc rien à voir avec d’éventuelles dispositions qui imposeraient auxdits chercheurs de renoncer à leurs droits patrimoniaux pour la raison qu’ils sont financés sur fonds publics. Il faut cependant rappeler qu’en France, un chercheur du secteur public n’est pas libre de divulguer son invention à sa guise : la décision concernant l’éventuelle appropriation et la protection appropriée appartient à l’institution qui l’emploie. En Allemagne, il en a longtemps été autrement car les universités n’ont traditionnellement pas eu la possibilité juridique de déposer elles-mêmes des brevets, alors que les professeurs allemands pouvaient déposer des brevets en leur nom propre ou bien vendre leurs droits de propriété intellectuelle à des entreprises1. Ce système du « privilège des professeurs » (Hochschullehrerprivileg) a toutefois été aboli en février 20022. En Suède, il existe toujours mais la question de son abrogation est actuellement soulevée. Dans le cas de l’Allemagne, cette suppression a visé à permettre aux universités de se doter des infrastructures nécessaires en matière de cession de licence et de transferts technologiques. Les Etats-Unis ont connu une évolution similaire depuis l’introduction du Bayh-Dole act de 19803, qui a attribué aux universités et aux chercheurs la propriété de leurs inventions, même lorsqu’il s’agit de recherche financée sur fonds publics. Par ce biais, les pouvoirs publics y ont incité fortement les chercheurs des universités et des laboratoires publics à davantage valoriser les résultats de leurs recherches, notamment via les brevets et des accords de licence plus ou moins exclusifs. b. Une grande diversité de pratiques et de recommandations, au plan mondial Dans les faits et y compris au sein d’un même pays tels que les Etats-Unis, les possibilités d’accès à ces résultats sont toutefois accordées de façon plus ou moins plus restrictive et à un prix plus ou moins élevé. Dans certains cas – comme par exemple à l’université de Stanford –, les licences sont accordées de façon non exclusive et à bas prix, afin de favoriser une large diffusion. En matière de génie génétique, le fameux brevet accordé à H. Boyer et S. Cohen en 1978 a ainsi rapporté des dizaines de millions de $ à cette université, après avoir été accordé sous licence non exclusive et à un prix relativement faible. Dans le cas des National Institutes of Health (NIH), de même, la majorité des licences accordées le sont à titre non exclusif et vis-à-vis de PME. Dans d’autres cas, les pratiques semblent cependant plus restrictives, par exemple concernant le transfert de matériel biologique à des tiers, en raison de la signature de certains 1 Cf. Meyer-Krahmer, F., Schmoch, U., « Science-based technologies: university-industry interactions in four fields », Research Policy, vol. 27, n° 8, 1998, p. 835-851 (ici : p. 837). 2 Cf. Bundesministerium für Bildung und Forschung [dir.] (2003), Zur technologischen Leistungsfähigkeit Deutschlands 2002, rapport effectué sous la coordination de l’ISI, l’IWW et le NIW, Bonn, février (p. 152). 3 Voir, dans la section précédente, le point 1. (« Pourquoi et dans quelle mesure protéger et valoriser les résultats de la recherche publique ? »). 184 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 « accords de transfert de matériel » (MTA : material transfer agreement). Par ailleurs, il semble qu’outreAtlantique, les universités tendent à attaquer en justice les entreprises qui utilisent leurs brevets sans leur accord. Concernant l’accès aux résultats de la recherche financée sur fonds publics, un certain nombre de stratégies ou de dispositifs ont été adoptés ou proposés, notamment afin de faciliter les échanges en amont et pour favoriser ensuite les processus de développement, en aval, comme dans le cas des bibliothèques de molécules du CNRS. Dans cette perspective, certains organismes publics impliqués dans le domaine du vivant – tels que l’INRA ou le CIRAD, en France – oeuvrent en faveur de dispositifs de type « panier de brevet » (patent pool) ou « chambre de compensation » (clearing house). Comme ceci est par ailleurs le cas dans l’industrie de l’électronique grand public1, lesdites communautés de brevet (patent pool) visent à améliorer la diffusion des résultats produits. Quant aux centres d’échange de brevets (clearing houses) évoquées, il s’agit là aussi, pour ainsi dire, de clubs de « gestion collective »2 de la propriété intellectuelle ; ce type de solution est en particulier déjà pratiqué aux Etats-Unis, via les trente universités réunies au sein de l’université de Californie, qui font ainsi en sorte de gérer en commun leurs informations et de définir des règles communes pour éviter de trop larges exclusivités et pour peser davantage face à des grands groupes tels que Monsanto ou DuPont3. Dans une perspective similaire, plusieurs tentatives ont été lancées depuis quelques années, à l’initiative de divers pays, institutions publiques ou organisations non gouvernementales, afin de promouvoir certaines règles ou d’encadrer les stratégies suivies par les différents organismes publics de recherche (encadré 36, ci-dessous). Il pourrait en découler la codification progressive de principes généraux visant à (ré)concilier les besoins de valorisation avec la nécessité de maintenir une science ouverte. Encadré 36 : Diverses initiatives récentes visant à maintenir le caractère ouvert de la science, face aux besoins de valorisation de la recherche Ces derniers temps, diverses initiatives ont proposé un certain nombre de ré-aménagements visant à préserver le caractère ouvert de la science, notamment face aux besoins de valorisation de la recherche. Il y a quelques années, à l’instigation de la Commission européenne, un rapport est notamment parvenu à la conclusion que la propriété des résultats – de même que la responsabilité de leur exploitation – issus de la recherche financée sur fonds publics devrait en principe être conférées à l’organisme qui mène la recherche, sous réserve de certaines restrictions de base. En particulier, le propriétaire de ces résultats devrait soit les exploiter lui-même, soit accorder à leur propos des licences requérant que le licencié les utilise de son côté avant un certain délai. En outre, celui qui se voit attribuer des droits exclusifs, via une licence, sur des résultats issus de la recherche financée sur fonds publics, ne devrait pas s’en servir pour bloquer d’autres recherches financées sur fonds publics4. Outre-Manche, le rapport Keeping science open publié par la Royal Society en 2003 est allé dans ce sens5. Outre-Rhin, en 2004, la société Max Planck a obtenu du gouvernement fédéral 6,1 millions d’euros pour son projet eSciDoc, qui vise à garantir le libre accès aux travaux publiés par ses quelque 80 instituts. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’une initiative globale de diffusion des résultats de la recherche financée sur fonds publics6. Dans le domaine des initiatives les plus radicales, il faut aussi mentionner qu’un projet de traité international a été soumis à l'OMS en 2004 – avec le soutien de plusieurs ONG et de différents représentants du monde politique, scientifique et associatif – qui, entre autres propositions, réclame que soit interdite la brevetabilité des résultats de la recherche médicale financée sur fonds publics7, afin de faciliter l’accès des pays pauvres aux médicaments ; selon ce projet, les pays signataires devraient de la sorte pouvoir accéder à ces résultats librement et moyennant 1 Sur l’utilisation des patent pools par les entreprises, dans ce type de secteur, voir la sous-section 2 (« Le rôle de la PI dans la logique d’innovation en réseau »), dans la section II du chapitre précédent. 2 Dans ce contexte, cette expression est due à Trommetter, M., « Evolutions de la R&D dans les biotechnologies végétales et de la propriété intellectuelle », in : Frison-Roche, M.-A. [dir.], Droit et économie de la propriété intellectuelle, LGDJ, Paris, 2005, p. 319-337. 