Final final Britt Blind Cinema

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Final final Britt Blind Cinema
Blind Cinema :
le beau subterfuge de Britt Hatzius
Créé par l’artiste Britt Hatzius, le projet Blind Cinema est une expérience artistique qui consiste
à réunir dans une salle de cinéma des spectateurs qui ont les yeux bandés. Placés derrière
chacun d’eux, des enfants âgés de 9 à 11 ans leur décrivent en chuchotant à l’oreille à l’aide
d’un cornet le film qu’ils voient pour la première fois. La trame sonore du film ne comporte que
des sonorités d’ambiance. Il n’y a ni dialogue, ni monologue. Au terme de la projection qui dure
une cinquantaine de minutes, aucun des spectateurs n’a vu le film projeté sur l’écran, sauf les
enfants tenus d’en raconter le contenu.
Blind Cinema fait partie de ces nouvelles formes artistiques qui cherchent à élargir les
dimensions de la pratique de l’art à travers des procédés qui ont pour but de transcender une
expérience commune —dans ce cas-ci l’audio description que l’on peut expérimenter à la
télévision notamment— en une expérience sans précédent et capable de générer auprès du
public de l’émerveillement tout autant que de l’incertitude. Blind Cinema appartient, en effet, à
cette catégorie d’œuvres artistiques qui cherche à transformer l’expérience habituelle du public
par des actions de nature participative, relationnelle et sensorielle. On peut inclure Blind
Cinema de Britt Hatzius au même registre que les chorégraphies haptiques de Kenji Ouellet 1,
les tête-à-tête multi sensoriels de Stéphane Gladyszewski 2 et les installations «vibrotactiles» de
Chris Salter 3, des œuvres conçues dans la perspective d’expériences personnalisées dans
l’obscurité.
Il faut reconnaître que ces nouvelles formes d'art ne mettent pas vraiment l'intelligence du
spectateur au service de l'appréciation de l'œuvre ou de l' intention artistique. Elles proposent
plutôt des contextes de participation inusités qui suscitent à la fois de la curiosité et de
l'appréhension à l'égard du déroulement de l’expérience. La délectation artistique rendue
habituellement possible par le contentement que procure la réalisation d’une attente ou d’un
désir qu’il est possible d’anticiper —ce qui se produit de manière conventionnelle à la vue d’une
sculpture, d’une toile ou d’un spectacle de danse— fait donc place à une expérimentation du
mystère, au déploiement d’une aventure voire d’un «évènement» qui engendrent plus d’espoir
et de fébrilité qu’un désir de jouissance !
Pensé dans cette veine, Blind Cinema est un dispositif qui comporte un ensemble d’actions et
de réactions qui transforme si radicalement la nature même de l’expérience cinématographique
qu’il n’en reste du « cinéma » que le mot ! Blind Cinema s’avère en effet un leurre 4 par lequel
le spectateur est convié, sans le savoir, à s’inventer son propre film, sa propre fiction. Trois
facteurs sont particulièrement déterminants dans l’accomplissement de ce projet artistique : 1.
la nature du dispositif mis en place; 2. la performance de l’enfant et 3. l’aveuglement du
spectateur.
Commençons par la nature du dispositif. D’entrée de jeu, il faut dire que la rencontre
cinématographique proposée par Blind Cinema n’a pas lieu même si l’ensemble des éléments
1
Kenji Ouellet, Pièce touchée no.2, Mois Multi, Québec, édition 2012
2
Stéphane Gladyszewski, Tête-à-tête, Mois Multi, Québec, édition 2013
3
Chris Salter en collaboration avec Marije Baalman et Harry Smoak, Just noticeable difference, Mois Multi, Québec, édition 2011
Le mot blind qui signifie aveugle au sens propre peut avoir le sens de subterfuge et de leurre au sens figuré. On peut dire : He was
smiling, but I knew It was only a blind… que l’on traduit par : Il souriait, mais je savais qu’il s’agissait d’un leurre…
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1
du dispositif cinématographique —écran, projecteur, images, son, obscurité— sont bel et bien
réunis en temps réel. Confortablement assis sur sa chaise, le spectateur aux yeux bandés ne
voit ni le film ni l’enfant qui en dicte le propos. Ce qu’il entend —les sonorités d’ambiance en
provenance de l’écran et la voix de l’enfant chuchotée en provenance d’un cornet transmetteur
— il est le seul à l’entendre. Plongé dans le noir total, le spectateur se révèle être en fait un
«auditeur» : désormais à l’écoute, il n’a droit qu’à des indices narratifs plutôt vacillants et
invérifiables d’une voix d’enfant.
