Platon - Philopsis

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Platon - Philopsis
Platon
Lectures platoniciennes : Thèm es et dialogues
Laurent Cournarie
Philopsis : Revue numérique
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Avant-propos
L’œuvre de Platon est composée de dialogues. Il n’est sans doute pas
le créateur du genre. Il n’est même pas le seul à mettre en scène Socrate.
Socrate n’est d’ailleurs pas le protagoniste nécessaire de la forme dialoguée :
dans le Sophiste et dans le Politique, le premier rôle est tenu par l’Etranger
d’Elée, dans le Timée par le Pythagoricien du même nom, dans les Lois,
Socrate est presque totalement absent. Pour autant, la présence et l’absence
de Socrate ne constitue pas le critère permettant de distinguer entre un Platon
socratique et un Platon platonicien (voir J. Brunet et A. E. Taylor). Car il y a
bien des dialogues dont la doctrine est platonicienne, et dont Socrate est le
protagoniste (Philèbe).
On a l’habitude de distinguer, en dehors des œuvres apocryphes, trois
périodes dans l’œuvre de Platon :
- les écrits de jeunesse, les uns consacrés à défendre la mémoire de
Socrate, probablement dans cet ordre : Apologie de Socrate, Criton,
Euthyphron ; les autres où l’on reconnaît la méthode socratique d’examen,
une préparation critique qui purifie l’esprit des préjugés pour une recherche
libre de la vérité, et qui porte sur des vertus particulières : le courage dans le
Lachès, la sagesse pratique (sôphrosunè) dans le Charmide, l’amitié dans le
Lysis, la justice au livre I de la République. Certains considèrent que le
Gorgias vient clore cette période des dialogues dits socratiques ;
- la maturité, après le retour de Platon à Athènes et l’installation de
l’Ecole à l’Académie ; on cite le Ménéxène, L. Robin, Platon, p. 30),
l’Euthydème, le Cratyle, le Phédon, le Banquet, le reste de la République, le
Phèdre.
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- la période de vieillesse peut-être commencée dès le Théétète et le
Parménide, à laquelle appartiennent avec certitude, le Sophiste, le Politique,
le Timée et le Critias, le Philèbe et les Lois.
Mais les travaux récents de Leonard Brandwood proposent le
classement suivant comme le précise Jean-Paul Dumont dans les Eléments
d’histoire de la philosophie antique (éd. Nathan Université, 1993, p. 237238) :
- œuvres authentiques : Groupe I A (par ordre alphabétique) :
Apologie de Socrate, Charmide, Criton, Euthyphron, Hippias Mineur, Ion,
Lachès, Protagoras ; Groupe I B (par ordre alphabétique) : Banquet,
Cratyle, Euthydème, Gorgias, Hippias Majeur, Lysis, Ménéxène, Ménon,
Phédon ; Groupe II (par ordre chronologique) : République I-X, Parménide,
Théétète, Phèdre ; Groupe III (par ordre chronologique) : Timée, Critias,
Politique, Philèbe, Lois I-XII, Epinomis, Lettre I-XIII.
L’étude des dialogues sera distribuée selon les entrées suivantes
I. Kalon-Technè-Mimèsis
Le beau et le bon : Hippias Majeur
Le beau, l’art et l’image, Banquet, République
II. Archè-Eidos-Ousia
L’âme, le principe : Phèdre
Le Bien et l’essence : République VI
L’origine du monde : Timée
III. Epistémè-Ousia-Genesis
Les mots et les choses : Cratyle
Le devenir, l’être : Théétète, Sophiste, Timée
La science : Théététe
IV. Politeia-Nomos-Dikaiôsunè
La justice, l’Etat : République
La démocratie : République VIII
V. Praxis-Arétè-Agathon
Enseigner et définir la vertu : Ménon
La mort, la philosophie, l’immortalité : Phédon
La liberté et le choix : République X
Le plaisir, le bien : Philèbe
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I. Kalon-Technè-Mimèsis
Le beau et le bon : Hippias Majeur
La plupart des langues associent dans un même type d'évaluation beau
et bon (kalonkagathon). C’est ce que le débat entre Socrate et Hippias dans
l’Hippias Majeur vérifie. La discussion porte sur le beau. Mais l’entretien
commence comme dans le Ion par une interrogation sur l’activité et les
compétences que le sophiste apporte aux Grecs. On pourrait être tenté de
souligner le manque d’unité du dialogue. Mais, en réalité, que la discussion
commence sur l’utilité du sophiste pour se prolonger sur la définition du
beau doit justement être interprété comme la preuve que Platon, comme ses
prédécesseurs et ses contemporains ne dissocient jamais le bien et le beau,
c’est-à-dire la morale et l’esthétique (terme anachronique)1. Socrate pose la
question du beau au sophiste, c’est-à-dire le problème du critère d’évaluation
éthique par excellence pour le monde grec. Aussi traduire kalon ou to kalon
par le beau est sans doute une restriction considérable du terme en lui
assignant une connotation visuelle, c’est-à-dire « esthétique » (est beau ce
qui plaît à la vue), alors que le terme a d’abord une signification éthique. La
preuve en est qu’il peut servir à qualifier des personnes, des conduites, des
ustensiles, mais aussi des lois, des plaisirs. Son extension est quasiment
universelle, du moins dès lors qu’il s’agit d’estimer la valeur et l’excellence
de quelque chose. D’ailleurs si Platon avait voulu traiter du beau (esthétique)
il aurait employé to kalos (la beauté) – Pradeau cite la nuance en anglais
proposée par Ludman (Hippias major : an Interpretation) : (the) fine, plus
approprié pour rendre compte de l’usage du terme grec. Or l’adjectif
substantivé to kalon a une variété d’emplois infiniment supérieure au
substantif to kalos : il sert à souligner la « la beauté corporelle, l’aspect
plaisant d’une personne ou d’un objet, mais aussi le caractère approprié ou
accompli d’un usage ou la valeur éthique d’une conduite ou d’un caractère »
(Pradeau, p. 31), comme on le vérifie déjà chez Homère (kalos sert à
qualifier la beauté du chant de l’aède, le plaisir à entendre ce chant, mais
aussi la beauté du dieu, la bonté du chien, la prospérité d’un domaine,
l’excellence morale d’une conduite ou d’une personne). Ainsi :
1/ le beau et le bon sont indissociable dans l’évaluation. Le grec utilise
indifféremment l’un pour l’autre agathos et kalos, au point de les avoir
fondus dans une seule expression kaloskagathos (bel et bon). On s’en sert en
général pour souligner la dimension esthétique de l’éthique grec – par
opposition à la morale judéo-chrétienne : l’éthique de soi est une esthétique
de soi – mais on peut, tout à l’inverse, sans sous-estimer la différence entre
éthique et morale, entre sagesse antique et sainteté chrétienne, considérer
que l’évaluation esthétique est toujours éthique, que le beau est certainement
l’expression ou le signe tangible du bien. Ainsi si le terme kalos a une plus
large extension qu’agathos dont le grec n’a pas fait un usage substantivé,
c’est certes parce qu’il désigne un critère d’évaluation alors que celui-ci
1
Cf. l’introduction de Pradeau en GF, p. 30-33.
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n’exprime qu’un état et s’applique seulement aux personnes, mais ce n’est
pas une raison suffisante pour donner une interprétation esthétisante de
l’éthique grecque. Ou alors il faut se garder d’une compréhension moderne
de la dimension esthétique.
2/le bien et le bon possèdent un champ sémantique également large.
Autrement dit les valeurs du beau (et/ou du bon) couvrent tout l’éventail des
qualités excellentes qui vont du convenable, du réussi, de l’utile, à
l’avantageux et au bon. Autrement dit, la conception grecque du beau est
nettement fonctionnelle et même utilitariste. Et c’est clairement ce que
montre le passage central du dialogue sur les définitions du beau. Socrate
commence par réfuter les trois premières définition du beau avancées par
Hippias :
a/ le beau c’est « une belle vierge » (287e) – Hippias confond le beau et
« ce qui est » beau, et ce qui est beau est relatif (la belle vierge est plus belle
que la belle marmite quand elle est bien faite (288e), mais aussi laide que
celle-ci comparée à la beauté des dieux) ;
b/ le beau c’est l’or, si le beau est ce qui pare (embellit) de beauté
toute chose à laquelle il s’applique (289e) ; mais Phidias a utilisé l’ivoire de
préférence à l’or pour les yeux de ses statue ; l’or embellit l’objet seulement
s’il est appliqué à propos, sinon il enlaidit ; donc
c/ le beau c’est le convenable <to prepon> (290d) – mais une cuillère
en bois n’est-elle pas plus convenable aux légumes et à la marmite qu’une
cuillère en or et ainsi plus belle que celle-ci ? et qui plus est, le convenable
en embellissant un objet le fait paraître beau alors qu’il ne l’est pas ; or c’est
le beau qui donne une beauté réelle et non apparente (294b) que cherche la
définition. D’où l’idée que le beau, qui ne doit pas être tantôt beau et tantôt
laid mais toujours beau (293d), c’est l’utile <to chrêsimon> (295c) ou que
c’est l’avantageux (296d), comme si ces définitions se prêtaient moins à
l’objection du relativisme (l’utile ou la puissance ne sont beaux que s’ils
servent le bien, de sorte que le beau ou le bien c’est l’avantageux . Mais si
l’avantageux est la cause du bien (297a), si le beau est la cause du bien, et si
la cause et l’effet doivent être distincts, alors il faut admettre que le beau
n’est pas bon et le bon n’est pas beau (beau = cause ≠ effet =bien), ce qui est
inacceptable – donc l’avantageux n’est pas non plus la définition de
l’essence du beau. Le grec dit ainsi couramment kalos pros ti (beau pour) là
où l’on dit bon à ou pour – ce qui est encore une fois un indice de la
synonymie de deux adjectifs. Finalement même si l’effort théorique semble
aporétique, il est significatif que Socrate ne puisse admettre la conclusion
que le beau n’est pas bon et le bon n’est pas beau. Et c’est aussi pourquoi
l’ultime définition examinée : le beau, c’est le plaisir des yeux ou de l’ouïe
(298a) est elle aussi récusée, car des belles lois ou de belles mœurs ne sont
pas reconnues par le plaisir sensible, que ce n’est pas la vue ou l’ouïe qui
causent la beauté, mais la beauté est ce qui est commun au plaisir de la vue
et au plaisir de l’ouïe (300a). Si le beau n’est pas le plaisir (sensible) c’est
parce que le plaisir sensible ne peut pas rendre compte de l’équivalence du
beau et du bon.
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Le beau, l’art et l’image : Banquet, République
Le platonisme illustre une conception qui a dominé longtemps
l’histoire de la pensée, celle de la séparation de l’art et du beau. Cette thèse
est aujourd’hui centrale dans la philosophie analytique de l’art. L’art et le
beau sont deux questions différentes que la rigueur demande de maintenir
séparées. Ici une évaluation, là une description. Cette différence aurait sa
correspondance au niveau des disciplines : ici l’esthétique, là la philosophie
de l’art. L’esthétique, en marge de la logique, l’épistémologie, l’éthique ou
la politique, tente de répondre « aux questions suivantes : Existe-t-il une
attitude spécifiquement esthétique ? (…) L’objet esthétique est-il une
représentation de la réalité ou l’expression d’affects, de pensées ? (…)
Existe-t-il une valeur esthétique ? », là où la philosophie de l’art se
demande : « qu’est-ce que l’art ? Quelle sorte d’entités sont les œuvres
d’art ? Qu’est-ce que comprendre et apprécier une œuvre d’art ? Quelle est la
valeur de l’art ? »2
Chez Platon toutefois, la dissociation est au service d’une
condamnation de l’art. La positivité du beau ne libère pas l’espace théorique
d’une théorie de l’art, mais annule sa positivité. La métaphysique du beau
s’accompagne d’une philosophie de l’art qui en nie la valeur. On peut la
résumer par deux exclusions : la beauté sans art, l’art sans vérité.
Pour Platon, la connaissance de la vérité est toute intelligible. Pourtant
il y a un moment irréductiblement sensible dans la connaissance : l’épreuve
du beau qui, immanent au sensible, révèle la présence de l’intelligible. Le
savoir, du côté de l’âme, est une certaine activité qui procède non de la
raison mais de l’impulsion de l’amour. Ainsi Socrate réévalue-t-il, dans le
Phèdre, le délire (mania), en particulier le délire amoureux qui,
s’enflammant à la vue de la beauté (249e), réveille l’âme de sa torpeur pour
lui rendre le souvenir de l’Idée, parce qu’elle est de toutes les Idées la plus
resplendissante3. Se produit comme une autorévélation de l’intelligible dans
le sensible porté à son éclat par la beauté : la beauté est à la fois ce qu’il y a
de plus manifeste, de plus visible et ce qu’il y a de plus charmant (250 d) –
la tradition en a retenu la leçon en définissant le beau comme ce qui plaît à la
vue. Là où les autres Idées s’enténèbrent dans le sensible, se voilent et ne se
laissent reconnaître par l’âme qu’au prix d’un pénible effort, ou au contraire
éblouissent et aveuglent comme l’Idée du Bien, le Beau est la seule Idée qui
éveille à l’intelligible, en se conformant à notre nature factuellement
sensible. Sans flatter les sens, le plus lointain (l’intelligible) devient le plus
prochain4.
Platon décrit ce moment affectif de la sensibilité esthétique, la
physiologie spécifique de l’expérience du Beau, en distinguant le
comportement de l’âme initiée à la contemplation des Idées, mais qui ayant
oublié son initiation ou s’étant laissée corrompre dans sa vie empirique, se
précipite sur l’objet dont la beauté a excité le désir, verse dans la démesure et
R. Pouivet, « Esthétique », in Précis de philosophie analytique, PUF, 2000, p. 269.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que Justice, Sagesse, tout ce qu’il y a de précieux encore
pour des âmes, ne possèdent aucune luminosité dans les images de ce monde-ci . (…) Seule la
Beauté a obtenu ce lot de pouvoir être ce qui est le plus en évidence et ce dont le charme est le
plus aimable » (Phèdre, 250 b-d).
4 Cf. Jean-Louis Chrétien, L’effroi du beau, Cerf, 1987, p. 57.
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les plaisirs honteux, et manque finalement le sens dont la beauté est le signe ;
et celui de l’initié véritable qui maintient une distance, ou se maintient dans
une distance à l’apparition de la beauté, s’imposant comme le bon cheval du
mythe de l’attelage ailé, docile et vaillant, « la contrainte de sa réserve »
(254a), qui seule rend l’âme apte à se ressouvenir de l’Idée. A la vue de
l’aimé, « les souvenirs du cocher se portent vers la réalité de la Beauté »
(254c). Le beau a ce pouvoir parce qu’il est une expérience du ravissement,
qui brise les habitudes. Par l’effroi suscité, l’homme est ramené à son âme,
et le désir, délié des appétits sensuels, retrouve son élan vers l’intelligible. La
beauté blesse l’homme du désir sensible, et réveille l’amour de l’être.
L’âme recueille la vision du beau comme l’appel 5 à se délier du
sensible. Ainsi la logique profonde de l’expérience esthétique est d’entraîner
l’âme au-delà des objets immédiats qui ont suscité son émotion. Rien de
sensible, c’est-à-dire de limité, de partiel, de contingent, ne satisfait le désir
dans sa fin, comme le montre Diotime dans le Banquet6. L’éducation selon la
beauté conduit l’âme, degré par degré, à dépasser le sensible : beauté d’un
corps, beauté universelle des corps, beauté morale, beauté de la science, et
finalement beauté de l’Idée où s’achève la science, c’est-à-dire beauté
purement intelligible7. Finalement, l’âme est sensible au beau pour ne pas
mourir à l’intelligible. Nous avons la beauté pour ne pas mourir de la
sensibilité8.
Davantage encore, dans cette renaissance et cette conversion de
l’âme, il n’est jamais question de l’art, ou seulement de l’art dialectique,
c’est-à-dire de l’exercice de la science. Ainsi la réévaluation initiale du
sensible dans le discours sur la beauté épouse la dévaluation de l’art qui en
devient l’exact opposé : là où la beauté élève l’âme du sensible vers
l’intelligible (dialectique de l’amour), l’art abaisse l’âme de l’intelligible
vers le sensible, ou mieux à l’intérieur du sensible, de l’objet à l’image, de
l’apparence à l’apparence d’apparence.
L’art fait le contraire de la beauté : il plaît en abolissant toute distance,
séduit sans provoquer la stupeur ; il enchaîne au lieu de libérer. Il répète et
confirme l’autorité du sensible sur l’âme. Au fond, le platonisme est la
philosophie profonde du classicisme, même quand celui-ci fera l’éloge
apparent de l’art. Dans le classicisme, « la beauté essentielle n’a rien à voir
avec l’art. Mais l’art, lui, a affaire avec la beauté. La relation classique entre
ces deux notions n’est pas réciproque. Le beau est en soi absolument
indépendant de l’art, mais l’art se situe dans la dépendance du beau qu’il
prétend atteindre et représenter »9.
Mais précisément l’art n’est jamais en mesure de produire « la beauté
parfaite, il ne peut au mieux que l’imiter ». Et « plus le beau se trouve
valorisé, identifié à l’être en tant qu’être suprême, et plus la distance entre
5 Marcel Ficin, dans son Commentaire sur le Banquet de Platon (V, 2), rattache kallos
(beau) à kaleô (appeler).
6 Banquet, 210a-211c, p. 67-72. Voir M. Sherringham, Introduction à la philosophie
esthétique, Payot, 1992, p. 65-76.
7 211 b, p. 69.
8 Le commentaire de l’Hippias Majeur ne porterait pas à une conclusion différente.
Cf. M. Sherringham, op. cit., pp. 37-46.
9 Sherringham, op.cit., p. 58-59.
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l’art et le beau se creuse, plus, du même coup, le statut de l’art devient
inférieur ».
Toute la conception de l’art ne se résume pourtant pas à la critique
virulente à laquelle se livre Platon dans la République (II, X). Sinon on ne
s’expliquerait pas que l’art serve à l’éducation, que la mousikè soit digne de
l’occupation des hommes libres vivant en paix, que Socrate y ait consacré
ses derniers instants 10 , et même que la philosophie en soit la forme
suprême11. On lit aussi cet aveu dans le Politique (299 d-e) : si les arts
disparaissaient, « l’existence, déjà si pénible maintenant, deviendrait
absolument impossible ». Reste que c’est cette critique qu’on a le plus
souvent retenu et c’est elle qui pèse comme un destin sur l’histoire de l’art.
La critique platonicienne de l’art procède de la critique des pouvoirs
de l’image, c’est-à-dire d’une interrogation sur le réel et l’irréel : le
vocabulaire de l’apparence, de l’illusion, de la tromperie, du fantasme est
dominant. Si l’art consiste dans un jeu d’images, et si l’image a un pouvoir
irréalisant, on sera tenté de chercher dans la critique platonicienne de l’art,
une illustration éclatante de la critique de l’imaginaire, de ce que G. Durand
nomme l’iconoclasme fondamental de la pensée occidentale (Les structures
anthropologiques de l’imaginaire).
Alors que les paysans travaillent à reproduire les êtres naturels, certes
périssables, mais nécessaires pour notre subsistance 12 , que les artisans
produisent des objets précaires mais utiles à la vie domestique et
économique (outils), les artistes ne produisent rien que des apparences. Dans
la République X, Platon définit l’artiste comme l’artisan qui a l’habileté
démiurgique de «faire» toutes choses, réalisant ainsi la contradiction d’une
compétence universelle, facilement et promptement. La représentation de
l’œuvre d’art est ainsi assimilée au reflet d’un miroir capable de réfléchir
l’image de toutes choses. Jugé ontologiquement, l’art de l’art ne compte pour
rien : l’œuvre de l’art est un semblant de réalité comme l’image du miroir.
Elle est même encore plus illusoire. Tandis que le miroir réfléchit l’image
d’un objet présent, l’œuvre d’art produit l’illusion de la chose en son absence
même. Sans doute l’ombre est-elle intermédiaire entre l’être et le non-être,
entre la lumière qui rend visible la chose, et la chose même. Mais ce
« presque rien » du reflet, de l’ombre a une irréalité circonscrite : elle existe
comme l’obscurité de la lumière, la trace d’une chose réelle. Avec l’œuvre
d’art, rien de tel. Non seulement l’œuvre d’art n’est qu’une apparence –
apparence d’apparence ou imitation d’imitation (imitation d’une chose
sensible qui est imitation de sa Forme), et même imitation seulement de
quelques aspects de la chose sensible13 – mais en plus elle est l’apparence de
ce qui a disparu ou, pire, de ce qui n’existe pas. L’œuvre d’art c’est
l’apparence qui s’autonomise par rapport à ce dont elle est l’apparence et qui
donne vie et présence pour l’âme à ce qui n’est pas. L’art « réalise »
l’apparence. C’est le talent de donner un effet de réalité à une pure
apparence, de la vérité à l’irréel. Rien n’apparaît et ne reste de la chose dans
l’image de l’art. C’est pourquoi Platon rapproche finalement davantage les
œuvres d’art des visions, des apparitions que des phénomènes du reflet ou de
Phédon, 60e6.
Ibid., 61 a3.
12 République, VI, 501a.
13 Cf. République X, 598b 1-4.
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l’ombre. Ce ne sont que pures apparences <phainomena>, sortes de
fantômes <eidolon14> ou mirages <phantasmata15>.
La critique de l’image est ainsi métaphysique-ontologique et moralepolitique. Selon la première perspective, l’image est la notion qui sert à
penser le rapport de la chose sensible à son modèle intelligible. C’est
l’exemple fameux du lit où il faut distinguer le lit en soi (l’Idée de lit),
modèle intelligible originaire, l’objet-lit produit par l’artisan à son image, et
l’image de lit reproduit par l’artiste en imitant l’objet. Ainsi le tableau du
peintre est éloigné de trois degrés du lit véritable. Autrement dit l’imitation
est ici prise comme schème de compréhension de la participation et du
procès du sensible à l’intelligible. Et dans ce rapport d’imitation, la primauté
va au modèle. Tout ce qui n’est pas l’Idée est image ; et être image c’est être
en participation de l’être, donc en déficit d’être. Et être l’image de ce qui est
en soi déjà une image, c’est être un quasi-néant. Le déficit ontologique
augmente à chaque fois qu’on descend d’un degré dans le processus
mimétique. Au plus bas degré, il y a le reflet, l’ombre.
Mais avec l’image artistique, l’apparence d’apparence acquiert une
puissance d’illusion inédite. C’est ici que l’argument moral-politique vient
renforcer la critique métaphysique-ontologique de l’image. L’art est ce par
quoi l’apparence impose l’illusion de son autonomie sur l’âme. Ou encore
dans l’art, l’apparence se fait simulation, et il en résulte la production de
croyances, d’opinions sans fondement, imaginaires : « toutes les œuvres de
ce genre [poésie imitative] causent la ruine de l’âme de ceux qui les
entendent s’ils n’ont pas l’antidote, c’est-à-dire la connaissance de ce
qu’elles sont réellement »16. Ainsi le poète se dissimule-il derrière le héros17;
l’acteur feint d’être son personnage. Par de simples signes, gestes, formes ou
couleurs, l’art fait surgir l’irréel en lieu et place du réel et y faire croire, pire
efface la différence entre le réel et l’irréel. L’image dépasse l’apparence,
marque l’avènement de l’imaginaire, c’est-à-dire l’avènement du multiple,
de l’indéfini et de la confusion, le règne immaîtrisable de la duplication, sa
réitération sans fin et son essaimage18. La philosophie refuse l’image parce
qu’elle pressent que le concept est mal engagé pour contrôler ce
redoublement fantastique de la réalité. L’image est ici, comme toujours, la
marque du devenir. Ou plutôt l’image, qui est le règne du multiple, de
l’indéfini, est un être en devenir : elle n’est ni son objet ni elle-même, mais
mouvement négatif de l’un à l’autre qui se poursuit dans l’âme du spectateur.
C’est pourquoi, l’art abandonné au pouvoir de l’image est lui-même pris par
le vertige du devenir, la passion de l’innovation arbitraire des styles
(maniérisme, recherche de plaisirs nouveaux comme en musique19 …) et des
codes20 – et l’on sait que, pour Platon, « le changement est de beaucoup ce
Id., 598b.
Id., 599a.
16 Id., 596e.
17 République, III, 393bc, 394 bc.
18 Cf. F. Dagognet, Pour l’art d’aujourd’hui., Dis Voir, 1992, p. 21-22.
19 Cf. Lois, 655d.
20 En sculpture, les règles du Canon de Polyclète, qui définissent la beauté (cf. le
« Doryphore ») par un système de proportion numérique complexe, sont modifiées par
Euphranor et Lysippe qui pratiquent des déformations libres dans les proportions, notamment
pour des statues colossales. En peinture, on s’éloigne de plus en plus de l’art de Polygnote
(dessin coloré), sous l’effet des innovation théâtrales, notamment avec Apollodore le
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qu’il y a de plus dangereux au monde »21. L’art imitatif est condamné à se
transformer sans cesse pour exister : plus il s’éloigne de l’imitation comprise
comme l’art de la copie <eikastikè>, reproduction conforme aux proportions
du modèle, pour verser dans l’imitation de l’apparence, l’art
fantasmagorique <phantastikè>, plus l’art est pris du vain désir de
renouvellement22. On voit le renversement ontologique qu’opère l’art du
simulacre : d’une imitation d’un modèle objectif et intelligible, on passe à
une imitation qui prend pour norme l’effet sensible de la vérité. La
convenance à la perception plutôt qu’à la connaissance, le plaisir des sens
plutôt qu’à la vérité, devient la norme de l’imitation23. Et sous prétexte de
« réalisme » de l’image, l’art procède à la reconstruction illusionniste du
réel.
Platon ne cache pas sa préférence pour l’art des anciens, hiératique
comme l’art des temples qu’il avait admiré dans la vallée du Nil24. La
passion de l’art imitatif sape les fondements de la cité grecque. Aussi Platon
compare-t-il volontiers l’art à la sophistique, qui relève, dans l’ordre du
discours, de la même technique d’imitation et de simulation, c’est-à-dire une
espèce de sorcellerie. En abusant l’esprit par de simples apparitions, l’art et
la sophistique pratiquent l’illusionnisme. Chez le sophiste et le peintre
« moderne », on retrouve le même orgueil, la même rivalité pour la gloire
(Zeuxis par rapport à Parrhasius chez Pline), le même souci de l’illusion, le
semblant de « polytechnie ».
Ce qui articule ces deux critiques c’est l’idée d’imitation elle-même,
c’est-à-dire son processus et les effets qui en dérivent. L’imitation désigne
comme concept ontologique le rapport de l’image au modèle. Mais ce
rapport induit par lui-même, nécessairement une confusion des statuts de
l’image et du modèle et cette confusion s’opère dans l’âme. L’image et le
modèle deviennent indiscernables entre eux.
On comprend dès lors qu’il faille se méfier des artistes et finalement
chasser des citoyens aussi inutiles et pernicieux de la cité idéale. L’art défait
ce que l’éducation tente péniblement d’accomplir. L’art façonne les
individus comme l’éducation mais en imprimant le faux et le mensonge dans
les âmes. Et au lieu du long détour de la connaissance, elle emprunte la voie
facile de l’imaginaire. Non seulement l’art rend le vice (des dieux) aimable25,
mais il rend la vertu ridicule. Ce faisant l’art bafoue les principes de la
communauté humaine, l’aidôs et la justice. Aussi « en exilant les artistes, la
Skiagraphe qui introduit dans les tableaux et les décors le jeu des ombres et des couleurs pour
reproduire les apparences et donner l’illusion de la réalité. Cet illusionisme par la couleur et la
profondeur fut poursuivie par Zeuxis, dont Pline dans son Histoire naturelle (XXXV, 36, 5, p
. 61) nous a laissé la célèbre anecdote des oiseaux picorant les raisins peints sur le décor, déjà
rappelée.
21 Lois, VII, 797d-e.
22 Cf. République, X, 598a-b, 601c-d et Sophiste, 235d-236c.
23 Platon lutte contre le progrès de l’illusionisme de la peinture qui va jusqu’au
trompe-l’œil, la polychromie conventionnelle qui applique « aux plus belles parties du corps,
les couleurs les plus belles » (pourpre), non les couleurs naturelles (noir) (République, IV, 420
c-d), le recours à une vision perspective qui fausse la véritable proportion des corps et des
formes pour s’adapter aux données de la perception. Ainsi, « les artistes d’aujourd’hui
envoient promener la vérité, et donnent à leurs œuvres, non pas les proportions qui sont
belles, mais celles qui paraîtront l’être » (Sophiste, 235d).
24 Cf. Lois, II, 656d-e.
25 Cf. République, II, 377b
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société les remet donc justement à leur place : là où il n’y a pas de société
possible »26. L’artiste ne répond à aucune fonction qui détermine la division
et la hiérarchie des classes sociales. Plus encore, être du double, du
spectaculaire, inclassable, ici et ailleurs, il est la réfutation vivante de la
justice dans la cité qui règne quand chacun accomplit sans déroger à son
rang la tâche qui correspond à son essence.
C’est pourquoi, à défaut de renoncer à tout art, la cité doit exercer sur
lui un contrôle strict, pour le ramener à ce qu’il ne devrait jamais cesser
d’être, un instrument de pédagogie sociale. Ce qui conduit à proscrire les
œuvres licencieuses, mensongères, à prévenir toute innovation et à
encourager les artistes qui cultivent l’amour du bien27.
Finalement, l’art est également séparé du beau et du vrai. La beauté de
l’art est toujours relative – là où la beauté absolue est intelligible – et
toujours plus sophistiquée. La beauté dans l’art devient pur divertissement. Il
n’y a que pour le divin artisan du monde que la beauté et l’art sont unis et
également admirables, parce qu’il ne détourne jamais son regard du modèle
éternel. Dans l’art humain, l’imitation est livrée à l’arbitraire. Le mal de
l’image n’est pas tant dans l’imitation elle-même (copie), que dans le
semblant de vérité qu’elle engendre (simulation). L’imaginaire c’est au fond
l’ « imitation de l’effet de vérité. Et cette imitation tire sa puissance de son
caractère immédiat. Platon soutiendra alors qu’être captif d’une image
immédiate de la vérité détourne du détour. Si la vérité peut exister comme
charme, alors nous perdrons la force du labeur dialectique, de la lente
argumentation qui prépare la remontée au Principe. Il est donc requis de
dénoncer la prétendue vérité immédiate de l’art comme une fausse vérité,
comme le semblant propre de l’effet de vérité. Et telle est la définition de
l’art, et de lui seul : être le charme d’un semblant de vérité »28.
Le charme est réel, mais la vérité illusoire. L’imaginaire c’est le désir
de la vérité comme immédiateté et séduction.
Grimaldi, art. cit., p. 31.
« Pour nous, il nous faut un poète et un conteur plus austère et moins agréable, mais
utile à notre dessein, qui n’imiterait pour nous que le ton de l’honnête homme et conformerait
son langage aux formes que nous avons prescrites dès l’origine, en dressant un plan
d’éducation pour nos guerriers » (République, III, 398a-b). Cf. aussi 401b-c.
28 Badiou, op. cit., p. 11.
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II. Archè-Eidos-Ousia
L’âme, le principe : Phèdre
La notion de principe est évidemment complexe dans le platonisme
parce qu’elle apparaît dans de nombreux dialogues selon des approches, des
thématiques très variées, qui laissent ouverte la question de savoir s’il y a un
ou plusieurs principes chez Platon, si ce qui est reconnu comme principe ici
est commensurable avec ce qui nommé principe ailleurs. Le principe, en
vertu même de la nécessité de son essence, mérite d’être qualifié de divin :
mais dans le platonisme le divin peut être revendiqué aussi bien par les
essences ou les Formes du Phèdre, le démiurge du Timée, le Bien de la
République, les grands genres du Sophiste. Les principaux textes où la notion
d’archè apparaît au premier plan sont le Phèdre, le Timée, la République.
On s’intéressera ici à un passage du Phèdre qui, malgré sa brièveté,
s’avère tout à fait important : l’exigence de l’archè y est clairement posée et
l’exigence de reconnaître à l’archè une certaine nature. Et pourtant la notion
d’archè n’y joue qu’une fonction limitée. Précisément il s’agit d’une
occurrence et non d’une thématisation de la notion d’archè. En effet son
apparition se fait dans le cadre d’une réflexion sur l’âme et plus précisément
d’une démonstration de l’immortalité de l’âme. Voici le texte dans son
ensemble.
« Or voici d’où part cette démonstration <archè apodeixeôs> : toute âme est
immortelle. Ce qui en effet se meut soi-même est immortel, au lieu que, pour ce qui
moteur d’autre chose, est mû aussi par autre chose, la cessation de son mouvement est
cessation de son existence. Il n’y a dès lors que ce qui se meut soi-même qui, du fait
qu’il ne se délaisse pas soi-même, ne finit jamais d’être en mouvement ; mais en outre
il est, pour tout ce qui est encore mû, une source <pègè> et un principe <archè> de
mouvement. Or un principe est chose inengendrée <agenèton> ; car c’est à partir
d’un principe <ex archès> que, nécessairement, vient à l’existence tout ce qui
commence d’exister <pan to gignomenon gignesthai>, au lieu que lui-même,
nécessairement, il ne provient de rien ; si en effet il commençait d’être à partir de
quelque chose, il n’y aurait pas commencement d’existence à partir d’un principe.
D’autre part, puisqu’il est chose inengendrée, l’incorruptibilité aussi lui appartient
nécessairement ; il est évident en effet que, une fois le principe anéanti, ni jamais il ne
commencera lui-même d’être à partir de quelque chose, ni autre chose à partir de lui,
s’il est vrai que c’est à partir d’un principe que toutes choses doivent commencer
d’exister. Concluons donc : ce qui est principe de mouvement, c’est ce qui se meut de
soi-même ; or cela, il n’est pas possible, ni qu’il s’anéantisse, ni qu’il commence
d’exister : autrement le ciel entier, la génération entière venant à s’affaisser, tout cela
s’arrêterait et jamais ne trouverait à nouveau, une fois mis en mouvement, un point de
départ pour son existence. Maintenant qu’a été rendue évidente l’immortalité de ce
qui est mû par soi-même, on ne se fera pas scrupule d’affirmer que c’est là l’essence
de l’âme, que sa notion est cette notion même. Tout corps en effet qui reçoit du dehors
son mouvement est un corps inanimé ; est au contraire un corps animé, celui pour qui
c’est du dedans et qui en tient de lui-même le principe, attendu que c’est bien en cela
que consiste la nature de l’âme. Mais, c’est bien ainsi qu’il en est, si ce qui se meut
soi-même n’est pas autre chose que l’âme, alors nécessairement l’âme devra être à la
fois inengendrée et immortelle » (Platon, Phédon, 245c-246a).
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Qu’y a-t-il de remarquable dans ce texte 29 ?
1/ Manifestement ce n’est pas un texte qui porte sur la notion de
principe mais sur l’âme. Son objet, c’est la démonstration de l’immortalité
de l’âme. Pourtant la notion de principe est convoquée comme un argument
majeur dans cette démonstration. On trouverait dans l’œuvre de Platon
d’autres textes similaires (cf. Lois, X, 893b1-899d3). Mais l’argument
présente, dans le Phèdre, une double originalité : 1/ le terme apparaît dans un
passage qui lui est, même brièvement, tout à fait consacré : donc la notion
d’archè est malgré tout pensée et définie pour elle-même (même si l’objet du
texte est autre) ; 2/ le terme y subit son inflexion sémantique vers ce qui est
principe et non pas simplement origine ou commencement. On pourrait dire
que l’archè est principe en tant qu’il s’oppose à la simple origine ou au
commencement.
2/ Que ce soit à l’intérieur d’une démonstration que le terme de
principe intervienne et s’y trouve défini est encore un autre trait saisissant.
En effet, Platon procède ici comme un mathématicien qui poserait comme
point de départ de la démonstration l’objet qui est à démontrer, c’est-à-dire
l’immortalité de l’âme <archè apodeixeôs>. Autrement dit, archè est encore
employé dans son sens logique ou mathématique. Ce qui est posé en premier
c’est le but de la démonstration, la conclusion : l’âme est immortelle. Ensuite
la démonstration se déroule en deux temps : 1/ établir la définition <logos>
de l’immortalité – est immortel ce qui se meut de soi-même ; 2/ chercher la
chose dont l’essence correspond à cette définition, c’est-à-dire montrer que
la définition de l’immortalité correspond à la nature de l’âme, et ainsi établir
ce qui était à démontrer. Autrement dit, le procédé argumentatif n’est pas ici
de type syllogistique : la proposition de départ n’est pas une conclusion qui
autoriserait une déduction (comme si l’on avait affaire à : l’âme est un
principe ; or tout ce qui est principe est immortel : donc l’âme est
immortelle) mais ouvre une démarche analytique vers les termes simples qui
la composent et finalement vers le terme simple qui n’apparaît pas
immédiatement en elle et qui est précisément la notion de principe. On peut
rendre compte de ce procédé par le schéma suivant en distinguant un
mouvement ascendant (analyse) et un mouvement descendant (synthèse) de
la démonstration :
Analyse : Hypothèse : l’âme est immortelle (= ce qui est à démontrer)
-> 1. Est immortel ce qui est éternellement en mouvement -> 2. Ce qui est
éternellement en mouvement se meut de soi-même -> 3. Ce qui se meut soimême est principe de mouvement 4. Ce qui est principe est inengendré et
immortel (comme tout le monde en convient).
Synthèse -> 1. Ce qui est principe est inengendré et immortel -> 2. Ce
qui se meut de soi-même est principe de mouvement -> 3. L’âme se meut
elle-même -> 4. L’âme est inengendrée et immortelle.
Examinons de plus près cette structure argumentative et le statut qu’y joue l’archè.
3/ On voit que le terme d’archè apparaît comme un terme simple audelà duquel l’analyse ne peut plus régresser – qui passe alors pour un
indémontrable. Encore une fois le principe ici n’a pas le rôle de moyen terme
dans un syllogisme mais c’est un terme premier découvert analytiquement. Il
s’agit d’analyser l’hypothèse (l’âme est immortelle) en spécifiant
29
Cf. S. Roux, op. cit, p. 25sq.
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« immortalité » qui signifie « mouvement éternel », qui implique
« mouvement par soi » qui implique « principe du mouvement » qui
enveloppe l’autosuffisance et l’autosubsistance. Ainsi il s’agit de rapprocher
un nom (âme) de la définition de l’immortalité qui inclut nécessairement la
notion de principe. Autrement dit, l’argumentation conduit à dégager un
ordre de réalité original (l’ordre principiel) et à montrer que l’âme est
immortelle parce qu’elle appartient à ce domaine des principes : ce n’est pas
parce qu’elle est immortelle qu’elle est un principe mais parce qu’elle est un
principe qu’elle est immortelle.
4/ Ainsi, Platon inaugure ici la longue tradition (notamment
aristotélicienne) qui traite la question du principe en relation avec le
mouvement. Le mouvement a besoin d’un principe : le principe est avant
tout principe du mouvement – puisque dans la « physique » grecque, ce n’est
pas le repos mais le mouvement qui a besoin d’une raison ou d’une cause (le
repos est la suppression du mouvement qui est en vue de lui : le repos c’est
la chose en acte, le mouvement est actualisation, donc puissance de ce dont
le repos est la perfection). Ainsi la cause efficiente est-elle synonyme de
principe de mouvement : c’est la cause efficiente qui fait passer du repos au
mouvement, qui explique le changement d’état ou de qualité d’un corps.
C’est la question du mouvement qui sollicite la notion de principe. Ce qu’il
faut pouvoir expliquer, c’est la possibilité du mouvement. Plus exactement,
il faut distinguer entre deux types de mouvement : ce qui se meut toujours et
ce qui est mû par un autre, un mouvement infini et un mouvement fini qui
correspondent à deux causes distinctes : par soi et par autrui. Or si le propre
du mouvement fini est d’être suspendu à une cause extérieure, de sorte que
sa finitude consiste dans cette dépendance même, un mouvement infini, ne
recevant pas son mouvement d’autre chose, doit être éternel – du moins s’il
ne se délaisse pas lui-même comme dit le texte, c’est-à-dire s’il continue
infiniment à se donner l’impulsion. Un mouvement infini est un mouvement
éternel et/ou par soi. Il faut insister ici sur deux points : d’une part le
mouvement du principe n’est pas le signe d’une déficience, d’un manque
d’une perfection (ce qui est le cas pour le mouvement fini) : le principe n’est
pas en mouvement pour combler un écart, par manque d’être – il s’agit en
quelque sorte d’un mouvement de plénitude. D’autre part, si le principe se
mouvant lui-même ne s’abandonne pas soi-même, c’est que le mouvement
n’est pas simplement pour lui une propriété mais une activité, activité qui ne
décline pas par un dépérissement progressif des forces. Et ce qui le fait
comprendre c’est précisément la nature même d’un principe, c’est-à-dire son
caractère impérissable et immortel (ici Platon reprend la même
caractérisation que Parménide : ageneton kai anôlethron, mais à cette
différence qu’elle n’était pas appliquée chez celui-ci à l’archè). C’est ce que
met en évidence la seconde partie du texte en proposant la définition de
l’arché. Le mouvement du principe n’a ni commencement ni fin parce le
principe est une chose inengendrée et incorruptible. Et Socrate d’établir ainsi
la justification de ces deux caractéristiques. Il est impossible de supposer
qu’un principe soit engendré parce que c’est à partir de lui que toutes les
choses sont engendrées. Mais cette impossibilité logique (il est
contradictoire que ce qui engendre soit engendré) se double de
l’impossibilité de la régression à l’infini (ce qui est engendré ne peut l’être à
l’infini). Par ailleurs il doit être incorruptible car s’il périssait, périrait et ne
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pourrait commencer d’être tout ce dont l’existence dépend de lui. Autrement
dit, le principe n’a pas d’origine, ou plutôt la réflexion sur l’archè oblige à
distinguer entre l’origine (ou le commencement) et le principe (ou le
fondement). Sans un principe permanent, éternel, il ne pourrait y avoir de
devenir. Le principe est ainsi rencontré comme ce qui est négatif ou différent
par nature. Le principe ne peut exercer sa causalité que parce qu’il est autre :
il ne peut fonder que parce qu’il diffère de ce qu’il fonde, il ne peut
conditionner qu’en s’opposant. Il est défini par la négation des prédicats de
ce qui dépend de lui (im-mortel/in-corruptible). Et c’est cette supériorité ou
cette différence ontologique qui est la condition de sa « principialité ».
5/ On saisit dès lors mieux ce que le texte du Phèdre apporte de
conceptuellement nouveau à la notion d’archè – même si son introduction
sert à établir la démonstration de l’immortalité de l’âme (du moins de sa
partie noétique), ce qui revient à justifier la primauté ontologique de l’âme
par rapport au corps30. Il n’y a évidemment rien d’original à dire qu’une
naissance suppose une archè puisque archè signifie précisément l’origine ou
le commencement. Tout ce qui naît a un principe ou une origine. Mais Platon
attribue à l’archè un sens ontologique, et c’est ainsi que le mot en vient à
signifier le concept de principe. Dans le Phèdre, Platon affranchit le mot
archè de l’usage qui était le sien aussi bien dans la tradition mythique (où
l’archè est toujours associée aux valeurs de l’ancienneté, à la généalogie)
que chez les philosophes présocratiques (= élément matériel), en lui ouvrant
un nouvel horizon conceptuel. Le principe est désormais par définition ce
qui est extérieur à tout ce qui concerne le devenir. Chez les présocratiques, le
principe, c’est l’élément. Il est bien terme premier (principe), mais l’élément,
parce qu’il est quelque chose de matériel (cf. Métaphysique A) et
d’indéfiniment remodelable, en puissance de toutes les formes (ainsi chez
Thalès l’eau par condensation produit l’air, par solidification la terre) est
soumis au devenir dont il est indissociable. L’élément contraire (la terre ou
l’air) est engendré par une auto-transformation de l’élément premier. Si
l’élément est principe de permanence (substance) c’est en tant qu’il est
perpétuellement en transformation, de sorte qu’on ne peut dire si l’élément
est principe du changement ou si le changement est la substance de
l’élément. Au contraire comme le dit parfaitement S. Roux, « dans le Phèdre,
l’archè n’est pas l’élément commun à tout, mais le principe actif de toute
chose. Elle ne se présente pas comme un terme immanent mais comme un
30 En même temps il faut noter que c’est à l’âme plus qu’à une quelconque réalité
(même le Bien) que Platon identifie la notion de principe. On pourrait dire que si le Phèdre
démontre que l’âme est bien de l’ordre des principes, Platon laisse entendre que c’est de l’âme
que se dit surtout la notion de principe. La raison paraît en être que tout principe est principe
de quelque chose et que le mouvement est précisément ce dont il y a principe. Il ne suffit pas
de dire que le principe est inengendré et incorruptible, il faut encore affirmer qu’il est avant
tout ce qui met en mouvement, soi-même éternellement, et toutes choses qui dépendent de lui.
C’est parce qu’il est principe de mouvement que le principe est immortel. Ainsi trois
caractéristiques définissent un principe : immortalité, incorruptibilité, automotricité ; et
l’automotricité est la condition de l’immortalité et de l’incorruptibilité. Et c’est bien la raison
pour laquelle l’âme est principe et que le principe s’applique à l’âme plus qu’à tout : elle est
principe de vie et de mouvement du corps. Et c’est parce que le principe est moteur et
automoteur que la notion ne peut convenir absolument aux Formes qui sont certes
inengendrées et incorruptibles mais dont on ne peut sans contradiction supposer qu’elles sont
en mouvement. La question se pose alors de savoir s’il peut y avoir des principes d’autre
chose que le mouvement.
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principe qui transcende par sa nature ce pour quoi il est principe » (op. cit.,
p. 39). L’archè ne commande pas toutes choses parce qu’il est en toutes
choses mais parce qu’il n’est dans aucune : il les commande parce qu’il les
domine, c’est-à-dire qu’il transcende l’ordre du devenir auquel elles sont
soumises : le principe domine ce qui domine (le devenir) les choses.
« L’archè est étrangère au devenir qu’elle tient sous sa dépendance car,
même présente dans un corps ou unie à lui, elle [l’âme] s’y donne comme
différente par nature, transcendant le corps par sa nature même. Parce qu’elle
doit mouvoir le corps (et le monde, pour l’âme universelle), elle se trouve
ontologiquement surévaluée : ce par quoi il y a du mouvement est lui-même
cause de son propre mouvement, ce par quoi il y a de la vie et de la mort, de
la naissance et de la corruption, échappe lui-même à la naissance et à la
corruption, est inengendré et incorruptible. Il y dépendance de ce qui devient
à l’égard de ce qui est toujours, ce qui suppose que la permanence du devenir
est impensable sans la référence à un ordre de réalité différent qui échappe à
la finitude. L’archè ne dit plus seulement l’unicité profonde et intérieure du
monde et de l’être, mais la transcendance ontologique qui maintient et
soutient le monde » (ibid., p. 39-40).
Mais pour terminer il faut insister malgré tout sur les limites de
l’approche du principe dans le Phèdre. L’archè est un détour essentiel pour
la théorie de l’âme, mais elle n’est pas une notion pensée pour elle-même, ou
plutôt il n’apparaît pas que Platon dans ce contexte en fasse un objet propre
du discours philosophique. La philosophie (et la philosophie platonicienne)
ne se laisse pas définir par la recherche de ou sur l’archè.
Le Bien et l’essence : République VI
La philosophie platonicienne est souvent présentée comme une
philosophie qui prétend rendre compte de la totalité du réel à partir d’un
principe premier et unique. La “vérité” du platonisme serait donnée avec la
République et, la “vérité” de la République à partir d’un passage du livre VI.
Platon présente ainsi la recherche dialectique comme remontée vers un
principe anhypothétique <archè anupothetos> qui constitue le point de
départ le plus sûr et le plus ferme à la connaissance des idées en général – le
principe est donc l’objet suprême de la suprême connaissance et son
fondement. Or ce principe qui fonde la connaissance (et qui est le premier
objet connaissable en droit) est défini comme le Bien (l’idée du Bien). Et le
Bien est lui-même caractérisé comme ce qui est au-delà de l’essence, n’a pas
seulement pour fonction de fonder le savoir, mais aussi de fonder l’être
même des choses (des idées notamment). La fonction du principe est, dans
l’interprétation traditionnelle, conçue de manière radicalement ontologique.
« - Tu m’as souvent entendu dire que le l’objet de la science la plus haute est
la forme du Bien <tou agathou idea megiston mathèma>, et que c’est d’elle que la
justice et les autres vertus tirent leur utilité et leurs avantages. C’est encore, tu t’en
doutes bien, ce que je vais te répondre à présent, en ajoutant que nous ne connaissons
pas exactement cette idée <ouk ikanôs ismen> et que, si nous ne la connaissons pas,
connussions-nous tout ce qui est en dehors d’elle aussi parfaitement qu’il est possible,
cela, tu le sais, ne nous servira de rien, de même sans la possession du bien celle de
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toute autre chose nous est inutile. Crois-tu en effet qu’il y ait quelque avantage à
posséder quelque chose que ce soit, si elle n’est bonne, ou à connaître tout, sans
connaître le bien <aneu tou agathou>, et à ne rien connaître de beau ni de bon ?
[505a-b] (…)
Notre constitution sera donc parfaitement organisée, si elle a pour veiller sur
elle un gardien qui possède cette connaissance.
- Nécessairement, dit-il ; mais toi-même, Socrate, que penses-tu que soit le
bien ? science, plaisir ou quelque autre chose ? [506b] (…) Nous serons satisfaits si,
comme tu nous as expliqué la justice, la tempérance et les autres vertus, tu nous
expliques de même ce qu’est le bien.
- Et moi aussi, mon cher, dis-je, je le serai, et même pleinement ; mais je
crains que cela ne dépasse mes forces et que mon zèle maladroit n’apprête à rire.
Faisons mieux, mes bienheureux amis ; laissons-là quant à présent la recherche du
bien tel qu’il est en lui-même ; il me paraît trop haut pour que l’élan que nous avons
porte à présent jusqu’à la conception que je m’en forme. Mais je veux bien vous dire,
si vous y tenez, ce qui me paraît être le rejeton du bien et son image la plus
ressemblante ; sinon, laissons la question. [506e] (…)
- Et bien, maintenant, sache-le, repris-je, c’est le soleil que j’entendais par le
fils du bien, que le bien a engendré à sa propre ressemblance <analogon>, et qui est,
dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets visibles, ce que le bien est
dans le monde intelligible <noètô topô>, par rapport à l’intelligence et aux objets
intelligibles. [508c] (…)
- Or ce qui communique la vérité aux objets connaissables et à l’esprit la
faculté de connaître, tiens pour assuré que c’est l’idée du bien <tèn tou agathou
idean> ; dis-toi qu’elle est la cause de la science et de la vérité <aitian … epistèmès …
kai alètheias>, en tant qu’elles sont connues ; mais quelque belles qu’elles soient
toutes deux, cette science et cette vérité, crois que l’idée du bien en est distincte et les
surpasse en beauté <allo kai kallion>, et tu ne te tromperas pas. Et comme dans le
monde visible on a raison de penser que la lumière et la vue ont de l’analogie avec le
soleil, mais qu’on aurait tort de les prendre pour le soleil, de même, dans le monde
intelligible, on a raison de croire que la science et la vérité sont l’une et l’autre
semblables au bien mais on aurait tort de croire que l’une ou l’autre soit le bien ; car il
faut porter plus haut encore la nature du bien <meizonôs timèteon tèn tou agathou
hexin>. [509a] (…) Je pense que le soleil donne aux objets visibles non seulement la
faculté d’être vus, mais encore la genèse, l’accroissement et la nourriture, bien qu’il
ne soit pas lui-même genèse <ouk genesin auton onta>. (…) De même pour les objets
connaissables, tu avoueras que non seulement ils tiennent du bien la faculté d’être
connus, mais qu’ils lui doivent par surcroît l’existence <to einai> et l’essence <tèn
ousian>, quoique le bien ne soit point essence, mais quelque chose qui dépasse de loin
l’essence en majesté et en puissance <ouk ousias ontos tou agathou, all’ eti epeikeina
tès ousias presbeia kai duanamei huperechontos> [“le Bien n’est étance mais ce qui la
dépasse en majesté et en puissance”].
Alors Glaucon s’écria plaisamment : “Dieu du soleil, quelle merveilleuse
transcendance ! <daimonias huperbolès>.
C’est ta faute aussi, répliquai-je : pourquoi m’obliger à dire ma pensée sur ce
sujet ? [509b-c]. (…)
Tu n’ignores pas, je pense, que ceux qui s’occupent de géométrie,
d’arithmétique et autres sciences du même genre, supposent <hupothemenoi> le pair
et l’impair, les figures, trois espèces d’angles et d’autres choses analogues suivant
l’objet de leur recherche ; qu’ils les traitent comme choses connues <adelpha>, et
que, quand ils en ont fait des hypothèses, ils estiment qu’ils n’ont plus à en rendre
aucun compte ni à eux-mêmes ni aux autres, attendu qu’elles sont évidentes à tous les
esprits ; qu’enfin, partant de ces hypothèses et passant par tous les échelons, ils
aboutissent par voie de conséquences à la démonstration qu’ils s’étaient mis en tête de
chercher. (…) Par conséquent, tu sais aussi qu’ils se servent de figures visibles et
qu’ils raisonnent sur ces figures, quoique ce ne soit point à elles qu’ils pensent, mais à
d’autres auxquelles celles-ci ressemblent. Par exemple c’est du carré en soi, de la
diagonale en soi qu’ils raisonnent, et non de la diagonale telle qu’ils la tracent, et il
faut en dire autant de toutes les autres figures. Toutes ces figures qu’ils modèlent ou
dessinent, qui portent des ombres et produisent des images dans l’eau, il les emploient
comme si c’étaient aussi des images, pour arriver à voir ces objets supérieurs qu’on
n’aperçoit que par la pensée. (…) Voilà ce que j’entendais par la première classe des
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choses intelligibles, où, dans la recherche qu’il en fait, l’esprit est obligé d’user
d’hypopthèses <hupothesesi>, sans aller au principe <ouk ep’ archèn iousan>, parce
qu’il ne peut s’élever au-dessus des hypothèses, mais en se servant comme d’images
des objets mêmes qui produisent les ombres de la section inférieure, objets qu’ils
jugent plus clairs que les ombres et qu’ils prisent comme tels. (…) Apprends
maintenant ce que j’entends par la deuxième section des choses intelligibles. Ce sont
celles que la raison elle-même <autos o logos> saisit par la puissance dialectique <tê
tou dialegesthai dunamei>, tenant ses hypothèses non pour des principes <tas
hupotheseis poioumenos ouk archas>, mais pour de simples hypothèses, qui sont
comme des degrés et des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe du tout <epi
tèn tou pantou archèn iôn>, qui n’admet plus d’hypothèse. Ce principe atteint, elle
descend, en s’attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la
conclusion dernière, sans faire aucun usage d’aucune donnée sensible, mais en passant
d’une idée <eidesin> à une idée, pour aboutir à une idée.
- Je comprends, dit-il, mais pas suffisamment ; car ce n’est pas, je m’imagine,
une mince besogne que cette recherche dont tu parles. Il me semble pourtant que tu
veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible par la science de la
dialectique <to upo tou dialegesthai epistèmès tou ontos te kai noètou> est plus claire
que celle qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des
hypothèses pour principes <ai hupotheseis archai>. Sans doute ceux qui étudient les
objets des sciences sont contraints de le faire par la pensée, non par les sens ; mais en
partant d’hypothèses, ils ne te paraissent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien
que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me paraît que tu appelles
connaissance discursive <dianoian>, et non intelligence, la science des géomètres et
autres savants du même genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose
d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence <metaxu ti doxès te kai nou>.
- Tu as bien compris, dis-je. Maintenant à nos quatre sections applique ces
quatre opérations de l’esprit : à la section la plus élevée l’intelligence <noèsin>, à la
seconde la connaissance discursive <dianoian>, à la troisième la foi <pistin>, à la
dernière la conjecture <eikasian>, et range-les par ordre de clarté, en partant de cette
idée que, plus leurs objets participent de la vérité, plus ils ont de clarté. » (Platon,
République, VI, 505a-511e).
L’ensemble de ce passage, dont on a prélevé que les thèses
principales, condense toutes les déterminations de la notion de principe. On
y retrouve en effet semble-t-il : 1/ l’opposition entre le principe et le devenir
(cf. le Phèdre); 2/ la double dimension du principe ou de sa fonction
(épistémologique et ontologique) ; 3/ la subordination de la fonction
épistémologique à la fonction ontologique, ou plutôt la distinction entre
principes fonctionnels (comme en géométrie) et principe fondationnel
(comme la dialectique en recherche) ; 4/ la transcendance d’un Principe
unique qui commande toutes choses (essences et existences), donc le concept
métaphysique de principe ; 4/ la distinction de deux modes de connaissances
des principes, la raison intuitive et la raison discursive.
Nous allons exposer d’abord l’interprétation traditionnelle (en suivant
toujours les analyses précises de S. Roux) qui guide la lecture de ce texte
fondamental dans toute l’histoire de la philosophie. Elle repose sur trois
thèses principales :
a/ le principe anhypothétique est assimilé à l’idée du Bien ;
b/ le principe est un principe ontologique qui rend raison aussi bien de
l’être des essences (et indirectement de l’être des existences empiriques) que
de la connaissance des essences. Le texte dit en effet que le Bien confère aux
idées « l’être et l’essence » (509b7-8 : to einai te kai tèn ousian) ;
c/ le principe a en plus de sa fonction ontologique un statut
ontologique supérieur puisqu’il transcende l’ensemble de ses effets : le Bien
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est dit epekeina tès ousias en 509b9 et Glaucon emploie en 509c2 le terme
huperbolè pour exprimer cette supériorité du Bien.
Reprenons ces trois points.
a/ Platon n’indique pas explicitement que le Bien est le principe
anhypothétique. La référence au Bien et la référence au principe
anhypothétique ne s’intègrent pas à la même séquence textuelle. Pour autant,
le principe anhypothétique est qualifié de « principe de tout » <tèn tou pantos
archèn> en 511d6-7. Or une telle qualification ne semble pouvoir s’appliquer
qu’au Bien en tant précisément qu’il possède cette efficience ontologique (et
pas seulement une fonction épistémologique) de donner l’être et l’essence à
toutes les idées. Par ailleurs, si la dialectique qui cherche ce qu’est chaque
chose n’arrête son examen qu’une fois atteint le terme <telos> de
l’intelligible, c’est-à-dire le Bien en son essence <o estin agathon> (532a5b-3), on peut difficilement ne pas assimiler le principe anhypothétique et le
Bien. C’est ce que l’analogie entre le Bien et le soleil semble confirmer : si
le Bien est comme le soleil, il joue dans son domaine (la connaissance
dialectique) le même rôle que le soleil dans le sens : il est donc le principe
absolu au-dessus duquel il n’y a rien (anhypothétique) : il n’est posé par rien
d’antérieur car il est le terme ultime ou premier qui pose tout. Et dans
l’allégorie de la Caverne, la sortie du prisonnier ne s’achève qu’avec la
vision du soleil, c’est-à-dire selon l’analogie, qu’avec la saisie du Bien31.
Enfin cette identification se déduit également de l’opposition entre la
dialectique et la géométrie. La géométrie est présentée à la fois comme
science qui pose des principes qui ne sont que des hypothèses, ce qui la place
en dessous de la dialectique qui remonte à un principe anhypothétique, et
comme ce qui prépare la dialectique en traitant de formes essentielles : donc
la dialectique qui remonte au premier principe prend pour objet le Bien
(donc le Bien = le principe anhypothétique de la dialectique).
b/ La lettre du texte indique que le Bien ne se contente pas de rendre
les formes connaissables mais que de lui elles tiennent aussi l’être et
l’essence (509b7-8). Le passage ne dit pas exactement que le Bien donne
l’être (l’existence) et l’essence aux Formes mais seulement que l’être et
l’essence sont, en plus de leur connaissance, attachés ou joints <proseinai>
au Bien. Mais l’analogie avec le soleil pour lequel il est dit qu’il procure
<parechein> (509b3) la genèse et l’accroissement aux choses visibles, peut
laisser penser que ce rapport est bien une forme de donation. Platon de
manière tout à fait claire propose une double fonction au Bien : fonction
épistémologique et fonction ontologique. Le Bien, de même que le soleil
rend visibles les choses sensibles, rend intelligible les formes (fonction
épistémologique) : le Bien, de même que le soleil engendre les choses
sensibles, fait être les essences (fonction ontologique). On pourrait même
préciser que cette fonction ontologique présente un double aspect : principe
d’être, il fait exister en général les Idées ; principe de détermination, il
constitue l’identité de chaque Forme – il les fait toutes exister et chacune
31 « A la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images reflétées sur
quelque autre point, mais le soleil lui-même dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et
contempler tel qu’il est. (…) Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil, que c’est
lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est
en quelque manière la cause <aitios> de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient
dans la caverne » (516b-c).
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comme un être distinct. Cette fonction ontologique est présentée dans
d’autres passages, quand Platon fait du soleil « le fils du Bien » (506e3-4),
considérant qu’il est son image la plus ressemblante. Par ce rapport de
filiation et de ressemblance, il suggère que la Bien a une fonction
d’engendrement (il est principe d’être) et que cette fonction ne se limite
même pas aux essences (le Bien engendre le soleil qui engendre les choses).
c/ La transcendance du Bien est paradoxale : il est à la fois au-delà de
l’essence et, on vient de le voir, principe de détermination des essences. S’il
est ce principe de détermination, il doit être ou avoir une essence. Mais il est
au-delà de l’essence en tant qu’il donne l’être aux essences (donc dans la
fonction ontologique, il y a une tension entre le principe d’être et le principe
de détermination). On peut évidemment réduire la difficulté en faisant
remarquer que l’expression est unique dans le corpus platonicien – ce qui
obligerait à ne pas surdéterminer son sens. Mais d’autres expressions s’en
rapprochent qui entendent souligner la transcendance tant épistémologique
qu’ontologique du Bien : l’idée du Bien est plus belle que la science et la
vérité même (ce qui est au-delà de la science et de la vérité) car elle en est la
cause <aitia> (508e-509a), la science et la vérité sont semblables au Bien
mais ne sont pas le Bien dont la nature <hexis> est plus haute et supérieure
en dignité <timèteos>. Le Bien dépasse finalement en majesté et en
puissance l’essence. Si l’on reprend la dialectique du Banquet, on doit non
seulement dire que la Forme du Beau est supérieure à la science du beau,
mais que l’idée du Bien est supérieure à la Forme du Beau et à toutes les
essences.
Pourtant reste cette difficulté : le Bien qui est au-delà de l’essence est
une idée <idea> – ce que le passage répète par trois fois (508e1, 517b9,
534c1). Par ailleurs, le Bien est présenté comme le suprême objet d’étude, le
suprême connaissable <megiston mathèma> (504d2-3, e4-5, 505a2-3,
534e4). Or comment le Bien peut-il n’être pas une essence <eidos> tout en
étant une idée <idea>, comment peut-il être une idée sans être une essence –
ce qui obligerait, contre de nombreux textes, à dissocier ousia, eidos et
idea32 ? Et comment peut-il être connaissable s’il n’est pas une essence
puisque connaître c’est saisir l’essence ?
La difficulté est telle qu’on est évidemment tenté de marginaliser le
passage, car par ailleurs au livre VII notamment, le Bien est constamment
présenté comme un étant. Il est ce qu’il y a de plus lumineux <tou ontos
phanotaton> (518d), le plus heureux, le plus excellent. Aussi la réplique de
Glaucon sur la transcendance du Bien serait un trait d’ironie : l’hyperbolè
qui signifie en grec aussi bien une supériorité qu’un excès ne viendrait pas
souligner la transcendance du principe mais l’exagération de la méthode ou
de la présentation du Bien : ce serait une image pour exprimer la puissance
du Bien et non une affirmation ontologique sur sa nature.
On peut encore insister sur la différence entre eidos et idea. Le terme
d’eidos s’appliquerait aux essences, le terme d’idea seulement au Bien – de
fait si eidos s’emploie au pluriel (eidè), idea est toujours au singulier et cet
usage serait approprié pour dire la transcendance du principe. L’idée du Bien
pourrait désigner la cause de toute essence antérieurement à toute forme
32 La géométrie force l’âme à considérer les essences et prépare à la contemplation du
Bien. La dialectique est présentée comme la recherche de ce qu’est <o estin> le Bien (VII,
522b1). Or ce qu’est une chose est son essence et correspond à son idée (507b6-8).
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réalisée. L’idea est cause et puissance tandis que l’essence est forme ou
structure : la première est l’acte de poser l’essence tandis que l’essence est ce
qui est posé par cet acte.
Enfin et surtout, l’interprétation ontologique de la transcendance du
Bien entre en contradiction avec une autre dimension du texte, constamment
réaffirmée concernant le statut de la dialectique, c’est-à-dire la théorie de la
connaissance.
A partir de là, trois questions principales peuvent être posées qui
relèvent toutes de l’histoire de la philosophie, mais pas au même titre. La
première est en quelque sorte doxographique (l’histoire de la philosophie
concerne ici l’interprétation de la question du principe au sein du
platonisme), tandis que les deux autres envisagent le principe comme posant
la question du sens d’une métaphysique du Bien définie comme au-delà de
l’essence (la métaphysique du bien dans l’histoire de la philosophie.
1/ La lecture ontologique de ce passage de la République est-elle
nécessaire et tout à fait convaincante, et peut-on considérer que la question
du principe définit la philosophie platonicienne ? Cette lecture
« ontologique » du livre VI a été contestée par plusieurs commentateurs,
notamment en France par Monique Dixsaut (cf. Le naturel philosophe) –
même si elle a reçu au cours de l’histoire ses plus hautes lettres de noblesse
(néo-platonisme). Une lecture plus attentive du texte suggère une
interprétation épistémologique du principe et une interprétation dialectique
du Bien.
2/ Que signifie nommer le principe Bien plutôt qu’être ? Une
métaphysique, c’est-à-dire une philosophie du principe (c’est-à-dire une
philosophie fidèle à son projet) qui donne au principe le nom du maître mot
de la morale équivaut-elle à une métaphysique qui identifie l’être et le
principe ? Autrement dit, la métaphysique du Bien ne dessine-t-elle pas le
paradigme d’une métaphysique sans ontologie, c’est-à-dire une
métaphysique qui se situe en dehors de l’onto-théologie, voire une théologie
sans l’être ?
3/ Toute pensée du principe est-elle nécessairement une métaphysique
de ce qui est au-delà de l’essence ? Il y a une réponse obvie à cette question
qui consiste à écarter tout simplement la voie métaphysique d’une pensée du
principe. Une pensée du principe est une pensée non métaphysique, et cette
pensée du principe fait fond sur le sens fonctionnel, et épistémologique du
principe – c’était un peu le sens de la critique par M. Dixsaut de
l’interprétation ontologique du livre VI de la République. Mais une
métaphysique du principe qui ne soit pas une métaphysique de l’au-delà des
êtres et des essences est-elle possible ? Pour en comprendre la possibilité, il
faudrait approfondir cette métaphysique qui radicalise la transcendance du
principe, c’est-à-dire de faire le détour par la métaphysique plotinienne.
Donc pour la première interrogation, force est de constater que jamais
le Bien n’est nommément identifié au principe anhypothétique. Celui-ci est
évoqué en opposition aux principes hypothétiques des mathématiques :
l’âme ne saurait atteindre un principe véritable, c’est-à-dire non conditionné,
dans la première section de l’intelligible. Donc c’est indirectement qu’on
établit le rapport entre le Bien et le principe anhypothétique (ou par d’autres
passages comme 518c4-d1 ou 526d7-e6). Ensuite comment le Bien pourraitil être à la fois le sommet de l’intelligible, l’objet ultime de la recherche
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dialectique et ce qui rend possible la dialectique et les essences ? Le Bien est
soit l’objet de la recherche soit son point de départ, mais on ne peut soutenir
qu’il est l’un et l’autre, sans tomber dans une pétition de principe. Autre
difficulté : si c’est par le Bien que les essences reçoivent leur être et leur
forme, n’est-on pas conduit à conclure que, selon l’analogie avec le soleil, il
les engendre. Mais les idées sont par définitions éternelles et inengendrées.
Enfin si le Bien est au-delà de l’essence, peut-il en même temps rester le
megiston matheta de la dialectique ? Si le Bien n’est pas une essence
comment est-il connaissable ? Les futurs gouvernants doivent avoir pu
contempler et saisir en son essence le Bien pour exercer un gouvernement
juste (la justice étant elle aussi un rejeton du Bien). Donc en résumé,
l’interprétation ontologique introduit des incohérences : ou bien sur le statut
du Bien (est-il point de départ ou point d’arrivée, origine ou but de la
dialectique ?), ou bien sur le statut des formes (son action sur celles-ci les
rend problématiques).
C’est pourquoi si l’on veut une interprétation plus satisfaisante, il faut
abandonner les thèses de l’interprétation ontologique.
Que peut être la transcendance du Bien si elle n’est pas de nature
ontologique ? Comment interpréter l’ « au-delà de l’essence » de manière
non-ontologique ? Il faut d’abord repartir du débat qui précède et
conditionne l’argumentation de Platon et qui porte sur le plaisir. Pour
Socrate, le plaisir ne peut être le Bien – pas plus que la pensée : ce qui est
bon n’est pas le Bien. A propos du Bien, nul ne peut se satisfaire de ce qui
est apparent. Or c’est par rapport à cette distinction entre être et apparence
qu’il faut comprendre la transcendance du Bien : il est ce qui rend manifeste
la différence entre être et apparence. Par cette fonction discriminante qui
éclaire l’essence, il doit être dit « au-delà » de celle-ci. Sa transcendance
n’est pas la position hyperbolique d’une réalité (suressentielle) mais la
fonction diacritique interne au mouvement de la dialectique. Autrement dit,
il faut se refuser à hypostasier le Bien (un être au-delà des essences), tout en
reconnaissant en lui une idée. En tant qu’idée, le Bien est connaissable (il est
une essence connaissable) ; mais en tant que cette idée a le privilège de
distinguer l’être et l’apparence elle est d’une autre nature (il est au-delà de
l’essence). Le privilège de l’idée du Bien est donc exclusivement
dialectique : c’est la seule idée qui quand on cherche à la connaître fait
connaître la distinction entre l’être et l’apparence et qui manifeste pour ellemême cette distinction. Le Bien n’est pas comme un “être” au-dessus des
essences, extérieur à elles, mais ce qui est interne au travail dialectique de
distinction entre elles. L’idée du Bien en ayant ce pouvoir <dunamis> de
rendre pleinement évidente la distinction des formes, c’est-à-dire en étant la
cause de leur distinction, est dialectiquement (c’est-à-dire non
ontologiquement) supérieure. En montrant chaque essence en tant
qu’essence, elle montre l’essence comme différente de l’apparence (cf.
