Il défend la cause des détenus de la prison la plus surpeuplée de

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Il défend la cause des détenus de la prison la plus surpeuplée de
u entretien
Il défend la cause des détenus de la prison la plus surpeuplée de France :
Thibaud Millet, avocat en Polynésie
Avocat en Polynésie, où il a prêté serment
il y a cinq ans, Thibaud Millet agit pour
faire reconnaître par la justice l’indignité
des conditions de détention au centre
pénitentiaire de Faa’a-Nuutania, la prison la
plus surpeuplée de France.
Non sans difficultés, il a engagé depuis deux
ans, avec son associé Bruno Loyant, plus de
350 requêtes en indemnisation auprès du
tribunal administratif de Papeete.
uuu Au 1er septembre 2015, 443 détenus s’entassent dans les 147 cellules de cette prison
vétuste, mise en service en 1970.
“ Je dois souvent rappeler
que l’objectif de nos actions
est d’obtenir des conditions
de détention dignes,
qui soient propices à la
réinsertion. ”
OIP : Selon vous, comment fonctionne la justice en Polynésie française ?
Existe-t-il des différences avec l’hexagone ?
Thibaud Millet : La Cour d’appel de Papeete est une petite juridiction dans
le cadre de laquelle nous rencontrons les mêmes situations et difficultés que
dans n’importe quelle petite juridiction de province. Au titre des spécificités
locales, il faut noter toutefois que si les principes généraux de droit et de
procédure sont quasiment les mêmes qu’en métropole, nous disposons en
Polynésie de nos propres règles de procédure, qui diffèrent dans certains
détails de celles qui ont cours en métropole, ainsi que d’un certain nombre
de réglementations autonomes, notamment en matière de droit du travail et de droit commercial. Pour ce
qui concerne spécifiquement le droit administratif et le droit pénitentiaire, nous sommes en revanche régis
par les mêmes règles qu’en métropole. La justice doit par ailleurs composer avec le fait que le territoire de la
Polynésie est particulièrement vaste, et que tout y est centralisé, ou presque, à Papeete. Cette situation crée des
difficultés pour les habitants des îles éloignées pour avoir accès à la justice. Il existe certes une juridiction à
Raiatea et une autre aux Îles Marquises, mais celles-ci assurent davantage un rôle de juridictions de proximité
et, en comparaison avec les juridictions de Papeete, traitent assez peu d’affaires. S’agissant des établissements
pénitentiaires, il en existe trois, le principal étant bien sûr le centre pénitentiaire de Nuutania situé à Faaa sur
l’île de Tahiti, et les deux autres sont des maisons d’arrêts qui ont une existence quasiment anecdotique, et qui
sont situés pour l’une sur l’île de Raiatea et pour l’autre à Taiohae-Nuku Hiva aux îles Marquises, et dont l’une
des spécificités est d’être des établissements quasiment « ouverts ».
“ Chaque mois, Nuutania
présente le taux de
surpopulation le plus
important de France. ”
Cour de promenade de la prison de Nuutania
OIP : Notez-vous des particularités sur le type de
délinquance ou de criminalité en Polynésie ?
T.M. : La délinquance en Polynésie est axée principalement
sur les violences sexuelles intrafamiliales et sur de petits
trafics de stupéfiants. La conjugaison de la promiscuité
(avec plusieurs personnes qui dorment dans la même
pièce), d’une certaine misère économique, sociale, et même
sexuelle, et très souvent d’une consommation régulière
d’alcool, explique en partie cette forte propension aux
violences sexuelles dans les foyers en Polynésie française.
S’agissant du trafic de stupéfiants, il porte essentiellement
sur le cannabis (« pakalolo » ici) et sur l’ « ce »
(méthamphétamine qui est également désigné sous le
nom de « crystal meth »), qui est une drogue de synthèse
qui vient du continent américain, et qui est très populaire
aux États-Unis. Il y en a peu en métropole, mais c’est très
répandu ici...
