DU CINÉMA À LA VILLE : DISNEY, MAÎTRE DES LIEUX Charles
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DU CINÉMA À LA VILLE : DISNEY, MAÎTRE DES LIEUX Charles
DU CINÉMA À LA VILLE : DISNEY, MAÎTRE DES LIEUX Charles Perraton Un lieu quelconque ne peut être saisi qu’en le fixant par rapport à un lieu autre, […] il ne se définit que par ce qu’il n’est pas. Cette première disjonction peut être tantôt indéfinie et apparaître comme : ici versus ailleurs, ou bien prendre des contours précis comme : englobé versus englobant, qu’importe, l’appropriation d’une topie n’est possible qu’en postulant une hétérotopie : c’est à partir de ce moment seulement qu’un discours sur l’espace peut s’instituer. Car l’espace ainsi instauré n’est qu’un signifiant, il n’est là que pour être pris en charge et signifier autre chose que l’espace, c’est-à-dire l’homme qui est le signifié de tous les langages. Algirdas Julien Greimas, « Pour une sémiotique topologique » L’image sans doute la plus partagée en Occident à propos de Disney est celle d’une entreprise colossale qui incarne l’innocence et produit le merveilleux. Colossale. En 2001, on dénombrait le 400 millionième visiteur à Disneyland et le 100 millionième à Euro Disney. Disney est à la fois une entreprise globale et un groupe économique planétaire dont le poids est supérieur à celui de plusieurs gouvernements et États. Ses activités en viennent à confondre espace et communication avec culture de masse et divertissement. Grâce aux mécanismes de concentration, Disney s’empare des secteurs médiatiques les plus divers dans de nombreux pays et devient, par son poids économique et idéologique, un acteur central et déterminant de la mondialisation. La thématique de ce numéro des Cahiers du gerse nous convoque à une réflexion générale sur l’impact de cette industrie sur l’ensemble de la culture. En focalisant sur le lien entre le cinéma et la ville, nous nous donnons l’occasion d’établir un lien entre deux secteurs de la production culturelle : la production audiovisuelle et la production de l’espace. Comme l’indique le sous-titre du présent texte, je compte accorder une importance particulière à l’espace. Pourquoi? Parce que, outre le fait que Disney est un acteur de premier plan depuis plusieurs décennies 14 — Cahiers du Gerse, n o 6 dans l’univers des médias et de la production audiovisuelle (avec son poste de télévision, ses maisons d’édition, sa maison de production et de distribution, etc.), il joue depuis quelques années le rôle de leader dans la production d’une nouvelle forme d’urbanisme. L’introduction des parcs thématiques s’est faite à un rythme soutenu et est loin d’être terminée. L’histoire démarre en 1954 avec Disneyland en Californie; elle se poursuit avec la construction de Walt Disney World sur la côte est en 19711; puis la formule se développe en Asie avec Tokyo Disney, en 1983, et bientôt en Chine; l’Europe est aussi touchée, avec Euro Disney en 1992. Il y eut finalement les grands projets urbains : la rénovation du New Amsterdam Theater, à Times Square en 1994, la fondation de Celebration Town, en Floride au début des années 1990, et la construction de deux villes flottantes, Disney Magic et Disney Wonder2. La tyrannie du bonheur Disney, aussi bien dans ses productions audiovisuelles (films d’animation, documentaires et fictions) que dans ses espaces aménagés (parcs thématiques, villes océaniques ou continentales, etc.), propose une véritable « tyrannie du bonheur ». Voilà une affirmation audacieuse qui demande à être soutenue. Pourquoi en effet parler de « tyrannie du bonheur »? Disney aurait-il une idée du bonheur qu’il souhaiterait non seulement introduire, mais aussi imposer? Une idée du bonheur qui serait d’autant plus recevable et suivie qu’elle apporterait une réponse concrète à la question du sens de la vie et qu’elle serait accessible à tous. L’expression « make your dreams come true » ne consacre-t-elle pas cette idée du bonheur accessible à tous? Cette idée n’est-elle pas au cœur des productions audiovisuelles et spatiales de Disney? N’est-elle pas la raison d’être de cette industrie du divertissement? 