Monique Dixsaut, Le naturel philosophe, p. 273). Donc le Bien est une idée
(elle est connaissable, par la dialectique) mais c’est une idée supérieure aux
autres parce qu’elle a le privilège de manifester la clarté des idées, leur
différence avec les apparences33. Autrement dit, ici le Bien n’est pas l’objet
33 Reprécisons encore ce point. Le dialogue recherche la nature du bien. Or en
cherchant ce qu'est le Bien, il est admis qu'il n'est ni le plaisir ni la pensée même, car on ne
peut se contenter de ce qui est seulement un bien apparent : autrement dit le Bien fait lui-
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(transcendant) de la connaissance dialectique, mais son fondement, ce qui
rend cette recherche dialectique possible. Ainsi, d’une part la transcendance
du Bien est dialectique et non ontologique. D’autre part, le Bien n’est pas le
principe anhypothétique. La dialectique est la vraie science parce qu’elle
dépasse ses hypothèses de départ en surmontant leur caractère conditionnel
pour les fonder dans une proposition qui ne dépend d’aucune condition. La
connaissance dialectique se distingue de la connaissance dianoétique
(mathématique). Celle-ci raisonne à partir d’images sans remettre en cause
ses hypothèses de départ. Celle-là n’utilise pas d’images et remonte à un
principe au lieu de démontrer à partir d’hypothèses sans en rendre compte.
Dans ces conditions, le pouvoir du Bien, conformément à l’analogie,
n’est pas de donner l’être aux essences (c’est le second point de
l’interprétation ontologique : le Bien donne l’être et l’essence), mais de
donner la vérité <alètheia>, c’est-à-dire de dévoiler les formes pour ce
qu’elles sont, de permettre à l’intellect d’actualiser sa puissance de
connaître, exactement comme le soleil éclaire les choses sensibles et rend
l’œil capable de la vision. Il faut interpréter de manière épistémologique
l’expression « donner l’être » : le Bien donne l’être vrai aux essences, les
révèle dans leur vérité intelligible – et si Platon parle d’un « don » de l’être,
c’est en raison de l’imperfection propre à toute analogie. Le Bien fait être
l’essence pour la connaissance dialectique. Donc en aucun cas, il ne faudrait
comprendre l’action du bien, comme un engendrement, une causalité, un
principe générateur. Dès lors l’exigence de l’archè ne correspond pas à la
recherche d’une mise en ordre de l’ensemble du monde à partir d’un principe
premier, mais à l’effort de donner un fondement à la connaissance
dialectique. L’erreur c’est ici de séparer la question du principe de la
méthode dialectique – puisque cela conduit à hypostasier ce qui n’est que le
principe de la connaissance. L'analogie n'est pas à quatre termes
(Bien/soleil ; intelligible/sensible) mais à huit : soleil/choses sensibles =
Bien/essences = Soleil/lumière (qui rend visibles les sensibles, voyante la
vision) = Bien/vérité (qui rend intelligibles les essences, et intelligente
l'âme). Dans ces conditions le don de l'être et de l'essence doit se
comprendre à partir de l'analogie, non comme la génération de l'être et de
l'essence mais comme la manifestation des essences en tant qu'essences et
comme l'actualisation de la capacité cognitive de l'âme. Ou plutôt, il ne faut
pas croire que le Bien est comme le soleil principe générateur : il n'engendre
pas les essences comme la lumière du soleil fait croître les êtres sensibles,
mais il fait voir les essences : la lumière du Bien n'est pas nourricière, elle
n'est que lumière qui rend intelligible. Le Bien est-il inconnaissable ? Platon
précise simplement en VI, 505a4-6, qu'il est pour l'instant insuffisamment
connu – ce qui laisse supposer qu'une enquête dialectique à son sujet est en
droit possible. Ici il se contente d'une voie courte, celle de l'analogie. Cellemême apparaître la différence entre l'apparence et l'essence et c'est en tant qu'il éclaire cette
différence qu'il est au-delà de l'essence. La transcendance du Bien est pour ainsi dire
immanente au mouvement dialectique lui-même. Elle ne peut en être séparée, ce que l'on fait
quand on l'hypostasie comme le principe inconditionné, divin, séparé des formes. Le Bien est
une idée (il n'est pas ce qui est indicible au-delà de toute forme ou idée), qui est effectivement
extérieure aux idées mais seulement en tant qu'elle possède un pouvoir que les autres n'ont pas
: rendre évidente la différence entre les formes et les apparences. La priorité du Bien est
dialectique et non pas ontologique.
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ci ne dit pas le Bien mais quelque chose du Bien, ne détermine pas son
essence mais sa puissance, c’est-à-dire comme rapport à autre chose que soi.
La survalorisation du Bien se fait en termes de puissance, donc de relation, et
c'est pourquoi il est aventureux d'en tirer des conclusions ontologiques : la
transcendance (l'hyperbole) indique un excès dans la méthode, un excès de
l'image par l'analogie, et non une transcendance ontologique. L'analogie dit
plus ou trop par rapport à ce qu'il y a à penser.
Si la causalité du Bien ne peut se penser sur le mode de la génération,
ne peut-on pas supposer une participation ? Si le Bien doit rester le principe,
il est au-dessus des genres de l'être, tout en donnant l'être à la totalité des
formes. Mais alors le Bien ferait participer les autres formes à l'être dont il
est cause. Toutefois jamais, là encore, Platon n'insiste sur l'idée d'implication
du Bien dans la participation des formes à l'être. En outre que le principe soit
le Bien l'empêche d'être l'être universellement participé (il est un être, une
essence) ; inversement en faire l'être universellement participé, c'est ne pas
reconnaître en lui le Bien.
La difficulté principale liée au principe concerne donc la notion de
participation. Cette notion est centrale dans la métaphysique platonicienne
mais elle concentre sur elle tous les problèmes d'une métaphysique des
principes. La difficulté a une porte générale pour la métaphysique du
principe. Platon parle de methexis pour penser la relation de dépendance des
intelligibles à l'égard du Bien et des sensibles à l'égard des intelligibles. Mais
la nature ou la raison de cette relation demeure obscure. Il faudrait admettre
que le Bien est la cause de la participation (puisqu'il dispense sinon l'être du
moins l'intelligibilité des essences en tant qu'essences). Mais comment se
représenter cette causalité ? Elle doit être motrice comme le suppose
Aristote, sinon le Bien consiste seulement dans une cause formelle, c’est-àdire qu'elle est une forme parmi les autres, ce qui nuit à sa transcendance.
Pourtant jamais Platon ne présente dans ces termes la relation de
participation. On ne peut pas non plus envisager la participation de manière
immanente, comme si les formes étaient contenues dans les choses, au moins
en puissance (ce qui est le point de vue d'Aristote), car elles perdraient dans
le sensible leur nature et leur identité ontologiques (c'est la première aporie
du Parménide). La notion de participation essaie de rendre intelligible la
double fonction que doit remplir le principe : être détaché du principié
(transcendance) mais relié à lui (dépendance). La participation est nécessaire
sans que cette nécessité soit explicitée.
Ainsi, une double conclusion s'impose. D'une part, les difficultés sur
la participation révèlent les ambiguïtés de la philosophie platonicienne sur le
principe. Mais ces difficultés sont peut-être les difficultés de toute
métaphysique du principe – ce qui fait que la spéculation métaphysique sur
le principe est invariablement aporétique. La métaphysique pose la nécessité
d'un Principe, affirme la nécessité de sa transcendance, mais elle ne paraît
pas capable de préciser la nature spécifique de la relation du principié au
principe. La science première consiste à poser un terme supérieur à tous les
autres, mais ne transforme pas cette position en une connaissance de la
subordination entre le principe et ce qui en dépend. C’est la conclusion
générale que l’on peut tirer de l’examen du principe à partir de la République
de Platon. D'autre part, et de manière opposée, il ressort de ces difficultés
qu'il n'y a justement pas de philosophie (ou de métaphysique) du principe
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chez Platon. Il est sans doute excessif d'envisager une théorie platonicienne
des principes. Platon est le premier à problématiser l'exigence d'archê (la
connaissance n'est possible qu'à partir de principes et la connaissance des
principes fonde en raison la connaissance ; autrement dit il problématise
l'idée de principes premiers ou de connaissance première). Mais précisément
l'exigence des principes est maintenue comme une exigence qui ne se
réfléchit pas dans une théorie unifiée des principes. Selon le contexte, ce ne
sont pas les mêmes entités qui remplissent la fonction de principes (l'âme, le
modèle et le démiurge, les Formes, le Bien). La référence au principe se fait
toujours dans un contexte théorique propre : comme auxiliaire dans le
Phédon à une preuve de l'immortalité de l'âme, comme élément d'une
cosmologie dans le Timée, comme condition de possibilité de la science et de
la dialectique dans la République. Il y a sans doute une exigence de principes
premiers chez Platon, mais elle ne se traduit pas par une théorie des
principes ou par la remontée vers un terme absolument premier.
L’origine du monde : Timée
Le Timée, notamment à travers son mythe d’origine, a été souvent
interprété (par les Anciens) comme une théorie des principes. Varron déjà
parle de la doctrine des trois principes (le démiurge ou la cause du monde, le
modèle ou le père de l’univers, le réceptacle ou la mère de l’univers) et cette
interprétation semble remonter à Aristote. Mais cette interprétation se heurte
à une difficulté majeure : en 48c, Platon affirme ne pas vouloir traiter du ou
des principes – et ce refus, pour des raisons de méthode, est réaffirmé en
53d. « A l’égard de toutes choses ensemble, son principe ou ses principes, ou
quelque opinion qu’on ait là-dessus, cela n’est point pour le moment l’objet
de notre discours, pour cette seule raison qu’il serait difficile, avec cette
présente méthode d’exposition, de dire clairement ce que nous en pensons ».
Certains (cf. Gadamer) font le parallèle avec République VI : le refus de
parler du principe tient à sa transcendance, qui fait signe vers l’idée du Bien.
Mais on voit comment Platon maintient ouverte la question de l’unité (le
principe) ou de la pluralité (des principes), ce qui est peu conciliable avec
une référence au Bien. Donc il est peut-être préférable de supposer que ce
refus ne tient pas à l’objet (la transcendance du principe identifié au Bien)
mais au procédé, c’est-à-dire au statut du discours physique suivi dans le
dialogue. Cette méthode comprend quatre moments : 1/ la distinction de
deux modèles (l’un éternel, sans naissance, l’autre qui n’est jamais et qui
devient toujours) ; 2/ le monde est engendré et a une origine <archè>, un
auteur <poiètès> qui est son père ; 3/ l’être est le modèle, le monde l’image
de ce modèle – on retrouve donc avec ces trois premiers moments une
structure commune avec le Phèdre ; 4/ le monde parce qu’il n’est qu’une
copie ne peut faire l’objet que d’une opinion ou d’un mythe vraisemblable.
Mais la notion d’archè, selon les déterminations qu’on privilégie, peut
donner lieu à plusieurs rapprochements : principe-élément [récusé en
l’occurrence par Platon dans le Timée également : l’élément en tant que
corps est composé et non simple : l’élément ne devient principe que par
l’action d’un principe formel (figures géométriques)], principe-être,
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principe-divin…. Ainsi si la tradition a interprété le Timée comme un
dialogue traitant des principes, c’est précisément parce qu’aussi bien le
démiurge, que le modèle ou la chôra 34 sont déclarés inengendrés,
34
Platon a problématisé le concept de matière sous le nom de chôra. En grec ancien,
il signifie la place occupée par quelqu’un, le pays, le lieu habité, le rang, le poste, le territoire
ou la région. C’est pour ainsi dire un mot de géographie : un lieu investi par opposition à
l’espace abstrait. Or Platon retourne le sens du mot pour lui faire dire au contraire la vacuité
de la détermination. Derrida, dans un texte de 1993, Khôra, renonce à traduire le terme
platonicien en lui associant l’article défini, ce qui serait déjà l’assigner à un type d’étant, lui
faire correspondre un référent. Il ne faut pas dire la chôra, et donc dire que la chôra est ceci
ou cela comme si elle pouvait être le sujet d’une proposition affirmative, mais simplement :
« il y a khôra mais la khôra n’existe pas » (p. 32). Chôra, une « référence sans référent ».
De fait, Platon ne définit jamais le terme. Il se contente de le cerner au moyen de
métaphores : il compare la chôra à un mère <mêtêr> (50d2) ou une nourrice <tithênê>
(52d4), c’est-à-dire une matrice, mais aussi, au contraire d’une matrice, une empreinte
<ekmageion> (50c1). La chôra est à la fois, par rapport au devenir <genesis>, empreinte et
matrice. Ainsi en son fond propre, la chôra est dépourvue de toute identité (elle est donc
l’opposé absolu de la forme) – ce qui est « difficilement croyable » : « en la voyant, on la
rêve » (52b3) – c’est ce thème de l’imaginaire et presque de l’hallucination qui est développé
par le texte de Plotin (cf. infra). Il y a l’être (la forme), les existants, et le milieu nourricier.
Celui-ci est un « troisième et autre genre » (48e3) que l’être absolu (l’ontôs on de la forme) et
l’être relatif (le devenir), et même dans une expression oxymorique une espèce <eidos>
invisible <anoraton>. La chôra est (elle existe à titre de réceptacle de l’être) mais se présente
comme un obstacle infranchissable à l’intellection (qui face à elle se trouve sans ressources
<aporei>. Elle n’est ni l’être (le modèle toujours identique à soi : A=A) ni le devenir (la copie
du modèle : non A), ni A ni non A, ce qui est exclu de la raison – serait-elle le tiers exclu de
la raison logique ? La chôra peut avoir sa place dans le mythe mais pas dans le règne de la
logique. Le monde est ordonné. Il faut donc admettre qu’il est fait à l’image d’un modèle
intelligible et par un démiurge qui a le regard fixé sur ce modèle dans sa production (donc le
principe d’ordre est double : causalité formelle du modèle, causalité efficiente du démiurge,
qui supposent entre elles le regard du démiurge et finalement sa bonté pour vouloir imiter le
modèle. Et entre la causalité ouvrière et le sensible qualifié et ordonné en monde (le monde
tel qu’il est et qu’on perçoit) il faut faire intervenir un troisième genre que Platon appelle
chôra.
Si donc l’on définit la matière par la chôra, il en ressort qu’elle constitue l’irrationnel,
la limite inférieure de l’être et du devenir, ce dont la dialectique ne peut venir à bout dans sa
puissance unifiante du divers. La dialectique est située entre deux alogon (irrationnel) : ad
supra, le Bien (au-delà de l’essence, cf. République VI), ad infra la matière (c’est-à-dire
l’apeiron, l’indéfini).
Si je dis : « ceci est du feu », quel est l’objet visé par le « ceci « ? Le « ceci » désigne
ce feu-ci, celui qu’on a sous les yeux. Mais la réponse n’est pas suffisante car le « ceci »
indique quelque chose de persistant quand le feu, lui, est évanescent. Donc le « ceci » désigne
plutôt le « ce en quoi les corps qui sont passagèrement tels (feu, air, eau…) trouvent leur
manifestation singulière ». Le « ceci » du feu, ou de l’air n’est pas lui-même feu ou air mais
« ce en quoi » il y a air ou feu : c’est le réceptacle, la nourrice qui reçoit les corps
élémentaires dont les corps sont constitués.
Mais que dire du « ce en quoi » (réceptacle) lui-même ? En tant qu’il (ou elle : la
matière) reçoit les choses (les imitations des formes), il (elle) ne peut avoir lui (elle)-même de
forme. Si en effet, « la matière » avait une forme propre, elle ne pourrait recevoir l’empreinte
de genres opposés à cette forme. Si elle était légère elle ne pourrait accueillir le lourd… C’est
pourquoi il faut la concevoir « amorphe », c’est-à-dire sans qualification, sans aucune
détermination, inqualifiable, indéterminable et inquantifiable (cf. texte de Plotin). « La mère
et le réceptacle n’est, devons-nous dire, ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien qui soit fait de
ces corps, ni de quoi ces corps eux-mêmes soient faits… » C’est une sorte d’être « invisible et
amorphe », « qui reçoit tout », sans donner aucune qualification au corps qu’il reçoit, « qui
participe d’une façon très embarrassante de l’intelligible », qui est apte à recevoir les
imitations des êtres éternels « d’une manière dure à exprimer et merveilleuse ».
De là, il ressort pour la « matière » - si l’on accepte d’identifier la matière chez Platon
à la chôra du Timée – deux conséquences :
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impérissables. Le démiurge n’est alors que la personnification du caractère
divin du principe. Finalement le Timée en récusant une théorie physique des
principes autorise un discours théologique des principes (les étants ou les
facteurs éternels qui sont à l’origine du monde), qui aura été privilégié par le
néoplatonisme. Cf. S. Roux, op. cit., p. 67.
Connaître le monde, c’est dire comment il est apparu : dire ce qu’est le
monde <peri phuseôs tou pantos>, c’est dire comment et d’où il est venu
<apo tès kosmou geneseôs> (27a). Mais la pensée peut-elle dire de science
certaine le commencement du monde ? Comme c’est bien connu, le Timée
présente cette connaissance du monde par son origine sous la forme d’un
mythe. Mais à quel niveau le mythe joue-t-il exactement dans le dialogue ?
Le conte vraisemblable (le mythe) répond à deux questions : pourquoi
l’intelligible n’est-il pas resté sans effet et comment a-t-il fait le monde ? En
revanche ne présente aucune difficulté l’idée que le monde est un ordre et
l’idée que l’ordre a pour cause un ouvrier : cela est nécessaire et vrai (29 b :
pas anankè tonde ton kosmon eikona tinos einai). Autrement dit, l’hypothèse
du démiurge n’appartient pas à la partie mythique du dialogue. C’est « la
“geste” divine qui est mythique » (Ricœur) et non l’hypothèse qu’il y a un
démiurge à l’origine du monde. Ainsi sont philosophiques et vrais
(« inébranlables ») les propositions suivantes :
- le monde est né, car il est sensible et tangible ;
- tout ce qui naît a une cause et cette cause est le démiurge : le
démiurge est la cause du monde ;
- l’action du démiurge s’appuie sur un modèle idéal.
Ces propositions spéculatives ne sont que l’application de deux thèses
ou de deux principes métaphysiques constants du platonisme : l’hypothèse
des formes idéales, qui existent éternellement et sont seulement connues par
l’intelligence d’une part, l’assimilation du devenir et du sensible (qui naît
toujours sans jamais être véritablement) d’autre part. Or le monde est, par sa
nature matérielle, sujet au devenir, à l’instabilité propres au sensible. Le
monde, visible et tangible, est un corps : donc il est né. Ou inversement, le
1/ Il y a quelque chose de merveilleux dans la matière puisqu’elle est susceptible de
recevoir toutes choses. La matière c’est l’être dans sa plasticité absolue. Ou plutôt parce
qu’elle n’est aucun être d’aucune sorte elle peut servir de matrice à toute forme d’être. Le
merveilleux de la matière est la conséquence de son indétermination absolue.
2/ Cette matière en puissance d’être toutes choses n’est pas en elle-même perceptible.
Il y a une sensation du froid ou du chaud, de lourd ou du léger, et à la limite du feu, de l’air,
de la terre et de l’eau, mais il n’y en a pas de « ce en quoi » le feu peut se transformer en air
ou l’air en eau etc. Il y a la matière mais cet « il y a » est imperceptible. La matière est posée
dans sa nécessité par le raisonnement (comme le 3ème genre entre les formes et les choses en
devenir). En outre, la matière n’est accessible qu’à un logos hybride, bâtard, comparable à un
rêve. Tout ce que le logos peut dire de la matière, dont il ne peut pas ne pas reconnaître la
nécessité (Platon assimile au fond, « la cause errante », la « nécessité », par opposition à
l’intelligence démiurgique à la matrice matérielle), relève du « vraisemblable » et non de la
science (dialectique). La dialectique unit dans le discours les grands genres de l’être
(Sophiste), mais le 3ème genre indéterminé de la matière ne se laisse embrasser par aucune
raison parce que la matière désigne pour ainsi dire ce qui du sensible en est la racine non
éidétique. C’est pourquoi le logos ici doit emprunter la voie du mythe ou de la métaphore
pour exprimer cet excès infrarationnel de la matière : la chôra est ainsi mère, nourrice,
nécessité, cause errante… sans qu’aucune dénomination ne soit pleinement satisfaisante.
Ainsi s’il n’y a pas de science du sensible mais seulement de l’intelligible, une science de la
matière est encore plus impossible. Il n’y a pas de science de la nature et encore moins une
science de la matière (une science physique).
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monde est né, c’est pourquoi il est visible et tangible. Or tout ce qui naît est
l’effet d’une certaine cause. Autrement dit, si l’intelligible par principe est
sans cause (étant éternel, il est inengendré et sans cause pour expliquer son
être), l’autre mode de l’être, celui qui naît toujours, a besoin d’une cause
pour justifier son existence. Et le monde ne pouvant être le produit du hasard
ou de la nécessité comme le pensent les atomistes, il s’agit de se représenter
quelle espèce de cause l’a produit. En effet, puisqu’il est, de toutes les
choses qui sont nées, la plus belle (29a), le monde est l’œuvre d’une cause
nécessairement belle et bonne, c’est-à-dire intelligente. Et de même que
l’artisan fabrique un objet utile ou beau, contenant une certaine perfection
visible extérieurement, en s’inspirant d’un modèle, il faut supposer que le
monde qui est beau et harmonieux <kosmos> a été engendré sous l’action
d’un démiurge (un artisan divin) à partir d’un modèle idéal. Il doit y avoir
autant et même plus de perfection dans la cause que dans l’effet (monde). Si
donc il y a de la perfection dans la forme même du monde (ordre), le monde
ne peut avoir pour origine, une cause plus imparfaite que lui (matière,
hasard, nécessité) : donc la cause du monde est une intelligence supérieure.
Mais ici il y a deux choses à considérer : une difficulté dans le texte et
le dédoublement de la causalité en causalité efficiente et en causalité
exemplaire.
On a interprété le passage ainsi : le monde est sensible (naissance)
mais il est le plus beau rejeton du sensible. La beauté du monde prouve une
cause intelligente et bonne, c’est-à-dire une cause efficiente qui n’a pas pu
ne pas s’appuyer sur un modèle idéal (intelligible). En fait le texte associe ce
que nous enchaînons dans un raisonnement de type physico-téléologique :
« Mais il faut encore se demander, au sujet du monde, d’après lequel des
deux modèles, celui qui le façonne l’a réalisé : si c’est d’après le modèle
identique et uniforme, ou si c’est d’après celui qui est né. Or si ce monde est
beau et si l’ouvrier est bon, il est clair qu’il fixe son regard sur le modèle
éternel ».
En fait, s’il n’est pas permis de penser que le démiurge a pris pour
modèle, le modèle inférieur et périssable, c’est que le monde présente une
perfection ontologique formelle supérieure à sa réalité matérielle immédiate.
Le monde est sans doute sensible, corps matériel qui contient tous les corps
matériels. Mais il est aussi, plus essentiellement, l’unité totale de tous les
corps. C’est pourquoi, le modèle périssable (le sensible), n’a pas pu servir de
modèle au monde qui, en tant qu’unité et totalité des choses sensibles, lui est
ontologiquement supérieur (cf. 30c : « Ne croyons point que ce fut à la
ressemblance d’aucun des objets qui naissent, pour être par nature des
parties du tout. - Car, dans ce cas, ressemblant à un être incomplet, le Monde
ne saurait être beau. Mais, ce dont font partie tous les autres Vivants, soit
considérés isolément, soit pris ensemble, posons en principe que c’est à cela
qu’il doit ressembler le plus »).
Cette dernière remarque nous ramène à cette idée importante selon
laquelle l’essence du monde consiste dans sa médiation entre le sensible et
l’intelligible, médiation qu’il est et exerce parce qu’il est le tout. Le monde
c’est l’idée du tout et l’idée du tout fait la médiation entre le modèle
intelligible et la réalité sensible. Le monde par son unité, son ordre, participe
à l’intelligible : comme totalité ou unité il reflète le modèle. Le tout précède
les parties qui n’existent que par lui comme l’intelligible est la raison du
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sensible. Le monde n’est pas la somme des parties et le démiurge n’a pas
commencé par engendrer les choses puis le monde, mais le monde (l’âme du
monde, le corps du monde) et les choses sensibles dans le monde. Mais en
tant que tout, le monde est immanent à sa réalité sensible (parties).
Autrement dit, la totalité (le monde en tant que monde) c’est la trace de
l’intelligible dans le sensible. C’est pourquoi le monde est l’image bonne et
belle, « le dieu visible à l’image du dieu invisible » (34a).
Ainsi le monde est la rencontre de l’intelligible et du sensible,
imperfection du parfait, ou perfection de l’imparfait. Le monde n’est pas le
modèle, mais à l’image du modèle. Et pourtant la dualité du modèle et de
l’image ne suffit pas à rendre raison du monde. La causalité formelle ou
exemplaire du modèle se voit ainsi redoublée par la causalité efficiente du
démiurge. « Si le monde comme totalité est la médiation entre l’Intelligible
et le sensible, cette totalité appelle une nouvelle médiation ; celle-ci porte un
nom : c’est le Démiurge, au joint du Paradigme et du Cosmos » (P. Ricœur).
Le démiurge ne créé pas la matière. La matière préexiste à son action
ordonnatrice : « toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout
repos, changeant sans mesure et sans ordre et il l’a amenée du désordre à
l’ordre <eis taxin auto hègagen ek tès ataxias>, car il avait estimé que
l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre» (30 a). Cette matière est le
substrat du monde, sa cause errante (37). A l’opposé le modèle est la cause
en quelque sorte formelle du monde. Et le modèle est cause à l’égard de
l’action du démiurge qui le force à le reproduire et à le reproduire de la façon
la plus parfaite possible. Platon poursuit son examen en évoquant les
contraintes qu’imposent en quelque sorte la causalité exemplaire à la
causalité efficiente :
- le modèle contient tous les vivants intelligibles, donc l’image
sensible doit contenir tous les vivants sensibles (30 d sq) ;
- un seul modèle, donc un monde unique (31b) ;
- la proportion entre les éléments pour former le corps du monde (31b32c) ;
- la sphéricité du monde ; l’âme du monde et la formation du ciel et de
ses mouvements circulaires (34b-37a) ;
- la pérennité temporelle du monde, image sensible de l’éternité (37
d) ;
- la complétude du monde qui contient les quatre seules espèces
possibles de vivants (40a sa).
En résumé, « tel fut donc dans son ensemble, le calcul du Dieu
<logismos theou> qui est toujours, à l’égard du Dieu qui devait naître un
jour. En vertu de ce calcul, il en fit un corps poli, partout homogène, égal de
toutes parts, depuis son centre, un corps complet, parfait, composé de corps
parfaits » (34b). Ce raisonnement ou ce calcul est l’effet de la contrainte du
modèle sur le démiurge pour appliquer ce qui est parfait à une matière qui
répugne par sa nature même à toute perfection. Ainsi le démiurge n’est pas
plus créateur que libre dans sa production du monde. Il est un artisan
supérieur qui soumet une matière livrée au désordre à la forme du modèle
intelligible : cette soumission est plutôt une élévation qui informe et
ordonne.
Mais aussi bien sans le démiurge le modèle resterait sans image. Aussi
le démiurge ressortit-il au principe qu’est l’âme : ce qui meut un corps en se
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mouvant soi-même. Ainsi le démiurge est moins raison d’être que
« responsabilité d’existence » comme dit Ricœur. Il n’y a cause qu’à l’égard
de ce qui devient. Mais quelle est la cause de la cause de ce qui devient ? La
régression dans l’ordre des causes s’arrête avec le démiurge. Il n’y a pas de
cause de ce qui se meut en mouvant le tout : rien ne précède l’initiative
d’une âme. La causalité de la cause <aitia> s’atteint et s’éteint dans l’aition,
l’âme ou le démiurge. Le démiurge est la cause qui réalise la médiation du
modèle et de la matière et engendre ainsi le monde. La genèse du monde est
impossible à partir du modèle ou de la matière seulement. Autrement dit,
l’explication de l’origine et de la nature du monde suppose deux sens de
l’archè : raison d’être (modèle), initiative d’existence (âme ou démiurge),
que Platon juxtapose : « De plus, tout ce qui naît, naît nécessairement par
l’action d’une cause, car il est impossible que quoi que ce soit puisse naître
sans cause. Toutes les fois donc que l’ouvrier, les yeux sans cesse fixés sur
ce qui est identique, se sert d’un tel modèle, toutes les fois qu’il s’efforce
d’en réaliser dans son œuvre la forme et les propriétés, tout ce qu’il produit
de cette façon est nécessairement beau » (28a-b).
Donc Platon est obligé de multiplier les médiations pour rendre raison
du monde. Le monde comme Tout est la médiation du sensible (ce qui est
dans le monde) et de l’intelligible (modèle) ; le démiurge est la médiation
entre l’intelligible et le Tout du monde (il réalise le modèle dans le sensible).
Mais pour être complet, il faut encore supposer une ultime médiation : celle
du regard du démiurge vers le modèle (comme celui des âmes avant leur
chute terrestre dans un corps dans le Phèdre (247cd). C’est en effet ce regard
qui conjoint la causalité formelle et la causalité efficiente. Mais quelle est
notre connaissance de ce regard qui est la cause de l’union de la forme et de
l’efficience ? D’où savons-nous que le démiurge regarde effectivement le
modèle et maintient son regard sur lui pour s’en imprégner, comme il est
nécessaire pour engendrer le monde à son image ? En réalité nous n’en
avons aucune connaissance. La médiation du regard se confond finalement
avec la bonté du démiurge. L’hypothèse de la bonté du démiurge requise à
l’explication de la naissance du monde est-elle arbitraire ? C’est l’argument
de la beauté du monde qui à nouveau permet de sortir de l’impasse. C’est
elle qui atteste la nécessité d’une cause intelligente et bonne. La bonté du
démiurge est manifeste <saphès> (29a) par la beauté qui en est le chiffre et
la manifestation sensible. La beauté du monde est le symbole de la bonté du
démiurge.
Mais cette certitude relève davantage de l’opinion droite, de la piété
que de la science. Le démiurge est bien atteint en vérité par la pure pensée (il
est nécessaire de supposer une cause intelligente), mais l’hypothèse de la
providence appartient au raisonnement simplement vraisemblable (30b-c). Il
n’est pas démontré et démontrable que l’ouvrier est nécessairement bon. Que
le monde procède d’une providence, que le démiurge participe lui-même du
Bien qu’il met en œuvre, est objet de croyance (certes vénérable car elle
vient « de la bouche d’hommes sages » (29e) et échappe à la connaissance
philosophique – par là se trouve en même temps confirmé la subordination,
dans le platonisme, de dieu au divin : c’est la participation au bien qui rend
divin le démiurge et efficiente la causalité.
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III. Epistémè-Ousia-Genesis
Les mots et les choses : Cratyle
Si le Cratyle de Platon, nous dit Gadamer, « l’œuvre de base de toute la
pensée grecque sur le langage » (ibid.), et si toute réflexion sur le langage est en
grande partie un « voyage en Cratylie » selon le sous-titre des Mimologiques
de G. Genette35, c’est parce qu’il est le premier à déterminer le problème du
langage comme le problème de « la relation entre le mot et la chose » (ibid., p.
429). La signification est une relation. Mais comment se représenter cette
relation ? Ou encore en vertu de quoi le langage est-il signifiant ? Quelle est
l’origine de la signification ? Deux thèses s’affrontent : la signification des
mots a sa source ou bien dans un accord et une convention <sunthékè kai
homologia> entre les hommes ou bien dans une dénomination juste qui
revient aux mots par une convenance naturelle. La signification est ou bien
conventionnelle ou bien naturelle. Le Cratyle met en présence une théorie
conventionnaliste et une théorie naturaliste de la signification – ou situe le
problème de la signification dans le cadre de cette opposition. Sans doute la
différence des langues historiques est-elle entrevue (385d-e : les Grecs et les
Barbares se séparent par la façon différente de nommer les choses). Mais le
problème principal reste celui du rapport des mots et des choses. La question
de la signification est rapportée à la question de la relation langage/réalité :
les mots veulent-ils dire les choses et comment, par convention ou par
nature ? Hermogène comme Cratyle soutient une « justesse » des noms. Les
mots désignent bien les choses qu’ils visent : les noms signifient les choses.
Mais là où Cratyle envisage une justesse naturelle du langage parce qu’il
part de la chose – il existe pour chaque être une juste façon (et une seule)
d’être dénommée -, Hermogène envisage la signification du point de vue de
son origine humaine : la justesse des noms procède de l’accord, de la loi et
de l’opinion des hommes. La justesse n’est pas une adéquation profonde du
mot et de la chose, mais une correspondance artificielle, somme toute
purement pragmatique : la signification est à chaque fois ce qui est le cas
quand il y a accord. Le nom est toujours juste même si l’on en change –
pourvu que la nomination soit en usage. Le mot signifie la chose quand il
permet de la nommer, de la reconnaître, de l’évoquer, comme quand
l’esclave vient à l’appel de son nom et s’abstient quand on en prononce un
autre. On peut même débaptiser la chose pour la désigner d’un autre nom,
comme le maître peut le faire arbitrairement à l’égard de son esclave.
L’exemple de l’esclave est « une juste illustration de la thèse
conventionnaliste » (cf. Genette, p. 13). L’esclave est l’être sans nom par
nature c’est-à-dire l’être qui peut recevoir une multiplicité de noms qui
seront toujours justes ou exacts puisqu’ils font l’objet d’un accord minimal –
35
« Mimologique » désigne la relation d’analogie ou d’imitation entre le mot et la
chose ; « mimologisme » désigne le fait du langage où s’exerce cette relation et le discours ou
la doctrine qui l’investit, (p. 9, Seuil, 1976).
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un accord forcé, arbitraire, mais au moins reconnu et validé par l’esclave. Le
nom est toujours juste s’il fonctionne comme le nom de la chose, quelque
soit le nom.
Le dialogue comprend deux parties, après une entrée en matière très
directe : critique de l’argumentation conventionnaliste et critique de
l’argumentation naturaliste – avec une longue séquence constituée par le
dossier étymologique (391a-427d). Socrate conduit le dialogue en faisant en
sorte que les deux protagonistes, Cratyle et Hermogène prennent conscience
des présuppositions linguistiques et philosophiques de leur thèse afin de
promouvoir une théorie différente de la signification. Donc tout le problème
de la signification concerne le statut de la justesse du mot. Mais en même
temps cette réduction de la signification au problème de la justesse du mot,
et plus précisément du nom, ne constitue-t-elle la limite théorique de
l’entreprise ?
Le premier argument de Socrate dans la réfutation du
conventionnalisme consiste à montrer qu’Hermogène escamote la différence
entre langage privé (arbitraire pur, comme l’arbitraire du maître qui traite
« de tous les noms » son esclave) et langage public qui repose sur une
convention soustraite à l’arbitraire individuel. Ici Hermogène est complice et
victime de la ruse de Socrate en se laissant entraîner sur le terrain du
relativisme : la signification varie infiniment, selon l’arbitraire de chacun. La
constitution sociale du langage, la dimension intersubjective de la
signification qui est le véritable nerf de la thèse conventionnaliste est
négligée et finalement éliminée de toute la suite de l’argumentation. Dès lors
la controverse se concentre sur l’acte de nomination, dont on ne rend raison
qu’en se plaçant devant l’alternative suivante : s’agit-il d’un caprice
individuel du locuteur qui impose un nom à la chose (on peut parler alors
d’une violence symbolique : la violence est co-originelle à la signification)
ou bien s’agit-il pour vouloir dire la chose, de se conformer à ses propriétés ?
Autrement dit la signification se réduirait à la nomination (tout le langage
décrivant une relation à deux termes : l’objet à nommer, le sujet nommant),
et la nomination soit à un décisionisme (sens arbitraire) soit à une imitation
(sens motivé). « Est-ce donc en suivant son opinion particulière sur la façon
dont on doit parler qu’on parlera correctement ? N’est-ce pas en se réglant
sur la manière et les moyens qu’ont naturellement les choses d’exprimer et
d’être exprimées par la parole, qu’on réussira à parler, sans quoi l’on
manquera le but et l’on aboutira à rien ? » (387c) Mais puisque le langage
privé ne peut pas faire sens par lui-même, sans rencontrer l’adhésion
d’autrui, puisque l’intersubjectivité est la condition de possibilité pour qu’un
mot signifie quelque chose, la réfutation de l’arbitraire conventionnaliste (du
conventionnalisme caricaturé et gauchi) laisse comme seule hypothèse
vraisemblable le naturalisme : « pour l’instant, tout ce que nous révèle
l’examen, à toi et à moi, c’est que, contrairement à la première opinion, le
nom semble posséder une certaine justesse naturelle » (391a). Ou bien le
nom possède une certaine justesse naturelle, ou bien les mots n’ont pas de
sens : ou bien la signification naturelle, ou bien l’absence de signification.
Cette conclusion provisoire suppose deux autres arguments.
D’abord admettre l’existence d’un discours vrai et d’un discours faux.
On ne peut traiter de la signification en dehors de la différence entre dire vrai
et dire faux. La condition de la signification, ou du sens, c’est la possibilité
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du partage entre un discours vrai et un discours faux. Mais pour que le
discours puisse être vrai, il faut que ses parties le soient. Or comme il n’y a
pas de plus petite partie du discours que le nom (385c), la justesse du nom
est la condition de la vérité du discours. Ici se présente une difficulté
majeure : à quel niveau du langage situer exactement la signification ? Au
niveau du rapport (naturel ou conventionnel) entre un signifiant isolé et un
signifié correspondant, ou au niveau supérieur de la synthèse prédicative, de
l’entralement <symplokhè> du nom et du verbe comme dit un passage du
Sophiste (262c-d). Un mot n’est pas vrai mais il a une signification ; c’est
seulement en position de phrase que le mot peut être dit vrai ou faux. Que
représente la vérité par rapport à la signification ? Ici peut-on considérer la
justesse et la vérité comme synonymes ? Si Platon les tient pour tels dans le
Cratyle, comme certains interprètes le pensent (cf. G. Prauss), n’est-ce pas la
preuve que le philosophe n’a pas encore pris conscience, à cette époque, de
l’originalité du logos, de l’essence du logos ? En fait, il faut attendre le traité
De l’interprétation d’Aristote pour voir formulée une théorie de la synthèse
prédicative. Et si le Cratyle parle bien d’une synthèse entre le nom et le
verbe, cette synthèse ressemble à une espèce d’agrégat de mots isolés.
D’ailleurs, dans l’ensemble du dialogue, aucun exemple de proposition n’est
fourni. Tout se passe comme si l’énoncé était une somme ou une suite, un
agrégat de mots. Pour définir la nature de cette synthèse, Platon utilise le
verbe dianomazein (387c), qui signifie, dans l’usage actif, une opération de
dénombrement. Le logos est une sorte d’énumération vocale des choses,
comme une manière d’épeler le réel par des mots, sans évoquer un entrelacs
engageant une dualité de fonctions (nom/verbe ; sujet/prédicat).
Ensuite, montrer que les choses et même les actes (385d-387) ont une
essence stable – une exigence que le conventionnalisme paraît incapable de
garantir. Si l’origine de la signification est le fait de la convention, si donc
l’arbitraire est la règle, alors, le langage est condamné à l’insignifiance : il ne
dit rien, ou ce qu’il dit ne veut rien dire, puisqu’il s’invente une fausse
réalité, au lieu de se conformer à la réalité : le langage signifie une réalité
imaginaire à côté du réel. Ce n’est pas en suivant son opinion qu’on peut
parler « correctement », c’est-à-dire tout simplement en produisant du sens,
mais « en se réglant sur la manière et les moyens qu’ont naturellement les
choses d’exprimer et d’être exprimées par la parole » (387b-c). Ce n’est pas
parce que les hommes s’accordent entre eux sur la signification des mots que
le langage est possible, mais c’est parce que les mots visent l’essence des
choses que les hommes peuvent partager le même langage. Encore une fois,
l’hypothèse que la convention soit un acte intersubjectif qui ait le pouvoir de
produire une communauté stable du sens, un espace commun de
signification, n’est pas retenue. Le sens « arrêté » ou stable ne peut consister
que dans la permanence <tina bebaiotèta> de l’essence (386a). L’essence est
ce qui résiste au flux des mots, au devenir des choses et au mouvement de
l’imagination : « les choses ont par elles-mêmes une certain être permanent
<bebaoin>, qui n’est ni relatif à nous ni dépendant de nous. Elles ne se
laissent pas entraîner çà et là au gré de notre imagination ; mais elles existent
par elles-mêmes, selon leur être propre et conformément à leur nature »
(386c). On a là le « geste » platonicien caractéristique : a) redoubler la nature
ou la réalité sensible par l’essence intelligible : le mot signifie la nature de la
chose, c’est-à-dire son essence. La signification est visée de l’essence ; b)
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l’essence est la mesure ontologique du langage et de la connaissance. Le
conventionnalisme est la forme linguistique du relativisme de Protagoras,
lui-même complice du mobilisme d’Héraclite (cf. Théétète). Ainsi la
destination du langage est bien de « signifier » la réalité. La signification est
le fondement de la dénomination qui est l’acte principal du langage
(« nommer est donc un acte, si parler était bien un acte qui se rapporte aux
choses » - 387c), mais la mesure de la signification c’est l’essence qu’elle
vise et non la parole humaine. Le vouloir-dire de l’essence est le critère du
dit. C’est ce qu’explique parfaitement ici P. Ricœur :
« L’essence est ce qui empêche que tout soit invention arbitraire dans le
langage. (…) Si le langage est convention, il a une histoire comme œuvre des
hommes. Mais nous ne pouvons l’enfermer dans l’histoire : l’essence c’est ce qui
empêche que tout soit convention dans le langage. Le langage vient à l’homme sans
que l’homme puisse le plier à son arbitre. Le passage du « legein » au « logos »
signifie qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. La thèse de la convention, d’un
glissement temporel des significations apparaît en liaison constante avec la thèse
ontologique du devenir universel. C’est pourquoi, dans sa première partie, le Cratyle
attaque, avant le Théétète mais comme lui, la thèse de Protagoras de « l’hommemesure de toutes choses » et lui oppose l’ousia, mesure du langage. C’est une des
premières fois … que l’être est nommé sous la forme substantive de l’ousia ;
l’intention du substantif est anti-subjective : « crois-tu que l’ousia est propre à
chacun ? ». Or l’homme serait la « mesure de toutes choses » si le langage n’était que
convention (385c). L’ousia, c’est la mesure du langage : l’homme, générateur de
significations, est lui-même mesuré par l’être des significations (383d). Le débat
sociologique nature-convention devient le débat ontologique être-apparaître. (…) Plus
loin, à 386e, Platon définit un être pour soi, un réalisme des signification. Le
problème de l’essence, c’est le problème d’un langage absolu, d’un langage « juste »
(cf. Husserl, Troisième Etude logique : idée d’une grammaire absolue qui serait la
logique36). Nous serions en face du « nom en soi » si nous pouvions « voir » les
significations (Cratyle 389d) ; c’est ce que fait le législateur du vrai langage, « les
yeux fixés sur ce qui est le nom en soi » (ibid.) ; ce législateur idéal serait précisément
le dialecticien.
Nous sommes ainsi à la racine du réalisme des significations (énoncé à 386e).
En effet, l’une des source de l’ontologie des essences, c’est le refus du subjectivisme
et de l’historicisme du langage. L’essence est identifiée à l’être, la convention se
réduisant à l’apparaître » (Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, p. 1011).
Mais peut-être ce « geste » accompagne-t-il toute philosophie de la
signification. C’est bien autour d’un certain réalisme des significations que
se rejoignent par exemple Frege et Husserl, contre un ennemi commun, le
psychologisme en logique (confusion des représentations mentales et des
pensées). Il s’agit bien à chaque fois de garantir l’irréductibilité du langage
logique et des significations idéales par rapport aux phénomènes physiques
36
La grammaire pure ou a priori contient les lois de l’unité de sens des expressions,
càd les lois morphologiques des significations. A ce titre, elle est elle-même antérieure à la
logique, même formelle, puisqu’elle a pour objet les conditions pour qu’une expression soit
dotée de sens, pour qu’elle soit une expression possible. Elle étudie les lois a priori de
constitution et d’enchaînement des significations pures. La grammaire pure concerne le
jugement en tant que jugement, le domaine des expressions douées de sens ou bien formées,
même si leur contenu, le signifié, est absurde ou fait contre-sens. Par exemple, « un rond ou »,
« un homme et est » sont des expressions dépourvues de sens (sinnlosen) et ne relèvent pas,
par principe, de cette discipline logico-formelle de la morphologie des significations. Des
expressions comme « 2+2 = 5 », « tous les A sont des B parmi lesquels quelques-uns ne sont
pas des B », malgré leur contradiction logique, sont douées de sens.
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et aux états mentaux. Frege est ainsi amené, on l’a déjà évoqué, à postuler un
« troisième monde » ou « troisième règne » (das dritte Reich) propre aux
entités logiques, aux significations objectives.
Mais ce geste, du moins chez Platon, est solidaire d’un préjugé, qui
consiste à réduire l’activité linguistique à la dénomination. Nommer n’est
qu’une partie du discours, mais sa partie essentielle, puisque le nom est
défini comme un instrument, dont la fonction est double : didascalique et
diacritique. Le nom sert à apprendre et à discerner les essences (388c). Mais
en réalité la fonction diacritique l’emporte sur la fonction didascalique. Cette
décision est un coup de force contre le langage, dont l’activité est plus riche.
Mais cette réduction est peut-être le prix à payer pour faire ressortir les deux
autres dimensions du langage que sont l’expression et la communication,
l’axe de la signification. La signification est manifeste dans la nomination
qui relègue la fonction sociale et pragmatique du langage, et qui met en
avant sa dimension sémantique, comme relation entre le mot et la chose, au
détriment aussi de sa dimension syntaxique. Il y a peut-être là un préjugé
constitutif de la philosophie du langage, comme le pense Wittgenstein au
début des Investigations philosophiques en faisant référence à un texte de
saint Augustin (Confessions I, 8) : l’essence du langage est la dénomination :
la signification est ce qui est coordonnée au mot qui tient lieu de la chose (p.
115). Et apprendre la signification d’un mot, c’est apprendre la coordination
du mot et de la chose, comprendre que le mot dénomme la chose.
Finalement, cette conception du langage aboutit à faire du langage (ou de la
langue) une nomenclature comme l’appelle dédaigneusement de
Saussure.(Cours de linguistique générale, p. 97). Le mot signifie pour autant
qu’il dénomme la chose correspondante. La signification s’épuise dans la
dénomination, c’est-à-dire dans sa relation sémantique et référentielle à la
chose. On peut même aller plus loin : la signification a pour modèle le nom
propre. Le nom idéal, le nom juste est celui qui désigne exactement la chose,
c’est-à-dire qui s’applique à elle et seulement à elle, ce qui est le cas du nom
propre. Indirectement, c’est le paradigme du nom propre qui pèse sur
l’analyse de la signification et du langage – Genette se demande si l’on ne
pourrait pas traduire le sous-titre du dialogue par « sur la propriété des noms »
(p. 17).
Cette théorie sémantique de la signification, qui indexe la signification
sur la nomination, et dont le paradigme paraît être le nom propre, reconduit
la réflexion sur un terrain bien connu de la « dialectique socratiqueplatonicienne, celui de l’activité et de la fabrication : nommer, c’est fabriquer un
nom, le nom est un instrument de la relation entre l’homme et la chose, nommer est
donc fabriquer un instrument » (ibid., p. 14). Le nom est l’instrument de la
dénomination : il sert à instruire et à distinguer la réalité. Et user des mots
c’est s’en servir à cette double fin. Mais l’analogie avec le domaine
technique induit encore une réflexion sur la compétence requise pour la
fabrication du nom. Si le nom est un instrument, il y a, comme pour le métier
à tisser, un ouvrier pour le fabriquer. D’où l’hypothèse de l’onomathurge.
Socrate souligne qu’« il n’appatient pas au premier venu d’établir le
nom, mais à un artisan du nom <onomathourgos> » (388c). Mais
l’onomathurge n’est pas un artisan comme les autres. Pour déterminer plus
précisément la compétence requise par ce « faiseur de noms », il faut
identifier l’onomathurge et le nomothète. A partir d’un jeu de mot sur
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nomos, qui signifie usage et loi, Socrate suggère que si c’est le nomos qui
met à disposition les mots, comme l’avait d’abord reconnu Hermogène, le
langage est alors l’œuvre du législateur. Mais comment le législateur,
homme rare, ouvrier magnifique parmi les mortels, s’y prend-il pour
« fabriquer » l’instrument du langage ? En appliquant une certaine forme à la
matière des sons et des syllabes, comme l’artisan adapte le bois à la fonction
de la navette, en lui imposant la forme ou le concept de navette. De la même
façon, le législateur onomathurge, fixe le nom en soi, le nom idéal, l’idée du
nom et « l’impose aux sons et aux syllabes ». A cette condition et tant qu’il
saura imprimer « la forme de nom requise par chaque objet à des syllabes de
n’importe quelle nature » (390a), il sera un bon législateur et le langage
l’instrument qu’il doit être.
Mais comment savoir si la forme convenable a été donnée au nom, si
le nom dit la chose correctement, c’est-à-dire en signifiant justement sa
forme ? L’onomathurge est un artisan rare, mais pas infaillible. C’est encore
l’analogie instrumentaliste qui permet de répondre à cette nouvelle question.
Elle impose une nouvelle fiction. La valeur d’une activité s’apprécie
seulement par l’usage, plus précisément par celui qui est passé maître dans
l’usage d’un art et de ses instruments. Seul un bon capitaine, par exemple,
sait juger la valeur du travail du constructeur de navire. Mais ici quel peut
être l’usager compétent pour apprécier, en connaissance de cause, la valeur
du travail de l’onomathurge ? Certainement un être aussi rare que lui, doué
d’une compétence également éprouvée. Cela ne peut être le locuteur
ordinaire mais seulement celui qui sait poser les bonnes questions, qui est
maître dans l’art d’interroger et de répondre. Ce locuteur idéal, c’est le
dialecticien.
Au total donc, il apparaît ainsi que :
- la question de la signification est rapportée exclusivement à l’acte de
dénomination, c’est-à-dire au problème de l’établissement du nom ;
- ce problème n’est pas une mince affaire, puisque ce n’est rien de
moins que le problème de l’origine du langage ;
- la théorie de la signification est une théorie du nom à laquelle on
peut appliquer le schéma aristotélicien des quatre causes, comme le fait
Goldschmidt (Essai sur le Cratyle, p. 85) : le nom ne signifie que s’il
dénomme justement la chose, ce qui met en jeu la cause matérielle des
phonèmes, la cause formelle du nom en soi, la cause efficiente du
nomothète, la cause finale du dialecticien, qui sait mettre à profit la fonction
diacritique et didascalique du langage ;
- donc la thèse de la naturalité n’est nullement contradictoire avec une
forme de convention : « Cratyle a raison de dire que les noms appartiennent
naturellement aux choses, et qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être
artisan des noms » (390e). On est ici à l’opposé du spontanéisme romantique
du Volksgeist (l’esprit d’un peuple comme ce qui donne la forme interne
d’une langue). La signification se déploie dans l’espace d’une langue bien
faite ; or une langue bien faite c’est une langue produite et évaluée par des
spécialistes (nomothète/dialecticien). Bien parler est une compétence qui
n’est pas à la portée de n’importe qui. N’importe qui dit n’importe quoi,
c’est-à-dire parle sans signifier, puisqu’il n’utilise pas les mots justes. Le
mot qui n’est pas juste est un mot qui en vaut un autre, c’est-à-dire un mot
qui ne dit rien de déterminé, qui se perd dans le flux des mots. Comme peut
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l’être le bruit à l’égard du son, qui requiert l’art musical (compositeur ou
interprète). La signification n’est pas « naturelle », c’est-à-dire immédiate
parce qu’elle est affaire de compétence : mais la compétence linguistique est
ici la preuve de la naturalité du signe.
Le devenir, l’être : Théétète, Sophiste, Timée
L’affirmation radicale du devenir est absurde ou impossible. La
contradiction porte sur l’énonciation du devenir lui-même. Ce que je veux
penser, je ne peux le dire. Le discours est sans cesse réfuté dans sa visée du
devenir. C’est la critique que Platon porte au mobilisme dans le Théétète.
Le dialogue porte sur la définition de la science. Théétète se risque à
dire que « science est sensation ». Socrate commente cette définition en
l’assimilant à trois doctrines : au relativisme (Protagoras), au mobilisme
(Héraclite) et à un mobilisme qui est un relativisme absolu (« les parfaits
initiés »)37.
Socrate ramène tout naturellement la parole noble et franche de
Théétète à la thèse de l’homme, mesure de toutes choses38 . La pensée
profonde du relativisme de Protagoras c’est le mobilisme universel qui fut,
on le sait, entre autre, par le témoignage d’Aristote39 la première conviction
de Platon auprès de Cratyle, disciple d’Héraclite. Platon combat en quelque
sorte son adhésion de jeunesse et la surmonte en demeurant d’avis que les
choses sensibles sont en perpétuel devenir mais que pour cette raison même,
37
Pour Platon il y a toujours eu une filiation entre le mobilisme et le relativisme, et
entre le relativisme et la sophistique. De fait Protagoras enseignait cette fluence perpétuelle
des choses ou plutôt des relations entre les choses. Car affirmer que la sensation est science,
que la sensation et l’apparence sont identiques, qu’en fait d’être il n’y a rien d’autre que ce
qui apparaît comme cela apparaît à chacun, bref qu’il n’y a rien au-delà du phénomène, ne
dispense pas d’expliquer le processus de la sensation, les conditions de son expérience, si elle
vaut pour l’expérience première et ultime (science) qu’elle prétend être. Or en vertu de ses
présupposés subjectivistes, la sensation ne peut être expliquée comme l’apparence d’un objet
pour un sujet, puisqu’elle récuse cette distinction de l’être et de l’apparence, de l’objet et de
l’image. La sensation n’est pas le point de vue que le sujet prend sur l’objet à partir de l’effet
que cet objet a sur lui. Elle n’est pas un phénomène parmi d’autres, mais la phénoménalité du
phénomène. Dès lors si la science est sensation, l’explication des conditions par lesquelles
elle se produit n’est pas accessoire mais absolument nécessaire, et il s’agit de savoir à quelles
conditions la sensation peut se constituer comme science, sans jamais rompre avec son
relativisme et son subjectivisme de principe.
38
Socrate en induit que poser l’égalité sensation-science, revient à soutenir la thèse de
Protagoras. L’interprétation de cette thèse, ou sa rectification intervient plus tard. Socrate fait,
à partir de 166a, l’apologie de Protagoras où conformément au Traité sur la Vérité, l’homme
qui sert de critère n’est ni le sujet individuel - interprétation qui a dominé jusqu’à Zeller -, ni
l’humanité en général (Th. Gomperz), mais bien le sophos, le savant qui sait, par sa science
ou son art, redresser les jugements ou convertir, à la façon du médecin, le pathologique en
normal. C’est donc au sophos ou à l’expert que revient le statut de critère ou de mesure : la
science relève moins de l’epistémè que de la technè . Autrement dit toutes les opinions ne se
valent pas même si aucune n’est vraie et ne l’emporte sur toutes les autres : le salutaire, sinon
l’utile est la mesure du vrai.
39
Métaphysique, A, 6,987a 32-33 ; M, 4, 1078b 12-17, éd. Vrin, 1974, traduction J.
Tricot.
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elles ne constituent pas un objet possible pour la science, et que s’il doit y
avoir science de quelque objet, ce ne pourra être que de réalités stables
identiques à elles-mêmes, permanentes par nature, et donc distinctes du
sensible.
Le relativisme ou le « phénoménisme » (est ce qui paraît tel à
chacun)40 conduit naturellement au mobilisme, qui en est la théorie la plus
spéculative. Car si la sensation est le critère de la vérité, rien n’est un en soi
et par soi. Telle qualité est aussi bien perçue autrement ou pour son
contraire : le phénoménisme met du mouvement dans les choses. Ou encore
ce qui explique la différence de perspective sur la nature des choses, c’est
que rien n’est, mais toujours il devient (152e). Rien n’est, tout paraît, porté
par le flux et le mouvement. Le chaud et le feu est « lui-même engendré de
la translation et de la friction » (153a), c’est-à-dire par du mouvement. Si
l’on veut faire de la sensation la mesure de la connaissance des choses, et
ainsi réduire l’être au phénomène, il faut concevoir une mobilité
fondamentale du phénomène. S’il y avait des objets ayant en soi et pour soi
une unité, la sensation ne serait pas science. Il faut exclure l’être et
n’accepter que le devenir, comme l’on fait « tous les sages à la file, sauf
Parménide » (152e) et les plus grands poètes, Homère notamment. Toutes
choses proviennent de ce qui est mouvant et fluent et c’est pourquoi l’Océan
est le père de dieux, et que partout on loue le mouvement comme principe de
vie. Suit un éloge, si profondément inscrit dans la mentalité grecque, du
mouvement : c’est l’exercice et non le repos qui est signe de vitalité pour le
corps comme pour l’esprit. Tout ce qui est puissance de mouvement est bon,
toute puissance contraire mauvaise. Le mouvement est principe universel du
bien, tant chez les hommes que chez les dieux. La cessation du mouvement,
c’est la mort. Le devenir n’est pas une dimension de la vie, mais la vie
même. Il faut tenir pour assuré que « l’un, le mouvement, c’est le bien, et
dans l’âme et dans le corps, et l’autre, c’est tout le contraire » (153c).
Si donc la sensation est science, l’être et l’apparence ou le phénomène
se valent. Mais alors le phénomène se résout à son tour en devenir. Le
sensualisme de Théétète relève du relativisme, phénoméniste comme lui. Par
phénoménisme il faut entendre cette doctrine qui soutient que l’on ne connaît
rien au-delà des apparences ou des phénomènes, et sauve, pour ainsi dire, les
apparences à partir d’elles-mêmes. Ainsi faut-il toujours songer à remplacer
40
En effet dire que la sensation est critère de toute science, c’est soutenir que
l’homme est mesure de toutes choses, c’est-à-dire que tout est comme il semble ou paraît à
chacun. Les choses n’ont d’autres attributs que ceux qui se manifestent au sujet individuel : le
choses sont telles ou différentes selon le sujet auquel elles apparaissent. C’est ce que veut dire
la formule de Protagoras : « Telles les choses tour à tour m’apparaissent, telles elles sont pour
moi ; telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi. Or, homme tu l’es aussi bien que
moi » (152a). Socrate prend l’exemple suivant : « Que sera, en ce moment, par soi-même, le
vent ? Dirons-nous qu’il est froid, qu’il n’est pas froid ? Ou bien accorderons-nous à
Protagoras qu’à celui qui frissonne, il est froid ; qu’à l’autre, il ne l’est pas ? » C’est ainsi
qu’il faut interpréter cette philosophie : le vent est tel qu’il apparaît à chacun, c’est-à-dire tel
qu’il le sent. « Apparence <phantasia> et sensation sont identiques » (152c), et la sensation
est bien infaillible, c’est-à-dire science. Si tout être se réduit à l’apparence, au fait d’apparaître
tel à chacun, alors la sensation qui saisit l’apparence, atteint l’être même dont elle n’est pas
distincte. Elle ne peut qu’être infaillible <apseudès>, elle ne peut tromper, puisqu’elle est ce
qui apparaît. Elle est donc bel et bien science. « Il n’y a donc jamais sensation que de ce qui
est, et jamais que sensation infaillible, vu qu’elle est science » (152c).
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le verbe « être » par le verbe « sembler ». Mais ce subjectivisme ou ce
phénoménisme n’est pas encore ramené à son expression la plus radicale. Si
l’être est le phénomène, puisque le phénomène n’est ni un, ni identique à soi
et pour les sujets qui le perçoivent, l’être est en son fond devenir. Le
sensualisme (théorie de la connaissance) suppose le phénoménisme, qui
suppose le mobilisme universel.
Que devient la sensation dans le devenir ou à partir de lui, étant
entendu que la sensation met en présence un senti et un sentant ? La
sensation qui constitue la phénoménalité du phénomène est un événement du
devenir universel41. La sensation n’est rien de distinct, ni dans la chose ni
dans le sens, ni dans un lieu intermédiaire, car la distinguer ce serait
l’identifier, et cela reviendrait à la soustraire au devenir.
La sensation n’est rien en dehors de la rencontre de ces deux facteurs
que sont le sens et le sensible, et le monde qui advient pour elle n’est rien
d’autre que le phénomène engendré par cette rencontre. Mais puisque le
devenir est universel, il concerne aussi les termes présents à et par la
sensation. Par conséquent la sensation n’est pas la rencontre de deux termes
mais de deux courants ou de deux mouvements qui deviennent dans l’instant
de leur rencontre, l’un sensible, l’autre sentant. La couleur qui est le contenu
de la sensation n’appartient ni à l’objet, ni à la vue, elle n’est que l’effet
intermédiaire et l’expression de leur rencontre, « produit original pour
chaque individu » (154a). Ce relativisme vaut entre les sujets et pour chaque
sujet, qui ne cesse de devenir autre qu’il n’est42.
Mais en disant que l’objet peut apparaître différent selon les sujets et
pour le même sujet à des instants différents, ne maintient-on pas une forme
d’être du côté de l’objet ? Pour achever de déréaliser l’être, il faut donc
avancer que dans la sensation, le sens et le sensible sont de purs corrélatifs.
Le sensible n’existe pas comme ce qui peut être senti, le sens comme ce qui
peut sentir. Ils ne sont pas avant leur rencontre, et se rencontrant, ne font
qu’un dans le phénomène que leur mouvement mutuel engendre. La
corrélativité du sens et du sensible suffit à fonder le mobilisme universel.
Même si l’on supposait encore que l’objet demeurât identique à soi, il
deviendrait autre par le seul fait d’entrer en relations diverses avec un sujet
ou avec d’autres sujets. C’est le sens de l’exemple que prend Socrate à partir
de 154c : un adulte de taille moyenne, comparé à un adolescent qui grandit et
qui le dépasse, est d’abord plus grand puis plus petit sans être devenu plus
petit. Sans devenir ni être devenu plus petit, il est ce qu’il n’était pas, plus
petit. Le fait de la relation, d’une autre relation, altère chaque terme de la
relation. Ce ne sont pas les termes qui font la relation, mais la relation qui
pose les termes. C’est cette corrélativité qui seule peut fonder le devenir
universel : si les termes de la sensation ne sont rien en dehors de leur
rapport, ils sont essentiellement fluents. Rien n’est donné. L’objet n’est pas
donné à la sensation, la sensation ne se donne pas l’objet, mais tout
s’engendre par mouvement mutuel.
41
« Ce que tu nommes couleur blanche n’est rien de distinct en soi, ni en dehors de
tes yeux, ni au dedans de tes yeux. Et ne va point la ranger en quelque place ; car, dès lors,
elle serait quelque part, en son rang, et serait stable, au lieu de devenir par genèse continue »
(153d-e).
42
On retrouve ici la lettre du fragment 91 auquel on réduit volontiers la pensée
d’Héraclite : « Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve ».
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Cette hypothèse seule permet d’expliquer la sensation sans
présupposer l’identité du sujet et de l’objet que le langage réintroduit
inévitablement. Il n’est pas besoin de se demander comment le sujet peut
sortir de soi pour atteindre la chose même, ou quelle objectivité est
impliquée pour elle dans sa perception par un sujet, puisque sujet et objet ne
sont que des attributs du devenir. Le règne de l’identité advient avec le règne
du langage. En projetant la relation sujet-objet, le langage trahit la
sensibilité. Car il n’y a pas un sujet et un objet, en relation possible par la
sensation : il n’y a que la sensation qui fait naître à la fois le sens et le
sensible, comme événement du devenir. Mieux vaut donc parler d’agent et
de patient, et encore sans identité fixe. C’est pourquoi il convient de
radicaliser davantage la thèse du phénoménisme impliqué dans la définition
de Théétète, ce que fait Socrate, par une troisième assimilation, en évoquant
la doctrine d’un relativisme absolu, attribué à d’obscurs penseurs, qualifiés
de subtils, raffinés ou délicats43.
Rien n’existe que le mouvement et par lui. Ce mouvement a deux
formes, illimitées, chacune ayant puissance d’agir et de pâtir. La sensation
ainsi ne se produit que par le mouvement mutuel du sensible et du sens. Par
exemple pour la vision, la lumière issue de l’œil rencontre la lumière de
l’objet, et ces deux rais engendrent par « friction » le phénomène. Quand un
objet qui possède la qualité “blanche” rencontre la lumière d’un regard, l’air
devient le lieu du phénomène lumineux, la blancheur, dont se trouvent
remplis réciproquement l’œil et l’objet. Mais si l’œil est injecté de sang, ou
si l’homme est atteint de jaunisse, le même objet paraît rouge ou jaune. Ainsi
le sens ne peut saisir l’objet tel qu’il est en soi, puisqu’il il n’y a que le
phénomène dont les deux relatifs sont le sens et le sensible (156 a-c)44.
Le style des anciennes cosmogonies est ici patent - Socrate d’ailleurs,
pour cette description, parle lui-même de “mythe”. La sensation n’est pas
43
Socrate les distingue des « Fils » ou des « amis de la Terre » pour qui tout être est
corps. Il s’agit de l’empirisme le plus grossier : être ce n’est pas sentir ou être senti, mais être
étreint à pleines mains.
44
Cette théorie de la vision et de la sensation qui remonte au moins aux thèses
d’Empédocle, partagée par Gorgias ou adoptée par Protagoras, Platon lui-même la conserve
quand il tente d’expliquer à son tour le mécanisme de la vision dans le Timée (45b-67c).
Gurthie (An history of Greek philosophy, Cambridge, 1965) distingue trois modèles de
la vision chez les penseurs grecs : l’œil constitue la vision (pythagoriciens), les objets causent,
par simulacres, la vision dans l’œil (épicuriens), la vision est la rencontre des deux éléments
(Empédocle).
Cette théorie de la vision comme rencontre de deux rais lumineux est largement
partagée par les penseurs grecs, des présocratiques aux auteurs classiques. La vision est donc
ici assez proche du toucher : le regard prospecte le monde de l’intérieur du monde. Le monde
ne se loge pas dans la vision, mais la vision se fait du fond du monde et s’y projette comme
pour le palper. Le monde est de son côté intégralement phénomène, tout lumière <phôs>,
éclat lumineux, de sorte que les êtres sont seconds par rapport à cette phénoménalité première.
Il y a le monde, c’est-à-dire la visibilité ou la lumière et en lui et par elle, les êtres. Pour un
Grec, vivre c’est voir et être vu, c’est-à-dire tenir de cette visibilité tout son être. Mourir et
être mort c’est avoir le visage recouvert du “casque d’Hadès” <kunè>, qui confère
l’invisibilité. Il n’y a pas jusqu’à l’identité sociale que n’informe la vision. La culture grecque
est une culture de l’honneur et de la honte, qui se lisent sur les apparences et dans le regard de
l’autre. L’homme d’élite sera bon et beau à la fois. Pour le Grec voir c’est donc à la fois vivre
et connaître. Soumettre la sensibilité à choisir entre la vie et la connaissance, “ne parle pas
grec”. Voir sur le rapport de la vie et de la lumière, caractérisé par le couple voir-être vu,
“Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos”, Jean-Pierre
Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, II , Maspéro, 1974, pp. 75-76).
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première, même si tout savoir se réduit à la sensation, mais elle est portée
par un devenir qui est Tout. Tout ce qui vient à être devient par mutuelle
composition d’une puissance d’agir et d’une puissance de pâtir. Et dans cette
genèse infinie l’action et la passion sont plus réelles que les termes qu’elles
mettent en présence. Parmi les rejetons de ce mouvement plus ancien et plus
vrai que les êtres, il y a la dualité sensible-sensation qui elle-même se
reproduit par couple de corrélatifs qui ne portent pas tous un nom, tant le
devenir est plus riche et plus inventif que les possibilités conceptuelles du
langage. C’est même lui qui est la puissance d’erreur et d’illusion, non les
sens. Si la science est sensation et s’il faut reconduire la sensation au devenir
universel, alors le langage ne vient pas rectifier le témoignage des sens, il
n’est pas la vérité de la sensation qui se nie en voulant se dire. C’est le
langage qui, à l’inverse, doit travailler contre lui-même pour tenter d’épouser
la dialectique du devenir. Partout il faut bannir le verbe « être » et ne point
accepter de dire ou quelque chose, ou quelqu’un, ou de moi, ou ceci ou cela,
ou aucun autre mot qui fixe ; mais employer les expressions qui traduisent la
réalité : « en train de devenir, de se faire, de se détruire, de s’altérer » ; car si
peu qu’une expression crée de fixité, la proférer est s’offrir à la critique
(157a-b). Ici c’est le langage qui est principe d’illusion sur la réalité. Mais si
le langage s’épuise à formuler le devenir, si l’intelligibilité du devenir est
suspendue au pouvoir du langage à viser et à exprimer son objet, alors du
devenir il n’y a aucun discours vrai possible. Le devenir est le vrai mais le
vrai du devenir est inaccessible au langage et à la connaissance.
L’affirmation du devenir est suivie du silence. Le savoir du devenir est
indicible.
Matière et mouvement
Il ne s’agit pas de nier le devenir, mais de le relativiser. La
relativisation du devenir est double :
1/ le devenir est relatif à un certain niveau d’être : le devenir a son lieu
dans le monde physique. Ce qui oblige à distinguer le mouvement du
devenir. Le devenir est la propriété d’un certain type de mouvement, mais
non de tout mouvement. Le devenir est la part d’irréductible changement
dans le mouvement. Ce changement, c’est l’indice du temps, et de ce qu’il y
de décisif dans le temps, marqué par la dégénérescence et la mort, c’est-àdire l’irréversible45 ;
45
Voir F. Alquié, La désir d’éternité, p. 12-13. Le temps se confond avec l’essentiel
du changement, càd l’irréversibilité du devenir. Un changement est temporel dans la mesure
de cette irréversibilité. L’espace est le lieu des changements, ou mieux « ce par quoi » je peux
toujours nier le changement, changer le changement, annuler son effet par un mouvement
contraire. L’identité est soit dans le repos soit dans la négation par un changement de la
négation d’un changement initial. Mais il y a quelque chose qui ne revient pas avec
l’annulation du changement spatial, c’est le temps passé.
Les Grecs posent bien une différence entre des mouvements parfaits, où le
changement affirme la loi d’identité, et des changements qui altèrent les êtres (devenir). Mais
l’altération d’une part, obéit à un cycle imperturbable qui ramène à l’ordre les perturbations
du devenir, et d’autre part, concerne les êtres, non les espèces, les individus, non les formes.
Les Grecs ne se sont pas représenté le temps comme irréversible.
On peut voir le devenir comme cette heureuse possibilité d’être ce que l’on n’est pas
encore, de changer, de se renouveler, de s’alléger de toute la vie passée, càd d’une part de
déterminisme. Puiser dans le fleuve de la nouveauté la joie d’une expérience inédite de soi et
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du monde. Mais cette vérité a son revers : le devenir est aussi bien cette loi impérieuse qui
impose de n’être plus pour avoir la chance d’être encore, de mourir à soi pour persévérer dans
l’être. On peut certes insister sur l’asymétrie de l’avenir par rapport au présent et au passé :
l’avenir est autre chose que le présent, autre chose que la réalisation de ce que le présent est
en puissance. Il est plutôt le lieu de la liberté. Tout est possible à qui a un avenir, et possède
un avenir tout ce qui est en devenir.