3 Outre l’article mentionné de M. Trommetter, ce paragraphe et le précédent se fondent principalement sur Claeys (A.), Les conséquences des modes d’appropriation du vivant sur les plans économique, juridique et éthique, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, rapport n° 1487 de l’Assemblée nationale et n° 235 du Sénat, mars 2004 (p. 17, 79, 81-84). 4 Cf. John Adams, « The Etan report ‘strategic dimensions of intellectual property in the context of S & T policy’ », Technology, Innovation and Society, vol. 16, n° 1, printemps 2000, p. 16-17 (http://www.foundation.org.uk/pdf17/TIS0001Spring.pdf). 5 The Royal Society, Keeping science open: the effects of intellectual property policy on the conduct of science, Londres, avril 2003 (www.royalsoc.ac.uk/). 6 Cf. « Germany adds its plank to the open-access platform », Nature, (431), 7011, 21 octobre 2004, p. 890. 7 Voir l’article paru sous le titre « Un traité international pour sortir la recherche du système des brevets » dans L’Humanité, le 13 octobre 2004 (http://www.humanite.presse.fr/journal/2004-10-13/2004-10-13-405325). 185 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 - un coût proportionné à leur niveau de développement. Il faut aussi signaler que, dans un registre proche, un projet de traité sur « l’accès aux connaissances » a été soumis à l'OMPI en 20051. Plus récemment encore et cette fois au sein de l’OCDE, une initiative lancée par les Néerlandais a produit des lignes directrices (guidelines) sur l’accès aux résultats de la recherche financée sur fonds publics, dans le domaine du génie génétique2. 3. Les hypothèses d’évolution retenues H31 : Un accès quasiment libre à la recherche financée sur fonds publics : un risque de perte de contrôle sur l’utilisation des résultats En France, au nom de principes (éthiques) d’ordres divers, les laboratoires public adoptent une politique très libérale, au sens d’une action visant essentiellement à alimenter le domaine public, quitte à voir les résultats de leurs recherche être appropriés par des tiers et donc quitte à perdre le contrôle sur l’utilisation de leurs résultats. Dans cette éventualité, qui relève moins du modèle de la « science ouverte » que d’une logique d’abandon, les fonds publics accordés par des instances nationales et financés par les contribuables résidents tendent à profiter largement à des entreprises étrangères, européennes ou non. Au plan international, certes, le projet de traité visant à interdire la brevetabilité des résultats de la recherche financée sur fonds publics finit par aboutir, concernant le domaine des médicaments3. Les organismes publics français de recherche se trouvent malgré tout défavorisés par rapport à leurs homologues d’autres pays et notamment des Etats-Unis, qui poursuivent une politique globalement plus restrictive, sur ce plan. Dans ce contexte, les résultats de la recherche publics sont quelque peu sous-utilisés en France, au regard de leur potentialités. Même si cette hypothèse d’évolution peut être considérée comme peu probable à l’échelle du monde entier, elle peut être considérée comme une sorte d’évolution « au fil de l’eau », à l’échelle de la France, par accentuation de certaines tendances latentes dans l’Hexagone et dans certains autres pays européens. H32 : Des conditions d’accès subordonnées à une logique de retour sur investissement, en particulier à l’échelle nationale Après la tendance à la libéralisation des pratiques observée pendant les années 1990, le mouvement s’inverse et tend au contraire à favoriser une diffusion assez ciblée des résultats de la recherche financée sur fonds publics. Les organismes publics de recherche et d’enseignement supérieur se trouvent fortement incités à protéger le plus possible les résultats de leur recherche. Par suite, ils accordent une nette priorité à la protection de la propriété intellectuelle, en particulier en misant sur le brevet. Les instances publiques s’orientent alors vers une logique de retour sur investissement à l’échelle nationale, afin de tirer des revenus des résultats de la recherche publique. Dans une optique de maximisation des revenus, le nombre des destinataires de ces résultats n’est toutefois pas forcément réduit et, de façon liée, les licences exclusives ne constituent pas ici la seule option. H33 : Une PI utilisée avec discernement, de façon à concilier le maintien d’une science ouverte avec les nécessités de la valorisation La propriété intellectuelle est utilisée avec discernement, de façon à ménager un bon équilibre entre, d’un côté, les besoins de diffusion et de valorisation des résultats de la recherche et, de l’autre, avec la nécessité de maintenir une science suffisamment ouverte. De la part des organismes publics, le recours à la propriété intellectuelle est alors motivé moins par le souci de toucher des revenus directs par la cession de licences que par le besoin d’afficher des résultats, dans une logique de crédibilité et de positionnement vis-à-vis d’autres laboratoires concurrents ou bien vis-à-vis de tel ou tel partenaire industriel ou financier. L’éventuel retour sur investissement de la recherche publique se trouve désormais géré au minimum à l’échelle européenne, tant les chercheurs du secteur public sont enclins à une logique d’ouverture. En France, des organismes publics de recherche ont défini des règles concernant leurs liens avec les entreprises, en particulier sous l’angle de l’accès aux résultats de la recherche et notamment pour que certains principes prévalent parfois sur la seule logique du retour sur investissement. Des programmes européens contribuent eux-mêmes à favoriser l’adoption de ce type de principes, ainsi que les échanges de bonnes pratiques, sur ce plan, entre les différents laboratoires. A l’échelle de certains domaines de connaissance ou de certaines technologies, de même, des dispositifs tels que les paniers de brevet (patent pool) ou les centres 1 Cf. le texte suivant : Treaty on access to knowledge, daté du 9 mai 2005 (http://www.cptech.org/a2k/consolidatedtext-may9.pdf). Ces deux projets de traité sont notamment mentionnés par Philippe Aigrain, Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l'information et à la propriété intellectuelle, C & F Éditions, 2005 ; http://cfeditions.com/pidev/chapitres/aigrain.html#n2). 2 Cf. OCDE, Lignes directrices relatives aux licences sur les inventions génétiques, Paris, 2006. 3 Voir, ci-dessus, l’encadré 36. 186 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 d’échange de brevets (clearing houses) sont généralisés à l’échelle non seulement de la France mais aussi de l’Europe, ce qui permet d’atteindre la taille critique nécessaire dans les domaines en question. IV. Le statut et l’ampleur de l’exception de recherche et d’enseignement Mise à part la question de l’accès aux résultats de la recherche financée sur fond publics, qui concerne l’aval de la recherche et surtout le point de vue de l’utilisateur extérieur au monde de la recherche, il convient de s’interroger aussi sur la question symétrique, cette fois à travers le regard du chercheur ou de l’enseignant et en amont, en considérant le savoir comme un intrant (input) nécessaire aux activités de recherche ou d’enseignement. Renvoyant à la notion d’exception (ou exemption) d’enseignement et de recherche, cette interrogation porte sur les conditions dans lesquelles les chercheurs et/ou enseignants du privé comme du public, pour leurs besoins pédagogiques et de recherche, peuvent accéder librement au savoir breveté et, plus largement, aux connaissances protégées par la propriété intellectuelle. En la matière, il s’agit de la sorte non seulement des dispositions légales mais aussi de leur mise en œuvre car si cette exception est en général considérée comme fondamentale par les experts et les utilisateurs de la propriété intellectuelle, peu de gens savent précisément ce qu’elle recouvre, comment elle est vraiment utilisée et quels sont les difficultés qui s’y rapportent. Ceci conduit à montrer que des dispositions distinctes et des problèmes spécifiques correspondent aux questions de recherche (notamment en matière de brevet) et aux questions d’enseignement (surtout concernant le droit d’auteur), avec des cas de jurisprudence ou des litiges potentiels concernant principalement les domaines du médicament et du logiciel. En outre, il importe de préciser si l’exemption de recherche, dans les cas où elle s’applique, vaut de la même manière pour les laboratoires publics et les laboratoires privés. Avant d’y venir, des éléments de comparaison internationale permettent de se faire une première idée de cette problématique et des contrastes observés à ce sujet entre les principaux pays industriels. 