Puisque aucune image en mouvement ne sera vue par le spectateur, Blind Cinema en arrive à
abolir la modalité centrale du cinéma —les images et les rapports d’images— pour mettre en
branle une forme de cinéma fantasmé, essentiellement autistique, un fruit de l’imagination du
spectateur engendré par une voix d’enfant et le lot des images mentales qui en découle 5.
S’apparentant au rêve, voire à une hallucination, Blind Cinema suggère la construction d’un film
intérieur qui restera jalousement secret, mystérieux s’il n’est à son tour, un jour, raconté ou à
développer comme on le dit d’une image virtuelle enregistrée sur une pellicule photographique.
Or, cette part cachée et virtuelle de l’expérience que nous propose Britt Hatzius —toutes ces
images mentales engendrées par son dispositif et la culture visuelle de chaque participant—
constitue l’un des plus riches questionnements portés par cette œuvre sur les mécanismes de
la «représentation» et les possibilités de «l’imagination» 6. Blind Cinema est en quelque sorte
une invite à la psychanalyse des publics, un équivalent du Test de Rorschach pour spectateur
replié sur son monde intérieur !
Cela dit, la portée, le sens et la singularité de l’expérience proposée par Britt Hatzius reposent
grandement sur la présence et la performance des enfants. On doit d’abord constater que la
compréhension de la tâche à accomplir varie d’un enfant à l’autre. S’agit-il de décrire ou de
raconter, de dire ou d’inventer ? Tout cela demeure nébuleux dans le rendu de la narration
enfantine. Il n’en reste pas moins que dès leur arrivée dans la salle, certains enfants se mettent
à l’ouvrage pour commenter l’entrée des derniers spectateurs et le mouvement des techniciens
de scène qui s’activent avant le début du film ! Il s’agit certes d’une dimension cachée du
dispositif qui échappe totalement au dessein de l’artiste et qui confirme la nature
particulièrement indéterminée du processus de diversion qui est en marche. D’autres enfants,
en vertu de leurs capacités ou de leur état physique, ont du mal à suivre le rythme des images
ou manquent tout simplement d’énergie pour compléter la description du film. Le long silence
des uns, opposé à la volubilité énergique des autres, conditionne l’expérience qui prend, pour
certains spectateurs, l’aspect d’un «rendez-vous manqué» en induisant chez eux une
expérience d’incomplétude et de relative frustration. Pour d’autres spectateurs, la performance
verbale de l’enfant a vite fait de leur procurer un ravissement. Dans tous ces cas, des relations
d’incertitude et de grande variabilité s’imposent au sein d’une même expérience artistique qu’on
pourra qualifier d’inclassable 7 .
Il est intéressant de souligner que le dispositif de Blind Cinema fait écho à la construction du film L’homme atlantique (1981) de
Marguerite Duras dans lequel le spectateur est plongé dans le noir total et captivé par la voix de Duras durant presque toute la
durée de la projection.
5
Blind Cinema est un projet qui génère un travail d’imagination de la part du spectateur à la manière qu’Umberto Eco l’a théorisé
dans son essai intitulé L’Œuvre ouverte parue en 1965.
6
Les notions de variabilité, d’incertitude et d’indétermination empruntées à la physique quantique (Les relations d’incertitude
d’Heisenberg, 1927) comptent parmi les principaux invariants de la pratique multidisciplinaire en ce qui a trait au processus de
création, de diffusion et de réception de l’œuvre artistique. Ce sont précisément ces notions qui font le caractère «inclassable» de
l’œuvre multidisciplinaire.