Mais on peut insister sur quelque chose de plus profond encore que l’ouverture au
possible, et qui est l’irréversibilité. Tout ce qui est devient. Tout ce qui devient advient. Tout
ce qui advient survient pour la dernière fois. Chaque événement prend la suite de l’autre, sans
retour possible du second au premier : autrement dit, chaque événement se produit une seule
fois pour toujours. Sans doute l’irréversible fait la valeur des événements, de l’expérience :
tout ce qui est, parce qu’il est unique pour toute l’éternité du devenir, est inévaluable,
infiniment précieux. Mais d’un autre côté, si la chose, malgré sa valeur infinie , est privée de
sa confirmation, c’est à peine si on peut dire qu’elle existe. Ce qui ne peut être réitéré est
progressivement gagné par le doute. Tout est dans le passage, mais le temps ne repasse pas
par l’instant béni. Voici résumé en quelques mots, ce que la philosophie de V. Jankélévitch
nous donne à penser sur le devenir. Il confie ainsi dans une série d’entretins intitulée Quelque
part dans l’inachevé : « L’irréversibilité n’est pas une propriété du temps : c’est le temps luimême qui est l’irréversibilité elle-même ; il n’y a pas d’autre irréversibilité que celle du
temps, et pas de temps qui ne soit irréversible ! L’irréversibilité se définit comme
l’impossibilité de la répétition, et l’impossibilité de la répétition implique l’impossibilité de la
confirmation. L’irréversible porte l’insaisissable à son comble : le devenir devenant toujours
sans revenir et progressant toujours dans le même sens, les recommencements sont
impossibles et les repentirs inefficaces ; la deuxième fois prend la suite de la première et elle
est donc une autre, même si elle n’est pas nouvelle, même si elle répète la première fois
littéralement. L’événement irréversible ne laisse derrière soi qu’une image de plus en plus
effacée, à peine une idole, un reflet infiniment douteux, et finalement plus rien. (…)
L’irréversibilité du temps (…) fait de chaque événement une première-dernière fois, la
première fois étant aussi la dernière. D’une part chaque fois est une pointe aigüe, unique dans
toute l’éternité, et par conséquent incomparable, irremplaçable, inimitable, inestimable ; plus
que rarissime : précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler
inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé. Mais d’autre part la chose
infiniment précieuse devient à la longue infiniment douteuse si elle n’est jamais répétée. C’est
ici la misère de la temporalité et de la mortalité qui donne un sens profond à la répétition. Une
chose que l’on m’a dite et que personne n’a jamais répétée, c’est comme si elle n’avait jamais
été dite ; elle se perd, souvenir indiscernable de l’oubli, dans le lointain des âges et la nuit des
siècles. L’accumulation des années, à la limite, rend déjà tout témoignage incertain. Une
chose qui est arrivée, mais une seule fois, est-elle vraiment arrivée ? » (Gallimard, p. 32-33).
Mais il y a solidarité entre ces deux dimensions du devenir, càd entre ces deux visages
de l’irréversibilité. Puisqu’on peut substituer “irréversible” à “devenir”, c’est l’irréversibilité
qui en produisant toujours du nouveau, entraînant de nouveauté en nouveauté, ne laisse pas le
loisir de constituer l’expérience, d’en approfondir le sens (Le je-ne-sais-quoi et le presque
rien, II, p. 93). Le devenir, en somme, c’est l’identité de la futuration et de la passéité du
passé, de la nouveauté et de l’impossibilité d’une répétition. Le devenir est perpétuel
recommencement, càd impossibilité de recommencer le même commencement. Ou encore la
futuration ne se referme sur aucune prétérition : aucun reflux pour annuler le flux, aucun
revenir pour compenser le devenir. Le devenir en ouvrant à la nouveauté condamne
l’existence à la « semelfactivité », càd à cette manière d’être équivoque, faite à la fois
d’originalité, fusse-t-elle infinitésimale, et d'inconsistance. « Tout instant, dans l’absolu, est
inouï et inédit, parce que tout instant est “semel-factif” et, théoriquement, ne se compare à nul
autre ; dans l’existence la plus tristement monotone, un instant se différencie toujours du
précédent, une soirée d’automne d’une autre soirée d’automne, par quelque qualité
imperceptible : les couleurs du couchant, le parfum du vent … Or un événement qui est arrivé
une seule fois dans toute l’éternité, et puis jamais plus, never more, est-il vraiment arrivé ? Un
événement qui est advenu une seule fois dans l’histoire d’un homme – une rencontre, une
aventure, un premier baiser, une soirée de printemps -, et qui ne s’est jamais renouvelé depuis,
sera comme s’il n’était jamais advenu : du moins sera-t-il équivoque et douteux pour toujours
et jusqu’à la fin des temps» (Id., p. 94). La répétition est une illusion, l’identité une
approximation.
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2/ le devenir suppose l’être, ou l’être en devenir suppose quelque
chose qui ne change pas. Si le devenir est mouvement d’un contraire vers un
contraire, le devenir est devenir de quelque chose. L’être est la
présupposition universelle au devenir. Aristote écrit ainsi : « Tout ce qui
devient, devient, par quelque chose et à partir de quelque chose, quelque
chose ; et ce quelque chose, je l’entends selon chaque catégorie : substance,
quantité, qualité ou lieu »46.
Naturellement, ces deux thèses sont inacceptables pour une
philosophie du devenir qui soutient inlassablement que le devenir est tout, et
que sous le changement il n’y a pas une chose qui change. Comme le dit
Bergson, en énonçant l’intuition de l’absolue indivisibilité du mouvement ou
du changement : « Il y a des changements, mais il n’y a pas, sous le
changement, de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un
support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet inerte, invariable,
qui se meuve : le mouvement n’implique pas un mobile »47. Bergson réfute
d’un seul coup les deux relativisation de la métaphysique : une forme de
En fait, il y a comme deux sagesses du devenir : sagesse de l’action, sagesse du
possible, tournée vers l’avenir, qui épouse le devenir pour transformer le monde. L’homme se
saisit du devenir pour faire advenir ce qui n’est pas, ce qui est simplement possible, qui
l’anticipe et le réalise. Et il y a la sagesse de la nostalgie, de l’irréversible, de l’irrévocable : le
passé est passé à tout jamais, ce qui fut est irrattrapable. Le temps ne cesse de devenir et
d’emporter les êtres avec lui. Le devenir devient n’est pas ici une tautologie vide, mais un
énoncé cardinal de la philosophie, qui ne peut être qu’une docte ignorance, qu’une néscience
des mystères fondamentaux de Dieu, du temps, de la mort. La nostalgie n’est pas la passion
du passé, mais du temps lui-même, qui a pour objet et blessure l’irréversibilité qui est son
essence. Ecoutons encore Jankélévitch dans le même ouvrage : «L’avenir est le lieu des
actions possibles qui sont la vocation du pouvoir humain. L’homme pressé d’entreprendre
n’a pas le temps de rêver sur le temps : il est trop occupé par les contenus de ce temps. Les
exigences de l’action non seulement nous détournent de la vaine délectation morose, mais
elles nous consolent pour toutes les déceptions qui résultent de l’ambivalence douce-amère :
car le passé laisse ceux qui s’en délectent toujours insatisfaits. (…) Le mode d’être de
l’homme, c’est le devenir irréversible qui aboutit à la mort ; l’irrévocable de la mort met le
sceau final à l’irréversibilité de la vie. Le sérieux de la nostalgie vient de la mort qui nous fait
signe en elle. Une chose aussi irrémédiable que la passéité du passé ne peut pas donner lieu à
des sentiments frivoles. (…) La nostalgie n’est donc pas du tout une complaisance futile ; elle
est plutôt une douleur gratuite, une délectation sérieuse. Il y a en elle un élément éthique
puisqu’elle me renvoie à la « semelfactivité » ou unicité irremplaçable, incomparable, et
partant au tragique de l’existence. En vérité nous sommes partagés entre deux sérieux : le
sérieux de l’action prosaïque du travail qui transforme l’humanité d’aujourd’hui et prépare
celle de demain ; c’est le sérieux des choses à faire et à venir : tel est le sérieux humaniste qui
préside à la construction du socialisme. (…) Mais il y a un autre sérieux qui diffère
métaphysiquement du premier, car son domaine est celui du jamais plus, du ne plus. Un mal a
été fait qui ne peut plus être réparé ; une joie m’a été donnée qui ne me sera jamais
renouvelée ; j’ai vécu et mal vécu, et cette vie mal vécue ne sera en aucun cas réitérée. (…)
La destinée exprime plutôt le sérieux de l’action transformatrice ; le destin plutôt le sérieux du
tragique qui s’exprime au futur par la mort, au passé dans l’irréparable. La nostalgie,
sentiment d’incomplétude infinie, reflète cette ambiguïté du destin et de la destinée ; l’infini
de la destinée est limité au-dedans par un destin qui est une double mort : au futur par la mort
tout court, au passé et à chaque moment par l’impossibilité de recommencer une vie mal
vécue ou de ne pas avoir vécu ce que l’on a vécu, donc par l’irrévocable » (Quelque part dans
l’inachevé, p. 64).
46
Métaphysique, Z, 7, 1032a13-15. Le quelque chose que devient le devenir suit la
distinction de l’être en catégories. La chose en devenir est engendrement ou destruction d’une
substance : c’est le changement selon la substance, changement absolu, ou changement dans
l’ordre de la quantité, de la qualité ou du lieu, qui sont tous des changements relatifs à la
substance.
47
Op. cit., p. 163.
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réalité affranchie du devenir qui est le support du mouvement. Là où la
métaphysique démontre la nécessité d’une substance au processus du
mouvement, la philosophie du devenir pose la substantialité du devenir.
Le devenir appartient à la nature sensible
Le devenir existe : il est le lot de tout ce qui existe ici bas, engagé
dans la matière. Par principe la matière est ce qui est corruptible du fait de sa
constitution, la non-simplicité. L’un, l’absolument simple, ne devient pas : il
est, c’est-à-dire reste éternellement le même. Au contraire, ce qui est
multiple est sujet au changement. Le devenir se caractérise en effet par la
génération et la corruption. La génération est indissociable de la corruption.
Ce qui ressortit au devenir ne cesse de se transformer, de se déplacer d’un
lieu à un autre, et finalement disparaît. Etre pour n’être plus, être condamné
à changer pour se maintenir dans l’être, tel est le devenir.
Ainsi il y a au monde le lieu inengendré, donc immuable, donc
incorruptible des Formes intelligibles ; et le lieu changeant, de la génération,
donc de la corruption, donc de la mort, qui caractérise les choses sensibles.
Et le peu d’être que celles-ci possèdent leur vient de la participation aux
Idées dont elles sont les images. Et par conséquent, c’est par l’idée que la
chose sensible, emporté par le devenir, est connaissable. Car le devenir, ou le
sensible – ce qui revient au même -, par nature, ne satisfait pas aux
conditions de stabilité et de permanence d’un objet de discours et de
connaissance. C’est pourquoi les formes intelligibles jouent le rôle de causes
et de modèles des choses sensibles.
Mais comment le sensible participe-t-il à l’intelligible ? Comment ce
qui est dans le devenir peut-il relever de l’être ? Comme l’on sait, la
participation – dans sa double forme, verticale( choses/Idées) et horizontale
(Idées/Idées) – est le principal problème du platonisme. Une première
solution consiste à faire surgir des idées d’un rang supérieur, que Platon
appelle « les plus grands genres », genres suprêmes auxquels les autres
Formes participent. C’est la voie, à la fois logique et ontologique, suivie par
le Sophiste. L’autre solution consiste à tenter de rendre raison de la genèse
intégrale du sensible : c’est l’approche cosmologique du Timée.
Il n’est pas possible de maintenir une distance infinie entre l’être et le
devenir. Comme dit solennellement l’Etranger du Sophiste : « Au philosophe
donc … une règle absolue … est prescrite … : par ceux qui prônent, soit
l’Un, soit même la multiplicité des Formes, ne point laisser imposer
l’immobilité du Tout ; à ceux qui, d’autre part, meuvent l’être en tous sens,
ne point même prêter l’oreille ; mais faire sien, comme les enfants dans leurs
souhaits, tout ce qui est immobile et tout ce qui se meut, et dire que l’être et
le Tout est l’un et l’autre à la fois »( 249c-d).
La vérité est dans le mélange des genres, parce que, que l’on affirme
le devenir universel ou l’identité immuable des Formes, dans tous les cas on
procède à une attribution de l’être. Les uns énoncent que l’être est en
mouvement, les autres que l’être est immobile. Autrement dit, la prédication
de l’être est effectuée par les mobilistes comme par les Amis des Formes. Se
faisant, ils reconnaissent, la réalité de l’être, comme distincte du mouvement
et du repos. L’être est un genre troisième par rapport au mouvement et au
repos. Mais dire que l’être est quelque chose d’autre que le mouvement et le
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repos, c’est avancer une quatrième forme : l’altérité. Il y a un être de ce qui
n’est pas l’être : il y a un être du non-être, non-être relatif et non pas absolu,
c’est-à-dire l’autre. L’autre est ce qui, à l’instar de l’être, parcourt toutes les
formes qui enveloppent, par tout ce qu’elles ne sont pas, « infinie quantité de
non-être » (256 e). « Quand nous énonçons le non-être, ce n’est point là, ce
semble, quelque chose de contraire à l’être, mais seulement quelque chose
d’autre » (257 b).
En résumé :
- le mouvement est, le repos est : ils participent à l’être, sans être l’être
même. Etre, mouvement et repos sont trois genres distincts, l’être étant de
rang supérieur au mouvement et au repos puisqu’ils en participent, et que
cette participation n’est pas réciproque ;
- le mouvement est même, le repos est même, comme chaque forme
qui se pose. Ils sont en même temps autres en tant que termes auxquels
s’opposent d’autres termes. N’étant ni le même, ni l’autre, ils participent au
Même et à l’Autre qui sont deux genres nouveaux.
- l’être qui domine l’opposition du mouvement et du repos n’est
pensable que parce qu’il y a un quatrième et surtout le cinquième genre de
l’altérité. Le premier niveau de définition de l’être entend souligner que les
philosophies de la permanence ou du devenir sont unilatérales et
insuffisantes. Comme dit Ricœur : « faire une philosophie de la permanence
ou une philosophie du devenir, ce n’est pas encore penser l’Etre. L’être n’est
ni le devenir, ni la permanence, mais ce qui permet de fonder leur opposition
et leur alternance dans l’histoire de la philosophie. Pour employer un
langage heideggérien, je dirai que le devenir et la permanence restent dans
l’ontique et ne sont pas encore dans l’ontologique »48. Une philosophie de
l’être immobile ou de l’être en devenir n’est pas encore une ontologie. L’être
n’est rien de ce qui affecte l’étant (repos ou mouvement) mais ce qui est
troisième par rapport aux modes de l’étant. Le second niveau de définition
de l’être réévalue l’altérité. L’être n’est concevable que par rapport à plus
grand que lui, le Même et l’Autre – l’être ne se laisse dire que relativement à
soi où il est le même et relativement à autre chose. Le privilège de l’altérité,
est d’être selon l’heureuse formule de Ricœur « la catégorie qui réfléchit sur
la relation même de toutes les catégories »49. Elle se réitère partout où il y a
une forme, mais sans renvoyer à aucune autre et c’est pourquoi elle est la
cinquième et dernière forme. Ainsi « l’Etre n’est la notion la plus haute de la
philosophie, par rapport au changement et à la permanence, que si elle
accepte d’être supplantée par la catégorie la plus insaisissable ; l’Etre n’est le
« troisième » que parce qu’il y a un cinquième. Sa situation de troisième est
consolidée de façon dialectique par le rôle du cinquième : ce qui veut dire
que quelque chose est être à condition d’être aussi non-être : être par son
identité à soi et non-être par son altérité au reste »50.
- le discours n’est possible que par la combinaison des formes, comme
dit 259 e. Ne s’en tenir qu’au devenir ou à l’être, au mouvement ou au repos,
à l’altérité ou à la différence, c’est rendre impossible le discours. La réalité
n’est intelligible que si la pensée est conforme aux conditions de possibilité
48
Etre et substance chez Platon et Aristote, p. 97.
Id., p. 98.
50
Id., p. 99.
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du discours, c’est-à-dire le mélange des formes. Se priver de cette mutuelle
combinaison, c’est s’interdire le discours et donc la philosophie (260 a).
- le devenir n’est pas exactement le contraire de l’être, mais son autre
(« à je ne sais quel contraire de l’être, il y a beau temps que nous avons dit
adieu » - 258 e). C’est sans doute du côté de la catégorie de l’autre, que
métaphysiquement au moins, le devenir se laisse envisager. Le devenir a son
lieu et son événement dans ce rapport de l’être et du non-être, dans ce
rapport de l’un à l’autre, éternellement renaissant, comme on le voit avec
Hegel. L’être ne cesse pas d’être autre à soi-même, et ce rapport à soi
comme négation engendre perpétuellement le devenir.
L’autre voie, donc, est celle empruntée par le Timée, la voie
cosmologique. Entre le sensible et l’intelligible, Platon évoque un démiurge,
cause de l’ordre du monde, qui redouble la causalité formelle de l’Idée par
l’action d’un agent51. Cela revient à dire que le devenir a une cause et que le
devenir ne peut se déduire simplement du mélange des genres, de la
dialectique des Formes. Ainsi le monde est intermédiaire entre le désordre, le
chaos, le devenir incohérent et l’ordre éternel, immuable de l’intelligible. Le
monde est un vivant engendré, visible, tangible mais fait à l’image d’un
modèle idéal. De lui on ne peut dire ni qu’il est éternellement ni qu’il devient
toujours, mais plutôt qu’il devient dans l’imitation la plus parfaite de l’être.
Cette imitation sensible de l’intelligible, ce devenir à l’image de l’être, c’est
le temps. Le temps est alors non pas le devenir même mais ce qui du sensible
plongé dans le devenir est le plus proche de l’éternité. L’image signale
l’écart ontologique entre le sensible et l’intelligible. Le devenir ne peut être
annulé, c’est pourquoi, l’image sera dite mobile. D’où la définition fameuse
en 37d-38a : « C’est pourquoi son auteur s’est préoccupé de fabriquer une
certaine imitation mobile de l’éternité52, et, tout en organisant le Ciel, il a
fait, de l’éternité immobile et une, cette image éternelle qui progresse suivant
la loi des Nombres, cette chose que nous appelons le Temps. En effet, les
jours et les nuits, les mois et les saisons n’existaient point avant la naissance
du Ciel, mais leur naissance a été ménagée, en même temps que le Ciel a été
construit. Car tout cela, ce sont des divisions du temps : la passé et le futur
sont des espèces engendrées du temps, et lorsque nous les appliquons hors de
propos à la substance éternelle, c’est que nous en ignorons la nature. Car
nous disons de cette substance qu’elle était, qu’elle est et qu’elle sera. Or, en
vérité, l’expression « est » ne s’applique qu’à la substance éternelle. Au
contraire « était », « sera » sont des termes qu’il convient de réserver à ce qui
naît et progresse dans le temps. Car ce ne sont que des changements. Mais ce
51
Plus exactement, le démiurge est une seconde médiation. Entre l’intelligible et le
sensible, Platon pose le monde comme totalité : le tout du monde est l’image de l’intelligible.
C’est une série de médiations en réalité : le Tout comme médiation entre le sensible et
l’intelligible ; le démiurge comme médiation entre le tout et l’intelligible ; le regard du
démiurge, la bonté du démiurge, comme médiation entre l’intelligible et le démiurge. Ainsi,
finalement, c’est une croyance qui, en dernière instance, fonde la médiation du sensible et de
l’intelligible. C’est une opinion vraisemblable, partagée par tous les sages de reconnaître que
« le Dieu a voulu que toutes choses fussent bonnes : il a exclu, autant qu’il était en son
pouvoir, toute imperfection, et ainsi, toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout
repos, changeant sans mesure et sans ordre et il l’a amenée du désordre à l’ordre, car il a
estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre » (30 ab).
52
Sur les obscurités de ce passage central, voir R. Brague, Du temps chez Platon et
Aristote, p. 28sq. Cette définition est à plusieurs inconnues (p. 31).
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qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus
jeune, avec le temps, et donc cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne
sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des
accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans
l’ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du temps, lequel imite
l’éternité et se déroule en cercle suivant le nombre ».
Ainsi le devenir est conservé dans le temps : le passage, le
changement est réel, marqué par la temporalisation du verbe être. Et cette
temporalisation est un processus qui mord sur les êtres : le passé, le présent,
le futur sont les accidents du temps qui s’accompagnent, pour les êtres,
d’une altération et d’une corruption qui aboutissent à la destruction. Mais
d’un autre côté, le devenir du temps est soumis à l’ordre et à la mesure du
nombre. Le changement est en quelque sorte ramené à la raison. Le devenir
ne progresse pas de façon hasardeuse, imprévisible, mais suivant la loi des
nombres qui traduit à la fois la causalité formelle de l’intelligible et la bonté
de la cause démiurgique. Le temps c’est l’ordre du devenir, l’unité de tous
les changements. Ou plus précisément, chaque changement a son rythme,
progresse selon un certain ordre, et tous les changements se déroulent dans et
selon le temps astronomique de la Grande année (39a).
Pourtant il y a quelque chose d’irréductiblement rebelle à l’ordre et à
la raison dans le devenir. Ou encore il y a un résidu irrationnel dans la
genèse du sensible. Car le démiurge n’a pas engendré ce en quoi le devenir
se produit, comme il n’a pas engendré les structures intelligibles qui servent
de modèle à l’organisation du monde – ce pourquoi il n’est qu’un dieu
artisan et non un dieu créateur. Comme l’écrit P. Ricœur, « l’action du
modèle parfait, par le truchement de la “meilleure âme” présuppose un
donné opaque qui représente un écart entre le réel et le Bien, entre l’image et
le modèle ». Ce non-être, qui résiste à l’action formatrice du démiurge,
qu’on peut appeler chaos ou cause errante, place, matrice, nécessité ou
simplement matière <chôra> …, n’est pas l’autre de l’être, comme dans la
dialectique du Sophiste – le non-être est encore un genre de l’être, ce que
l’être n’est pas. Il est d’une altérité plus radicale et plus redoutable : l’altérité
de ce qui dans l’engendré n’est pas engendré, dans ce qui est œuvré n’est
plus œuvrable. La chôra est ce qui ne se laisse pas persuader entièrement
comme dit 48a. Elle est le principe d’un changement dans le sensible qui ne
se laisse pas dominé par l’intelligence. C’est une causalité indomptable,
irréductible à toute finalité. C’est la limite originelle à la persuasion du Bien.
Tout ce qui naît devient et, par là-même, est sujet à la corruption. La
corruption est en quelque sorte, l’effet de cette impuissance de la matière à
se laisser ordonner, à recevoir l’être formel.
Ou plus exactement, la matière c’est le non-être défini comme l’autre
de toute détermination. Elle est bien quelque chose – ce qui reçoit tout, ce
qui reçoit l’empreinte, la nourrice, la matrice, lieu <topos>, place <chôra>,
siège <erdra>, nécessité <anagkè>, où le devenir et la génération se
produisent -, mais un quelque chose indéterminé et indéterminable : cela
même qui précède toute détermination et dont aucune détermination ne vient
à bout. Cette indétermination ontologique contient le devenir, est le
fondement dont le devenir est la manifestation. Ce qui n’est pas soumis au
pouvoir d’une forme, ce qui est, par nature, non-défini, est toujours autre que
lui-même, c’est-à-dire indéfiniment changeant. On peut sans doute ici
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rapprocher les analyses du Timée de celles du Philèbe qui distingue de son
côté quatre genres suprêmes : la limite <peras>, l’illimité <apeiron>, le
résultat de leur action <meikton> et la cause <aition>53. La cause correspond
au démiurge, la limite aux Idées, le mixte au devenir. L’illimité, quant à lui,
renvoie certainement à la matière, qui résulte de la juxtaposition, du
tiraillement sans fin des contraires (le petit et le grand, le plus et le moins).
La matière c’est le mouvement perpétuel ou le principe du changement
perpétuel, ce qui est capable, à l’infini, de revêtir toutes les formes, parce
qu’il est le sans-forme 54 . Métaphysiquement, chez Platon, on va de
l’indétermination de la matière au devenir ou du changement perpétuel du
devenir à l’indétermination. La matière est ce qui, comme principe du
devenir, est en puissance d’une anarchie du devenir. La matière est la limite
inférieure et irréductible d’une rationalisation du devenir. Il faut distinguer le
devenir indéterminé en tant que matière, et le devenir déterminé, dans le
monde, comme produit par l’action du démiurge de la causalité formelle de
l’Idée sur la causalité errante de la matière. Le devenir est le premier concret,
la synthèse de l’être de la forme et du non-être de la matière, des principes
abstraits et éternels de la limite et de l’illimité. L’excès du devenir, le
devenir incertain, in-fini, ne se stabilise qu’en devenant quelque chose, le
devenir de quelque chose. Le premier concept du devenir est contradictoire
avec l’être : c’est la position strictement métaphysique sur le devenir ; le
second concept du devenir autorise à associer les notions d’être et de
devenir, et appartient à la langue moins rigoureuse de la physique. C’est du
moins ainsi qu’on peut lire cette expression dans le Philèbe qui a suscité tant
de commentaires : « Eh bien, ce troisième principe dont je parle, vois y
l’unité que je constitue de tout ce que les deux autres engendrent et qui vient
à l’être par l’effet des mesures qu’introduit la limite <genesin
eis
ousian> » (27d). Le devenir est bien un venir à l’être, mais l’existence ainsi
engendrée (devenir) est déterminée : le devenir empirique est porté par la
négation de la continuité du flux du devenir inengendré (matière) et non par
ce flux lui-même. Le devenir ne produit pas par lui-même un devenir
ordonné, légalisé.
La science : Théétète
Le sujet du dialogue est la science. Comment la définir ? Le dialogue
a lieu entre gens savants. Théétète est un jeune mathématicien présenté à
Socrate par Théodore, il possède un savoir, la science mathématique.
Pourtant, il ne sait pas ce que signifie savoir : la science mathématique ne lui
permet pas de définir la science. On peut mettre cette impuissance au compte
de la nécessité du passage de la science au discours sur la science, c’est-àdire au plan réflexif de la “méta-théorie”. Mais ce passage de la science
effective ou de la possession d’un savoir à la réflexion nécessairement méta53
Voir 23c-27c.
Voir V. Brochard, « Le devenir dans la philosophie de Platon », Etudes de
philosophie ancienne et de philosophie moderne, 1926, p. 108.
54
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théorique sur le savoir ou sur la science en général prouve, par défaut, qu’il
n’y a pas de science de la science (la méta-théorie de la science n’est pas
scientifique), ce qui montre que la dimension d’absence n’a pas disparu,
qu’il y a toujours un point de fuite. C’est le paradoxe : la science s’échappe
précisément à elle-même quand il s’agit de se définir – ce qui s’exprime
psychologiquement par le tourment du savoir, désigné par Socrate comme la
passion de l’étonnement : « je ne puis ni me satisfaire des réponses que je
formule, ni trouver, en celles que j’entends formuler, l’exactitude que tu exiges, ni,
suprême ressource, me délivrer du tourment de savoir » (Théétète, 148e).
Inversement, si une science de la science était possible, la science pourrait
s’achever et se posséder dans sa définition : la science pourrait se déduire de
sa définition. La science serait en quelque sorte a priori55. Ici l’alternative
paraît être la suivante : ou bien l’on affirme que la définition de la science
peut être scientifique, mais cette assertion risque d’être purement
métaphysique car la science de la science n’est pas science effective ; ou
bien la science est effective mais demeure incertaine à l’endroit de sa propre
définition.
En 145e-146a, Socrate pose donc la question conductrice du dialogue:
« la science, en quoi peut-elle bien consister ? » La science est, mais qu’est-ce
que la science ?
Théétète lui répond (146a) : « tout ce qu’on peut apprendre avec Théodore
est science ». La réponse n’est pas injustifiable. La liaison de la science et de
l’enseignement n’est pas fortuite. Théétète est mathématicien. Or la science
mathématique se dit mathèma, qui signifie d’abord en général étude, science,
connaissance. Et mathèma dérive de manthanô qui veut dire apprendre,
s’instruire. Pourtant la réponse est immédiatement suivie de l’objection
habituelle de Socrate, parce que Théétète a imprudemment rapporté la
55
Si l’on applique l’exigence unitaire de la définition à la définition de la science,
l’idée de science devrait pouvoir contenir toutes les sciences comme des spécifications de son
genre. Mais ici la pensée est peut-être au rouet. 1/ L’idée de science suppose l’avènement
historique de la science. L’idée de science ne précède pas son apparition dans la culture. C’est
parce qu’une mutation dans la culture a eu lieu, avec le passage du mythe à la raison, de la
vérité comme inoubliable à la vérité comme accord rationnel, que la définition de la science
devient un problème : le fait de la science précède l’idée de la science. 2/ L’idée de science
est donc toujours une rationalisation a posteriori de ce qui se pratique comme savoir des
choses : autrement dit, les sciences précèdent la science. C’est parce qu’il y a déjà
l’astronomie, la géométrie qu’on peut se demander avec Socrate : la science en quoi consistet-elle ? 3/ Or, rien ne permet d’être assuré que ce que chaque science est (la science dans son
effectivité) ne viendra pas contester ce que la définition de la science dit qu’elle est.
Autrement dit, il risque toujours d’y avoir une tension et même un conflit entre l’exigence
rationnelle de la définition de la science (l’idée de science) et le travail effectif du savoir (les
sciences) qui modifie la compréhension de la science. Si le rationalisme critique se tient du
côté de l’idée de la science (la science contre l’opinion ; la définition de la science pour
comprendre la chose dont on prononce le mot), le rationalisme dialectique se tient du côté des
sciences : ce sont les sciences qui font évoluer la science. La science sans les sciences risque
de ne constituer qu’une idole ou un concept dépassé qui ne permet pas de saisir le réel et ainsi
d’être le concept séparé de la réalité. Ainsi, le rapport entre science et sciences est loin d’être
simple et pacifié. Peut-être serons-nous amenés à reconnaître une idée antique de la science et
une idée moderne de la science qui chacune repose sur le paradigme de certaines sciences
(l’astronomie et la géométrie pour la science antique, la physique pour la science moderne).
Plus radicalement encore, l’histoire des sciences est-elle l’histoire de l’idée de science ou
l’histoire des idées de la science ? La discontinuité est-elle interne à l’idée de science ou
externe entre des paradigmes différents de l’idée de science (la science comme discipline
théorétique dans l’Antiquité, la science comme expérimentation à l’époque moderne) ?
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science non pas à l’instruction en général, mais à “tout” ce que l’on peut
apprendre auprès de Théodore (c’est-à-dire l’astronomie, la géométrie,
l’harmonie, le calcul). C’est pourquoi Socrate s’écrie : « le geste est noble et
généreux : on te demande un [la science], tu donnes plusieurs [de sciences]… ».
Socrate demande en effet à Théétète de passer du fait (la géométrie est une
science, l’astronomie est science) au droit : quelle est l’essence une que la
géométrie, l’harmonie et l’astronomie ont en partage, malgré la différence de
leurs objets, et qui autorise leur commune qualification. Si l’on nomme
science la géométrie et science l’astronomie, c’est sur fond d’un être
commun. C’est l’être commun des sciences, c’est-à-dire l’idée de science
qu’il faut définir. Théétète comprend immédiatement l’exigence, puisqu’il
donne l’exemple de cette méthode dans l’étude des irrationnels qu’il a
entreprise avec Théodore, mais en éprouve, à l’endroit de la science, qui est
un objet difficile et plus universel, un profond désarroi. Il passe alors, en
suivant sa nature généreuse, à une seconde définition.
La seconde réponse de Théétète (151e) énonce : « science n’est pas autre
chose que sensation ». Qu’est-ce qui suggère à Théétète cette réponse ?
Socrate fait comme si elle venait tout droit du sophiste Protagoras, dont
Théétète aurait suivi les leçons. Pourtant cette réponse paraît curieuse pour
un mathématicien de formation, puisque la pensée mathématique, même si
elle a recours en géométrie à l’intuition par le tracé des figures et de façon
plus systématique que ne le fait croire la forme déductive de son exposition
(Euclide), entend se régler sur une démarche abstraite et formelle où le
raisonnement exerce toute sa puissance à produire la vérité. Donc on ne voit
pas ce qui pousse Théétète à avance cette première réponse. On peut peutêtre supposer : 1/ que le savant revient ici à la position commune, oubliant
tout ce qu’il sait – ce qui n’est pas rare : incapable de réfléchir à partir de son
savoir sur l’essence du savoir (universel de droit), il revient à l’universel
factuel, c’est-à-dire au préjugé de l’opinion qui croit que tout savoir repose
sur la sensation : la doxa c’est précisément la croyance que science est
sensation. Mais cette croyance n’est pas seulement commune : elle a reçu sa
forme savante et c’est ce que montre l’assimilation de la réponse de Théétète
à Protagoras et à Héraclite ; 2/ qu’elle vient finalement d’une réflexion
(peut-être naïve) sur la démonstration. Quand il démontre, le mathématicien
est « saisi » par l’évidence, il a le sentiment de la présence du vrai. Peut-être
est-ce ce sentiment d’évidence, de présence du vrai, qu’il appelle aisthèsis. Il
dit ainsi : « celui qui connaît quelque chose perçoit ce qu’il connaît, et, au
moins selon ce qui pour le moment est évident à mes yeux, la connaissance
n’est pas autre chose que la sensation ». Savoir c’est percevoir ce qu’on sait :
la science est donc sensation. Mais ici la sensation ne paraît pas être
empirique : elle a bien la forme du savoir ou de la conscience intellectuelle.
Mais ce n’est pas dans cette voie que Socrate s’engage : il rapporte
d’emblée la réponse de Théétète à la doctrine de Protagoras – ce qui porte
évidemment la marque de l’auteur Platon qui oriente la réflexion vers la
réfutation de ses principaux adversaires théoriques. Si science = sensation,
alors être signifie apparaître, puisque apparaître signifie être senti. Et ce
phénoménisme conduit tout droit au relativisme (de Protagoras) selon lequel
l’homme est la mesure de toutes choses – et le phénoménisme et le
relativisme peuvent eux-mêmes se résoudre dans le mobilisme universel
d’Héraclite ; « un en soi et par soi rien ne l’est … car jamais rien n’est, toujours il
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devient » (152d-e). Or la science ne peut être relative à la sensation
individuelle qui varie de sujet à sujet et selon l’état du sujet : si l’œil est
injecté de sang ou si l’homme est atteint de la jaunisse, le même objet paraît
rouge ou jaune. Ou encore selon qu’il est malade ou en bonne santé, le vin
paraît doux ou acide. Si la sensation est science, la mesure ou le critère du
savoir est l’individu (l’homme), et alors être et apparaître s’équivalent : est
ce qui paraît, c’est-à-dire tel que cela apparaît à chacun. Il faudrait remplacer
systématiquement le verbe être par le verbe sembler. Mais l’équivalence être
= apparaître est la négation même de la science. C’est bien ce que
l’assimilation au devenir souligne : si être = paraître, rien n’est, tout devient.
Mais si tout est en devenir, aucun savoir n’est possible. Faute d’identité et de
stabilité (d’identité par la permanence), du côté du sujet comme du côté de
l’objet, aucune science n’est possible, puisque, aussi bien, il n’y a ni sujet ni
objet, mais deux flux de phénomènes, psychiques ici, physiques là, qui se
rencontrent aléatoirement. C’est donc plutôt le contraire qui est vrai : c’est la
science qui est la mesure des choses, faisant le partage entre être et
apparaître, subjectif et objectif. La sensation est incapable d’être science,
parce qu’elle est incapable d’être connaissance de ce qui est. Dépasser la
sensation, donc ne pas s’y fier est l’acte le plus commun de la philosophie,
ou la détermination fondamentale du concept philosophique de la science.
Il n’y a de science que de l’être (et non du devenir) et c’est en
réfléchissant aux conditions de cette objectivité, que Platon fait l’hypothèse
des essences ou des Formes : science de l’être = science de l’intelligible, car
seul ce qui est intelligible répond aux conditions ontologiques de
l’objectivité (identité, permanence). Mais dans le Théétète, la définition de la
science ne conduit pas directement à cette métaphysique de la connaissance,
telle qu’elle est développée au livre VI de la République. Socrate poursuit la
réfutation de la première définition proposée par Théétète. Socrate demande
en 184b : les sens sont-ils ce par quoi ou ce au moyen de quoi nous
percevons les sensibles ? Dans le premier cas, les sens suffisent à produire la
sensation. Dans le second, ils ne suffisent pas et ne sont que médiateurs.
Théétète choisit la seconde option : est nécessaire, pour qu’il y ait
perception, « une idea unique [instance, forme, nature] âme ou quel que soit
le nom qu’il faille lui donner, par laquelle nous sentons tout ce qui peut être
senti ». C’est l’âme qui sent au moyen des sens. Et cette âme qui sent perçoit
aussi les propriétés communes aux sensibles, telles que existence,
inexistence, identité, différence, nombre. Autrement dit, la science ne peut
être identifiée à la sensation. La science ne commence qu’avec la perception
(la perception comme science commençante) mais la perception suppose
déjà une activité intellectuelle (par laquelle l’âme se donne le sensible) qui
est de l’ordre du raisonnement (« ce n’est donc point dans les impressions que
réside la science mais dans le raisonnement sur les impressions… » -186d) et qui
permet à l’âme de percevoir par exemple la même chose comme sensible et
tangible, l’identité de la chose dans le temps et à travers ses transformations.
Percevoir c’est juger ce que l’on sent. Cette thèse sur la différence entre
sensation et perception n’est pas sans conséquence. Elle signifie que la
science relève nécessairement d’une construction de l’esprit (la science c’est
le construit), autrement dit qu’il n’y a pas de science de l’immédiat. Ou
encore que ce qui est donné, paradoxalement, n’est pas l’immédiat, puisque
sous le donné sensible, il faut apprendre à reconnaître la synthèse de la
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perception, c’est-à-dire l’activité judicatrice de l’âme. Autant dire que, pour
la science, rien n’est jamais donné, mais tout est construit (Bachelard).
Si la science n’est donc pas sensation, ne peut-elle pas être opinion
(l’opinion ayant l’avantage sur la sensation d’impliquer le langage, une
forme de jugement) et mieux encore opinion vraie ? La République a déjà
opéré la distinction entre science et opinion (476c-480a). Connaître, c’est
connaître quelque chose qui est, donc la connaissance vraie porte sur ce qui
est absolument. Au contraire, l’ignorance est sans objet : elle doit être
rapportée au non être (le non être est inconnaissable, non parce qu’il se
refuse à la connaissance mais parce qu’il n’y a rien à connaître). Or y a-t-il
un intermédiaire entre la connaissance de l’être et l’ignorance ? Ce milieu,
c’est précisément l’opinion. L’objet de l’opinion concerne ce monde des
jugements que la foule tient sur le multiple, sur ce qui est en devenir, c’est-àdire sur les apparences. « L’opinion n’est autre chose que la faculté qui nous
rend capables de juger sur l’apparence » (477e), ce qui fait qu’elle est par
nature faillible. Mais l’opinion est-elle condamnée à l’erreur ? Une opinion
vraie implique-t-elle contradiction ? Après tout, entre l’ignorance et la
science, il faut au sein de l’opinion, distinguer l’opinion fausse et l’opinion
vraie. Car une opinion ne peut être dite vraie que par différence avec une
opinion fausse. Mais ce n’est pas sans mal qu’on peut déterminer ce que
signifie opinion fausse. La réflexion rencontre ici des apories qui rendent
problématique l’opposition entre l’opinion vraie et l’opinion fausse et donc
finalement la définition de la science par l’opinion vraie. Il faut revenir à la
thèse d’une différence de nature entre opinion et science : il n’y a pas une
simple gradation entre ignorance-opinion-opinion vraie-science. L’aporie ne
signifie pas que la définition de la science par l’opinion vraie est fausse ou
qu’il n’y a rien à en retenir ; elle dit que l’opinion vraie (donc la science
définie comme opinion vraie) reste problématique, tant que nous n’avons pas
établi comment le vrai et le faux sont possibles. Mais ici on risque de se
mouvoir dans un cercle puisque c’est la science qui est censée pouvoir
établir la différence entre le vrai et le faux56.
La dernière réponse de Théétète énonce (201d) : la science est
l’opinion vraie <alèthè doxa> accompagnée de raison <meta logou>. Peuton donner au logos une signification qui ferait comprendre que là où s’ajoute
le logos, là s’ajoute aussi le savoir ?
56
Le problème est bien le suivant : est-ce la science qui pose la différence du vrai et
du faux ou, admet-on en dehors de la science, du vrai et des modes de connaissance de la
vérité ? Si je définis la science comme connaissance vraie et si la détermination du vrai
procède de la science, nous tombons dans un raisonnement circulaire. Comment éviter ce
cercle, sans abandonner pour autant la référence à la vérité, telle est sans doute la question la
plus aigüe.
Ailleurs, Platon montre que si l’opinion vraie n’est pas science, elle lui est apparentée
quand elle la prépare ou l’annonce ; c’est le cas dans l’interrogation du jeune esclave de
Ménon par Socrate. Cette interrogation est destinée à faire apparaître la réminiscence en acte.
Socrate demande à l’esclave de dupliquer la surface d’un carré. L’esclave commence par
dupliquer le côté du carré (ce qui donne un carré de surface quadruple), puis il augmente le
côté du carré de sa moitié, avant de parvenir, aidé par Socrate, à la bonne solution (le carré
double est construit sur la diagonale). L’esclave n’est pas entré dans la science géométrique ;
il tâtonne et ne démontre pas, mais il s’y prépare : il a découvert qu’il y avait en lui le pouvoir
de découvrir le vrai ; la science est devenue possible.
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Socrate va envisager trois sens du mot logos : 1/ discours, expression
orale de la pensée, articulée en verbes et en noms (202b5 - 206d1-5) ; 2/
énumération des éléments d’un tout complexe (206e4 - 207a1: « à toute
demande de définition, pouvoir au questionneur répondre par le moyen des
éléments... » - voilà le logos) ; 3/ différence individuelle (208d1 209a5 : « la différence une fois saisie qui distingue chaque objet de tous les
autres, c’est sa raison, disent certains, que tu auras saisie »). Ces trois sens
sont successivement examinés ; et Platon va montrer qu’aucune de ces trois
options ne conduit à une solution satisfaisante. Si on choisit le premier sens,
on aboutit à la conséquence qu’il suffit à quelqu’un de dire par hasard, en
parlant, quelque chose de vrai pour qu’il ait, de ce fait, la science de l’objet
dont il parle. Toute parole vraie serait science. C’est impossible. La science
c’est la vérité non rencontrée par hasard mais plutôt connue avec nécessité.
D’où le rejet de cette première hypothèse. Si on choisit le second sens, la
science est la connaissance d’une chose par énumération de tous ses
éléments composants. Mais l’énumération, même complète, ne suffit pas à la
science qui procède plutôt de la connaissance des liaisons entre les éléments,
des lois de combinaison (posséder la science du grammairien ce n’est pas
savoir énumérer les lettres des mots) : il s’agit non pas de savoir de quoi est
constituée une chose (condition non suffisante) mais comment et pourquoi
elle présente telle composition d’éléments. Enfin, si l’on choisit le troisième
sens, donner le logos d’un objet (et ainsi en avoir science) signifie : donner
la différence qui le distingue de tous les autres. On a une opinion vraie d’un
objet quand on le connaît par un caractère commun et la science de cet objet
quand on le connaît par sa différence en regard des autres objets. Mais c’est
à nouveau une impasse : avoir une opinion droite de Théétète ne peut pas
consister à le connaître par ses seuls caractères communs ; l’opinion droite
sur un objet inclut nécessairement les différences qui font que l’objet de
cette opinion est précisément lui-même et non un autre. Et si l’opinion droite
porte déjà sur la différence, on ne comprend plus ce que la science ajoute à
l’opinion droite.
Cette ultime tentative de définir la science est donc aussi un échec.
L’échec, à nouveau, ne signifie pas que l’orthè doxa meta logou n’aurait rien
à nous apprendre sur l’idée de science mais que cette réponse reste
problématique aussi longtemps que l’essence du logos reste pour nous
problématique. La science c’est le savoir rationnel, mais en quoi consiste
exactement la raison ?
Le dialogue est donc aporétique : le dialogue philosophique sur la
science ne parvient pas à poser une définition stable de la science. Cette
situation donne à entendre que la discrimination de l’opinion et du savoir
passe par l’expérience d’une dépossession et d’une absence, par une sorte de
nuit de l’entendement, qui accompagne sa lumière. La science n’est pas
l’opinion, mais elle ne se sait pas encore elle-même dans sa différence avec
l’opinion. Cette situation n’est pas d’ailleurs propre à Platon : chez
Descartes, le passage de l’opinion à la science se fait par un doute
méthodique, un effondrement, une nuit de l’entendement, qui précède sa
lumière mais peut-être aussi accompagne sa lumière. La philosophie sait ce
que la science n’est pas et ne peut ni ne doit être. Mais la définition positive
de ce qu’est la science manque encore.
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IV. Politeia-Nomos-Dikaiôsunè
L’Etat et la justice : République
Chez Platon, la conversion à la philosophie et à la philosophie
politique procède d’un traumatisme personnel : la mort de son maître et ami
Socrate57. L’origine de la philosophie platonicienne est moins l’étonnement
devant l’être que le scandale de l’injustice. « Il est tout à fait d’un
philosophe, ce sentiment : s’étonner. La philosophie n’a point d’autre
origine » (Platon, Théétète, 155d). Mais Platon a commencé par
l’indignation. La conversion de Platon à la philosophie, c’est la mort de
Socrate, son maître « le plus juste des hommes ». « Je vis ces hommes [amis
parmi les Trente] faire regretter en peu de temps l’ancien ordre de choses
comme un âge d’or. Entre autres, mon cher vieil ami Socrate, que je ne
crains pas de proclamer l’homme le plus juste de son temps, ils voulurent
l’adjoindre à quelques autres chargés d’amener de force un citoyen pour le
mettre à mort, et cela dans le but de le mêler à leur politique bon gré mal gré.
Socrate n’obéit pas et préféra s’exposer aux pires dangers plutôt que de
devenir complice d’actions criminelles. A la vue de toutes ces choses et
d’autres encore du même genre et de non moindre importance, je fus indigné
et me détournai des misères de cette époque.» (Lettre VII, 324 d sq).
Etrangement on retrouve le même vocabulaire de l’étourdissement propre à
caractériser la passion de l’étonnement : « De plus, la législation et la
moralité étaient corrompues à un tel point que moi, d’abord plein d’ardeur
pour travailler au bien public, considérant cette situation et voyant comment
tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi » ?
Cette mort est une contradiction, mort injuste du juste. C’est un
événement qui en dit long sur l’état de la Cité. Platon construit sa
philosophie sur cette contradiction. Il lui donne toute sa profondeur
philosophique. Elle signifie que la réforme socratique de la cité a
définitivement échoué, que la philosophie doit se retirer de la cité dans le
monde des Idées « séparées » (République IV 496b-e). Platon porte la
philosophie a la conscience de sa vocation et aussi de son impuissance,
apprenant qu’il faut passer de la politique à la philosophie politique. Il ne
s’agit pas seulement pour Platon de rompre avec la politique active mais
avec la Cité, ses normes. La Cité est à refonder, c’est-à-dire à fonder
philosophiquement. La mort du juste exige le long détour des Idées.
La mort de Socrate est ainsi à l’origine de toute la philosophie
platonicienne58. De son enseignement, plus particulièrement, on peut dire
57
On peut ajouter que Platon a fait l’expérience des guerres entre factions et de la
crise de la cité, comme le rappelle Popper (La société ouverte et ses ennemis, I, p. 42) et que
c’est pour contrer cette tendance au déclin qu’il s’arme de la théorie métaphysique des
Formes pures pour concevoir l’idée d’un Etat stable et affranchi de la tendance à la corruption
de tout ce qui est sensible.
58
Pour rappel voici les circonstances de ce procès exemplaire. En 404 se produit la
défaite d’Athènes dans la guerre du Péloponnèse. Suivent huit mois d’un gouvernement de
collaboration avec Sparte (l’oligarchie des Trente), renversé par une révolte démocratique
conduite par Thrasybule et Anytos, le principal accusateur de Socrate. Socrate est inculpé en
© Philopsis – Laurent Cournarie
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399. Platon concevra toujours à l’égard de la démocratie une haine mêlée de mépris. Personne
n’est allé plus loin dans la critique de cette forme de régime (République VIII ), où le désir
est tout-puissant et particularisant - il est significatif que la liberté propre à la démocratie soit
appelée exousia, la licence, l’excès hors de l’essence, le régime de l’opinion folle (cf. Janine
Chanteur , Le désir et la cité, p. 28sq), où l’opinion supplante la vérité.
A la question : pourquoi ce procès ? Xénophon (Ap. de S. §29) répond naïvement : en
raison d’une vengeance personnelle d’Anytos. Il reprocherait à Socrate d’avoir détourné son
fils de la tannerie familiale pour la philosophie. Ce procès s’apparente plutôt à une espèce
d’exorcisme politique. On sait Socrate innocent de ce dont on l’accuse mais il est le boucémissaire désigné pour exorciser les doutes et les démons de la Cité. Comme si l’on trouvait
ici, à l’époque classique, un avatar du rite du Pharmakos (cf. Girard La violence et le sacré
ch. IV)
Les chefs d’inculpation : perversion et impiété constituent d’ailleurs une formule
stéréotypée, qui a déjà servi contre Anaxagore en 433 - pour avoir dit que le soleil est une
masse de pierre incandescente et la Lune une terre -, contre Protagoras ou Diagoras (Cf.
Eudore Derenne, Les procès d’impiété intentés aux philosophes à Athènes, Champion 1930).
Le dialogue de l’Apologie de Socrate n’est pas le premier dialogue de Platon. Sur la
justice il n’est pas le plus spéculatif. Pourtant on aurait tort de le négliger : en filigrane il est
question de la science, de la philosophie, de la divinité, de l’éducation, de la mort …. Surtout
Platon fait ici l’apologie du « Philosophe » aux prises avec les préjugés et le conservatisme.
La défense de Socrate est directe, sans procuration ni témoins éplorés comme il était
de coutume (34c). Homme droit il est sûr de la vérité et de la justice de son discours : « je ne
vous dirai que la vérité. (…) Tout ce que j’ai à dire est juste » (17b-c), car seule la vérité
permet à la justice de ne pas être une faveur (35c) . Il se justifie en rappelant d’abord son
respect des lois et en donnant deux preuves de son légalisme (32 b-c). Une première fois sous
la démocratie, il fut le seul des prytanes à refuser de voter la motion illégale contre les
généraux de la bataille des Iles Arginuses (406), malgré la pression populaire. Une seconde,
au temps de l’oligarchie, il refusa de prêter son concours à l’exécution de Léon de Salamine.
Socrate a toujours pris la défense de la justice qu’il faut « mettre au-dessus de tout » (32e).
Xénophon confirme qu’il n’a jamais rien demandé qui fut contraire aux lois (Mémorables,
Apologie de Socrate 34c).
Mais cette défense reste ambiguë, comme la figure qu’il incarne vis-à-vis de la société
grecque, on l’a rappelé. Elle n’échappe pas, pour ainsi dire, au jeu de l’ironie. Il a certes
respecté la loi mais pour autre chose qu’elle même, au nom d’autre chose qui la dépasse.
Socrate représente le droit de la conscience à juger ce qui est bon et juste.
Il est faux par exemple de penser, comme Xénophon, que Socrate assimile le juste au
nomimon (« Socrate démontre que la justice consiste à obéir aux lois de l’Etat, et que cette
obéissance engendre la concorde entre les citoyens. Mais il y aussi des lois non écrites,
imprimées dans le cœur de l’homme par la divinité, et dont la violation est toujours suivie
d’une punition inévitable » (Xénophon Mémorables, IV ch. 4), ce qui reviendrait à confirmer,
avec la rumeur, que Socrate est un sophiste. Car c’est exactement la thèse de Protagoras ou
d’Antiphon. On lit par exemple chez ce dernier ce fragment de son Traité sur la vérité : « La
vertu de justice consiste à ne pas transgresser ce que la cité, dans laquelle on vit comme
citoyen, considère comme légal ». La suite du texte permet de situer exactement l’opposition
et les divergences : « Par conséquent un homme pratiquera la justice en en tirant pour luimême le plus grand bénéfice si c’est devant des témoins qu’il respecte la souveraineté des
lois ; mais s’il est seul et sans témoins, son intérêt lui commande de suivre la nature. Car les
impératifs de la loi sont conventionnels, mais ceux de la nature nécessaires. Et les conventions
légales que l’on admet par contrat mutuel, ne sont pas naturelles. Les impératifs naturels ne
résultent pas d’un accord. Donc celui qui transgresse les prescriptions légales, s’il le fait à
l’insu des contractants du pacte social, échappe à toute infamie et à tout châtiment »
(Antiphon le sophiste, Les sophistes , PUF p. 174-175)
Là où le sophiste identifie le juste au légal, donc relativise la loi (réduite à l’arbitraire
d’une convention) au profit de la nature et envisage le respect de la loi instituée en termes
exclusifs d’intérêt public (cf. Glaucon dans République I, quand il évoque l’anneau de
Gygès), Socrate soutiendra toujours la thèse que l’injustice est un mal en soi, qu’être injuste
est toujours mauvais. Autrement dit l’opposition entre la nature et la loi est encore une
opposition juridique alors que la position de Socrate est résolument morale : l’injustice est
toujours un mal, à commencer pour celui qui l’a commet même dans le secret. La mort est
moins à redouter que la faute car « le plus difficile n’est pas d’éviter la mort, mais bien plutôt
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qu’il a retenu deux choses. D’abord, comme le rappelle Aristote
(Métaphysique A, 6 987b), la découverte du concept et de l’universel,
l’exigence de la définition. Mais surtout, selon la suggestion de
Goldschmidt, « le motif fondamental de son idéalisme : l’expérience d’une
opposition et d’un désaccord entre essence et existence, entre valeur et
réalité, entre être et apparence, entre être et devenir » (Goldschmidt,
Questions platoniciennes p. 65). La théorie des Formes conserve quelque
chose de ses origines éthiques. Platon ajoute les normes de la conduite
morale (Socrate) à l’idéalité des objets mathématiques. Mais le procès et la
mort de Socrate étendent ce conflit « sur le plan politique, et bientôt,
cosmique. La distinction entre les Formes et les choses sensibles se
manifeste ainsi dans la lutte entre la justice et le pouvoir et, au niveau de
l’Univers, dans l’affrontement de la Raison avec la Nécessité » (p. 65) La
Forme n’est pas qu’une loi scientifique, mais elle conserve la trace de son
origine éthique. Le dualisme métaphysique se laisse ramener, dans une
formulation moderne, à l’opposition entre le fait et le droit. Autrement dit la
mort de Socrate réalise la scission entre la justice et le pouvoir, l’idéal moral
de justice et la réalité politique de la cité humaine.
La mort de Socrate n’est donc pas un événement contingent. Elle est
le résultat dramatique de la crise de la cité qui se confond avec la crise de la
loi que les sophistes ont amplifiée (cf. Romilly, La loi dans la pensée
grecque p. 252). Platon, comme Isocrate dans l’Aréopagitique (environ
355), prône le respect des lois mais propose une réponse qui passe par une
défense, non pas de la loi, mais de la justice en soi. Cette transcendance de la
justice sur la loi sera une constante de la philosophie politique de Platon :
dans l’Apologie de Socrate et le Criton par exemple, Platon montre jusqu’où
va le dévouement et la justice du sage pour une cité et des lois qui ne le
méritent pourtant pas : ce respect inconditionnel de l’autorité des lois prouve
à lui seul que Socrate n’était pas un sophiste qui méprise la loi (comme se
plaît à le présenter Aristophane dans les Nuées v. 1399-1400). Mais on ne
doit pas tout à la cité capable de condamner à mort le philosophe. La cité
perd sa valeur, non la justice qui est son principe absolu. La crise de la cité
exige plus qu’une défense de la loi et de la tradition contre les idées
nouvelles. Elle appelle une théorie de la cité ou de la constitution, c’est-àdire une théorie de la justice politique, exposées dans la République. Dans le
Politique, la justice est identifiée à l’art royal, qui est placé au- dessus des
lois elles-mêmes : la loi ne doit pas primer la science de l’homme royal qui
seule représente la règle politique parfaite59. Puisque la réforme de l’Etat
d’éviter de mal faire » (39a-b). La justice est une espèce d’impératif moral. La crise de la loi
conduit chez Socrate à une intériorisation de la loi : la loi à besoin de la loi morale. Platon
quant à lui, nous semble-t-il, déplace l’opposition entre le juste naturel et le juste légal.
Platon dédouble la nature elle-même, en distinguant comme c’est connu la nature sensible et
la vraie nature intelligible dont la loi positive doit être l’expression la plus approchée. Dès
lors, s’opposer à la loi, c’est contredire la nature intelligible. C’est ainsi que l’on peut
interpréter cet argument de Socrate dans le Gorgias : « Ainsi donc, ce n’est pas seulement
selon la loi qu’il est plus honteux de commettre une injustice que de la subir, et que la justice
est dans l’égalité: c’est aussi selon la nature <phusei > (Gorgias , 489b).
59
Que les gouvernants soient riches ou pauvres importe peu, ce qui importe, c’est
qu’ils possèdent la science du gouvernement. Et cette science les dispense de devoir
nécessairement gouverner en fonction des lois (293d-e). Un « gouvernement sans loi » est
donc légitime (294a). Et la raison est donnée en suivant : c’est la fixité et la généralité de la
loi qui en fait un instrument politique inférieur : « C’est que la loi ne sera jamais capable de
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n’est plus possible, il s’agit d’en repenser la possibilité au plan théorique. La
crise de la cité conduit à l’invention d’un nouveau rapport au politique : la
philosophie politique.
La justice fait partie de ces biens qui ont une valeur en soi. Platon ne
varie pas sur cette idée : l’injustice est toujours un mal, la justice toujours un
bien. Mais il s’agit de défendre la valeur de la justice contre ses détracteurs
qui ne raisonnent qu’en termes d’intérêts ou de désirs, comme Calliclès dans
le Gorgias ou Thrasymaque au premier livre de la République. Ils expriment
« clairement ce que les autres pensent, mais n’osent pas dire » (Gorgias,
492d) : que les gouvernants gouvernent toujours pour satisfaire leur intérêt
particulier et que s’ils le nient, c’est une manœuvre de dissimulation et un
mensonge ; qu’il vaut mieux commettre l’injustice que la subir, et ne jamais
subir en retour le châtiment. Le livre II de la République, au contraire, répète
explicitement que la justice appartient à la classe des biens supérieurs qui
méritent d’être recherchés pour eux-mêmes, indépendamment des avantages,
des salaires ou de la réputation (367d).
Platon situe au plus haut la justice : elle représente l’idéal moral de la
politique. Elle est ainsi le fondement même de l’ordre politique : la justice
<dikaisosunè> complète la vertu de l’Etat (République, IV 432 b), elle est le
devoir universel de l’Etat (433a). La justice n’est pas ordonnée à la Cité mais
c’est à la justice que la Cité doit être ordonnée. La justice descend du ciel
intelligible dans la cité terrestre : c’est du moins au philosophe devenu roi,
ou l’inverse, le roi éduqué à la philosophie, de gouverner selon l’Idée de
Justice elle-même. L’homme politique n’est pas la mesure de toutes choses,
le désir du pouvoir n’est pas la mesure de la politique, et quand c’est le cas,
la cité court à sa ruine. Il n’y a finalement que deux politiques possibles : la
politique sans justice, emportée par le débordement du désir (gouverner pour
s’assurer qu’il y a toujours à désirer : la politique c’est le désir du désir) ; ou
la politique exercée en vue de la justice. Mais il est vain de poser la justice
comme norme de l’Etat si l’on ne peut déterminer en quoi consiste la justice
et comment elle peut trouver une traduction politique dans la société
humaine. La République couvre l’ensemble de ce programme : une défense
et une illustration de la justice politique ; une métaphysique qui fonde la
politique en raison ; une théorie de l’Etat idéal.
saisir à la fois ce qu’il y a de meilleur et de plus juste pour tous, de façon à édicter les
prescriptions les plus utiles. Car la diversité qu’il y a entre les hommes et les actes, et le fait
qu’aucune chose humaine n’est, pour ainsi, dire, jamais en repos, ne laissent place, dans
aucun art et dans aucune matière, à un absolu qui vaille pour tous les cas et pour tous les
temps » (294b).
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Défense et illustration de l’idée de justice
Est-il bien utile de justifier la justice? La justice est socialement
nécessaire, et cela suffit à son fondement. Tout le monde l’accorde : la
justice vaut mieux, dans la majorité, des cas que l’injustice. C’est l’injustice
qui ne saurait être justifiable. Pourtant il se trouve d’ardents défenseurs de
l’injustice ou qui préfèrent l’injustice à la justice, par exemple Thrasymaque
ou Calliclès. La justice n’est qu’une hypocrisie sociale et le juste légal une
inversion de la justice véritable. Ces positions ne sont pas si éloignées de ce
que pense le sens commun. La justice n’est qu’un bien à valeur
conditionnelle. Justifier la justice c’est donc la justifier comme bien
suprême.
Mais dans cette entreprise, Socrate paraît bien «naïf» car il suffit de
considérer le monde comme il va pour « remarquer que l’homme juste a
partout le dessous vis-à-vis de l’injuste » (République 343d). Justice et vertu
ne sont que des mots pour Thrasymaque. Dans la vie il y a les forts et les
faibles. Voilà la vérité, et tout le reste n'est que bavardage, comme la
discussion courtoise entre Socrate et Céphale ou Polémarque. A ce
personnage sauvage, comparé à une bête féroce (336b), les discours sont
odieux. Il propose donc de clore cette discussion, tout ce « verbiage » (336c)
par une définition décisive : la justice c'est l'avantage du plus fort. Cette
thèse est proche de celle de Calliclès. Elle implique immédiatement une
thèse sur la morale et l'Etat : l'Etat n'est rien d'autre qu'une oppression
organisée. La loi, la justice ne sont que les expressions conventionnelles de
rapports de forces et de servitude dans le cadre politique de la Cité.
«Tout gouvernement établit toujours les lois dans son propre intérêt, la
démocratie, des lois démocratiques ; la monarchie, des lois monarchiques, et les autres
régimes de même ; puis, ces lois faites, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui
est leur propre intérêt, et, si quelqu'un les transgresse, ils le punissent comme violateur
de la loi et de la justice. Voilà, mon excellent ami, ce que je prétends qu'est la justice
uniformément dans tous les Etats : c'est l'intérêt du gouvernement constitué. Or c'est
ce pouvoir qui a la force ; d'où il suit pour tout homme qui sait raisonner que partout
c'est la même chose qui est juste, je veux dire l'intérêt du plus fort ».
La différence des régimes n'est pas essentielle60. Tous les régimes,
quelque soit leur constitution, se ramènent à ce que « l'élément le plus fort,
60
Thrasymaque soutient donc que la déviation des régimes, leur corruption est
l’essence même du politique. Aristote considère au contraire que la démocratie est la
corruption de la république ou politéia, la monarchie la corruption de la royauté, l’oligarchie
la corruption de l’aristocratie. Le principe de corruption est toujours le même : le
gouvernement se fait au profit des gouvernants. L’oligarchie est ainsi un despotisme des
riches, un gouvernement de classe alors que l’aristocratie est par excellence le régime qui
repose sur la vertu et le mérite.
Ainsi là où Platon et Aristote sont d’accord pour considérer que tout régime est
satisfaisant s’il gouverne en vue de l’intérêt général mais exposé à la corruption,
Thrasymaque condense les deux thèses en une seule : tous les régimes se valent parce que
tous sont corrompus en gouvernant dans leur intérêt.
Gouverner est une espèce d’art. Or l’artisan est infaillible quand il fait bien son travail
et n’a d’autre intérêt que l’intérêt des autres. Ainsi la cité juste sera « une association dans
laquelle chacun sera un artisan au sens strict, une cité d’artisans, d’hommes (et de femmes)
dont chacun aura un seul métier, qu’il fait bien et avec un dévouement total, c’est-à-dire sans
se soucier de son propre avantage, uniquement pour le bien des autres. Cette conclusion
pénètre tout l’enseignement de la République. La cité qui y est élaborée comme un modèle est
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dans chaque Cité » gouverne. Le gouvernement exerce le commandement
parce qu’il a le pouvoir, c’est-à-dire parce qu’il est le plus fort. Il légifère
donc pour son propre avantage. Est juste ce que décide le gouvernement,
conformément à son propre avantage. Les lois démocratiques ne sont pas
plus justes que les lois tyranniques, mais seulement avantageuses au parti
démocratique (démos). L’acte du pouvoir c'est d'établir des lois et ensuite de
les proclamer justes. La justice c'est ce que la loi a posé comme juste. Mais
en obéissant à ce juste-légal on ne fait qu’obéir à l'intérêt de ceux qui
gouvernent. La loi n'est même pas justifiée comme moyen de cohésion et de
paix sociales. Le pouvoir ne dit pas le droit et n’agit pas selon le droit,
puisque le droit est l’effet même du pouvoir et la mystification de la force.
De toute évidence, l'injustice est préférable à la justice et la tyrannie
constitue l'idéal de vie. L'exercice du pouvoir n'a pas pour but celui auquel il
s'adresse, comme Socrate cherche à le démontrer à partir de l’analogie des
métiers (341d-343a)61 mais celui qui l'exerce. Le peuple est aux gouvernants,
ce que les moutons sont au berger (343b-c). C'est pourquoi l'injustice la plus
achevée, celle qui porte l'homme injuste au comble du bonheur et sa victime
au comble du malheur, la tyrannie, est la vie que chacun souhaiterait pour
lui-même. Thrasymaque rappelle ici Polos qui, dans le Gorgias, fait l'éloge
d'Archélaos (470c sq). L'injustice est bonne et belle, enviée de tous, qui ne la
condamnent que par crainte de la subir. « Car si on blâme l'injustice, ce n'est
pas qu'on craigne de la pratiquer, c'est qu'on craint de la subir » (344c). Il
faut donc autant qu'on peut laisser libre cours à l'injustice, assurés que
« poussée à un degré suffisant », elle est préférable à la justice, qu’elle est
« plus forte, plus digne d'un homme libre ». Seul le tyran réalise la logique
du pouvoir et du désir, donc la perfection de l'Etat et le bonheur de l'homme.
fondée sur le principe « un homme - un métier » ou « chacun doit s’occuper de ses propres
affaires ». Les soldats y sont des « artisans » de la liberté de la cité (395c) ; les philosophes y
sont des « artisans » de l’ensemble de la vertu commune (500d) ; il y a un « artisan » du ciel
(530a) ; même Dieu est présenté comme un artisan - comme l’artisan des idées éternelles
elles-mêmes (507c, 597). Et c’est parce que, dans la cité juste, le fait d’être citoyen se
confond avec celui d’être artisan d’une manière ou d’une autre, et que le siège du métier ou de
l’art est dans l’âme et non dans le corps, que la différence entre les sexes perd son importance,
ou qu’on établit l’égalité des sexes (462c-455a; cf. 452a). La meilleure cité est une association
d’artisans : ce n’est pas une association de gentilshommes qui « s’occupent de leurs affaires »
au sens où ils mènent une vie retirée ou privée (496d 6), ni non plus une association de
parents » (L. Strauss, La cité et l’homme, pp. 104-105).
61
Gouverner est une espèce d’art. Or l’artisan est infaillible quand il fait bien son
travail et n’a d’autre intérêt que l’intérêt des autres. Ainsi la cité juste sera « une association
dans laquelle chacun sera un artisan au sens strict, une cité d’artisans, d’hommes (et de
femmes) dont chacun aura un seul métier, qu’il fait bien et avec un dévouement total, c’est-àdire sans se soucier de son propre avantage, uniquement pour le bien des autres. Cette
conclusion pénètre tout l’enseignement de la République. La cité qui y est élaborée comme un
modèle est fondée sur le principe « un homme - un métier » ou « chacun doit s’occuper de ses
propres affaires ». Les soldats y sont des « artisans » de la liberté de la cité (395c) ; les
philosophes y sont des « artisans » de l’ensemble de la vertu commune (500d) ; il y a un
« artisan » du ciel (530a) ; même Dieu est présenté comme un artisan - comme l’artisan des
idées éternelles elles-mêmes (507c, 597). Et c’est parce que, dans la cité juste, le fait d’être
citoyen se confond avec celui d’être artisan d’une manière ou d’une autre, et que le siège du
métier ou de l’art est dans l’âme et non dans le corps, que la différence entre les sexes perd
son importance, ou qu’on établit l’égalité des sexes (462c-455a; cf. 452a). La meilleure cité
est une association d’artisans : ce n’est pas une association de gentilshommes qui
« s’occupent de leurs affaires » au sens où ils mènent une vie retirée ou privée (496d 6), ni
non plus une association de parents » (L. Strauss, La cité et l’homme, pp. 104-105).
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L'injustice ne supporte pas la médiocrité ou la demi-mesure. Si l'injustice du
tyran est vénérée, c’est qu’elle est si totale qu’elle bénéficie de l’impunité.
On pend le pirate, on déifie Alexandre. Deux destins qui ne diffèrent que par
le degré de l’injustice62.
La thèse de Thrasymaque c’est au fond la thèse de la cité (cf. Léo
Strauss, op. cit. pp. 100 sq). C’est ce que le soutien de Clitophon à son
compagnon, face à Polémarque-Socrate, expose plus clairement : la justice
consiste à obéir aux lois édictées par le gouvernement. Aucune cité ne peut
tolérer la mise en question des lois. Le juste c’est le légal et chaque cité
édicte les lois pour sa préservation, son bonheur et son avantage. Ou plutôt
est juste ce que chaque régime déclare tel. Car si c’était un bien commun, à
l’avantage aussi des gouvernés, on retomberait sur un juste par nature, sur
une justice indépendante de la volonté du législateur et de la convention. La
justice c’est l’obéissance aux lois, que les gouvernés supportent faute d’être
plus forts que les gouvernants. D’ailleurs pour les gouvernants eux-mêmes la
justice n’existe pas : simplement il sont souverains. Bref Thrasymaque
soutient une forme particulière de positivisme : il ne se contente pas de dire
que le juste c’est le légal (est juste ce qui est posé par la cité comme la
norme du bien commun), mais identifie le légal avec l’intérêt du
gouvernement. On peut même dire que Thrasymaque joue le personnage de
la cité. Il se comporte comme un accusateur, et la scène ressemble
étrangement au procès de Socrate. La cité n’admet pas la position de Socrate
sur la justice, et Thrasymaque, en rhéteur capable d’enflammer la passion du
grand nombre, joue la cité en colère. Il ne fait qu’exprimer violemment la
conviction du sens commun. La thèse a incontestablement une force de
séduction, sur la jeunesse par exemple ici représentée par les deux frères
Adimante et Glaucon. Socrate avoue lui-même la confusion que lui inspire le
cynisme de Thrasymaque quand il classe l'injustice du côté de la vertu, du
bien et de la sagesse : « si tu posais que l'injustice est utile, mais en avouant,
comme certains autres, que c'est un vice ou une chose honteuse, nous
pourrions pour te répondre en appeler à l'opinion générale ; mais il est
évident que tu vas soutenir qu'elle est belle et forte, et que tu vas lui attribuer
toutes les autres qualités que nous attribuions auparavant à la justice, puisque
tu as l'audace de la mettre au rang de la vertu et de la sagesse.» (348e).
Socrate feint même de croire que ce n'est pas le fond de sa pensée. A quoi
Thrasymaque réplique : « que t'importe que ce soit ou non le fond de ma
pensée? réfute-moi seulement » (349a).
