portobello - Editions des Deux Terres
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156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 5 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 PORTOBELLO roman TRADUIT DE L ’ ANGLAIS PAR JOHAN - FRÉDÉRIK HEL GUEDJ 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 6 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 Titre originalþ: PORTOBELLO Éditeur originalþ: Hutchinson, Random House, Londres © originalþ: Kingsmarkham Enterprises Ltd, 2008 ISBN originalþ: 978-0-09192-584-0 Pour la traduction françaiseþ: © Éditions des Deux Terres, févrierþ2011 ISBNþ: 978-2-84893-084-8 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.þ335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.les-deux-terres.com 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 7 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 À Doreen et Les Massey, avec toute mon affection. 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 8 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 9 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 CHAPITRE 1 O n l’appelle Portobello Road car, il y a très longtemps de cela, un capitaine au long cours du nom de Robert Jenkins s’était présenté devant une commission de la Chambre des communes en brandissant son oreille amputée. Dans les Caraïbes, déclara-t-il, des gardes-côtes espagnols avaient pris son navire à l’abordage et lui avaient tranché l’oreille avant de piller le vaisseau et de le laisser partir à la dérive. Suite à d’autres atrocités espagnoles, l’opinion publique était déjà fort remontée et, aux yeux des membres du Parlement qui s’opposaient au gouvernement Walpole, cette fois, après l’incident Jenkins, la mesure était comble. Ils exigèrent une vengeance britannique et ce fut ainsi que débuta la guerre dite de l’Oreille de Jenkins. L’année suivante, en 1739, l’amiral Vernon s’empara de la ville de Puerto Bello, dans les Caraïbes. Ce fut l’un de ces succès chers au cœur des patriotes anglais, même si la majorité en connaissait à peine l’enjeu. Pour citer les mots d’un poète au sujet d’une autre bataille et d’une autre guerreþ: «þÇa, je ne 9 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 10 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 P O R T O B E L L O saurais le voir, mais ce fut une fameuse victoire.þ» Le triomphe de Vernon fit la renommée de Puerto Bello et entraîna une vague de baptêmes commémoratifs. En ce temps-là, Notting Hill et Kensal se situaient encore en rase campagne, des moutons et du bétail y paissaient, et un propriétaire terrien nomma ses champs Portobello Farm. Avec le temps, le chemin qui y menait devint Portobello Road. Sans l’oreille de Jenkins, il aurait été baptisé d’un autre nom. Dans ce quartier, les rues où l’on tenait marché à ciel ouvert abondaientþ: Kenley Street, Sirdar Road, Norland Road, Crescent Street et Golborne Road. Portobello a été la seule à survivre et, à partir de 1927, un marché s’y tenait quotidiennement de huit heures du matin à huit heures du soir, et de huit heures à vingt et une heures les samedis. Il existe encore les dimanches, dans une version fortement réduite. La rue est très longue, un véritable mille-pattes qui serpente de Pembridge Road au sud à Kensal Town au nord, en déployant ses anneaux sur tout le parcours, atteignant presque la grande ligne de chemin de fer de la Great Western et le Grand Union Canal. Et, le long de ses pattes – autrement dit, de ses rues de traverse –, c’est un débordement de boutiques et d’échoppes. Les étalages en occupent presque toute la partie centrale, car même si des véhicules la traversent et si certaines voitures avancent patiemment au pas au milieu des piétons, elle est rarement fréquentée comme une grande artère. Portobello Road possède une personnalité riche, tapageuse, pleine de vitalité et de couleurs éclatantes, zébrée de graffiti bizarres et splendides qui s’apparentent à de l’art. Une tension indéfinissable y ajoute le piment du danger. Portobello n’a rien de sûr, rien de résidentiel. On ne saurait rien imaginer de plus différent d’une rue commerçante ordinaire. Ceux qui l’aiment, mais aussi ceux qui la connaissent à peine, l’ont appelée le plus beau marché en plein air du monde. On peut y acheter n’importe quoi. On y vend tout ce qui existe sur terreþ: meubles, antiquités, vêtements, literie, quincaillerie, musique, nourriture, nourriture encore et encore. Fruits et légumes, viandes et poissons, fromages et chocolat. 