7
2
Il nous faut souligner que les enfants entrent en scène une fois que les spectateurs sont
installés sur leurs chaises, les yeux bandés. Avant même que la séance ne débute, les
spectateurs n’ont donc aucune idée de l’âge ni du sexe ni de l’apparence physique de l’enfant. Il
n’ont que la connaissance de leur voix anonyme, transmise par un cornet dans le contexte
d’une proximité physique qui suscite dès le départ une dérivation de l’attention : qui est donc
cet enfant sans visage qui me parle, dont j’entends le souffle à proximité de mes oreilles, lui,
désormais placé dans un rapport d’intimité relative ? Est-il grand ou petit, fille ou garçon, timide
ou déluré ?
Phénomène particulièrement troublant, ou intriguant, le truchement de la voix chuchotée
métamorphose le «rôle» de l’enfant anonyme qui passe de médiateur à celui de «médium» au
sens que donnent à ce mot les sciences paranormales ! En effet, la voix chuchotée de l’enfant
est ici l’expression de faits tangibles qui échappent au spectateur parce qu’il n’y a pas accès —
ce film qu’il ne voit pas— mais dont on lui livre le contenu comme s’il s’agissait d’un oracle. Tel
le diseur de bonne aventure, l’enfant se met à raconter ce qu’il voit, ce qu’il entend. S’agit-il d’un
mensonge, s’agit-il de la vérité ? L’incertitude plane et le mystère reste entier puisqu’aucun
moyen de vérifier n’est à la portée d’une conscience objective. Le spectateur n’a donc d’autre
choix que de croire et de se laisser porter, puisque le chuchotement et les murmures ambiants
demeurent, dans la culture occidentale, ce par quoi on a accès à certaines vérités, à des
secrets 8... À cet égard, on peut dire que Blind Cinema constitue, à travers l’usage des voix
chuchotées, un rituel quasi initiatique réservé à la seule conscience individuelle, lequel prend
habituellement forme dans les lieux sacrés de la culture (église, confessionnal, bibliothèque,
musée, temple, salle de cinéma…). Les voix murmurées de Blind Cinema suggèrent une sorte
d’envoutement —une magie des mots, un Sésame— par lequel les images mentales d’une
fiction en devenir adviennent graduellement, au rythme d’un rituel qui s’avère quasi mystique !
L’aveuglement du spectateur constitue le troisième facteur déterminant de l’expérience. Rivé à
son siège et privé de la vue au sens propre du terme, l’auditeur de Blind Cinema est placé dans
un contexte paradoxal puisqu’il se trouve privé de sa capacité de juger la proposition artistique
à laquelle il participe : bien qu’il sache qu’un film est projeté sur l’écran, que des sons en
émergent, qu’un enfant lui en relate le contenu, le spectateur est totalement aveuglé au sens
figuré du terme puisque incapable de tout discernement à l’égard des circonstances ! Sur le
plan du contenu et de l’aboutissement artistiques, l’œuvre de Britt Hatzius constitue, pour le
spectateur, une sorte de degré zéro de la connaissance : au terme de la projection filmique, le
spectateur n’en tire que bien peu d’enseignements didactiques, historiques ou artistiques. Tous
les spectateurs s’en remettront à des perceptions subjectives, à des constats chimériques, à
des regards pensifs 9…
Il appert en effet que Blind Cinema limite grandement la capacité des spectateurs à exprimer
une opinion artistique et esthétique au sens traditionnel du terme. À l’instar de la délectation,
l’appréciation esthétique est abolie parce qu’impossible et non avenue. Centré exclusivement
sur une perception de présences humaines et sonores, Blind Cinema propose une avenue
inédite de médiation culturelle dont le principal objectif est d’affranchir les spectateurs de toutes
leurs idées préconçues sur les fonctions et les finalités de l’art. L’artiste Britt Hatzius agit en
démiurge en créant un monde qui s’avère un leurre —le dispositif de la rencontre à l’aveugle—
Les définitions du verbe chuchoter sont particulièrement suggestives dont celles inscrites à la 8e et à la 9e édition du dictionnaire
de l’Académie française : Parler bas (en secret) et mystérieusement en remuant à peine les lèvres… Ref.: http://www.cnrtl.fr/
definition/academie8/chuchoter
8
9
Régis Durand, Le regard pensif : lieux et objets de la photographie, La différence, Paris, 2002
3
au service d’une visée théorique et spéculative, soit de faire du spectateur la mesure de toute
son entreprise 10. Il nous faut comprendre par là que le Blind Cinema de Britt Hatzius n'a rien à
voir avec le Cinéma Paradiso qu'a brillamment illustré le réalisateur Giuseppe Tornatore 11.