1. Les dispositions en vigueur en France et à l’étranger : contrastées et évolutives a. La situation en France, aux termes de la loi et de la jurisprudence En France, et indépendamment d’autres types d’exceptions spécifiques au domaine du droit d’auteur et des droits voisins1, l’article L. 613-5b du code de la propriété intellectuelle classe parmi les dérogations les « actes accomplis à titre expérimental qui portent sur l’objet de l’invention brevetée ». Sur cette base, la jurisprudence a été plutôt restrictive : elle s’applique à l’« usage privé » et exclut les utilisations à « but commercial », même si cette notion de but commercial n’est pas bien définie dans le droit français. Dans l’esprit de la loi, il est supposé qu’il n’y a pas de but commercial, puisqu’il y a expérimentation ; en tout cas, dès qu’il y a but commercial, l’idée d’expérimentation s’y trouve exclue. Dans la pratique, cette exception ne débouche malgré tout que sur peu de problèmes de nos jours, notamment dès lors qu’il s’agit d’améliorer une invention brevetée afin d’en tirer un nouveau procédé, une nouvelle application ou une nouvelle formulation. Lesdites améliorations sont elles-mêmes brevetables et, in fine, cette exception d’expérimentation n’entraîne dans l’ensemble guère d’impacts sur la recherche. Dans notre pays, en outre, d’autres aspects spécifiques concernent le cas des médicaments. Il s’agit tout d’abord d’un amendement du code de la santé publique, qui a introduit en décembre 2003 une disposition similaire à celle qui existe déjà Outre-Atlantique et qui autorise à déposer un dossier d’autorisation de mise sur le marché (AMM) d’un médicament générique avant l’expiration du brevet protégeant le médicament original (princeps). Certes, il subsiste de nos jours une incertitude concernant les études et essais préalables à l’obtention d’une AMM : doivent-ils être considérés comme contrefaisants ou non ? La transposition de la directive européenne 2004/27/CE, qui vise à harmoniser les différentes pratiques en matière de médicaments à usage humain, devrait toutefois régler ce problème, en considérant que la réalisation de ces études cliniques n’est pas contraire au droit de la propriété intellectuelle2. En l’espèce, il ne s’agit donc pas, à proprement parler, d’une exception de recherche mais d’une exception 1 Voir ci-avant, le point 3 de la section IV (« Le champ et la nature de la propriété littéraire et artistique en Europe ») du chapitre 2. 2 Cf. les analyses présentées par A. Gallochat dans le cadre de la conférence organisée à Madrid, les 18-19 mai 2006 sur le thème « Research use of patented inventions », par le conseil national espagnol de la recherche scientifique (CSIC), l’office espagnol des brevets et des marques (OEPM) et l’OCDE, avec l’appui de l’OEB (http://www.oecd.org/dataoecd/20/10/36815974.pdf). 187 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 d’expérimentation en vue de la mise sur le marché, pour la préparation d’un dossier d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Cette servitude nouvelle peut être assimilée à une licence obligatoire pour des objectifs de santé publique. Il s’agit clairement d’une exception supplémentaire. En effet, préparer un dossier d’AMM simplifié ne vise pas à des fins de recherche mais à réaliser des essais concernant tel médicament breveté et dont le brevet s’approche de son terme, afin de pouvoir commercialiser dès que ledit médicament devient générique. A l’origine, il s’agit en fait d’une disposition qui remonte au 19e siècle, qui existe encore un peu dans l’homéopathie et qui vise à préserver l’art du pharmacien et le secret du médecin. b. La situation à l’étranger, notamment dans les autres principaux pays de la Triade A l’étranger, la situation est caractérisée par une grande diversité, selon les pays considérés. De manière générale, la jurisprudence se limite essentiellement au domaine pharmaceutique et ne permet pas toujours de délimiter clairement l’étendue effective de l’exception de recherche. Dans des pays tels que l’Espagne (et la France), les dispositions concernant l’« usage privé » correspondent à l’idée qu’il n’est pas possible de contrôler cet usage, alors qu’en Allemagne et dans les pays nordiques, elles sont justifiées par l’idée que la sphère privée ne doit pas être violée. A cet égard, il faudrait ainsi distinguer la propriété industrielle de la propriété littéraire et artistique car, dans ce dernier domaine, l’approche allemande et nordique renvoie ainsi à l’idée que des libertés publiques sont en jeu. Concernant le système des brevets, en tout cas, la diversité des situations observées entre les différents pays européens explique que les fabricants de médicaments génériques adoptent des stratégies très différentes selon les pays. Au total, malgré tout, l’exception de recherche se révèle être largement établie en Europe – au point qu’elle s’applique même parfois à des activités de recherche effectuées à but commercial – et au Japon mais beaucoup moins nettement aux Etats-Unis (encadré 37). Encadré 37 : Le champ d’application de l’exception de recherche en Europe, aux Etats-Unis et au Japon : une grande diversité de situations - Le cas de l’Allemagne En Allemagne, l’article de la loi est fondamentalement le même qu’en France mais le champ de l’exemption de recherche est interprété de façon plus large, dans le domaine pharmaceutique. Au vu de la jurisprudence, il inclut ainsi non seulement non seulement les dossiers d’AMM pour les médicaments génériques mais aussi le développement de nouveaux médicaments via la mise au point de nouvelles indications pour des substances déjà brevetées. Il y est considéré que ce qui prime est le souci de tester la viabilité et le potentiel de ce développement, indépendamment du fait que ce dernier poursuit un objectif commercial ou non. - Le cas du Royaume-Uni Au Royaume-Uni, la section 60-5 du Patent Act comporte deux dispositions jugées en principe indépendantes l’une de l’autre avec, d’un côté, les cas d’expérimentation privée et sans but lucratif, et, de l’autre, les cas d’expérimentation relatifs à l’invention couverte par le brevet (« for experimental purposes relating to the subject matter of the invention »). Par conséquent, le critère de l’objectif non lucratif n’y constitue pas le seul repère. Dans la première disposition, un autre point important concerne le fait que l’expérimentation soit menée à titre privé. - Le cas du Japon Au Japon, le régime d’exception bénéficie à trois types d’expériences, aux termes de la loi. Dans le premier cas, il s’agit du lien avec le système d’opposition : un tiers doit pouvoir accéder au contenu du brevet pour en mettre la validité à l’épreuve et pouvoir éventuellement y faire opposition. Dans le deuxième cas, il s’agit de pouvoir faire fonctionner l’invention brevetée, notamment avant de signer des accords de licence avec l’ayant-droit. Dans le troisième cas, enfin, il s’agit de développer et d’améliorer l’invention brevetée (section 69-1 de la loi japonaise). - Le cas des Etats-Unis Aux Etats-Unis, par contraste, le champ d’application de l’exception de recherche se révèle nettement plus réduit qu’en Europe ou qu’au Japon. L’exception n’y est couverte par une loi que dans le domaine pharmaceutique, ce qui permet aux producteurs de médicaments génériques d’y obtenir la bio-équivalence avant que les brevets couvrant les médicaments princeps n’arrivent à leur terme. Les autres domaines y sont régis par la jurisprudence. Depuis le 19e siècle, la jurisprudence permet aux chercheurs de ne pas tomber sous le coup de la contrefaçon lorsqu’ils utilisent des inventions protégées par la propriété intellectuelle, tout du moins dans la mesure où il s’agit de buts d’ordre « philosophique », c’est-à-dire pour satisfaire une curiosité d’ordre scientifique et sans but lucratif. Cette situation peut être illustrée par le cas d’une technique d’analyse biologique. Concernant des récepteurs cellulaires relatifs à une prédisposition au cancer du sein (BCR), le chercheur est autorisé à faire de la recherche sur le procédé protégé luimême (pour vérifier si le procédé est conforme, si telle ou telle convention est appliquée, etc.) ou bien dans le cadre de recherches qui ne portent pas sur l’objet même du brevet (en l’espèce un test de prédisposition au cancer du sein), par exemple pour des besoins de recherche en bactériologie (en développant ce procédé lui-même plutôt qu’en achetant tel kit ou réactif du commerce, etc.). Un changement important a cependant marqué la jurisprudence, en 2002, lorsqu’une décision de la Court of Appeal of the Federal Circuit (CAFC) a restreint le champ de cette exception, à savoir l’affaire Duke University versus Madey. Ceci renvoie cependant à la situation spécifique des Etats-Unis, où les universités et organismes publics de recherche misent de plus en plus sur la propriété intellectuelle et sur la commercialisation de leurs résultats, y compris en accordant des licences sur leurs outils de recherche (research tools). Ils tendent par conséquent à être de plus en plus à être considérés comme des concurrents des entreprises privées. Ce 188 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 problème se pose surtout lorsque l’objet protégé consiste en un outil de recherche. A ce sujet – et ce débat va au delà de la seule exception de recherche –, la question posée est aussi celle de la position à adopter au sujet de ce qu’il est convenu d’appeler les « infrastructures essentielles »1. Or ce type de problème pourrait à l’avenir devenir de plus en plus fréquent. 2. Interprétation : une exception cruciale et pourtant exposée à certaines menaces Bien que l’exception de recherche doive être interprétée, de façon paradoxale, comme faisant partie intégrante du système de la propriété intellectuelle et notamment du brevet, elle est susceptible d’être battue en brèche dans un avenir proche, notamment si certaines menaces venues d’outre-Atlantique devaient se confirmer et gagner l’Europe. a. Une exception paradoxalement consubstantielle à la logique même du brevet Même si les éléments de comparaison international qui viennent d’être présentés restent sans doute quelque peu ambigus, ils font ressortir qu’au fond, l’élément central de l’exception de recherche n’a pas forcément à voir avec la question de l’exploitation commerciale ou de l’usage privé. En effet, il faut souligner que l’exception d’expérimentation ne tient guère à des considérations économiques. Par contre, elle est fondamentale dans la philosophie même du brevet – qui rejoint ainsi celle du contrat social –, qui impose comme contrepartie de l’octroi du brevet la diffusion du savoir, c’est-à-dire rend possible d’accéder intellectuellement à l’invention considérée. Or cet accès implique que l’utilisateur puisse valider la teneur de ladite invention, y compris via l’expérimentation. Il s’agit donc là d’un point structurant, dans la logique même du brevet, même s’il s’agit bien, au sens strict, d’une exception. En effet, analyser le contenu du brevet et faire l’expérimentation qui s’y rapporte peut permettre d’identifier d’éventuelles imperfections et, in fine, de trouver une solution alternative en dehors du brevet donné, à sa périphérie2. Par ce biais, le système du brevet constitue potentiellement un précieux catalyseur ou accélérateur de l’innovation. Ceci découle bien de ce que le brevet conduit à réserver l’exploitation économique de la connaissance et non la connaissance elle-même : déposer un brevet revient à poser une sorte d’acte de connaissance mais n’implique pas nécessairement d’aller au delà, dans un périmètre réservé. Ceci conduit aussi à souligner qu’il ne faut pas se focaliser sur le statut de l’utilisateur : l’exemption de recherche est destinée non seulement aux laboratoires publics de recherche mais aussi aux entreprises privées. Si l’exemption de recherche est ainsi, paradoxalement, consubstantielle au brevet, elle doit sans aucun doute rester l’exception et donc être traitée de façon stricte car aller trop au delà de l’exception à titre expérimental risque de mettre en péril le système du brevet dans son ensemble. En ce sens, il ne saurait être question d’élargir inconsidérément cette exception et les vrais enjeux portent sur la manière de la consolider. En France, dans les faits, la jurisprudence ne comporte que de très rares cas connus de litiges dans lesquels cette exception n’a pas été reconnue par les tribunaux, en l’espèce concernant le secteur pharmaceutique. Ceci revient à dire que, concernant la recherche publique, il n’y a en fait guère eu de problème réel en la matière, tout du moins en France et jusqu’à présent. b. Une exemption de recherche malgré tout susceptible de régresser, du fait de certaines menaces Il ne faudrait cependant pas en conclure que l’exception de recherche ne menace pas de poser de sérieux problèmes à l’avenir. Ceci vaut en particulier dans le domaine des biotechnologies, où il est possible d’opposer schématiquement deux grandes conceptions de cette exemption. Selon la première, qui vaut dans l’ensemble pour un pays comme la France, un chercheur mène les recherches qu’ils souhaite dans son propre laboratoire, tant qu’il n’y a pas de valorisation commerciale. Selon la seconde, qui s’applique généralement aux pays anglo-saxons et à des pays du nord de l’Europe (dont les Pays-Bas), le chercheur n’a guère que le droit de vérifier dans son laboratoire que l’invention fonctionne. Dans ce second cas de figure, si le chercheur souhaite réaliser des recherches à partir des informations tirées du brevet, il doit alors obtenir une licence de recherche de la part du détenteur et cette licence de recherche est alors d’autant plus indispensable que le laboratoire travaille en partenariat avec un industriel. Cette question 1 A ce sujet, voir en particulier l’affaire IMS Health Services, qui est évoquée ci-avant, dans la section VI (« Les liens entre la propriété intellectuelle et la politique de concurrence ») du chapitre 2. Un problème similaire se pose aujourd’hui pour l’ensemble des droits de propriété intellectuelle relatifs à la norme de compression MPEG. 2 Le problème devient alors un problème de relation d’invention à invention mais un dépôt de brevet sur une innovation dépendante ne constitue pas un acte de contrefaçon. Par contre, le simple fait de déposer une marque peut constituer un acte de contrefaçon vis-à-vis d’une autre marque. 189 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 contient un véritable enjeu, surtout à terme, d’autant que les grands programmes de génomique engendrent et continueront d’engendrer de nombreux outils de recherche1. Certes, au delà de cette opposition schématique, la réalité des faits est évidemment plus subtile car, même en France, il existe une différence entre, d’un côté, un organisme tel que l’INRA, qui fait de l’exemption de recherche une interprétation large et, de l’autre, un organisme tel que le CNRS, qui semble en faire une interprétation plus restrictive. Au sein du monde anglo-saxon, comme vu précédemment, il existe également des différences, en particulier entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Même dans ce dernier pays, en outre, la situation n’est pas stabilisée mais évolutive. En 2002, le cas évoqué Duke University versus Madey y a ainsi été perçu comme une interprétation extrêmement restrictive, par rapport à la jurisprudence antérieure. A ce propos, il faut replacer ce jugement de la Court of Appeal of the Federal Circuit (CAFC) dans son contexte actuel, dans lequel l’activité des universités se situe de plus en plus en aval, à proximité immédiate de l’arène commerciale dans laquelle évoluent les entreprises. En Europe, la recherche publique travaille davantage en amont, ce qui permet une interprétation plus large de l’exception de recherche. Le fond du problème est que la loi ne fournit que