portobello - Editions des Deux Terres

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portobello - Editions des Deux Terres
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PORTOBELLO
roman
TRADUIT DE L ’ ANGLAIS
PAR JOHAN - FRÉDÉRIK HEL GUEDJ
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Titre originalþ:
PORTOBELLO
Éditeur originalþ:
Hutchinson, Random House, Londres
© originalþ: Kingsmarkham Enterprises Ltd, 2008
ISBN originalþ: 978-0-09192-584-0
Pour la traduction françaiseþ:
© Éditions des Deux Terres, févrierþ2011
ISBNþ:
978-2-84893-084-8
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À Doreen et Les Massey,
avec toute mon affection.
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CHAPITRE 1
O
n l’appelle Portobello Road car, il y a très longtemps
de cela, un capitaine au long cours du nom de Robert Jenkins s’était présenté devant une commission de la Chambre
des communes en brandissant son oreille amputée. Dans les
Caraïbes, déclara-t-il, des gardes-côtes espagnols avaient pris
son navire à l’abordage et lui avaient tranché l’oreille avant
de piller le vaisseau et de le laisser partir à la dérive. Suite à
d’autres atrocités espagnoles, l’opinion publique était déjà
fort remontée et, aux yeux des membres du Parlement qui
s’opposaient au gouvernement Walpole, cette fois, après
l’incident Jenkins, la mesure était comble. Ils exigèrent une
vengeance britannique et ce fut ainsi que débuta la guerre
dite de l’Oreille de Jenkins.
L’année suivante, en 1739, l’amiral Vernon s’empara de la
ville de Puerto Bello, dans les Caraïbes. Ce fut l’un de ces succès chers au cœur des patriotes anglais, même si la majorité en
connaissait à peine l’enjeu. Pour citer les mots d’un poète au
sujet d’une autre bataille et d’une autre guerreþ: «þÇa, je ne
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saurais le voir, mais ce fut une fameuse victoire.þ» Le triomphe
de Vernon fit la renommée de Puerto Bello et entraîna une
vague de baptêmes commémoratifs. En ce temps-là, Notting
Hill et Kensal se situaient encore en rase campagne, des moutons et du bétail y paissaient, et un propriétaire terrien
nomma ses champs Portobello Farm. Avec le temps, le chemin qui y menait devint Portobello Road. Sans l’oreille de Jenkins, il aurait été baptisé d’un autre nom.
Dans ce quartier, les rues où l’on tenait marché à ciel ouvert
abondaientþ: Kenley Street, Sirdar Road, Norland Road, Crescent Street et Golborne Road. Portobello a été la seule à survivre et, à partir de 1927, un marché s’y tenait quotidiennement
de huit heures du matin à huit heures du soir, et de huit heures à vingt et une heures les samedis. Il existe encore les
dimanches, dans une version fortement réduite. La rue est
très longue, un véritable mille-pattes qui serpente de Pembridge Road au sud à Kensal Town au nord, en déployant ses
anneaux sur tout le parcours, atteignant presque la grande
ligne de chemin de fer de la Great Western et le Grand Union
Canal. Et, le long de ses pattes – autrement dit, de ses rues de
traverse –, c’est un débordement de boutiques et d’échoppes.
Les étalages en occupent presque toute la partie centrale, car
même si des véhicules la traversent et si certaines voitures
avancent patiemment au pas au milieu des piétons, elle est
rarement fréquentée comme une grande artère. Portobello
Road possède une personnalité riche, tapageuse, pleine de
vitalité et de couleurs éclatantes, zébrée de graffiti bizarres et
splendides qui s’apparentent à de l’art. Une tension indéfinissable y ajoute le piment du danger. Portobello n’a rien de sûr,
rien de résidentiel. On ne saurait rien imaginer de plus différent d’une rue commerçante ordinaire. Ceux qui l’aiment,
mais aussi ceux qui la connaissent à peine, l’ont appelée le
plus beau marché en plein air du monde.