1 Walt Disney World comprend quatre parcs à thème : Magic Kingdom, EPCOT, Disney-MGM Studios et Disney’s Animal Kingdom. 2 Les bateaux de croisière Disney Magic et Disney Wonder ont été construits à la fin des années 1990, avec une capacité de 1700 passagers chacun. C. Perraton — Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux — 15 Chez Disney, le projet est simple : contribuer au bonheur des individus en créant un imaginaire et un espace favorables au retour de la communauté. En réponse au monde conflictuel qui menace les individus, Disney propose la constitution d’une communauté fondée sur le retour et le partage de l’innocence. Mais de quelle innocence s’agit-il? De cette innocence sur laquelle ouvrent les premières œuvres du jeune Walt, dont Eisenstein lui-même faisait l’éloge? Disney […] par la magie de ses œuvres offre à son spectateur, et je dirais : avec plus d’intensité que quiconque, justement cela, justement l’oubli, justement cet instant saturé de la négation de tout ce qui est lié aux souffrances engendrées par les conditions sociales d’un gros état de classes capitaliste. (Eisenstein, 1991 : 19) Ou s’agit-il plutôt de cette innocence qui permet de croire à la possible réalisation de nos rêves? Synonyme de capacité d’émerveillement, l’innocence produite et requise par Disney est la condition nécessaire pour croire dans les bienfaits de la science et des techniques. Mes films ne s’adressent pas seulement aux enfants, mais à l’innocence enfantine qui sommeille en nous. Même le pire d’entre nous n’est pas sans innocence, aussi profondément enfouie cette dernière soit-elle. Dans mon travail, j’essaie d’atteindre et de m’adresser à cette innocence3. (Walt Disney, cité par Wako, 2001 : 118) Pour mettre l’innocence disneyenne à l’épreuve, je partirai de trois hypothèses : H-l) une même représentation du monde se trouve exprimée dans les productions audiovisuelles et dans les espaces aménagés de Disney; H-2) l’ensemble des premières prépare le visiteur des seconds à l’actualisation des rôles et des comportements proposés; H-3) l’expérience Disney sous ces formes audiovisuelles et spatiales contribue au renforcement de normes et de valeurs qui mettent en péril la société des 3 « I do not make films primarily for children. Call the child innocence. The worst of us is not without innocence, although buried deeply it might be. In my work, I try to reach and speak to that innocence. » 16 — Cahiers du Gerse, n o 6 consommateurs avertis, des citadins tolérants et des citoyens responsables. Première hypothèse Une même représentation du monde se trouve exprimée dans les productions audiovisuelles et dans les espaces aménagés de Disney. Un même ensemble d’idées et de représentations est à l’œuvre dans les deux grands secteurs de sa production culturelle. Bref, un même imaginaire se profile aussi bien dans son cinéma et ses produits dérivés, que dans ses espaces aménagés. Du reste, le concept d’« imagineering »4, introduit par Disney, traduit cette ingénierie de l’imaginaire à l’œuvre dans l’ensemble de sa production. Mais de quel imaginaire s’agit-il? Dans la mesure où l’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs rapports réels d’existence, je dirai que l’imaginaire commun aux différentes productions culturelles de Disney est de l’ordre de l’idéologie. Depuis Althusser, nous savons en effet que « l’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence » (Althusser, 1976 : 101). Mais nous savons aussi que Hollywood n’a cessé d’opposer idéologie et divertissement, prétendant que le divertissement n’avait d’autre finalité que celle de contribuer au bonheur des individus en les détournant de leurs malheurs. Quoi de plus légitime en effet, et pourquoi s’en plaindrait-on, puisque la Déclaration d’Indépendance américaine (1776) proclame également cette « égalité fondamentale de tous dans la poursuite du bonheur » (Balthazar, 2001 : 17)? Mais, « le style transparent du divertissement [ne rend-t-il pas] naturelle l’idéologie transmise et son imprégnation » (Cornellier, 2004)? Bref, le divertissement vient appuyer l’idéologie américaine de la poursuite du bonheur individuel et légitimer le capitalisme comme seul moyen permettant d’atteindre cet idéal. Mais quels sont les liens entre cette idéologie américaine et les cinémas hollywoodien et disneyen? 