OIP : Comment ressentez-vous la situation pénitentiaire ?
T.M. :L’une des premières particularités locales concerne la pénurie d’alternatives à la détention. Par exemple
: il y a encore peu de temps, le bracelet électronique n’était pas accessible car il n’y avait pas les moyens
techniques pour le mettre en place, en raison du manque de lignes téléphoniques et de liaisons par satellite.
Ces difficultés techniques n’avaient pas été anticipées, et il n’y a pas eu de véritable volonté de le mettre en
place rapidement. Un manque de volonté et de moyens qu’on retrouve également pour les autres mesures
d’exécution ou d’aménagement des peines. C’est d’autant plus grave que chaque mois, Nuutania présente le
taux de surpopulation le plus important de France. La Polynésie française apparaît en quelque sorte comme
la « laissée pour compte » de la politique pénitentiaire. L’Etat semble considérer qu’en Outremer l’on peut se
permettre d’avoir des taux de surpopulation carcérale exorbitants et des conditions de détention plus dégradées
qu’en métropole, comme si les populations ultramarines pouvaient être traitées différemment du reste de la
population. Je pense personnellement qu’il demeure, au sein de certains services de l’Etat, une forme de vision
néocoloniale de l’Outre-mer et notamment de la Polynésie qui se traduit par une différence de traitement
choquante entre les personnes détenues en métropole et les personnes détenues en Polynésie. La principale
particularité, elle est là.
Cellule du quartier hommes
Cellule du secteur mineurs
u
u
“ Aujourd’hui, le ministère
de la justice reconnaît sa
responsabilité dans le
fait que les conditions de
détention ne soient pas
conformes. ”
OIP : Comment vous êtes-vous engagé dans la défense des droits des
personnes détenues ?
T.M. : Devenu avocat, j’ai rapidement eu à traiter de nombreux dossiers de
droit pénal, notamment par le biais de notre système de commission d’office
et de permanence pénale. La situation des personnes détenues m’a donc très
vite préoccupé. Bien que l’état du CP de Nuutania soit extrêmement délabré
et que le traitement des détenus y soit choquant, le fait est qu’en Polynésie,
très peu de personnes s’intéressent au cas des détenus. J’ai pour ma part été
très vite contacté par une personne détenue à Nuutania qui se plaignait de
ses conditions de détention, et j’ai fait une demande d’expertise dès ma première année d’exercice afin de faire
constater objectivement la réalité de ses conditions de détention. Ma demande d’expertise a cependant été
rejetée alors même que ce type de mesure était très régulièrement ordonné par les juridictions administratives
en métropole. C’est à cette époque que j’ai commencé à échanger avec l’OIP. Puis une association de détenus,
l’association « Tamarii Nuutania », m’a contacté pour engager des recours pour ses membres détenus, et cela
m’a définitivement mis le pied à l’étrier.
OIP : Où en sont aujourd’hui les recours que vous avez déposés ?
T.M. : 350 dossiers sont ouverts au cabinet, et chaque semaine de nouvelles personnes détenues nous écrivent.
Je pense que le nombre de requêtes va encore augmenter cette année. A ce jour, un montant de 50 millions de
francs pacifique (à peu près 400 000 euros) d’indemnités a été octroyé par le juge administratif aux 112 détenus
qui ont déjà saisi la justice par mon intermédiaire.
L’Etat fait cependant preuve de beaucoup de mauvaise volonté pour exécuter les décisions de justice, et nous
force à mettre en œuvre des procédures de contraintes avant de payer les indemnités mises à sa charge. Une
difficulté nouvelle est par ailleurs apparue car lorsque des détenus ont été condamnés à des amendes, le trésor
public saisit intégralement les indemnités allouées par la justice directement entre les mains du ministère de
la justice, ce qui prive les détenus de la possibilité d’utiliser les indemnités pour indemniser leurs éventuelles
victimes.
Sanitaires au secteur mineurs
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Cellule du secteur femmes
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OIP : Il apparaît qu’on vous a mis des bâtons dans les roues dès les premières procédures...