On peut y acheter n’importe quoi. On y vend tout ce qui
existe sur terreþ: meubles, antiquités, vêtements, literie, quincaillerie, musique, nourriture, nourriture encore et encore.
Fruits et légumes, viandes et poissons, fromages et chocolat.
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Sur ces étalages, on vend des bijoux, des chapeaux, des masques, des gravures, des cartes postales anciennes et récentes,
des châles et des foulards, des chaussures et des bottes, des
casseroles et des poêles, des fleurs véritables et artificielles,
de la fourrure et de la fausse fourrure, des lampes et des instruments de musique. On peut y acheter une harpe ou une
cage à oiseaux, un ours en peluche, une robe de mariée ou
le dernier best-seller. Si vous avez envie de déjeuner dans la
rue, vous pouvez vous acheter une paella ou des crêpes
encore fumantes. Mais on n’y vend pas d’animaux vivants, et
pas d’oiseaux.
Des livres à petit prix et en excellent état sont en vente à la
boutique Oxfam. Un peu plus loin, un traiteur espagnol propose, à côté de toute son épicerie, mystérieusement, de jolis
fait-tout en terre cuite, des bols et des plats. Tout un minimarché se niche aussi sous la quasi-totalité des anneaux du
mille-pattes et enfin, à Portobello Green, une halle couverte
sous une tente au toit pointu, une sorte d’Opéra de Sydney
du pauvre. Quant aux façades des maisons de Tavistock
Road, elles sont peintes en rouge et vert, en jaune et gris.
À l’instant où vous quittez Pembridge Road, Westbourne
Grove ou Chepstow Villas pour poser le pied dans le marché,
vous humez l’air, et vous ressentez une pointe d’excitation,
un pincement au cœur. Et dès que vous vous y êtes rendu
une fois, vous éprouvez le besoin d’y retourner. Des milliers
de visiteurs flânent, vont et viennent le dimanche. L’endroit
s’est emparé d’eux comme un site pittoresque peut s’emparer de vous et vous attirer à nouveau. Il vous rattache par un
fil et, d’un petit coup sec, vous appelle à y retourner.
Assez loin vers le début de Portobello Road, un passage
luxueux conduit désormais les visiteurs vers l’entrée de ce
territoire. Il y a là une boutique de vêtements pour enfants,
les enfants de riches qui fréquentent des écoles privées chic,
une boutique qui vend des savons de fabrication artisanale,
roses, verts et marron, très parfumés, une autre où l’on
s’achète des chandails et des tee-shirts, mais en cachemire
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exclusivement, et un endroit qui se fait appeler le studio, où
l’on propose de petites aquarelles et des obélisques en marbre qui le sont encore plus. C’était là, longtemps avant que
ce passage n’existe, qu’Arnold Wren tenait sa galerie. Il ne
l’avait jamais appelée comme cela, préférant une désignation plus humble, celle de «þboutiqueþ».
À l’extérieur, des éventaires encombraient le trottoir. Surtout des fruits et légumes par ici. Du temps où le fils
d’Arnold, Eugene, était encore petit garçon, on y vendait les
variétés de légumes et de fruits qu’offraient les marchés
anglais depuis des générations. Sa grand-mère se souvenait
encore de l’époque de l’apparition de la première tomate et
lui, quinquagénaire désormais, avait vu le tout premier avocat à l’étalage du vieux M.þGibson. La mère du garçon n’en
appréciait guère le goût, elle disait que cela lui faisait l’effet
de manger une savonnette de couleur verte.
Arnold vendait des tableaux et des gravures, ainsi que de
petites sculptures. Dans les pièces du fond de la boutique,
des piles de tableaux occupaient l’essentiel de la place disponible. Il gagnait assez d’argent pour assurer son confort,
celui de sa femme et de son fils unique, dans leur maison de
Chesterton Road qui, sans payer de mine, n’en était pas
moins confortable. Et puis un jour, le garçon était alors adolescent, le père avait emmené toute la famille en vacances à
Vienne. Là, dans une exposition, il avait découvert les tableaux
du symboliste suisse Arnold Böcklin, un prêt de plusieurs
galeries européennes. Le prénom l’avait frappé, car c’était le
même que le sien. Arnold Wren n’avait jamais oublié ces
peinturesþ; elles le hantaient dans ses rêves et, plus tard, il
aurait pu décrire certaines des œuvres de Böcklin entièrement de mémoire dans leurs moindres détails, L’Île des morts,
l’effrayant autoportrait avec la main du squelette posée sur
l’épaule du peintre, ou Le Combat des centaures.