4 Walt Disney Imagineering est une société d’ingénierie et de conception qui emploie 1 600 personnes. C. Perraton — Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux — 17 Pour Anne-Marie Bidaud (1994), l’idéologie américaine s’appuie, dans le cinéma hollywoodien en général et dans le cinéma disneyen en particulier, sur la notion de « mythe » qui contribue à la naturalisation de l’histoire dans l’inconscient collectif américain de manière à rendre compte du passé des ÉtatsUnis et à aborder son avenir. Selon cette auteure, les mythes « servent à transformer en cosmogonie des événements expliquant la naissance et le développement du pays, à les rendre irréfutables. Comme l’ont analysé Claude Lévi-Strauss ou Roland Barthes, le recours aux mythes est une forme de négation ou “d’évaporation” de l’histoire » (Bidaud, 1994 : 15). Avec le mythe de la terre promise qu’a si bien illustré le western américain, l’idéologie américaine développe un certain nombre d’autres mythes que le cinéma n’a cessé de reprendre comme ceux […] du melting pot, du self-made-man et de la société sans classe, du common man comme incarnation parfaite de l’homme démocratique américain. D’autres enfin sont plus concernés par la dynamique extérieure du rêve : le mythe de la Destinée manifeste, de la Mission américaine à l’égard du monde, hissant haut le pavillon de la démocratie et de la liberté, [faisant] ainsi du droit d’ingérence que les États-Unis se sont accordé, un devoir quasi sacré. (Bidaud, 1994 : 15) Chaque fois, « le mythe fonctionne bien comme “une parole dépolitisée” : il ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité » (Barthes, cité par Bidaud, 1994 : 15). L’individualisme sert à l’uniformisation du melting pot américain en faveur de l’idéal WASP (White Anglo Saxon Protestant), assurant par là l’intégration des immigrants. Par son travail d’investissement imaginaire, le spectateur en vient à s’identifier et se projeter sur la figure du héros individuel pour en devenir l’égal et le complice. Dans l’idéologie américaine, l’amour et la réussite (sociale et économique) constituent un idéal individuel. Le bonheur est mesurable et l’amour se trouve souvent associé au succès et à la gloire, car « il est le moyen privilégié pour atteindre l’équilibre et la plénitude » (Bidaud, 1994 : 157). L’accent se trouve donc mis sur le parcours et la quête qui permettent la réalisation de soi. Et si 18 — Cahiers du Gerse, n o 6 le bonheur en est la récompense, le succès et la gloire en sont la mesure. Tout individu a la possibilité de réussir en partant de rien. Une des structures les plus fréquentes des fictions hollywoodiennes est celle de la success story, sur le modèle des romans de Horatio Alger : elle suit l’ascension sociale de héros pauvres ou inconnus au départ qui, par une série d’étapes, finissent par atteindre le sommet. Pour que la démonstration idéologique soit efficace, il faut que l’itinéraire du héros soit pris à son début, au degré zéro de l’échelle sociale. L’arrivée aux États-Unis en provenance d’Europe constitue la scène fondatrice par excellence. La matérialisation de la table rase. (Bidaud, 1994 : 139) Comme l’illustre bien Hercule5, le 35e film d’animation de Disney, le bonheur est intimement lié à la quête du héros et l’accompagne tout au long de son périple. Il lui donne la force de surmonter les épreuves et de triompher même de la mort. On aura compris qu’il est difficile de s’interroger sur la représentation de l’idéologie américaine au cinéma sans évoquer le rôle déterminant du happy end qui fait triompher l’espoir : Plus que tout autre convention cinématographique, celle du happy end contribue à entretenir l’optimisme du public. Bien que toutes les résolutions de films ne correspondent pas à ce modèle, sa fréquence en fait pourtant une des figures emblématiques du style hollywoodien. C’est une conclusion rassurante parce qu’elle garantit un retour à l’ordre, social et moral : le châtiment des coupables, voire leur mort, font partie de la rétribution attendue. Les héros positifs y atteignent aussi une