T.M. : Les difficultés ont commencé dès le début de l’action avec l’association Tamarii Nuutania. Les premiers
courriers que cette association a adressé à des détenus, qui étaient tous membres de l’association, avaient pour
objet de les informer de leurs droits et de l’opportunité d’engager un recours en justice, et de les informer que
notre cabinet était prêt à les assister notamment dans le cadre de l’aide juridictionnelle. Ces courriers ont
été bloqués par l’administration pénitentiaire, puis transmis au Ministère public à la demande du Procureur
de la République, lequel a procédé à leur « saisie » ! Un membre du Parquet Général a ensuite déposé une
plainte contre notre cabinet d’avocats auprès de notre Bâtonnier, en nous reprochant une forme de démarchage
indirect. Des tentatives de pressions ont été exercées sur les représentants de l’association. Le secrétaire général,
qui travaillait au service de probation a reçu la visite d’un membre du STIG (anciens «Renseignements
généraux») qui lui a clairement expliqué que s’il n’arrêtait pas ses
actions, il perdrait son emploi... Ce qui s’est produit le lendemain.
Le président de l’association, ancien détenu, a reçu des menaces
de révocation de sa liberté conditionnelle... On a alors saisi toutes
les autorités possibles pour dénoncer ces mesures de rétorsion et
cette tentative d’intimidation et nous avons finalement obtenu gain
de cause puisque notre Bâtonnier a rejeté la plainte du Parquet et
confirmé que notre action était parfaitement légitime et exempte
de tout reproche. Cela a néanmoins été des mois très difficiles pour
nous et pour les représentants de l’association.
OIP : Quel était le motif de la plainte ?
T.M. : Le Ministère public a cru pouvoir nous reprocher de nous
livrer à une forme de démarchage indirect, au motif que le président
de l’association proposait notamment nos services à ses membres
en détention1. Notre Bâtonnier a qualifié « d’un autre âge » les
procédés d’intimidation mis en œuvre par les services de l’Etat, et
il a considéré que notre démarche était au contraire parfaitement
conforme à notre déontologie, et qu’il fallait plutôt l’encourager. Il y
a certainement eu une volonté de l’Etat d’éviter tous les recours que
Douche au quartier hommes
promettaient d’engendrer la situation catastrophique de Nuutania.
Je pense que les services de l’état ont eu une réaction fébrile et
maladroite, et heureusement notre réaction a permis de faire échec
à cette tentative d’étouffement, et l’Etat a depuis rectifié sa position. Aujourd’hui, le ministère de la justice
reconnaît systématiquement sa responsabilité dans le fait que les conditions de détention sont indignes et
inhumaines au sein du centre pénitentiaire de Nuutania. Cette position contraste singulièrement avec l’attitude
que les services de l’Etat avaient adopté au départ et croyez moi, l’on aurait préféré ne pas être confronté à cette
réaction rétrograde et éviter tout ça.
“ Il demeure une forme
de vision néocoloniale de
l’Outre-mer qui se traduit
par une différence de
traitement choquante entre
les personnes détenues en
métropole et les personnes
détenues en Polynésie. ”
OIP : Vu de l’hexagone, on a un peu l’impression que malgré des
conditions de détention terribles, il y a très peu de réactions.
T.M. : Culturellement, le peuple polynésien est plutôt paisible. Les
gens ici ont une capacité étonnante à supporter des conditions de vie
très difficiles sans se plaindre, sans formuler de revendications, sans
s’apitoyer sur leur sort. On le voit au niveau social et politique. En ce
qui concerne les détenus, on ne les a quasiment pas entendus pendant
toutes ces années. Malheureusement pour eux, les dirigeants, les acteurs
de la justice et l’opinion publique en ont déduit que ça ne devait pas être
si mal et qu’ils devaient plutôt bien vivre leurs conditions de détention.
