Le Petit Champlain vous est conté

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Le Petit Champlain vous est conté
Le Petit Champlain vous est conté
Le Soleil / 14 mai 2016 / p. M8,M9
Alexandra Perron
À 21h samedi, le documentaire Le grand rêve du Petit Champlain sera diffusé à la télé d'ICI
Radio-Canada Québec. Quarante-deux minutes sur l'histoire méconnue de la revitalisation de la
plus vieille artère commerciale en Amérique du Nord, aujourd'hui réputée pour sa beauté.
Dire qu'à une certaine époque, l'État prévoyait démolir la rue du Petit-Champlain pour en faire
un stationnement qui accueillerait les visiteurs de la place Royale, restaurée à grands frais à
côté. La réalisatrice Isabelle de Blois n'en revient toujours pas. Elle a déterré cette information au
fil de ses recherches et des témoignages qu'elle a immortalisés avec sa caméra.
Son documentaire, elle l'a fait pour la mémoire populaire. «Il y a deux gars qui ont mis leurs
coeurs et leurs tripes sur la table pour aller au bout de leur rêve», disait-elle en entrevue cette
semaine. Elle parle ici de son père, l'architecte Jacques de Blois, et de l'homme d'affaires Gerry
Paris, deux amis et complices par qui tout est arrivé.
Le Soleil a raconté leur histoire dans un dossier l'été dernier. Rappelons ici les grandes lignes.
Ce quartier qui avait accueilli commerçants, marins et immigrants était devenu l'ombre de luimême quand les deux visionnaires ont acheté un premier îlot de bâtiments en 1976 et décidé de
jouer aux urbanistes.
Ceux qui y ont travaillé se rappellent l'état de délabrement des lieux et les étages de fientes de
pigeons à pelleter. Il fallait nettoyer, reconditionner les bâtiments, les rendre conformes aux
normes de sécurité, raconte Jacques de Blois devant la caméra.
S'il est décédé en 2008 et son complice, l'année précédente, Isabelle de Blois avait recueilli leurs
souvenirs au moment où son père écrivait un livre sur leur aventure, Le rêve du Petit Champlain,
édité chez Septentrion et toujours offert en librairie.
Le documentaire survient près de 10 ans plus tard. Avec du recul, dira la réalisatrice qui l'a mis
sur la glace, jusqu'à ce que la productrice Pauline Voisard des Productions Triangle la pousse
vers l'avant.
Le tableau, entre le fleuve et le Château Frontenac, prend vie grâce aux témoignages de gens
qui ont vécu la transformation de près. Les deux visionnaires et leurs épouses. Des artisans
comme Loulou Germain, joaillière, qui a soufflé l'idée de créer une rue d'artistes comme à New
York, «un petit SoHo québécois». On entend aussi sa fille Iris Germain, «princesse du quartier» à
l'époque, devenue guide touristique.
On comprend la force du duo derrière cette initiative privée, portée par un mouvement citoyen.
Juan Hernandez, artisan du cuir et commerçant de la première heure, dépeint Gerry Paris
comme le cow-boy des pubs de Malboro, avec sa moustache, son chapeau, son caractère.
Provocant, beau gars, très sûr de lui, un peu baveux avec les fonctionnaires, renchérit Denis
Vaugeois, ancien ministre des Affaires culturelles, historien et éditeur.
Complémentaire, Jacques de Blois était cet artiste bohême qui déambulait à la fin de la journée
avec son gin tonique. Il avait une main, une plume, un don inné du dessin, poursuit Marcel
Junius, urbaniste et architecte, ex-directeur général du patrimoine et ancien président de la
Commission des biens culturels du Québec. «Jacques était avant nous. Il voyait avant nous.» 12
À l'écran, Isabelle de Blois a intégré les dessins de son père. Elle en a animé quelques-uns,
coloré d'autres, comme Jacques et Gerry ont fait avec le Petit Champlain. «C'est ce qu'ils ont
voulu, apporter de la lumière et de la vie au quartier.»
Sous nos yeux, des photos d'archives défilent comme des diapos. La décrépitude des lieux, puis
les chantiers, le recyclage des bâtiments avec les moyens du bord, les pique-niques collectifs, les
enfants dehors, les maisons fleuries et aimées par les artisans qui étaient aussi habitants. Un
écoquartier bien avant l'heure, analyse l'architecte Marie-Chantal Croft.
Aux premières loges
Isabelle de Blois, alors adolescente et jeune adulte, était aux premières loges à vivre dans cet
environnement, à travailler et à donner un coup de main ici et là. En marge de son documentaire,
elle parle d'une période «extrêmement déterminante» dans sa vie à côtoyer ces artistes ouverts,
indépendants, autonomes, libres. Celle qui a étudié en arts visuels, avant de se tourner vers la
photo professionnelle et le cinéma, n'a jamais pu travailler dans un «cadre».
Une fille qui rend hommage au projet de son père, comment ne pas être biaisée? «C'est ma
vision du quartier», reconnaît-elle en sachant qu'il y en a plein d'autres.
«Je ne voulais pas être acrimonieuse. Je ne voulais pas juger les gens à l'époque. Je pense que
le recul du temps m'a aidée à mieux mettre les choses en perspective.» D'où l'importance pour
elle d'avoir différents récits, et pas seulement ceux de sa famille.
Sont abordés les embûches, les revers. Parmi les faits divers, il y a eu cette manifestation sur le
boulevard Champlain qui a conduit à une trentaine d'arrestations. Les artisans et les
commerçants du coin voulaient pouvoir jouir d'un trottoir assez large pour installer une terrasse.
Une fois la revitalisation achevée, et la santé des deux compères devenue très précaire, la vente
de l'ensemble immobilier ne s'est pas faite sans heurts. Les Américains lorgnaient la pancarte À
vendre de cet îlot plein de vie. Qu'allait devenir le patrimoine? Les principes l'ont emporté sur les
finances. Le secteur est finalement passé aux mains de la Coopérative des artisans du Quartier
Petit Champlain.
Ce portrait, visionné en primeur, est profondément humain. Isabelle de Blois, derrière la série sur
l'architecture Au-delà des murs diffusée en 2012, revient cette fois avec un sujet plus personnel,
plus introspectif. Elle sert un bon dosage d'archives, d'anecdotes et d'images actuelles de la rue
mythique du Petit-Champlain qu'elle a amoureusement filmée avec ses fleurs, ses auvents, son
atmosphère l'été, ses touristes. Le tout bien rythmé par la narration de Danielle Proulx et la
musique de Lévy Bourbonnais.