62
Le sophiste ici rappelle Calliclès : l'injustice est un genre de vie digne de l'homme
supérieur et le mobile du peuple à y renoncer n'est que la crainte. Pourtant son immoralisme
pleinement assumé - il n'y a que la chaleur qui fasse rougir le sophiste (350d) - va au-delà de
la morale des maîtres, de l'excellence par nature. Pour Thrasymaque il n'y a pas de droit
naturel pour fonder une échelle des valeurs. Le droit c'est toujours l'intérêt déguisé. Les forts
dominent les faibles mais cette domination ne traduit aucun droit supérieur. Il n'y a ni droit
supérieur, ni droit inférieur parce que le droit n'existe pas du tout. Le droit, c'est l'avantage
que l'on retire de la force. Le droit humain, l'ordre du nomos n'est pas l'inversion du droit de
la nature (phusis), car la notion de droit est pure hypocrisie. Thrasymque renvoie en quelque
sorte dos à dos Socrate et Calliclès. « Pour qui sait raisonner » (339a), au sophiste
précisément, il appartient de détruire l'hypocrisie sociale et la bonne conscience
philosophique : la force crée le droit ; le droit n’est que le nom que l’hypocrisie sociale pose
sur la force.
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Cette thèse est-elle pour autant philosophique, malgré sa radicalité ?
Antiphon avait dit que la loi est convention mais sans en préciser la raison
ou l'origine. Thrasymaque n'hésite pas à y discerner l'arbitraire de l'intérêt du
plus fort. Il est le premier des sophistes à s'élever franchement contre la loi
mais sans s'appuyer sur la distinction sophistique récurrente entre nomos et
phusis. Contrairement à d'autres sophistes comme Protagoras ou Hippias, il
prône ouvertement l'injustice. Thrasymaque va en ce sens plus loin qu'eux.
Et pourtant il n'est connu que pour avoir été un maître de rhétorique. Il n'a
laissé aucun traité théorique à l'égal de ses aînés. Cela suggère que si sa
doctrine se rattache à la sophistique, elle prend naissance ailleurs, dans
l'opinion. Thrasymaque n'est pas un philosophe. C'est un réaliste qui constate
comment les choses se passent. Il n'entend pas refonder l'éthique sur la
phusis. Il dit ce qu' « on » dit. Socrate nous le fait comprendre : « je sais que
c'est l'opinion du vulgaire, et il y a beau temps que Thrasymaque reproche à
la justice d'être pénible, et réserve ses éloges à l'injustice » (358a). Cette
thèse est la plus apte à flatter l'opinion, parce qu'elle y trouve son origine63.
63
D’ailleurs de façon caractéristique, quand la discussion reprend avec Glaucon et
Adimante, qui assument la thèse déficiente de Thrasymaque, avançant les arguments qu'il n'a
pas su développer, Glaucon réintroduit la distinction entre la nature et la loi (359a-b) - on ne
dit plus « Thrasymaque prétend que …» mais « les gens pensent que… » (358e; 359b; 367a).
Thrasymaque en reste à l’opinion, celle du « grand nombre », des « dix mille autres » : la
justice c’est ce qui est déjà établi dans et par la cité. Jamais il ne s’interroge sur la nature et
l’origine de la justice – et donc encore moins sur l’origine de l’Etat. Personne ne croit à la
justice. Thrasymaque n’a fait que prêter son nom à une vérité aussi répandue que difficile à
réfuter. Quelle est donc exactement cette conception commune de la justice ? Glaucon, le
premier se charge de la résumer pour la soumettre à la réfutation de Socrate. Adimante
prendra ensuite le relai pour en déduire toutes les conséquences. En voici les principales
étapes:
1) où faut-il situer la justice parmi ces trois types de bien que Glaucon propose à
l’assentiment de Socrate : est-elle au nombre des biens voulus pour eux-mêmes comme la joie
et tous les plaisirs inoffensifs, ou des biens voulus comme le moyen d'autre chose parce qu'ils
sont pénibles mais utiles, ou des biens à la fois voulus pour eux-mêmes et pour leurs
conséquences ? Socrate et Glaucon n'hésitent pas à faire figurer la justice parmi ces derniers,
tandis que la foule est prompte à la classer « dans les biens pénibles, ceux qu'il faut cultiver en
vue du salaire et de la bonne renommée et pour sauver sa réputation, mais qu'il faut fuir pour
eux-mêmes, à cause de la peine qu'ils exigent » (358a) Nul n’est juste volontairement, mais
par force.
2) Glaucon reprend alors la distinction philosophique entre nomos et phusis, négligée
par Thrasymaque, pour découvrir « l'origine ou l'essence <genesin te kai ousian> de la
justice. Les hommes sont naturellement animés d'un désir de jouissance sans limites. Par
nature, commettre l'injustice est un bien, la subir un mal. Mais les hommes ont remarqué les
désavantages inévitables de cette situation. Aussi jugent-ils « qu'il est utile de s'entendre les
uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l'injustice. De là prirent naissance les lois
et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité
et justice ». Autrement dit la justice n'est pas un bien en soi, mais bien plutôt l'injustice. La
justice est un compromis, le produit d’un calcul. La justice ne répond qu’à une nécessité
pragmatique de la raison. La justice n’est pas posée comme fin dernière de la raison, mais
comme le moyen du bonheur pour des sujets qui n’ont pas renoncé à leurs désirs. La justice
est d’utilité commune, car une société de tyrans est invivable. Elle est un mal nécessaire qu’il
faut endurer. Les hommes consentent à ne pas commettre l'injustice pour ne pas avoir à la
subir. Mais ce contrat n'a rien changé à la nature humaine qui ne peut s'empêcher de préférer
l'injustice à la justice. Le bien c'est commettre l'injustice en toute sûreté : le mal c'est devoir
subir l'injustice. La justice n’est pas le juste milieu, sommet d’après Aristote, mais la pauvre
moyenne « entre le plus grand bien, c'est-à-dire l'impunité dans l'injustice, et le plus grand
mal, c'est-à-dire l'impuissance à se venger de l'injustice » (359a). La justice n’est pas difficile
à établir mais pénible à supporter. Les hommes n’acceptent la justice que faute de ne pouvoir
être injustes impunément.
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Ainsi quand Thrasymaque posait que la justice c’est l’intérêt du plus fort, il entendait
celui qui l’est en fait, non celui qui l’est naturellement. Les faibles par coalition peuvent être
plus forts que les forts (cf. Gorgias 488c-e). Glaucon, au contraire indique que la justice c’est
l’obéissance à l’égalité instituée par la légalité qui remplace l’inégalité antagonique de la
nature.
3) C’est pourquoi il ne faut pas s’illusionner sur les louanges que les individus et les
Cités adressent à la justice. Tout n’est que mensonge et hypocrisie. C’est ce que veut illustrer
Glaucon par le mythe du berger Gygès, berger au service du roi de Lydie. Si l’homme pouvait
se rendre invisible, il s’abandonnerait sans retenue à l’injustice. Il serait toujours ce qu’il est
seulement en privé. Il ne relèverait que de lui-même : les autres n’existeraient pas, ou
simplement comme des moyens. Entre moi et ma volonté, aucun obstacle, aucun scrupule. Il
oserait enfin tout ce qu’il veut. La crainte ne viendrait pas tempérer par son désir
« pléonéxique » : « donnons à l’homme de bien et au méchant un pouvoir égal de faire ce qui
leur plaira; suivons-les ensuite et regardons où la passion <épithumia> va les conduire : nous
surprendrons l’homme de bien s’engageant dans la même route que le méchant, entraîné par
le désir d’avoir sans cesse davantage <pleonexia>, désir que toute nature poursuit comme un
bien, mais que la loi ramène de force au respect de l’égalité » (359c) On ne trouvera pas un
homme assez juste pour observer la justice en ayant le moyen d’être injuste sans châtiment
(360b-c). Le méchant et le bon, le juste et l’injuste finissent par se confondre. L’injuste serait
un juste plus audacieux, le juste un injuste plus timoré. La conscience morale ne serait donc
que l’intériorisation de la conscience de l’autre et de la crainte de la peine. Et si jamais il se
trouvait un seul juste, on en ferait l’éloge public mais tous ne penseraient pas moins qu’il est à
plaindre comme le plus « insensé des hommes » (360d).
4) Le même réalisme conduit pratiquement tous les hommes au mensonge, au
déguisement. La justice est bonne en principe, mauvaise en fait. Et puisqu’il n’est pas
possible d’être injuste sans crainte, qu’il n’est pas permis de proclamer le mépris de la justice
que chacun nourrit en secret, et que pourtant seule l’injustice peut assurer le bonheur, il
suffira de paraître juste sans l’être, de cultiver l’art de la dissimulation. L’injustice est un art
qui suppose bien des qualités d’intelligence, de ruse et de prévoyance. Le juste est celui qui
maîtrise les signes de la justice, qui sait jouer du prestige de ses apparences, un « sophiste »
accompli en quelque sorte. Si la justice est science, le juste possède la connaissance de
l’injustice. Il s’agit seulement d’être plus habile que les autres : « De même l’homme injuste
doit conduire adroitement ses entreprises injustes sans se laisser découvrir, s’il veut être
supérieur dans l’injustice ; s’il se laisse prendre, il faut le tenir pour un piètre artiste ; car le
chef-d’œuvre de l’injustice, c’est de paraître juste sans l’être. Donnons donc à l’injuste parfait
l’injustice la plus parfaite <teleôtatèn adikian>, sans rien en retrancher ; qu’en commettant
les plus grands crimes il se ménage la plus grande réputation de justice, et, si parfois il fait un
faux pas, qu’il soit capable de s’en relever, qu’il soit assez éloquent pour se disculper, si l’on
dénonce un de ces crimes, qu’enfin il emporte par la violence ce qu’il ne peut obtenir
autrement » (361a-b).
Pour être heureux, c’est-à-dire injuste, il ne reste qu’à devenir tyran ou à passer maître
dans l’art de la dissimulation. La thèse de Thrasymaque se démarque ici de celle de Calliclès :
la justice n’est pas le droit naturel du meilleur, mais une compétence, un certain art
consommé du jeu sur les apparences, impossible sans l’art rhétorique. Thrasymaque est un
rhéteur, à l’époque de l’apogée de la rhétorique, c’est-à-dire à l’apogée de la démocratie
athénienne. L’éloge de l’injustice, le pouvoir du langage dévoyé vers l’effet rhétorique, les
apparences contre l’essence, tous ces éléments font système pour Platon.
Ainsi dans la Cité de l’hypocrisie, c’est l’injuste qui, parce qu’il l’est sans le paraître,
est honoré, qui obtient la félicité, tandis que le juste, celui qui l’est véritablement sans le
paraître, se trouve en butte aux malheurs, à l’infamie et même au supplices -l’allusion à
Socrate est patente. C’est l’injuste qui tient dans l’apparence de justice un bien réel, et le juste
qui s’attache à un bien illusoire en réglant sa vie sur la justice intérieure (vertu).
5) Ainsi comme le laissait entendre Glaucon au début de son développement, la
justice est louée pour les biens qu’elle produit ici-bas ou dans l’autre monde. La preuve,
surenchérit Adimante : personne n’exhorte à la vertu de justice pour elle-même. Le frère de
Glaucon en vient à la critique, non de la justice, mais de l’éloge de la justice. Contrairement à
ce que soutient Socrate, personne ne désire la justice pour soi, ne la désire comme un bien en
soi. « Ce n’est pas pour elle-même qu’ils louent la justice, c’est pour la considération qu’elle
procure; on veut en paraissant juste, tirer de sa réputation des magistratures-, des mariages et
tous les avantages … qui vont à l’homme juste en vertu de sa bonne renommée.» (363a) Les
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Pour Thrasymaque donc, la justice c’est l’intérêt du plus fort. Cette
thèse est politique. Une société est tissée et constituée par des rapports de
force. Tout le social doit être analysé en termes de conflit d’intérêts. Dans
ces conditions le droit n’est que le reflet de la force, l’expression de l’intérêt
du plus fort et le moyen de perpétuer sa domination. Le droit ne limite pas le
pouvoir, ne lui est pas extérieur par essence, n’instaure pas le règne de la
justice, l’idée d’un droit fondamental est dépourvu de sens, puisque s’arroger
le pouvoir c’est se donner le droit de dire le droit, c’est-à-dire d’imposer son
intérêt comme règle et la force comme juste. Le droit <nomimon> appartient
au déploiement de la force. Thrasymaque substitue à la conception juridicodiscursive, une approche généalogique qui envisage la question de la justice
de façon stratégique. La règle de droit ne peut servir de principe d’évaluation
du pouvoir politique si le droit n’est de son côté que la forme instituée de
l’intérêt. Selon Thrasymaque, le droit est le reflet de « l’idéologie »
dominante.
Thrasymaque ne nomme pas le désir parce qu’il part des Etats
politiques. Mais l’intérêt auquel il réduit toute politique, en est la
satisfaction, de sorte que pour le gouvernant, dont il parle au singulier
(340e), la justice est l’expression naturelle de la force, de la volonté de
puissance. Or celui qui gouverne prouve de fait, parce qu’il détient la force,
qu’il vaut mieux que ses sujets. Par la force, le gouvernement affirme la
supériorité naturelle de son désir. La position de Thrasymaque rejoint la
thèse de Calliclès dans le Gorgias à ceci près que ce dernier procède du
désir, de la supériorité naturelle de l’individu, au droit de gouverner. Ici le
juste est d’emblée renvoyé à la nature, conçue comme pulsion vitale, élan du
désir. Toute forme de vie se définit par une certaine capacité à éprouver des
désirs et à les satisfaire, capacité inégale selon les individus. Le juste de la
loi <nomimon> renverse cette hiérarchie naturelle donnée par la puissance
leçons de vertu sont de simples conseils pour vivre heureux. L’on n’apprend jamais qu’à agir
conformément à la justice et en vue des biens que promet son respect.
La crainte et l’espérance religieuses jouent un rôle social non négligeable dans la
modération des désirs. La justice est bonne parce qu’elle plaît aux dieux qui récompensent
ceux qui s’y soumettent. l’injustice est mauvaise puisque les dieux la punissent. Mais outre
qu’ils maintiennent le point de vue commun sur le caractère pénible de la justice, ces
arguments n’ont rien de moral pour autant. L’échange dont la justice fait l’objet
(récompenses, châtiments) peut lui-même être inique. Non seulement la justice est, comme le
chemin hors de la Caverne, « une route longue et escarpée » - devant la justice les dieux ont
mis la peine (364d) - mais il est toujours temps pour l’injuste de réparer sa faute, d’acheter
l’indulgence» de ses juges souverains: « on peut par des sacrifices et des jeux divertissants
être absous et purifié de son crime, soit de son vivant, soit même après sa mort » (365a). Bref
l’échange est purement économique, parfaitement réversible. Il n’y a pas de crime qu’une
expiation ne puisse effacer. Si la justice n’est pas un bien en soi, l’injustice n’est pas un mal
en soi. D’ailleurs il ne manque pas de poètes pour suggérer que ce sont les dieux qui sont
responsables du partage des qualités : la facilité pour l’injustice, la difficulté pour la justice,
les souffrances à l’homme juste, la félicité au méchant. L’éloge et la justification de la justice
exigent donc que soit exclue l’hypothèse d’un recours à des châtiments divins. Aussi faudra-til exclure de la cité juste tous ces poètes mensongers.
Car il n’y a pas d’éducation possible, l’éducation est elle-même une vaste hypocrisie,
si l’on n’apprend qu’à savoir tracer autour de soi « comme une façade et un décor, une image
de vertu » (365c). L’aporie de la justice est bien la même que celle de l’éducation. Aussi la
République est-elle un traité sur la justice parce qu’elle est d’abord un traité d’éducation :
« Ce n’est point un ouvrage de politique, comme le pensent ceux qui jugent des livres que par
leurs titres; c’est la plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » (Rousseau, Emile I).
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du désir. Il n’est qu’une mystification des faibles contre les forts. La loi est
d’essence « réactive » là où le droit du plus fort est pleinement affirmatif : la
loi c’est le ressentiment de la justice des faibles face à l’innocence de la
puissance des forts. Le fort pose pour soi son désir comme l’expression de
son être, le faible s’unit au faible pour compenser par association sa faiblesse
naturelle. La convention de la loi c’est l’artifice contre la nature. Si le
positivisme de Thrasymaque est plus proche du marxisme, la généalogie de
Calliclès est davantage nietzschéenne. Mais tous deux louent l’action injuste
– Thrasymaque consent à la reconnaître injuste, alors que Calliclès plaide en
sa faveur.
De la métaphysique du Bien à la justice politique
La justice, qui vaut absolument comme devoir (Socrate), est-elle le
Bien lui-même ou lui est-elle subordonnée (Platon) ? Quel est le statut
philosophique de l’idée de justice. ?
Platon cherche à fonder l’exigence de justice en raison. La justice ne
peut consister ni dans la coutume (valeurs traditionnelles), ni dans la nature
(sophistes). L’opposition de la nature et de la loi manque donc de pertinence.
Si la nature ne connaît que l’inégalité et la démesure par le désir, la loi de
son côté requiert pour être juste une légitimation que seule la science
politique vraie peut apporter. «Il n’importe pas à la loi de chercher à faire le
bonheur d’une seule classe privilégiée de l’Etat, mais elle travaille à ce qu’il
se réalise dans l’Etat tout entier » (VII, 519e). Platon ne répond pas à la
critique sophistique par une défense de la loi 64 , mais par une théorie
politique de la justice ordonnée à la connaissance de l’idée du Bien qui est
dite au-delà de l’essence (République VI, 509b). Il maintient le primat
socratique de la justice mais transposée à l’ordre politique. La vertu de
justice est la première des vertus pour l’âme et, pour la Cité la condition
d’une constitution stable et parfaite. Car la justice est l’enjeu de toute
politique. Personne n’oserait, exception faite des sophistes de Platon,
admettre et poursuivre l’injustice comme une fin légitime. On ne critique pas
un gouvernement parce qu’il veut la justice mais parce qu’il ne la veut pas
vraiment, ou ne sait pas trouver les moyens de l’appliquer.
Platon (Socrate) néanmoins est obligé de rappeler cette vérité à tous
les jeunes athéniens, impatients de gouverner : que la science politique est
ordonnée à la justice, que donc il faut commencer par savoir ce qu’est la
justice. Protagoras se laisse convaincre, mais Thrasymaque et Calliclès y
sont réfractaires, par « misologie ». Or la justice n’est connue que
64
De façon caractéristique, Socrate, en résumant la thèse de Calliclès avec les vers de
Pindare, substitue « le juste » à la loi (488b).
Platon n’est pas le seul à porter le débat sur la justice. Isocrate considère aussi, on l’a
signalé, que l’inflation des lois est paradoxalement le signe d’une Cité malade. « Le nombre
et la précision de nos lois est un signe que notre ville est mal organisée : nous en faisons des
barrières pour les fautes et sommes ainsi forcés d’en établir beaucoup. Or, les bons politiques
doivent non pas remplir les portiques de textes écrits, mais maintenir la justice dans les âmes ;
ce n’est pas par les décrets mais par les mœurs que les cités sont bien réglées; les gens qui ont
reçu une mauvaise éducation oseront transgresser même les lois rédigées, mais ceux qui ont
été élevés dans la vertu accepteront d’obéir même aux lois dont la lecture est facile »
(Aréopagitique, 39-41).
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médiatement, par la connaissance du Bien. La science du juste est-elle même
subordonnée à la science du Bien. Ou encore, la politique est nécessairement
science politique, c’est-à dire science de la justice, elle-même
nécessairement fondée sur le savoir objectif du Bien. La politique suppose la
philosophie politique, mais la philosophie politique dépend de la
métaphysique.
La justice est ainsi le « rejeton » du Bien, l’effet de sa connaissance.
Elle règne dans la Cité, les lois échappent au relativisme (conventionnalisme
des sophistes), quand la Science commande les hommes, c’est-à-dire quand
le philosophe est roi ou le roi sincèrement philosophe. Contempler le Bien
c’est, après une longue éducation qui réprime toute espèce d’intérêt,
concevoir le principe de tout ordre possible, savoir ce qui est bien en soi
pour les particuliers dans l’intérêt général de la communauté. Platon se fait,
en un sens, une curieuse conception de la justice65. Elle n’est pas vraiment
une vertu en soi, mais plutôt l’ordre qui règne entre les vertus (sagesse,
courage, tempérance), entre les différentes facultés de l’âme (raison, cœur,
désirs), entre les classes de citoyens (gardiens, guerriers, marchands). C’est
l’harmonie entre ces éléments qui se présentent ontologiquement comme
distincts et hiérarchisés. Il y a des âmes où le nous domine, tandis que c’est
le thumos ou l’epithumia pour les autres, et il appartient à la science
philosophique de les ordonner entre elles à l’égard du tout qu’elles
composent (âme ou cité). En vertu d’un parallélisme psycho-sociologique
qui structure l’ensemble de la République, de même que l’âme est
parfaitement heureuse quand le nous ou le logos commande, que le cœur
<thumos> lui est dévoué et que les désirs <épithumiai>, qui divisent
l’homme en sollicitant sa nature animale, sont maîtrisés (la maîtrise des
désirs requiert cette alliance du cœur et de la raison, du bon cheval et du
cocher selon le mythe du Phèdre), quand donc elle possède à la fois la
prudence, la force et la tempérance, de même la cité est parfaite quand la
classe supérieure des gardiens, c’est-à-dire des philosophes-rois, gouverne
sur celle des guerriers, convaincus qu’il n’y a pas d’autre bien que l’honneur
de servir l’Etat (419d-e) (ni famille, ni patrimoine), et sur celle plus
nombreuse des artisans, des producteurs et des négociants qui doit
reconnaître la nécessité de sa domination, en acceptant de restreindre son
activité à l’exercice de sa compétence. Alors seulement la justice règne. Elle
constitue le principe de cette organisation hiérarchique et la formule de
l’équilibre entre les trois autres vertus. La justice est admise par la masse,
embrassée par l’élite, qui s’y trouve attachée par opinion droite, et saisie
rationnellement dans son principe par le philosophe qui s’est élevé à la
connaissance du Bien. C’est par la justice que la Cité est conforme à son
essence et que les hommes réalisent leur nature. La justice existe finalement
65
Elle rompt avec la définition la plus commune de la justice, celle par exemple
défendue par Simonide : « rendre à chacun le sien, ce qui lui est dû ». Si l’on retient cette
définition, l’analogie entre l’âme et l’Etat est impossible. C’est donc une autre définition qui
est supposée pour que l’analogie conserve un sens : « maintenir chacun dans sa fonction
propre ». Mais en un autre sens, la définition platonicienne de la justice est une
réinterprétation de la définition commune : il y a justice si chacun fait ce pourquoi la nature
lui a donné des compétences spécifiques : revient à chacun la part que la nature lui a donné.
Autrement dit c’est une ontologie des essences (chaque être exprime une essence et la valeur
ontologique de l’essence décide de la place et de la hiérarchie de chaque être) qui commande
la théorie de la justice, et la théorie de la justice politique.
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quand la Cité est harmonieuse, c’est-à-dire unie, reflétant par cet accord
entre ses éléments l’unité qui règne dans l’intelligible entre les essences et le
Bien. On pourrait dire qu’elle est au politique, ce que l’Idée du Bien est à
l’égard des Idées, le principe final de leur articulation.
Autrement dit, la justice n’est pas l’objet immédiat de la politique,
mais elle est donnée de surcroît quand la cité est organisée comme il
convient, c’est-à-dire selon un principe de stricte hiérarchie entre les classes
et les vertus qui les définissent spécifiquement. La justice est l’effet de
l’unité de la cité, comme la division est le facteur de toute injustice.
L’Etat idéal
Platon renverse radicalement la position sophistique, c’est-à-dire antisocratique qui situe la justice au niveau de l’individu, et plus précisément
comme l’expression de l’intérêt individuel. Pour savoir ce qu’est la justice,
ce qu’est un homme justice, il faut partir du tout dont l’individu est une
partie, c’est-à-dire de la cité. La prémisse de tout raisonnement sur la justice
c’est que l’homme ne se suffit pas à lui-même et qu’il a besoin de la société
pour vivre. C’est un double déplacement qui s’opère ici, et avec lui, un
changement de méthode : la discussion passe du plan de la morale (qu’est-ce
que la justice, que vaut-elle ? qu’est-ce qu’un homme juste ?) au plan de la
politique (quelle est la nature de la justice dans les Etats ?), supposant une
analogie entre ce qui se passe dans l’âme et ce qui se passe dans la cité (la
justice est écrite en plus gros caractères dans la cité que dans l’âme), elle
substitue l’idée du tout, la cité, à l’individu isolé, et, pour ce faire, se place
au point de vue d’une reconstruction intellectuelle de l’Etat (philosophie
politique). Il ne s’agit pas d’analyser les structures d’un Etat (sociologie
politique), de comparer les structures politiques des Etats entre eux (histoire
politique comparée), mais de considérer la genèse idéale de l’Etat, la
formation de l’Etat depuis sa naissance jusqu’à sa fondation achevée :
« Si l’on donnait à lire de loin à des gens qui ont la vue basse des lettres
écrites en petits caractères, et que l’un d’eux s’avisât que les mêmes lettres se trouvent
écrites ailleurs en caractères plus gros sur un tableau plus grand, ce leur serait, je
présume, une belle chance de commencer par lire les lettres et d’examiner ensuite les
petites pour voir si ce sont les mêmes. (…) Par conséquent il pourrait bien y avoir une
justice plus grande dans le cadre plus grand, et par là plus facile à déchiffrer. Si donc
vous y consentez, nous examinerons d’abord quelle est la nature de la justice dans les
Etats <polis> ; ensuite nous l’étudierons dans l’individu, en tâchant de retrouver la
ressemblance de la grande dans les traits de la petite. (…) Eh bien … si nous
considérions en imagination [theasaimetha = contempler, considérer par
l’intelligence] la formation d’un Etat, ne verrions-nous pas aussi la justice s’y former,
ainsi que l’injustice ? (…) L’Etat doit sa naissance à l’impuissance où l’individu se
trouve de se suffire à lui-même et au besoin qu’il éprouve de mille choses. Vois-tu
quelque autre cause <archè> à l’origine de l’Etat ? (…) Dès lors un homme prend un
autre homme avec lui en vue de tel besoin, puis un autre en vue de tel autre besoin, et
la multiplicité des besoins assemble dans la même résidence <oikèsis> plusieurs
hommes qui s’associent pour s’entraider : c’est à cette société que nous avons donné
le nom d’Etat. (…) Jetons par la pensée <logos> les fondements <archè> d’un Etat ;
ces fondements seront naturellement nos besoins <chréeia> » (République, III, 368e369c).
Ici l’essentiel concerne la position de départ. Pour concevoir un Etat
idéal (parfait), c’est-à-dire un Etat ordonné selon la justice, il faut en
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concevoir une genèse idéale66. D’un bout à l’autre, la pensée se situe en
dehors de l’expérience : l’idéalité de l’Etat requiert la méthode d’un exercice
de pensée qui se place en imagination à l’origine de l’Etat. Et le plus
intéressant c’est que Platon se place en quelque sorte sur le même terrain que
la théorie contractualiste de l’Etat (au moment « fictif » de l’origine absolue
de l’Etat), mais pour en réfuter la thèse : l’Etat n’est pas le résultat d’une
union des volontés rationnelles mais une association des intérêts. De ce point
de vue, Platon ne fait pas de différence entre communauté du vivre et
communauté du bien-vivre : l’Etat est le nom donné à la société d’entraide.
L’Etat est une société du besoin. « A l’origine de la Cité se trouve le besoin,
et le fait, de l’entraide. Ce n’est donc pas la crainte, ainsi que le prétendait la
théorie hobbienne du contrat social … esquissée par Glaucon, c’est la
solidarité qui est le lien social le plus primitif et le plus profond » (Koyré, p.
110).
Et l’Etat conserve jusqu’au bout la trace de cette origine. L’Etat est
toujours placé sous le signe de la nécessité et du besoin. C’est la multiplicité
des besoins qui impose la formation de l’Etat (la non-suffisance de
l’individu), c’est la multiplication des besoins qui engendre l’extension de
l’Etat (multiplication des métiers, donc des classes de citoyens : en
élargissant son territoire elle s’expose à la guerre contre ses voisins, doit
donc se défendre contre eux 67 ), et c’est le principe économique de la
spécialisation qui sert de modèle à la définition de la justice. Les hommes
ont besoin les uns des autres, et c’est quand chacun accomplit la fonction qui
lui revient que les besoins sont le mieux satisfaits. C’est cette « naturalité »
de la justice que la théorie contractualiste laisse échapper (la justice comme
l’effet d’un accord libre et artificiel).
La cité idéale est pour ainsi dire contenue dans les prémisses de sa
genèse « idéelle » : le problème de l’Etat apparaît très vite comme étant celui
de son unité. Comment réaliser l’unité de cette société qui ne cesse de
s’accroître et d’accueillir en son sein des éléments hétérogènes ? La justice
est toute entière pensée comme la règle politique de l’unité sociale, et son
principe est prélevé du principe économique de spécialisation : l’Etat est
juste, c’est-à-dire la société unifiée, si chacun accomplit sa fonction, c’est-àdire si chacun « s’occupe de ses affaires » (433b). Autant la sagesse est le
propre de la classe des gardiens philosophes, et du nous pour l’âme
individuelle, le courage le fait des gardiens auxiliaires (le thumos dans
l’âme), la tempérance la vertu de tout le corps social mais plus
particulièrement encore des citoyens producteurs (artisans, commerçants …),
66
« En engendrant devant nos yeux la Cité, en la construisant à partir d’éléments
simples, abstraits – l’homme – il veut nous permettre d’en saisir la nature ; et de découvrir la
place, et le rôle, de la justice dans l’Etat » (Koyré, op. cit., p. 110).
67
La classe des soldats, à la fois défenseurs et protecteurs de la cité (gardien, phulax),
est finalement la plus importante : l’Etat est à la garde de ces fonctionnaires, civils et
militaires, qui aussi bien en sont les serviteurs pour toute leur vie (Koyré, p. 125). Et
conformément à l’Etat antique, les gardiens dans la cité platonicienne exercent à la fois le
pouvoir militaire et le pouvoir politique. Il n’y a pas de place ici pour une « séparation des
pouvoirs ». L’unité de l’Etat suppose l’unité du pouvoir, ce qui n’est possible que si la
puissance publique appartient à celui qui commande en état de guerre. Aussi comme le
rappelle encore Koyré, « les grands capitaines de l’Antiquité sont-ils des civils qui font la
guerre et aussi la paix. La décadence commence lorsque vice versa, ce sont les militaires qui
s’emparent du pouvoir civil » (p. 112-113, note).
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autant la justice est une vertu sans faculté et sans classe déterminées. Mais
c’est qu’elle consiste « dans l’ordre, la concorde, la hiérarchie naturelle et la
division du travail fondée sur celle-ci, qui régit, organise et unité le tout, la
Cité tout entière » (Koyré, p. 131). La justice se réalise d’elle-même si la
condition d’un Etat uni et harmonieux se trouvent réalisée. La genèse idéale
de l’Etat révèle que la cité des besoins, organisée strictement sur le principe
de la compétence qui en procède, est une cité harmonieuse, c’est-à-dire une
cité juste. La justice n’est pas un fait d’institution, mais de nature. Elle est
fondée « dans la nature des choses mêmes » (ibid.), dans la nature de la cité.
La justice politique est donc directement issue de la division sociale
du travail. Simplement à la coordination des compétences il faut substituer
pour ainsi dire leur subordination hiérarchique, autrement dit poser le primat
de l’intérêt général. Plus exactement, il faut veiller à instituer dans les faits et
durablement cet ordre « naturel » des fonctions appropriées à chacun. Dans
cette institution, le principe économique de spécialisation obéit désormais à
une logique politique (l’unité de l’Etat, l’intérêt du tout). Etant donnée la
multiplicité des métiers et des classes, il s’agit de produire l’Etat comme un
tout organique, c’est-à-dire d’identifier le principe d’unité politique et le
principe de hiérarchie sociale. Or pour que les classes sociales travaillent au
bien commun de toute la cité, il faut traduire politiquement et
systématiquement « le grand principe de la convenance », c’est-à-dire
instituer la hiérarchie des classes sociales. Il faut ainsi que les classes
inférieures acceptent leur soumission par rapport à la classe dirigeante, dont
l’autorité, ou la supériorité consiste précisément dans la connaissance de
l’intérêt général, c’est-à-dire dans l’idée de l’Etat comme totalité. Doit
commander celui qui a en vue le tout de l’Etat, c’est-à-dire celui qui possède
la connaissance de l’Etat comme Tout, c’est-à-dire celui qui possède la
science dialectique des essences, de leurs rapports réciproques et de leur
dépendance à l’égard du Bien. Autrement dit, la position « historiciste » du
problème de l’Etat (comment l’Etat est-il né, même idéalement ?) conduit à
une théorie de la souveraineté réduite à la question de savoir qui doit
gouverner, qui appelle elle-même une théorie de l’éducation68.
La réponse est bien connue : doivent gouverner les philosophes, c’està-dire l’élite de l’élite. C’est au terme d’une éducation longue et sélective
que les meilleurs des gardiens exercent le pouvoir suprême (éducation du
corps et de l’âme par la gymnastique et la musique pendant 20 ans,
instruction aux sciences et à la dialectique pendant dix, mise à l’épreuve
dans des fonctions subalternes, pendant 15). Alors, parvenus à l’âge de 50
ans environ, ces gardiens émérites « formant l’armée permanente de l’ordre
et du bien » comme dit Koyré, seront enfin capable de conduire les affaires
de l’Etat. Encore cette accession aux charges ne s’accompagne-t-elle pas de
tous les privilèges qu’habituellement on associe à la carrière politique.
Puisqu’ils doivent toujours servir l’Etat, ils doivent vivre…
« … en état de mobilisation perpétuelle, dans des demeures spéciales,
encasernés pour tout dire, en dehors des maisons des autres citoyens.
Ils n’ont pas, c’est-à-dire ils ne peuvent et ne doivent pas avoir, d’autre intérêt
que celui de la Cité tout entière, d’autre passion que la passion de son bien, d’autre
amour que l’amour de la Cité. C’est pourquoi ils n’ont ni famille, ni maison, ni
aucune possession privée, et, de peur qu’ils n’arrivent quand même à se corrompre –
68
Cf. K. Popper, op.cit.
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la funeste passion de la possession est puissante dans le cœur des hommes – Platon
leur interdit non seulement de posséder, mais même de toucher à l’or et à l’argent. La
Cité les nourrit, les habille, les arme. Pour le reste ils ont tout en commun, même les
femmes – pour les gardiens, hommes et femmes, il n’y aura pas de mariage permanent
–, même les enfants, qui seront tous élevés dans des crèches publiques et qui ne
connaîtront ni leur père, ni leur mère, ni leurs frères, afin que l’affection exclusive que
chacun de nous est porté à éprouver pour sa famille, pour les siens, ne nuise pas à
l’amitié et à la camaraderie qui les lie entre eux, n’affaiblisse pas l’attachement qu’ils
doivent à la Cité » (Koyré, p. 125-126).
Ce n’est pas une vie heureuse ou enviable, mais aussi bien n’est-ce
pas le bonheur de la classe des gardiens qui est visé mais celui de l’Etat.
D’un autre côté, l’éducation aura pour mission d’inculquer aux autres
classes le respect des meilleurs, du savoir, et donc de la hiérarchie naturelle
entre les citoyens, quitte à se faire propagande et à recourir au mensonge du
mythe et de la fable (le mythe des races). Finalement la cité parfaite,
organisée par la science des philosophes-rois, décline socialement les degrés
du savoir : de la théôria des chefs-gardiens à la foi ou à l’opinion (doxa) des
citoyens ordinaires, en passant par la dianoia des simples gardiens
auxiliaires.
Mais que vaut cette image de la Cité parfaite ? C’est sans aucun doute
une utopie. La théorie de l’Etat est une théorie de l’Idée de l’Etat : genèse
idéale, cité parfaite, gouvernement confié aux philosophes. Tout est ici
irréel, impossible factuellement, même si cette Cité n’est pas contradictoire
en soi69. Or précisément que vaut une utopie politique, surtout quand l’Etat
dont elle dessine le projet, présente des aspects qu’on peut aller jusqu’à
qualifier de « totalitaires » ? Mais avant même d’envisager cette question de
fond, il faut s’intéresser à la fonction critique des cités réelles que constitue
l’utopie de l’Etat juste. La théorie utopiste de l’Etat trouve un complément
nécessaire dans une typologie des cités imparfaites, des déviations
politiques. A la genèse idéale de l’Etat correspond l’histoire hypothétique de
69
Hegel souligne que ce qu’on interprète (à tort) comme un idéal utopique, un « idéal
vide » est en réalité la conscience philosophique la plus élevée de « la nature de la vie éthique
grecque » (Principes de la philosophie du droit, préface, p. 54) : dans la République, Platon
ne construit pas un Etat impossible et irréel, le « rêve » d’un Etat parfait et pacifié, mais saisit
la rationalité, c’est-à-dire la vérité effective de la réalité historique de la cité grecque. «La vie
civile grecque est ce qui constitue le véritable contenu de la République de Platon. Platon
n’est pas l’homme qui s’attarde aux principes et aux théories abstraites ; son esprit véridique a
connu et présenté ce qui est véritable du monde dans lequel il vivait, l’élément véritable de cet
esprit unique qui a été vivant en lui autant qu’en Grèce. Personne ne peut dépasser son temps,
l’esprit de son temps est aussi son esprit; mais il s’agit de reconnaître celui-ci dans son
contenu » (Leçons sur Platon, p. 125-127). Platon est pleinement conscient de l’émergence
des droits « subjectifs » qui remettent en cause l’équilibre de la Cité. Seulement Platon ne
peut y voir la manifestation d’un nouveau fondement moral et politique (la liberté infinie de la
subjectivité), parce qu’il ne peut penser « par dessus son époque » et anticiper la « révolution
mondiale » apportée par le christianisme. Il interprète donc cet avènement comme un facteur
de corruption de l’Etat grec (§ 185, Rem.), et répond à cette menace par l’interdiction de
choisir sa classe, de posséder des propriétés, de fonder par le mariage une famille autonome
… Platon réaffirme idéalement que l’individu séparé n’est rien, qu’il ne possède aucun droit
en dehors de son existence politique. La contradiction entre les droits de la substance éthique
et les ferments de droits individuels ne peut être résolue concrètement dans le cadre de la cité
qui est désormais en crise mais conceptuellement dans le logos philosophique. Platon la
neutralise en radicalisant la subordination de l’individu et de la famille à la justice de l’Etat.
Ce n’est pas là une fantaisie de l’imagination (utopie au sens courant). C’est la substance de la
vie grecque qui se reformule et prend conscience de sa vérité théoriquement au moment où
elle s’efface de l’histoire mondiale.
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la décadence de la cité parfaite : le réel historique, écarté par méthode dans
l’utopie, est ici retrouvé au terme d’une description de la dégradation de
l’Etat idéal – même si c’est encore une histoire idéale, dont les phases ne
coïncident pas avec l’histoire réelle des régimes, du moins les régimes ici
décrits représentent des possibilités réelles d’Etat. L’expérience politique des
hommes est contenue entre deux limites : la cité parfaite idéale et la tyrannie.
Entre l’idéal de perfection et le comble de la perversion (tyrannie = cité de la
peur et du crime), par ordre de perfection décroissante on trouve la
timocratie (cité du courage et de l’honneur), l’oligarchie (cité de l’argent et
de l’avarice) et la démocratie (cité du désordre et de l’arbitraire). Cette
théorie de la déviation des régimes, et notamment de la dégradation
inéluctable de la démocratie en tyrannie, permet d’éclairer le motif
fondamental de cette philosophie politique et peut-être, plus largement, du
projet de toute philosophie « idéaliste » ou utopiste de l’Etat.
Indépendamment des explications que Socrate donne du passage et des
causes de la dégénérescence des constitutions – comment l’aristocratique
Callipolis cède la place à un état militaire, dans le genre de Sparte, où
l’honneur est la valeur suprême, au mépris des sciences et de la philosophie ;
comment la cité timocratique n’est qu’une transition vers un Etat plus
imparfait encore, où le désir de l’honneur est submergé par le désir des
richesses (c’est à peine si l’on peut parler d’un Etat, mais plutôt de l’Etat des
riches et l’Etat des pauvres, 551d) ; comment cette guerre intestine qui est le
mal politique radical débouche tôt ou tard sur une révolution populaire des
oligarques appauvris qui instaure le régime démocratique, qui moins encore
que l’oligarchique mérite le droit d’être appelé un Etat, puisque l’unité et la
cohérence du pouvoir y sont complètement inexistantes ; mais cet « Etat »
anarchique de la liberté sans frein, comprise comme gouvernement de la
licence généralisée, et de l’égalité sans mesure, est le plus instable et le plus
faible ; il ne manque pas de produire son contraire, la tyrannie ; par excès de
son principe la liberté, il engendre la servitude la plus complète (564a) : la
volonté farouche de n’obéir à aucune règle se laisse séduire par le
démagogue et par le tyran qui se cache chez ce dernier. Le peuple qui a peur
de perdre sa liberté se donne un chef pour le protéger des oligarques
déclassés.
Ce qui l’emporte dans cette théorie c’est d’une part la thèse d’une loi
de la dégénérescence des Etats et, d’autre part le mépris de la démocratie.
L’histoire n’est que la description du mal social dont la cause est la
corruptibilité des choses humaines plongées dans le devenir. Le bien est à
l’origine, et plus l’histoire s’éloigne de cette origine, plus le mal s’aggrave,
c’est-à-dire plus le ferment d’instabilité augmente. Le mouvement porte déjà
en lui la trace du mal : le changement est déclin, le temps corruption. Il
appartient donc au métaphysicien devenu philosophe politique de chercher à
comprendre « la force qui entraîne les mutations de l’histoire » (K. Popper,
op. cit., p. 47). Et s’il s’avère que les causes des changements politiques se
ramènent toujours à des dissensions intestines au sein de la classe dirigeante,
il est facile de concevoir le remède au mal politique : garantir l’unité interne
de cette classe, par tous les moyens – par l’éducation, la suppression de toute
rivalité économique (donc par l’abolition de la propriété privée, le
communisme des femmes et des enfants), c’est-à-dire en érigeant en
principe l’interdiction du mélange des classes : « l’empiétement sur les
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fonctions des autres et le mélange des trois classes causeraient à l’Etat le
plus grand dommage » (434b), c’est-à-dire l’injustice en son sein. On doit
ainsi proscrire tout facteur de désunion : brider la liberté de création
artistique (bannir les poètes), l’esprit d’indépendance des citoyens
(individualisme). « Il faut extirper de la vie entière de tout homme et de toute
bête soumise à l’homme, l’indépendance » écrit plus tard Platon dans les
Lois (942a). Pour Popper les exigences essentielles du platonisme se
résument en deux formules : « La première est : Arrêtez tout changement
politique ! Si l’immobilité est divine, le changement est néfaste et, pour
l’éviter, il faut que l’Etat soit une copie exacte du modèle original, c’est-àdire de la Forme ou de l’Idée de la cité. A la question : « Comment y
parvenir ? », c’est la seconde formule qui fournit la réponse : Revenez à la
nature ! à l’état initial de nos ancêtres, créé conformément à la nature
humaine, donc stable. Revenez au patriarcat tribal d’avant la chute, au
gouvernement « naturel » de la foule des ignorants par la minorité des sages.
De ces préceptes … on peut déduire presque tous les éléments de son
programme politique. Voici les principaux :
- La division rigoureuse des classes : la classe dirigeante, comprenant
berger et chiens de garde, doit être strictement séparée du troupeau humain.
- L’identification du sort de l’Etat à celui de la classe dirigeante et
l’intérêt exclusif accordé à cette classe et à son unité. D’où les règles sévères
concernant sa procréation et son instruction, le contrôle et la collectivisation
des intérêts de ceux qui en font partie. » (p. 79).
Finalement, ce projet n’est possible que si les philosophes gouvernent
puisque seuls ils sont capables de fonder et de perpétuer un Etat stable, de
tracer le dessin de l’Etat en tournant « souvent les yeux de deux côtés, d’une
part vers l’essence de la justice, de la beauté, de la tempérance et des autres
vertus semblables, et d’autre part vers la copie humaine qu’ils en tracent… »
(502b). Platon avait pris soin de préciser plus haut : « A moins … que les
philosophes ne deviennent rois dans les Etats, ou que ceux qu’on appelle à
présent rois et souverains ne deviennent de vrais et sérieux philosophes, et
qu’on ne voie réunis dans le même sujet la puissance politique et la
philosophie (…) il n’y aura pas … de relâche aux maux qui désolent les
Etats, ni même … à ceux du genre humain » (473d).
- la démocratie concentre précisément tous les maux à éviter :
négation de l’inégalité naturelle (« le père s’accoutume à traiter son fils en
égal et à craindre ses enfants … le fils s’égale à son père et n’a plus ni
respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre … le métèque
devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger de même »
563a), liberté ou indépendance absolue, société de la dispersion, Etat de la
désunion (la constitution démocratique est comparée à « un manteau bigarré,
nué de toute sorte de couleur, … bariolé de toutes sortes de caractères »
(557c), mépris de la loi, substitution de la démagogie, du pouvoir de la
parole à l’autorité de la science et de la raison, gouvernement abandonné non
aux meilleurs, à ceux qui savent, mais à la multitude (plethos plutôt que
démos) ignorante (opinion). La démocratie renverse les principes de la
justice de l’Etat : elle pose l’égalitarisme au lieu de privilèges naturels
(« c’est un gouvernement charmant, anarchique, bigarré, et qui dispense une
sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal » 558c) ;
professe un individualisme au lieu d’une doctrine holiste ou collectiviste ;
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considère que l’Etat a pour objet la protection de l’individu au lieu de
soutenir que « l’individu a pour devoir de maintenir et de renforcer la
stabilité de l’Etat » (Popper, p. 86). Elle rattache ainsi la justice à la liberté
sans règles et à l’égalité inconditionnelle au lieu de la rattacher à l’ordre et à
la subordination des individus à leur classe, des classes inférieures à la classe
des meilleurs, de toutes les classes à l’intérêt de l’Etat. Par contraste avec
l’idée d’une société ouverte, propre à la démocratie, Popper n’hésite pas à
qualifier la justice qui règne dans l’Etat idéal de « totalitaire ». L’Etat est
fondé sur la justice mais la justice est tout autre chose que ce qu’on entend
sous ce terme, c’est-à-dire « approximativement : une répartition égale des
charges de la citoyenneté, c’est-à-dire des restrictions de liberté nécessaires à
la vie sociale ; l’égalité en droit des citoyens, avec la condition … que le lois
ne favorisent ni ne défavorisent aucun individu, groupe ou classe ;
l’impartialité des tribunaux ; et, enfin, une répartition égale des avantages (et
pas uniquement des charges) que l’appartenance à un Etat peut procurer aux
citoyens » (p. 81). Or Platon se sert du terme de justice pour désigner
l’intérêt de l’Etat, c’est-à-dire l’impossibilité de tout changement politique
« par le maintien d’une division insurmontable entre les classes et d’une
position dominante d’une d’entre elles » (p. 82). La justice ne concerne pas
le rapport entre les personnes mais est une propriété de l’Etat tout entier,
quand il est uni, fort, « en un mot : stable » (p. 83).
Cet Etat idéal, désirable par sa perfection théorique, est-il un Etat
humainement souhaitable ? Cette justice de l’Etat idéal correspond-elle à ce
qui « pour nous » constitue les principes raisonnables de la justice politique ?
Le jugement de Karl Popper a le mérite de la clarté et de la radicalité.
L’utopisme platonicien est d’essence totalitaire. L’épistémologue condamne
l’interprétation « progressiste » de l’Etat parfait – soit qu’il soit promis pour
l’avenir de l’humanité, soit qu’il soit la norme « idéale » de tous les régimes
futurs. En fait cet Etat idéal est une réminiscence archaïque de la société
« tribale », ou la reconstruction philosophique de l’Etat lacédémonien (p. 4849). Dans cette reconstruction, comme on l’a déjà dit, le souci fondamental
est de préserver la stabilité de l’Etat, c’est-à-dire l’unité de la classe
dirigeante, c’est-à-dire la pureté de l’élite des gardiens, par un système
organisé et centralisé d’éducation qui ressemble à la « mobilisation intensive
et permanente » dans les régimes totalitaires (p. 55), de censure et
d’exclusion politique de la masse des citoyens. Ce programme politique ne
serait donc pas « moralement supérieur, mais fondamentalement identique,
au totalitarisme, ce qui est difficile à faire admettre, à cause d’une tendance
ancienne, profondément enracinée, à idéaliser Platon » (p. 80). Platon
construit une théorie de l’Etat soumis au devoir universel de justice, mais
c’est une théorie de « la justice totalitaire » (titre du chapitre 6) qu’il élabore.
Par l’idée de « justice » Platon entend le contraire de ce qu’on pense
spontanément sous ce terme. Nous associons à la justice : 1) « une
répartition égale des charges de la citoyenneté, c’est-à-dire des restrictions
de liberté nécessaires à la vie sociale » ; 2) « l’égalité en droit des citoyens »,
sans que la loi ne favorise ou ne défavorise certains individus ou une certaine
classe ; 3) « l’impartialité des tribunaux » ; 4) « une répartition égale des
avantages (et pas uniquement des charges ». Or la justice de l’Etat parfait
repose : a) sur la nature de l’homme (non-suffisance) ; b) sur la nature
particulière de chaque individu qui le rend apte à une fonction propre :
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« chaque individu ne doit exercer qu’un seul emploi dans la société, celui
pour lequel la nature lui a donné le plus d’aptitude. (…) La justice consiste à
s’occuper de ses affaires, sans s’occuper de celles des autres » (433a-b).
L’Etat est juste « si le dirigeant dirige, si l’ouvrier travaille et si l’esclave
peine » commente Popper (p. 82) : on ajoutera s’il est interdit que l’ouvrier
puisse jamais diriger l’Etat, et le dirigeant en venir à devoir travailler. En
résumé, « Platon qualifie de juste l’existence de privilèges de classe, alors
qu’en général c’est leur absence qui nous apparaît comme telle. Mais la
différence va encore plus loin : pour nous, la justice suppose une certaine
égalité dans le traitement des individus, tandis que Platon ne la considère pas
comme s’appliquant aux relations entre ceux-ci, mais comme une propriété
de l’Etat tout entier, ayant pour fondement un certain rapport entre classes.
Pour lui, l’Etat est juste s’il est sain, fort, uni, en un mot stable » (p. 83-84).
Jamais donc, dans la République au moins, Platon n’articule la justice
et l’égalité et ne mentionne que la justice signifie l’égalité devant la loi
(isonomie) (p. 85). Par quoi il rompt avec l’expérience grecque de la polis,
c’est-à-dire avec la conception partagée, proche de la nôtre, de la justice
dans « un sens individualiste et égalitaire » (p. 83). Toute la théorie politique
est ici dirigée contre la démocratie et ses conséquences. Et en défendant la
cause de Socrate, la possibilité qu’existe la philosophie dans l’espace de la
Cité, il réfute l’esprit individualiste de la pensée de Socrate (p. 110-113).
Platon confond individualisme et égoïsme, et c’est pourquoi il assimile, en
réponse à ce danger, constitutif de la démocratie, altruisme et collectivisme
(p. 109). Le holisme, le collectivisme serait la seule alternative à l’égoïsme
destructeur du lien social. C’est l’émancipation de l’individu qu’il faut
combattre à toute force puisque c’est elle qui est responsable de la montée de
la démocratie. Mais l’individualisme se rattache plutôt « à la vieille
conception intuitive de la justice, selon laquelle celle-ci est une certaine
façon de traiter les individus, et non, comme le voudrait Platon, la santé et
l’harmonie de l’Etat. Cette idée, fort bien exprimée par Aristote lorsqu’il dit
que « la justice est quelque chose qui concerne les personnes », avait été
développée par la génération de Périclès, qui déclarait lui-même dans sa
célèbre oraison que, « en ce qui concerne le règlement de nos différends
particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi », ajoutant que « nous
nous gouvernons dans un esprit de liberté (…) dans nos rapports quotidiens
et [nous sommes] tolérants dans nos relations particulières ». (A comparer
avec cette observation de Platon que l’Etat ne forme pas des citoyens « pour
les laisser tourner leur activité où il leur plaît ») » (p. 91).
La philosophie politique s’écarte ici de l’expérience grecque de la
politique 70 . L’Etat n’est plus ce dont les citoyens sont également
responsables, par la mise en commun de leur liberté dans l’exercice de la
parole public, mais la charge d’une classe supérieure dont le savoir permet
de toujours subordonner l’Etat à la justice, et par là d’assurer la finalité la
plus haute de l’Etat qui est de prendre soin de la vertu des citoyens. Mais
l’Etat peut-il confondre sa fin avec le projet de l’éducation morale des
citoyens, sans conduire à un autoritarisme insupportable ? Sa fonction n’est70
Et au passage c’est la définition de la philosophie qui change : elle n’est plus
recherche de la sagesse et de la vérité, mais possession de la sagesse et de la vérité. C’est à la
condition de posséder la science des essences que le philosophe est justifié à gouverner.
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elle pas seulement « protectionniste », c’est-à-dire de garantir la liberté de
tous contre l’agression et le crime, et de restreindre la liberté de chacun dans
cette seule limite de l’utilité commune ? Il ne s’agit pas de définir l’essence
de l’Etat mais de répondre à l’exigence rationnelle qu’exprime
l’égalitarisme, l’individualisme et le protectionnisme, comme l’avait déjà
fait Lycophron comme le rapporte Aristote (Politique, III, 9 1280) : la loi de
l’Etat est « une convention … une simple caution garantissant les rapports de
justice entre les hommes, mais impuissante à rendre les citoyens bons et
justes » (p. 100). Si la justice est le privilège du savoir, lui-même privilège
de classe, la souveraineté s’exerce sans contrôle (ici sous la forme d’une
« sophocratie », p. 121). N’est-il pas préférable de substituer à la question :
qui doit commander, qui doit posséder le pouvoir souverain ? cette autre
question : « comment concevoir des institutions politiques qui empêchent
des dirigeants mauvais ou incompétents de causer trop de dommages ? » (p.
104) ? Non plus se demander quel est l’Etat idéal, mais comment l’Etat peutil être organisé pour rendre impossible la tyrannie ?
Enfin reste à considérer le genre « utopique » de cette philosophie
politique. La réflexion ici engage un conflit d’interprétation sur ce que peut
signifier un rationalisme politique. La raison s’exprime-t-elle seulement dans
la définition et la construction d’un modèle achevé, ou dans la rectification,
l’amendement de ce que l’expérience et l’histoire proposent ? Popper oppose
ainsi « la méthode d’édification utopiste » à « la méthode, à mon avis, seule
rationnelle, de l’édification au coup par coup ou par interventions limitées »
(p. 130). Il y aurait ici une corrélation nécessaire entre un modèle organique
de l’Etat, une condamnation de la démocratie, et l’utopisme philosophique.
L’Etat idéal est une société close où « la dépendance des membres à
l’ensemble est déterminée par des règles immuables, comme dans un
organisme vivant » (p. 142), et seul un rationalisme utopique peut fixer dans
un modèle ses structures définitives. Or ce radicalisme de l’utopie, lié à une
espèce d’esthétisme, est en lui-même irrationnel et comporte une violence
originelle : au lieu de réformer l’Etat, de soumettre l’exercice du pouvoir au
contrôle des citoyens, par un système d’institutions adaptées, la raison veut
« la transformation totale de l’organisation de la société », ce qui suppose,
même en pensée, de « faire table rase » de la société existante et de
l’expérience politique acquise. Le philosophe imagine un Etat nouveau, à
partir de l’Idée ou du modèle de l’Etat juste, au mépris de la réalité
empirique. Popper met en avant ce passage déjà cité de la République :
« Jamais un Etat ne connaîtra le bonheur, si le dessin n’en a pas été tracé par
ces artistes [philosophes] qui travaillent sur le modèle divin. (…). Ils
prendront … l’Etat et les caractères des hommes comme une toile, qu’ils
commenceront par rendre nette, ce qui n’est pas très facile. En tous cas, …
ils différeront dès l’abord des législateurs ordinaires en ce qu’ils ne
consentiront à s’occuper ni d’un particulier ni d’un Etat, pour lui tracer des
lois, que lorsqu’ils l’auront reçu net ou l’auront eux-mêmes rendu tel »
(500e-501a). La perfection idéale de l’utopie ne le cède pas à la violence de
son radicalisme. Cette « imagination », cette fiction « rationnelle » d’un Etat
parfait est en puissance de la violence la plus sauvage, comme la terreur
révolutionnaire a pu en donner l’exemple dans l’histoire : réaliser le modèle
quoiqu’il en coûte, précipiter l’histoire, en se sacrifiant soi-même s’il le faut,
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non pour déceler et combattre les maux les plus graves et les plus immédiats
de la société » mais « pour lutter pour son bonheur futur » (p. 131).
Mais la critique de l’utopisme platonicien, et de ses
aspects « totalitaires », suffit-elle à rejeter comme inactuelle pour nous toute
la philosophie politique des Anciens ? Le modèle de l’Etat idéal dessiné par
Platon dans la République épuise-t-il tout l’enseignement que les Modernes
peuvent retirer de l’étude de la cité antique et de la théorie philosophique de
la Cité-Etat ? Il est encore temps de redire avec H. Arendt que « la cité
grecque continuera d’être longtemps au fondement de notre existence
politique, au fond de la mer, donc aussi longtemps que nous aurons à la
bouche le mot “politique” », ce qui signifie finalement que, compte tenu de
sa philosophie politique, au moins dans la République, Platon est le moins
grec des philosophes grecs. Aussi peut-on trouver chez Aristote qui, à bien
des égards, s’oppose à son maître Platon, de quoi penser une autre
philosophie antique de l’Etat, à même, paradoxalement, parce que l’obstacle
de l’utopie est levé, de mieux signaler tout ce qui sépare la théorie moderne
de l’Etat de l’expérience de la Cité des Anciens.
La démocratie : République VIII
On connaît la critique de la démocratie que Platon déploie au livre
VIII de la République. Politiquement la liberté <eleuthéria> revient à la
simple licence <exousia> : non pas le régime où chacun participe au pouvoir
mais le régime où chacun peut le faire si ça lui plaît et comme chacun vaut
chacun (égalité arithmétique), il en résulte une anarchie généralisée.
L’homme démocratique (car la démocratie est ici jugée à l’aune de l’homme
qu’elle suppose ou engendre) c’est la démission généralisée, la perte de
l’autorité, l’impuissance : la société démocratique ressemble « à une foire, à
un bazar, à un marché libéral, voire néo-libéral ou pré-capitalistique »
(Derrida, Voyous, Galilée, 2002). La critique et la caricature de la démocratie
est à la mesure de la fascination qu’exerce sur l’esprit la liberté telle qu’il se
la propose immédiatement. Rappelons donc ces textes fameux du livre VIII
de la République :
« N’est-il pas vrai que tout d’abord on est libre dans un tel Etat
[démocratique], et que partout y règne la liberté, le franc parler, la licence de faire ce
qu’on veut. (…) Mais partout où règne cette licence, il est clair que chacun peut s’y
faire un genre de vie particulier, suivant sa propre fantaisie. (…) Cette constitution,
dis-je, a bien l’air d’être la plus belle de toutes. Comme un manteau bigarré, nué de
toute sorte de couleurs, ce gouvernement bariolé de toutes sortes de caractères
pourrait bien paraître un modèle de beauté ; et il est bien possible, ajoutai-je, que,
semblables aux enfants et aux femmes, chez qui la bigarrure émeut la curiosité, bien
des gens le considèrent effectivement comme le plus beau. (…) Mais, repris-je, n’être
pas contraint de commander dans cet Etat, même si l’on est capable, ni d’obéir, si on
ne le veut pas, ni de faire la guerre quand les autres la font, ni de garder la paix quand
les autres la gardent, si on ne désire point la paix ; d’un autre côté commander et
juger, si la fantaisie vous en prend, en dépit de la loi qui vous interdit toute
magistrature ou judicature, de telles pratiques ne sont-elles pas divines et délicieuses
sur le moment ? »
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Mais c’est au nom de cette liberté, que les enfants n’obéissent plus à
leurs parents, les élèves à leurs professeurs. Ces derniers refuseraient
d’exercer la moindre autorité ou d’exiger le moindre respect. L’Etat
démocratique « ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté ». Il est
« altéré » par son principe même parce que celui-ci tend naturellement à
l’excès : la liberté contient l’abus de liberté. Règne ainsi la plus entière
confusion, par mépris des ordres, c’est-à-dire l’anarchie qui n’épargne
personne, pas même les animaux :
« Quand un Etat démocratique, altéré de liberté trouve à sa tête de mauvais
échansons, il ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ; alors, si ceux qui
gouvernent ne sont pas extrêmement coulants et ne lui donnent pas une complète
liberté, il les met en accusation et les châtie comme des criminels et des oligarques.
(…) Et s’il est des citoyens … qui sont soumis aux magistratures, on les bafoue et on
les traite d’homme serviles et sans caractère ; mais les gouvernants qui ont l’air de
gouvernés, et les gouvernés qui ont l’air de gouvernants, voilà les gens qu’on vante et
qu’on prise, et en particulier, et en public. N’est-il pas inévitable que dans un pareil
Etat l’esprit de liberté s’étende à tout ? (…) Et qu’il pénètre … dans l’intérieur des
familles et qu’à la fin se développe jusque chez les bêtes ? (…) que le père
s’accoutume à traiter son fils en égal et à craindre ses enfants, que le fils s’égale à son
père et n’a plus ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre ; que
le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger de même.
(…) A ces abus … ajoute encore les menus travers que voici. Dans un pareil Etat, le
maître craint et flatte ses élèves, et les élèves se moquent de leurs maîtres, comme
aussi de leurs gouverneurs. En général, les jeunes vont de pair avec les vieux et luttent
avec eux en paroles et en actions. Les vieux, de leur côté, pour complaire aux jeunes,
se font badins et plaisants et les imitent pour n’avoir pas l’air chagrin et despotique.
(…) Mais … le dernier excès où atteint l’abus de la liberté dans un pareil
gouvernement, c’est quand les hommes et les femmes qu’on achète ne sont pas moins
libres que ceux qui les ont achetés. J’allais oublier de dire jusqu’où vont l’égalité et la
liberté dans les rapports des hommes et des femmes. (…) Les bêtes mêmes qui sont à
l’usage de l’homme sont ici beaucoup plus libres qu’ailleurs, à tel point qu’il faut
l’avoir vu pour le croire. C’est vraiment là que les chiennes, comme dit le proverbe,
ressemblent à leurs maîtresses ; c’est là qu’on voit les chevaux et les ânes, accoutumés
à une allure libre et fière, heurter dans les rues tous les passants qui ne leur cèdent
point le pas ; et c’est partout de même un débordement de liberté. (…) Or tu conçois
… quelle grave conséquence ont tous ces abus accumulés : c’est qu’ils rendent les
citoyens si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se
révoltent, et ils viennent … à se moquer des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir
absolument aucun maître » (République, VIII, 562b-563d).
Démocratie, démagogie, et on connaît la suite : renversement dans son
contraire, la tyrannie : c’est « le désir insatiable de ce bien, avec
l’indifférence pour le reste, qui fait changer ce gouvernement et le réduit à
recourir à la tyrannie » (ibid., p. 562c). L’excès de liberté conduit à l’excès
contraire : « la servitude la plus complète et la plus atroce » (VIII, 564a). Il
suffit de flatter le peuple pour lui faire finalement accepter une domination
alors que son désir de liberté lui faisait tenir en horreur toute espèce
d’autorité. C’est que le peuple ne connaît pas la raison : son désir illimité de
liberté le conduit à supporter une domination sans limites. La démocratie est
bien le régime de la démagogie (cf. le Gorgias) puisque c’est le règne de la
doxa (démocratie et démocratie d’opinion sont en quelque sorte parfaitement
synonymes) : le peuple n’écoute pas le sage mais le sophiste qui sait lui
parler non le langage de la raison, mais le langage des affects : il donne son
suffrage à celui qui est le plus habile à le persuader (et non à le convaincre) :
« du pain et des jeux » dira plus tard Juvénal. Ainsi la démocratie qui est
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formellement le meilleur régime se transforme dans le pire des régimes (la
tyrannie). La cité démocratique ne confie pas la politique au logos, car en
démocratie le langage parle la langue du désir (le peuple c’est la foule <oi
polloi> qui ne sait rien, qui est ignorante de son ignorance : « devant la
foule, c’est-à-dire … devant ceux qui ne savent pas », Gorgias, 459a. La
foule est ainsi toujours associée à la concupiscence, la partie basse de l’âme,
comparée à un gros animal dont la force et l’impulsivité la rendent
potentiellement violente. La sophistique est ainsi la fille de la démocratie :
elle assure à ce grand tyran qu’est le langage le libre cours de la tyrannie
politique. La démocratie c’est le gouvernement du peuple, c’est-à-dire de fait
la tyrannie de l’opinion (cf. Gorgias)71. Et la tyrannie de l’opinion conduit à
la tyrannie tout court. Le peuple <dèmos> a « l’invariable habitude de
choisir un favori qu’il met à sa tête et dont il nourrit et accroît le pouvoir »
(565c).
Mais alors la démocratie est moins un régime que le contre-type de
tout régime politique. Plus exactement, la démocratie n’est pas seulement le
régime le plus instable, celui qui contient tous les régimes – car en
démocratie ce n’est pas le peuple qui gouverne mais une oligarchie de
professionnels (comparés à des frelons) qui mènent le peuple en maintenant
l’illusion qu’il est au pouvoir : autrement dit, la démocratie n’existe jamais
(elle est une oligarchie qui ne dit pas son nom) et l’unité du peuple dissimule
en réalité une dissension généralisée (les pauvres contre les riches) – elle est
aussi le régime où se supprime le politique lui-même c’est-à-dire l’exigence
de justice qu’il doit satisfaire. La politique c’est l’art d’instituer la justice
dans la cité. Or la juste organisation de la Cité implique la mise en ordre de
la liberté, ce qui exige finalement un geste radical : suspendre l’histoire de la
cité pour refonder la cité à partir de rien. « Jamais un Etat ne connaîtra le
bonheur, si le dessin n’en a pas été tracé par ces artistes [philosophes] qui
travaillent sur le modèle divin. (…). Ils prendront … l’Etat et les caractères
des hommes comme une toile, qu’ils commenceront par rendre nette, ce qui
n’est pas très facile. En tous cas, … ils différeront dès l’abord des
législateurs ordinaires en ce qu’ils ne consentiront à s’occuper ni d’un
particulier ni d’un Etat, pour lui tracer des lois, que lorsqu’ils l’auront reçu
net ou l’auront eux-mêmes rendu tel » (500e-501a).
Il s’agit très exactement de confier le pouvoir à celui ou à ceux qui
méritent de commander, et Platon d’en proposer la théorie sous la forme de
l’utopie d’une science politique (rois-philosophes) – la science étant en
quelque sorte une compétence incontestable : l’aristocratie du savoir est la
En réalité, il n’y a moins chez Platon un mépris du peuple que la volonté de
remettre le peuple à sa place. Il ne s’agit pas d’élever le peuple en l’éduquant, mais de le faire
participer à la politique en comprenant et en respectant le savoir philosophique qui doit
organiser celle-ci. Socrate dit ainsi : « N’incrimine pas la foule ainsi. Elle aura là-dessus une
opinion différente si, au lieu de la quereller tu sermonnes et que tu la délivres de son
animosité envers l’amour de l’instruction en lui faisant voir quels hommes tu appelles
philosophes » (République, VI, 499d). La foule doit avoir un maître qui éduque cette force.
Aussi le principal obstacle à la politique n’est-il pas la foule mais ceux qui, animés par le
désir du pouvoir, flattent la foule (les sophistes). Finalement, le peuple n’est pas donné mais à
produire : il faut politiser le peuple, annuler sa force (la populace) ou la transformer en
puissance politique, en rendant le peuple capable de comprendre le sens des lois même s’il ne
peut en être l’origine (qui revient à la classe de ceux qui savent). C’est surtout dans le
Politique et dans les Lois que ce projet trouve sa voie chez Platon (par le tissage de la
population, l’extension de l’éducation à l’ensemble des citoyens…).
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seule aristocratie acceptable, même si elle s’accompagne chez Platon de
dispositions strictes pour qu’elle ne dévie jamais vers la plouthocratie.
Comme l’écrit Jacques Rancière : « L’arkhè est le commandement de ce qui
commence, de ce qui vient en premier. Elle est l’anticipation du droit à
commander dans l’acte du commencement dans l’exercice du
commandement. Ainsi se définit l’idéal d’un gouvernement qui soit
l’exhibition en acte de la légitimité de son principe. Sont propres à gouverner
ceux qui ont les dispositions qui les approprient à ce rôle, propres à être
gouverné ceux qui ont les dispositions complémentaires des premières » (La
haine de la démocratie, p. 45).
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Praxis-Arétè-Agathon
Enseigner et définir la vertu : Ménon 72
Le Ménon, ce « charmant petit dialogue » comme dit Koyré (p. 22.),
appartient aux dialogues dits socratiques. Cela veut dire à la fois que Socrate
est mis en scène dans la discussion philosophique et que Platon reste encore
fidèle à l’enseignement de son maître, et donc que le problème moral domine
et qu’il s’agit moins d’enseigner que d’éveiller à la réflexion.
Le socratisme du dialogue se traduit, de façon plus précise, par
l’exigence de définition dont Aristote accorde dans la Métaphysique (p. 22.)
qu’elle est bien l’invention de Socrate. Autrement dit, Socrate qui a réorienté
la philosophie d’une enquête sur la phusis vers la connaissance de l’homme,
est le philosophe qui introduit en morale un langage rigoureux. Or la
méthode pour conduire la pensée à une définition de chaque valeur ou de
chaque vertu est précisément le dialogue, méthode de recherche plutôt que
d’exposition de la vérité. Ainsi, un dialogue socratique est l’examen qui
porte sur une question morale (une vertu) où l’exigence essentielle de la
définition se révèle comme la condition d’un discours rigoureux sur les
valeurs et dont le dialogue est à la fois la mise en forme et la méthode
privilégiée. Ainsi l’objet du dialogue (socratique) est moins l’acquisition
d’un savoir que la révélation dans et par le discours de l’exigence essentielle
de la définition, c'est-à-dire l’éveil (ou le réveil) pour chacun de la capacité
cognitive de son âme. C’est ce qu’exprime le passage sur la réminiscence.
On peut l’interpréter aussi comme la dramatisation de la fin du dialogue en
tant que méthode de recherche de la vérité : se réapproprier sa capacité à
penser et à connaître avant de s’approprier le vrai, ou plutôt la mise en
évidence que les deux mouvements sont indissociables.
Ainsi, il y a une interférence constante entre la forme et le contenu du
dialogue : réfléchir sur une vertu, et a fortiori quand il s’agit comme ici de la
vertu, c’est réfléchir sur la méthode qui permet d’accéder à sa connaissance.
C’est pourquoi ici le dialogue se présente comme la recherche de la vérité en
acte, sans la garantie du succès : de là les rebondissements et les apories.
Ce « charmant » dialogue socratique est pourtant un dialogue
énigmatique. Le dialogue débute de manière assez brusque par une
question : « La vertu s’enseigne-t-elle ou non ? ». La question n’est ni
nouvelle ni originale. On sait qu’elle était très discutée dans les cercles
philosophiques d’Athènes et que les sophistes prétendaient que la vertu
s’enseigne (Voir Canto, note GF, p. 209-210). C’est même là le présupposé
qui légitime socialement l’enseignement sophistique. Ménon qui pose
directement la question à Socrate est un disciple de Gorgias – même s’il se
montre finalement réservé sur l’enseignement sophistique (95c). Formé par
l’éducation sophistique, bien doué pour les discours, il rappelle d’ailleurs
qu’il en a lui-même prononcé de nombreux sur la vertu (80b).