des principes assez généraux, ce qui laisse aux tribunaux la charge de les interpréter en fonction de la situation concrète qui leur est soumise. Il ne faudrait donc pas tenter de généraliser la portée d’une décision de justice donnée, qui ne saurait être que contingente. Tout est question d’interprétation par rapport aux faits établis. Ceci étant dit, et donc même si l’exception de recherche ne semble pas vraiment menacée en France à l’heure actuelle, le nombre de litiges à ce propos pourrait s’accroître sensiblement à l’avenir. A cet égard, le principal problème de fond concerne sans doute l’imbrication de plus en plus étroite entre la recherche et l’exploitation commerciale de ses résultats, ainsi que le degré de cloisonnement considéré comme souhaitable pour éviter que les considérations de propriété intellectuelle ne se propagent aux activités de recherche proprement dites. Le fait est que la distinction entre la recherche pure – rendue visible principalement par la publication d’articles scientifiques – et l’exploitation commerciale – via différentes sortes de contrats – devient de plus en plus difficile à effectuer, y compris dans des domaines tels que les sciences économiques. Dans les domaines les plus liés à l’immatériel, où il n’est pas nécessaire de fonctionner sur un mode lucratif, elle est beaucoup moins nette que dans les domaines de l’industrie manufacturière, où l’activité industrielle et commerciale passe en général nécessairement par des investissements assez lourds. 3. Des problèmes spécifiques en matière de droit d’auteur et pour les logiciels Des problèmes spécifiques concernent en effet les domaines les plus en prise sur l’immatériel, en particulier pour ce qui concerne, d’un côté, les logiciels et, de l’autre, l’exception d’enseignement et de recherche, sous l’angle du droit d’auteur et des droits voisins. a. Un cas mettant en cause à la fois le brevet et le droit d’auteur : les programmes informatiques En pratique, l’exemption de recherche n’existe vraiment que dans certains secteurs. En effet, et alors qu’elle se révèle relativement facile à appliquer dans le cas de technologies relativement « simples » (chimie, mécanique, etc.), c’est-à-dire dans des domaines où les brevets se rapportent à des objets bien délimités les uns par rapport aux autres, elle tend à être plus difficile à mettre en œuvre, voire inopérante, dans des domaines plus complexes tels que l’informatique. A titre d’exemple, une personne effectuant une recherche sur un point précis concernant la gestion de la mémoire dans les systèmes d’exploitation peut avoir besoin de construire un système d’exploitation complet (parfois afin de l’adapter), c’est-à-dire de recourir à quelque chose qui est susceptible d’être couvert par des centaines de brevets2. Une autre illustration concerne une recherche qui, afin de développer un système d’OCR (système de reconnaissance optique de caractères), porte sur seulement un fragment de la chaîne concernée mais nécessite d’accéder à l’ensemble de la chaîne en question. Pour un tel chercheur, les risques de blocage sont alors grands, même s’il s’agit, en l’occurrence, de recherche proprement dite et non de tester en vue de la mise au point d’un produit. Ce problème se pose ainsi particulièrement quand les brevets portent sur un objet auxiliaire à la recherche, par exemple un outil servant à faire de la recherche car, si ces outils sont brevetés, leur utilisation nécessite a priori une licence sur ces brevets, dans l’état actuel du système de propriété intellectuelle. Dans les exemples mentionnés, ceci n’est cependant 1 Cette analyse se fonde en grande partie sur les propos de Gilles Bariteau (INRA), au cours de son audition réalisée dans le cadre du groupe PIETA, le 6 avril 2004. 2 Il s’agit donc ici d’une hypothèse dans laquelle lesdites inventions mises en œuvre par ordinateur sont brevetées. 190 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 pas une question d’outil mais de contexte de l’expérimentation et, en l’espèce, l’exemption de recherche ne s’applique guère. En d’autres termes, le problème se pose pour des inventions brevetées qui, sans constituer l’objet même de la recherche considérée, servent dans le contexte de la recherche, en situation, ce qui arrive dans le cas des systèmes complexes car l’exemption de recherche ne s’applique qu’aux recherches portant sur la chose brevetée. Au delà, le droit des brevets et le droit des bases de données pourraient aussi déboucher sur ce type de problème à terme, dans la mesure où ils vont de façon croissante interférer avec des publications scientifiques qui vont de plus en plus combiner texte, données et programmes informatiques. En guise d’exemple, un informaticien ayant développé un navigateur (de type Firefox ou autre) aura, pour ce faire, utilisé de nombreux composants, de sorte que, lorsqu’il voudra diffuser ses résultats pour les valider, il diffusera un programme utilisable et pourra être dès lors être accusé de contrefaçon. D’autres considérations donnent cependant à penser qu’à l’avenir, les problèmes les plus fréquents sur ce type de sujet concerneront moins le brevet que le droit d’auteur et les droits voisins (dont le droit des bases de données). A ce sujet, les adversaires de la brevetabilité des logiciels reconnaissent qu’un tel risque de blocage peut a priori apparaître tout aussi bien du fait du droit d’auteur que du fait du brevet mais ils estiment que le droit d’auteur, contrairement au brevet, n’empêche pas de reconstituer un environnement de façon indépendante. Selon eux, le problème se pose par exemple s’il s’agit d’étudier les effets de telle saisie de l’image sur le phénomène de reconnaissance de caractères qui vient derrière, et s’il se trouve que le mécanisme de saisie de l’image est breveté : le brevet serait alors bloquant, quelle que soit la façon dont on le met en œuvre, alors qu’avec une protection par le droit d’auteur, il serait possible au chercheur concerné de reprogrammer ce système de façon indépendante1. Concernant le cas particulier des logiciels, en outre, la situation présente – qui se caractérise de facto par une double protection à la fois par le brevet et le droit d’auteur – peut entraîner des effets paradoxaux, même s’il est possible d’affirmer que ces deux outils de propriété intellectuelle ne s’attachent pas strictement aux mêmes objets concrets. En tout cas, lorsque l’invention mise en œuvre par ordinateur passe par une écriture, il se trouve que l’exception d’expérimentation existe en matière de brevet mais non en matière de droit d’auteur. Par suite, un chercheur qui voudrait se retrancher derrière l’exception d’expérimentation au titre du brevet pourrait ainsi se voir reprocher d’être un contrefacteur au titre du droit d’auteur ! A cet égard, certains défenseurs de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur ont beau jeu de critiquer le caractère partiellement restrictif du droit d’auteur (ou du copyright), dans la mesure où ce dernier, contrairement au droit des brevet, ne comporte pas d’obligation de divulgation du savoir. Sans prendre parti à cet égard, certains experts soulignent en tout cas qu’au plan européen, si jamais devait être formellement obtenue la double protection des inventions mise en œuvre par ordinateur à la fois par le brevet et par le droit d’auteur, il faudrait de toute façon pouvoir gérer ce type de problème, qui, pour la propriété intellectuelle dans son ensemble, relève moins de la technique juridique que de choix de société. b. Quelle exception pédagogique, sous l’angle du droit d’auteur ? Enfin, concernant la question plus large de l’exception de recherche et d’enseignement, il faut souligner qu’il existe une différence entre, d’un côté, le domaine du brevet, où l’exception évoquée se trouve – comme il a été rappelé – au cœur même de l’institution et, de l’autre, le domaine dit de la propriété littéraire et artistique. En effet, et alors que dans la tradition du copyright, il existe depuis les origines l’idée que l’une des fonctions du système réside dans la diffusion du savoir, il n’existe encore rien de tel dans la sphère du droit d’auteur, tout du moins dans la tradition française. Cette question se trouve aujourd’hui dans le débat et l’Allemagne – pays qui partage à ce sujet une philosophie globalement similaire à celle de la France – bénéficie déjà d’une longue tradition en la matière, comme l’ont montré certains travaux2. Au delà du seul brevet, la question plus large consiste ainsi à savoir s’il y a – ou s’il convient d’avoir – une servitude pour les besoins de la recherche et/ou de l’enseignement. Elle peut se poser tant pour des logiciels que pour des ouvrages scolaires et universitaires plus traditionnels. Concernant le droit d’auteur, l’exception d’enseignement existe déjà dans certains pays, ce qui n’a pas été le cas en France, tout du moins par la voie légale et jusqu’à présent. Il faut en effet rappeler que si l’exception pédagogique n’existe encore dans notre pays que par la voie contractuelle, du fait d’accords conclus entre le ministère en charge de l'Education nationale et les ayants droit (acteurs de l’audiovisuel et du cinéma, de l’édition littéraire, de 1 Sur les avantages et les inconvénients respectifs du droit d’auteur et du brevet en matière de biens numériques, voir aussi, ci-avant, la section II. du chapitre 4. 