Chez le rebeu - Raconter la vie
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Chez le rebeu - Raconter la vie
Page 1/4 Tout le monde l’appelle « l’Arabe », mais il ne sait pas vraiment pourquoi. Il est né à Pontault-Combault et son prénom c’est Michel. Si, en fait il a bien une idée sur la provenance de ce sobriquet comme seul le folklore urbain sait en produire. Il tient une épicerie, qui plus est de nuit (et avant de s’installer dans une cage à lapins, ses parents résidaient dans la banlieue de Casablanca). Il sait bien que les gens appellent toutes les supérettes comme la sienne « l’arabe ». Mais bon, il ne faut pas trop écouter les gens. Parce que lui, peut-être qu’il en dit des conneries, mais sûrement pas autant que ses clients, de jour comme de nuit d’ailleurs. C’est vrai, les gens oublient souvent que « l’arabe » est aussi ouvert la journée. Mais bon, il sait aussi très bien que les gens, ce qui les intéresse, ce ne sont pas ses œufs, ou ses paquets de gâteaux trois fois plus chers qu’au supermarché... En même temps ce n’est pas de sa faute. Si les gens voyaient le prix auquel il achète ses produits à la centrale. Enfin, c’est ce qu’il raconte, aux curieux. Parce que c’est peut-être grâce à ça que l’affaire tourne, mais travailler la nuit, il n’aime pas particulièrement ça. C’est vrai, on ne sait jamais sur qui on peut tomber. Et il n’y a pas que des types nets dans le quartier. Alors juste au cas où, quand il a commencé, il gardait toujours une vieille carabine sur l’étagère, en dessous de la caisse enregistreuse. Il ne l’a jamais utilisée. Enfin pas vraiment. Juste une fois, mais il n’a pas tiré. De toute façon, à peine l’arme était sortie que les gars avaient déjà déguerpi. Il a eu peur pendant quelques jours qu’ils reviennent et puis finalement non. Tant mieux. Ça ne le rassurait pas trop de se dire que des loulous se ramènent dans sa boutique alors que la petite dormait dans la pièce d’à côté. Maintenant qu’elle est partie, il lui arrive parfois de regretter ces moments. Surtout quand deux ou trois gars commencent à se chercher devant les boutanches de rouge. Il aimerait juste un peu plus d’animation. C’est toujours le même tic-tac nocturne. Heureusement qu’il y a la télé. Avant il mettait la radio, mais ça l’endormait vraiment trop. La petite lucarne, elle l’accompagne, elle en sait au moins autant que lui sur le magasin. Non pas qu’il croit qu’elle soit vivante. Il n’est pas bête. Il a juste installé une caméra pour voir ce qu’il se trame dans l’angle mort, là où sont les bières. Ces nuits commencent sérieusement à l’emmerder. Vivement la retraite qu’il puisse pioncer. Quoique. Un pote qui gardait un parking la nuit lui a raconté qu’il n’avait jamais pu retrouver un sommeil tranquille après avoir arrêté. Il n’y croit pas trop. Les copains, il faut toujours qu’ils en rajoutent. En attendant, chaque fin d’après- Page 2/4 midi, il rejoint sa chaise et laisse les clients exécuter leur ballet habituel. Les derniers mots de Claire Chazal au journal télé plongent la boutique entre « vieux et loups ». C’est lui qui a inventé l’expression. Ça faisait bien rire la petite. Les premiers partent s’enfoncer dans leur canapé, laissant place aux jeunots du coin ; il est pratiquement sûr que certains d’entre eux ne sont pas majeurs. Mais ça, il ne le raconte pas, même pas aux curieux. Il voit souvent les mêmes, mais les connaît à peine. Ces gamins-là, ils ne parlent pas trop. Ils prennent leur bouteille et s’en vont sans dire merci. De toute façon, même s’il voulait leur parler, il ne pourrait pas : ils ont tous des écouteurs vissés sur les oreilles ! Parfois la musique est tellement forte qu’il entendrait presque leurs tympans gémir. Et puis surtout, il ne comprend toujours pas comment leurs parents peuvent se laisser berner. De l’alcool qui macère dans une bouche toute une nuit, ça pue. Alors que lessives et pâtes-presque-italiennes crient leur désir de trouver acquéreur à la télé, de nouvelles grappes d’avinés débarquent. Il les entend venir de loin. Cette fois, ce sont ses tympans à lui qui souffrent. Ils font résonner la rue de leurs chants gras mais s’arrêtent dès le premier pied posé dans le magasin. Pourtant, il s’en fout pas mal qu’ils chantent. En plus, la petite n’est plus là. Le seul truc qui l’énerve, c’est la manie qu’ont ces types à peine déflorés de jouer au plus malin. Ils sont plus causants que ceux du début de soirée, mais ils l’appellent « chef ». Il n’a pourtant pas bien une tête de chef. Ça l’énerve un peu. Comme la pub qui continue de cracher ses faux sentiments, d’ailleurs ! Il n’aime pas trop qu’on se foute de lui. Alors il reste muet. Surveille discrètement. Baisse le son de la télé pour mieux entendre les conversations. Parfois il sortirait bien sa bonne vieille carabine, juste pour leur montrer de quoi ça a l’air un vrai chef. En même temps, il a raison de s’emporter. Il n’y a rien de plus con qu’un de ces gars dans une supérette de nuit. Ils croient tous pouvoir la lui faire à l’envers. Ils font surtout tous la même chose. S’ils s’imaginent qu’il ne les voit pas fourrer des paquets de chips dans leur blouson. Bon, quand c’est un ou deux, il ne dit rien. De toute façon, pour le prix qu’ils paient leur picrate... Mais il y en a toujours un pour abuser de sa mollesse. Quand ça arrive, il lui propose une aide ironique. S’il nie, il lui propose son poing fermé tout en sortant de derrière son comptoir. Ça suffit généralement à le faire détaler. Il ne récupère pas son dû mais au moins, il sait qu’il ne reverra pas le type avant d’avoir oublié sa tête. Page 3/4 Après 4h, ça se calme. Un ou deux clodos s’arment de leur ultime bière pour le premier métro. La télé s’est calmée. La voix-off des documentaires animaliers accompagne la démarche de ces corps ravagés par le bitume. Parfois ça le fout en l’air. Parfois il s’en fout tout court. C’est seulement quand commencent les dessins animés très tôt le matin qu’il va baisser le rideau. Souvent, à ce moment-là, il pense à la petite. Avant elle l’aidait en se levant. Maintenant qu’elle est partie c’est plus pareil. Elle a dit qu’elle ne voudrait jamais reprendre l’épicerie. Il ne lui a jamais dit, mais dans le fond il préfère ça. C’est quand même pas une vie que de servir les oiseaux de nuit. Page 4/4