72 Nous citons le dialogue dans la traduction de Monique Canto-Sperber, dans
l’édition G-F Flammarion (2ème édition corrigée et mise à jour, 1993) dont l’introduction et
les notes constituent désormais pour le lecteur français le document de travail de référence.
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Donc on pourrait dire que le Ménon est le dialogue socratique qui
porte sur la vertu. Mais les choses sont en réalité moins simples. D’abord la
vertu n’est pas une vertu. Cette difficulté est rencontrée dans la discussion.
Ensuite la question du dialogue n’est pas prioritairement : qu’est-ce que la
vertu ? mais : comment devenir vertueux ? Pourtant l’enjeu du dialogue est
de montrer que la première question (qu’est-ce que la vertu ?) précède
logiquement la seconde (comment acquérir la vertu ?), en obligeant la
pensée au détour essentiel de la définition. Mais cette question oblique
(comment devenir vertueux ?) et le nécessaire pas en arrière vers la question
de l’essence induisent pour le développement du dialogue des paradoxes
nombreux et finalement son aporie. Ainsi la question initiale est-elle
l’occasion de poser la question de l’essence et finalement un problème de
méthode : qu’est-ce qu’une bonne définition ? C’est pourquoi le Ménon se
présente aussi comme « un des textes fondateurs de la philosophie » (Canto,
Ménon, introduction, p. 9). La vertu s’enseigne-t-elle ? Comment connaître
la vertu ? Comment définir la moindre chose ? Comment chercher ce qu’on
ne sait pas ? De l’enquête préliminaire sur l’enseignement de la vertu, le
dialogue glisse de la question de la définition, vers une réflexion
épistémologique sur « les paradoxes de la connaissance » (M. Canto, Les
paradoxes de la connaissance, O. Jacob, 1991). Aussi l’idée de réminiscence
constitue-t-elle le deuxième centre de gravité du dialogue.
Enfin il s’agit de savoir en quel sens il faut entendre le mot même de
vertu. La médiation de la définition est ainsi l’occasion d’une confrontation
entre la conscience philosophique et l’opinion athénienne. Et c’est bien sur
le sens et la valeur qu’il faut reconnaître à la vertu et donc à son
enseignement que s’affrontent les personnages : un disciple de sophiste,
Socrate, un conservateur en la personne d’Anytos. La vertu, l’excellence,
<arètè> peut en effet désigner soit la valeur politique telle que la comprend
le démocrate Ménon, soit la valeur morale, indissociable de la justice que
Platon fait rechercher constamment à Socrate, soit, pour Anytos, ce qui
s’acquiert par l’usage et l’imitation des hommes de bien que compte
Athènes. C’est sur la question de la vertu que la conscience grecque se
déchire, que la philosophie se constitue comme conscience autonome face à
la « substance éthique » grecque. Aussi n’est-il pas étonnant que Socrate ait
pu passer pour un authentique sophiste : l’exigence de définition qui situe,
pour la conscience philosophique, la pensée dans la visée de l’universel, est
interprétée comme une critique des valeurs et des principes de la cité (Voir
Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 138, remarque et addition ).
Le Ménon est ainsi la dernière défense de Socrate par Platon – on
assiste à un face à face réaliste entre le maître de Platon et son principal
accusateur, Anytos, mais où la présence du disciple fait oublier celle du
maître, de sorte qu’on peut considérer le Ménon comme le dernier dialogue
socratique ou le premier non-socratique (Canto, p. 11). Le thème, la méthode
sont socratiques : mais certains thèmes, et notamment le recours à
l’hypothèse inspirée par la méthode des mathématiciens dans la conduite de
l’enquête dialectique, ne le sont plus (Il représente le tournant de la pensée
de Platon selon Vlastos, Paradoxes de la connaissance, p. 68).
Donc le Ménon est un dialogue dont l’unité est mal saisissable : il est
un dialogue éthique qui engage sur les paradoxes de la connaissance,
dialogue à la fois socratique (langage éthique rigoureux) et non-socratique.
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Canto résume ainsi le paradoxe du Ménon : « Dans le Ménon, les problèmes
sont aussi divers que le propos est concentré : les questions logiques et
épistémologiques sont associées aux questions éthiques et politiques. Et,
peut-être davantage que les dialogues plus achevés, le Ménon fait voir
clairement ce qu’est le travail de la pensée, l’approche d’une vérité dont on
connaît avec conviction la présence, mais dont on ignore encore la forme ».
Même si le thème général est éthique, le dialogue se développe en
s’articulant autour de plusieurs problèmes de nature épistémologique :
- la question de la définition (qu’est-ce que définir, qu’est-ce qu’une
bonne définition ?) :
- la théorie de la réminiscence (comment apprendre, si l’on ne peut ni
savoir ni ignorer complètement ?) ;
- la fonction de la méthode hypothétique (dans quelle mesure la
procédure de l’hypothèse est la méthode de la réminiscence ?) ;
- le statut de l’opinion vraie (y-a-t-il un milieu entre la science et
l’ignorance ?).
Le dialogue comporte cinq parties. Ménon et Socrate interviennent
d’un bout à l’autre du dialogue : l’esclave et Anytos apparaissent brièvement
pour s’entretenir avec Socrate.
Ménon est le principal interlocuteur de Socrate. Le personnage
historique est un condottiere (chef de soldats mercenaires) qui prit part à
l’expédition des Dix mille avec Xénophon et n’en revint pas (Voir Canto, p.
18-23). Dans le dialogue, il est jeune (entre 18 et 20 ans), riche, a reçu une
bonne éducation (il a étudié les mathématiques, les poètes, Empédocle, fut
l’élève de Gorgias). S’il paraît assez intelligent pour faire des objections aux
définitions de Socrate (75c), il est décrit comme vaniteux, impatient dans le
jeu des questions et des réponses. Son intelligence n’est pas accompagnée de
la vertu qui sied à l’exercice de la dialectique. Même si le personnage évolue
au cours du dialogue – du ton de la menace (80b-c) à l’acceptation de la
recherche commune –, il demeure un mauvais partenaire dialectique1. Il ne
s’emporte pas comme Calliclès, mais n’a pas le bon naturel philosophique de
Théétète. Il est moins talentueux qu’Adimante et Glaucon dans la
République. C’est en partie à cause de Ménon que le dialogue échoue, faute
d’avoir compris vraiment l’exigence essentielle de l’essence, de s’être
entendu sur le sens éthique de la vertu. Ménon n’est pas en quelque sorte
travaillé par le désir du savoir vrai dont la réminiscence est la trace. Il reste
l’homme du pragmatisme politique de son temps, celui qui a proposé de
définir la vertu comme « capacité de commander aux hommes, de se réjouir
des bonnes choses et de se … procurer » (77b), les biens comme richesse,
pouvoir et renommée (78c). Aussi ne faut-il pas se tromper sur la conclusion
aporétique du dialogue. Puisque la vertu n’a ni maîtres ni disciples, que les
plus grands hommes n’ont pas su l’enseigner, reste à admettre qu’elle
consiste dans une certaine opinion droite, espèce d’intuition irraisonnée de
ce qu’il faut faire, dévolue à quelques-uns. Mais si cette conclusion
constituait la réponse de Platon à la question de l’essence, le projet de
l’enseignement socratique (élever l’éthique au rang de science) et le passage
sur la réminiscence seraient sans fondement. La vraie réponse a été manquée
par le dialogue, parce que Ménon n’a pas compris le sens du mythe de la
réminiscence : la connaissance des valeurs éclaire le sens de l’expérience en
la précédant au lieu d’en procéder, et ce que requiert de celui qui s’engage
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dans la pensée l’appel à la réflexion personnelle. Le consentement à la
recherche, aux exigences de la recherche, au long détour dialectique, ne peut
pas être seulement verbal, mais il implique l’être avec toute son âme entière
comme il sera dit dans la République (518d).
L’aporie finale est donc relative au caractère et aux aptitudes
déficientes de Ménon. Elle comporte une intention finalement polémique.
Car il n’est pas dans la pensée de Platon de faire de la vertu une opinion
droite. Mais en concluant sur cette idée, Socrate montre à Ménon, et à
travers lui aussi bien au sophiste qu’au conformiste, que tels qu’ils
conçoivent la vertu, elle n’est qu’une opinion droite, un pseudo-savoir qui ne
se prête pas à l’enseignement. Ménon renoncera par conséquent à prétendre
enseigner la vertu par ses discours. La vertu selon Ménon n’est pas la vertu
et n’est rien d’autre qu’une opinion droite. La vertu qui n’est pas une opinion
droite, quant à elle, peut s’enseigner peut-être. Mais pour le comprendre, il
faut reprendre l’examen à nouveaux frais et disposer d’une théorie du bien et
de la connaissance de l’être qui fait encore ici défaut.
Anytos est le futur accusateur de Socrate. C’est un citoyen fortuné, qui
aura été influent, malgré sa fidélité à la démocratie athénienne. Platon met en
scène leur confrontation. A travers des motifs personnels de haine (Socrate
avait conseillé à Anytos de laisser son fils abandonner le métier paternel de
tanneur, pour éviter qu’il ne sombre dans le vice : Socrate avait vu juste,
semble-t-il, doutant, comme il suggère dans le dialogue, du pouvoir des
pères d’éduquer les enfants à la vertu et au bien), c’est une opposition qu’on
dirait « idéologique » qui se dégage. Anytos représente à la fois les artisans
et les hommes politiques que Socrate, sous la motion de son démon, n’a
cessé de critiquer (voir Apologie de Socrate), ce qui a permis l’assimilation
de l’action de Socrate sur ses concitoyens à l’activité des sophistes. Le
conservatisme exemplariste d’Anytos induit la misologie – la vertu
s’enseigne par l’imitation des hommes exemplaires de la cité et donc il ne
faut rien critiquer ni rien changer – et la méfiance pour l’exercice de la
pensée rationnelle (l’effort pour soumettre les valeurs à la connaissance est
par principe suspect et coupable). La haine de la raison est dissimulée par la
haine de l’étranger et favorise l’identification de la philosophie avec la
sophistique. Lorsque Anytos décrit la capacité de la classe politique
athénienne à transmettre la vertu aux jeunes gens, il se range lui-même au
nombre de ceux qui la transmettront par la seule exemplarité de ce qu’ils
sont. Les valeurs sur lesquelles une société est fondée ne sont, aux yeux
d’Anytos, ni à critiquer ni même à étudier, mais seulement à reproduire.
Elles forment la base d’un agrément politique, et l’intervention de la
réflexion critique sur les conditions d’un tel agrément peut aller jusqu’à
susciter la haine. Cette haine que les hommes politiques réservent à ceux qui
critiquent les valeurs de la cité ou qui dénoncent le manque de conformité
entre les actions des politiques et les valeurs que ceux-ci proclament, n’est
qu’un aspect particulier de la misologie, la haine à l’égard des discours et de
la réflexion.
Mais là où la critique socratique est la plus haïssable pour les hommes
politiques, c’est lorsqu’elle prend pour cible leur prétendue exemplarité
éducative.
Une autre raison de l’hostilité que suscitait Socrate vient de
l’apparente similitude entre sa manière de discuter et celle que pratiquaient
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les sophistes. Comme les sophistes, Socrate sollicitait sans cesse la
discussion, cherchait à réfuter les réponses qui lui étaient faites, comme eux
il s’attaquait aux opinions déjà formées. Une expression qu’Anytos utilise
dans le Ménon est à cet égard frappante. Exprimant toute sa haine à l’égard
du sophiste, Anytos ajoute : « Le sophiste, hommes d’Athènes, est sans
doute, selon lui, nul autre que Socrate» (M. Canto, op. cit., p. 31-32).
Pourtant on aurait tort de séparer ces deux personnages. Il y a des liens
précis entre ce « disciple cultivé du plus grand orateur de l’époque » et ce
démocrate anti-intellectuel. Tous deux, quelles que soient leurs différences,
admettent la même définition de la vertu.
Face à l’opinion sur la vertu représentée par le couple Ménon-Anytos,
il y a Socrate et le jeune esclave. Ce jeune serviteur de Ménon, sans nom et
sans caractère défini comme les autres personnages, est le sujet d’une
expérience de « psychologie cognitive »73 presque idéale, qui confirme la
thèse de Socrate sur l’acquisition du savoir. Esclave, il n’a pas reçu
d’éducation. Mais au lieu de représenter le non-savoir, voire la nonhumanité, il manifeste la condition de toute connaissance possible. Son
esprit est vierge de toute instruction. Et pourtant il se révèle capable de
comprendre et de savoir ce qu’il n’a jamais appris, précisément parce qu’il
est doué d’une âme intellectuelle. En tant que l’homme est son âme, il sait
toutes choses. L’âme est au moins la cause formelle de la connaissance. Le
cas du jeune esclave est ainsi troublant. D’abord parce que la connaissance
de la vérité y est montrée comme la vraie liberté, indifférente à la condition
des hommes (esclaves/citoyens). L’âme est le tout de l’homme, et la capacité
intellectuelle qui définit la connaissance est le critère spécifique de
l’humanité. Ainsi dans le dialogue, l’esclave fait-il figure de contre-type à
Ménon : autant Ménon est impatient et peu docile, autant l’esclave paraît
apte à l’étude. Enfin le cas cognitif de l’esclave sert à réfuter tout empirisme,
sans tomber dans l’humanisme sophistique de Ménon ou dans le
culturalisme conservateur représenté par Anytos. Le savoir n’est ni résultat
de l’enseignement d’un maître de rhétorique ni le fruit de la scholè attachée
traditionnellement à la figure de l’homme libre et à l’âge. La sagesse peut
être le fait d’un homme jeune et de condition servile. Même si Platon ne se
livre pas à une critique directe de l’esclavage, on voit comment les
paradoxes du savoir troublent aussi les préjugés de la société grecque.
Quant à Socrate, on l’a déjà souligné, il se fait plus platonicien que
socratique, plus mathématicien que moraliste, ou plus exactement ordonne la
rationalité pratique à la procédure mathématique d’examen par hypothèse.
Moins sévère envers les hommes politiques que dans le Gorgias, en leur
reconnaissant le mérite de posséder non pas une science mais une opinion
droite en matière d’action politique, il avance aussi l’hypothèse de la
Réminiscence qui « se retrouvera dans des dialogues plus tardifs tels le
Phédon et le Phèdre, comme pièce essentielle de la pensée platonicienne »
(voir la notice dans l’éd. Belles-Lettres : le Ménon se présente comme un
complément du Gorgias (absence de la théorie de l’opinion vraie). Mais
l’introduction de l’opinion vraie permet un changement dans la pensée de
Platon, c'est-à-dire un certain éloge des hommes politiques (p. 230).
73
voir Benny Shanon :
paradoxes de la connaissance ).
« Le Ménon. Une conception de psychologie », in Les
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Plan du Ménon. Nous suivons les indications de M. Canto – d’autres
découpages sont acceptables : voici celui que propose J.-C. Fraisse dans son
commentaire chez Hatier (1987) : 1) L’art de la définition ( 70a-77a) ; 2)
Examen de la définition proposée par Ménon (77b-80d) ; 3) Le recours à la
réminiscence (80d-86c) ; 4) Le recours à la méthode hypothétique (86d89b) ; 5) Une science sans maîtres ni disciples (89c-96c) ; 6) La vertu est-ce
l’opinion droite ? (96d-100c)
I. Difficiles définitions de la vertu
[Dialogue entre Ménon et Socrate (70a-80d)]
Introduction (70d-71d)
- Le thème du dialogue : la vertu s’enseigne-t-elle ? (70a)
- Ignorance de Socrate qui invite Ménon à définir la vertu (70a-71d).
a) Première définition (71e-73c)
1- Il y a de multiples vertus (71e-72a).
2- Quelle est la forme propre à toute vertu (72b-73c) ?
b) Deuxième définition (73c-75 b)
1- La vertu du commandement est la vertu (73 d)
2- Seul le commandement assorti de la justice est vertu (73d).
3- Défaut d’une définition qui définit un terme par une de ses
parties (73d-74d).
4- Analogie avec la notion de figure (74d-75b)
c) Modèles de définition par Socrate (75b-77a)
1- Définitions de la figure (74d-76a)
- La figure comme ce qui accompagne toujours la couleur (74d-c).
- Défaut d’une définition par une notion encore inconnue (75c-d).
- La figure comme limite du solide (75d-76a).
2- Définition de la couleur (76a-77a)
- La couleur comme un effluve de figures proportionné à la vue
(76c).
- Une définition valable pour toute espèce de perception (76e).
Application à la vertu : qu’est-ce que la vertu en général ? (77a)
d) Troisième définition (77b-80d)
1- la vertu ou le désir des belles choses avec le pouvoir de se les
procurer (77b)
2- discussion : les hommes désirent-ils toujours le bien ? (77b78b)
3 - la vertu n’est rien que le pouvoir de se procurer des biens et des
honneurs (78b-d)
4- l’exercice du pouvoir n’est vertu que sous les conditions des
vertus de justice, de tempérance, de courage (78d-79b).
Conclusion-transition (79b-80d) :
- répétition d’une erreur : définir la vertu par une vertu (79b-c)
- nécessité de reprendre l’enquête au début (79c-79e)
- l’effet du questionnement socratique : la comparaison de Socrate
à une raie-torpille (80a-d).
II. Les paradoxes de la connaissance
[Dialogue entre Socrate, Ménon, et un jeune esclave (80d-86c)]
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a) L’argument de Ménon (80d-81a)
1 - comment savoir et reconnaître ce qu’on ignore (80d)
2 - Socrate démontre son caractère éristique (80e-81a)
b) L’hypothèse de la réminiscence (81a-82b)
1 - une hypothèse religieuse (81a-c)
2 - chercher et apprendre pour l’âme, c’est se ressouvenir (81c82b)
c) Vérification de l’hypothèse de la réminiscence (82b-86c)
1 - la construction du carré double d’un carré quelconque (82b)
2 - l’interrogation est pour l’âme, le moyen et l’occasion
d’actualiser des opinions vraies en connaissances qu’elle possède en elle
avant son incarnation (85b-86b)
3- une certitude «métaphysique» qui encourage la recherche et la
réflexion (86b-c)
III. L’enseignement de la vertu
[Ménon et Socrate (86c-89e)]
a) Retour malheureux à la question de l’enseignement de la vertu
(86c-87a)
1 - accord pour reconnaître qu’on doit chercher ce qu’on ignore
(86d)
2 - regrets de Socrate : aporie prévisible du dialogue (86d)
b) Le recours à la méthode hypothétique (86d-89e)
1 - Examen de la question sous réserve d’une concession de la part
de Ménon (86e-87b)
2 - Conditions hypothétiques pour un enseignement de la vertu
(87b-89a)
- si la vertu est connaissance, elle s’enseigne (87b-c)
- si la vertu est un bien, c’est-à-dire utile, donc une sorte de
raison, elle s’enseigne (87d-89a)
3 - Conséquences du raisonnement (89a-e)
- la vertu n’est pas un don de nature (89a-b)
- il doit exister des maîtres de vertu et des disciples qui
reçoivent leur enseignement (89b-e)
IV. A la recherche des maîtres de vertu
[Dialogue entre Socrate, Ménon et Anytos (89e-96d)]
a) Les sophistes sont-ils les maîtres capables d’enseigner la vertu ?
(89e-92e)
1 - Présentation d’Anytos, associé à la discussion (89e-90b)
2 - L’analogie des métiers et de la sophistique (89b-91b)
3- Indignation d’Anytos : les sophistes sont un fléau social (91c
92e)
- folie des jeunes gens et des parents (92a-b)
- Anytos avoue n’avoir jamais fréquenté aucun sophiste
(92b-e)
b) La vertu exemplaire des hommes politiques athéniens (92e-94e)
1 - La vertu des honnêtes gens ( 92e)
2 - Les honnêtes gens incapables de transmettre la vertu (93a-b)
- rappel de l’objet de la recherche (93a-b)
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- discussion sur des exemples (93c-94e)
- Anytos se retire furieux de la discussion : un conseil
menaçant à l’intention de Socrate (94e)
c) La vertu peut-elle donc s’enseigner ? (95a-96d)
[Reprise de la discussion avec Ménon]
1 - L’opinion commune ne permet pas de se prononcer (95b)
2 - L’absence de maîtres et de disciples en vertu réfute la
possibilité de son enseignement (96b-c)
V. La vertu en tant qu’opinion vraie
[Socrate et Ménon (96d-100c)]
a) La rectitude non-rationnelle de l’opinion vraie (96d-97c)
1 - une négligence dans l’examen (96d-e)
2 - égale efficacité de la science et de l’opinion vraie (97a-c)
b) Différence entre la science et l’opinion vraie (97d-98c)
1 - les statues de Dédale : l’enchaînement du raisonnement causal
(97d-98a)
2 - deux critères d’appréciation (98b-c)
c) Ce que vaut la vertu des hommes politiques (98c-100c)
1 - Résumé des étapes de la discussion (98c-99b)
2 - L’opinion vraie ne diffère en rien d’un don divin
- les hommes politiques sont divins comme les prophètes,
les devins et les poètes (99c-d)
- telle est la conclusion du raisonnement tant que l’on ne se
met pas en quête de la vertu en soi (99e-100c)
70d-71d
Le dialogue commence de façon abrupte par l’énoncé d’une question
par Ménon, sans aucun préambule, contrairement à ce qui se passe en
général dans la plupart des dialogues platoniciens. On peut supposer que
Platon a été inspiré, pour les circonstances du dialogue, par la visite que fit le
personnage historique de Ménon, à la fin du Vè siècle, à Athènes pour
obtenir une aide militaire et que sa ville Pharsale puisse se défende contre le
tyran Lycophron. On apprend au cours du dialogue qu’il est jeune, sans être
adolescent (76b), riche et est accompagné de nombreux serviteurs (82a),
qu’il est le fils d’Alexidème (76e) et le compagnon d’Aristippe, qu’il est
l’hôte héréditaire du roi de Perse (78d), que sa famille entretient des liens
d’hospitalité avec la famille d’Anytos (90b). Surtout il est présenté par
Socrate comme l’élève du célèbre rhéteur Gorgias.
Tout se passe donc comme si Ménon était seulement animé par la
volonté de rencontrer Socrate pour lui poser sans détour la question :
comment la vertu s’acquiert-elle ? La question est, pour ainsi dire, son
propre contexte d’énonciation.
Elle n’est pas d’abord une question philosophique, mais
l’interrogation que la culture grecque se pose à elle-même avec insistance.
Loin d’être accessoire, elle touche à l’identité de la culture grecque. Pour le
comprendre, il faut s’arrêter sur la notion d’aretè 74 et sur la crise que
provoque dans cette histoire, au Vè siècle, l’avènement de la sophistique.
74
Voir M. Canto, p. 38-54.
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D’ailleurs la forme de la question de Ménon en porte témoignage. Il ne
demande pas à Socrate : comment acquiert-on la vertu, comment devient-on
vertueux ? - mais formule déjà lui-même le cadre des réponses possibles,
puisqu’il distingue trois causes possibles : la vertu est acquise ; la vertu est
un don de nature ; la vertu a une autre cause indéterminée. Mais Ménon
commence par la première hypothèse qu’il privilégie en distinguant deux
options : la vertu peut s’acquérir par l’enseignement (διδασκον) ou bien par
l’exercice (ασκητον − ασκεω : travailler, façonner, s’exercer à un art). Et
c’est seulement s’il s’avère qu’elle ne résulte ni de l’enseignement (µαθετον
est substitué à διδασκον 75 ) ni de l’exercice, qu’il faut envisager la
possibilité qu’elle soit donnée à l’homme par la nature ou provienne de
quelque autre cause76. Or ce sont bien les sophistes qui ont diffusé l’idée que
la vertu pouvait s’enseigner77, obligeant leurs contemporains à repenser leur
rapport à la valeur suprême sur laquelle la culture grecque s’était construite.
Naturellement cette question a suscité la réflexion philosophique. Elle a été
débattue par Platon, par Aristote, et a fini par devenir un débat académique
dans les écoles philosophiques78.
En effet, la notion d’aretè est une notion tout à fait centrale dans la
pensée grecque, qui a subi une évolution importante. Si la question de son
acquisition est si décisive, c’est parce que la vertu finit par désigner
l’excellence par laquelle l’homme accomplit sa nature propre. Au sens
archaïque, chez Homère, l’arétè signifie le succès à la guerre. La vertu, c’est
la vertu, la valeur guerrière, la noblesse du héros79. Plus tard, la vertu désigne
ce qui assure à l’homme la pleine réalisation de ses aptitudes, et même la
qualité d’un organe ou d’un outil à accomplir parfaitement la fonction pour
laquelle il est fait. On parlera d’une arétè de l’œil par exemple80.
75 On peut comprendre le sens de l’expression soit au sens matériel soit au sens
formel : la vertu est-elle matière enseignée ou bien est-il dans le concept même de vertu
qu’elle soit susceptible d’enseignement ? La suite du dialogue nous paraît mêler les deux
sens : la vertu ne s’enseigne pas puisqu’on constate qu’il n’y a aucun maître ni aucun disciple
en vertu. Cet argument empirique est censé réfuter l’idée que la vertu soit science, c'est-à-dire
la condition formelle d’un enseignement de la vertu. Voir M. Canto, note 2, p. 210-211 et
l’article de Jonathan Barnes, Revue philosophique, 4, 1991.
Sur la discussion portant sur la différence de signification entre les deux termes, voir
l’article de Bluck, dans Les paradoxes de la connaissance, p. 163-171.
76 Comme le note Bernard Piettre (Ménon, Nathan, 1990, p. 36), Ménon propose donc
quatre thèses. La vertu est ou science (thèse de Socrate dans le Lachès, dans le Protagoras, et
celle de Platon à partir de la République), ou exercice pratique (thèse des cyniques, des
cyrénaïques et des sceptiques), ou don de nature (thèse aristocratique chantée par les poètes
comme Pindare ou Théognis), ou don de fortune (thèse de la fin du dialogue).
77 Voir par exemple, Protagoras, 312 c-320c.
78 Voir M. Canto, note 1 p. 209.
79 Le terme convient sans doute mieux à certains égards pour traduire l’arétè grecque.
80 Voir W. Jæger : « Nous pouvons trouver dans l’histoire du mot aretè (qui se
rencontre aux époques les plus lointaines) un moyen d’accéder … à l’histoire de la culture
grecque. L’équivalent de ce mot aretè n’existe pas en français moderne : son acception la plus
ancienne représente un mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeur guerrière.
Pourtant cette idée d’aretè est la quintessence même de l’éducation aristocratique dans la
Grèce archaïque. (…) L’aretè constitue vraiment l’attribut du noble. Les Grecs ont toujours
pensé qu’une force et une bravoure exceptionnelles formaient la base naturelle du droit au
commandement : il leur était impossible de dissocier autorité et aretè. La racine de ce mot est
identique à celle d’aristos terme servant à indiquer des talents et une supériorité
extraordinaires - et on se servait sans cesse d’aristos au pluriel pour désigner la noblesse.
Tout naturellement, les Grecs, qui classaient les individus d’après leur valeur, utilisèrent un
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La notion s’est largement politisée pour exprimer le talent de l’homme
d’Etat ou ce qui fait la perfection du citoyen. C’est à l’exercice du pouvoir
qu’est naturellement destinée la complète réalisation de la vertu. Mais
progressivement aussi la valeur de naissance à laquelle était attachée le talent
politique s’efface au profit de l’éducation, d’une éducation politique ellemême infléchie dans le sens d’une prééminence des capacités intellectuelles.
Avec la démocratie, où l’arétè désigne la fonction d’ordre et de justice de la
loi dans la cité (la loi est égale pour tous les citoyens et éduque les citoyens à
la justice), la question de l’éducation appropriée supplante l’idéal
aristocratique de la valeur individuelle, qui marquait jusque là
l’appartenance à la même élite. Ainsi la notion d’arétè d’une part se
dénaturalise, et c’est cet idéal de culture et de rationalisation qui l’emporte
avec les sophistes. Il n’y a pas de vertu sans paideia : la vertu est objet
d’enseignement81. D’autre part le contenu moral dont la notion de vertu n’a
jamais été dépourvu change aussi. Là où la morale est encore sociale - il n’y
a pas d’arétè au mépris de la justice, de la piété, mais la justice et la piété
sont des contrats qui lient les hommes et les dieux, et les hommes à
l’intérieur d’une même communauté politique -, elle devient avec Socrate
une exigence abstraite et pour ainsi dire subjective-universelle, plus
conforme au concept moral de vertu qui est le nôtre (disposition à agir selon
le bien)82. La vertu n’est pas l’excellence du citoyen en tant que citoyen83,
mais de l’homme en tant qu’homme, c'est-à-dire en tant que l’homme est
essentiellement âme et raison. Socrate s’inscrit incontestablement dans le
prolongement des sophistes, contre l’idéal aristocratique d’une naturalité de
la vertu, contre la moralité sociale et conventionnelle de l’idéal
démocratique. Mais il s’oppose aux sophistes en considérant que la vertu
n’est pas la conformité d’une action à sa destination, l’action réussie, mais la
valeur morale de l’action pour autant qu’elle participe de la science84. C’est
critère semblable pour le monde en général. C’est la raison pour laquelle ils appliquèrent le
mot aretè à des choses et à des êtres qui n’avaient rien d’humain » (op. cit., p. 31-32).
81 « La rationalisation de l’éducation politique n’est qu’un exemple particulier de la
rationalisation de toute la vie à Athènes : alors plus que jamais, le but de l’existence fut
l’accomplissement, le succès. Un tel changement devait nécessairement modifier les valeurs
qui servaient de critères pour jauger les individus. Les qualités morales se virent désormais
reléguées à l’arrière-plan, tandis que l’accent fut mis sur les qualités intellectuelles. (…) Pour
la première fois, le côté intellectuel de l’homme eut la prééminence absolue, d’où cette
mission éducative que les sophistes s’efforcèrent de remplir. C’est là la seule explication
possible de leur croyance en la possibilité d’enseigner l’aretè » (W. Jæger, op. cit., p. 141).
82 « Agir conformément à l’aretè, c’est alors se soumettre à un bien objectif, par
rapport auquel les formes de réussite humaine ou le sentiment de sa propre réalisation
personnelle ne sont plus déterminants. Ces deux valeurs du terme aretè, la signification
traditionnelle (d’inspiration socio-politique) et la signification socratique (plus nettement
morale), sont d’ailleurs présentes dans le Ménon, et même opposées l’une à l’autre. La
fameuse définition que Ménon donne de la vertu exprime sans grands raffinements une
conception encore assez répandue à l’époque. Mais la réplique de Socrate, qui fait de la vertu
à la fois un bien et une forme de connaissance, propose une interprétation spécifique du terme
aretè, qui était sans doute aussi paradoxale pour les lecteurs de l’Antiquité qu’elle l’est pour
nous » (M. Canto, Introduction, Les paradoxes de la connaissance, p. 13).
83 Toute la vertu morale du citoyen est l’œuvre de l’éducation des lois. Voir la
prosopopée des lois dans le Criton, ou le concept de justice universelle ou légale chez Aristote
(Ethique à Nicomaque, V, 2-3).
84 Voir dans la suite du dialogue 88 c-89a. Voir aussi République, X, 618 c-d.
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le savoir qui fonde les vertus comme des valeurs substantielles, à égale
distance entre la pure valeur subjective et le conformisme social.
Or si Socrate est amené à parler de la vertu, à la demande de Ménon,
ce n’est pas au même sens que lui. Sous le même mot, ce sont deux concepts
qui s’opposent. C’est d’ailleurs ce que dramatise la première réplique de
Socrate.
Socrate décrit ironiquement l’état de la vie intellectuelle athénienne
comme un vide. La science <sophia> a déserté la cité pour s’expatrier en
Thessalie. Il oppose la magnificence, la richesse de la Thessalie, pourtant
réputée pour son inculture, à la sécheresse d’Athènes. Entre les deux cités la
situation est présentée comme exactement inverse : en Thessalie, à l’instar
de Gorgias lui-même, chacun paraît capable de répondre, sans détour à
toutes les questions du premier venu, à commencer par celles qui concernent
la vertu (70c) ; à Athènes, le premier venu est incapable de répondre à la
moindre question sur la vertu (71a).
Ici plusieurs interprétations sont possibles. Ou bien Platon veut dire le
contraire de ce qu’il dit, tant on a du mal à se convaincre que le
dessèchement intellectuel puisse caractériser l’Athènes du Vè siècle : c’est
une ironie contre l’enflure du savoir et du style du savoir thessalien. Alors la
critique porte contre l’enseignement de Gorgias, puisqu’il est celui-là même
qui a apporté la science en Thessalie. Le savoir n’est pas où l’on croit, dans
la magnificence, la généreuse assurance thessalienne mais dans la pseudoindigence athénienne.
Mais le trait d’ironie porte aussi bien contre les athéniens eux-mêmes,
exprimant la position critique de Socrate à l’égard de ses concitoyens qui ne
consentent pas à mettre la science au centre de la question de la vertu. La
réponse de Socrate, qui consiste à dire qu’il ne lui est pas possible de savoir
comment s’acquiert la vertu avant qu’il ne sache préalablement répondre à la
question de sa nature, vise tout autant le pseudo-savoir rhétorique ou
sophistique des étrangers que le conformisme social athénien.
Autrement dit, Ménon pose la question des moyens d’acquérir la
vertu, à partir de la thèse sophistique d’un enseignement possible de la vertu,
et dans l’horizon d’un concept finalement pragmatiste de la vertu, conforme
au concept dominant de l’excellence grecque, comme l’atteste la première
définition qu’il formule : « le désir des belles choses avec le pouvoir de se
les procurer » (77b).
Socrate avoue son ignorance, en feignant l’ignorance générale des
athéniens sur cette question. Il suggère à Ménon que la question qu’il pose
est prématurée et que pour son propre compte, le savoir lui fait défaut. Il
précise même la cause de son ignorance. Elle consiste exactement dans
l’ignorance de l’essence de la vertu. « Or si je ne sais pas ce qu’est la vertu,
comment pourrais-je savoir quoi que ce soit d’elle ? Te paraît-il possible
que, sans connaître aucunement Ménon et ignorant qui il est, on sache de lui
qu’il est riche, beau, noble même, ou tout le contraire de cela ? Ce fait te
paraît-il possible ? » (71 b, p. 126). Ici Socrate oppose clairement, comme
souvent dans les dialogues socratiques 85 , ce qui relève des propriétés
<opoion ge ti> à l’essence <ti estin> (71b) - ce que confirme l’énumération
des qualités dans l’exemple (riche, beau, noble). Autrement dit le fait de
L’attribut peut désigner une qualité accidentelle, une partie de l’essence, une
détermination qui compose sa définition (voir note 14 p. 215).
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s’enseigner, et plus généralement la manière d’être acquise représente, pour
la vertu, un simple prédicat. Or la connaissance de ce qui est attribut est
nécessairement postérieure à la connaissance de l’essence. On peut sans
doute aller plus loin. Socrate suggère que toutes les connaissances sur la
vertu ne servent de rien tant que l’on ne possède pas la science de son
essence, c'est-à-dire tant que les connaissances ne sont pas attachées à la
définition de son essence.
Ainsi la vertu ne consiste pas plus dans le fait de s’acquérir, que
Ménon ne s’identifie au fait d’être beau, riche, noble. Socrate semble écarter
le fait que l’enseignement constitue un caractère définitionnel de la vertu - ce
qui est peut-être à nuancer en fonction du passage sur la duplication du carré
puisque la méthode pour actualiser la réminiscence de l’âme est alors de
savoir « quelle » ligne est celle du carré double86. Il apparaît encore que le
savoir de l’essence fonde logiquement le savoir des attributs de l’essence.
C’est même cette antériorité de l’essence sur la qualité que s’attache à mettre
en évidence Socrate par l’analogie entre la vertu et le cas de l’individu87.
Enfin le savoir de l’essence constitue le vrai savoir. Celui qui prétend avoir
des connaissances sur la vertu sans être capable d’énoncer ce qu’elle est, est
ignorant de son ignorance. Ce qui pris ironiquement laisse entendre que
faute de connaître qui est Ménon, on peut lui prêter sans contradiction les
qualités contraires de celles que Socrate lui a reconnues (laideur, pauvreté,
bassesse).
Ménon entend la remarque de Socrate mais ne la comprend pas, ou ne
comprend pas ce qu’il faut y comprendre. Certes il admet qu’il n’est pas
possible de savoir s’il possède telle ou telle qualité sans qu’on le connaisse.
Mais pour Ménon le débat est ailleurs. Il porte sur le fait que Socrate avoue
ignorer ce qu’est la vertu, c'est-à-dire ignorer ce qu’il est le moins possible
d’ignorer pour un grec. L’ignorance est encore plus scandaleuse et
impardonnable quand on a eu la chance de rencontrer Gorgias. La figure de
Gorgias est dominante en ce début, dont le nom est cité pour la deuxième
fois, présentement par Ménon. Qui a rencontré Gorgias ne peut ignorer, dire
ignorer ce qu’est la vertu et même prétendre que cette ignorance est générale
(71c).
Mais Ménon et Socrate ne parlent pas de la même chose quand ils
parlent de la vertu et de la connaissance de ce qu’est la vertu. L’ambiguïté
sur le concept renvoie d’ailleurs à une opposition plus fondamentale, qui
porte sur le langage. En effet pour Ménon, ce qu’est la vertu c’est ce qu’on
entend par vertu, et c’est la manière d’acquérir cette vertu que Gorgias se
flatte de pouvoir enseigner88. Le savoir consiste dans la réponse, et dans le
Voir M. Canto, p. 101 et note 14 p. 215.
L’exemple n’en demeure pas moins surprenant si on l’analyse de façon plus serrée.
Car la connaissance des qualités de l’individu est empirique, ce qui est impossible pour la
vertu. En outre, on est en droit de distinguer entre l’intuition directe de la beauté et la
connaissance indirecte de la noblesse, entre la connaissance perceptive et la connaissance
propositionnelle. Voir M. Canto, note 14 p. 215.
88 Ce faisant il enveloppe un savoir et prétend transmettre un savoir : son art n’est
donc pas seulement rhétorique, mais relève de la sophistique. La rhétorique c’est l’art
(technè), le savoir-faire de l’orateur, qui parle devant les assemblées ou les tribunaux, ou du
rhéteur, qui enseigne la manière de convaincre. La sophistique a une autre ambition. Elle
prétend enseigner et transmettre un savoir et se présente comme un art de la discussion dans
l’affrontement des opinions. Mais Platon s’emploie à réduire la différence (voir le Gorgias).
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succès de la réponse. Au contraire, pour Socrate, ce qu’est la vertu c’est son
essence. Mais cette essence n’est pas donnée immédiatement dans le
langage : elle est à conquérir par l’exercice même de l’interrogation, de sorte
que la sagesse est ici plutôt du côté de la question, c'est-à-dire plus
précisément de la question en vue de l’essence, qui enveloppe
nécessairement la conscience initiale de l’ignorance de celui qui se met à sa
recherche.
Mais Socrate met ce différend sur le compte des faiblesses de sa
mémoire. Ce procédé met l’interlocuteur en situation de pouvoir s’engager
personnellement dans la réflexion, c'est-à-dire de s’impliquer dans l’exercice
dialectique. Socrate invite d’ailleurs explicitement Ménon à exposer son
savoir, en l’absence de Gorgias89. Car ce qui importe c’est non pas le
souvenir de Gorgias, le rappel de son enseignement, mais la confrontation du
savoir et de l’ignorance dans le dialogue. Ménon est incité à abandonner le
savoir de la mémoire, ou plutôt à exposer son savoir, c’est-à-dire à la fois à
ne pas le retenir pour lui-même de façon «jalouse» et à lui faire subir
l’examen de la discussion. Par là Socrate espère non seulement sortir de son
ignorance mais être désabusé d’une erreur, lui qui vient de soutenir que
personne ne sait et n’a jamais su ce qu’est la vertu.
Pourtant là encore la discussion s’engage mal. Ménon s’empresse de
répondre à la demande de Socrate, mais en parfait disciple de Gorgias. Aussi
ce qui vient à être éprouvé c’est le savoir de Gorgias sur la vertu. En fait,
depuis la question initiale, abrupte et abstraite, rien n’a changé puisque,
depuis le début, Socrate vise le savoir que présuppose la forme même de la
question de Ménon. Comme l’écrit M. Narcy90, « Après la déclaration de
Socrate qu’il n’a jamais rencontré lui-même, pas plus qu’un autre, un
homme capable d’enseigner la vertu, le dialogue aurait pu très bien passer
directement à ce que sera la pseudo-conclusion du dialogue : s’il existe des
gens vertueux, ce n’est pas un enseignement qu’ils doivent de l’être ». Or si
le dialogue prend un autre chemin, plus sinueux et finalement aporétique,
c’est parce que Ménon fait aussitôt part de son étonnement, non pas de ce
que Socrate ignore ce qu’est la vertu - Ménon n’a pas compris ce que veut
dire cette ignorance - mais de sa méconnaissance de Gorgias. « Ce qui
étonne Ménon, c’est que Socrate n’ait pas reconnu en Gorgias un maître,
quelqu’un qui, faisant profession d’enseigner, détient un savoir qui lui
permet, selon la description de Socrate lui-même, de répondre à toute
question, et en particulier de dire ce qu’est la vertu »91. Ainsi le dialogue
vient à s’engager non pas sur la question : qu’est-ce que la vertu, mais sur
celle-ci : qu’est-ce que Gorgias sait de la vertu - ou ce qui revient au même,
qu’est-ce que Ménon sait de la vertu, puisqu’il déclare qu’il est du même
avis que son maître (71d) ?
Autrement dit toute la première partie sur les définitions infructueuses
de Ménon traite, non pas de l’essence de la vertu mais déjà, à travers la mise
à l’épreuve du savoir ou de l’enseignement de Gorgias92, de la question du
savoir et de l’enseignement. Cette focalisation décide de toute la suite du
Le rhéteur est souvent présenté comme se dérobant à l’enquête discursive
(Euthydème, 305c-d, Gorgias, 485c). Ici il est tout simplement absent pour répondre.
90 , Les paradoxes de la connaissance, p. 177.
91 Ibid.
92 Après chaque échec, on est toujours renvoyé à la pensée de Gorgias ( 73c, 79c).
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dialogue : de la position de Socrate dans la discussion (position de nonmaître), de l’introduction du mythe de la réminiscence, et même de
l’engagement véritable du dialogue dans la reprise de la question initiale. En
effet l’échec des tentatives de définitions données par Ménon révèle toute la
vanité du savoir de Gorgias. Tout l’enseignement de Gorgias ne sert à rien
dès lors qu’il s’agit de répondre à l’exigence socratique d’une définition de
la vertu. Tout le savoir de ce maître ne vient pas à bout de l’ignorance du
non-maître (80b). Ménon est alors prêt à abandonner la discussion. « C’est
alors que, pour encourager Ménon à continuer ou plutôt à entreprendre enfin
la recherche, Socrate introduit le mythe de la Réminiscence et l’illustre par
l’entretien avec l’esclave. Après quoi libéré des prestiges de la chose
enseignée, Ménon abandonne le rôle qu’il tenait jusque-là, et c’est parce
qu’il prend la parole en son propre nom qu’il revient à la question initiale, la
sienne, et qu’il est prêt maintenant à l’examiner lui-même avec Socrate,
comme une question. C’est donc un second dialogue dont Ménon s’était
détourné au début, tout rempli qu’il était de l’enseignement reçu »93.
Donc, plein de cette superbe qu’il a acquise auprès de Gorgias,
inconscient des difficultés de la tâche à accomplir (71e94), Ménon propose,
en place d’une définition universelle de la vertu, une série d’exemples de
vertus spécifiques.
Dans ce passage, l’opinion est omniprésente. Dans la forme de pensée
d’abord. L’opinion pense en effet par exemples et éprouve les pires
difficultés à s’élever au plan conceptuel et donc à l’exigence de définition.
De fait, l’opinion, soumise à l’expérience, incline au relativisme moral
(72a) : il y a autant de vertus qu’il y a de types d’hommes, autant d’hommes
qu’il y a de conceptions de la vertu95. Dans le contenu des définitions
proposées ensuite. Ménon reprend la définition de la vertu (une excellence
civique et politique, qui est la conviction partagée par la morale populaire de
son temps 96 - elle est reprise par Anytos en 91a -, celle-là même que
prétendaient enseigner les sophistes97. Il en va de même de la mention de
l’obligation d’amitié envers ses proches et d’agressivité envers ses ennemis
(la justice consiste à faire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis), de la
vertu non-politique de la femme ou de l’enfant98 qui sont autant de lieux
communs à l’époque.
M. Narcy, id., p. 178.
Cette inconscience et l’incompréhension de l’exigence essentielle de définition sont
fréquentes chez les interlocuteurs de Socrate. Voir M. Canto, note 21, p. 217.
On peut sans doute s’étonner de cette difficulté à comprendre ce qu’est une définition
et cela conduit à se demander ce qu’attend véritablement Socrate en exigeant que son
interlocuteur réponde par une définition. Qu’est-ce que la vertu ? cela signifie-t-il : quel est le
sens du mot, quelle est l’essence de la vertu, ou bien quelle est la cause de la vertu ?
Socrate ne privilégie pas comme Aristote dans la définition la détermination de la
cause formelle. La visée de la définition est d’indiquer l’essence conçue comme forme
commune. Mais s’il est facile de saisir la nature commune des abeilles réelles et possibles, il
n’en va pas de même de la vertu : comment reconnaître la catégorie des actes qui méritent
d’être appelés vertueux, qu’est-ce qui fait la vertu des actes vertueux ?
95 J.-C. Fraisse, op. cit., p. 7.
96 Voir M. Canto, note 22, p. 217.
97 Voir le Gorgias (452d, 466b, 483d) ; voir aussi P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir,
La Découverte, 1982, p. 32.
98 Voir notamment Aristote dans la Politique (I). Le Stagirite consacre d’ailleurs à
cette question de l’unité de la vertu l’essentiel du chapitre 13, où il prend nettement position
93
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Socrate a beau jeu d’ironiser sur le résultat de la définition : au lieu
d’une seule définition de la vertu, voilà qu’ils obtiennent tout un essaim de
définitions de vertus. Cette image de l’essaim, en suivant, l’analogie avec la
définition de l’abeille, permet de faire comprendre à Ménon ce qu’il faut
rechercher dans une définition. Ainsi quelque soit la variété, la particularité
des abeilles, toutes partagent une même nature qui permet de les désigner du
même nom. Toutes différentes individuellement, elles sont toutes en même
temps identiques par la même chose, et c’est cet élément commun que doit
isoler et formuler la définition. Qu’est-ce donc qui autorise à parler, pour
l’homme, la femme ou l’enfant, de vertus, c'est-à-dire comment ramener
cette pluralité de vertus différentes à l’unité qui fait qu’elles sont à chaque
fois vertu ?
73c-75b
Ménon comprend la nécessité d’une telle réduction, mais c’est Socrate
qui indique le nom de cette unité visée par la définition. Toutes les vertus
possèdent une certaine « forme » <eidos> par laquelle elles sont vertus
(72c). Que faut-il comprendre ici par forme ? Car c’est le même terme qui
sert à Platon pour désigner l’Idée, la Forme substantielle purement
intelligible, coéternelle à l’âme. Pourtant rien n’autorise à penser que, dans
ce passage, la notion de forme possède déjà le sens qu’il prend dans la
«métaphysique» platonicienne. Rien n’est énoncé ni sur le statut ontologique
de la forme (de réalité vraie par opposition aux apparences sensibles) ni sur
le type de rapport entre elle et ce dont elle est le principe d’unité
(participation, imitation). La forme semble seulement désigner le caractère
général et distinctif d’une chose que la définition doit énoncer pour
constituer une véritable définition.
Ainsi contrairement à l’usage, il ne faut pas considérer pour définir la
vertu la différence entre l’homme et la femme, la femme et l’esclave, c'est-àdire citer des vertus particulières correspondant à des natures particulières.
Ce qu’on doit avoir en vue c’est le caractère commun de la vertu. De même
en faveur de Gorgias contre Socrate : « Par conséquent, c’est par nature que la plupart des
êtres commandent ou obéissent. Car c’est d’une façon différente que l’homme libre
commande à l’esclave, le mâle à la femelle, et le père à l’enfant. Et bien que les parties de
l’âme soient présentes en tous ces êtres, elles y sont cependant présentes d’une manière
différente : l’esclave est totalement privé de la partie délibérative ; la femelle la possède, mais
démunie d’autorité ; quant à l’enfant, il la possède bien, mais elle n’est pas développée. Nous
devons donc nécessairement supposer qu’il en est de même en ce qui concerne les vertus
morales : tous doivent y avoir part, mais non de la même manière, chacun les possède
seulement dans la mesure exigée pour remplir la tâche qui lui est personnellement assignée.
C’est pourquoi, tandis que celui qui commande doit posséder la vertu éthique dans sa
plénitude (car sa tâche, prise au sens absolu, est celle du maître qui dirige souverainement, et
la raison est une telle directrice), il suffit que les autres aient seulement la somme de vertu
appropriée au rôle de chacun d’eux. Il est donc manifeste qu’une vertu morale appartient à
tous les êtres dont nous avons parlé, mais aussi que la modération n’est pas la même vertu
chez l’homme et chez la femme, ni non plus le courage et la justice, comme le croyait
Socrate : en réalité, chez l’homme le courage est une vertu de subordination, et on peut en
dire autant des autres vertus. Cette diversité apparaît aussi dans toute sa clarté quand on
examine les choses plus en détail, car ceux-là se trompent du tout au tout qui soutiennent
d’une façon générale que la vertu consiste dans le bon état de l’âme, ou dans l’action droite,
ou quelque chose d’analogue : il est bien préférable d’énumérer, à l’exemple de Gorgias, les
différentes vertus particulières, que de définir la vertu de cette façon-là » (1260a 8-28,
traduction J. Tricot, Vrin, 1962, p. 77-78).
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que la force est toujours la même chose, quelque soient ses formes, chez
l’enfant ou l’adulte, de même la vertu est toujours quelque principe identique
et distinctif qui préside à l’action, quelques soient la particularité et la
contingence qui affectent les individus et les situations. Soit donc cette
définition de la vertu qui répond aux réquisitions de la définition : la vertu,
prise généralement, consiste dans la capacité à bien diriger (ici la cité, là la
maison, etc.). La vertu c’est toujours l’excellence de la bonne administration,
quelque soit le contexte variable de son application.
A la faveur de cette notion de « bien diriger », Socrate introduit les
idées de tempérance et de justice. On peut s’étonner que Ménon accepte si
facilement cette suggestion qu’il n’y a pas de vertu sans justice ni
tempérance, que tous les actes vertueux se ressemblent, que c’est par les
mêmes qualités de tempérance et de justice qu’ils sont bons (73c). Si
l’accord de Ménon n’est pas extorqué, il n’est pas non plus dénué
d’ambiguïté. Car là où la référence à la tempérance et surtout à la justice,
privilégiée en suivant, possède certainement un sens moral pour Socrate,
Ménon peut continuer d’y voir l’expression du succès : l’homme vertueux,
l’homme bon, le citoyen dans l’action politique, la femme dans l’action
domestique, est l’homme qui réussit. Rien ne laisse supposer que Ménon
pose un rapport de nécessité, conceptuelle entre la vertu, le la bien et justice,
et qu’il abandonne la valeur conventionnelle attachée aux notions de vertu et
de bien99.
D’ailleurs aussitôt, sur la proposition de Socrate qui lui demande de se
remémorer l’enseignement de Gorgias sur cette question, Ménon revient à la
vertu masculine du commandement 100 . Si Ménon intègre à sa façon
l’exigence socratique d’universalité de la définition, il ne rompt pas avec
l’idéal d’efficacité qui rallie à la fois la jeunesse ambitieuse d’Athènes et les
sophistes qui profitent de cette ambition en prétendant enseigner la vertu.
L’ambiguïté est si présente que Socrate ne peut s’empêcher de
rappeler à Ménon la nécessité d’introduire la justice dans la définition du
commandement. Il faut compléter la définition par la bonne administration et
le commandement et dire : la vertu c’est la capacité de commander de façon
juste.
Sans doute, la vertu est-elle mieux définie à présent. D’une part parce
que la justice est une dimension irréductible de la vertu. D’autre part, parce
la définition est enfin générale ou universelle. Mais un nouvel embarras
apparaît. Sous prétexte de définir la vertu, la forme unique commune à toutes
les vertus, on l’assimile à la vertu de justice. Sans doute n’y-a-t-il pas de
vertu sans justice, mais la justice reste une vertu particulière qui ne peut,
sans contradiction, passer pour la vertu en général. Ce qui est dénoncé ici
c’est une sorte de pétition de principe.
Mais encore Ménon a-t-il du mal à saisir. Pour sortir de l’embarras, il
s’empresse de faire remarquer que la vertu contient aussi, outre la justice, le
courage, la tempérance, le savoir. A cette combinaison des quatre qualités
qui donnait la définition commune de la vertu, Ménon ajoute la
magnificience <megaloprepeia>, en suivant sans doute l’enseignement de
99
Voir note 34 de M. Canto, p. 222.
M. Canto, note 37, p. 223.
100
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Gorgias101. C’est-à-dire que Ménon propose à nouveau en guise de définition
de la vertu, une pluralité de qualités constitutives de l’acte vertueux,
conformément à la fois à l’opinion de son temps et à l’enseignement de
Gorgias.
Dans tout ce passage, deux choses sont remarquables. Socrate ne fait
aucune observation à Ménon sur le contenu de ses réponses. Il ne lui
reproche pas de définir la vertu par la supériorité, par le commandement
efficace, et plus loin par l’acquisition des richesses. En un mot, Socrate ne se
montre pas moraliste. Toutes ses objections sont d’ordre logique, et tendent à
souligner l’inadéquation de ses énoncés avec ce qui est en question dans
l’examen de la définition de la vertu. Aucun n’est dénoncé faux
matériellement mais seulement par sa forme102. Ceci explique que la suite
soit justement consacrée à l’art de la définition103.
Ensuite devant les grandes difficultés où se débat Ménon pour
proposer une définition logiquement satisfaisante de la vertu, Socrate ne
consent pas à enseigner lui-même ce qu’est une définition. Au lieu
d’expliquer comment doit se former une définition (énoncer le caractère un
et commun qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, sans présupposer le défini
dans la définition, etc.), il se contente de lui donner le change avec un nouvel
exemple. Puisque la méthode est pareille dans tous les cas, on peut s’exercer
à la définition en prenant modèle sur une définition particulière, par exemple
la définition de la figure.
Cet effacement de Socrate est décisif pour la compréhension du
dialogue. Il signifie que Socrate refuse d’occuper la place du savoir, le lieu
de l’enseignement. Déjà par cette attitude, il anticipe le mythe de la
réminiscence. C’est par cette absence qu’il conteste la sophistique et qu’il
déroute Ménon. Socrate n’enseigne pas un savoir (sur la vertu) ou ne
propose pas une thèse, pour la défendre contre toutes les objections de
l’interlocuteur. Au contraire il lie étroitement la position du savoir,
l’enseignement et l’éristique 104 . Sans doute cette méthode dite de la
« réfutation socratique » <elenchus> 105 est-elle impuissante à atteindre la
Voir note p. 239 dans l’édition Belles-Lettres. Pour le commentaire de cette liste
des qualités constitutive d’un acte qualifiable de vertueux, voir M. Canto,notes 42 et 43 p.
225.
102 Voir M. Narcy, p. 179.
103 On peut encore interpréter différemment la portée de ce passage, qui commande
peut-être toute la lecture du dialogue. Si la dialectique n’est pas une forme possible du logos,
si comme mouvement de don et d’accueil, elle en accomplit l’essence, alors tout ce que
s’efforce de montrer Socrate à Ménon, ce n’est pas ce que c’est que définir, mais plutôt ce que
signifie répondre. Toute la première partie du dialogue développe une vue de la dialectique
du point de vue de la réponse, avant d’envisager le point de vue de la question (deuxième
partie). Socrate proposerait non pas un art de la définition (on ne trouve d’ailleurs dans le
texte aucun terme signifiant précisément définition) mais un art de la réponse. Ménon doit
apprendre à répondre, c’est-à-dire désapprendre à croire que répondre c’est dire ce que l’on
sait, comme l’enseignement de Gorgias l’en a persuadé depuis longtemps. La méthode de
l’elenchus serait seule pleinement appropriée à la réponse qui se veut conforme à l’esprit de la
conversation contre la manière éristique de répondre.
104 Voir Théétète : «Si nous étions des habiles et des doctes, après exploration
complète de ce qui relève de la pensée, il ne nous resterait plus qu’à nous offrir le luxe d’une
mutuelle mise à l’épreuve et à nous affronter sur le mode sophistique en un combat qui le
serait également, en faisant cliqueter les arguments les uns contre les autres» (154b-c).
105 «La méthode par laquelle Socrate fait , méthode que j’appellerai tout au long de cet
essai l’, comporte une forme de discussion qu’Aristote, lui, dénomme : une thèse est réfutée
101
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certitude requise par la connaissance : elle est seulement capable de réfuter
la position de l’autre en montrant son incohérence avec l’ensemble de ses
autres croyances. Ainsi Socrate récuse-t-il l’affirmation de Ménon selon
laquelle la vertu c’est le commandement, en lui faisant remarquer qu’il a
admis que, pour l’enfant ou l’esclave, la vertu consiste plutôt à obéir. La
réfutation ici met en avant la contradiction entre une affirmation théorique et
des valeurs, entre le discours ou le jeu de langage et le genre de vie.
Mais « tout occupé à s’assurer de la cohérence des conceptions
morales, ce n’est jamais de la vertu ou de la justice, en général, que traite
l’elenchus. Cette procédure est donc impuissante à nous fournir une véritable
explication qui distingue entre elles différentes notions morales. (…) La
réfutation socratique fait voir l’incohérence qu’il y a entre les réponses de
Ménon et les autres convictions morales qu’il entretient, mais elle est
incapable de fournir, à partir de la pluralité des aspects de la vertu ou des
caractérisations des différentes vertus, une définition unique106. La réfutation
socratique par elenchus ne dispose pas à l’énoncé d’une définition.
Cependant cette forme de réfutation est parfaitement en accord avec le
dialogue, ou avec la méthode que représente le dialogue 107 . Ainsi à
l’indifférence de Socrate à l’égard des opinions à discuter, toute opinion
étant à ses yeux discutable, à condition d’être examinée avec sérieux et
d’être en accord avec les croyances du répondant108, répond pour ainsi dire le
caractère arbitraire du choix des exemples de définition que propose Socrate.
En un sens le contenu de ces exemples de définitions (la figure, la couleur)
n’importe guère. Elles ne sont pas là pour apprendre quelque chose de la
figure ou de la couleur, mais pour faire voir comment on peut construire une
définition bien formée et s’en inspirer pour la vertu. Aussi tout en assumant
la conduite du dialogue, Socrate se refuse-t-il à expliquer à Ménon ce que
c’est qu’une définition. Définir la définition à l’intention de Ménon ce serait
aussi contradictoire qu’expliciter la méthode dialectique par un
enseignement. L’exemple est la voie moyenne entre la nécessité d’un
éclaircissement sur la définition et le respect du dialogue.
75b-77a
Pourtant il n’est pas indifférent que le premier exemple de définition
soit justement géométrique, comme si les notions mathématiques étaient plus
quand et seulement quand on peut déduire sa négation (Réfutations sophistiques, 165b 3-5)»,
G. Vlastos, , Les paradoxes de la connaissance, p. 54.
106 M. Canto, op. cit., p. 60.
107 « Mais son attitude [celle de Socrate] est … inspirée par la règle d’or du dialogue :
dire la vérité, mais à travers ce que l’interlocuteur reconnaît savoir. Le dialogue consiste à
tenir toujours un discours intelligible à celui qui le reçoit : d’où l’abandon d’une formule qui
n’a pas l’acquiescement de Ménon ; mais de là aussi le refus de lui délivrer de façon
didactique le savoir qui lui manque. Lui enseigner ce qu’est la définition lui apprendrait-il à
définir ? La spécificité du dialogue tel que l’entend Socrate décèle une collusion entre
l’éristique et le didactisme, dénonce l’équivoque de la fonction du maître, qui enseigne, mais
aussi qui domine : Ménon n’apparaît-il pas, dans toute cette partie du dialogue, comme
paralysé par l’autorité de Gorgias et empêtré dans son rôle d’élève ? C’est donc, de la part de
Socrate, parfaite cohérence avec la forme même du dialogue, que de ne jamais poser la
question de la définition qu’à travers des exemples, et de n’en montrer la nécessité que sous la
forme d’un manque dans les réponses de Ménon. C’est l’affirmation constante qu’il s’agit
bien d’un dialogue et que c’est l’essentiel » (M. Narcy, art. cit., p. 180).
108 Voir, Vlastos, id. , p. 55-56.
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aisément définissables que les notions morales. Socrate répète donc que la
rondeur n’est pas la définition de la figure, mais une certaine figure - ou que
le blanc n’est pas la définition de la couleur mais une couleur particulière -,
c'est-à-dire que malgré leur contrariété, la figure ronde et la figure droite ont
en commun d’être et d’être nommées à juste titre, des figures109.
Mais Ménon perd déjà patience et courage. Ou plutôt Ménon manque
de la distance, et sans doute des aptitudes nécessaires, pour comprendre le
sens du dialogue. Il ne peut que se méprendre sur la méthode de l’elenchus,
sur la nécessité des détours et des rappels sur la définition. Il y a peut-être
même un malentendu de la part des deux protagonistes sur la position qu’ils
occupent l’un par rapport à l’autre dans l’entretien. Socrate croit que Ménon
est acquis à l’esprit désintéressé de la conversation, aux règles de l’entretien
dialectique, alors qu’il continue de s’opposer à lui en qualité de disciple de
Gorgias. Inversement Ménon se trompe sur la règle d’or du dialogue en
l’interprétant fatalement comme un procédé éristique, qui n’a d’autre
fonction que de retarder le moment de la réponse et de permettre à Socrate
de l’emporter plus sûrement dans la discussion110.
C’est pourquoi Socrate consent à proposer lui-même une définition,
sans doute volontairement fautive : la figure est ce qui s’accompagne
toujours de couleur (75b). Si Socrate peut définir la figure par la couleur,
c’est qu’il identifie la figure <schèma> et la surface <epipedon>. Seule une
surface et non une ligne, ou un ensemble de lignes à une dimension peut en
effet être le support de la couleur. Cette définition est une réminiscence de la
géométrie pythagoricienne. On lit chez Aristote 111 que « l’observation
empirique montre ainsi que la sensation de couleur s’accompagne toujours
de la perception d’une étendue à deux dimensions, sans que s’y trouve
impliquée également la perception de la profondeur »112.
Ménon réagit immédiatement à cette définition. Il relève la naïveté de
Socrate qui définit ignotum per ignotius. Mais Socrate ne cherche pas à
défendre sa définition, comme pourrait le faire le sophiste. Il en change
volontiers aussitôt après au profit de celle-ci : la figure c’est la « limite du
solide » (76a), mais non sans préciser à Ménon quelles conditions doivent
présider à la conversation philosophique. Socrate en profite pour opposer à
la pratique éristique de la discussion les exigences de l’entretien dialectique.
Sans accord, il n’y a pas de dialogue possible. La définition en est
certainement l’instrument privilégié. Mais sans un esprit de bienveillance
mutuelle, où chacun est animé du même désir de rechercher la vérité pour
elle-même, aucun accord par la définition n’est possible. Davantage encore,
109 Ce passage est difficile d’interprétation, d’abord pour la traduction des adjectifs
substantivés to stroggulon (le rond) et de to euthu (le droit) (voir M. Narcy, , Concepts et
catégories dans la pensée antique, p. 212-213, Vrin, 1980), ensuite pour l’opposition entre les
deux types de figure. On peut considérer que Socrate oppose ou bien les figures circulaires
aux figures à angles droits - mais alors l’ovale est aussi contraire à la figure ronde que la
figure droite, comme le parallélogramme de son côté à la figure à angles droits - ; ou bien les
surfaces de courbes fermées , rondes ou non, aux surfaces polygonales. Selon cette seconde
interprétation, l’opposition s’étendrait à tout le concept de figure. Voir M. Canto, note 45, p.
226.
110 Voir M. Narcy, p. 181-182.
111 De sensu, 3, 439a 31.
112 Voir Mugler C., Platon et la recherche mathématique de son époque, Anton W.
Van Bekhoven, Publisher Naarden, 1969, p. 33-34.
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la vérité procède de l’accord sur une règle unique qui constitue la règle d’or
du dialogue : ne considérer comme vrai que ce qui est compris et admis par
les interlocuteurs, à chaque moment de la discussion et sur la seule base des
arguments qu’ils avancent (75d).
Cette définition, imaginée à l’intention de la culture scientifique de
Ménon113, est plus analytique (le solide est dans un rapport plus proche de la
figure que la couleur), tout à fait constructive (le concept de figure est
élaboré à partir du solide : la figure se définit comme l’intersection du solide
avec un plan), et pleinement conforme à la règle du dialogue qui vient d’être
rappelée, et dont elle est l’application immédiate. Ainsi Socrate s’assure-t-il
que Ménon comprend bien les notions de limite, de surface et de solide que
la définition suppose. Cette définition est assurément plus satisfaisante que la
précédente : elle définit la figure par des notions plus connues, voire plus
simples, à la manière du mathématicien.
Pourtant Ménon ne fait ici aucun commentaire. Rompant
manifestement avec les principes de l’entretien dialectique, il rebondit sur la
définition pour revenir sur le défaut de la précédente, exigeant de Socrate la
définition de la couleur qu’il avait alors jugée indispensable (76a)114.
Socrate se montre néanmoins docile à l’injonction « tyrannique » de
Ménon et croit devoir s’exprimer, pour mieux se faire comprendre de lui, à
la manière de Gorgias (76c)115. Socrate propose donc un troisième exemple
de définition, empruntée au présocratique Empédocle, qui fut peut-être le
maître de Gorgias. Manifestement Socrate associe dans cette référence à
Empédocle, non seulement Ménon et Gorgias, mais les thessaliens, dont
Aristippe (76c). La couleur n’est rien d’autre qu’un écoulement de figures
adapté aux organes de la vue et qui produit la vision (76d)116.
Ménon félicite vivement Socrate pour cette définition qu’il juge
admirable, parce qu’il y reconnait un style familier et qu’elle est assez
générale pour s’appliquer à d’autres phénomènes, comme la voix ou
l’odorat. Mais cette admiration n’est pas faite pour contenter Socrate qui, au
contraire, juge cette définition malgré, ou plutôt à cause de son
style « tragique »117, inférieure à la définition, elle plus sobre, de la figure118.
On s’explique alors mieux peut-être le choix par Socrate d’un exemple
mathématique de définition.
114 Dans tout ce passage, on notera que c’est Ménon qui interroge. Mais l’interrogation
est menée à seule fin d’embarrasser Socrate, c'est-à-dire au mépris des règles du dialogue.
115 L’expression kata Gorgian n’autorise peut-être pas à voir dans cette définition une
thèse de Gorgias lui-même. Sur ce point d’interprétation, sur l’origine empédocléenne de la
définition, sa parenté et sa différence par rapport aux définitions platoniciennes de la couleur,
et enfin sur le rapport entre Empédocle et Gorgias, voir M. Canto, notes 62 et 63, p. 234-235.
116 Si l’on trouve une conception de la vue proche de la définition de Socrate chez
Empédocle, comme l’attestent Théophraste ou Aristote (voir Les Présocratiques, BellesLettres, 1988, p. 363, p. 369), il n’est pas certain, en revanche, que cette définition soit ellemême d’Empédocle. Pour plus de précisions sur cette définition, sa parenté et les différences
avec les définitions platoniciennes de la couleur, voir M. Canto, note 66, p. 236.
117 Comment entendre l’emploi de l’adjectif ici ? Socrate entend-il souligner le sens
énigmatique, voire mythique de ce genre de définition, tel qu’on peut en trouver la trace chez
certains présocratiques, ou simplement le style emphatique de sa formulation ? Voir M.
Canto, note 67, p. 236-237.
118 A travers ce contraste dans les définitions et les jugements qu’elles suscitent, on
peut peut-être retrouver quelque chose de la description comparée de l’état de la sagesse à
Athènes et en Thessalie qu’avait ironiquement faite Socrate au début du dialogue.
113
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Par là se marque la préférence constante de Socrate119 pour l’explication
rationnelle-finale sur l’explication mécaniste dans la définition physique de
la couleur. On peut considérer que la figure en tant que limite du solide
constitue, pour lui, son achèvement, et qu’ainsi il est possible de rendre
raison, en termes de cause finale, de la figure.
Mais Socrate ne s’exprime pas davantage sur le sujet. Son propos
n’est pas de convaincre Ménon du bien fondé de son jugement. Préférant
soutenir à nouveau son interlocuteur dans la recherche, il lui demande de
s’acquitter de sa promesse (75b) : définir, après ces quelques exemples de
définition, ce qu’est la vertu. Socrate prend bien soin de préciser qu’il doit
dire ce qu’est la vertu, c'est-à-dire selon un tour déjà aristotélicien, ce qu’elle
est « en général » <kata olou>, et sans que sa définition ne se perde dans un
quelconque essaim de déterminations.
77b-80d
En guise de définition, Ménon cite les vers d’un poète inconnu qu’il
commente de façon personnelle120 mais sans doute peu originale : la vertu
consiste dans le désir des belles choses joint au pouvoir de se les procurer.
Cette nouvelle définition ne vaut guère mieux que la précédente.
D’abord la citation est un procédé critiquable et chaque fois critiqué par
Socrate quand son interlocuteur s’accorde cette facilité121. Ménon pense soit
par exemple (première définition de la vertu), soit par autorité (Gorgias, le
poète). Il ne fait peut-être même que reproduire ce qu’il a appris auprès du
sophiste, qui demandait à ses élèves d’apprendre par cœur des formules et
des citations122. Ensuite la définition a un tour pléonastique caractérisé :
désirer n’est-ce pas toujours rechercher les belles choses ? L’expression « les
belles choses », c'est-à-dire, pour un grec 123 , « les bonnes choses », est
inutile.
C’est ce point que Socrate discute d’abord attentivement. Toute
l’argumentation s’attache à convaincre Ménon de cette vérité essentielle au
platonisme que nul n’est méchant volontairement. Socrate montre ainsi
successivement que si l’on peut certes désirer le mal en l’ignorant comme
mal, si l’on peut désirer le mal en le reconnaissant comme mal mais en
Voir par exemple Phédon, 97d-99b.
Cette définition reflète en effet assez bien la personnalité du Ménon historique, si
l’on en croit du moins le portrait peu flatteur qu’en a fait Xénophon dans l’Anabase (II, 6) :
« pour arriver à ses fins, le plus court aux yeux de Ménon était le parjure, le mensonge, la
fourberie ; pour lui simplicité et droiture étaient synonymes de naïveté. (…) Ainsi il se faisait
gloire d’être habile à duper, à forger des mensonges, à persifler ses amis. Pour lui, ne pas être
capable de tout était une preuve infaillible de manque d’éducation ».
121 Voir Protagoras (347c-e), Hippias Majeur (365 c-d). Souvent Socrate, comme le
rappelle M. Canto (note 73, p. 239), se livre à un commentaire très libre des vers cités,
laissant ainsi entendre qu’on peut leur faire dire tout ce que l’on veut.
122 Voir Aristote, Réfutations sophistiques, 34, 183b37-a38.
123 On sait que le grec associe volontiers les valeurs du beau et du bien
(kaloskagathos). Ici la beauté n’a rien d’esthétique ou de moral mais désigne tout ce qui est
valorisé socialement comme une chose désirable et bonne (voir M. Canto, note 74, p. 238).