apothéose hautement romanesque, associée le plus souvent au cliché du couple figé dans un baiser à goût d’éternité, sur lequel viennent s’inscrire les mots magiques : the end. En tant que point d’orgue, le happy end induit une forme de temporalité accompagnée d’un sentiment de complétude et d’accomplissement, il propose un type de clôture absolue qui donne l’illusion d’échapper au devenir. (Bidaud, 1994 : 215) Dans Hercule, le happy end n’est possible que parce qu’un certain nombre de conditions se trouvent réunies : 5 Voir le résumé placé en fin de texte. C. Perraton — Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux — 19 1. le personnage est né d’une famille heureuse : ses parents, biologiques et adoptifs, vivent harmonieusement et veulent son bien (c’est le happy family); 2. il réussit sa quête et se transforme en héros (happy quest); 3. il libère la terre et les cieux des forces du mal (happy place); 4. il trouve l’amour6 (happy together). Bref, Disney reprend pour l’essentiel le modèle classique hollywoodien du cinéma qu’élaborent David Bordwell et Kristin Thomson dans leur livre L’art du film : une introduction (2000), aussi bien dans le style et l’histoire que dans les personnages et les valeurs représentées (l’individualisme, l’éthique du travail, l’optimisme et la foi dans l’avancement personnel et le progrès de l’humanité). Deuxième hypothèse L’ensemble des productions audiovisuelles prépare le visiteur des espaces aménagés à l’actualisation des rôles et des comportements proposés. Dans le présent dossier, certains textes développent l’idée que le cinéma de Disney aide à comprendre la ville qu’il propose. L’imaginaire présent dans les productions audiovisuelles prépare et prédispose son public à comprendre et accepter les comportements proposés aussi bien dans les parcs thématiques que dans ses autres projets urbains. Pendant que les films mettent le public en présence de personnages auxquels il s’identifie et sur lesquels il projette ses désirs et ses phantasmes, les espaces aménagés lui donnent l’occasion de les rencontrer. L’offre devient d’autant plus alléchante et acceptable qu’elle est répétée et gratuite : elle est au cœur de la stratégie de mise en marché des différents produits dérivés des productions 6 Ce triomphe de l’amour se fait au détriment du mythe d’origine. Non seulement Héraclès est-il né d’une union illégitime entre Zeus et Alcmène (une mortelle), mais il fut même persécuté par la femme de Zeus en proie à la jalousie. Rendu fou par elle, Héraclès alla jusqu’à massacrer sa femme, Mégara, et les enfants qu’il eut avec elle. Pour accéder à la divinité, le héros dut se donner la mort. 20 — Cahiers du Gerse, n o 6 audiovisuelles de Disney 7. Or, les espaces Disney en général et les parcs thématiques en particulier permettent la réalisation de cette rencontre et la consommation de tels produits. Revenons à notre exemple : Hercule, film qui met le public en présence d’un de ces personnages. Mal servi par sa force, Hercule est confronté à son destin. Il doit quitter les siens et partir en quête de son identité. Grâce à son courage, il surmonte les épreuves et devient le maître des lieux, comme l’énonce une chanson du film, « From Zero to Hero ». Puis, par amour pour Meg, il préfère rester sur terre plutôt que de retourner à l’Olympe où il est né. La proposition est claire : celui auquel le public est appelé à s’identifier devient le maître des lieux par le déploiement de ses qualités. C’est ce que n’hésite pas à dire un spectateur cité par Janet Wasko : The bright lively characters on the screen told me that I could be as happy as them if I could only dream as they do. (2001 : 194) Non seulement le spectateur pourra-t-il retrouver son héros au parc thématique, mais il y trouvera aussi une expérience de l’espace comparable à la sienne. Du reste, sa visite des lieux se fera en conformité au programme narratif qui actualise une représentation spatiale et chronologique donnant aux États-Unis et aux Américains le rôle de maître du monde : Ainsi Disneyland est une utopie saisie par l’idéologie en ce qu’elle est la représentation du rapport imaginaire que […] la société américaine