2 Voir l’article de Christophe Geiger, « Les exceptions au droit d'auteur à des fins d'enseignement et de recherche en droit allemand », Propriétés intellectuelles, n° 5, octobre 2002. 191 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 la presse, de l’informatique et du multimédia), la loi DADVSI votée au premier semestre 2006 a conduit à adopter le principe d’une exception légale, à partir du 1er janvier 2009, c’est-à-dire à l’issue des accords en questions. Une fois ce principe admis, il reste à en définir les modalités concrètes. A cet égard, il est clair qu’utiliser systématiquement, sans autorisation ni contrepartie financière, pour une tâche d’enseignement, tel ouvrage conçu à cet effet relève du « piratage » à l’état pur. Par contre, il peut sembler légitime d’être autorisé à reproduire telle page de tel ouvrage pour tel cours. A cet égard également, il existe une très grande diversité de situations au sein de l’UE. Ce problème pose notamment la question de savoir où s’arrêtent précisément les missions des enseignants car, dans le champ de leurs missions propres, les agents publics n’ont en principe pas de droits à revendiquer. Pour les professeurs de certaines disciplines, la doctrine actuelle veut que ce qui est dû à la République soit seulement le cours oral. Au delà des enseignants, ces problèmes soulèvent évidemment d’importants enjeux économiques pour le domaine de l’édition scientifique. 4. Les hypothèses d’évolution retenues Ces analyses donnent à penser qu’à l’horizon d’une quinzaine d’années, l’exception d’enseignement et de recherche est susceptible de bénéficier d’un statut et d’une ampleur plus ou moins forts. Ceci peut survenir du fait d’une interprétation plus ou moins large de cette exception. Toutefois – dans la mesure où la question est binaire : un cas relève de l’exception ou non – , l’évolution peut être envisagée plutôt en fonction du nombre d’exceptions, c’est-à-dire eu égard au fait que le nombre de types d’exemption peut être modifié à la hausse comme à la baisse, par rapport à la situation actuelle. Les trois hypothèses retenues portent principalement sur le système du brevet mais s’appliquent aussi, plus largement, à d’autres outils de propriété intellectuelle, dont le droit d’auteur. H41 : Statu quo : une exception d’enseignement et de recherche de portée inchangée Un premier cas de figure correspond grosso modo au statu quo, par rapport aux dispositions déjà en vigueur ou décidées actuellement. L’exception d’enseignement et de recherche est globalement consolidée là où elle existe, en particulier en Europe. Il est en particulier rappelé l’importance du principe selon lequel, en toute rigueur, un brevet ne peut empêcher quiconque de faire de la recherche, même s’il peut empêcher l’exploitation des résultats de la recherche. Dès lors, il est considéré que, par rapport à la situation actuelle, élargir ou réduire la portée de cette exception n’est pas opportun car risquerait d’entraîner un basculement fâcheux de l’ensemble du système. Si l’exception d’enseignement et de recherche est maintenue en France à peu près inchangée dans le domaine du brevet, elle y est introduite légalement dans le domaine du droit d’auteur, conformément aux dispositions prévues par la loi DADVSI votée au premier semestre 2006. H42 : Une exception interprétée plus largement (en particulier pour permettre l’accès au savoir, conformément à la philosophie de base du brevet) Une deuxième configuration constitue en grande partie une réaction à la situation – observée actuellement et qui pourrait s’amplifier à l’avenir– concernant la question des séquences génétiques, pour lesquelles il est alors considéré que le système du brevet permet de réserver un champ inhabituel et, par suite, semble avoir dévié de sa philosophie initiale, qui aspire à la diffusion du savoir. L’évolution envisagée ici, qui corrige ce risque de dérive, consiste moins à étendre le statut de l’exception d’enseignement et de recherche qu’à permettre le passage d’une exception d’expérimentation à une exception d’accès légitime à la connaissance. En d’autres termes, il s’agit de permettre non seulement la compréhension exacte de l’objet protégé mais aussi, au delà, l’accès global au savoir. La question ne concerne donc pas spécialement les outils de recherche, qui ont une fonction instrumentale ; elle a plutôt un but cognitif. Dans l’exemple d’un brevet portant sur la construction d’un télescope, l’exception ne consiste alors plus seulement à vérifier le comportement de cette lunette mais aussi, au delà, à accéder à la connaissance de tel ou tel astre. Par rapport à la situation actuelle, l’exception est ainsi étendue en particulier au champ de ce qu’il est convenu d’appeler les « infrastructures essentielles », ainsi que vis-à-vis de la recherche publique (afin d’éviter que surviennent des cas tels que l’affaire Duke University versus Madey). H43 : Une exception interprétée de façon plus étroite Dans un troisième cas de figure, enfin, le champ d’application des exemptions d’enseignement et de recherche tend au contraire plutôt à se réduire. Dans le domaine du brevet, l’exception de recherche tend à terme à être remise en question au plan international. L’Europe s’aligne assez largement sur les pratiques plus restrictives observées aux Etats-Unis. Ceci s’inscrit dans un contexte où, dans le prolongement de réformes telles que le Bayh-Dole Act (1980), les universités se trouvent incitées à empiéter en partie sur le terrain des entreprises privées, en termes de valorisation marchande de la recherche, de sorte que ces 192 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 dernières se défendent en retour contre les premières, qui leur font ainsi concurrence. Par suite, l’exception pour usage privé est interprétée de façon plus restreinte et l’interprétation du but commercial se trouve au contraire étendue, même si l’exception évoquée précédemment au sujet des médicaments génériques reste inchangée. Cette évolution d’ensemble risque à terme d’asphyxier la recherche fondamentale, ne serait-ce que dans la mesure où les organismes publics de recherche se trouvent contraints de financer une quantité croissante de licences de recherche pour pouvoir mener leurs activités. 