Pourtant c’est bien Socrate qui, délibérément, substitue l’expression « bonnes
choses » à l’expression « belles choses ». Cette substitution est importante parce qu’elle
commande la première critique de la définition de Ménon, qui repose sur cette conviction que
le désir ne peut viser que le bien. Les belles choses sont les bonnes choses, c'est-à-dire les
choses utiles et avantageuses. Sur les dialogues où Platon envisage les rapports d’identité ou
de subordination entre le beau et le bien et l’utile, voir M. Canto, ibid..
119
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l’ignorant comme nuisible, nul ne peut, en revanche, désirer le mal en tant
que tel, c'est-à-dire désirer qu’il arrive à soi même (76c)124 et qu’on en
souffre (78a), tout en le reconnaissant pour ce qu’il est, c'est-à-dire nuisible.
La prémisse implicite ici est que le mal est par nature nuisible et,
inversement, le bien toujours utile125. Nul ne peut désirer le mal sciemment
pour lui-même. Autrement dit chacun désire toujours que le bien lui arrive.
Désirer c’est toujours désirer les belles choses, c'est-à-dire les bonnes
choses, c'est-à-dire le bien.
Mais cette définition ne pèche pas seulement par la trop grande
généralité, et en vérité, par l’inutilité de sa première partie : désirer le
désirable (les belles et bonnes choses), ou ce qui revient au même dans ce
passage, vouloir le bien 126. Socrate critique aussi l’idée de pouvoir <to
dunasthai, dunamis> qu’avance la deuxième partie de la définition. Au fond
la vertu consiste bien pour Ménon à pouvoir tout ce que l’on veut, c'est-àdire à être capable d’acquérir les belles et bonnes choses qu’on désire.
Socrate après avoir fait remarqué qu’il est vain de définir la vertu par une
condition toujours déjà réalisée, s’attache à montrer que pouvoir ne fait pas
vertu, accentuant encore par là l’infléchissement moral de la discussion.
Socrate interroge donc Ménon sur ce qu’il entend par « bien » Celui-ci
répond comme on s’y attend par une énumération : la santé, la richesse, les
charges et les honneurs politiques, « tout ce genre de biens » (78c) extérieurs
que le sens commun reconnaît spontanément comme les seuls biens. Mais
que vaut le fait d’acquérir de l’or ou de l’argent, la renommée ou le prestige,
si c’est d’une manière injuste ? Socrate rappelle une troisième fois à Ménon
(73a, 73d), qui a une fâcheuse tendance à l’oublier, combien la justice est
partie intégrante de la vertu, c'est-à-dire en réalité combien, sans exigence
morale, la vertu n’a rien de vertueux. Il s’en faut que le pouvoir de se
procurer des biens soit en lui-même vertueux, si aucune disposition
vertueuse de justice, de tempérance, voire de piété comme l’ajoute Socrate,
ne les accompagne.
Or si le pouvoir sans l’accompagnement d’une vertu, notamment sans
justice, n’est pas la vertu, autrement dit si la vertu est davantage l’action
accompagnée de justice, de tempérance, de piété que le fait de pouvoir
acquérir effectivement les biens externes, ou d’y renoncer, c’est un argument
pour reconnaître au concept de pouvoir une neutralité morale qui le rend
inapte à définir la vertu en tant que vertu. Ce qui fait la vertu ce n’est pas de
pouvoir obtenir le bien qu’on désire mais de vouloir conformément à une
disposition vertueuse.
Il y a dans ce passage une équivoque. Ménon, dans un premier temps, admet la
possibilité qu’on désire le mal, en connaissance de cause, parce qu’il envisage sans doute le
cas où l’on n’en est pas soi-même la victime, mais autrui, en particulier son ennemi ; alors
que Socrate, partant d’une autre prémisse - désirer le mal, c’est désirer qu’il arrive à soimême, donc en souffrir -, ne peut conclure qu’à la contradiction. Ce qui est seulement
possible pour Socrate, c’est de désirer un bien apparent, pour un bien réel, c'est-à-dire désirer
un mal pris à tort pour un bien (voir Protagoras, 353c et Gorgias, 467a-468e). Cette
incompatibilité entre le désir et le mal est si totale qu’elle est parfois présentée comme une
évidence (voir Euthydème, 278 e, Banquet, 205a).
125
Voir. J.-C. Fraisse, op. cit., p. 9.
126
Platon substitue ici vouloir (boulesthai) à désirer (epithumein) et ne semble pas
leur reconnaître un objet différent (désirer le mal non connu comme tel/vouloir
nécessairement le bien) comme dans le Gorgias ((466b-468e).
124
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Mais cette conclusion ne fait guère avancer la discussion, toujours
rattrapée par la même difficulté sur laquelle butait déjà Ménon dans son
premier essai de définition. En effet, soutenir que la vertu de va pas sans
justice revient à énoncer qu’une action n’est vertueuse que si elle
s’accompagne nécessairement d’une partie de la vertu. C’est donc encore
définir le tout par la partie, confondre l’universel de la vertu avec une vertu
particulière, qui d’ailleurs reste indéfinie. Aussi Socrate rappelle-t-il à bon
escient Ménon au reproche qu’il n’avait pas manqué de lui adresser à propos
de sa première définition de la figure. La définition qui pose que la vertu
c’est le pouvoir qui s’accompagne de la justice est aussi fautive, et pour la
même raison, que la définition de la figure comme ce qui s’accompagne
toujours de couleur : définir une notion (vertu) par une autre notion ellemême à définir (justice).
Ainsi, malgré l’effort consenti par Ménon pour produire une définition
de la vertu, sur le modèle des définitions proposées par Socrate, le résultat
est toujours aussi décevant. Le dialogue aboutit provisoirement: au contraire
de qu’il s’était promis d’obtenir : au lieu d’une définition universelle de la
vertu, c'est-à-dire une définition générale de la vertu une, un morcellement
de la vertu. Il faut donc reprendre la question : qu’est-ce que la vertu ? Mais
pour y répondre ne faut-il pas, d’une certaine façon, sortir du langage, ou du
cercle de la précompréhension qu’impose le langage à tout effort de
définition ? C’est seulement par une radicalisation métaphysique que la
pensée peut espérer se libérer de l’embarras du langage, ce que l’hypothèse
ou le mythe de la réminiscence accomplit à sa manière.
80a-d
Mais Ménon n’est pas prêt à supporter cet échec. Il manifeste son
impatience et son dépit en reprenant la parole. Il s’adresse à Socrate et
retourne contre lui son propre désarroi. Le sentiment d’avoir subi l’entretien
et l’exaspération que peut en éprouver un disciple habitué au discours
persuasif s’expriment en cet endroit. Ménon accuse alors Socrate de vouloir
seulement embarrasser par ses questions chacun de ses interlocuteurs qui,
troublés et comme drogués, finissent par être totalement anesthésiés127. Cette
torpeur inspire la comparaison que, pour se railler, Ménon établit entre
Socrate et la raie-torpille <narkè> qui engourdit <narkan poiei> et paralyse
celui qui le touche. L’aporie de la discussion est, pour Ménon, la preuve de
la malignité de Socrate et la confirmation que le procédé socratique est
finalement éristique. C’est pourquoi Ménon ne peut s’empêcher d’attribuer
son embarras non à son ignorance, mais à la duplicité et aux sortilèges de
Socrate. Cet épisode dramatique révèle le dialogue au malentendu initial sur
la nature de l’entretien dialectique et le soumet à l’épreuve de sa possibilité.
Ainsi Ménon n’a jamais cessé de se penser comme disciple de
Gorgias, d’assimiler le dialogue à la joute oratoire. Et même si, à la
différence d’autres interlocuteurs de Socrate pris d’un sentiment comparable
de vertige, par exemple Théétète, Ménon formule lui-même son embarras128,
127 Tout ce vocabulaire lié à la sorcellerie et à la magie, souvent employé par Platon à
propos des sophistes, prend tout son relief avec la mise en garde finale de Ménon qu’on peut
interpréter comme l’anticipation des chefs d’accusation et de la condamnation de Socrate (
(80b). Sur ce point voir M. Canto, note 99, p. 146.
128 Voir Théétète, 148e-149a.
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il ne peut y reconnaître une remise en cause de son savoir ou de l’utilité de
l’enseignement de Gorgias. Il affirme au contraire fièrement : « Des milliers
de fois, pourtant, j’ai fait bon nombre de discours au sujet de la vertu, même
devant beaucoup de gens, et je m’en suis parfaitement bien tiré, du moins
c’est l’impression que j’avais. Or voilà maintenant je suis absolument
incapable de dire ce qu’est la vertu » (80a). L’embarras traduit davantage la
déception de ne s’être pas tiré d’affaire une fois de plus, en imposant son
discours sur la vertu, que la conscience de l’ignorance (liée à l’ignorance de
l’essence de la vertu) qui constitue l’origine de la sagesse, et dont
l’étonnement est la « passion » spécifique129. C’est ce qu’explique bien M.
Narcy encore : « Au moment où il en vient à avouer son embarras, il
l’attribue non pas à son ignorance ou à l’inutilité de l’enseignement de
Gorgias, mais aux maléfices exercés par Socrate à son encontre. Il demeure
inébranlé dans ses certitudes, rendant seulement responsables les procédés
de Socrate de l’incapacité où il s’est trouvé de les formuler de telle sorte
qu’elles s’imposent. Son vocabulaire est ici violent : il traite Socrate de
sorcier, l’accuse d’user de sortilèges, de drogues et d’incantations. Ces
termes ont un sens : ils indiquent que Ménon s’en tient à une conception
éristique du dialogue, ne perçoit pas du tout la différence entre éristique et
dialectique, au point de n’avoir pour ainsi dire pas entendu la distinction
faite explicitement par Socrate (75d), et ne voit même dans la conception
socratique du dialogue qu’un nouvel artifice dans l’arsenal éristique. (…)
Le malentendu tourne donc à la franche mésentente, et le dialogue
aboutit à une impasse, beaucoup moins en raison des difficultés de son objet
qu’à cause du contresens commis par Ménon sur le procédé de Socrate. C’est
ainsi, faute d’explicitation sur sa propre nature, que le dialogue se trouve
dans l’impasse. Ou plus exactement, c’est l’application stricte de la règle du
dialogue : s’en tenir à ce que sait l’interlocuteur, qui conduit à l’impasse. Le
refus de tout didactisme, la volonté de ne pas altérer la forme du dialogue,
provoquent l’aporie, qui semble ainsi inscrite dans sa règle »130.
Socrate a beau rappeler qu’il est le premier à être dans l’embarras et
que son embarras explique l’embarras qu’il cause chez les autres,
puisqu’ayant conscience de son ignorance (sur la vertu comme sur le reste),
il cherche inlassablement auprès de ceux qui passent pour savants 131, à
combler son ignorance (80c-d), il faut une nouvelle péripétie pour sortir
sinon de l’aporie définitive, du moins de cette situation de « franche
mésentente ». Cet événement, c’est l’évocation du mythe de la réminiscence
et l’entretien de Socrate avec un jeune esclave de Ménon.
80d-86c
Mais avant de disparaître provisoirement de la scène du dialogue,
Ménon, sur le modèle agonistique de la discussion éristique, croit reprendre
l’initiative de l’entretien en provoquant à son tour l’embarras de Socrate. Il
transforme sa propre difficulté à définir la vertu en une difficulté absolue
portant sur les conditions de possibilité du savoir. Il approfondit l’aporie et
croit peut-être justifier à ses yeux sa défaillance. Rebondissant sur
l’invitation de Socrate à s’enquérir, à nouveau, avec lui de « ce que peut bien
Voir Théétète, 155d : .
Art. cit., p. 182.
131 Voir Apologie de Socrate, 20b-24b.
129
130
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être la vertu » (80d), Ménon lui oppose comme un défi une question
apparemment spécieuse, jugée « éristique » par Socrate (80e), mais dont la
résolution engage pourtant des hypothèses théoriques radicales. Comment
savoir si l’on peut enseigner la vertu ? En sachant définir ce qu’elle est. Mais
nous ignorons la nature de la vertu. Comment donc chercher ce qu’on ne
connaît pas ? La définition est introuvable parce qu’apprendre est
impossible. Ménon s’empresse donc d’objecter à Socrate : « De quelle façon
chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce qu’elle
est ? Laquelle des choses qu’en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de
ta recherche ? Et si même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu
qu’il s’agit de cette chose que tu ne connaissais pas ? » (80d).
C’est moins le paradoxe de Ménon que sa reformulation par Socrate
qui a fait la fortune du dialogue132. Socrate transforme l’argument de Ménon
en un dilemme : « il n’est possible à un homme de chercher ni ce qu’il
connaît ni ce qu’il ne connaît pas ! En effet, ce qu’il connait, il ne le
chercherait pas, parce qu’il le connaît, et le connaisseur, n’a aucun besoin
d’une recherche ; et ce qu’il ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus,
parce qu’il ne saurait même pas ce qu’il devrait chercher » (80e). Même si
Ménon accepte la reformulation de son argument par Socrate, comme le
confirme sa réplique suivante, les deux versions présentent des différences
notables.
Ce qu’il est convenu d’appeler le « paradoxe de Ménon » est
complexe. Il comporte deux parties. D’abord Ménon pose le problème de
l’objet et de la méthode de la recherche. Ensuite il soulève la question de la
possibilité d’identifier ce qui est connu comme étant la même chose que ce
qui était recherché. En fait c’est la même difficulté qui est développée dans
les deux moments du paradoxe, si bien qu’on peut parler à propos de
l’argument de Ménon, d’un argument « réitératif »133. En effet l’ignorance de
l’objet concerne à la fois le commencement de la recherche - si je ne sais pas
ce que je cherche, il n’y a aucune raison de chercher ceci plutôt que cela,
dans cette direction plutôt que dans telle autre (première partie) - et son
terme très hypothétique - si j’ignore ce que je cherche, je n’ai aucun moyen
de savoir si ce que j’ai trouvé correspond à l’objet cherché (deuxième
partie). La recherche n’a aucune raison de commencer ni aucune certitude de
pouvoir s’achever : quand l’ignorance est absolue, c’est-à-dire première et
définitive, c'est la recherche qui est impossible.
Cette double précision d’un régime absolu d’ignorance, dans un
contexte de recherche est essentielle. En effet si l’argument de Ménon porte
sur la capacité à apprendre, encore ne s’agit-il pas de toute espèce
d’apprentissage, mais seulement de l’aptitude à acquérir une compétence
intellectuelle dans le cadre d’une recherche sur ce dont nous sommes
absolument <parapan> ignorants. Cette « qualification forte »134 <parapan>
sera précisément omise par Socrate dans sa reprise de l’argument. Son
emploi par Ménon signifie que le domaine des acquisitions empiriques est
132
Voir pour la bibliographie impressionnante sur ce court passage, M. Canto, p. 120-
121.
133
Voir M. Canto, p. 69 et note103 p. 247.
Moravcsik, Les paradoxes de la connaissance, p. 302.
A moins que Ménon se soit cru incité à utiliser ici ce terme parce que Socrate l’avait
employé précédemment en 71a 6 et en 71b 4.
134Lulius
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exclu du paradoxe ; qu’il porte donc seulement sur des contextes a priori. Le
problème ne se pose pas pour l’apprentissage d’une compétence pratique,
qui procède soit d’un acquis antérieur, soit de l’imitation, soit d’un
enseignement, mais de l’apprentissage d’un savoir théorique dans le cadre
d’une recherche a priori 135 . L’absence de cette expression dans la
reformulation par Socrate de l’argument signifie sans doute que pour lui, on
n’ignore jamais tout à fait ce qu’on cherche. Non seulement le langage dit
quelque chose : sa fonction référentielle est la condition minimale du savoir.
Mais encore pour Platon, même si le langage n’est ni la même chose que
l’être ni la mesure de l’être, comme le soutiennent les sophistes, il porte la
trace de l’Idée, il est le signe de l’essence qu’il appartient à la définition de
viser et de dégager pour elle-même. D’ailleurs la réminiscence est la contrehypothèse, sous forme de mythe, de la supposition d’une ignorance absolue :
l’âme n’a jamais été ignorante absolument, la passage de l’ignorance au
savoir, n’est pas le passage d’un état de manque absolu de connaissance à
une connaissance relative, mais la redécouverte d’un savoir toujours
possédé. Ainsi le mythe de la réminiscence répond à la réduction du
paradoxe au champ du savoir a priori tout en récusant l’idée d’une ignorance
absolue. Il a bien plutôt pour fonction de réfuter cette hypothèse, dont le
caractère éristique tient à son absurdité même. Cette supposition est vraiment
extravagante tant à l’égard de Ménon, qui se faisait fort de définir facilement
la vertu, qu’à l’égard de la culture grecque.
Mais peut-être Ménon n’a-t-il conscience que de reformuler, avec son
paradoxe, la conviction de Socrate, à savoir qu’il est impossible de savoir si
la vertu peut s’enseigner si l’on ne sait pas d’abord définir ce qu’est la vertu,
et que cette définition est le premier objet de la recherche, à mener en
commun, alors même que la nature de la vertu n’est pas connue. C’est
encore un malentendu, cette fois sur l’exigence socratique de la définition,
qui explique cette nouvelle péripétie du dialogue. Le terme de parapan
supporte d’ailleurs presque à lui seul la radicalisation qu’effectue Ménon,
par son paradoxe, de l’aporie dans la définition de la vertu. Contraint de tenir
compte des réfutations de Socrate (la vertu n’est aucune vertu), sans pour
autant se résoudre à renoncer à l’idée que la vertu existe concrètement,
Ménon est conduit à poser que la vertu est quelque chose dont on ne peut
absolument rien savoir. Il ramène la définition de la vertu à la définition d’un
objet empirique, et assimile la connaissance socratique par définition à la
connaissance intégrale. Ou encore inversement, l’aporie de la définition
signifie l’ignorance absolue et l’ignorance absolue condamne la possibilité
de toute recherche de la définition. Comme l’écrit M. Canto : « Il est vrai
que Ménon n’a sans doute jamais reconnu d’autre mode d’existence à la
vertu que celui d’un objet empirique : la vertu, ce sont des actes, des
fonctions, des comportements particuliers. Chacune de ses réponses
« empiriques » a été récusée par Socrate. Et il est probable que, en dehors de
135 « Comme on l’a dit, ceci est un paradoxe propre à l’apprentissage qui prend la
forme d’une recherche, et non un paradoxe de l’apprentissage en général, ni un paradoxe de
l’acquisition d’information, ni un paradoxe du savoir. (…) Le paradoxe, en 80d-e, est énoncé
en termes de zétèsis (recherche), même si, en 81e4-5, mathèsis (apprentissage) est appelé
remémoration. Ainsi acquérir des compétences non intellectuelles (comme montrer à cheval,
assimiler une information qu’on vous communique, ou apprendre par imitation) n’est inclus
ni dans le paradoxe ni dans la solution envisagée, puisque ces manières d’apprendre ne
nécessitent par de recherche au sens où il en est question » (id., p. 300).
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ces différentes illustrations concrètes de la vertu, Ménon ne voit pas ce que
peut être la vertu, sinon une chose tout à fait indéterminée et inconnaissable.
L’exigence socratique doit lui sembler exorbitante ».
Rechercher une vertu qui ne soit ni particulière ni concrète équivaut
simplement aux yeux de Ménon, à l’impossibilité de rechercher ce qu’est la
vertu. Avec sa question difficile et paradoxale, Ménon oppose donc un refus
actif à ce que requiert la définition socratique. Il souligne que la recherche
des définitions nous réduit à l’ignorance totale, faute de pouvoir disposer
d’une connaissance intégrale»136.
Socrate dit comprendre à quelle difficulté renvoie ici Ménon. En
réalité il transforme l’argument de Ménon, sur trois points au moins.
D’abord il n’en retient pas le caractère réitératif. Car pour Socrate, si l’on
n’est pas en mesure de connaître l’objet de la recherche, on ne peut espérer
savoir l’identifier, au cas où on l’aurait par hasard trouvé. La réitération est
donc inutile parce que la deuxième partie du paradoxe est redondante par
rapport à la première. Ensuite il ne reprend pas l’expression parapan,
employé par Ménon, pour suggérer la situation-limite d’une ignorance
absolue. Enfin, plus généralement, entre deux interprétations possibles de la
formule de Ménon, Socrate parait opter pour la moindre. Il comprend le « ce
que… » plutôt comme un pronom démonstratif (je ne sais pas ce que je
cherche) que comme un interrogatif indirect (je ne sais même pas ce que je
cherche), c'est-à-dire ne veut envisager que le cas d’une ignorance partielle.
Je ne connais pas ce que je cherche mais je sais pourtant sur quoi porte ma
recherche. Ainsi quand je cherche à définir la vertu, je ne sais certes pas ce
qu’elle est, et c’est précisément pourquoi je pars à la recherche de sa
définition - j’ignore ce qu’elle est en elle-même, sa nature et ses propriétés
essentielles -, mais pour autant je n’ignore pas tout d’elle, à commencer par
son nom qui oriente ma recherche sur elle. J’ignore l’essence de l’objet
recherché mais je sais quoi chercher et que je le recherche. Socrate admet, on
l’a dit, une connaissance descriptive ou référentielle qui est le fait du langage
lui-même. Si le langage n’est pas le savoir, il est la condition de toute espèce
de savoir137.
Socrate transforme le paradoxe de Ménon en le formulant comme un
dilemme sophistique (soit … soit). Pourtant cette reformulation conserve
quelque chose de la radicalité du paradoxe. En effet c’est un dilemme
impossible qui est proposé, formé de deux prémisses acceptables mais
contraires, qui donnent lieu à une inférence valide et inadmissible. Je ne
peux chercher ni ce que je sais, ni ce que je ne sais pas, ou bien parce que je
le sais ou bien parce que je ne le sais pas. Le dilemme est éristique parce que
l’impossibilité qu’il énonce donne argument, dans tous les cas, pour
l’emporter dans la discussion. Toute la force du dilemme tient ainsi à
l’alternative qu’il pose : ou bien je connais et je connais totalement donc la
recherche est impossible ; ou bien je ne connais pas, c'est-à-dire j’ignore
absolument, donc la recherche est impossible.
Socrate radicalise ainsi à sa façon la réflexion en posant une
alternative stricte entre le savoir et l’ignorance (ou le savoir total ou
l’ignorance totale), c'est-à-dire une absence d’intermédiaire entre ignorer et
Op. cit., p. 72.
Sur l’ambiguïté sémantique de l’expression, voir les analyses de M. Canto dans son
introduction, p. 66sq.
136
137
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savoir. Et s’il déplace assurément l’argument de Ménon, de la considération
de l’objet et de la méthode de recherche vers la connaissance elle-même,
substituant respectivement aux deux parties du paradoxe, les deux énoncés
du dilemme (on ne peut chercher ni ce qu’on connait ni ce qu’on ne connait
pas), Socrate ne se dérobe pas à la difficulté théorique que pose son
interlocuteur, même si c’est dans un esprit éristique, sur la question des
conditions de possibilité du savoir.
Le paradoxe de Ménon, ou sa reformulation par Socrate, est pris au
sérieux par Platon puisqu’il requiert pour sa solution rien de moins que
l’hypothèse de la réminiscence138. Le discours passe ainsi d’un argument
spécieux, puis de sa reprise sur le mode d’un dilemme, à une hypothèse
qu’on peut dire métaphysique. Ce changement ou cet approfondissement du
niveau d’analyse, la phrase en porte la trace. Le ton, le style deviennent plus
solennels et pleins de mystère (81a). Manifestement intrigué par les paroles
de Socrate, Ménon veut aussitôt en savoir plus. Autant la phrase de Socrate
est lente et évasive, autant les répliques de Ménon sont tendues et nerveuses.
Socrate décide donc de parler et de révéler le contenu du savoir divin
de ces êtres divins, susceptible de montrer la vanité du paradoxe de Ménon.
Mais la réfutation ne se fait pas dans les règles. Le caractère inspiré de la
doctrine de la réminiscence constitue la limite de sa validité démonstrative.
Ou plus exactement elle appelle d’elle-même sa démonstration pour
constituer une thèse spécifiquement philosophique et non pas seulement une
hypothèse religieuse. L’entretien avec le jeune esclave est le fait ou la
vérification de la réminiscence d’abord présentée comme un mythe.
Toute la difficulté de ce passage consiste à savoir ce qui relève du
discours philosophique et du discours philosophiquement platonicien dans
cette doctrine, tant le soin avec lequel Platon souligne le caractère mythique
de la réminiscence est troublant. Notamment l’extériorité d’un tel savoir
contraste avec l’idée profonde de la réminiscence, sa signification
spéculative, à savoir qu’apprendre c’est se ressouvenir, que le savoir est
intérieur à l’âme et que, pour parler comme Hegel, c’est par cette réflexion
intérieure que l’esprit devient pour lui-même ce qu’il est en lui même139.
Cette contradiction entre la forme d’exposition de la réminiscence et
la vérité de son contenu peut être atténuée si l’on considère que le mythe a
essentiellement une fonction « protreptique », c'est-à-dire conçu pour
préparer l’esprit de Ménon - certainement peu disposé à l’entendre - à
l’hypothèse de la réminiscence elle-même,. Ensuite on observe un travail de
reprise philosophique, cette fois du contenu religieux du mythe, par lequel la
théorie platonicienne de la réminiscence marque son « émancipation par
rapport à son origine »140. D’abord Socrate évoque le langage des prêtres et
des prêtresses en tant qu’ils sont déjà capables eux-mêmes de « rendre
raison… » (81a). En outre Socrate va plus loin puisqu’il raisonne à partir des
138 « L’objection est spécieuse et porte loin : elle implique, en effet, qu’on ne peut rien
apprendre. Platon, disons-le tout de suite, la prend extrêmement au sérieux. Disons même
davantage : Platon l’accepte. La théorie de la réminiscence nous explique justement que la
situation - effectivement impossible - de chercher ce qu’on ignore totalement, ne se réalise
jamais. En fait, on recherche toujours ce que l’on sait déjà. On cherche à rendre conscient un
savoir inconscient, on cherche à se ressouvenir d’un savoir oublié » (Koyré, op. cit., p. 25).
139 Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. 3 La philosophie grecque, éd.
Vrin, 1972, p. 418).
140 Voir M. Canto, Les paradoxes de la connaissance, Introduction, p. 18.
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éléments de doctrine qui sont communs à ces prêtres « éclairés » :
immortalité, indestructibilité de l’âme, palingénésie (retour périodique de
l’âme à la vie). Il ordonne ces éléments afin d’en tirer d’abord une
conséquence qui relève de la philosophie morale : si l’âme est immortelle et
indestructible, « il faut dans cette vie tenir jusqu’au bout une conduite aussi
sainte <osiôtata> que possible » (81b) ; ensuite un raisonnement qui conclut
sur l’hypothèse nécessaire de la réminiscence. Si l’âme est immortelle et si
l’âme renaît plusieurs fois, alors elle a depuis toujours en elle la
connaissance ou le souvenir de toutes les réalités qu’elle a vues, donc la
recherche est par principe possible, puisqu’apprendre pour l’âme consiste
dans le fait de se remémorer.
Autrement dit, s’il s’inspire du savoir des prêtres et des prêtresses,
Socrate, à la différence de cette doctrine religieuse, d’inspiration
vraisemblablement orphique et/ou pythagoricienne141, d’une part n’évoque
jamais l’acquisition des connaissances de l’âme au cours de ses incarnations
successives, d’autre part n’envisage l’hypothèse de l’immortalité de l’âme
que pour autant qu’elle accrédite l’idée d’une existence antérieure de l’âme à
la connaissance, du moins au régime temporel et empirique de la
connaissance. Même si l’on peut critiquer un cercle dans la démarche de
Socrate (la doctrine religieuse de l’immortalité de l’âme est introduite
comme la condition de possibilité de la connaissance (prénatale) ; mais
ensuite l’entretien avec l’esclave en étant la preuve de cette connaissance
prénatale, devient la condition de la connaissance de l’immortalité de l’âme),
il faut bien comprendre que tous les efforts de Socrate sont concentrés à
constituer non pas une théorie de l’immortalité de l’âme mais une théorie
métaphysique de la connaissance142.
Donc si elle a vu (intellectuellement <eôrakuia> 81c) toute chose,
parce qu’elle est immortelle et identique à elle-même, quelque soit son mode
d’existence (incarnée ou non, séparée ou renaissante), elle ne peut jamais
rien perdre de ce qu’elle a connu. De sorte que là où elle a l’impression
d’apprendre quelque chose (c'est-à-dire de recevoir en elle quelque chose
d’étranger) et de passer du non-savoir au savoir, elle ne fait que réactiver une
vérité antérieurement et intérieurement connue, en se la remémorant. Ce que
les hommes nomment apprentissage à leur égard (81d), est en soi, ou du
point de vue de la vie essentielle de l’âme, pure réminiscence. Connaître
n’est pas apprendre, c'est-à-dire progresser de l’inconnu au connu - car
comment l’âme pourrait-elle chercher ce qu’elle ne connaît pas et connaître
ce qu’elle ne savait pas chercher -, mais actualiser une connaissance latente
Les commentateurs font assaut d’érudition pour savoir qui se cache précisément
derrière ces êtres divins. Ce que l’on peut dire de façon assez sûre c’est que :
- l’idée d’une existence substantielle et immortelle de l’âme n’est pas encore, au
Vème siècle, une idée répandue, en dehors des cercles orphiques et pythagoriciens ;
- l’orphisme a sans aucun doute marqué la pensée de Platon : le corps comme prison
de l’âme, la transmigration des âmes … ;
- des arguments plaident en faveur d’une interprétation strictement pythagoricienne du
passage (l’exemple qui vérifie la réminiscence est mathématique ; Platon nomme couramment
les Pythagoriciens du terme de sophoi qu’il a utilisé pour parler des ces hommes et de ces
femmes qui savent des choses divines ; les femmes étaient admises dans les cercles
pythagoriciens). Sur cette question voir M. Canto, introduction p. 77-78 et note 111, p. 250251.
142 Mugler, op. cit., p. 368.
141
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et inconsciente. La connaissance est apparemment un apprentissage,
réellement un ressouvenir. Le langage de l’apprentissage est le langage de
l’apparence (81d).
Cette possibilité est décrite par Socrate comme une possibilité
d’essence pour l’âme. Toute âme en tant qu’âme possède par principe la
capacité à connaître, c'est-à-dire à se ressouvenir de ce qu’elle a connu dans
son existence prénatale. La thèse de la réminiscence est bien une thèse
universelle, qui vaut pour tout homme. Mais il y a plus. Socrate suggère
qu’il suffit à l’âme de se ressouvenir d’une seule vérité pour pouvoir
réactualiser systématiquement toute sa connaissance. « En effet, dit Socrate,
toutes les parties de la nature étant apparentées, et l’âme ayant tout appris,
rien n’empêche donc qu’en se remémorant une seule chose, ce que les
hommes appellent précisément “apprendre” on ne redécouvre toute les
autres, à condition d’être courageux et de chercher sans craindre la fatigue »
(81d).
La connaissance reste bien un processus. La connaissance a beau être
innée, elle n’est pas immédiate pour l’âme. Socrate insiste au contraire sur la
patience, le courage et l’effort que l’âme doit consentir pour se réapproprier
son savoir. Cette reconquête de la vérité en soi ne se fait pas toute seule. Elle
a besoin de l’occasion de la parole ou de la question du maître comme dira à
peu près Kierkegaard143, et doit affronter l’épreuve de l’embarras, tant il est
vrai que la connaissance est une recherche et que la recherche ne peut se
soustraire au risque de l’aporie et à la passion de l’étonnement144. Mais en
même temps, cette réappropriation intégrale est par principe possible. Cette
nécessité de la connaissance comme réminiscence, de la réintégration de
l’âme dans la connaissance intégrale de la vérité renvoie à la contingence, à
la fois l’occasion et le contenu de la première connaissance réactualisée.
L’instant de la réminiscence est inessentiel, comme l’est l’objet sur lequel
elle porte, ce qui la suscite, puisque seul importe pour l’âme la
réappropriation de son savoir, c'est-à-dire la réappropriation de sa capacité à
penser par soi-même. L’âme n’a jamais cessé d’être dans la connaissance ou
dans la nécessité de la vérité, mais elle a cessé de le savoir. Il lui faut
réapprendre ce qu’elle sait et ce qu’elle est.
Restent deux difficultés principales dans ce passage. La première
concerne l’idée que toutes les parties de la nature sont liées entre elles (81cd). Cette idée est importante puisqu’elle rend intelligible la possibilité d’un
accès de l’âme à toute sa connaissance antérieure, à partir d’une seule vérité
remémorée. Cette théorie de la parenté dans la nature est vraisemblablement
d’origine pythagoricienne. Dans l’adaptation qu’en fait ici Platon, elle laisse
entendre au moins un parallélisme entre la sympathie des parties de la
143
Voir les Miettes philosophiques. « Au point de vue socratique, tout point de départ
dans le temps est eo ipso [de ce fait] une contingence, une donnée qui s’efface, une occasion ;
le maître n’est pas non plus davantage » (p. 10-11, Œuvres complètes, t. VII, éd. de l’Orante).
144
« L’“aporia” est une ignorance orientée, une ignorance pleine. Dans l’embarras, il
y a comme un pressentiment de ce qui est à chercher (Cf. l’expression “je l’avais sur le bout
de a langue” : c’est comme une reconnaissance en négatif de ce qu’on cherche. Le problème
posé est celui du pré-savoir, de la pré-science. Platon attache toujours à l’âme deux attributs,
l’embarras et la recherche ( à quoi correspondent les verbes “aporein” et “dzétein”. Le thème
de la réminiscence apparaît pour la première fois dans le Ménon. Il sert précisément à élucider
de façon mythique cet état de l’âme qui est visitée par le pressentiment du vrai » (P. Ricœur,
Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, Sedes/Cdu, 1982, p.28).
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nature, qui assure que l’action de chaque partie de la nature sur une autre
peut engendrer une conséquence sur toute la nature, et la liaison entre les
vérités apprises qui permet à l’âme d’enchaîner les connaissances entre elles
jusqu’à recomposer la totalité du savoir145.
La seconde difficulté porte sur la nature et le statut de ces choses vues
par l’âme, avant toute existence empirique. Faut-il y inclure les réalités
empiriques, comme l’expression « …ayant contemplé toutes choses et sur la
terre et dans l’Hadès… » (81c) paraît le suggérer, ou au contraire réduire le
champ de la connaissance prénatale aux vérités a priori ? Autrement dit, il
s’agit de savoir ce qui est susceptible d’être objet de connaissance innée.
Cette question engage en tout cas l’interprétation du statut de la
réminiscence dans le Ménon, comparativement aux autres dialogues où cette
doctrine est reprise. Notre passage dit que l’âme a vu toutes choses. Est-ce
un indice suffisant pour penser que Platon fait ici référence à la théorie des
Formes ?
Mais même si ce n’est pas le cas, comme la plupart des
commentateurs l’admettent, on ne doit pas pour autant supposer que les
choses vues en question relèvent de la réalité empirique. Comme le souligne
M. Canto, la réminiscence suscite des vérités que tout être humain doit
reconnaître comme telles, elle ne peut concerner les vérités pour la
connaissance desquelles l’âme aurait dû être incarnée dans tel ou tel corps
particulier146. On peut ajouter que cette interprétation va dans le sens de la
logique du dialogue si, comme on l’a dit en suivant J. Moravcsick, le mythe
de la réminiscence répond, à travers sa reformulation éristique par Socrate
(dilemme),
au paradoxe de Ménon qui limitait le problème de
l’apprentissage au contexte de la recherche des connaissances a priori. Mais
il faut attendre l’entretien avec le jeune esclave pour que cette question
trouve sa réponse la plus autorisée.
Ménon n’est pas pleinement convaincu que le mythe de la
réminiscence apporte sa solution au paradoxe qu’il a opposé à l’aporie de la
définition de la vertu, ou plutôt au scandale que représentait à ses propres
yeux son embarras dans la discussion. La remarque de Socrate sur la valeur
intrinsèquement « pratique »147 ou en quelque sorte « performative » de cette
hypothèse n’a pas suffi. En effet, la réminiscence a l’avantage de faire ce
Voir M. Canto, introduction, p. 80.
Pour Mugler, la réminiscence s’applique aussi bien au domaine des vérités logiques
qu’à celui des lois physiques. Et la réminiscence s’accomplit toujours en deux phases : « La
réminiscence passive fait surgir des profondeurs de notre vie spirituelle passée, avec une
spontanéité se dérobant à l’appel de la volonté, à la surface de la conscience quelque souvenir
isolé. Cette donnée spontanée sert ensuite de matière au travail de liaison et de construction de
la réminiscence active, à laquelle nous pouvons commander par notre volonté. Sa fonction,
d’application du raisonnement de liaison, de l’aitias logismos, aux points isolés en question,
revêt deux formes différentes suivant qu’il s’agit de connaissance logique ou physique. Dans
le premier cas, elle consiste à construire les conclusions qu’on peut déduire de la donnée
initiale présentée par la réminiscence passive et à les faire converger, en mathématiques
notamment, vers des énoncés de propriétés. Dans la cas de la connaissance du monde
physique, elle cherchera à insérer le fait isolé offert par le souvenir comme phénomène dans
une série de phénomènes liés entre eux par une loi de causalité physique, soit finale, soit
efficiente » (op. cit., p. 371).
146 M. canto, p. 81.
147 Voir plus loin en 86b-c. L’existence de la vérité dans l’âme signifie qu’il est
possible de chercher. Socrate y parle même d’un devoir de chercher.
145
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qu’elle dit, d’encourager à la recherche dont elle prouve la possibilité
théorique. La réminiscence en rendant raison de la possibilité de la recherche
constitue la raison suffisante de poursuivre la recherche. Au contraire, dans
l’argument éristique, toute la recherche s’épuise à élaborer un argument
spécieux qui décourage la recherche, c'est-à-dire aussi bien qui encourage à
la paresse et la vaine répétition d’un paradoxe.
Mais Ménon n’a pas expérimenté sur lui-même, et au cours du
dialogue avec Socrate, cette inquiétude qui dispose l’âme à redécouvrir en
elle et par elle-même la présence du vrai. Son embarras a manqué de vertu
dialectique148. C’est pourquoi Ménon formule sa demande d’éclaircissement
(« que veux-tu dire en affirmant que nous n’apprenons pas, mais que ce que
nous appelons “apprendre” est une “réminiscence” ? » (81e), sous la forme
d’une demande d’enseignement. Ménon veut recevoir un enseignement à
propos de ce qui récuse l’idée même d’enseignement. Socrate relève la
contradiction de cette demande, ou plutôt feint de croire que Ménon veut,
par elle, le mettre en contradiction avec lui-même.
Ce n’est pas par « malice » mais par habitude que Ménon dit avoir
parlé. Cet aveu montre bien, une fois encore, à quel point l’aporie de la
première partie et le malentendu sur la réminiscence, s’explique par la
position que Ménon a choisi d’occuper dans le dialogue. Il s’est présenté
comme un disciple de Gorgias, entraîné à la controverse, c'est-à-dire formé à
n’envisager le savoir que sur le modèle d’un enseignement.
Mais le ton de Ménon se fait désormais plus bienveillant (82a).
Pourtant ce n’est pas avec lui que la discussion peut se poursuivre. Pour
abandonner cette identité, ou la conscience de soi empruntée où il se tient, et
qui fait obstacle à la progression de l’entretien, Ménon doit en quelque sorte
devenir le spectateur du dialogue. C’est pourquoi Ménon exprime autrement
sa demande. Le verbe endeiknumi <endeixasthai, endeixai>, repris deux fois
dans la phrase, exprime l’attente d’une démonstration, et sans doute plus
précisément une vérification en quelque sorte empirique, qu’apprendre c’est
se ressouvenir. Mais elle est assortie de l’exigence d’assister à la preuve
comme témoin extérieur (endeiknumi : montrer devant). Et paradoxalement
c’est seulement en devenant le spectateur du dialogue (l’entretien de Socrate
avec l’esclave), que Ménon va se révéler ensuite capable de réfléchir par luimême et de répondre de façon libre et personnelle aux questions de Socrate.
Le dialogue sur la vertu pourra enfin recommencer ou seulement
commencer.
La mort, la philosophie, l’immortalité : Phédon
Traditionnellement, on présente (Cf. B. Piettre, Livre de Poche, p. 43)
ensemble l’Apologie de Socrate, le Criton et le Phédon – souvent précédés
de l’Euthyphron, où Socrate interroge le prêtre éponyme sur le thème de la
piété, le jour même où il apprend l’accusation d’impiété portée contre lui.
L’Apologie reproduit le discours de défense qu’aurait produit Socrate au
Pour ainsi dire, l’embarras de Ménon ressemble davantage au tourment de vacuité
qu’au tourment de plénitude, évoqués par Socrate dans le Théétète (148e).
148
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cours de son procès ; le Criton se déroule un mois après dans la cellule de
Socrate, la veille de l’exécution de la sentence, quand on annonce le retour
du navire envoyé vers Délos, pour commémorer la victoire de Thésée sur le
Minotaure pendant le voyage duquel toute peine était suspendue ; quant au
Phédon, il relate les propos de Socrate au dernier jour de sa vie et sa mort au
milieu de ses disciples.
Pourtant, ces trois dialogues n’ont pas été écrit à la même époque et
n’appartiennent pas aux mêmes groupes d’œuvres. L’Apologie et le Criton
font partie des premiers dialogues, dits socratiques, quand Platon est encore
proche de son maître – l’Apologie date vraisemblablement des années 396395, trois ans après la mort de Socrate (399), et le Criton lui est postérieur de
peu. Le Phédon fait partie du second groupe de dialogues, composés après
390 et même 385, c’est-à-dire à une époque où Platon construit sa propre
pensée. Ainsi on y trouve les thèmes qui s’affirment comme platoniciens et
discutés au sein de l’Académie : les théories des Idées, de la réminiscence,
de l’âme, l’esquisse de la méthode dialectique, des réflexions
mathématiques, cosmologiques, éthiques.
Ainsi on aurait tort de croire que le Phédon reproduit fidèlement les
derniers moments et les ultimes paroles de Socrate, à l’exception peut-être
de sa dernière injonction à Criton : « N’oublie pas d’offrir un coq à
Asklépios », comme signe de sa piété. C’est d’autant moins probable que
Platon dit lui-même n’avoir pas été présent auprès de son maître (59b) - « Je
crois que Platon était malade ». M. Dixsaut note que le « je crois » mis dans
la bouche de Phédon est ambigu, pouvant servir à justifier l’abandon du
disciple au moment où c’est le moins acceptable, ou à rejeter sur Phédon la
responsabilité de cette narration imaginaire. « Peut-être après tout veut-il
produire tous ces effets en même temps, plus un : se faire, d’un même
mouvement, apparaître et disparaître comme auteur d’un dialogue où il
présente, à travers un récit de la mort de Socrate, sa propre conception de la
philosophie » (GF, p. 37). Même si Socrate a discuté de l’immortalité, s’il
est vraisemblable qu’il est mort dans la sérénité décrite par le Phédon,
néanmoins le dialogue paraît bien être l’occasion pour Platon d’introduire
ses propres vues sur l’immortalité, les débats internes à l’Académie,
notamment l’intérêt croissant pour le pythagorisme – ainsi Simmias et Cébès
formés par le pythagoricien Philolaos participent activement à la discussion.
Donc, le Phédon est certainement une fiction où la figure de Socrate est
différente de celle de l’Apologie, sans doute plus proche du Socrate
historique. Socrate ici n’affecte plus une ironie insolente, une simplicité de
raisonnement, ne se dit plus le plus savant ou le plus habile (sophôtatos) des
hommes comme le lui aurait enseigné l’oracle de Delphes, mais il développe
des spéculations brillantes et subtiles. Surtout il se montre sous un nouveau
jour à l’égard de la mort. Dans l’Apologie, Socrate se réjouit de mourir pour
pouvoir continuer d’interroger dans l’Hadès les héros et les hommes
célèbres, sans faire allusion au bonheur de vivre auprès des dieux ; on croit
même entendre un propos épicurien quand il suggère que la mort n’est rien à
craindre si elle est un doux sommeil. Dans le Phédon, rien de tel. Socrate
tente de persuader, à la fois par la rigueur du raisonnement, par son attitude
personnelle devant la mort, par le rappel d’antiques croyances, sa conviction
(orphique et pythagoricienne, que Platon a progressivement acquise) d’être
appelé à vivre la félicité éternelle d’être auprès des dieux. Ainsi, comme
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l’écrit B. Piettre : « Socrate dans le Phédon est devenu pythagoricien, ou
plus simplement platonicien, définissant la philosophie comme une ascèse,
une séparation de l’âme d’avec le corps et une purification, se lançant dans
des considérations subtiles sur les Formes, leurs rapports mutuels et leur
rapport aux choses sensibles : ces questions ne cessent de préoccuper Platon
dans les dialogues ultérieurs » (p. 47).
Socrate acquiert dans le Phédon une dimension de sagesse, inconnue
auparavant. Il n’est plus le plus habile des hommes, celui qui sait qu’il ne
sait rien et qui interroge, à cause de cela, sans relâche ses contemporains
jusqu’à la provocation, intermédiaire entre les dieux et les hommes, averti
par son démon de sa tâche civique, mais il s’est élevé à un savoir et à des
considérations supérieures qui le rendent capables d’un jugement serein sur
le bien et le vrai. Le dialogue se termine sur cette phrase : « Voilà,
Echécrate, ce que fut la fin de notre ami, d’un homme dont nous pouvons
dire que, parmi tous ceux qu’il nous a été donné de connaître, il fut le
meilleur, le plus sensé <phronimos> et le plus juste ». C’est désormais la
phronèsis et la justice (c’est-à-dire la vertu fondée sur la pensée et
l’intelligence <phronèsis>) qui donnent l’assurance d’être dans le vrai, pour
toute l’histoire de la philosophie.
Car le Phédon est sans aucun doute un dialogue tout à fait à part.
Comme l’écrit M. Dixsaut, « le Phédon raconte une mort, celle de Socrate.
Mais le récit de cette mort singulière est occasion de tenir un discours
différent sur la mort. Car Socrate ne se contente pas de mourir : il meurt
après avoir parlé, parlé de la mort, précisément » (GF, p. 11). De fait, on ne
peut lire le Phédon comme un autre dialogue, parce qu’on ne parle pas de la
mort comme d’une vertu ou des mathématiques. Pour ainsi dire, la mort
engage la philosophie dans une épreuve de vérité radicale. Plus exactement,
la pensée rencontre dans la mort son autre absolu, son impossibilité même.
Or Platon retourne l’impossibilité en confirmation de la possibilité de la
pensée et de la philosophie.
D’abord, paradoxalement la philosophie n’apprend rien sur la mort.
De ce point de vue, la philosophie est toujours décevante pour celui qui en
attend une révélation sur ce qu’elle est et sur ce qu’il y a au-delà. Mais c’est
parce qu’elle désamorce le tragique et la théâtralité que tient sur elle le
discours commun. Ainsi le récit de la mort de Socrate n’émeut pas – ou alors
l’émotion vient des disciples et seulement à travers eux. Il ne s’agit pas
d’une méditation sur la mort (sur la confrontation de la conscience avec la
mort), soit pour rappeler le néant de notre condition, soit pour en appeler à
un rapport authentique du sujet à son existence. Si le Socrate du Phédon est
l’image du sage ou du philosophe parvenu à la sagesse, c’est-à-dire dont la
sagesse est prouvée par sa sérénité devant la mort, c’est parce qu’il ôte à la
mort son pathétique, son caractère d’effroi (cf. 68b). C’est bien la peur de la
mort qui inspire la conduite des hommes, leurs passions et leur appétit du
pouvoir. Le stoïcisme développera pleinement cette idée que l’homme libre,
inaccessible aux menaces, à la domination du pouvoir, est celui qui s’est
affranchi de la crainte de la mort, ce que résume Montaigne quand il écrit :
« la préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à
mourir, il a désappris à servir ».
La mort, ramenée par la philosophie à sa vérité, se laisse définir
simplement comme séparation de l’âme et du corps. Or cette définition
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ramène avec elle la puissance de la pensée. Penser la mort pour la vivre
librement, cela revient à penser la pensée. Socrate montre que la philosophie
et la mort sont unies par la même activité, que la mort n’annule pas la pensée
mais en accomplit l’acte même, qu’on ne pense pas contre la mort mais
qu’on la pratique en pensant. Ici l’on tient sans doute le point culminant du
dialogue : que philosopher c’est mourir et être mort. Comme l’écrit M.
Dixsaut : « Platon y invente une autre manière de parler de la mort qui fait
ainsi une entrée remarquée puisqu’on va découvrir que penser la mort
revient pour la pensée à se penser elle-même. Mort et philosophie travaillent
de la même façon, en déliant l’âme du corps, en la séparant non pas du corps
en général mais du corps qui fait obstacle à la pensée » (p. 12). Ici les
solidarités se nouent (cf. 68b) : l’adversaire de la philosophie et de la raison
(misologie) est aussi bien celui qui craint la mort parce qu’il pense à partir
du corps (philosomatos). Au contraire le philosophe est celui qui ne craint
pas la mort parce qu’il a toujours subordonné la pensée à l’exercice qui
consiste à délier l’âme du corps, c’est-à-dire à se délivrer du souci du corps.
Penser autrement la mort, c’est penser finalement la philosophie.
Platon n’a pas eu pour visée de raconter le plus fidèlement possible la mort
et la conduite de Socrate devant la mort. Il s’agit plutôt de placer l’auditeur
ou le lecteur dans l’atmosphère qui convient le mieux à la réflexion sur le
sens de la philosophie et sur l’immortalité de l’âme. En effet, à bien des
égards, l’objet du dialogue c’est la philosophie : ce qu’elle est et ce qu’elle
doit être. Qu’est-ce qu’un philosophe, du moins authentique ou véritable
comme le précise toujours Platon, qui la pratique « droitement » ? C’est sans
doute un philosophe qui ne craint pas la mort, qui s’impose la même règle de
la discussion rationnelle jusqu'au bout, qui soumet la mort à sa pensée, c’està-dire la mort du corps à la vie de l’âme et qui, par conséquent, envisage
sans détour le problème de l’immortalité de l’âme. Si philosopher c’est
s’exercer à mourir, il faut se demander ce qu’il en est de la vie de l’âme ellemême, si elle périt avec le corps ou non et en quoi consiste son essence. De
fait, le dialogue est peut-être écrit d’abord à l’intention des élèves de
l’Académie, pour rappeler qui fut vraiment Socrate et à quel point la
philosophie est une recherche difficile et exigeante. On notera ainsi que
Platon signale la présence de nombreux disciples de Socrate dans
l’assistance : Eschine, Antisthètne, fondateur de l’école cynique, Euclide de
Mégare, qui développe les apories de la dialectique …, mais que seuls
participent à la discussion sur l’immortalité de l’âme, Simmias et Cébès de
Thèbes, disciples de Socrate mais formés à la philosophie pythagoricienne –
comme Echécrate qui s’empresse, au début du dialogue, d’apprendre de
Phédon la manière dont s’est déroulée la fin du maître. Cela signifie que
pour Platon, continuer la philosophie après Socrate, ce n’est pas se fourvoyer
dans des doctrines morales courtes (vertu = plaisir, par exemple), sans
considérations mathématiques, métaphysiques, cosmologiques, mais, au
contraire, sur le modèle des pythagoriciens, engager la pensée sur la voie
longue de la vérité. Ainsi s’éclaire autrement le passage célèbre sur la
misologie, contre ceux qui cherchent la vérité en abandonnant la raison.
Donc la philosophie se définit toujours par rapport à l’âme – qui porte
le sous-titre du dialogue – comme souci de l’âme plutôt que du corps,
comme théorie de l’immortalité de l’âme. Le Phédon articule exactement les
deux thèses – la discussion sur l’immortalité de l’âme constituant l’essentiel
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du dialogue, opérant ainsi la transition du Socrate historique à la figure
platonicienne de Socrate. Dans l’Apologie, Socrate présente sa mission
divine comme une vie philosophante (28e), c’est-à-dire comme une vie qui
s’examine (38a), qui a le souci de l’âme (de la sienne et de celle des autres,
30b). Et l’individu qui a passé sa vie à cette occupation ne peut craindre la
mort : « il n’y a pas de mal possible pour l’homme de bien, ni dans cette vie,
ni au-delà, et … les dieux ne sont pas indifférents à son sort » (41d). Dans le
Phédon, le souci de l’âme conduit à des explications métaphysiques d’une
tout autre portée. Vivre en philosophant c’est pratiquer la séparation de
l’âme et du corps et donc celui qui a passé sa vie à philosopher, c’est-à-dire
d’une certaine façon à mourir a des raisons d’espérer qu’il y a « quelque
chose après la mort » (63c). Il s’agit, du même coup, de transformer une
ignorance en connaissance. Dans l’Apologie, Socrate explique ainsi :
« craindre la mort, ce n’est rien d’autre que se donner pour savant sans
l’être ; c’est donner l’impression qu’on sait ce qu’on ne sait pas. Nul en effet
ne sait ce qu’est la mort, si par hasard elle n’est pas pour l’homme le plus
grand des biens ; mais on la redoute comme si on savait pertinemment
qu’elle est le plus grand des maux. Comment ne pas voir là cette ignorance
qu’il faut stigmatiser, celle qui consiste à croire savoir ce qu’on ne sait
pas ? » (29a-b). Mais à défaut de connaître la mort, même si la pensée la
ramène à son propre exercice, ne peut-on pas démontrer que l’âme est
immortelle, ou que son essence la rend incorruptible, et que donc l’espérance
dans une félicité éternelle est rationnelle ? Pourtant une théorie de l’âme et
de l’immortalité de l’âme peut-elle se substituer à l’ignorance de la mort ?
L’espérance dans une vie immortelle est-elle rationnelle ou simplement
raisonnable, mêlant le vraisemblable et le discours mythique à sa
constitution ? Tel est, certainement, tout l’enjeu de ce long et profond
dialogue : être une apologie de la philosophie par l’apologie de Socrate
devant la mort et inversement, une apologie du philosophe par la constitution
d’une théorie de l’âme et de son immortalité. De fait, se mêlent à la fois une
confiance dans la raison à s’élever au vrai, à fonder les conditions de la
vérité (dialectique, hypothèse des Formes), à prouver non seulement la
préexistence de l’âme mais sa survivance (affinité âme-Forme), et une
ouverture au discours du vraisemblable et du mythe. Mais aussi bien
l’orphisme, le mysticisme et le mythe sont-ils transformés en doctrine
philosophique, par une série de gradation des preuves de l’immortalité de
l’âme (de l’argument du cycle, à la réminiscence, à la parenté de l’âme et de
la Forme ; à la simplicité de l’âme, à l’incompatibilité des contraires). Et le
mythe final du dialogue peut alors s’interpréter comme la traduction
légendaire et imaginaire de la connaissance philosophique. Comme l’écrivait
Diès : « les bienheureux voient les dieux et conversent avec les dieux, ils
voient le soleil, la lune et les astres dans leur réalité véritable, et ce spectacle
bienheureux du monde réel n’est qu’une de ces transpositions inverses qui
servent à matérialiser, à des degrés divers, l’immatériel, à réfracter, sur les
plans successifs de l’intuition sensible, la contemplation des Idées » (Autour
de Platon, p. 447).
On trouve là l’accomplissement de la mort de Socrate par la
philosophie de Platon et l’accomplissement du logos platonicien par la mort
socratique (Cf. P. Ricœur, Etre, substance, essence chez Platon et Aristote,
p. 58-59). La mort du philosophe n’est pas la fin de la philosophie mais
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plutôt son couronnement. La mort de Socrate vérifie la thèse qu’il avançait
de manière un peu provoquante et qui arrache le rire du béotien :
« Philosopher c’est apprendre à mourir et être mort ». Finalement, on dira
qu’être mort, c’est accomplir la philosophie : la connaissance de l’être
s’accomplit dans le silence de la mort ; la certitude est atteinte dans la
suspension du discours, comme si la mort jouait dans le Phédon, l’analogue
de ce que sera la theôria dans la République. A ce moment seulement, l’âme
devient pleinement ce qu’elle s’est efforcée d’être au cours de la vie
philosophique : purement nous, adéquate aux Formes auxquelles elle
ressemble. L’identité de l’âme et de l’intelligible s’accomplit dans la mort,
ou inversement, c’est par cette identité que la mort peut être un
accomplissement.
Mais cette hypothèse reste pour le philosophe une attente et une
espérance en faveur de laquelle la philosophie se présente comme un « beau
risque » à courir (114d). Jusqu’où la réflexion de l’âme sur l’âme relève-telle du savoir et où passe l’écart entre la conviction raisonnable et la
croyance irrationnelle ? Tout lecteur, du moins le philosophe, du Phédon est
dans la situation de Phédon lui-même, en position d’intériorité et
d’extériorité par rapport au dialogue : il est concerné par cette mort et par le
discours sur l’immortalité, mais il est appelé à survivre à cette parole dans
l’étonnement qui laisse la conviction libre et personnelle. C’est aussi
pourquoi sans doute « on revient toujours au Phédon » (R. Schærer, « La
composition du Phédon », Revue des Etudes grecques, 53, 1940, n° 249, p.
1) comme à l’image de la mort du philosophe qui accepte la mort sans
dénoncer l’injustice, le malheur des hommes (L’Occident, dans son double
héritage, vit à l’ombre de deux figures et de deux morts paradigmatiques,
celle de Socrate et celle du Christ. Pourtant, il est faux de vouloir rapprocher
les deux morts, soit pour christianiser Socrate soit pour helléniser le Christ.
Ainsi pour Rousseau, tout oppose ces deux morts : « Quelle distance de l’un
à l’autre ! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément
jusqu’au bout son personnage ; et si cette facile mort n’eût honoré sa vie, on
douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu’un sophiste. Il
inventa, dit-on la morale ; d’autres avant lui l’avaient mise en pratique. (…)
Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui
seul a donné les leçons et l’exemple. (…) La mort de Socrate, philosophant
tranquillement avec ses amis, est la plus douce qu’on puisse désirer ; celle de
Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple,
est la plus horrible qu’on puisse craindre. Socrate prenant la coupe
empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure ; Jésus, au milieu
d’un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la
mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu »
(Emile, IV, « Profession du Vicaire savoyard », p. 212-213, L’Intégrale).
L’exigence de justice qui commande le désir de la sagesse se replie sur le
souci de soi-même, c’est-à-dire sur le gouvernement de l’âme sur elle-même
et son corps, ouvrant nécessairement la réflexion de l’âme sur elle-même à la
question de son immortalité. Comme l’écrit K. Jaspers :
« Le Phédon, avec l’Apologie et le Criton, est l’un des quelques documents
irremplaçables dont vit l’humanité. Les hommes de l’Antiquité, qui philosophaient,
l’ont lu pendant de longs siècles et y ont appris à mourir dans le calme de
l’acquiescement à leur propre destin, même s’il était funeste.
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Nous ne devons pas nous tromper sur l’impression de froideur que donne cette
attitude. Mais on ne peut pas lire ces écrits sans être saisi dans sa pensée même. Il y a
ici une exigence sans fanatisme, une suprême possibilité qui ne se fige pas dans une
morale, une façon de s’ouvrir à la réalité ponctuelle et unique de l’absolu. Avant de
l’atteindre, l’homme ne doit pas s’abandonner, mais lorsqu’il repose en lui, il peut
vivre et mourir en paix ».
S’il faut « se rappeler Socrate » (Les grands philosophes, 1, p. 153),
c’est-à-dire que la cité peut condamner à mort le philosophe, il faut surtout
se rappeler la mort de Socrate, mort sans tragique (Cf. le tableau de David,
« La mort de Socrate », exposée au Louvre), d’un homme qui s’élève au
divin par la pensée, qui fonde sur cet exercice même l’espérance de la
béatitude de l’âme réservée au philosophe, mais où la certitude ne sera
jamais une possession puisqu’elle implique le risque de vivre en pariant sur
l’immortalité.
Contexte et personnages du dialogue
Ici on se contentera de résumer les principales informations de M.
Dixsaut dans son introduction :
- Le Phédon appartient à la période où furent composés le Cratyle et
le Banquet, sans qu’on puisse indiquer entre ces trois dialogues un ordre
chronologique ferme et certain, c’est-à-dire antérieurement aux livres II-X
de la République. Toutefois l’antériorité du Banquet sur le Phédon est
probable, entre lesquels vient s’insérer le Cratyle. Le Phédon, comme le
Banquet, et les livres centraux de la République sont consacrés à la définition
de la philosophie, c’est-à-dire présentent la conception platonicienne de la
philosophie. Le Banquet montre « ce que signifie vivre en amoureux de la
philosophie » (p. 26), le Phédon « témoigne de la manière dont meurt celui
qui s’est occupé à la philosophie droitement », la République décrit la
formation du philosophe qui doit gouverner la cité idéale. Mais se dessine
une complémentarité entre le Banquet et le Phédon qui présentent « une
structure très particulière, puisque ni l’examen dialectique ni l’exposé
continu n’en constituent la partie principale, et que s’y superposent des
langages multiples » (ibid.).
- Le dialogue se situe à Phlionte, qui, rappelle M. Dixsaut, fut avec
Thèbes le centre où trouvèrent refuge les pythagoriciens. Et l’on raconte
(Diogène Laërce) que c’est là que Pythagore aurait inventé le terme
philosophos pour ne pas attribuer à l’homme le titre de sage qui convient
seulement aux dieux. Cela suffit à justifier le choix platonicien de situer dans
cette cité le lieu de son dialogue où il présente sa propre conception du
philosophe – première occurrence dans un dialogue platonicien de l’adjectif
substantivé « philosophe » (note, p. 182). Et il instaure cette filiation
pythagoricienne pour mieux marquer le sens nouveau qu’il accorde à
l’activité du philosophe. Mais le récit de Phédon nous transporte à Athènes
dans la prison où est enfermé Socrate, principalement dans une salle où il
dialogue avec ses disciples, boit le poison et meurt : c’est le lieu de la parole
philosophique. Socrate passe dans une autre salle, espace privé et social à la
fois (p. 29) où il prend son bain et où il reçoit sa femme et ses enfants.
- Le Phédon est un dialogue raconté, à la différence des dialogues
directs (Ion, Criton…) ou exposés (Apologie, Ménexène, Timée…). Mais à la
différence des autres dialogues rapportés (Banquet, Parménide, Théétète…),
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le récitant prend part au dialogue, et en l’occurrence à un moment important
(89b-91c) pour venir en aide à Socrate ; le dialogue est interrompu par deux
fois, mettant en scène l’effet que produit le dialogue, l’étonnement – qui
n’est pas ici présenté comme l’origine de la philosophie (Théétète, 155d) –
devant la manière dont Socrate sauve « le discours dans sa liaison aux êtres
et à la vérité » (p. 31) ; enfin le narrateur donne son nom au dialogue, ce qui
se laisse comprendre par sa position : être dans le dialogue sans y être. Il
n’est pas un interlocuteur dans l’argumentation comme Simmias et Cébès. Si
pourtant il y participe, ce n’est pas en objectant mais en comprenant et en
partageant l’étonnement que produit le dialogue. Comme dit M. Dixsaut,
« on ne peut pas raconter le Phédon sans comprendre et sans s’étonner : sans
être dedans et dehors. En Phédon s’incarne tout lecteur du Phédon : dedans,
puisque lui aussi doit mourir, et que ce discours-là, ce récit-là, ce dialogue-là
le concernent plus directement qu’aucun autre ; dehors, puisqu’il va encore
vivre un certain temps, vivre étonné mais pas nécessairement convaincu par
cette parole et par cette mort différentes» (p. 32).
- Les personnages du dialogue direct sont Phédon d’Elis et Echécrate.
Echécrate ne fait pas partie du cercle socratique. C’est un pythagoricien,
comme le prouve son attachement à la doctrine de l’âme-harmonie. Mais sa
curiosité à l’égard de Socrate, l’évocation des échanges entre Phlionte et
Athènes tend à attester l’existence de relations entre Socrate et le
pythagorisme contemporain (M. Dixsaut, p. 37). De Phédon, on ne sait pas
grand chose, puisqu’aussi bien sa biographie aura été reconstituée à l’image
de sa participation dans le dialogue. C’est sans doute un homme jeune,
contrairement à ce que suppose Robin, qui se présente comme un disciple
fidèle de Socrate : il évoque son amour pour la discussion philosophique
(59a), son plaisir à se souvenir de Socrate (58d). Cette fidélité intelligente et
compréhensive explique le choix par Platon de Phédon comme narrateur (p.
36).
Phédon peuple la prison de nombreux personnages secondaires
comme le portier, l’esclave chargé du poison, le serviteur des Onze,
Xanthippe, Criton, et tous ceux qui ne prennent pas part à l’entretien,
disciples étrangers (outre Simmias et Cébès, Phdéondès, Euclide, qui n’est
pas le géomètre (Il enseignait l’identité de l’être et du bien, et une
dialectique qu’il transmis aux Mégariques.) – cf. Théétète, et Terpsion) ou
familiers athéniens (Apollodore – cf. Banquet, Critobule et son père,
Hermogène – cf. Cratyle, Epigène, Eschine, Antisthène, Ctésippe – cf. Lysis,
Ménéxène – cf. Ménéxène).
On se demandera ce qui préside au choix de Phédon et des deux
interlocuteurs de Socrate dans le dialogue. On peut avancer, comme le fait R.
Schærer, des raisons dialectiques. Pour la discussion sur l’immortalité de
l’âme dans ces circonstances si particulières, il faut écarter les vieillards –
parce que la vieillesse s’est déjà forgé des opinions –, les esprits impulsifs ou
fanatiques, comme Polos, Calliclès ou Thrasymaque – qui troubleraient la
sérénité, la continuité requise de cet ultime entretien – ou des adversaires
trop instruits, auteurs d’une doctrine, comme Antisthène ou Euclide. Ainsi
Simmias et Cébès sont-ils des jeunes gens capables d’une collaboration
constante, et qui ne s’opposent à Socrate que « dans l’espoir d’une
réfutation » (p. 13).
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Simmias est un thébain, et Cébès un béotien, tous deux élèves du
pythagoricien Philolaos. Cébès joue un rôle plus important que Simmias, qui
n’est l’interlocuteur de Socrate que sur la réminiscence. Mais d’un autre
côté, les questions que pose ce dernier « portent sur les limites et la force du
logos » (Dixsaut, p. 40). Pourtant, malgré les différences entre eux –
Simmias est comparé à la déesse Harmonie, quand Cébès est assimilé à son
époux mortel, Cadmos (95a) – Simmias et Cébès sont complémentaires.
Comme l’écrit M. Dixsaut, ils « occupent le terrain de la rationalité, ils
opposent des difficultés, perçoivent les apories » (p. 41), ce qui place Socrate
dans une attitude, tout à fait inattendue et unique, de défense plutôt que
d’examen problématique. « Les positions habituelles sont inversées : dans le
Phédon, Socrate défend ce qu’il a choisi d’être – philosophe – et ce à quoi il
a choisi de passer sa vie : philosopher. C’est lui qui doit faire l’apologie de
sa manière de penser, de parler, et aussi de vivre et de mourir » (ibid.).
Enfin, il y a Socrate qui, exceptionnellement, tient le discours de
l’opinion : opinion paradoxale, puisqu’elle concerne la philosophie ellemême et ce que signifie être vraiment philosophe. La défense de la
philosophie se fait par un « retour à Socrate » qui est l’occasion, devant ses
disciples socratiques qui n’en retiendront qu’un aspect, d’en rappeler l’atopie
(p. 42). En un sens, Platon donne à entendre cette parole unique sur le point
de disparaître et, en un autre, par l’intermédiaire de sa fiction, la fait vivre
pour toujours.
Plan du Phédon (Cf. Marie-Laurence Desclos, Structure des dialogues
de Platon, Ellipses, 2000 et L. Robin, Phédon, notice, Belles-Lettres.)
Prologue : Echécrate et Phédon (57a-58d) : Phédon témoin de la mort
de Socrate et de ses derniers discours ; raison de l’exécution différée
Introduction du récit (58e-61c)
- le dernier jour de Socrate : une impression de plaisir et de peine
mélangée ; présentation des personnages présents ; la nouvelle du retour du
navire de Délos ; Xanthippe reconduite (58e-60a)
- l’instauration du dialogue par Socrate à l’occasion d’une sensation,
qui introduit le thème des contraires (cf. 70c-72e) ; injonction divine de faire
de la poésie (60a-61c)
1ère partie : L’apologie : Socrate défend son attitude devant la mort
(61c-69e)
a/ La question du suicide (61c-62c) : pour le philosophe, la mort vaut
mieux que la vie, ce qui ne justifie pas pourtant le suicide
b/ L’objection de Cébès (62c-63d) : si mourir c’est s’éloigner du soin
des dieux, désirer la mort ne convient qu’à l’insensé, et se révolter contre
convient au philosophe. Mais l’espérance, puisée dans la tradition, de
retrouver les dieux et les meilleurs des hommes au-delà de la mort, engage à
ne pas se révolter.
c/ Intervention de Criton (63d-e) : parler contrarie l’action du poison
d/ Réponse de Socrate avec l’aide de Simmias (63e-69e)
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- Définitions de la mort et de la philosophie (63e-65a) : la mort est la
séparation de l’âme d’avec le corps ; l’unique occupation de la philosophie
est de mourir et d’être mort
- L’obstacle corporel (65a-68b)
- La connaissance du réel n’est accessible ni au corps ni aux sens mais
seulement au raisonnement de l’âme seule (65b-66a) ;
- La thèse résumée et radicalisée (66b-67b) : le corps est la cause de
tous les maux et il faut regarder avec l’âme les choses mêmes
- La purification (67b-68b) : mettre le plus possible à part l’âme du
corps, ce qui désigne le sens précis du mot « mort » : pour le philosophe, la
mort n’est pas objet d’effroi mais ce qui comble l’objet de son désir : la
pensée
- La vertu vraie (68b-69e) : elle ne consiste pas dans l’échange du
plaisir contre le plaisir, de la peine contre la peine, ce qui ne rend personne
meilleur, mais dans la purification des passions par et pour la pensée pure.
La félicité est promise aux philosophes, initiés à la vraie vertu.
2ème partie : Le problème de la survivance de l’âme (69e-84b) – du
plaidoyer à l’exhortation, le moment intermédiaire du vraisemblable
a) L’argument des contraires (70c-72e) : la vie naît de la mort, la mort
de la vie ; le devenir de la vie à la mort (mourir) oblige à concevoir
réciproquement le mouvement de la mort à la vie comme un « revivre »
b) L’argument de la réminiscence (72e-78a)
- Preuve de la réminiscence par l’interrogation bien conduite (72e73a) : apprendre c’est se ressouvenir, ce qui n’est possible que si l’âme est
immortelle
- Le ressouvenir par association des idées ( 73b-74d) : d’une chose
égale à une autre chose égale, à l’idée d’égalité en soi
- L’égalité en soi qui constitue, en réalité, la condition originaire de la
comparaison des choses égales : la connaissance prénatale des intelligibles
(74d-77a)
- Une objection de Simmias (77a-78a)
- Que l’âme préexiste à la naissance ne prouve pas qu’elle est
immortelle
- Il faut joindre les deux arguments précédents en un seul : l’âme ne
doit pas être mortelle pour qu’une nouvelle génération soit possible.