entretient avec ses conditions réelles d’existence et plus précisément avec l’histoire réelle des États-Unis et avec l’espace extérieur. Elle est la projection fantastique de l’histoire de la nation américaine dans sa double instauration à l’égard de l’étranger et à l’égard du monde naturel, la métaphore déplacée de la représentation idéologique. (Marin, 1973 : 297) Troisième hypothèse L’expérience Disney sous ses formes audiovisuelles et spatiales contribue au renforcement des normes et des valeurs qui mettent 7 Les premiers contrats de mise en marché de produits dérivés remontent au début des années 1930. C. Perraton — Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux — 21 en péril la société des consommateurs avertis, des citadins tolérants et des citoyens responsables. Dans sa proposition de monde, Disney contribue plutôt à la production d’un modèle fait pour des consommateurs non avertis, des citadins intolérants et des citoyens irresponsables. Voyons ça dans l’ordre. La production d’un consommateur non averti Le consommateur averti est celui qui sait prendre une distance par rapport à ses besoins. C’est celui qui sait distinguer entre ses désirs et ses besoins. Ses besoins étant idéologiquement produits, il ne les prend pas pour l’expression de ses « désirs naturels et nécessaires ». Il sait pour ainsi dire faire le tri entre le nécessaire, le superflu et l’inutile. Pour sa part, le « guest » des parcs disneyens ne saurait attendre la réalisation de la promesse de bonheur sans s’investir activement dans la consommation des produits et services offerts. L’homme de Disney est celui qui vit de et par le commerce des expériences de vie. Il est celui qui prend l’achat de morceaux de bonheur tarifés pour une véritable rencontre. Il est donc juste de dire avec Eco que ce qui se trouve falsifié « c’est notre envie d’acheter, que nous prenons pour vraie, et en ce sens Disneyland est véritablement la quintessence de l’idéologie de la consommation ». (Ariès, 1991 : 31) Le film ne contribue-t-il pas à la production de ce désir de retrouver le personnage, comme seule manière de lui donner un peu de substance? Ses chances d’y arriver sont en tout cas plus élevées avec le train publicitaire qui l’accompagne. Comme l’énonçait un cadre de la compagnie, le principe est resté le même depuis la fin des années 1930 : « Les enfants voient d’abord le film et tombent ensuite en amour avec les personnages, puis veulent ramener un morceau du film à la maison8. » (Wasko, 2001 : 72; notre traduction) Ce principe tient lieu d’objectif. Le film Hercule, encore une fois, illustre ce principe en se parodiant lui-même dans la séquence abordée plus haut. Dans cette séquence montée comme un clip, différents produits défilent au gré de la chanson « Zero to 8 « First, the kids will see the movie and fall in love with the characters; then they’ll want to bring home a piece of that movie. » 22 — Cahiers du Gerse, n o 6 Hero » pour commémorer les exploits du héros : cela va des sandales « Air Herc » à la boisson désaltérante « Herculade », en passant par les tee-shirts, les vases et les statuettes, tous offerts à la boutique de souvenirs « Hercules Store ». Le public s’entoure ainsi de souvenirs des personnages qu’il a aimés, dans l’espoir (ou l’illusion) de retrouver une part de leurs attributs. Dans la mesure où ces objets collent ou ont collé au héros, il croit pouvoir en tirer la part d’énergie, de vertu et de bonheur que ce dernier incarne. Notre exemple illustre bien ce fait. Hercule fut lancé le 27 juin 1997 aux États-Unis. Comme les autres qui l’ont précédé, ce film était un produit de base appelé à servir d’inspiration pour la mise en marché des produits dérivés. Or, la promotion du film a commencé à se faire de nombreux mois avant sa sortie, aussi bien dans le réseau des médias de l’entreprise, que sous la forme de bandes-annonces avant la représentation du dernier film en salle, 101 dalmatiens, pendant la période des fêtes de fin d’année de 1996, ou sur les vidéocassettes de Toy Story (21 millions de copies) et du Bossu de Notre-Dame (10 millions de copies). La campagne de promotion d’Hercule prit des proportions gigantesques. Avec