Il avait oublié la provenance de la quasi-totalité des
tableaux entreposés à l’intérieur des pièces de l’arrièreboutique. Il en avait hérité certains de son père. D’autres lui
avaient été cédés, contre quelques shillings, même pas quel12
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ques livres, par des gens qui débarrassaient leur grenier. Il
en existait des milliers, de ces greniers, dans le vieux Notting
Hill. Mais un jour, en les examinant, et se demandant si telle
ou telle œuvre valait la peine d’être conservée, il était tombé
sur une toile qui lui rappelait Vienne. Elle n’avait rien à voir
avec L’Île des morts ou Le Centaure et maréchal-ferrant, mais il y
flottait le parfum de Böcklin, ce qui lui fit retenir son souffle.
C’était le tableau d’une sirène nageant à l’intérieur d’un
vase de verre au col étroit, essayant peut-être – à en juger
d’après l’expression de peur et de désespoir sur son visage –
de se hisser hors de l’eau et du vase. Le tout était d’un vert
glauque, sauf la chair rosée et les longs cheveux d’or. Arnold
Wren avait intitulé cette toile Ondine dans un bassin à poissons
et l’avait montrée à un expert sans lui faire part de ce qu’il
suspectait. L’expert avait rendu son verdictþ:
–þEh bien, monsieur Wren, je suis sûr à quatre-vingt-dixneuf pour cent que c’est un tableau d’Arnold Böcklin.
Arnold était un homme honnête et il avait répété la chose
à l’acheteur potentiel de l’œuvreþ: «þJe suis sûr à quatre-vingtdix-neuf pour cent que c’est un Böcklinþ», mais Morris Stemmer, en homme riche et arrogant qui se piquait lui-même
d’être expert, en était sûr à cent pour cent. Il avait versé à
Arnold le style de somme dont on dit généralement qu’elle
se situe «þau-delà des rêves les plus fousþ». Elle avait permis à
Arnold de s’acheter une maison à Chepstow Villas, une
Jaguar, et de choisir des destinations de vacances plus lointaines que Vienne. Sa réussite était tout aussi typique de Portobello que pouvait l’être le fiasco du vieux M.þGibson. C’était
du moins ce qu’il semblait, en surface.
À la mort de son père, Eugene Wren déménagea leur
commerce dans des locaux de la très sélecte Kensington
Church Street, et ne les évoquait plus qu’en parlant de «þla
galerieþ». Le nom en lettres d’or sur fond vert foncé était
celui d’«þEugene Wren, objets d’artþ», et, pour une part
grâce à la chance, pour une part grâce au flair d’Eugene, qui
savait repérer les jeunes artistes et ce qui, du passé, allait
redevenir en vogue, il lui fit gagner beaucoup d’argent.
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Sans être lui-même un voleur, Albert Gibson, le marchand
à l’étalage, s’était marié à une famille de voleurs. Son fils unique à lui, Gilbert, était trop de fois passé par la prison pour
que sa femme Ivy prenne encore la peine de les compter.
C’était pour cela, disait-elle aux membres de sa famille,
qu’ils n’avaient pas eu d’enfants ensemble. Gib n’était jamais
assez longtemps à la maison. Elle vivait à Blagrove Road
quand on y avait percé la rocade de la Westway, coupant la
rue en deux et transformant le 2þBlagrove Villas en maison
indépendante. Le petit supermarché d’Aclam Road la séparait de la voie rapide et de la voie ferrée, et Portobello Road
se situait à un jet de pierre – si vous étiez un tireur d’élite
doté d’un bras solide et à l’œil affûté.

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