Rire de Cébès sur la peur enfantine de la mort
c) Objets des sens et objets de la pensée (78b-80d) : le visible et
l’invisible
- Deux genres d’être : les objets sensibles, variables et les essences
dont la forme est toujours identique, et que seule pensée peut appréhender ;
- L’âme n’a-t-elle pas plus de parenté avec l’espèce invisible de l’être
et le corps avec l’espèce visible ?
d) Destinées des âmes après la mort (80e-82c)
- L’âme pure en se séparant du corps rejoint le lieu qui lui est
apparenté, pur, invisible, divin, vivre en compagnie des dieux (80e-81a)
- La destinée bestiale des âmes ensorcelées par les désirs et les plaisirs
du corps (81b-82c) : la réincarnation des âmes suit les vices de leur vie
corporelle
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e) Fonction de la philosophie (82c-84b) : le philosophe a souci de son
âme et vit à l’écart des plaisirs et des passions ; la philosophie délie l’âme
des chaînes du corps, des plaisirs et des peines qui la rivent au corps comme
par un clou. L’âme philosophique ne redoute rien dans la mort, ni sa
dispersion par la séparation, ni l’anéantissement.
3ème partie : Un beau risque (84b-107d) – le passage à l’exigence de
définition de l’âme et de démonstration de son immortalité
a) Reprise du problème : hésitation de Simmias et de Cébès à faire
part de leurs objections en cette circonstance (84c-85b), mais le discours de
Socrate est comme le chant du cygne : il a la préscience des biens qui
l’attendent et n’est pas triste de se séparer de la vie.
- Objection de Simmias (85c-86e) par l’image de la lyre : l’âme est
harmonie des contraires qui constituent le corps et c’est pourquoi, en dépit
de sa nature divine, elle meurt, et même la première, si l’excès vient
l’emporter, laissant d’ailleurs subsister certains éléments durables du corps
longtemps après sa disparition.
- Objection de Cébès (86e-88b) par l’image du tisserand : la
préexistence de l’âme au corps a été prouvée mais non sa survivance. L’âme
est plus résistante que le corps, mais si elle anime plusieurs corps au cours
d’existences successives, elle doit finir par s’user et ne pas survivre à la mort
de son dernier corps.
b) Première série de réponses (88c-102a)
- Pause dans le récit (88c-89a) : Phédon rapporte la mauvaise humeur
et l’inquiétude des auditeurs, vaincus dans leur conviction que la mort de
l’âme n’accompagne pas la mort du corps. Admiration devant la
bienveillance de Socrate à l’égard de Cébès, de Simmias et de tous ses
compagnons en déroute.
- Reprise du récit par Phédon (89b-89c) : pour marquer la crise du
dialogue, en signe de deuil, Phédon est invité par Socrate à sacrifier sa belle
chevelure. Mais s’il est brave, il s’engage à ne pas la laisser repousser tant
que l’argument qui justifie l’espérance de Socrate n’aura pas été reconquis
contre les objections. Dans ce travail, Socrate vient en aide à Phédon tel
Iolaos à Hercule.
-L’écueil de la misologie (89c-91c) : opposer croyance contre
croyance, sur le mode de la controverse sophistique, sans une maîtrise
suffisante de ce dont on parle, conduit à prendre en haine la raison, c’est-àdire à tenir tous les raisonnements sinon pour faux, du moins pour
équivalents, en deçà du vrai et du faux. Socrate parie sur la capacité du
raisonnement à établir la vérité de sa conviction (l’existence de l’âme après
la mort) ou, si c’est le contraire qui se vérifie, à s’affranchir de la peur et des
lamentations inutiles pour tous ceux qui l’entourent.
- Retour aux théories de Simmias et de Cébès (91c-102a)
- Rappel des objections (91c-92a)
- Examen de l’objection de Simmias (92a-94e) : 1/ l’âme préexiste
au corps, alors que l’harmonie succède à l’existence de la lyre, des cordes et
des sons ; 2/ l’âme est principe et gouverne le corps alors que l’harmonie suit
ce qui la compose ; 3/ l’harmonie est toujours harmonieuse alors que l’âme
peut participer au vice comme à la vertu
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- Réponse à Cébès (95a-102a) qui oblige à traiter de la cause de la
génération et de la corruption : 1/ Réflexions sur ce qu’on appelle
« enquête » (histoire) sur la nature ( 95e-97b) ; 2/ la découverte et
finalement la déception à l’égard d’Anaxagore qui soutenait que l’esprit est
cause de toutes choses (97b-99d) ; 3/ la réflexion conduit Socrate à
considérer que la seule vraie cause c’est la Forme (99d-101c) : l’existence
des Formes peut peut-être expliquer l’immortalité de l’âme ; 4/ Remarques
sur la méthode (101d-102a) : examiner les conséquences des principes et
remonter à un principe qui suffise à rendre raison de ce qui en dépend, mais
sans confondre principes et conséquences comme cela se produit dans les
controverses éristiques.
c) Deuxième série de réponses (102a-107d)
- Existence et éponymie des formes (102a-103a) : Les Formes et le
problème des contraires (le Grand et le Petit). Les Formes l’emportent sur les
causes physiques parce qu’elles sont à l’abri des contraires
- Objection et réponse (103a-105b) : reprise de l’affirmation
antérieure selon laquelle la génération des contraires procède des contraires
(70d-71a) : les Formes ne dépendent pas d’autres Formes
- Application au problème de l’immortalité de l’âme (105b-107d) :
l’âme qui apporte toujours la vie à un corps ne peut recevoir en elle le
contraire, la mort, autrement dit l’âme n’est pas quelque chose de mortel et
de destructible : l’âme ne meurt pas mais s’en fuit ailleurs, dans l’Hadès,
comme le Feu s’en va dans d’autres corps, à l’approche du Froid
- Conséquences morales (107a-d) : si l’âme est immortelle, ne pas en
avoir le souci pour la totalité du temps, c’est courir un grand risque puisque
c’est sa formation morale qui sera jugée dans l’au-delà
- Cosmologie et eschatologie (107d-116a)
- Le mythe de la destinée finale des âmes (107d-114c) : données
cosmologiques générales sur la terre (108e-111c) ; description de l’intérieur
de la terre (Tartare) (111c-113c) ; une géographie finaliste, en vue de la
destinée des âmes après la mort (113d-114c)
- La leçon du mythe (114d-116a) : le pari ou le beau risque du
philosophe concernant l’espérance et la croyance de l’âme juste dans sa
destinée après la mort ; le dernier commandement, n’avoir souci que de son
âme
Epilogue (116c-118a) : la mort de Socrate, serein parmi ses amis
retenant leurs pleurs.
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Prologue : Echécrate et Phédon (57a-58d) : Phédon témoin de la
mort de Socrate et de ses derniers discours ; raison de l’exécution différée
57a-b
De ce prologue, il n’y a sans doute pas beaucoup à dire sur le plan
philosophique, si ce n’est, comme le signale M. Dixsaut, à propos du
premier mot « autos » : « Etais-tu en personne, Phédon, aux côté de Socrate
… ? ». Et Phédon de répondre : « Autos », « J’y étais en personne ».
Il faut y lire d’abord la référence au témoignage direct, par opposition
à une connaissance rapportée, moins crédible, d’où les questions pressantes
d’Echécrate : « Qu’est-ce donc qu’a dit cet homme avant sa mort ? Et
comment est-il mort ? ». Et plus loin, après les informations sur les causes
du retard de l’exécution de la sentence (le navire de Délos), il redemande :
« Mais ce qui entoura cette mort, Phédon ? Les paroles, les actes ? (…) Aie à
cœur de tout nous rapporter aussi clairement que tu pourras ».
Mais là où, notamment dans le pythagorisme, le « soi-même » désigne
la parole du maître et situe la connaissance dans un enseignement reçu d’un
autre, le socratisme a toujours insisté sur la nécessité de « découvrir par soimême » (99c), même si c’est toujours au contact du discours de l’autre, et si
le maître est, comme dira Kierkegaard, l’occasion de la découverte
personnelle de la vérité. Si « découvrir par soi-même » est la maxime de la
connaissance, alors évidemment le narrateur de la mort du philosophe qui a
énoncé cette maxime, ne peut pas être placé dans une autre situation que
celle du témoin direct. Etre présent à la parole de Socrate c’est devenir
présent à soi-même : s’approprier le sens de la mort de Socrate n’est possible
que par une présence et un acte de présence qui impliquent une
compréhension du discours. Dans ces derniers moments, l’impératif du souci
de soi ou de son âme est mis en scène.
Ensuite, derrière l’idée d’une connaissance acquise par soi plutôt que
par la tradition, se pose le problème de l’identité de soi. A quoi identifier le
« soi-même » ? Est-ce au corps ou à l’âme, ou à l’unité des deux ? Que
devient le soi après la mort du corps ? S’annonce ici d’emblée la réflexion de
l’âme sur elle-même, la définition de la philosophie comme souci de son
âme, la liaison entre cette manière de concevoir la philosophie et le thème de
l’immortalité de l’âme. Socrate dira que le corps déserté par l’âme n’est plus
Socrate (115c-e) – les funérailles concerneront le corps de Socrate, non
Socrate lui-même, et donc il peut bien advenir n’importe quoi à sa dépouille,
être brûlée ou enterrée, c’est indifférent : l’identité personnelle ne consiste
que dans l’âme, et plus précisément sans doute dans l’âme s’efforçant de
penser par soi. On ne peut pas oublier que l’autos (« autos kath’autos »)
désigne une propriété ontologique de la Forme (en quelque sorte l’essence
même de la forme). Et l’analogie de l’âme et de la Forme se fait par cet
autos : l’âme c’est l’essence de l’individu, c’est le « soi-même », et avoir
souci de soi ou de son âme c’est bien la même chose. C’est pourquoi, la
véracité du récit tient surtout à une certaine attitude, une certaine qualité de
présence pour l’écouter et l’accueillir en soi. Il faut s’accorder à ce qui est
dit, c’est-à-dire se donner le loisir nécessaire, s’affranchir du travail, de
l’affairement, du souci du corps, pour être présent à soi par le souvenir de
celui qui a mis à profit le temps supplémentaire que le sort lui accordé, pour
réfléchir ultimement au sens même de la philosophie. Phédon a été en
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personne témoin de la mort et du dernier entretien de Socrate et le souci d’en
rendre fidèlement le témoignage passe par le souci d’être présent à cette
parole pour entendre l’injonction constante : avoir souci de soi.
Introduction du récit (58e-61c)
- le dernier jour de Socrate : une impression de plaisir et de peine
mélangée ; présentation des personnages présents ; la nouvelle du retour du
navire de Délos ; Xanthippe reconduite (58e-60a)
- l’instauration du dialogue par Socrate à l’occasion d’une sensation,
qui introduit le thème des contraires (cf. 70c-72e) ; injonction divine de faire
de la poésie (60a-61c)
Puis nous changeons de temps et de lieu, pour nous retrouver au côté
de Socrate et des siens, dans la prison (59d-e). Viennent d’abord la
description de l’atmosphère et l’énumération des participants. Le dialogue
est d’emblée placé sous le signe de l’étonnement – étonnement devant un
homme condamné à mourir et pourtant « manifestement heureux ». Rien
n’aura ressemblé dans cet homme aux autres hommes, ni la vie, souvent
raillée et sanctionnée par une condamnation à mort, ni sa manière de mourir.
Quelque chose de non-humain, de divin paraît s’en dégager. Une conscience
religieuse interpréterait cette sérénité comme la faveur d’être « béni des
dieux », mais tout le dialogue fera comprendre que c’est l’effet et l’épreuve
de vérité de la philosophie même. Pourtant Phédon est dans un sentiment
<pathos> partagé, une combinaison <krasis> étrange où le plaisir et la peine
alternent leurs impressions : plaisir de voir Socrate sans affliction, de n’avoir
pas l’impression d’assister à un deuil, plaisir à la discussion philosophique,
mais plaisir suivi de la peine chaque fois que Phédon réfléchit que le même
homme qui fait son étonnement et sa joie sera mort bientôt.
Mais Socrate n’a pas encore parlé, ou seulement pour renvoyer « à la
maison » (60a) Xanthipe – qui représente avec Criton, le comportement
conventionnel devant la mort, c’est-à-dire la norme sociale (cf. Criton dans
le dialogue éponyme)149 . Comme dit M. Dixsaut, pour eux la mort est le
dernier mot, d’où les pleurs, le déchirement de l’épouse ou le souci des
funérailles (115b), des affaires de la famille chez l’ami, remettant la
discussion philosophique à sa juste place « celle d’une parole sans puissance
face à la mort des choses ». Peut-être le philosophe est-il celui qui, malgré
tout, croit que le discours peut avoir une efficience sur et contre la mort, et
qu’au moins elle peut fonder une espérance.
Le dialogue commence à l’occasion du soulagement de Socrate après
avoir été délié de ses chaînes. C’est une remarque sur le plaisir et la douleur,
149
Xanthipe a gardé son calme jusqu’à la venue des disciples. Son désespoir éclate,
comme l’écrit Schærer, « à l’idée de l’entretien qui va s’ouvrir. Il a par là une signification
dialectique » (art. cit., p. 15). Son attitude est incompatible avec les conditions d’une
discussion philosophique. Mais c’est parce qu’elle introduit un facteur temporel, une actualité
historique, des circonstances extérieures qui sont tout à fait étrangers à la vérité du discours
(cf. Criton, 46b-c)). Finalement, « ce n’est donc ni de sa vie ni de son cœur que Socrate bannit
Xanthippe, mais de la discussion dialectique. Il en use envers elle comme à l’égard
d’Antisthène et d’Euclide. Car il s’agit avant tout d’assurer l’essor de l’âme raisonnable » (p.
16). Peu après, Socrate remet à sa place Criton, qui s’inquiète de l’effet contrariant de
l’échauffement de la discussion sur l’action du poison, et renvoie le serviteur à la préparation
de la boisson mortelle comme il a renvoyé Xanthippe à ses enfants.
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qui fait écho au sentiment de Phédon – cette remarque donne l’impression
que Socrate n’avait rien préparé, comme plus loin, cette même question sur
le plaisir est abandonnée au profit de celle du suicide (cf. Schærer, art. cit., p.
19).
Socrate fait part du caractère déconcertant de ce qu’on appelle
l’agréable. Le plaisir n’est jamais co-présent avec la douleur. Et pourtant, en
dépit de leur contrariété, quand on poursuit le premier, on rencontre le
second : frotter sa jambe engourdie ou meurtrie c’est éprouver une sensation
agréable, mais le faire trop longtemps ou trop vigoureusement, c’est risquer
de se blesser la peau et de souffrir. Ici Socrate semble reprendre l’idée que le
contraire naît du contraire exprimée par Antiphon, qu’ils passent l’un dans
l’autre, que l’un coexiste en l’autre comme sa négation, selon la doctrine
d’Héraclite. Mais « par un curieux effet de palimpseste » (Dixsaut, note, p.
322), Socrate conserve la succession sans la coexistence, pour souligner
aussitôt la différence entre ce qui est dit contraire, qui se succède et paraît se
mélanger, et ce qui est contraire et qui ne se soumet à aucune genèse
mutuelle. Ainsi, le plaisir d’être délivré des chaînes n’est qu’un plaisir relatif
à une peine plus grande, non un plaisir pur comme dira le Philèbe (51b-52c),
plaisir qui précisément ne s’inverse jamais dans son contraire. C’est
pourquoi Socrate fait porter la différence sur le langage et l’opinion plutôt
que sur les sentiments ou les états correspondants (ce que le hommes
« nomment » agréable, ce qui leur « semble pénible », 60b). Si l’on peut dire
que le plaisir engendre la douleur et inversement, c’est que l’on a affaire à
des sentiments mélangés, c’est-à-dire relatifs. Même s’il n’y a pas de lien
explicite, dans le texte, entre les deux passages, la question du plaisir et de la
douleur sert à préparer à la première preuve de l’immortalité de l’âme. Le
thème de la genèse (70d-71a) et de la solidarité des contraires dans le corps
(83d) est annoncé, de même que la reprise de ce problème avec la distinction
nécessaire entre les choses qui possèdent des contraires ou les choses tenues
pour contraires, qui s’engendrent mutuellement, et les contraires en euxmêmes, c’est-à-dire les Formes contraires qui ne deviennent jamais leur
opposé (103b).
Socrate poursuit l’évocation de ce thème des contraires par une
variation poétique, qui introduit à la dimension mythique qui parcourt tout le
dialogue. Esope aurait sûrement écrit une fable <muthos> sur ce thème. Et
Socrate lui-même, qui pourtant ne s’avoue pas doué pour raconter des
histoires <muthologikos>, évoque immédiatement la nécessité pour celui qui
doit faire le voyage de la mort d’examiner mais sous forme d’un mythe, ce
qu’il pense sur ce que doit être ce voyage – le texte qui rapproche ici un
verbe qui renvoie à l’examen dialectique et au raisonnement <diaskopein> et
un verbe qui évoque le récit, la persuasion ou l’incantation <muthologein>,
reflète la situation du discours dans tout le dialogue : d’un côté, la
connaissance vraie, c’est-à-dire philosophique suppose l’examen par soimême, par la puissance de la raison, des problèmes, mais de l’autre pour la
connaissance de la mort et la question de l’immortalité, l’on ne peut se
passer de la connaissance par « ouï-dire », par la fable et le mythe – et le
dialogue finira par un mythe sur la destinée des âmes, le plus élaboré que
Platon ait jamais écrit.
Donc Socrate, pour la première fois, s’est mis à composer en prison de
la poésie, mettant en vers les fables d’Esope et composant un hymne à
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Apollon (60d). Cette évocation décide de l’entrée en scène fortuite de Cébès
qui marque son étonnement et celui de nombreux témoins, notamment
d’Evénos que lui rappelle le nom d’Esope, puisque Socrate est connu pour
n’avoir jamais écrit de poème. Platon fera plus tard de Socrate le philosophe
qui chasse de la cité idéale les poètes imitatifs (République X). Comment
expliquer que Socrate se mette à consacrer, à ses dernières heures, à une
occupation qu’il a dédaignée toute sa vie ?
La réponse de Socrate écarte le souci de composition artistique, le
désir de rivaliser avec le poète. La raison est d’ordre religieux. Socrate
entend simplement répondre à l’injonction d’un scrupule religieux, donnée
en rêve. Ici Socrate marque, contre l’accusation d’impiété retenue contre lui,
son caractère religieux. Il s’acquitte d’une dette d’un devoir
<aphosioumenos> à l’égard du dieu qui s’est révélé à lui souvent par le rêve
qui lui enjoignait de s’exercer à l’art des Muses, à la fois poésie et musique
<mousikè>.
Finalement, au premier abord du moins, l’activité de Socrate ici n’a
rien de surprenant par rapport à son passé. Elle est même cohérente avec
l’ensemble de sa vie.
D’abord parce que ce n’est pas la première fois que Socrate agit sous
la conduite d’un songe (cf. Apologie, 33c ; Criton 44 a-b). Ici Socrate
partage la croyance des Grecs dans la valeur des rêves et des songes. M.
Dixsaut rappelle ce mot de Dodds qui écrit (Les Grecs et l’irrationnel, p.
110) : « les Grecs ne disaient pas qu’ils avaient eu un rêve, mais qu’ils
avaient vu un rêve » (note, p. 324). Si le rêve se donne à interpréter, comme
Socrate le dit ici lui-même, il ne fait pas de doute qu’il ait valeur de
prescription divine150 . Plus qu’une vision, chez Socrate, l’expérience est pour
ainsi dire auditive : il entend plus qu’il ne voit ce que le dieu veut de lui ; la
position de surplomb du rêve par rapport au rêveur, qui lui assure son
apparence d’objectivité (Dodds, p. 110), s’exprime ici comme un oracle :
c’est une parole sacrée dont il faut s’acquitter.
Ensuite, parce que l’exercice de la philosophie est interprété par
Socrate comme l’accomplissement de la volonté d’Apollon dont il affirme
être le serviteur (Apologie, 28e-29d, et plus loin ici 85a-b). Ainsi identifie-til, la philosophie et la poésie ou la musique, comme cela ressort de la
formule restée célèbre : « la philosophie était l’œuvre d’art la plus haute »
(61a) – traduite parfois de la façon suivante : « « y-a-t-il en effet plus haute
musique que la philosophie … ». On comprend cette traduction de mousikè
par musique (qui comprend l’harmonie et le rythme). La poésie désigne, en
Grèce, un discours, en vers le plus souvent, qu’on récite ou qu’on chante,
avec un accompagnement chanté et parfois dansé (cf. L. Brisson, Platon, les
mots et les mythes, éd de la Découverte, p. 56). Mais le terme grec renvoie à
l’art ou aux arts qui concernent les Muses, et même plus généralement à la
culture ou à l’instruction de l’esprit par opposition à l’éducation du corps (cf.
République, VIII, 548b : la véritable muse, c’est la philosophie, c’est-à-dire
150
Du moins cela vaut-il pour cette troisième sorte de rêve nommée chrematistos où
un dieu révèle ce qui doit ou ne doit pas advenir, ou ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ce type
se distingue du rêve proprement symbolique qui présente une signification sous forme
d’énigme, ou du rêve qui préfigure un événement futur <horoma>. Cf. Dodds, Les Grecs et
l’irrationnel, p. 112.
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la musique opposée à la gymnastique ; cf. aussi Boyancé, Le culte des Muses
chez les philosophes grecs, p. 262, 278, 330) – ce qui rend la traduction par
« musique » partielle. Le terme désigne toute production d’œuvre où la
beauté résulte de l’immanence ou de l’application d’une juste mesure151 . La
musique et la danse relèvent plutôt de l’interprétation que de la production,
c’est-à-dire de ce qui concerne le contenu du discours et sa forme. Or c’est
bien ce point de vue de la production qui est privilégié ici dans ce passage
(Brisson, p. 54).
Apollon n’exige donc pas de Socrate qu’il renonce à la philosophie
pour devenir poète, parce que la philosophie est la poésie suprême, l’art
supérieur d’éduquer les esprits par la pratique du raisonnement et du
questionnement – Socrate n’appartient pas à la classe des poètes comme
Esope et puisqu’il s’est présenté comme philosophe, il reste à supposer que
le philosophe est celui qui produit des discours argumentatifs (cf. L.
Brisson). La maïeutique est la forme socratique de la mousikè. La musique
est ici l’image de l’harmonie du désir de vérité et de savoir qui définit la
philosophie. La philosophie est la plus haute musique parce que par
l’incantation de ses arguments, elle purifie élève l’âme et l’élève vers le
divin et l’immatériel (cf. Lachès)
Cependant, toute difficulté n’est pas aplanie. Car il y a bien de la
différence entre identifier la philosophie à la poésie, comprendre la
philosophie comme art suprême, comme l’a fait Socrate, et composer
effectivement des poèmes : faire des poèmes ce n’est plus faire de la
philosophie. Ou encore la poésie n’est pas la philosophie – sinon la
distinction entre les discours mythiques et les discours argumentatifs perdrait
toute pertinence (61b). De sorte que le soupçon qu’Apollon exige un
renoncement de la part de Socrate à la philosophie, à la fin de sa vie, se
profile à nouveau, reniement absolu qui serait pire que de boire la ciguë
comme le remarque M. Dixsaut (p. 74). On aura donc raison de se demander
pourquoi Platon suppose qu’Apollon ne se soit pas satisfait de l’art le plus
haut et qu’il exige encore une « musique plus populaire » <dèmôdè> ?
Socrate en donne une justification par le scrupule religieux. Le même songe
revient encore, alors qu’il est sur le point d’achever une vie consacrée à la
philosophie. Peut-être le dieu avait-il ordonné comme simple prescription de
composer des poèmes au sens ordinaire du mot. Et donc redevenir
« profane », c’est-à-dire être quitte de toute dette, c’est accomplir cet ultime
devoir. « S’il avait bien interprété cette invitation dans le passé, elle ne se
serait pas renouvelée ; il y voit, en ce qui le concerne, une intervention
bienveillante d’Apollon », écrit Robin (notice, p. XXIII).
Pourtant, il faut sans doute suivre Socrate qui n’interprète pas son
obéissance comme une rupture avec sa vie passée. Il y voit plutôt une
continuité et même un accomplissement. Le dieu exige, à présent, qu’il
compose une œuvre d’art, ce qu’on appelle un poème au sens le plus courant
du terme <poièmata>. Et cette œuvre vient réaliser l’art dont la philosophie
aura été l’exercice permanent. Il s’agit de s’acquitter non de l’exigence de
poésie ou d’art, mais d’œuvre. Il faut donc aller jusqu’au bout de
151
On sait la place qu’occupe la musique dans l’éducation qui introduit dans l’âme
une heureuse harmonie <euharmostia> et le sens de la mesure <euruthmia> (cf. République,
III, 400e, 401d)
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l’injonction, non pas se contenter d’accoucher les esprits, faire enfanter mais
enfanter soi-même, c’est-à-dire en l’occurrence produire effectivement une
œuvre. La vie de Socrate aura été philosophique, mais ce fut une vie sans
œuvres. Composer des poèmes, ce n’est pas nier la philosophie, mais faire
que la philosophie devienne principe de « compositions » (poièmata). Il
s’agit d’accomplir le désir de la vérité (philosophie), l’exigence du savoir,
dans une œuvre (poème). M. Dixsaut fait l’hypothèse que c’est même une
manière, pour Platon, d’exprimer une sorte de leçon de finitude : au dieu il
suffit de communiquer sa parole et sa volonté, à l’homme il n’est possible de
participer au divin et de s’immortaliser pour ainsi dire que par le détour de
l’écriture et de la composition d’œuvres. Par là même, il révèle les limites de
sa propre entreprise : écrire les œuvres que Socrate n’a pas écrites, raconter
le dialogue de la mort de son maître, faire ce que Socrate fait à l’égard
d’Esope, transcrire ou transposer une parole en composant un dialogue. Il
justifie aussi le style de son dialogue, mêlant le raisonnement et la fable, le
muthos et le logos que la vie de Socrate a unis.
Toujours est-il que Socrate profite en quelque sorte des circonstances,
d’abord la fête en l’honneur d’Apollon qui ayant retardé son exécution (« Le
procès eut lieu, la fête du dieu fit obstacle à ma mort » (61a)), mérite d’être
célébré par un hymne et ensuite, le sort qui veut qu’il ne connaisse par cœur
que les fables d’Esope. Obéir au dieu, c’est écrire des poèmes, c’est-à-dire
devenir poète, mais être poète, c’est inventer des histoires. Or Socrate en se
disant mauvais en mythologie, ne revendique ni le don d’invention, ni
l’autorité d’auteur : il se contente de transcrire ou de transformer un discours
venu d’ailleurs – comme Platon se contentera de rapporter le récit de
Phédon. Autrement dit, Socrate indique une sorte de règle de non-réciprocité
entre le logos et le muthos. Comme dit M. Dixsaut, le philosophe ne peut se
servir du logos pour raconter une fable, c’est-à-dire faire en sorte que le
mythe soit assumé dans la forme du logos, comme si le discours mensonger
pouvait s’identifier au discours vrai (cf. République, III, 376e) mais le
muthos peut devenir matière à discours argumentatif. La philosophie peut
ainsi s’approprier le mythe mais sans confondre les discours, sans supprimer
la distance de l’origine extrinsèque de son contenu. C’est ce qu’illustrera le
« mythe » final du dialogue. Ainsi il n’est pas besoin d’inventer des fables,
mais de décrire allégoriquement la condition des hommes ou de ce que les
hommes font de leur âme, pour articuler le mythe et le raisonnement sans les
identifier.
Rien dans ces premiers moments du dialogue ne laisse présager une
discussion sur l’immortalité de l’âme. L’enchaînement paraît très libre et
sans objet déterminé. Socrate exprime l’étrangeté de sa sensation quand il est
délivré de ses fers. Cébès intervient en entendant le nom d’Esope qui lui
évoque celui d’Evènos, tandis que Simmias, connaissant ce dernier, précise
qu’il ne suivra pas Socrate dans son conseil. D’ailleurs Socrate s’en fait luimême l’écho : « D’ailleurs, c’est sans doute à qui doit faire le voyage de làbas qu’il convient tout particulièrement de soumettre ce voyage à un examen
approfondi et d’exprimer par une histoire ce qu’il s’imagine que cela peut
bien être. Que pourrait-on d’ailleurs faire d’autre dans le temps qui reste
jusqu’au coucher du soleil ? » (61e) L’exécution ne pouvant avoir lieu avant
le coucher du soleil, il n’y a rien d’autre à faire (aucune askolia) que passer
le temps à s’adonner à la libre discussion philosophique, quel qu’en soit le
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sujet. L’essentiel c’est moins le thème de l’entretien que le fait de
s’entretenir et de maintenir jusqu’au bout l’exigence de l’enquête
dialectique. Ou plus exactement, jamais la condition formelle de la
disponibilité propre à la parole philosophique, par rapport aux contingences
matérielles, n’a jamais été plus nécessaire qu’en cette heure où Socrate
s’interroge sur le voyage de l’âme après la mort.
Le passage à la discussion philosophique se fait à la faveur d’une
sorte de malentendu et d’une question de Socrate.
Socrate termine ainsi sa première « apologie », à l’adresse indirecte
d’Evénos. Il conclut en lui recommandant de « se mettre » à sa « poursuite le
plus vite possible » (61b). Cette exhortation prête à un malentendu, sans
doute à cause de la phrase qui la suit : « Or c’est aujourd’hui … que je m’en
vais ». Au lien d’être interprétée comme la recommandation à philosopher,
elle est comprise comme invitation à mourir (suivre dans la mort). Simmias
ne peut pas croire qu’Evénos suivra ce conseil parce qu’il est absurde. Et à
cet instant, Socrate pose une question qui marque un tournant dans ce début
de dialogue et qui marque le commencement de la réflexion152 : « mais quoi
Evénos n’est-il pas philosophe ? » (61c) – ce que marque à sa façon, le
changement d’attitude de Socrate sur son lit, adoptant une position plus
noble (« Tout en disant cela, il posa les pieds sur le sol … » 61d). Ce
changement d’attitude est aussi le signe que Socrate littéralement laisse
tomber le problème du suicide (cf. Schærer) et la question du plaisir et de la
douleur qui y avait conduit, par une suite d’associations quelque peu
hasardeuses.
1ère partie : L’apologie : Socrate défend son attitude devant la mort
(61c-69e)
La question du suicide (61c-62c) : pour le philosophe, la mort vaut
mieux que la vie, ce qui ne justifie pas pourtant le suicide
L’objection de Cébès (62c-63d) : si mourir c’est s’éloigner du soin des
dieux, désirer la mort ne convient qu’à l’insensé, et se révolter contre
convient au philosophe. Mais l’espérance, puisée dans la tradition, de
retrouver les dieux et les meilleurs des hommes au-delà de la mort, engage à
ne pas se révolter.
Socrate demande si Evénos est philosophe. La question peut passer
pour anodine. En réalité, on doit remarquer d’une part que c’est, ici dans le
Phédon, que pour la première fois, l’adjectif est substantivé (cf. M. Dixsaut,
Le naturel philosophe, p. 213) et d’autre part que le thème de la philosophie
apparaît à chaque fois à un moment décisif dans le déroulement du dialogue.
A chaque fois, le terme de philosophe est déterminé par un adverbe :
droitement (63c), vraiment (64b), droitement (64a), pour souligner que le
152
Cf. note 41, p. 184. Ici ce qui est intéressant, c’est de voir comment Platon qui fait
porter à Socrate une condamnation sans réserve du corps dans le dialogue, ponctue sa
progression de notations sur les attitudes ou les gestes des corps. Cf. M. Labrune « Le corps
dans la philosophie de Platon », p. 29. Platon prend soin de décrire les corps présents,
recensent ceux qui sont absents, et détaille leur maintien : Xanthippe portant son enfant dans
ses bras, Socrate assis dans la position des condamnés, la chevelure de Phédon que Socrate
caresse pour le préserver par-delà sa mort. Ce double jeu du discours est original, consistant à
« s’appuyer sur le corps pour bannir le corps » (N. Loraux, cité, p. 184).
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problème est, derrière même la question de l’immortalité de l’âme, le
problème d’une dénomination juste, de la discrimination du véritable
philosophe – de sorte que l’on peut considérer que le Phédon, à défaut du
dialogue perdu sur le Philosophe, « mériterait de s’appeler Le philosophe »
(M. Dixsaut, ibid., p. 223). Autrement dit, on ne peut se contenter de lire le
Phédon comme si c’était un dialogue qui, à la faveur de la mort de Socrate,
posait le problème de l’immortalité et lui apportait une solution en élaborant
« une doctrine : celle des Formes séparées », car c’est faire abstraction de la
nature de celui qui meurt, c’est-à-dire du philosophe. Evénos paraît être
philosophe, puisqu’il consacre son esprit à cultiver le goût du savoir, mais
l’est-il vraiment ? Le signe de la rectitude dans la qualification d’une
personne comme philosophe passe par l’épreuve de la mort, plus exactement
par la substitution d’un seul désir dans l’âme à tous les autres orientés vers le
corps, et donc par une certaine facilité à mourir, la mort étant la condition
d’obtenir ce dont la pensée est amoureuse.
Socrate rectifie tout de suite la manière dont a été reçu son conseil en
rappelant l’interdit absolu qui pèse sur le suicide. Les hommes sont la
propriété des dieux : ils n’ont donc aucun droit sur leur vie. Cébès qui entre
alors dans la discussion relève une contradiction manifeste : comment
soutenir que l’homme ne doit pas se faire violence (suicide) et que le
philosophe doit vouloir la mort ou suivre le philosophe qui meurt ?
Socrate rappelle la doctrine des Mystères, le langage initiatique qui
parle de la garderie ou de l’enclos où l’homme est sous le pastorat des dieux
(cf. Joly, Le renversement platonicien, p. 61). Et la référence à Philolaos,
pythagoricien célèbre, originaire de Crotone, inscrit la réflexion dans la
tradition et dans un héritage archaïque des croyances sur la mort et la vie
après la mort. On retrouve ici ce jeu de l’archaïsme et de la reformulation
philosophique, le « schème d’ancienneté et de nouveauté » qui caractérise le
Phédon – et peut-être la théorie platonicienne de la connaissance (Joly, p.
63).
Mais aussi bien, Socrate opère un déplacement par rapport à cette
tradition archaïque, par un trait d’ironie : de ces choses-là <peri autôn> –
l’expression est indéterminée, mais le contexte laisse penser qu’il s’agit de la
doctrine de Philolaos et des croyances relatives au voyage de l’âme dans et
au-delà de la mort – il n’a qu’une connaissance par « ouï-dire ».
L’expression ex akoès fait sans doute allusion aux vérités sacrées transmises
par des maximes que l’initié devait apprendre par cœur et méditer
<akousmata> : la connaissance des mystères se faisait donc, pour ainsi dire,
mystérieusement, par « transmission acousmatique » (Joly, p. 61). Mais
Socrate ne fait pas partie des initiés : il n’a donc qu’une connaissance
extérieure et indirecte de ces vérités. Ce qui veut peut-être dire que de la
mort et de l’immortalité, on ne peut avoir qu’une connaissance par ouï-dire –
et que donc le mystère de l’initiation est inutile. Ou alors, si la doctrine des
pythagoriciens est vraie, elle ne doit pas être entourée de mystère et donc
rien n’empêche d’en parler. De sorte que le mot de Socrate exprime
l’exigence philosophique de la raison, de l’examen en commun ou public de
la vérité, surtout sur une question aussi décisive que la destinée de l’âme, et
même si le discours prend appui sur les mythes (cf. B. Piettre, p. 204).
Socrate ajoute une raison plus personnelle : celui qui est sur le point de
mourir peut faire valoir un droit à pouvoir parler de ces choses qui semblent
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échapper au discours rationnel, c’est-à-dire au discours commun (logos). Et
ce droit autorise encore à
mêler le raisonnement et la fable
(diaskopein/muthologein), la dialectique et le mythe.
Socrate encourage ses interlocuteurs et commence par justifier
l’interdit du suicide, en essayant d’introduire une certaine cohérence ou en
dissipant l’illogisme (alogon) de sa position. Il s’agit de ramener l’absurde à
l’étonnant : l’absurde est un non-sens, l’étonnant un sens paradoxal. Mais il
le fait en prononçant deux propositions passablement complexes et difficiles
à interpréter (62a), qui arrache le rire de Cébès. Socrate semble dire ceci : il
y a quelque chose, le suicide, qui n’est pas, comme le reste des questions qui
se posent à l’homme, soumis à l’alternative et au choix de l’homme. Et
même si la mort vaut mieux que la vie, comme le pense le véritable
philosophe, il ne lui appartient pas davantage de mettre fin à sa vie. Mais la
structure de la phrase laisse entendre que ce dont il est ici question, c’est
bien l’opinion que la mort vaut mieux que la vie (« il vaut mieux être mort
que vivre »), que cette opinion est à la fois inconditionnelle (comme la
question du suicide avec laquelle le texte semble l’identifier) et
exceptionnelle (« quant à ceux qui… »). Elle est absolue parce qu’elle est
philosophique : elle énonce la vérité du rapport de l’homme à l’existence, le
rapport à l’existence subordonné à la pensée, ou au désir ramené à la pensée
de la vérité. Mais, pour la même raison, elle ne vaut que pour le philosophe,
c’est-à-dire qu’elle n’est pas universelle. Ou encore, si l’on peut rapprocher
les deux interprétations, tout se joue sur une confusion entre la mort
physique et la mort philosophique. Il ne s’agit pas de vouloir mourir et, pire,
de se suicider, mais de vouloir être mort, c’est-à-dire comme va l’expliquer
la suite, délier l’âme du corps.
La suite du texte vient pourtant conforter la première lecture, prenant
appui sur les Mystères. Il est interdit à l’homme (même philosophe) de s’ôter
la vie, parce qu’il est assigné à résidence ou à un poste (double sens de
phtoura) qu’il lui est interdit de déserter (cf. note 57, p. 328). Même si on
peut hésiter sur l’interprétation de l’image, puisque Socrate signale lui-même
que la formule n’est pas facile à élucider – cf. note, p. 186 : faut-il y voir une
référence au thème orphique du corps-prison ? Le lieu de résidence, est-il
pour l’homme un lieu d’où il est surveillé ou d’où il surveille ? – du moins
est-il assuré que la vie humaine se présente comme la propriété des dieux
(cf. Lois, 906a) : l’homme n’a pas le droit d’abandonner la vie, pas plus que
le soldat ne doit quitter son poste ou l’esclave fuir son maître. Les dieux sont
les maîtres des hommes et seraient en fureur contre ceux qui décideraient de
se suicider. Il ne faut pas se donner la mort, du moins pas « avant qu’un dieu
ne nous ait envoyé quelque signe inéluctable » (62c) – c’est-à-dire, comme
le note M. Dixsaut (p. 328) il peut s’agir d’un arrêt de justice émanant de la
cité, d’un mal insupportable et incurable, d’un sort ignoble et fatal. En
l’espèce, Socrate voit ce signe dans sa condamnation à mort au nom du
peuple athénien et le philosophe en lui l’interprète comme une chance plutôt
que comme un malheur.
Mais c’est d’une certaine façon ce que ne peut comprendre Cébès. S’il
est « vraisemblable » que l’homme est la propriété des dieux et que le
suicide lui est absolument interdit, du moins est-il déconcertant que le
philosophe accepte facilement la mort et la désire même, en vertu même de
ce qu’enseignent les Mystères : que les dieux nous surveillent et que donc ils
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ont le souci de notre bien. Ici c’est la réciproque de notre devoir qui est mis
en avant en quelque sorte : en retour de leur obéissance inconditionnelle, les
hommes bénéficient de la bienveillante attention des dieux. Les maîtres et
les bons maîtres – ce qu’on ne peut pas soupçonner que les dieux ne sont pas
– prodiguent tout leur soin à ceux qui composent leur troupeau. L’homme ne
peut pas être pour lui-même un meilleur maître que le dieu à son égard. Or
mourir c’est être définitivement privé de ce soin, de sorte que seul un
« homme stupide » peut envisager la mort comme une libération alors
qu’elle est une fuite loin du plus grand des biens. Et le philosophe qui
raisonne ne fait que déraisonner : son attitude trahit plutôt son « incapacité à
raisonner » (62e). Non seulement il ne doit pas tenir ce discours, mais il doit
même se révolter contre la mort comme étant le pire des maux, comme la
cause qui éloigne l’homme « de ce qui est meilleur que lui ». Cébès renverse
ici le sens des mots : ce qui est rationnel c’est de se révolter contre la mort,
ce qui est irrationnel c’est d’accepter la mort. Pour le Platon de la
République (X, 604e-605a), la révolte est justement le fait de la partie
irrationnelle de l’âme. Or, on l’a dit, Socrate dans le Phédon représente la
vérité philosophique de la mort, c’est-à-dire le rapport dépassionné et sans
tragique à la mort.
Socrate n’est pas mécontent de l’objection à laquelle se rallie Simmias
qui ajoute l’argument « social » de l’abandon des disciples (63b). Il le
complimente même. Pourtant l’objection n’est recevable que si l’on a
mésinterprété le « suivre celui qui meurt » comme un « suivre dans la mort »
et que si l’on suppose que mourir c’est disparaître, c’est-à-dire que la mort
est une fin absolue. Dans ces conditions évidemment, il est absurde et
insensé, quand on est philosophe de vouloir la mort et de ne pas se révolter
contre elle, car c’est se priver du plus grand bien, le soin des dieux, pour se
précipiter dans le plus grand des maux puisqu’il est identique au néant. L’on
comprend ainsi le recours socratique à l’archaïsme orphique et/ou
pythagoricien. Platon s’appuie sur un ensemble de vérités : 1/ l’espoir qu’il y
a quelque chose après la mort et non pas rien (63c) ; 2/ la croyance en un lieu
de la survie de l’âme (l’Hadès) (80d, 81d) ; 3/ la conviction que la naissance
est renaissance (72d) ; 4/ l’affirmation que les âmes vertueuses connaissent
un sort meilleur que celui des âmes mauvaises (63c, 72e, 81d-82c) ; 5/ la
certitude que l’âme peut se purifier et anticiper ainsi la mort – pour lutter
contre une forme d’irreligiosité à laquelle conduit le luxe des pratiques
mortuaires, qui corrompt le culte des morts (cf. sur les réglementations
funéraires, Lois XII, 958d-960a), et qui fait système comme dit Joly (p. 6263) avec le « matérialisme théorique » de ceux qui posent non seulement que
l’essence c’est le corps (cf. Sophiste, 246b), mais que l’âme est identique au
corps et donc disparaît avec la mort de celui-ci. C’est contre cette opinion,
qui est la plus répandue chez les hommes, pour ne pas dire présente en tous
(77b) et conduit à voir dans la mort le mal le plus redoutable, qu’il convient
de restaurer les vérités anciennes pour supporter une espérance raisonnable.
Socrate opposera ainsi l’indestructibilité de l’âme à sa destructibilité pour la
foule, et la confiance du philosophe à la crainte devant la mort (85a, 88b,
95be).
Donc Socrate doit affronter Cébès et de Simmias dont le reproche se
présente comme un tribunal. Socrate se retrouve dans la même position
qu’au cours de son procès, à devoir organiser sa défense. Mais cette fois
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l’apologie n’a pas pour objet sa vie, mais son attitude devant la mort,
gouvernée par la croyance et l’espérance dans une vie bienheureuse de l’âme
philosophique après la mort. L’objection met Socrate dans une situation
inédite dans l’économie des dialogues platoniciens. Comme l’écrit M.
Dixsaut : « Pour une fois, ce n’est pas Socrate qui dispose de la force
logique, de l’argument irréfutable sous la pression duquel l’interlocuteur
révèle petit à petit ce qu’il défend et qu’il défend ce qu’il est, c’est-à-dire
qu’il préfère, l’appétit propre dont son discours n’est que la justification. Ici
au contraire c’est Socrate qui, dans ce qu’il dit, défend ce qu’il a choisi
d’être, Socrate qui tient le discours de l’apologie (63b, 63d, 66e, 69d) et
appuie son logos sur une manière de vivre et de mourir. Les apories, pour
une fois, sont suscitées par Cébès et Simmias (84c-d) » (Le naturel…, p.
223). Ainsi Socrate l’exprime avec force : il défend l’espoir qu’en mourant
il aille « auprès des dieux qui sont des maitres parfaitement bons » (63c),
tout en marquant la différence entre cet espoir, qui peut recevoir une
justification philosophique, et l’espoir moins probable de rejoindre dans
l’Hadès les hommes les meilleurs, Sans cet espoir, il se révolterait contre la
mort et soutiendrait, comme Cébès, qu’il est rationnel de se révolter contre la
mort. Mais si le meilleur est à venir, non pas dans cette vie où l’âme est en
compagnie du corps, mais dans une vie où l’âme est libérée de son
compagnon, elle connaitra une meilleure condition, et d’autant meilleure que
l’âme aura bien conduit sa vie. Autrement dit, l’espoir est double : qu’il y a
quelque chose après la mort et non pas le néant ; que le sort de l’âme des
bons est meilleur que celui de l’âme des méchants – ce second espoir ne
faisant pas partie de la religion grecque traditionnelle.
Intervention de Criton (63d-e) : parler contrarie l’action du poison
L’intervention de Criton interrompt cette « apologie », au moment où
elle était sur le point de débuter, inquiet que l’échauffement de la discussion
que Socrate s’apprête à engager ne contrarie l’effet du poison qui agit par
refroidissement – ce qui obligerait à prendre deux ou trois fois la ciguë. La
sollicitude du serviteur auprès de Criton s’explique parce qu’il devait acheter
lui-même le poison, 12 drachmes la dose d’après Plutarque. Socrate
rembarre sans ménagement son vieil ami et fait renvoyer, sans ménagement,
le serviteur. Après cet intermède, la discussion philosophique peut vraiment
commencer.
Réponse de Socrate avec l’aide de Simmias (63e-69e)
- Définitions de la mort et de la philosophie (63e-65a) : la mort est la
séparation de l’âme d’avec le corps ; l’unique occupation de la philosophie
est de mourir et d’être mort
- L’obstacle corporel (65a-68b)
- La connaissance du réel n’est accessible ni au corps ni aux sens mais
seulement au raisonnement de l’âme seule (65b-66a) ;
- La thèse résumée et radicalisée (66b-67b) : le corps est la cause de
tous les maux et il faut regarder avec l’âme les choses mêmes
- La purification (67b-68b) : mettre le plus possible à part l’âme du
corps, ce qui désigne le sens précis du mot « mort » : pour le philosophe, la
mort n’est pas objet d’effroi mais ce qui comble l’objet de son désir : la
pensée
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- La vertu vraie (68b-69e) : elle ne consiste pas dans l’échange du
plaisir contre le plaisir, de la peine contre la peine, ce qui ne rend personne
meilleur, mais dans la purification des passions par et pour la pensée pure.
La félicité est promise aux philosophes, initiés à la vraie vertu.
Socrate parle le langage de la vraisemblance (eikotôs) : il est
raisonnable « de penser qu’un homme qui a réellement passé toute sa vie
dans la philosophie est, quand il va mourir, plein de confiance et d’espoir
que c’est là-bas qu’il obtiendra les biens les plus grands, une fois qu’il aura
cessé de vivre » (63e-64a). Socrate ne veut pas dire que la philosophie est
une consolation, mais plutôt qu’elle fonde une espérance. Il suggère que
l’homme de bien, celui dont le sort sera meilleur dans l’au-delà, est
précisément celui qui a passé sa vie à philosopher. Le bonheur n’est pas la
récompense espérée de la vertu, mais le résultat d’une vie authentiquement
philosophique. Mais en quoi consiste proprement la philosophie ? La
réponse, en un sens inouïe de Socrate, est restée fameuse : à rien d’autre que
de mourir et d’être mort (64a). La sagesse serait, contrairement à ce que dira
Spinoza, une méditation de la mort et non de la vie (Ethique, IV, prop.
LXVII). La philosophie, en voulant la vérité serait animée par une volonté
de mort, comme le soupçonnera Nietzsche (« Vouloir la vérité, ce pourrait
bien être secrètement vouloir la mort », Gai savoir, § 344).
Vivre en philosophe donc c’est apprendre à mourir et être mort.
Comment comprendre la formule ? Encore une fois, il ne s’agit pas
exactement de philosopher pour domestiquer la crainte de la mort, d’être prêt
à tout instant à la mort, se rendre indifférent à cet événement qui ne dépend
pas de soi – « philosopher c’est apprendre à mourir », « se préparer à
mourir » comme dira Montaigne (Essais, I, 20), formule qu’il emprunte aux
stoïciens, à travers Cicéron (Tusculanes, I, 30) – mais de considérer que
l’exercice de la philosophie est un mourir et une mort et que c’est parce
qu’elle n’est rien d’autre qu’elle autorise une foi et une espérance. Ou
encore, la mort consacre la séparation de l’âme d’avec le corps, c’est-à-dire
réalise vraiment ce que le philosophe s’est exercé à faire en pratiquant la
philosophie. Et si cela est vrai – et Socrate n’en doute pas, il l’a déjà assuré –
si le philosophe n’a eu à cœur que de mourir et d’être mort, alors il ne peut
pas se révolter au moment de partir, c’est-à-dire de réaliser ce pour quoi il a
vécu. Ce qui est déconcertant ce n’est pas de vouloir mourir, si l’on est
philosophe, mais de se révolter contre la mort.
Evidemment cette position est incompréhensible pour l’opinion, qui
concluera vite que le philosophe ne mérite que la mort si c’est son désir le
plus profond. Ce qui revient à dire que le sort de Socrate n’est en rien
scandaleux mais réalise son vœu le plus profond. Cette réponse rappelle
néanmoins à quel point l’opinion est promte à se retourner contre le
philosophe et à mettre à exécution son mépris de la philosophie. On se
souvient de la violence de Calliclès contre Socrate dans le Gorgias. En le
condamnant à mort, la cité ne ferait donc que rendre justice au désir du
philosophe. C’est encore cette menace de mort que l’on retrouve dans
l’allégorie de la Caverne : celui qui s’aviserait de délier les hommes
prisonniers et de les emmener là-haut vers la lumières, “s’ils pouvaient s’en
emparer et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?” (VII, 517b).
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Mais le philosophe parle-t-il de la même mort que l'opinion ? « En
quel sens réclament la mort ceux qui sont vraiment philosophes ?» (64b). La
mort fait la différence entre le philosophe et le non-philosophe, alors que
l'opinion raisonne à l’opposé, faisant de la mort la commune mesure entre le
philosophe et le non-philosophe. Et si le philosophe est celui qui atteste de la
possibilité d'un discours vrai, c’est-à-dire s'il vit selon le désir d'une certaine
mort, alors il faut laisser de coté « tous ces gens-là » (64c), signe que l'adieu
à l'opinion est bien la condition d'une compréhension de l’opinion du
philosophe sur la mort. Ce partage advenu, l'entretien peut, cette fois,
effectivement commencer.
Comme de juste, il commence par l’exigence de définition, dont on
sait que c'est Socrate qui 1’a introduit en philosophie comme condition de la
pensée et du savoir. Plus exactement, il ne demande pas ce qu' est la mort.
La question porte moins sur l’essence de la mort que sur son existence : «la
mort, pensons-nous que c'est quelque chose ?» (64c)? La question pose
indirectement la question de l'essence. Si la mort est une forme de réalité,
elle est définissable, et c’est bien l’essence qui est objet de définition. La
question peut paraître surprenante, un peu comme celle posée au sujet
d’Evénos. Car la mort est une réalite attestée universellement, qui vient
sceller le destin de tous les êtres indifféremment. Mais précisément, est-elle,
elle-même, un être ou une forme d'être ? La mort n'est-elle pas de part en
part négative, identique au “non-vivre” comme dira plus tard Epicure?
Naturellement la mort n'a pas la réalité d'une substance. Mais elle est un
événement qui achève ou interrompt la vie d'un être. Cette définition
philosophique de la mort produit, si l’on peut dire, immédiatement son effet
éthique : si la mort est séparation, c’en est fini du pathétique, du tragique qui
entoure la mort153. Comme l’écrit M. Dixsaut, “ainsi déterminée et réduite, la
mort ne projette plus ni images ni opinions, ne suscite plus d’afflictions, elle
est, d’un coup, coupée de toute connotation» (introduction, p. 78). A la place
des images, des affects liés à ces images, une notion ou un concept
(séparation). A la place des Mystères, une définition.
Socrate, ayant reçu l’aquiescement de Simmias, propose une
définition sans que soit envisagée une autre alternative : l'événement de la
mort n'est rien d'autre “que la separation de l'âme d'avec le corps”. La mort,
ainsi
interprétée,
renvoie
à
un
dualisme.
La
mort
fait que l'âme et le corps retournent chacun à leur être en soi, ce qui laisse
supposer que l’âme unie au corps – ou le corps contenant une âme – ne
forme pas une substance complète. La séparation signifie la rupture du lien
factuel
ou
simplement
empirique
entre
l’âme
et
le
corps dont l'événement révéle précisément la non-vérité : le corps n'est pas
fait pour vivre avec l’âme, l’âme n’est pas destinée à vivre pour le corps. La
mort fait donc que l’âme est seulement âme et le corps seulement corps. On
comprend tout de suite que si la mort est séparation et non pas négation,
l’âme ne disparaît pas avec la fin de la vie pour le corps, et que si le corps
153
C’est aussi ce qu’on retrouve dans l’épicurisme, mais évidemment au profit d’un
matérialisme intégral, et pour souligner que la crainte de la mort est corrélative du désir
d’immortalité : la mort, ramenée à sa vérité philosophique, càd physique, n’est rien d’autre
que la dispersion des atomes de l’âme, qui ne sont plus retenus par l’enceinte du corps, ce qui
entraîne de fait la suppression de la sensibilité, et donc l’impossibilité d’éprouver la mort. Et
ce qu’on ne peut sentir, il est vain de le craindre comme le plus grand des maux.
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demeure encore sous la forme du cadavre, il est probable que l’âme jouisse
d’une semblable persistance à cette différence près que la continuité du corps
dans le cadavre c'est la mort, mais que celle de l'âme est l’immortalité.
Platon introduit une différence par le temps des verbes : l’achèvement du
devenir pour le corps (il est “devenu” lui-même, tel qu’en lui-même,
gegonai, parfait du verbe gignesthai, “devenir”) et la permanence de l’être
pour l’âme (einai, infinitif présent du verbe “être”).
Socrate passe à une seconde opinion dont il cherche à savoir si son
interlocuteur la partage également, concernant les plaisirs – et non plus le
plaisir en soi. Le passage au pluriel s’explique sans doute, parce qu’il va être
question du corps, c’est-à-dire de ce qui est, par nature, principe de pluralité.
Le lien avec ce qui précède paraît être le suivant. La définition de la mort
comme séparation éloigne du discours de l’opinion sur la mort, mais ne sert
pas à justifier la “facilité à mourir” du philosophe, c’est-à-dire à justifier la
différence entre celui qui est vraiment philosophe et celui qui ne l’est pas. Le
critère sera précisément l’affranchissement à l’égard des plaisirs du corps.
Vivre librement par rapport au corps, dans la déliaison de l’âme d’avec le
corps, c’est ne pas s’attacher aux plaisirs corporels
La question suivante ne porte pas directement sur les plaisirs, mais sur
le naturel philosophe : « est-ce que cela te paraît être le propre d’un homme
qui est philosophe que de prendre au sérieux ce qu’on appelle les plaisirs,
l’espèce de plaisirs que l’on prend, par exemple, à la nourriture et à la
boisson ? » (64d). Il y a donc bien continuité d’analyse. Le véritable
philosophe, pour la même raison, ne craint pas la mort et ne surestime pas
l’importance des plaisirs sensibles, qu’ils soient nécessaires (nourriture,
boisson) ou moins naturels (mode vestimentaire) – ce que confirme plus bas
la réponse de Simmias : « pour moi, je crois qu’il n’y accorde aucune
importance, en tout cas celui qui, vraiment, est philosophe » (64e). Socrate
est connu pour porter toujours le même manteau, hiver comme été, et
marcher pieds nus, alors que les Grecs avaient un goût prononcé pour les
chaussures. Aristophane se moque du négligé de Socrate dans les Nuées –
alors que Platon dans le Banquet, le présente chaussé, propre, bien vêtu
quand il se rend chez Agathon, par devoir de politesse. Mais quand ce n’est
pas nécessaire, le philosophe dédaigne son corps. Mais ce n’est pas un
ascétisme, comme le prouve encore le Banquet, où Socrate ne renonce pas à
boire, mais avec modération, ce qui fait qu’il est le seul à ne pas être ivre. Ce
dédain du corps n’a rien de commun avec le mépris des apparences et des
conventions sociales dont feront preuve les cyniques, dont les figures
marquantes furent Antisthène, le fondateur, et Diogène (de Sinope). Le texte
fait mention à plusieurs reprises de restrictions (67a, 83a), comme ici où
Platon précise que le philosophe sait prendre la part qui revient au corps,
quand c’est nécessaire (64e) et que donc, inversement, la déliaison de l’âme
d’avec le corps n’est jamais complète et définitive : le philosophe s’éloigne
du corps pour se tourner vers l’âme, du moins « autant qu’il en est capable »
(64e) – ce qui souligne d’une part qu’il n’est pas possible de s’abstraire du
corps, et que cet affranchissement est variable selon le naturel et selon le
degré de sagesse de chacun.
Donc il ne peut s’agir, dans l’esprit de Platon, d’un mépris pour le
corps, qui aurait tôt fait de se rappeler à l’ordre de l’âme en empêchant
l’exercice de la philosophie elle-même : un corps malade, exsangue,
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maltraité ne laisse pas à l’âme le loisir de penser et de se concentrer sur ellemême. On pourrait peut-être, à partir de là, relativiser déjà la leçon du
Phédon : après tout, la facilité de mourir « n’est pas l’œuvre d’un jour »
comme dit M. Labrune (art. cit., p. 28), et plutôt que de nier ou de chasser le
corps, ce qu’il faut, c’est le travailler, se le choisir en quelque sorte, ce qui
suppose un soin dans la simplicité – d’où la place de la médecine dans le
platonisme qui indique cet effort nécessaire pour l’âme de s’approprier son
corps (ibid., p. 39) – et même, dans le Philèbe la reconnaissance que la vie
bonne est une vie mixte entre le plaisir et la pensée.
D’ailleurs Platon ne veut pas dire que le philosophe renonce au plaisir
ou à tout plaisir, mais plutôt qu’il n’accorde pas d’importance aux plaisirs
corporels. Le philosophe ne fuit pas le plaisir mais hiérarchise les plaisirs,
c’est-à-dire subordonne le renoncement à certains plaisirs à un plaisir
supérieur. Ici ce qui joue ce n’est pas un critère d’intensité : choisir les
plaisirs les plus grands, mais une logique de vérité : choisir le plaisir vrai
contre les plaisirs faux (cf. M. Dixsaut, p. 78-79). Evidemment on peut se
demander ce que signifie un plaisir vrai ou faux. Un plaisir reste un plaisir et
il ne s’agirait que de choisir toujours le plus intense ou le plus durable. Mais
faire le lien entre plaisir et vérité n’est pas absurde, si l’on rapporte les
plaisirs aux désirs qui leur correspondent. Les plaisirs du corps ne sont pas
inférieurs parce qu’ils seraient mauvais, mais parce qu’ils expriment le désir
de ce qui manque de réalité, tandis que l’âme tend à ne retenir que les
plaisirs portés par le désir de « ce qui est » (65c). Le premier genre de
plaisirs ne fait pas plaisir aux philosophes parce que ce sont des plaisirs
apparents, ou animés par le désir de ce qui n’existe pas vraiment.
Inversement, l’opinion préfère les plaisirs corporels à toute autre sorte de
plaisir, parce qu’elle pense et connaît à partir du corps, et c’est pourquoi elle
interprétera facilement la vie du philosophe comme une vie sans bonheur,
qui ne mérite pas d’être vécue par un homme, une vie « passablement proche
de la mort ». Dans le Gorgias, à la question de Socrate : « On a donc tort de
dire que ceux qui n’ont aucun désir sont heureux ? », Calliclès répond :
« Oui, car à ce compte, les pierres et les morts seraient très heureux. »
(493a). Mais, comme le donnent à entendre les vers d’Euripide : « Qui sait si
vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre ? », la distinction du
philosophe et du non-philosophe renvoie à une opposition radicale : ici la vie
sans les plaisirs du corps, est une vie sans bonheur : mourir au plaisir c’est
être comme mort ; là le souci des plaisirs du corps revient à mourir à la vraie
réalité.
Cette opposition se précise ensuite, quand l’accent est mis davantage
sur la fonction du corps dans la connaissance. Le corps n’est pas seulement
le siège de certains plaisirs, il est aussi l’origine des sensations, c’est-à-dire
d’un certain mode de connaissance. Si la sensation est une connaissance
fausse ou portant sur un objet illusoire (en vertu de la correspondance entre
modes d’être et modes de connaître propre à la théorie platonicienne de la
connaissance), le corps représente un obstacle au savoir, et donc se libérer du
corps, c’est libérer la possibilité d’une connaissance supérieure. « Et quand il
s’agit de se mettre à penser ? Le corps fait-il, ou non, obstacle, quand,
poursuivant une recherche, on s’avise de l’y associer ? » (65a).
La disqualification du corps se poursuit donc par la disqualification de
la sensation, et plus précisément par celle des sens les moins imparfaits, la
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vue et l’ouïe (cf. République, VI, 507c-508a). Même ceux-là, capables
notamment de nous donner accès à la perception de la beauté et pas
seulement à l’agréable, parce qu’ils sont les moins corporels de tous, ne
délivrent que des connaissances inexactes et confuses 154 – comme les
poètes155 eux-mêmes le reconnaissent. Les sens ne font percevoir, au lieu
d’êtres stables et distincts, que des apparences changeantes et incertaines.
Dans ces conditions, la conclusion s’impose : c’est quand l’âme n’est
pas associée à la perception, c’est-à-dire quand elle n’est pas perturbée par le
corps, qu’elle est seulement susceptible de « saisir la vérité » (65b). Or cette
activité où l’âme examine elle-même et toute seule les choses, pour ne pas
être abusée par le corps, se nomme raisonnement (logizesthai : calculer,
réfléchir, user de la raison). Et c’est seulement dans l’autosuffisance du
raisonnement, qui marque la rupture la plus complète possible avec le corps,
que l’âme peut aspirer « à ce qui est » – littéralement « quelque chose des
étants » (65c).
Socrate résume l’argumentation : c’est dans ces moments du
raisonnement, où l’âme pense à part du corps, que le philosophe s’évade du
corps et néglige son importance, parce qu’il atteint là le plaisir supérieur du
désir de connaître l’être des étants ou ce qui existe au sens absolu (65c).
Cette conclusion permet d’introduire une réflexion apparemment sans
lien, sur le juste, le beau, le bon, et plus loin sur la grandeur, la santé, la
force, sous la forme d’une question : « affirmons-nous qu’il existe quelque
chose de juste en soi ? » (65d). Mais l’enchaînement se comprend à partir de
la traduction immédiate de l’expression « ce qui est » par cette autre « ce qui
existe en soi », qui désigne l’essence, plus loin nommée Forme. Le discours
gagne en certitude en progressant vers la référence à l’essence, passant ainsi
d’une opinion (« estimons-nous que la mort est quelque chose ? ») à une
affirmation (« affirmons-nous qu’il existe … »). Or ce genre de choses – le
juste « en soi », le beau « en soi », mais cela vaut autant pour les valeurs où
l’incompétence du corps serait trop facile à démontrer, que pour toutes les
Formes de toutes les « choses sans exception » – est inaccessible aux
différents sens156 . Nul n’a vu ou entendu ce qu’il y a de vrai dans chaque
chose prise en elle-même, « ce qui lui appartient en propre » (sens courant
du terme ousia) et qui la définit, autrement dit son essence. Connaître une
154
Traditionnellement, l’ouïe, mais surtout la vue est privilégiée comme le sens le
plus intellectuel.
155
Sur l’identité de ces poètes, cf. note 75, p. 330-331.
156
C’est le premier passage qui traite de l’Idée. On notera que Socrate paraît la
proposer comme une « conception déjà admise dans le cercle platonicien » (L. Guillermit,
L’enseignement de Platon, II, L’éclat, 2001, p. 139) : « nous disons qu’il existe … », ensuite
que cette conception est généralisée à toutes les choses ; enfin, que l’Idée est d’emblée
présentée comme « objet propre de la seule pensée à l’exclusion des sens » (ibid.).
Dans ce passage les deux premières caractéristiques de l’Idée sont dégagées : l’en soi
et l’essence intelligible. D’une part, l’Idée c’est l’en soi, « ce qui est vraiment, càd ce qui
n’est pas tantôt ceci, tantôt cela, à la fois ceci et cela, ce qui est uniquement ce qu’il est,
exclusivement en stricte conformité au principe d’identité, A est A. » (p. 143). D’autre part,
l’Idée est inaccessible aux sens. « L’Idée n’est donnée qu’à l’intelligence, ce n’est pas un
sensible, mais un intelligible <noèton>. La saisir est l’affaire de la seule pensée (dianoia) par
un acte qui lui est propre et qui exclut toute sensation, le logismos. La pureté de la pensée, son
affranchissement à l’égard de toute expérience qu’on doit aux sens est la condition
indispensable de la saisie de l’Idée » (ibid.).
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chose c’est réfléchir sur ce qu’elle est en elle-même (65e), la propriété qui
constitue son être - ousia (étance) est formé sur einai. L’essence c’est ce
qu’a en propre une chose, à ceci près que l’avoir, ou la propriété ici consiste
dans l’être même de la chose. Or l’essence, identifiée au vrai, d’une chose
n’est accessible qu’à la pensée, à la pensée pure, affranchie du corps et des
sensations (65a), puisque c’est seulement par la définition et le raisonnement
qu’est capturé le réel en soi.
Socrate dégage finalement « le sens » de son raisonnement, c’est-àdire défend sa position comme étant l’opinion des philosophes, du moins de
ceux qui philosophent droitement, qui peut inspirer leur croyance et leur
espérance concernant le sort de l’âme après la mort. Le portrait du
philosophe qui se dessine est celui qui tient le corps pour une chose
mauvaise, cause de toutes les dissensions, de tous les désagréments pour la
pensée, qui voit dans la mort le moment de souveraine libération de l’âme,
c’est-à-dire le moment où l’âme réalisera son désir de penser, quand
concentrée sur son être propre, elle connaîtra le bonheur de vivre en
compagnie des réalités vraies. Donc l’âme ne peut connaître les êtres réels
que quand elle est pleinement elle-même, c’est-à-dire à part du corps, état
qui n’est réalisé que dans la mort. De sorte que désirer la connaissance de
l’être, cela revient pour l’âme à désirer être elle-même, c’est-à-dire à désirer
la mort. La mort est la condition de la sagesse et puisque le philosophe a
toute sa vie cherché la sagesse, il s’est toute sa vie préparé à la mort. Ici
plusieurs points sont à souligner :
- la guerre est causée par le désir pléonéxique qui a sa source dans le
corps, parce qu’il est, ontologiquement, principe de multiplicité, c’est-à-dire
d’opposition. Non seulement, il faut toujours satisfaire des besoins divers,
consacrer à ses soins tout son temps, au détriment du loisir de la philosophie,
mais encore, ces impulsions s’opposent en nous et opposent les hommes
entre eux. La guerre est un phénomène « économique » plutôt que politique,
suscité par le souci du corps. La guerre apparaît dans l’Etat avec la
multiplication des besoins (République, II, 373d sq), c’est-à-dire avec
l’extension du soin des corps ;
- le corps est l’image même du mal : cause de tous les tourments, de
toutes les contraintes, de tous les dérèglements. Il est cette chose insensée
qui engendre tous les excès et toutes les confusions, qui prive l’homme de
modération dans ses actions et d’intelligence dans sa connaissance et qui
tend à s’emparer de toute sa vie ;
- le philosophe est non seulement l’ami de la sagesse <phronèsis>
mais son amant <erastès> – ce qui nous renvoie à la présentation que font de
la philosophie le Banquet ou le Phèdre : l’élan de l’âme pour la vérité est de
même nature, mais sous une forme « sublimée », que le désir amoureux.
Donc si tout cela est, Socrate a raison d’espérer atteindre dans la mort
ce qu’il a cherché toute sa vie en philosophant (67b-c). Mais cette noble
espérance157 suppose un changement de registre ou une interprétation de
l’anticipation de la mort par l’exercice de la philosophie. Philosopher c’est
apprendre à mourir et à être mort, c’est-à-dire en réalité purifier son âme
(catharsis).
157
« Noble espérance », qui associe la valeur militaire du courage à la philosophie,
pour souligner la fermeté de l’âme du philosophe face à la mort.
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Socrate pour la deuxième fois, pour achever sa défense, suggère
d’identifier la pensée, c’est-à-dire la séparation de l’âme d’avec le corps dont
la mort est l’entière actualisation, au phénomène de purification : « Mais une
purification, est-ce que par hasard ce n’est pas justement ce qu’énonce la
formule d’auparavant : séparer le plus possible l’âme du corps … » (67c).
S’efforcer de concentrer l’âme sur elle-même, d’actualiser son pouvoir
propre de réflexion et de raisonnement, c’est bien s’efforcer progressivement
de supprimer tout mélange de l’âme avec le corps, c’est-à-dire rendre l’âme
pure, en un mot la purifier. « Pur » veut bien dire « sans mélange » – au
même sens où le Philèbe parlera de « plaisirs purs ». Le thème de la
« catharsis » est évidemment un thème religieux, qui est rappelé par la
référence à la « formule d’auparavant » qui évoque une formule orphique ou
pythagoricienne – ce qui se dit depuis longtemps <palai> est l’expression
usuelle pour introduire une formule antique, voir archaïque – , même s’il
n’est pas exclu qu’elle renvoie aussi à ce qui vient d’être avancé dans le
dialogue (cf. M. Dixsaut, p. 333). On sait ainsi (cf. Robin, note, p. 17) que
les rites de purification enseignés par les Discours sacrés dans l’orphisme,
étaient censés assurer à l’âme un voyage sans périls et la félicité dans
l’Hadès et que « ces conceptions s’étaient incorporés au Pythagorisme ».
Mais Platon fait subir un infléchissement à ces croyances en un sens
philosophique,
du
« « puritanisme »
archaïque
au
« purisme »
mathématique » dit Joly (op. cit., p. 54). On a là l’exemple d’une reprise du
religieux par le philosophique.
La catégorie du « pur » est d’abord, une propriété de la Forme, avant
d’être celle de l’âme. Et c’est parce que l’âme est destinée à s’assimiler aux
essences intelligibles, et par là à exercer elle-même en elle-même son
activité la plus propre, qu’elle peut se purifier. Autrement dit, la purification
de l’âme ne procède pas de pratiques de purification du corps, mais de la
séparation, et d’une séparation intellectuelle, de l’âme d’avec le corps. Le
moyen de la purification, c’est la pensée exclusivement. On notera que la
purification de l’âme consiste dans un acte de concentration sur soi, pour
reconquérir son unité et son identité, c’est-à-dire pour être ce qu’est la Forme
par elle-même et éternellement. « Le thème de la “catharsis”, chez Platon,
fait d’abord l’objet d’un recueillement archaïsant, qui redira les signification
anciennes, éthiques et religieuses, de la “lustration” et de la “purification”
[cf. Phédon, 67b] ; mais il signifie aussi, par tout un mouvement
d’innovations et de recherches et dans le nouveau contexte de la science et
de l’épistémologie, la “pureté notionnelle”, constitutive de la “vérité”, de la
“clarté” et de la “distinction” propres aux idéalités. Ainsi apparaît une autre
configuration d’ancienneté et de nouveauté » (Joly, p. 53-54).