la participation de GM Chevrolet et des restaurants McDonald’s, Disney entreprit une mégatournée des centres d’achats de 20 grandes villes américaines pour mettre en vedette les personnages du film dans différents manèges, introduire divers produits dérivés comme le site Web et le nouveau jeu vidéo créé pour l’occasion par Disney Interactive et inaugurer le spectacle Hercules on Ice (à l’affiche pendant 5 ans). Manhattan fut mis à contribution lors du week end précédant la première du film, du 13 au 15 juin 1997, avec « The Hercules Electrical Parade », sur la 5 e avenue, entre les 42e et 66e rues. Au total, plus de 6 000 produits dérivés et une centaine de manufacturiers furent associés au film. The film’s appeal is truly across-the-board. At its heart and soul it’s a comedy – very smart, very witty, very funny. We think that little boys will want to become Hercules, and little girls will want to become Meg. So we try to reflect that in the products we do; the merchandise brings the characters to life. (Extrait du rapport annuel de la compagnie 1997, cité par Wasko, 2001 : 73) C. Perraton — Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux — 23 Comment devient-on l’artisan de son bonheur? Le devenonsnous du seul fait d’être allé voir le film au cinéma ou d’avoir acheté le DVD? Sans doute faut-il encore un peu plus. Mais il n’y a pas que le film, il y a aussi le « making of » grâce auquel le public assiste au spectacle des conditions de production du film et participe sous forme interactive à la consécration des moyens techniques et esthétiques de production. Disney se veut transparent. Comment ne pas voir qu’il travaille pour nous, qu’il le fait « pour notre bien »? Comment ne pas lui témoigner notre profonde admiration, en retour, en allant chercher le tee-shirt de Mickey Mouse, la jupe de Pocahontas et les sandales d’Hercule? La production d’un citadin intolérant Alors que le cinéma de Disney prépare son public à l’intériorisation d’une vision du monde, ses espaces aménagés positionnent les corps et les inscrivent dans un rapport singulier avec le reste du monde. Tout son cinéma n’est-il pas d’ailleurs fait pour soutenir l’idée que le meilleur des mondes est celui des similitudes? Et ses parcs thématiques ne rassemblent-ils pas de telles similitudes pour se donner des « airs de monde entier »9? Bref, en voulant mettre en échec l’étrange et l’insolite, Disney ne repousse-t-il pas la perspective de véritables rencontres? Ne travaille-t-il pas à la production d’un citadin intolérant pour qui la réalisation du paradis sur terre se fait au prix de l’effacement des différences10? Par exemple, malgré la présence accrue des minorités visibles dans les publicités de Disney, la proportion des Noirs qui visitent Walt Disney World est de 3%, celle des Hispaniques de 2%, alors que celle des professionnels, techniciens et cadres est de 75%. Apparemment, la fin des conflits n’est possible chez Disney qu’à l’intérieur d’un monde homogène et hygiénisé. 9 Voir à ce sujet le livre d’Alain Médam, Labyrinthes des rencontres (2002). 10 Monica Kin-Gagnon nous faisait remarquer que Pocahontas ne réside pas au château des princesses, mais à Frontierland avec des personnages mineurs de l’univers Disney. 24 — Cahiers du Gerse, n o 6 Sans l’imaginaire configurateur des individus, le divertissement de masse débouche sur la consommation de produits dérivés; le consommateur passant de l’investissement symbolique à la compulsion d’achat. L’utopie du bonheur comme assurance contre l’angoisse n’aurait-elle pas pour prix à payer « l’amputation de l’imaginaire » (Gaillard, 1998). Comme le rappelle Boris Cyrulnik (2002), le bonheur n’a rien d’un état à atteindre, il n’est qu’une démarche et une aventure. Or, cette aventure ne se vit pas seul, car l’accomplissement des rêves peut en laisser plus d’un en panne de désir. La liberté doit être revendiquée, malgré son lot d’angoisses : comment être libre sans être responsable de ses choix? Lorsque le doute reprend sa place, les conflits reviennent en effet, et avec eux l’obligation de débattre, mais aussi la possibilité d’évoluer. Seraitce que le doute permet de prendre l’autre en compte