10 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 11 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 P O R T O B E L L O Sur ces étalages, on vend des bijoux, des chapeaux, des masques, des gravures, des cartes postales anciennes et récentes, des châles et des foulards, des chaussures et des bottes, des casseroles et des poêles, des fleurs véritables et artificielles, de la fourrure et de la fausse fourrure, des lampes et des instruments de musique. On peut y acheter une harpe ou une cage à oiseaux, un ours en peluche, une robe de mariée ou le dernier best-seller. Si vous avez envie de déjeuner dans la rue, vous pouvez vous acheter une paella ou des crêpes encore fumantes. Mais on n’y vend pas d’animaux vivants, et pas d’oiseaux. Des livres à petit prix et en excellent état sont en vente à la boutique Oxfam. Un peu plus loin, un traiteur espagnol propose, à côté de toute son épicerie, mystérieusement, de jolis fait-tout en terre cuite, des bols et des plats. Tout un minimarché se niche aussi sous la quasi-totalité des anneaux du mille-pattes et enfin, à Portobello Green, une halle couverte sous une tente au toit pointu, une sorte d’Opéra de Sydney du pauvre. Quant aux façades des maisons de Tavistock Road, elles sont peintes en rouge et vert, en jaune et gris. À l’instant où vous quittez Pembridge Road, Westbourne Grove ou Chepstow Villas pour poser le pied dans le marché, vous humez l’air, et vous ressentez une pointe d’excitation, un pincement au cœur. Et dès que vous vous y êtes rendu une fois, vous éprouvez le besoin d’y retourner. Des milliers de visiteurs flânent, vont et viennent le dimanche. L’endroit s’est emparé d’eux comme un site pittoresque peut s’emparer de vous et vous attirer à nouveau. Il vous rattache par un fil et, d’un petit coup sec, vous appelle à y retourner. Assez loin vers le début de Portobello Road, un passage luxueux conduit désormais les visiteurs vers l’entrée de ce territoire. Il y a là une boutique de vêtements pour enfants, les enfants de riches qui fréquentent des écoles privées chic, une boutique qui vend des savons de fabrication artisanale, roses, verts et marron, très parfumés, une autre où l’on s’achète des chandails et des tee-shirts, mais en cachemire 11 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 12 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 P O R T O B E L L O exclusivement, et un endroit qui se fait appeler le studio, où l’on propose de petites aquarelles et des obélisques en marbre qui le sont encore plus. C’était là, longtemps avant que ce passage n’existe, qu’Arnold Wren tenait sa galerie. Il ne l’avait jamais appelée comme cela, préférant une désignation plus humble, celle de «þboutiqueþ». À l’extérieur, des éventaires encombraient le trottoir. Surtout des fruits et légumes par ici. Du temps où le fils d’Arnold, Eugene, était encore petit garçon, on y vendait les variétés de légumes et de fruits qu’offraient les marchés anglais depuis des générations. Sa grand-mère se souvenait encore de l’époque de l’apparition de la première tomate et lui, quinquagénaire désormais, avait vu le tout premier avocat à l’étalage du vieux M.