193 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 194 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Troisième partie : Scénarios d’ensemble recommandations de politique publique et Chapitre 7. Trois scénarios d’ensemble à l’horizon 2020 Sous la forme de trois scénarios d’ensemble, ce chapitre expose les principaux résultats découlant du présent travail, dans sa phase de prospective proprement dite. Il se fonde sur les précédents chapitres, à caractère essentiellement analytique et rétrospectif mais qui ont aussi, pour chaque variable-clé examinée, avancé des hypothèses concernant les évolutions à venir d’ici 2020. Il pousse cette démarche à son terme, en explorant les principales configurations que le système de propriété intellectuelle pourrait présenter pour la France, au sein de l’Union européenne et dans le contexte mondial, d’ici une quinzaine d’années et, compte tenu de l’évolution des pratiques et des technologies. Encadré 38 : Construction des scénarios : quelques précisions sur la méthode Une démarche en trois étapes Pour les raisons indiquées précédemment1, la méthode des scénarios est considérée comme bien adaptée au présent sujet. Elle permet de tenir compte d’éventuelles ruptures et d’être attentif à des signaux faibles, à peine détectables mais qui peuvent à l’avenir déboucher sur des tendances assez fortes. Pour produire ces trois scénarios, trois étapes ont été nécessaires. La première phase a consisté à découper l’objet considéré – le système de propriété intellectuelle – en 26 variables-clés regroupées en six dimensions : « Politique internationale », « Juridique », « Socioculturel », « Stratégies d’entreprise », « Recherche » et, enfin – pour les questions extérieures à la propriété intellectuelle ellemême – « Contexte général ». Au cours de la deuxième étape, les cinq premières dimensions ont été considérées comme des sous-systèmes et des scénarios partiels (micro-scénarios) ont été construits, à leur échelle2. Pour chacune de ces cinq dimensions, lesdits scénarios partiels résultent du croisement des hypothèses d’évolution présentées dans les chapitres précédents, pour les variables-clés concernées. Dans le présent document, pour éviter des répétitions fastidieuses, cette étape des micro-scénarios est présentée non pas de façon détaillée mais sous la forme de tableaux (voir l’annexe 4). Dans un troisième temps, enfin, des scénarios d’ensemble (macro-scénarios) ont été élaborés, par croisement des différents scénarios partiels qui ont été envisagés pour les cinq dimensions évoquées. L’ordre de motricité des variables ou dimensions retenues Parmi ces six dimensions, seule la dernière – celle du « Contexte général » – ne constitue pas un sous-système à proprement parler car ses quatre variables constitutives (voir, ci-après, les annexes 3 et 4) se situent sur des plans trop différents (mondialisation, construction européenne, technologie). D’ici 2020, par suite, les hypothèses d’évolution relatives à ces quatre variables ont été considérées non pas de façon combinée, au sein de scénarios partiels à l’échelle de cette sixième dimension mais variable par variable, en fonction des articulations les plus plausibles vis-à-vis des scénarios partiels envisagés pour les cinq autres dimensions. Certaines de ces dimensions ou variables ont dans l’ensemble été considérées comme plus déterminantes que d’autres, à savoir le « Socioculturel », la « Politique internationale » et, au sein du contexte général, les deux variables relatives à l’Europe. L’importance des enjeux internationaux et européens n’a guère besoin d’être justifiée ici en détail : il est clair que la plupart des questions de propriété intellectuelle se règle désormais au delà de la seule échelle nationale. Quant au choix de mettre l’accent sur le « Socioculturel », il tient au fait majeur et relativement nouveau, tout du moins depuis une dizaine d’années, à savoir que la propriété intellectuelle constitue désormais un véritable problème de société, en particulier en matière de droits d’auteur et de brevets. Par contraste, il est considéré que les autres dimensions (« Juridique », « Stratégies d'entreprise » et « Recherche ») sont en général moins motrices. Elles doivent en effet s’adapter assez largement à l’environnement socio-politique qui s’impose à elles, y compris au plan international. A propos des stratégies d'entreprise, le comportement des grandes firmes a été jugé ici peu discriminant à l’échelle de la France, dans la mesure où les grandes firmes peuvent en général s’émanciper assez largement du territoire national, si besoin par des délocalisations d’activité. Les vraies variables de cette dimension portent en fait surtout sur les petites et moyennes entreprises (PME). Quant à la construction des scénarios elle-même, elle relève d’une logique combinatoire. Elle repose principalement sur une exigence de cohérence et de probabilité. La cohérence implique ici non seulement une nécessaire compatibilité (non contradiction) mais aussi, dans la mesure du possible, un élément d’interaction et de renforcement réciproque, entre les différentes hypothèses d’évolution considérées. Pour sa part, le critère de probabilité permet d’éliminer un grand nombre d’éventualités jugées non pertinentes. Enfin, il a été fait en sorte de ne retenir qu’un nombre réduit de 1 Voir ci-avant, l’introduction générale. Pour en avoir un aperçu dans le cas de la dimension « Politique internationale », par exemple, voir Commissariat général du Plan, « Quelle politique internationale de propriété intellectuelle d’ici 2020 ? », Regards prospectifs sur l’État stratège, n° 2, décembre 2004, p. 117-125. 2 195 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 combinaisons, dans un souci de lisibilité. Au total, les scénarios d’ensemble retenus l’ont donc été pour leur caractère à la fois cohérent, probable et contrasté. Le traitement des pouvoirs publics dans ces scénarios Enfin, qu’en est-il de la place prise par les pouvoirs publics dans ces scénarios ? Il est clair que les scénarios envisagés n’ont pas la même signification selon qu’il s’agit d’évolutions voulues ou subies ou selon que l’on suppose un Etat volontariste ou un Etat plus en retrait. Il est cependant judicieux et habituel de ne pas mettre dans les scénarios le destinataire direct de l’exercice de prospective concerné. A ce stade, par suite, le rôle des pouvoirs publics n’a encore guère été traité qu’en filigrane ou en creux, le plus souvent. Les différentes politiques que les pouvoirs publics français peuvent adopter en matière de propriété intellectuelle n’ont ainsi pas été formellement distinguées ; cette question a été mise en réserve pour la phase ultérieure des recommandations (voir le chapitre suivant). A titre d’exemple, s’il a déjà été tenu compte explicitement de certains champs de politique publique, par exemple concernant la politique de concurrence sous l’angle de son impact sur la propriété intellectuelle, l’action publique portant directement sur la propriété intellectuelle a pour l’instant été laissée en blanc, le plus souvent. De même, les micro-scénarios de la dimension « Juridique » ont été construits en faisait comme si l’évolution européenne se faisait sans la France, tout en sachant qu’il n’en est rien en réalité, tout du moins a priori, car l’Union européenne a un statut hybride, mi-exogène, miendogène, c’est-à-dire situé à la fois en dehors du système considéré et en son sein. Jusqu’ici, en d’autres termes, il s’agit principalement de prospective exploratoire, afin d’identifier des futurs possibles et de défricher des pistes, davantage que d’une prospective normative, orientée d’emblée en direction d’objectifs à atteindre ou d’écueils à éviter. Au nombre de trois, les scénarios d’ensemble (macro-scénarios) retenus sont présentés ici dans un ordre qui pourrait correspondre au déroulement du temps, mais dont la chronologie et la temporalité pourraient cependant se révéler plus complexe, comme montré ci-après. Au sein de chacun de ces trois scénarios, l’ordre dans lequel les hypothèses d’évolution et scénarios partiels (micro-scénarios) sont présentées reflète pour une grande part l’idée d’une hiérarchie par ordre de motricité : les premières éléments mentionnés tendent a priori à conditionner davantage les suivants que l’inverse, sauf exceptions mentionnées. I. Scénario 1 (« Dérive ») : une sorte de course aux armements, par l’exacerbation de certaines tendances déjà à l’œuvre Choisissant de partir de la dimension « Socioculturel », le groupe a retenu le scénario partiel M321 (« Indifférence »), qui suppose qu’en France et, plus généralement, en Europe, la société civile ne s’intéresse guère à la propriété intellectuelle, bien que cette dernière tende à se renforcer. En d’autres termes, cette relative indifférence constitue