On réalise enfin, avec leur réaction récente, et notamment à la lecture de
leurs réponses aux questionnaires de l’OIP sur les conditions de détention, qu’il y a énormément de problèmes
et qu’ils vivent très mal la détention. Simplement, ils ne le formalisaient pas, et on ne leur demandait pas. Du
coup, vu de l’extérieur, ça donnait l’impression que tout se passait bien.
(1) A ce sujet, lire le communiqué de l’OIP Blocage des démarches des détenus contre l’indignité de leurs conditions de détention à
Faa-Nuutania.
OIP : Quelles sont, selon vous, les mesures les plus urgentes qu’il
faut prendre face à la situation ?
“ Il serait temps de recourir
massivement aux peines
alternatives à la détention.
Il faut en finir avec cette
politique du tout carcéral. ”
T.M. : La construction d’une nouvelle prison à Papeari est en cours, ce
qui est une bonne chose, même si l’ouverture de cette nouvelle prison
est annoncée depuis de nombreuses années et que nous commençons
sérieusement à nous impatienter. Mais on ne peut pas se contenter de
dire qu’une prison va bientôt ouvrir et attendre. Il y a d’autres choses à
faire. Tout d’abord au niveau de la politique pénale, il serait temps de
recourir massivement aux peines alternatives à la détention que les autorités judiciaires ont mis des années à
prendre en compte en Polynésie.. Aujourd’hui la justice s’en sert de manière encore trop limitée, alors même que
la situation carcérale est intenable. Si la justice indemnise les détenus de Nuutania, c’est bien qu’elle reconnaît
la faute de l’Etat, qu’elle a conscience du fait que les conditions de détention sont contraires à la loi et aux droits
fondamentaux, et par conséquent, elle devrait pousser le raisonnement jusqu’à admettre que dans de telles
conditions, le fait d’envoyer l’auteur d’un délit dans cet établissement pose un problème de déontologie, et
devrait être réservé aux cas les plus graves. Il faut en finir avec cette politique du « tout-carcéral ».
La deuxième chose à faire évidemment, ce sont les travaux de rénovation à Nuutania. Même si on a un nouveau
centre pénitentiaire, Nuutania demeurera comme maison d’arrêt et ne peut donc pas rester dans cet état de
délabrement. Il suffit de lire le rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté pour réaliser à
quel point des travaux sont nécessaires. Or, ceux-ci sont régulièrement annoncés, puis annulés, puis remis au
programme... de sorte que cette rénovation semble interminable...
OIP : Y a-t-il d’autres points que vous souhaitez aborder ?
T.M. : Une troisième urgence : faire œuvre de pédagogie auprès de la population. Régulièrement, quand
j’interviens dans les médias sur ces sujets, on me dit que la prison n’est pas là pour être confortable, que
l’on n’envoie pas les coupables à l’hôtel. Je dois donc souvent rappeler que l’objectif de nos actions n’est pas
de permettre à chaque détenu d’avoir une télévision écran plat et une PlayStation, mais bien d’obtenir des
conditions de détention dignes, qui soient propices à la réinsertion. Le but est de permettre aux détenus d’avoir
accès à l’éducation, aux nouvelles technologies, à des formations directes, par correspondance ou par internet,
ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Le premier client que j’avais défendu avait passé une capacité en droit en
détention. Il a voulu poursuivre par une licence par correspondance, mais ça lui a été refusé, parce qu’il n’y a
pas les moyens informatiques pour le faire ! Il a encore 6 ou 7 ans à purger, il aurait voulu aller plus loin mais
ne peut pas le faire. C’est complétement incohérent. L’administration se félicite du fait que quelques dizaines
de détenus suivent un enseignement de niveau primaire à Nuutania. C’est très bien que ceux qui en ont besoin
apprennent à lire, mais il faut aller beaucoup plus loin.
Préau d’attente pour les visites
Box des parloirs
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Propos recueillis par François Bès / Photos © CGLPL
En complément : Dedans-Dehors n°88, Faa-Nuutania, enfer et condamnations
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