et de chercher à le comprendre? De sorte que si la rencontre peut être à l’origine d’un conflit entre deux mondes, elle n’en ouvre pas moins, en même temps, la porte au partage et à la création d’un monde meilleur. La production d’un citoyen irresponsable Le public est pris en charge par le dispositif dans les parcs thématiques. L’ensemble de ses déplacements est programmé. Le dispositif règle une fois pour toutes le mode d’habiter, et il le fait à la place de l’habitant. Du reste, la forme achevée de ce principe se trouve à Celebration Town où les résidents sont davantage des consommateurs que des citoyens. Selon Michael Pollan du New York Times, les propriétaires sont en effet sans pouvoir véritable face à l’assemblée des propriétaires qui est, elle-même, sans pouvoir face à Disney (vendu depuis à Lexin Capital) (cf. Wasko, 2001 : 180). Mais aucune crainte n’existe à Celebration. Aucune crainte de la mort et des tragédies du journal de fin de soirée. Aucune crainte de ces hommes vilains qui s’en prendraient à leurs enfants en plein jour. Aucune crainte que leurs tonnes de contrats d’assurance et de garanties ne s’effondrent au moindre coup de vent s’ils ne sont pas constamment revus. Les requins de Disney exploitent ces craintes cachées, répétant sans cesse que, « pas de barrières, pas de barrières, pas de barrières! » comme un véritable mantra derrière leur sourire patenté. Sous les douleurs C. Perraton — Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux — 25 de guerre et entre les lignes, ils crient vraiment, « des barrières, des barrières, des barrières! » attirant les désillusionnés comme des mouches à merde. Les résidants se cachent derrière leurs barrières high-tech et leurs agents de sécurité personnels – n’importe quoi pour les mettre à l’abri. Au lieu de cela, ils s’enterrent « eux-mêmes » dans leurs bunkers (TV room bunkers) et vivent à travers la lunette des dessins animés du Family Channel11. (Sunir Shah; notre traduction) Le contrôle est à l’ordre du jour dans les espaces aménagés par Disney. La marque de ce contrôle est perceptible aussi bien dans la propreté des lieux que dans la perfection de l’organisation. Il en résulte une obsession généralisée devant tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à des déchets, de la saleté, des bris ou des ratés de système; des marques de contrariété ou de désaccord de la part du personnel, etc. [Alors que la culture populaire intégrait la mort, nous dit Françoise Gaillard], il ne reste rien de cette culture-là dans le royaume magique qui expurge la mort de la vie, qui ignore le sexe, qui a la phobie de l’organisme, et d’ailleurs de toutes les fonctions vitales (Bambi n’y a pas de trou du cul!) et qui est en proie à une obsession hygiénique et sécuritaire. (Gaillard, 1998) Tout signe annonciateur d’une éventuelle perte de contrôle, ou de perturbation de l’équilibre recherché, est condamné par avance et effacé sur-le-champ. Cette phobie de l’insolite, de l’impur et de l’étrange prend des proportions à l’échelle de l’empire Disney. 11 « But no fear exists in Celebration. No fear of death and tragedy boasted about every day on the evening news. No fear of the bad men who come for their children in the dark innocence of full daylight. No fear that their paper pillars of security could collapse under the slightest breeze if not watched carefully. The greased Disney reps expertly prey on these very hidden fears, reciting, “No gates, no gates, no gates!” behind a practiced smile as some sort of camouflaging mantra. Beneath the war pain and between the lines, they really scream, “Gates, gates, gates!” attracting the disillusioned like flies to shit. The residents hide behind the tall iron bars of high-tech home security and personal police – anything to keep them out. Instead, they bury “themselves” in their TV room bunkers and live vicariously through the Family Channel cartoon world. » 26 — Cahiers du Gerse, n o 6 Tout ce qui témoigne du divers et de la différence est écarté au profit du même et de sa répétition. Le visiteur espère retrouver sur les lieux ces hauts standards de propreté, d’ordre et d’efficacité. L’espace qu’il trouvera ne sera