ici un élément permissif. Ceci suppose toutefois que perdure une situation actuelle dans laquelle les organisations non gouvernementales (ONG) demeurent (encore) relativement à l’écart d’enceintes internationales telles que l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle). Sur ce plan, certes, des changements se sont fait jour, ces derniers temps. Jusqu’à présent, la société civile est cependant demeurée assez peu informée et mobilisée sur les questions touchant à la propriété intellectuelle, mis à part le nombre restreint de secteurs pour lesquels un début de contestation s’est déjà fait jour, comme il est souligné ci-après, dans le deuxième macro-scénario. Concernant la politique internationale de propriété intellectuelle, ce premier scénario repose en outre assez fondamentalement sur le micro-scénario M14 (« USA »), qui, pour la propriété intellectuelle, correspond à un accord multilatéral limité au seul brevet, en dehors de l’OMPI et dans la mouvance des pays industriels, à une domination des conceptions et pratiques actuelles des Etats-Unis, avec notamment une prolifération de titres de qualité disparate et une libéralisation du commerce des biens culturels, dans le cadre de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Le cadre multilatéral est alors supposé persister mais avec de très fortes dissensions en son sein, notamment en termes de clivage Nord/Sud. En ce qui concerne les variables de l’environnement général, en dehors des questions de propriété intellectuelle, le contexte européen correspond alors à une « Une Europe plutôt de type union douanière » (H23). En l’espèce, il s’agit d’une Europe relativement élargie en termes géographiques mais beaucoup moins intégrée politiquement qu’économiquement, à travers une approche marchande et une mise en concurrence des régulations nationales, plutôt « à l’anglaise », sur des questions telles que la fiscalité. L’Europe voit alors sa puissance technologique et industrielle s’estomper progressivement, au profit d’autres puissances dominantes. Elle tend en effet à se trouver reléguée au rang de simple sous-traitant, de marché ou de champ de bataille pour la propriété intellectuelle des pays tiers, dans un contexte où, en 1 Pour le détail des différents micro-scénarios ou hypothèses d’évolution, voir ci-après les tableaux de l’annexe 4. 196 Quel système de propriété intellectuelle pour la France d’ici 2020 ?, rapport du groupe PIÉTA, 2006 Europe, la politique de concurrence et la politique commerciale extérieure priment largement sur la politique de recherche et sur les considérations de propriété intellectuelle. Quant à la capacité d’influence de la France en Europe, elle se trouve elle aussi plutôt affaiblie (H33), par rapport à la situation actuelle, avec une crédibilité décroissante des pouvoirs publics français, une difficulté accrue à comprendre ou faire comprendre les enjeux européens dans la société civile, etc. Du reste, dans la mesure où cette influence se trouve déjà en perte de vitesse, il a été choisi d’écarter l’hypothèse du statu quo (H32), sur ce plan. En tout cas, tout ceci va également de pair avec une Europe plutôt affaiblie dans un monde multipolaire (H42), c’est-à-dire avec un processus de polarisation géographique persistant mais dans lequel les pôles qui comptent sont moins l’Europe que les Etats-Unis et la Chine, ou encore le Japon et l’Inde. Enfin, il est supposé que le cadre de la propriété intellectuelle n’est guère modifié par le changement technologique sous ses divers aspects, par exemple dans le cas des dispositifs techniques qui contrôlent l’accès aux biens culturels numérisés (musique, cinéma, jeux, logiciels, etc.) (H11). Pour la dimension « Juridique », en conséquence, il est renvoyé à un schéma de « Tropisme transatlantique » (M22), c’est-à-dire à une situation dans laquelle les contours de la propriété intellectuelle se calquent notablement sur ceux qui prévalent actuellement aux Etats-Unis. Ceci implique notamment une large ouverture du champ du brevetable et une application assez souple des critères de brevetabilité, un champ également croissant pour la propriété littéraire et artistique, un alignement tendanciel sur la logique du copyright, ainsi que des problèmes d’adéquation entre les outils de la propriété intellectuelle et la diversité des objets à protéger (problèmes de cumul de droits, etc.). Cette situation induit également des litiges relativement nombreux et une tendance à la judiciarisation, c’est-àdire une multiplication des procès et un rôle croissant du juge. Dans une relative indifférence de la société civile, ces évolutions découlent alors des comportements des acteurs de l’économie marchande et notamment des acteurs dominants que sont les grandes entreprises. Du côté des « Stratégies d’entreprise », justement, le cas de figure le plus vraisemblable (M41) correspond alors à une situation dans laquelle l’ensemble des entreprises françaises – y compris les petites et moyennes (PME) – recourent désormais de plus en plus systématiquement à la propriété intellectuelle. Celle-là figure ainsi parmi leurs principales sources de revenus, notamment via la cession de licences (licensing) et sur la base de pratiques comptables harmonisées. Dans un contexte de judiciarisation croissante, comme le montre la situation actuelle du système de brevet américain, certains usages stratégiques de la propriété intellectuelle font de cette dernière une sorte de monnaie d’échange, ce qui incite les entreprises à accumuler les droits de propriété intellectuelle mais risque à la longue d’entraîner un blocage du système et de freiner l’innovation, du fait d’une hausse des coûts de transaction, au détriment des entreprises de toute taille. Ceci vaut en particulier dans les secteurs à innovation incrémentale comme l’industrie de l’informatique et du logiciel, où la commercialisation d’un seul produit peut parfois nécessiter l’accès à des centaines – voire des milliers – de brevets, ainsi que l’ont noté les autorités américaines de la concurrence (la Federal Trade Commission), dans un rapport publié à l’automne 2003. Quant à la dimension « Recherche », l’éventualité la plus probable correspond alors également à un usage accru de la propriété intellectuelle mais, là aussi, avec, à la clé, des tensions assez problématiques (M52). En France, dans ce cas de figure, la propriété intellectuelle devient en effet un vecteur prédominant pour la diffusion et la valorisation d’une recherche publique surtout orientée en fonction d’intérêts industriels et marchands, au point que les conditions d’accès aux résultats de la recherche publique deviennent subordonnées à une logique de retour sur investissement, en particulier à l’échelle nationale. Les laboratoires publics tendent ainsi à se positionner de plus en plus en aval, du côté des débouchés commerciaux et donc en concurrence avec les entreprises privées. Par contrecoup, une interprétation plus restrictive tend à s’imposer pour ce qu’il est convenu d’appeler l’exemption de recherche, c’est-à-dire pour le droit qui a jusqu’à présent permis à des laboratoires publics, dans certains cas, d’utiliser des connaissances brevetées à des fins de recherche et d’expérimentation, sans avoir ni à obtenir l’autorisation des ayant-droits ni à leur verser de redevances. Cet amoindrissement progressif de l’exception de recherche revient en fait à extrapoler – en l’amplifiant – une tendance actuelle de la jurisprudence américaine, depuis l’affaire Duke University versus Madey, en 2002. Pour ces diverses raisons, ce scénario comporte des menaces possibles pour la recherche fondamentale dans notre pays, si d’autres pays importants – peut-être les Etats-Unis eux-mêmes – choisissent pour leur part de ne pas (ou plus) s’orienter dans ce sens. Dans l’ensemble, ce premier scénario peut être considéré comme assez tendanciel, dans la mesure où il reflète des tendances sinon lourdes, du moins déjà bien ancrées dans les pratiques et dans les esprits. Il correspond en tout cas à l’exacerbation de certaines évolutions déjà à l’œuvre – notamment outre- 197 Quel système de propriété intellectuelle pour la Franc