þGibson. La mère du garçon n’en appréciait guère le goût, elle disait que cela lui faisait l’effet de manger une savonnette de couleur verte. Arnold vendait des tableaux et des gravures, ainsi que de petites sculptures. Dans les pièces du fond de la boutique, des piles de tableaux occupaient l’essentiel de la place disponible. Il gagnait assez d’argent pour assurer son confort, celui de sa femme et de son fils unique, dans leur maison de Chesterton Road qui, sans payer de mine, n’en était pas moins confortable. Et puis un jour, le garçon était alors adolescent, le père avait emmené toute la famille en vacances à Vienne. Là, dans une exposition, il avait découvert les tableaux du symboliste suisse Arnold Böcklin, un prêt de plusieurs galeries européennes. Le prénom l’avait frappé, car c’était le même que le sien. Arnold Wren n’avait jamais oublié ces peinturesþ; elles le hantaient dans ses rêves et, plus tard, il aurait pu décrire certaines des œuvres de Böcklin entièrement de mémoire dans leurs moindres détails, L’Île des morts, l’effrayant autoportrait avec la main du squelette posée sur l’épaule du peintre, ou Le Combat des centaures. Il avait oublié la provenance de la quasi-totalité des tableaux entreposés à l’intérieur des pièces de l’arrièreboutique. Il en avait hérité certains de son père. D’autres lui avaient été cédés, contre quelques shillings, même pas quel12 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 13 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 P O R T O B E L L O ques livres, par des gens qui débarrassaient leur grenier. Il en existait des milliers, de ces greniers, dans le vieux Notting Hill. Mais un jour, en les examinant, et se demandant si telle ou telle œuvre valait la peine d’être conservée, il était tombé sur une toile qui lui rappelait Vienne. Elle n’avait rien à voir avec L’Île des morts ou Le Centaure et maréchal-ferrant, mais il y flottait le parfum de Böcklin, ce qui lui fit retenir son souffle. C’était le tableau d’une sirène nageant à l’intérieur d’un vase de verre au col étroit, essayant peut-être – à en juger d’après l’expression de peur et de désespoir sur son visage – de se hisser hors de l’eau et du vase. Le tout était d’un vert glauque, sauf la chair rosée et les longs cheveux d’or. Arnold Wren avait intitulé cette toile Ondine dans un bassin à poissons et l’avait montrée à un expert sans lui faire part de ce qu’il suspectait. L’expert avait rendu son verdictþ: –þEh bien, monsieur Wren, je suis sûr à quatre-vingt-dixneuf pour cent que c’est un tableau d’Arnold Böcklin. Arnold était un homme honnête et il avait répété la chose à l’acheteur potentiel de l’œuvreþ: «þJe suis sûr à quatre-vingtdix-neuf pour cent que c’est un Böcklinþ», mais Morris Stemmer, en homme riche et arrogant qui se piquait lui-même d’être expert, en était sûr à cent pour cent. Il avait versé à Arnold le style de somme dont on dit généralement qu’elle se situe «þau-delà des rêves les plus fousþ». Elle avait permis à Arnold de s’acheter une maison à Chepstow Villas, une Jaguar, et de choisir des destinations de vacances plus lointaines que Vienne. Sa réussite était tout aussi typique de Portobello que pouvait l’être le fiasco du vieux M.þGibson. C’était du moins ce qu’il semblait, en surface. À la mort de son père, Eugene Wren déménagea leur commerce dans des locaux de la très sélecte Kensington Church Street, et ne les évoquait plus qu’en parlant de «þla galerieþ». Le nom en lettres d’or sur fond vert foncé était celui d’«þEugene Wren, objets d’artþ», et, pour une part grâce à la chance, pour une part grâce au flair d’Eugene, qui savait repérer les jeunes artistes et ce qui, du passé, allait redevenir en vogue, il lui fit gagner beaucoup d’argent. 13 156430BIS_PORTOBELLO_fm7_xml.fm Page 14 Mardi, 14. décembre 2010 10:10 10 P O R T O B E L L O Sans être lui-même un voleur, Albert Gibson, le marchand à l’étalage, s’était marié à une famille de voleurs. Son fils unique à lui, Gilbert, était trop de fois passé par la prison pour que sa femme Ivy prenne encore la peine de les compter. C’était pour cela, disait-elle aux membres de sa famille, qu’ils n’avaient pas eu d’enfants ensemble. Gib n’était jamais assez longtemps à la maison. Elle vivait à Blagrove Road quand on y avait percé la rocade de la Westway, coupant la rue en deux et transformant le 2þBlagrove Villas en maison indépendante. Le petit supermarché d’Aclam Road la séparait de la voie rapide et de la voie ferrée, et Portobello Road se situait à un jet de pierre – si vous étiez un tireur d’élite doté d’un bras solide et à l’œil affûté.