pas bâti, mais aménagé, codé, classifié, géré et encadré. Il ne pourra donc pas l’habiter, mais l’occuper en simple locataire, avec l’illusion peut-être d’être le maître des lieux… Un jour, rapporte Janet Wasko, de nombreux visiteurs ayant été témoins d’une altercation entre un employé et un jeune adolescent agressif demandèrent à être remboursés parce que l’incident avait compromis la réalisation de leur rêve; ce lieu n’ayant pu être à la hauteur de leurs attentes : le parc n’avait rien d’une « happiest place on earth »12 (Wasko, 2001 : 165). La promesse d’un monde sans conflit, innocent et de pure fantaisie n’avait pu se réaliser. Disneyland a été obligé d’adopter des procédures spéciales de protection de son personnel. Les personnages qui représentent des « méchants » sont, en effet, assez souvent, agressés par des guests incapables de faire la différence entre ces héros de fiction et des personnes réelles. Ils sont mordus, reçoivent des coups, sont pincés ou piqués avec des objets. Ils reçoivent des jets de bombes lacrymogènes à travers la grille du masque. Le personnage en danger place les mains devant ses yeux pour signaler le danger : ses gardes du corps interviennent discrètement pour le protéger. Ces gestes de violence ne sont pas le fait des adversaires de Disney. Ils sont commis par des visiteurs qui se sont tellement pris au jeu qu’ils sont incapables de résister à leur pulsion. Ils prouvent ce qui arrive lorsque le grand enfant prend le pas sur l’adulte. (Ariès, 1991 : 161) Dans cette tyrannie du bonheur, la « pédagogie de l’innocence » est à la mise en forme cinématographique ce que l’« architecture du réconfort » est à l’aménagement de l’espace. Blanche Neige, Cendrillon et la Belle au Bois dormant sont au cinéma ces personnages purs et innocents qui rassurent. Dans les parcs thématiques, le parcours proposé, tout autant que l’architecture, 12 La politique officielle de Disney veut que personne ne meure jamais dans les parcs thématiques (cf. Wasko, 2001 : 168). C. Perraton — Du cinéma à la ville : Disney, maître des lieux — 27 sont là pour nous rassurer13. Le tout se présente sous la forme du voyage initiatique dans l’imaginaire américain. Les parcs n’ont rien du camp retranché qui se referme sur lui-même; ils constituent plutôt un espace alternatif qui enferme le reste (tout ce qui n’est pas le parc) sur lui-même. Résumé du film Hercule En Grèce antique, la fête bat son plein sur le Mont Olympe. Zeus et Héra ont invité tous les autres dieux à venir célébrer la naissance de leur fils Hercule. Mais Hadès, le seigneur des Enfers, brûle de s’installer sur le trône. Il sait que dans dix-huit ans les astres lui seront favorables. Il lui suffira de libérer les Titans, emprisonnés par Zeus, et d’éliminer Hercule. Hadès s’empresse d’ordonner à Peine et Panique, ses deux sbires, de faire disparaître le bébé. Mais ils échouent dans leur mission : Hercule se retrouve parmi les mortels. Recueilli et élevé par Amphitryon et Alcmène, il devient bien vite un adolescent aussi fort que maladroit. Le jeune homme n’a plus le souvenir de son origine. Un jour, cependant, Zeus se manifeste et lui enjoint de devenir un héros parmi les hommes. Hercule part aussitôt à la recherche de Philoctète, l’entraîneur des champions. Hadès est prêt à tout pour l’empêcher de réussir. Il lance à sa poursuite Peine et Panic et n’hésite pas non plus à se servir de la séduisante Mégara... Par ses performances, le fils de Zeus devient en quelques mois la vedette de Thèbes. Après une série d’épreuves, Hercule devra comprendre que pour un Dieu, l’essentiel n’est pas sa puissance physique, mais bien le pouvoir de son cœur. 13 « À Anaheim, les façades tournant-du-siècle qui flanquent Main Street U.S.A. sont toutes familières et apaisantes (ce sont en fait de fausses façades appliquées sur de longs bâtiments sans caractère). Même leur échelle est rassurante. Le rez-de-chaussée s’élève environ aux cinq huitièmes de la hauteur normale, et les deux étages du dessus sont plus petits encore. L’ensemble crée une agréable illusion de hauteur (grâce au procédé de la perspective accélérée), sans l’effet menaçant de la réalité. » (Marling, 1997 : 19)