Blind Cinema est plutôt un «prétexte filmique» et un «méthodique subterfuge» qui a pour but de
mettre le spectateur au centre du dispositif cinématographique de telle sorte qu'il soit à même
de produire ses propres images mentales 12 , sous la forme d’auto représentations, d’auto
fictions et d’auto suggestions telles qu’on les rencontre dans l’univers de la photographie
(autoportrait), de la littérature (autobiographie) et de la psychologie (introspection).
L’œuvre de Britt Hatzius ouvre ainsi la voie, dès les premières minutes de son déroulement, à
un visionnement imaginaire, substrat d’une histoire parallèle contée par des enfants, dans le
cadre d’une expérience qui efface d’entrée de jeu tous les repères de l’espace et du temps. Le
spectateur et le projectionniste sont en quelque sorte confondus en une seule entité par laquelle
une fiction personnelle émerge et qui ne pourra être partagée avec d’autres que si les
circonstances le permettent, tel qu’on le fait dans la vie quotidienne pour un rêve… C’est dans
ce contexte, raconte Britt Hatzius, que les échanges après le spectacle deviennent cruciaux :
(...) Maintenant que j'ai présenté Blind Cinema plusieurs fois, je constate que le public reste
toujours à leurs sièges assez longtemps pour parler entre eux de leur expérience personnelle.
* * *
À n’en pas douter, Blind Cinema constitue une expérience artistique en rupture avec les
modalités traditionnelles de la médiation artistique qui amènent la plupart du temps le
spectateur ou l’auditeur dans une zone de dialogue avec l’œuvre. Dans le cas de Blind Cinema,
le propos de l’œuvre demeure insaisissable et son aboutissement un mystère. Sentiment
d’impuissance en contrepartie d’une quête jamais finie ? Manifestement, l’œuvre suscite du
dialogue entre les spectateurs, les amenant naturellement à se confier. Émergence d’autres
murmures et convergence d’autres images ? Il y aurait encore beaucoup à dire et à retenir de
ces images et réflexions qui sont produites par cette rencontre artistique…
Mélangeant les phénomènes de la croyance et de l’expérience tout au long de son
déroulement, le Blind Cinema de Britt Hatzius invente une forme d’art mutuel et intimiste dont la
réussite repose sur la construction d’une allégorie artistique similaire à l’Allégorie de la
caverne13 de Platon : ces voix d’enfants ne sont-elles pas ces ombres portées qu’observent
béatement les hommes de la caverne privés de soleil et à travers lesquelles ils s’inventent un
monde ? Le projet de Britt Hatzius laisse certes dubitatif ou étonné chacun des spectateurs au
sortir de la projection. Mais heureux sont-ils tous d’être tombés pour un temps dans le monde
de l’enfance !
Gaëtan Gosselin © 2016
L'homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne
sont pas. Protagoras d’Abdère, philosophe grec (490-420 av. J.C.).
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11
Nuovo cinema Paradiso, un film italien réalisé par Giuseppe Tornatore en 1989.
12
Lire à ce propos la réflexion d’Italo Calvino, « Visibilité », Leçons américaines, (trad. D’Yves Hersant), Gallimard, Paris, 1988
13
Platon, La république, Livre VII, éditions Les belles lettres, Paris, 2002
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