Se purifier pour l’âme c’est donc effectivement se délier du corps,
puisque le corps, on l’a vu (66c-d), est dispersion, principe d’une vie qui se
perd dans le multiple. Se délier des « chaînes du corps » (67d), selon une
formule récurrente comme l’image de la prison (cf. 82e, 83a, mais aussi dans
l’allégorie de la Caverne, République, VII, 514a sq) c’est rompre avec le
multiple et le devenir pour s’élever à l’unité des essences et même, « audelà » des essences, à l’unité du principe anhypothétique.
Socrate peut à présent rendre compte tout à fait de son opinion. La
philosophie est l’autre nom de la mort qui, définie proprement, se nomme
« séparation » de l’âme et du corps : « ce que précisément on nomme mort,
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c’est une déliaison et une séparation de l’âme d’avec le corps ». La mort est
le nom commun, la séparation le nom approprié : ici le sens réel, là le sens
nominal. La philosophie est l’effort pour délier l’âme du corps, qui consiste
dans une purification de l’âme par la pensée ; la mort est la réalisation de
cette activité. Comme l’écrit M. Dixsaut : « il y a deux noms pour une seule
et même opération. Quand le philosophe pense, examine, réfléchit, la
déliaison se nomme philosopher ; quand il se représente les conditions de
possibilité de ce qu’il fait, elle se nomme mourir, ou être mort » (p. 81).
Par conséquent, la mort cesse d’apparaître comme le mal absolu, ce
qui supprime définitivement la vie. Elle est plutôt elle-même objet
d’espérance pour l’âme qui en attend une libération complète : c’est la fin
non de l’âme mais de l’aliénation de l’âme au corps, le moment où la
purification, l’exercice de la philosophie, est récompensée par l’état de
pureté qu’atteint l’âme dans l’au-delà, terme équivoque pour désigner le
royaume de l’Hadès et le lieu des réalités invisibles ou intelligibles. C’est
une espérance sans crainte pour le philosophe qui s’est entraîné « à une
manière de vivre aussi proche que possible de la mort » (67e). Craindre la
mort et se révolter contre elle – la révolte étant inspirée par la peur du néant
– serait, en effet, tout à fait « illogique » (67e) : ce serait redouter l’objet qui
anime le désir de toute une vie. Au contraire, la mort vient combler l’amour
qui porte le philosophe à la réflexion : désirer le savoir et désirer la mort, ou
espérer être séparé du fardeau du corps (68a), c’est au fond la même chose.
Donc le philosophe, encore une fois, du moins s’il en est un « réellement »
(68b), non seulement est sans crainte ni révolte devant la mort, mais même il
doit se réjouir de sa venue, car « il croira intensément que la pensée, il ne
pourra la rencontrer en toute pureté nulle par ailleurs, seulement là-bas ».
C’est bien un désir de pureté qui anime la philosophie, mais cette pureté
concerne la pensée. D’une certaine façon, dans la mort, la pensée se pense
elle-même. Comme on l’a dit en introduction, dans la mort, le philosophe ne
voit pas l’ennemi de la pensée mais la condition de sa pure présence. Entrer
dans la mort, c’est espérer rencontrer la pensée. La sérénité de Socrate (du
philosophe) devant la mort est fondée sur une croyance et une espérance
elles-mêmes fondées sur la définition de la mort et de la pensée comme
séparation. La facilité à mourir du philosophe est l’expression pratique de
l’identification de la mort et de la pensée à un acte de séparation et de
l’Hadès à l’intelligible. L’espoir naît de la conviction que cette opinion est
vraie (cf. M. Dixsaut, p. 79-80).
Tel est donc le signe suffisant (68b), le critère décisif pour reconnaître
le philosophe. La mort fait bien le partage entre les hommes : il y a ceux qui
craignent la mort, se révoltent contre elle parce qu’ils ont cultivé le souci du
corps, et donc les plaisirs et les passions qui en sont le cortège (passions
sociales de l’argent ou des honneurs) et ceux qui l’accueillent sereinement
parce qu’ils ont entretenu l’amitié du savoir. Les premiers obéissent à la
partie irrationnelle de l’âme (désirs ou cœur) ; les seconds agissent en
suivant la partie rationnelle. Autant le soin du corps donne lieu à des
manières de vivre, des passions et des passions multiples (plaisir de le
façonner physiquement, de le parer, d’accumuler de l’argent ou les
honneurs), autant le souci de l’âme oriente seulement vers la philosophie.
D’un côté, les passions de l’extériorité, du pouvoir sur les autres, de l’autre
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la sagesse qui consiste à se réapproprier son être et intériorisant le pouvoir de
l’âme sur elle-même.
Cette opposition qui joue sur le préfixe « philo-» (philosophos contre
philosomatos-philokhrèmatos-philotimos) permet de préciser la nature
éthique de la sagesse, c’est-à-dire de distinguer entre la vertu et ses
contrefaçons. Socrate termine sa défense par une « apologie » de la pensée
qui constitue la vertu vraie.
Socrate commence par obtenir de Simmias qu’il accorde à « ceux qui
font peu de cas du corps et passent leur vie dans la philosophie » les vertus
ordinaires de courage, de tempérance. Jamais chez eux, le désir n’est ardent,
jamais ils ne cèdent à la violence des appétits. L’opinion doit accorder aux
philosophes qu’ils sont vertueux au sens où elle entend la notion de vertu. Ils
savent résister courageusement aux passions, dominer leurs désirs, et
agissent avec modération, ce qui s’explique par leur indifférence à l’égard de
la cause de tous les dérèglements, c’est-à-dire le corps.
Mais si l’opinion a raison de juger vertueux le philosophe, elle se
trompe sur la nature même des vertus : elle appelle vertu un vice et ignore
comme vertu ce qui l’est réellement (phronèsis). Elle confond la vertu et son
apparence, en ne jugeant que des actes et non de l’âme. C’est pourquoi, elle
ne voit pas que ce qu’elle appelle vertu, courage ou tempérance par exemple,
est toujours une conduite contradictoire et passive. Comme l’analyse bien M.
Dixsaut, « la plupart des hommes ne font, en effet, qu’échanger une plus
petite peur contre une plus grande, et ils ne réussissent à dominer une peur
que lorsqu’ils sont la proie d’une autre. Or c’est cette espèce de lâcheté –
être dominé par une peur plus grande – que tous nomment courage.
Semblablement, la crainte d’être privé de plaisirs plus grands les amène à
renoncer à des plaisirs moindres ; et c’est cet espèce de dérèglement – être
soumis au désir de plus grands plaisirs – qu’ils appellent modération » (p.
83). Autrement dit, ce qui est considéré comme vertu est le résultat d’un
double échange :
1. Il y a d’abord un calcul entre une peur ou un plaisir, plus grands ou
plus petits, contre une peur ou un plaisir, plus petits ou plus grands. Celui qui
passe pour courageux surmonte sa peur de la mort parce qu’il craint plus
encore le jugement et la sanction sociale que recevra son comportement : il
craint plus l’infamie et pour son honneur que la mort et pour sa vie. De
même pour la modération : le modéré renonce à un plaisir actuel plus petit
pour un plaisir avenir plus intense. Il ne renonce au plaisir que pour du
plaisir. La vertu est donc un échange du même pour le même, à la quantité
près (un plaisir pour plus de plaisir, une peur pour moins de peur). Elle ne
fait pas changer de valeur, mais procède à une variation dans le même ordre
de valeur et, par là, traduit une aliénation ou une domination : dans la
modération c’est le désir du plaisir qui commande. Ils ne dominent certains
plaisirs « que parce qu’ils sont dominés par des plaisirs » (69a).
2. Ensuite, le second terme échangé au premier est appelé vertu, de
courage ou de tempérance. Ce qui, en réalité est peur est nommé courage, ce
qui est dérèglement est réputé modération. La dénomination se fait donc par
le contraire : un vice est reconnu comme une vertu (peur = courage ;
dérèglement = modération). On retrouve ici la conception du caractère
« falsificateur » du langage : il renverse l’ordre des réalités, transforme le
vice en vertu. Ce que les hommes nomment vertu n’est encore et toujours
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qu’un vice déguisé. Elle n’a rien d’éthique puisqu’elle n’est jamais
recherchée pour elle-même, posée comme un bien en soi, mais seulement par
crainte du mal qu’on subirait en ne la recherchant pas. La vertu n’est pas
visée pour elle-même mais par calcul d’intérêt pour un moindre mal, de sorte
que le vrai mobile de la vertu est la peur. La modération elle-même est
inspirée par la peur de perdre des plaisirs plus grands possibles ou à venir.
« Le peur se révèle être l’origine dissimulée de toutes les vertus » (M.
Dixsaut, p. 83-84).
On pourrait croire que la critique de la vertu est menée au nom d’une
conception plus élevée de la vertu qui requiert de l’affranchir de l’idée de
calcul et d’échange, à l’image du devoir moral chez Kant qui exclut toute
considération des moyens et des fins extérieures à la volonté. La vertu nonéthique procéderait du calcul sur le plaisir – et par là Platon pourrait viser un
courant sophistique réduisant les valeurs sociales et religieuses à un
hédonisme et à un utilitarisme (cf. B. Pièttre, note p. 223). En fait, la vertu se
prête à un échange, mais non à un calcul. La vertu au sens commun est
fausse parce qu’elle relève d’un échange trompeur (« une vertu en trompel’œil » (69b). Ce n’est pas l’échange mais le type d’échange qui est en cause
(« il y a fort à craindre que ce ne soit pas, pour acquérir de la vertu, un mode
correct d’échange » 69a). Il s’agit d’obtenir un courage qui soit vraiment du
courage, une modération qui soit une authentique modération, d’échanger
une fausse vertu pour une vraie vertu, un faux plaisir pour un véritable. Or le
moyen de cet échange n’est rien d’autre que la phronèsis, traduite par M.
Dixsaut par « pensée »158 . C’est la pensée qui détermine le corps comme
l’origine des maux et des peurs, qui rectifie l’opinion en distinguant les
plaisirs vrais des plaisirs illusoires. Elle est la monnaie de l’échange parce
qu’elle assure le passage du vice en vertu, du faux plaisir en vrai plaisir,
c’est-à-dire purifie l’âme de son attachement au corps. Les vertus sans la
pensée sont imparfaites, ou inversement, « il suffit de penser vraiment», de
faire de la pensée la norme de la vie, pour acquérir les vertus. Et par cette
acquisition, la pensée se renforce elle-même. Etre vertueux c’est vérifier que
la pensée est le principe d’unité de toutes les vertus. Nul ne peut être
vertueux s’il ne réfléchit pas et nul ne peut enseigner la vertu s’il n’enseigne
à réfléchir. Et si le philosophe est juste, modéré et courageux, c’est parce
qu’il s’est appliqué à détacher son âme du corps, c’est-à-dire à vraiment
penser. On voit ici que la vertu n’est éthique que parce qu’elle est
intellectuelle et cognitive : elle consiste à savoir hiérarchiser les plaisirs en
fonction de ce qu’ils sont réellement, et non de se contenter de les calculer
dans le temps. C’est le détour par l’interrogation sur l’essence des choses et
des valeurs qui assure l’acquisition des vertus.
On peut s’interroger ici sur le bien-fondé de l’image de la « monnaie »
à propos de la pensée. En effet, comme l’écrit M. Dixsaut, « si l’on échange
de la monnaie contre une marchandise, on ne la possède plus, alors que la
vertu qu’on achète, avec de la pensée est « accompagnée de pensée » (69b) ;
de plus, à la différence de la pensée, la monnaie n’a pas de valeur en ellemême, elle n’a qu’une valeur d’échange » (p. 85). Ce qu’il faut comprendre
c’est que la modération n’est pas seulement acquise en échange de la pensée,
mais convertie en pensée (modération réfléchie). La vertu n’est rien d’autre
qu’un mode pratique de la pensée, c’est-à-dire une forme de purification de
158
Cf. note 165 p. 353-354.
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l’âme. La vertu est connaissance, fondée sur la réflexion de son essence
propre ; et la « vertu » de la connaissance est de purifier l’âme. Pratiquer la
vertu n’est alors finalement pas autre chose que pratiquer la philosophie qui
constitue la véritable initiation. D’où la comparaison des vrais philosophes
avec les Bacchants, c’est-à-dire avec les rares initiés qui, dans les
cérémonies en l’honneur de Dionysos, contrairement à ceux qui portent la
thyrse (un bâton surmonté d’une pomme de pin et entouré de lierre ou de
vigne qui symbolise le dieu), voyant le dieu en face entrent dans un délire.
Ici la philosophie est présentée à travers l’image de l’excès, de
l’enthousiasme, de la fusion avec le divin, c’est-à-dire tout à l’opposé à la
fois d’un ascétisme (la philosophie comme renoncement, raréfaction) et d’un
calcul (fausse vertu). C’est d’ailleurs cette idée que poursuit Socrate et qui
rejoint le thème de l’espérance. Le désir de la pensée a guidé Socrate tout au
long de sa vie, et il estime, pour cela appartenir à la catégorie de « ceux qui
se sont occupés à philosopher droitement (69d). C’est donc une confiance
dans la puissance naturelle de la pensée qui atteste la puissance du désir
d’atteindre le pur, l’intelligible, qui justifie son attitude sereine devant la
mort, et même son enthousiasme à mourir. C’est elle donc qui fonde son
espoir de trouver là-bas « des maîtres et des compagnons qui soient bons »
(69e), qui auront comme lui voué à la pensée la même confiance et accompli
les mêmes efforts.
Ici se termine la première partie du dialogue. Socrate met fin à sa
justification qui vient achever le renversement de l’opinion de la foule.
« L’apologie n’est pas une démonstration, elle n’a fait que renverser la
fausse évidence (énoncée précédemment par Cébès, 62c-d) de ce qu’il est
“naturel” et de ce qu’il est “absurde” de croire. L’absurdité consiste à croire
qu’un philosophe peut redouter le travail de la philosophie, qui, à y bien
regarder, est celui même de la mort. Il en découle que toutes les
dénominations, et d’abord celles des “vertus” seront données à contresens ;
la pensée ne peut pas refaire la langue mais elle peut au moins employer un
langage qui ne donne pas aux mots un contenu exactement contraire à ce
qu’ils signifient. Il est naturel et vraisemblable de croire que cet effort vers la
justesse et vers le sens n’est pas lui-même dépourvu de sens. L’apologie est
un miroir dans lequel ne se reconnaîtront que ceux qui partagent cette
opinion » (M. Dixsaut, p. 86-87).
Socrate espère donc seulement avoir persuadé ses amis de la sagesse
de sa conduite. Ils le seront assurément s’ils sont également engagés dans la
voie de la droite philosophie. Pourtant un problème demeure, de nature
strictement théorique. On peut partager la croyance du philosophe qui espère
dans l’au-delà accomplir pleinement l’essence de la pensée, mais à la
condition que la mort soit le début d’une autre vie et non pas un
anéantissement, que Socrate ne meurt pas dans la mort. L’espérance est
raisonnable si l’on démontre l’immortalité de l’âme. Par cette requête, plus
que par une objection, Cébès prouve sa nature philosophique. Autrement dit,
il faut passer de l’opinion, même s’il s’agit de l’opinion du philosophe, de la
croyance et de l’espérance qu’autorise la philosophe, à l’exigence
philosophique d’une démonstration, par des raisons, de son fondement
objectif. Il faut passer en quelque sorte de la certitude à la vérité. « Puisque
le premier épisode (alèthès doxa) en exige un autre qui le confirme par une
raison, cet autre sera celui de l’alèthès doxa meta logou, celui du
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raisonnement, ou, pour parler le langage de la République, celui de la
dianoia. Socrate, en effet, ne se contente plus d’exprimer son opinion, il veut
la justifier par des raisons, logoi »159.
2ème partie : Le problème de la survivance de l’âme (69e-84b) – du
plaidoyer à l’exhortation, le moment intermédiaire du vraisemblable
L’argument des contraires (70c-72e) : la vie naît de la mort, la mort de
la vie ; le devenir de la vie à la mort (mourir) oblige à concevoir
réciproquement le mouvement de la mort à la vie comme un « revivre »
Cébès, comme cela vient d’être dit, formule une requête plus qu’une
objection. En effet quelle illusoire espérance si l’âme, après s’est purifiée par
l’exercice de la philosophie, est détruite au moment même de la mort, se
dissipant comme un souffle et disparaissant nulle part, ainsi que le pense
l’opinion, selon les croyances homériques (cf. le vers d’Homère, cité en
République III, 378a : « Mais l’âme, à la façon d’une fumée, disparaît sous la
terre avec un petit cri », Iliade, XXIII, 107) ? Le langage en porte la trace,
comparant la vie à la respiration, la mort à l’expiration : celui qui meurt rend
son dernier souffle ou son dernier soupir. On peut interpréter le terme de
paramuthia de manière ambivalente, comme signifiant une parole qui
persuade et qui rassure. Il s’agit de se persuader que l’âme est immortelle et
ainsi, de faire taire la peur que l’âme ne soit plus rien après la mort – Cébès a
besoin d’une parole qui rassure <paramuthia> et donne confiance » (p. 87).
Plus précisément, il s’agit de convaincre non seulement que l’âme continue
d’exister après la mort, mais encore qu’elle conserve « aussi une certaine
force et de la pensée » (70b), contrairement à ce qui se passe pour les âmes
fantômes dans l’Hadès, privées d’esprit et de force (cf. note 110, p. 339).
Cela tendrait à prouver que Platon, malgré ce qui sera développé par la suite
sur la simplicité de l’âme et sa parenté avec les Idées, a comme le
pressentiment des idées kantienne de grandeur intensive ou leibnizienne de
différentielle de la conscience. Comme l’écrit Guéroult rapprochant Kant de
Platon, tout en précisant que dans la Critique de la raison pure (« Réfutation
de l’argument de Mendelsohn, p. 294-296) Kant ne commente pas le Phédon
mais répond à M. Mendelssohn, « l’âme a une existence qui n’est pas celle
des choses sensibles, qui n’est pas non plus la simple réalité de l’essence ;
cette existence, c’est une certaine activité, une conscience, et c’est de cette
existence-là qu’il s’agit de démontrer l’indestructibilité » (art. cit., p. 488), et
il le faut bien pour que l’argument de la réminiscence soit lui-même possible
et convaincant. Si connaître c’est, pour l’âme, se ressouvenir, si donc la
connaissance des essences suppose l’existence antérieure et pré-empirique
de l’âme, c’est à condition de supposer que l’identité de l’âme consiste dans
l’activité de la pensée et dans la conscience. L’âme ne peut pas n’être rien, y
compris d’un point de vue intensif, si elle a l’existence d’une pensée et d’une
conscience.
Mais évidemment pour croire cela, qui rompt avec toutes les
croyances ordinaires (cf. note 97, p. 189), il faut des arguments
particulièrement convaincants. Le sujet mérite un examen approfondi qui est
tout le contraire d’un bavardage. Du moins ce discours ne pourra-t-il pas
159
Cf. Guéroult, art. cit., p. 474.
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prêter à la parodie ou à la satire, comme l’a déjà fait Aristophane, car
Socrate y est on ne peut plus impliqué (70c).
Mais Socrate présent l’argumentation qui va suivre, propre à
persuader et à consoler, sous la forme d’une histoire – ce qui signale que la
méthode proprement philosophique, seule capable de fournir une preuve
(Robin, note 2, p. 22) est remise à plus tard. Le discours en reste donc bien
au niveau de la vraisemblance : « veux-tu qu’à ce propos, nous nous
mettions à raconter toute l’histoire <diamuthologômen>, en nous demandant
s’il est ou non vraisemblable qu’il en soit ainsi ?» (70b).
En l’occurrence l’histoire renvoie à « une antique tradition », celle de
la palingénésie, et qui correspond à une mutation « orphicopythagoricienne » dans la religion grecque, importée d’Egypte selon
Hérodote (cf. note 113, p. 340). Ce que raconte cette parole, c’est une
histoire de naissance et de renaissance (cf. 70c). Les âmes des morts vont
d’ici vers là-bas, et renaissent de l’Hadès à partir des morts. Le premier point
que permet d’établir ce récit, c’est la nécessaire existence des âmes dans
l’Hadès, au-delà de la mort : « si c’est à partir de ceux qui moururent un jour
que les vivants naissent à nouveau, que conclure, sinon qu’elles doivent bien
exister, nos âmes quand elles se trouvent là-bas » (70d). Le double voyage
de la vie vers la mort et de la mort vers la vie suppose la permanence de
quelque chose qui est précisément l’âme. Ou plutôt si l’on montre que les
vivants viennent des morts comme les morts des vivants, on aura démontré
que l’âme continue d’exister après la mort de l’individu.
C’est pourquoi à cette tradition orphique, égyptienne et
pythagoricienne, Socrate ajoute le thème héraclitéen de la génération des
contraires160, argument proprement philosophique qui est introduit par la
généralisation du mythe palingénésique : « or ce point… ne l’examine pas
seulement à propos des hommes, mais aussi à propos de tous les animaux, de
toutes les plantes et, plus généralement, de toutes les choses comportant un
devenir » (70e).
La palingénésie du mythe est, en quelque sorte, un cas particulier,
d’une loi « ontologique » qui gouverne tout ce qui a rapport au devenir, et il
faut faire ce détour par le principe universel pour « comprendre plus
facilement » ce qui se présente comme le premier argument de l’immortalité
de l’âme. Mais cet élargissement soulève une difficulté. Socrate explique
que chaque contraire naît de son contraire et qu’ainsi se produit le devenir de
toute chose. Et Socrate, comme à son accoutumé, multiplie les exemples de
devenir entre contraires : une chose ne peut être plus grande sans l’être
devenue à partir d’un état contraire antérieur où elle était plus petite, et
inversement quand elle devient plus petite. Et ainsi de même pour les
rapports entre plus fort/plus faible, plus juste/plus injuste … Ici l’on
comprend que les termes ne désignent pas des réalités en soi, entre lesquelles
précisément aucun devenir et donc aucune contrariété ne peut avoir lieu,
mais des termes relatifs : le plus petit naît du plus grand, parce « plus petit »
et « plus grand » sont relatifs l’un à l’autre. Mais peut-on assimiler la vie et
la mort à ces couples de relatifs ? Etre en vie et être mort sont, semble-t-il,
des contradictoires exclusifs l’un de l’autre, et l’un ne saurait, à ce titre,
160
Cf. par exemple, le fragment B 88 : « Sont le même le vivant et le mort, et l’éveillé
et l’endormi, le jeune et le vieux ; car ces états-ci, s’étant renversés, sont ceux-là, ceux-là,
s’étant renversés à rebours, sont ceux-ci » (trad. M. Conche, Fragments, p. 373)
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devenir à partir de l’autre. Par ailleurs, si vie et mort sont sur le même plan
que les autres exemples cités, que signifie devenir plus mort après avoir été
plus vivant et plus vivant après avoir été plus mort ?
Mais Socrate joue ici sur le terme de genesis qui signifie devenir et
naissance, en mettant sur le même plan les deux significations alors que
« devenir » se dit selon un changement accidentel, tandis que « naître » se dit
selon un changement essentiel (passage à l’être). Pour dissiper la difficulté, il
faut supposer que la mort et la vie sont des accidents de l’âme considérée
dans son essence à part. Mourir c’est pour l’âme se séparer d’un corps, vivre
s’incarner dans un corps – hypothèse parfaitement conciliable avec le mythe
de la palingénésie ou de la métempsychose. Il faut attendre 103b pour que
cette difficulté soit levée, quand Socrate répond à Cébès qui lui rappelait le
présent argument, en demandant de distinguer les choses qui ont des
contraires ou les attributs contraires des contraires eux-mêmes: une chose
devient à partir de son contraire (contraires relatifs, qualitativement et
quantitativement), mais jamais un contraire en soi ne devient son contraire.
Une chose grande peut, de grande devenir petite, et elle se distingue de la
Grandeur qui ne peut devenir la Petitesse.
Mais la difficulté tient peut-être en partie à une mésinterprétation du
passage. Pour M. Dixsaut, ici, l’argument ne porte pas sur le devenir, sur la
nature de ce qui devient, mais sur les implications logiques de la notion de
devenir. Dire qu’une chose devient grande, c’est supposer nécessairement
qu’elle a été petite, et que son état antérieur est contraire à celui auquel le
devenir aboutit : devenir -> x -> y antérieur à x contraire à x. Donc malgré
l’allure héraclitéenne – et l’on sait que Platon met souvent en scène
l’héraclitéisme qu’il connaît pour y avoir été formé par l’intermédiaire de
Cratyle –, le principe est pris dans une perspective plus logique
qu’ontologique : « « c’est ainsi qu’elles surviennent toutes, c’est à partir de
leurs contraires que viennent à exister les choses contraires » (71a).
Sur ce plan de l’universalité logique du devenir des contraires, Socrate
avance une nouvelle idée (« autre chose » 71a). C’est un autre principe qui
est dégagé : s’il y a deux termes posés comme contraires par le devenir qui
les relie, il y a deux devenirs : la même relation se fait en deux sens
opposés : une chose devient plus petite après avoir été plus grande, plus
grande après avoir été plus petite. Le devenir est réversible (ici aucune flèche
temporelle du devenir n’est envisagée), ce qui atteste du caractère non
physique et seulement logique de l’analyse qui lui est consacrée. Autrement
dit, logiquement, aucun terme n’est un aboutissement quelconque (finalité) :
chaque terme est non seulement relatif à l’autre (premier principe), mais
aussi relatif que lui (deuxième principe). Autrement dit le devenir des
contraires est un processus symétrique : devenir le contraire à partir du
contraire c’est pouvoir redevenir celui-ci à partir de celui-là. Les termes
contraires sont équivalents de même que le double devenir qui peut les faire
naître l’un de l’autre : « les termes proviennent les uns des autres et il y a
devenir réciproque de chacun des termes vers l’autre » (71b-c).
Muni de ce double principe , Socrate peut revenir au cas de la relation
mort-vie, qu’il traite de manière analogique, en demandant à Cébès de
prolonger l’analogie, à partir de la relation sommeil-veille – le procédé n’a
rien de fortuit, évidemment, elle se construit sur le lieu commun qui compare
la mort et le sommeil, décrits comme les « enfants jumeaux de la Nuit » chez
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Homère et Hésiode161 : de même donc qu’être éveillé provient de dormir, et
dormir de être éveillé, ou que devenir de la veille au sommeil peut s’appeler,
« s’endormir », et celui du sommeil à la veille, « se réveiller », de même
vivre provient de « être mort » comme « être mort » provient de vivre. Et
ici, même si le langage est en mal parfois de mots pour désigner à chaque
fois la forme que prend le processus du devenir (71b), on peut poser que
« mourir » désigne le devenir qui va de « vivre » à « être mort », et que le
verbe « revivre » peut servir à nommer le processus symétrique de « être
mort » à « vivre ». Puisque mourir c’est devenir mort après avoir été au
contraire vivant, naître ou devenir vivant c’est nécessairement revivre, en
précisant bien, comme permet de le comprendre le préfixe ana ici utilisé
plutôt que palin, qu’il ne s’agit pas de vivre à nouveau (répétition) mais de
reprendre la vie à partir de son contraire. Selon le schéma de M. Dixsaut :
mourir
Etre vivant < > être mort
revivre
Il s’agit, en effet, en parfait mobiliste, de ne pas figer le devenir dans
des contraires traités comme des états absolus, mais au contraire d’envisager
une relativité des contraires, donc une relation, c’est-à-dire un devenir de
l’un à l’autre. Mourir c’est devenir moins vivant et être mort, vivre c’est le
devenir plus après avoir été mort :
Mort < > vie
+ mort - mort
= - vivant + vivant
Socrate soulève ce point comme une difficulté, envisagée d’ailleurs
uniquement du côté négatif du sommeil (la légende d’Endymon, symbole le
plus proche de la mort), de la confusion (Anaxagore) ou de la mort (72b-d).
Si, en effet, l’endormissement n’était pas compensé par le réveil, toutes
choses tomberaient dans le sommeil ; surtout si le mourir n’était pas
compensé par le mouvement contraire de revivre, tout s’abîmerait dans la
nuit, non du sommeil, mais de la mort. Ici l’immortalité de l’âme n’est pas
prouvée par l’argument d’une éternité de vie après la mort, la mort étant
malgré, cette éternité, un événement signé du sceau de l’irréversibilité
(l’immortalité promise à l’être qui traverse la mort et qui ne renaît pas à la
même vie) – mais par le cycle éternel de la vie et de la mort. Ce qui importe
ce n’est pas de vivre toujours au-delà de la mort, mais de renaître toujours à
partir d’elle. C’est à cette seule condition, que les choses vivantes, dont
l’âme, peuvent être sauvées de l’anéantissement. Si la vie naissait de la vie
mais était promise à la mort sans compensation (72d), le monde tendrait
inéluctablement vers l’entropie et le néant. Mais la vie n’est immortelle que
parce qu’elle est également mortelle, ou plutôt que mort et vie ne sont que
les termes relatifs d’un processus sans fin qui les tient en équilibre dans un
« parcours circulaire » (72b). Donc si l’âme est bien une chose vivante, elle
161
Si la mort est comparable au sommeil, mourir ne paraît pas plus redoutable que
s’endormir, et vient s’inscrire dans un cycle d’alternance de vies et de morts. Cf. M. Dixsaut,
p. 91.
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est mortelle comme toutes les choses vivantes, mais sa mort n’est pas un état
définitif : tout ce qui vit meurt, et tout ce qui meurt revit. On peut donc dire,
paradoxalement, l’âme immortelle. Mortelle et morte, elle est assurée,
comme la veille à l’égard du sommeil, d’un retour à la vie. Ou encore, les
âmes des morts ne sont pas mortes et pour pouvoir ainsi mourir et renaître,
devenir mortes et vivantes, elles doivent « exister quelque part, un quelque
part d’où justement elles viennent de nouveau à naître » (72a). On notera
que l’Hadès est le lieu où l’âme est conduite après la mort et d’où elle
revient pour renaître à la vie : ainsi l’âme n’est pas décrite comme y vivant et
devant y survivre mais comme existant là-bas, par opposition vague à ici (cf.
M. Dixsaut, p. 93-94) d’où elle prend le « tournant », selon l’image de la
course au stade (cf. note 122, p. 341), pour revivre. Cela revient à dire que
l’âme existe séparément du corps, qu’elle est le principe de vie qui se
conserve dans la mort pour en annuler l’effet.
Mais on peut se demander si l’argument est vraiment concluant. On
retrouve la difficulté d’assimiler le couple vivant-mort aux contraires relatifs
(juste/injuste). Il y a comme deux arguments en présence. Le premier, qui a
valeur universelle, énonce que des morts naissent les vivants, des vivants les
morts, en parfaite conformité avec le double principe des contraires. Le
second qui suit l’application du premier à l’âme fait apparaître l’exigence et
la présupposition d’un principe de permanence au devenir lui-même. En
réalité, un contraire ne naît pas de son contraire, sans autre lien entre eux que
le devenir. Le devenir suppose plutôt quelque chose qui demeure et qui
reçoit des déterminations contraires. C’est ce que fait apparaître l’évocation,
somme toute, allusive de l’âme en 72 a. L’âme pour pouvoir revenir à la vie
doit exister quelque part. L’âme est le sujet du passage de la vie à la mort et
de la mort à la vie. En l’espèce, le principe du changement c’est l’âme. Mais
alors, ou bien c’est l’âme qui meurt et revit, ce qui contredit d’avance la
quatrième et lointaine preuve de l’immortalité (105b-107d), ou bien c’est le
corps qui meurt, parce qu’elle est le principe d’animation du corps, ce qui
n’est possible que si elle possède ce pouvoir indépendamment du corps, ce
qui, cette fois, suppose la troisième preuve « qui, d’ailleurs, la rend inutile »
(p.141). Finalement l’argument des contraires présuppose l’immortalité de
l’âme plutôt qu’il ne l’établit162.
On ajoutera que l’argument ne prouve pas ce qu’il était censé prouver,
si l’on se souvient de la formule complète en 70b : « que l’âme existe après
que l’homme est mort, qu’elle conserve aussi une certaine force et de la
pensée ». Rien ne montre que dans l’état contraire de la mort, l’âme conserve
cette capacité qu’elle possède dans la vie, à moins d’admettre à nouveau que
l’âme est une substance distincte du corps, c’est-à-dire une Forme ou
quelque chose d’analogue à une Forme – ce qui nous ramène toujours à la
troisième preuve.
La conclusion de l’argument par Socrate n’est, d’ailleurs, pas moins
énigmatique : « du meilleur est réservé aux âmes bonnes, et du pire aux
mauvaises » (72e). Les commentateurs en ont souvent eux-mêmes conclu
qu’il s’agissait là d’une interpolation – mais Platon reviendra encore sur ce
point en 80d-82c – et suppriment la phrase. Ce qui frappe surtout, c’est le
manque de continuité avec ce qui précède, exactement comme l’introduction
par le même Cébès, du thème de la réminiscence qui suit immédiatement son
162
Cf. B. Piettre, op. cit., p. 182-183.
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intervention. La rupture est stylistique et thématique puisqu’on passe
brusquement de l’âme considérée comme substrat du devenir à l’âme conçue
comme sujet de rétribution.
D’une certaine façon, il faut lier les deux ruptures (âme
immortelle/bonheur proportionnel au mérite de l’âme d’un côté, nécessité de
la réminiscence de l’autre) pour faire apparaître la continuité. C’est ce que
fait Cébès. L’affirmation de la réminiscence se présente manifestement pour
lui comme la conséquence du raisonnement de Socrate sur l’immortalité. Et
ici tout concourt pour considérer le passage comme une référence de Platon
au Ménon (81b-c) qui associait déjà l’immortalité de l’âme et la
réminiscence et, qui plus est, marquait le lien explicite « entre
l’indestructibilité de l’âme au cours du cycle et l’obligation de vivre « le plus
sainement possible » » (M. Dixsaut, p. 95). Dans ce passage théologique sur
la réminiscence, voici ce que dit Socrate : les prêtres et les prêtresses
« déclarent en effet que l’âme de l’homme est immortelle, et que tantôt elle
arrive à un terme – c’est justement ce qu’on appelle « mourir » – tantôt elle
naît à nouveau, mais qu’elle n’est jamais détruite. C’est précisément la
raison pour laquelle il faut passer sa vie de la façon la plus pieuse possible.
« En effet, les êtres dont Perséphone a accepté compensation d’un
ancien mal, vers le soleil d’en haut, à la neuvième année, elle envoie de
nouveau leurs âmes, et de ces âmes, croissent de nobles rois, des hommes
impétueux par la force ou très grands par le savoir. Pour tout le temps futur,
ils sont honorés par les hommes, comme des héros sans taches.
« Or comme l’âme est immortelle et qu’elle renaît plusieurs fois,
qu’elle a vu à la fois les choses d’ici et celles de l’Hadès [le monde de
l’Invisible], c’est-à-dire toutes les réalités, il n’y a rien qu’elle n’ait appris. »
(GF, trad. M. Canto-Sperber, p. 153).
Le rapport entre l’immortalité de l’âme et la réminiscence se fait dans
un sens opposé dans le Ménon et dans le Phédon : là l’immortalité de l’âme
est le fondement de la réminiscence, ici la réminiscence est une preuve de
l’immortalité de l’âme. Surtout le Ménon introduit entre les deux
considérations, l’idée sinon de rétribution, du moins d’obligation à la vertu,
ce que notre passage du Phédon ne fait pas, sinon sur le mode apparent
d’une glose externe. La citation de Pindare explique ainsi comment les âmes
de ceux « dont Perséphone a accepté la compensation d’un ancien mal » sont
réincarnés dans des êtres nobles : c’est cette immortalité humaine (celle des
héros ou des grands hommes, qui sont dignes d’éloge et de mémoire) qui est
objet de mérite et d’obligation, pour une âme qui est, autrement, immortelle
par nature.
Mais dans le Phédon, le changement est brusque et semble absurde :
comment greffer une doctrine de la rétribution sur l’hypothèse de
l’immortalité de l’âme acquise au bénéfice de l’argument des contraires.
Pourtant supprimer la phrase rendrait plus incompréhensible l’intervention
de Cébès. Reste une difficulté de fond, bien mise en lumière par M. Dixsaut
(p. 96-97), qui concerne l’articulation entre deux exigences autour de
l’immortalité de l’âme : d’un côté il faut prouver l’indestructibilité de l’âme,
de l’autre on attend d’une telle preuve qu’elle assure de « la pérennité d’une
conscience singulière. Le raisonnement vient de répondre à la première
demande, l’apologie répondait à la seconde » (p. 96). Et la conclusion de
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Socrate jouait le rôle d’une « double citation » : du Ménon et de la tradition
sacrée et de sa précédente apologie, pour les associer et les confondre.
L’argument de la réminiscence (72e-78a)
L’argument des contraires est insuffisant et appelle celui de la
réminiscence. Encore s’appuie-t-il sur la considération de la succession.
Mais si l’argument de la réminiscence peut paraître supérieur à l’argument
des contraires, c’est précisément parce qu’il ne repose pas « sur la succession
des contraires sensibles et leur cycle nécessaire » mais « sur la succession
possible dans l’âme des états comme savoir et ignorer » (Guéroult, art. cit.,
p. 474). L’argument est donc « plus fort que le premier, car il justifie
l’opinion sur l’âme, non pas indirectement au moyen du monde de
l’aisthèsis, dont le rapport avec la réalité de l’âme n’est pas immédiat, mais
en vertu de cette réalité elle-même, saisie sous l’aspect caractéristique
d’intermédiaire entre le sensible et l’intelligible (passage de l’association
entre les sensations à la perception de l’ousia). Les contraires auxquels nous
avons affaire ne sont plus des contraires physiques, tous situés dans le même
plan du sensible, mais des contraires psychologiques situés dans deux plans
différents, l’un sensible, ignorer [mè eidénai], l’autre, suprasensible, savoir
[eidénai] ; les mouvements opposés, qui séparent et relient les contraires, ne
sont plus des « accroissement » ou des « diminutions » quantitatives, mais
des
variations
qualitatives :
apprendre
[manthanein],
oublier
[epilanthanein]. » (ibid.). Il est question ainsi de la succession de l’ignorance
et du savoir dans l’âme même, du mouvement de la connaissance qui
découvrant, à l’occasion de la perception sensible, l’antériorité logique et
ontologique de l’essence intelligible, réfléchit son existence comme
antérieure au corps, c’est-à-dire sa nature immortelle. Le passage
de l’ignorance au savoir n’est possible et concevable que comme
réminiscence. Et l’hypothèse de la réminiscence, « on en tire comme
conséquence l’existence de l’âme antérieurement au corps » (ibid..).
- Preuve de la réminiscence par l’interrogation bien conduite (72e73a) : apprendre c’est se ressouvenir, ce qui n’est possible que si l’âme est
immortelle
Cébès interrompt donc Socrate, pour lui rappeler cet argument de la
réminiscence qu’il a souvent développé et qui est partagé par ses disciples
(« pour nous »). Comme on l’a dit, l’allusion de Platon au Ménon est, ici,
flagrante, déjà reconnue par les commentateurs anciens. L’exemple de
l’interrogation bien menée qui permet à celui qui est interrogé, en dépit de
son ignorance mathématique, de découvrir des propriétés de figures
géométriques rappelle l’épisode célèbre où Socrate dispose par ses
questions, et après quelques essais et erreurs, le jeune esclave à trouver le
moyen de dupliquer un carré, en traçant sa diagonale. Socrate fait « la
démonstration sur lui » (Ménon, 82a), devant Ménon, « qu’il n’y a pas
d’enseignement, mais réminiscence ». Cébès va directement à la conclusion
qu’autorise cette hypothèse de la réminiscence : que l’âme est immortelle.
« Pour nous, l’acquisition d’un savoir se trouve n’être rien d’autre qu’une
réminiscence. D’après cette formule; il est nécessaire, je pense, que, dans un
temps antérieur, nous ayons appris ce dont nous nous ressouvenons à
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présent. Ce qui serait impossible si notre âme n’existait pas en quelque façon
avant d’être entrée dans cette forme humaine. De sorte que, par cette voie,
aussi, l’âme semble être quelque chose d’immortel » (72e-73a). Cébès
résume ainsi les principaux acquis de ce passage du Ménon : que si savoir
c’est se ressouvenir, l’actualisation de la réminiscence suppose un
questionnement ; que la réminiscence énonce la vérité, « tout ce qui est
comme c’est » ; et qu’ainsi elle atteste la présence dans l’âme d’un savoir ;
même si cette vérification se fait de manière privilégiée dans le domaine
mathématique.
Mais en même temps, comme le montre bien M. Dixsaut, cette reprise
est aussi une « distorsion » (note, 128, p. 343). Platon donne à Cébès le ton
de la récitation, qui a un tour exclusivement « épistémologique », où l’âme,
et plus précisément le travail de l’âme sur elle-même, fait défaut. Il néglige
ainsi de préciser que le savoir attesté par la réminiscence n’a pas été acquis
au cours de l’existence empirique, qu’il a été oublié, et que sa reconquête
passe par un moment d’aporie, par la conscience de l’ignorance d’où seul
peut naître le désir et le plaisir de la quête (Ménon, 84b-c). La réaction de
Simmias contraste justement avec cette version schématique de la
réminiscence, et ramène au plus près de la vérité de la réminiscence en
demandant « d’apprendre en quoi consiste l’acte [de] se ressouvenir ». Il a
oublié ce que c’est que se ressouvenir, il désire réapprendre ce qu’il en est de
cette expérience, c’est-à-dire se ressouvenir du ressouvenir. Il illustre par son
exigence et son effort de compréhension le fait « que l’ignorance n’est
jamais qu’oubli, et la science, réminiscence » (B. Piettre, p. 232).
Le discours de Socrate se présente ainsi comme l’occasion d’une
réminiscence de la réminiscence, de se rappeler les conditions de la
réminiscence. Aussi va-t-il déplacer la perspective, en prenant ses distances
avec l’exposé du Ménon et son résumé par Cébès.
74a-75a
2ème référence aux Idées dans le cadre de l’exposé du Phédon sur la
réminiscence. Socrate s’arrête au cas d’un ressouvenir fondé sur une
association par similitude
- reconnaissance de l’Egal en soi (cf. 65d)
- l’égal en soi = ce qui n’est qu’égalité = la Forme ou l’essence
- l’égal en soi n’est rien de ce qui est dit égal
- le problème : comment connaît-on cette réalité ?
- est-ce à partir des choses égales ? Mais les choses égales tout en
restant les mêmes n’apparaissent pas telles toujours ; elles sont connues par
la perception ; or la perception des choses égales les rend parfois inégales.
- il y a une difficulté sur l’expressions « les choses… égales en soi ».
L’égalité en soi = l’unicité et l’identité de la forme ≠ pluralité des choses.
Contradiction de supposer plusieurs formes de l’égalité.
La différence avec le Ménon est que l’exemple mathématique est
« dialectique » par lui-même, c’est-à-dire oblige à effectuer le dépassement
de la perception sensible vers la connaissance intelligible. La figure est une
image : le problème posé de la duplication du carré contraint à une réflexion
non pas de l’image mais sur l’image vers les propriétés qui en constituent
l’essence intelligible. Socrate part de la sensation, c’est-à-dire de ce qui n’a
pas, comme tel, de pouvoir d’auto-dépassement. (cf. M. Dixsaut, p. 98-99 et
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note 128, p. 345). La force et la faiblesse pédagogiques des mathématiques :
contraindre à la conversion de l’âme vers l’intelligible. Mais il est plus
difficile de le faire à partir de l’expérience sensible.
Il y a trois voies de connaissance de l’intelligible :
- la confrontation avec les problèmes mathématiques : les nombres et
les figures comme des idées
- la réflexion sur le langage (l’essence est le principe d’unité visée par
le mot)
- la sensation
On voit ici l’écart de Platon par rapport à Socrate :
1) l’exigence de l’universel visé par la définition est hypostasiée
comme Forme essentielle et séparée, purement intelligible ;
2) toute chose possède dans son essence son être véritable. Le concept
d’Idée ou de Forme est le concept qui fait passer du socratisme au
platonisme163 .
L’idée, c’est le concept en tant qu’il existe comme une telle entité :
non pas ce qui est pensé par l’esprit (concept) mais ce qui doit être pensé
parce que cela est la mesure du vrai.
Mais peut-être vaut-il mieux parler de forme, puisque c’est bien la
notion la plus fréquente de la philosophie platonicienne. Aussi depuis
quelques décennies préfère-t-on parler du platonisme comme de la doctrine
des Formes. Or cette notion de Forme, Platon l’hérite de Socrate justement.
Faut-il en conclure que la différence entre Socrate et Platon consiste dans
cette différence entre les termes de Forme et d’Idée ?
Les choses sont délicates d’appréciation. D’abord Platon paraît
employer indifféremment idea et eidos, avec même une troisième notion,
ousia. Ensuite quant bien même on pourrait établir que jamais Socrate n’a
jamais utilisé le concept d’idée, mais toujours celui de forme, cela prouverait
simplement que l’invention platonicienne consiste dans la reprise de la
notion socratique de forme dans un autre sens, celui-là même précisément
qui fait fond sur le concept d’Idée, définie comme essence transcendante et
séparée. Si Platon parle indifféremment d’idea ou d’eidos (le plus souvent au
pluriel, eidè), c’est qu’il entend la forme comme Idée.
Il s’agit ainsi, à ce point de la réflexion, de savoir
163
D’une certaine façon, la philosophie d’Aristote peut se laisser interpréter comme
un retour de Platon à Socrate, puisque le Stagirite refuse, comme Socrate l’avait fait avant lui,
mais sans en avoir réfléchi les raisons - il fallait l’“erreur” platonicienne pour cela, c'est-àdire l’analyse des apories de la doctrine des Idées -, de séparer l’idée du sensible, l’universel
des choses. L’invention de l’Idée représente pour Aristote une impasse de la philosophie,
alors même que le platonisme partage avec le projet aristotélicien la recherche d’une science
première. Le platonisme est en quelque sorte le mauvais commencement de la métaphysique
(science première). C’est sans doute ce qui peut expliquer, l’insistance avec laquelle Aristote
revient sur la critique de la doctrine platonicienne des Idées, c'est-à-dire du platonisme. Elle
avait déjà frappé Proclus qui relève dans un fragment conservé par Philopon tous ces passages
critiques. « Dans les Analytiques seconds (I, 22, 83 a 33), il traite les Idées de babillages
<teretismata> ; au début de l’Ethique à Nicomaque (I, 6), il s’en prend à l’Idée du Bien ; en
physique, il refuse de considérer les Idées comme causes de la génération (De Gen. et Corr.,
II 9, 335b 10 sq) ; dans la Métaphysique, il attaque cette doctrine dès le premier livre (A, 9) ;
il revient à la charge au livre Z, chap. 16, et enfin dans les derniers livres, notamment en M,
ch. 4-5 ; et dans ses dialogues, il proclamait ouvertement ne pouvoir adhérer à cette doctrine,
dût-on l’accuser de malveillance » (cité par J. Moreau, Aristote et son école, p. 27).
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- en quel sens Socrate parle des formes
- si vraiment eidos et idea s’équivalent.
Là encore le texte d’Aristote peut nous servir de point départ. Il dit en
effet que le souci socratique est de nature éthique mais qu’il a tenté d’élever
la réflexion éthique au statut d’une science universelle. Autrement dit,
Socrate a en vue l’universel pour ce qui semble s’y dérober le plus, à savoir
le domaine des valeurs et des vertus. Le dialogue du Ménon dramatise cette
exigence de rigueur dans la discussion éthique, en opposant Socrate d’un
côté au jeune Ménon, disciple de Gorgias, pour qui la vertu s’enseigne, et de
l’autre côté à Anytos, futur accusateur de Socrate, qui représente le
conformisme social et éthique grec. Or qu’est-ce qui tranche dans le
discours, ou plutôt dans la méthode de Socrate, mettant en colère aussi bien
le disciple du sophiste que le représentant de la tradition ? L’exigence de
définition. Socrate rappelle ici, comme dans les autres dialogues socratiques
qui le précèdent, à qui veut l’entendre - mais tous commencent par ne pas
vouloir l’entendre - que le préalable à toute pensée et donc, a fortiori, à toute
action, c’est la recherche de la définition de l’objet en discussion. La
définition n’est pas un procédé accessoire mais bien l’essentiel de la
connaissance. Savoir c’est savoir définir ce dont il s’agit. L’objet du
dialogue (socratique) est moins l’acquisition d’un savoir que la révélation
dans et par le discours, de l’exigence essentielle de la définition, c'est-à-dire
l’éveil ou le réveil pour chacun de la capacité à réfléchir par soi-même. Or
qu’est-ce que définir ? Pour Socrate c’est très précisément savoir ramener le
divers empirique à une forme une et à l’énoncer dans le discours. La
définition, dit Aristote, c’est le discours de l’essence : exposer l’essence
d’une chose dans le langage. Socrate veut dire la même chose avec la notion
de forme : savoir c’est définir, c'est-à-dire exposer la forme de l’objet en
question.
Monique Canto dans les notes de son édition du Ménon fait la mise au
point suivante sur la notion de forme. La forme désigne originellement,
comme on l’a dit en introduction, ou bien la forme extérieure, l’apparence
physique - c’est, dit-elle, le sens le plus trivial -, ou bien l’espèce ou le genre,
ce qui définit spécifiquement le genre (ainsi chez Hérodote). Chez Platon, on
trouve deux usages principaux :
«1. réalité non sensible par rapport à laquelle est dénommée (le plus
souvent selon un rapport d’imitation ou de participation) une classe d’êtres
sensibles, cf. : a) Phédon 102b, République X 597a, Parménide 129a-135c où l’eidos représente toute la réalité dont les êtres sensibles sont dépourvus b) Euthyphron 6d, Hippias Majeur 289d, Gorgias 503e - où, de même que
pour notre passage du Ménon, l’usage d’eidos ne suggère pas une différence
ontologique de nature déterminée entre l’eidos et les êtres particuliers ni ne
désigne une relation déterminée entre cette forme caractéristique et les êtres
particuliers qui en tirent leur nature et leur nom ;
2. un universel logique, une sorte de genre opposé à des espèces plus
petites ou à des particuliers (cf. Théétète 178a, Banquet 205b, République II
357c, Politique 258e, 263b). Par ailleurs le terme eidos est parfois
accompagné de la précision auto kath’ hauto), qui sert le plus souvent
l’usage 1a et distingue la forme des sensibles (Phédon 83b, Parménide
130b)164.
164
Ménon, Monique Canto, GF, note 29, P. 220-221.
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Le premier sens d’eidos est platonicien : c’est lui qui s’identifie au
concept d’idea. Le deuxième et le troisième correspondent à son usage par
Socrate. Du moins c’est dans ce sens d’un universel logique, comme
condition expresse du savoir, sans que soit réfléchi et défini son statut
ontologique par rapport aux espèces ou aux êtres particuliers dont il
constitue l’essence invariante, que le Socrate des dialogues socratiques
emploie la notion d’eidos (par exemple chaque espèce d’abeille, chaque
individu de toute espèce par rapport au genre universel qui permet leur
définition). Donc si l’on veut parler d’idée, pour Socrate, c’est au sens d’une
exigence logique, de l’essence formelle.
Naturellement les concepts de forme et d’idée, dans son double
lexique, socratique et platonicien, partagent en commun la référence à
l’essence <ousia>. L’idée ou la forme est la réalité d’une chose ramenée à
l’unité d’un schème purement intelligible. Cette réalité c’est l’essence de la
chose, ce qui en réalise la nature, ce qui fait paraître la chose à elle-même
dans son identité, la présence <parousia> de la chose à elle-même. Il y a
bien un régime phénoménologique de l’idée ou de la forme : la forme est
bien ce qui rend visible, l’idée est bien la forme de la chose. Mais le régime
de manifestation propre à la forme ou à l’idée est intelligible. Ce qui rend
présent la forme, c’est l’essence. Ce pur intelligible est le principe de la
présence d’une qualité dans les êtres que l’on perçoit par les sens. Le trait
commun de la forme et de l’idée c’est l’essence qu’elle manifeste pour la
pensée. Ce que dit la forme ou l’idée, c’est l’essence de la chose. C’est par la
présence de la chose à sa forme ou à son idée, c'est-à-dire par la présence en
elle de l’essence, que la chose est ce qu’elle est. Viser la forme ou l’idée ou
savoir quelle est l’essence d’une chose, cela revient au même. Mais cette
thèse d’une présence de l’essence ou de la forme à la chose, Platon
l’interprète dans un sens métaphysique : les essences sont des choses réelles.
Pour lui les essences précèdent les existences et l’âme pour les penser. La
thèse logique et épistémologique de la nécessité de la forme devient une
thèse métaphysique sur son existence séparée. Là où elle n’était que ce qui
rend présent la chose à son essence, et donc ce qui rend présent l’âme au
savoir de la chose, la forme devient ce par quoi la chose participe à
l’existence : la participation de la chose à son idée est ce qui fait être la
chose. La forme est à la fois ratio cognoscendi et ratio essendi.
1.12 Les fonctions de l’idée
Avant de passer à l’examen du statut métaphysique de l’Idée, c'est-àdire aux apories de la substantialisation de la forme, il faut s’attarder sur les
fonctions de la forme et/ou de l’idée, c'est-à-dire ce qui justifie son
hypothèse. On retrouve à l’œuvre toujours le même raisonnement et au
travail les mêmes concepts ou les mêmes oppositions opératoires. Car si
Platon n’a cessé de recourir aux concepts de forme ou d’idée, il n’a jamais
pris soin d’en donner la définition. Il n’a jamais écrit l’équivalent du livre D
de la Métaphysique. Ces notions sont d’autant plus centrales qu’elles n’ont
jamais été explicitées. Ou bien la tentative de définir l’idée, la manière
propre qu’à l’idée d’être une forme est-elle une tentative impossible ? Parce
que la pensée qui définirait l’idée pense à partir d’idées, c'est-à-dire
présuppose en définissant une précompréhension de ce qui est à définir ?
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D’abord l’idée répond à une certaine question formulée dans les
termes suivants : « quoi est X ? », par exemple : Il y a des hommes
courageux, des actes reconnus comme tels, mais que veut-on dire quand on
parle de courage ? Qu’est-ce qui est courageux dans le courage ?
Cette question n’est pas immédiate. Elle ne s’impose pas d’elle-même.
Il faut pour que cette question surgisse que l’esprit entre dans une espèce de
malaise et d’insatisfaction. Il ne se contente plus des réponses ordinaires
faites d’énumération et de coordination. Ainsi dans le Lachès, 191 d sq.
L’esprit n’a jamais manqué d’idées. Mais cette multiplicité est justement leur
faiblesse. Tant qu’il n’éprouve pas l’insuffisance de la multiplicité des idées
(opinions), de la coordination des aspects et des espèces des choses, c'est-àdire la nécessité de la subordination à un caractère commun dominant,
l’esprit reste étranger à l’idée de forme.
Autrement dit la question de la forme advient comme question de
l’essence. Et la question de l’essence advient, du moins chez Socrate, à partir
d’une réflexion sur le langage. D’un côté, le langage est insuffisant puisque
dans son usage ordinaire il permet la formation de la doxa, des idées au sens
des idées confuses, par ouï-dire, des préjugés : la pensée s’écoule dans le
langage et cet écoulement prend la forme de l’énumération, de la
coordination extérieure des qualités (voir Lachès, 192b). Mais d’un autre
côté, les mots portent en eux-mêmes l’exigence d’une réalité supérieure à
l’usage doxique de la pensée et/ou du langage. C’est en quelque sorte le mot
même de «courage», ou de «piété» par exemple qui suggèrent à l’esprit
l’idée d’une essence une et commune de tous les actes courageux ou pieux.
Le langage porte témoignage en lui, mais en creux, de la nécessité de la
forme ou de l’essence165.
165
C’est ici l’occasion de réfléchir au rapport entre l’idée et le langage, du moins du
point de vue du platonisme. De façon caractéristique, la question de l’essence ou de l’idée se
pose à propos d’un terme. Autrement dit la question de l’essence ne se pose que par la
médiation du langage. Si la connaissance se réduisait à la pure sensation, la nécessité de poser
la question de la forme ne pourrait advenir. L’idée nous situe dans un au-delà de la sensation,
et cet au-delà est donné avec le langage. Mais il faut aussitôt remarquer que le langage reste
dans un rapport d’extériorité par rapport à la forme. La forme est cherchée, elle n’est pas
immédiatement connue dans le langage. En outre il s’agit toujours de savoir déterminer la
forme de que l’on appelle ainsi, par tel ou tel mot : piété, beauté, courage, vertu. Le mot est en
quelque sorte une dénomination arbitraire. L’identité par le langage n’est pas une identité
réelle, mais simplement nominale. Mais en même temps l’usage réglé du langage, la réflexion
sur le langage, sa fonction et sa destination mettent sur le chemin de l’essence. C’est au moins
la conviction de Socrate. L’identité nominale est le signe de l’identité réelle de l’essence.
C’est l’existence du mot qui induit l’existence de l’essence qui fonde son identité.
Contrairement à un conventionnalisme radical - la dénomination est une pure convention qui
signifie la chose par coutume (Hermogène) -, l’acte de dénommer laisse supposer qu’il
signifie quelque chose de réel, et que c’est cette chose réelle qui est la mesure de la
dénomination. En d’autres termes, le mot induit la position de l’essence et, inversement,
l’hypothèse de l’essence sert de mesure au langage pour l’empêcher de sombrer dans le pur
arbitraire de la convention. De façon tout à fait caractéristique, quand Platon critique pour la
première fois dans le Cratyle la thèse relativiste de Protagoras, il lui oppose l’ousia comme
mesure de toutes choses. C’est-à-dire que Platon associe toujours le relativisme (thèse
épistémologique et ontologique) au conventionnalisme (thèse linguistique). Si le langage est
pure convention, l’homme est la mesure de la signification (385c) : la pensée ne pense rien
par les mots qu’elle utilise : elle est gagnée par le devenir sensible lui-même. Les propositions
sont comme les statues de Dédale : insaisissables, elles fuient la pensée ; insaisissables elles
ne saisissent rien. C’est dans l’Euthyphron que l’être est nommé sous la forme substantivé de
l’essence <ousia> et opposé au devenir du langage :
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« Socrate - De telle sorte, Euthyphron, qu’étant prié par moi de définir ce qui est
pieux, il semble bien que tu ne veuilles pas m’en révéler la vraie nature <ousian>, et que tu
t’en tiennes à un simple accident : à savoir, qu’il arrive à ce qui est pieux d’être aimé par tous
les dieux. Quant à l’essence même de la chose <o ti de on>, tu n’en as rien dit jusqu’ici. Cesse
donc, si tu le veux bien de dissimuler, et, revenant au point de départ, dis-moi en quoi consiste
proprement ce qui est pieux, sans plus chercher si cela est aimé des dieux ou susceptible de
quelque autre modalité. Ce n’est pas là-dessus que nous discuterons. Applique-toi seulement à
me faire comprendre la nature propre de ce qui est pieux et de ce qui est impie.
Euthyphron - En vérité, Socrate, je ne sais plus te dire ce que je pense. Toutes nos
propositions semblent tourner autour de nous et pas une ne veut reste en place.
Socrate - C’est-à-dire, Euthyphron, que tes affirmations semblent être autant d’œuvres
de Dédale, notre ancêtre » (11b-c).
Au contraire, le langage signifie quelque chose, dès lors qu’on pose l’ousia en mesure
du langage, parce que l’ousia ou l’être de chaque chose ne varie pas selon chaque individu
Voir Cratyle, 385e-387a :
« Socrate. - Or çà, voyons un peu, Hermogène. Crois-tu qu’il en soit ainsi des êtres
<onta> eux-mêmes, et que leur essence <ousia> varie avec chaque individu ? - C’était la
thèse de Protagoras, quand il déclarait que l’homme “est la mesure de toutes choses”, voulant
dire sans doute que telles les choses me paraissent, telles elles me sont, et que telles elles te
paraissent, telles te sont - ou bien te semblent-ils par eux-même avoir dans leur essence une
certaine permanence ?
(…)
Socrate. - Par conséquent, s’il n’est pas vrai que toutes choses soient pareillement à
tous à la fois et toujours, ni que chacune soit propre à chacun, il est clair que les choses ont
par elles-mêmes un certain être permanent, qui n’est ni relatif à nous ni dépendant de nous.
Elles ne se laissent pas entrainer çà et là au gré de notre imagination ; mais elles existent par
elles-mêmes, selon leur être propre et conformément à leur nature <ousian> ».
Ricœur a ainsi raison de voir dans le réalisme des significations, la racine du réalisme
des essences ou des Idées (Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, p. 11). Le
langage est premier pour nous ; mais l’essence, la présence de l’être de la chose dan sa vérité
en soi et pour l’âme <idea>, est première en soi, antérieure par nature. Cela signifie que le
problème de l’essence et de l’idée ne se forme pas chez Platon avec sa réflexion sur les
mathématiques, mais avec le problème du langage.
A partir de là on peut saisir l’originalité et les faiblesses du platonisme, c'est-à-dire du
réalisme des Formes :
1) le langage, malgré tout, s’il ne fait qu’imiter l’essence, est un instrument imparfait
de la connaissance. L’idée domine le langage ; le mot n’est pas l’essence. La réalité vraie est
l’idée pure. C’est pourquoi tout se passe comme s’il fallait sauter par dessus le langage pour
saisir les réalités en soi par elles-mêmes. Le langage participe encore du sensible. Comme dit
encore Ricœur : « Cette voie c’est le trajet de la caverne : la première ombre, c’est le mot.
Parce que Platon est parti du langage, toute sa philosophie de l’essence en est marquée. Le
sens préexiste au mot ; le sens est ainsi la première préexistence, la première transcendance de
l’être à l’apparaître» (id.). Au delà du logos sur les essences, il y a la noèsis, la contemplation
du Bien qui est en même temps fusion avec le principe.
2) ce point de départ linguistique de la philosophie des Idées explique le pluralisme
ontologique du platonisme. L’acte fondamental du langage c’est moins juger que dénommer,
c'est-à-dire viser des choses, discriminer entre les choses et distinguer en elles leur essence
(voir Cratyle 387c-388c). Connaître, on l’a dit c’est définir la nature d’une chose, c'est-à-dire
identifier sa forme. « La conséquence est importante pour toute l’ontologie platonicienne.
L’être est essentiellement discontinu ; il se donne d’emblée dans des réalités multiples, dans
des êtres. (…) L’ontologie platonicienne est une ontologie pluraliste : parce qu’il y a des
mots, il y a des êtres <ta onta> » (id., p. 12). Et, faut-il ajouter, ces êtres correspondent à des
essences distinctes. Autant de mots, autant d’êtres ou d’essences. L’être est pluriel : il y a des
êtres.
Du même coup on voit que le problème du platonisme, dans une seconde réflexion,
consiste à rendre raison de la relation entre les êtres, puisque l’être, s’il est pluriel, n’est pas
tout : chaque être est ce qu’il est, mais il n’est pas les autres êtres. Autrement dit, dans une
ontologie pluraliste des essences, l’être et le non-être s’impliquent et c’est par
l’approfondissement de cette ontologie pluraliste, nécessairement relationnelle, que le
platonisme tente de dépasser les apories du réalisme des essences.
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Car l’essence se définit comme une certaine fonction de la pensée et
du discours : une fonction d’unité et d’identité. L’essence est une certaine
forme une et toujours la même. La conception de l’essence marque le
passage pour l’esprit de l’extension à la compréhension, du multiple à l’un,
de la variation à l’identité. C’est très exactement cette fonction que désigne
le mot eidos ou idea, les deux termes étant synonymes par cette identité
fonctionnelle. Voir sur ce point l’Hippias majeur, 288a : au lieu de multiples
cas de beauté, on a une idée, le beau en soi <auto to kalon>, et c’est cette
idée qui confère une signification permanente aux mots. Ce que vise
l’interrogation socratique c’est bien ce principe d’unité-identité du discours.
Socrate demande à Euthyphron : quelle est l’idée de la piété ? « Rappelle-toi
donc : je ne t’ai pas invité à me faire connaître une ou deux de ces
nombreuses choses qui sont pieuses, je t’ai demandé quel est précisément le
caractère générique qui fait que toutes les choses pieuses sont pieuses. Car tu
as déclaré, je crois, qu’il existe bien un caractère unique <mia idea> par
lequel toute chose impie est impie et toute chose pieuse est pieuse» (5d-e).
Cette citation montre bien que :
- l’idée et la forme désignent la même fonction et donc qu’on peut
employer indifféremment les termes l’un pour l’autre ;
- que c’est la présence de l’idée qui fait la chose telle. Si l’on
s’interroge sur le pieux, c'est-à-dire sur le pieux en tant que pieux, alors on
vise l’idée ou la forme une qui fait la piété de tous les actes pieux (ce par
quoi). Certes cette essence se dit de façon métaphorique, sur le modèle de la
vue. Mais s’il faut y voir là l’amorce de toutes les sublimations à venir du
« voir » dans le platonisme (la contemplation du Bien au-delà des formes
essentielles), les mot eidos ou idea suggèrent que l’essence possède une
certaine figure, susceptible d’une visibilité (intuition) et/ou d’une analyse :
l’idée est une certaine structure qui prend place dans une classification
logique possible (une espèce) et qui peut s’analyser dans ses éléments
constitutifs. C’est même là la condition de la définition qui fonde
l’hypothèse même de l’idée - puisque définir c’est substituer du multiple (le
définissant) au simple (le défini). Si l’idée est une par rapport à ses
exemples, elle est divisible par rapport à ses caractères internes. Ce point est
important parce qu’il est en quelque sorte la dimension de l’idée par laquelle
l’aporie du réalisme de l’intelligible peut être levée. C’est dans ce sens que
la philosophie de l’idée se réélabore dans le Sophiste : l’idée est une pluralité
articulée et certaines d’entre elles ont de la convenance et communiquent.
Enfin, la métaphore visuelle laisse penser que c’est en quelque sorte dans la
lumière de la forme, dans la manifestation de l’idée que la chose apparaît
dans sa présence : l’idée ou la forme est ce qui fait paraître la chose à ellemême et pour elle-même. Pour ainsi dire l’idée, l’intelligible est un régime
original, absolu de manifestation. L’idée fait connaître l’essence de la chose,
rend visible l’essence de la chose, c'est-à-dire la chose même, sans retrait ni
occultation. Là où la chose sensible paraît de manière confuse et dissimulée,
l’idée manifeste sans retenue la chose elle-même, c'est-à-dire constitue le
lieu et l’origine de la vérité. L’idée <idea> c’est la chose dans son évidence
<eidos>, la visibilité de la chose à partir de ou en tant que son essence. Elle
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paraît sur son propre fond, dans son identité propre. Ce qui veut dire que ce
n’est pas l’esprit qui rend visible la forme, qui se donne l’idée, mais qu’il
s’ouvre à la connaissance de la chose dans la visibilité de l’idée166.
Ainsi l’hypothèse de l’idée est une hypothèse nécessaire parce que
seule elle permet de fonder objectivement la connaissance. Si connaître c’est
connaître ce qui est, ou inversement si seul l’être est objet de connaissance
(identité, permanence), alors la connaissance a pour objet l’essence des
choses. Or l’idée est exactement ce qui est visé dans la définition de chaque
chose en soi et par soi : l’idée donne à voir l’essence de la chose et c’est dans
cette manifestation, dans cette figure de l’essence par l’idée ou la forme que
consiste la connaissance. Connaître c’est connaître l’essence, c'est-à-dire
s’élever au plan de l’idée.
Ainsi si toute la connaissance ne doit pas se réduire à l’opinion, il faut
que nos idées ne se réduisent pas à nos représentations. Le geste platonicien
consiste à fonder l’objectivité du savoir en niant le caractère subjectif de
l’idée. L’idée ne peut pas être un mode immédiat de l’esprit, un concept, une
représentation de l’âme, sinon elle ne saurait arracher notre connaissance du
devenir du monde sensible où nous existons. Platon radicalise en quelque
sorte l’opposition des deux routes de Parménide. Il y a la voie de l’opinion,
où les idées sont inessentielles et en mouvement ; il y a la voie de la science,
où les Idées sont essentielles et immuables. Il faut que l’idée ne dépende pas
de moi pour que son contenu soit universel et nécessaire, c'est-à-dire
objectif. L’âme trouve refuge dans les Idées pour échapper aux
contradictions du sensible, c'est-à-dire pour fonder la science.
Comme dit Guéroult, « finalement, on peut se demander si toute cette
conversation, malgré ses recours intermittents à des méthodes de
démonstration rigoureuse, n’a pas d’autre objet que de nous faire partager
une croyance, sans jamais nous faire dépasser le noyau de cette espérance
que Socrate nous exprime dès le début [63d] » (p. 471).
Selon Guéroult (art. cit.), Le Phédon mêle, dans ce qui se présente
comme une « méthode d’initiation », faisant correspondre comme toujours
dans le platonisme, degrés d’être et degrés de connaissance, « la fiction et le
raisonnement, le vraisemblable et le vrai, l’espoir et la certitude ou
l’obéissance » (p. 469). L’incantation religieuse se pénètre de raisonnements
plus l’on s’élève dans l’initiation, mais jamais au point que la vérité soit
dépouillée de beauté, d’enchantement. L’objet de la méditation ici c’est un
objet singulier, puisque c’est l’âme. Ce qu’il s’agit de connaître c’est l’âme
elle-même, ce qui n’est possible pour Platon que par une conversion
progressive du regard de l’âme sur elle-même. L’âme est d’abord séparée
166
Voir Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Questions II : « L’effort
propre de la pensée vise cette apparition de l’évidence, qui est accordée dans la clarté d’une
luminosité. Cette apparition ouvre une perspective sur ce comme quoi chaque étant est
présent. Ce que la pensée recherche ici, c’est 1’idea. L’“idée”, est la vue-au-dehors, l’évidence (Aussehen) qui ouvre une perspective (Aussicht) sur la chose présente. L’idea est le
pur fait de briller, au sens où l’on dit que “le soleil brille”. Elle n’est pas sous la dépendance
d’une autre chose qui se trouverait derrière elle et qui la ferait apparaître, elle est elle-même
ce qui paraît, et qui n’a pas d’autre affaire que de paraître, de briller elle-même. L’idea est ce
qui a pouvoir de briller. L’être de l’idée consiste à pouvoir briller, à pouvoir être visible. C’est
cette luminosité de l’idée qui accomplit la présence, c’est-à-dire qui chaque fois rend présent
ce qu’un étant est » (p. 145-146).
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d’elle-même et de la connaissance d’elle-même : « l’identité immédiate du
réfléchi et du réfléchissant, à laquelle est habituée la pensée moderne, reste
étrangère à la philosophie » (p. 470). Le dialogue propose ainsi plusieurs
définitions de l’âme et donc plusieurs niveaux de savoirs.
Premier épisode (61b-69e) : poser l’espérance orphico-pythagoricienne d’une vie future liée à la philosophie comme purification
philosopher -> rechercher la vérité ->se purifier ->séparer l’âme du
corps -> mourir -> philosopher = rechercher la mort = croire en une
existence distincte, en une révélation de la vérité après la mort et donc en
une survivance de l’âme
L’âme définie comme pouvoir de se poser comme distincte du corps
et de la sensation, capacité à saisir les essences intelligibles [cf. Théétète :
« le nom qu’on donne à l’âme lorsqu’elle considère les objets par elle-même,
c’est doxadzein » 185e-187a]
Deuxième épisode (69e-84c) : justifier par des raisons (= dianoia)
3 arguments de l’immortalité de l’âme
- sur la théorie des contraires ; repose sur la sensation -> l’âme
indépendante du corps
- sur la réminiscence ; repose sur la succession dans l’âme de savoir et
ignorer -> l’âme antérieure au corps (opinion vraie)
- sur la simplicité ; repose sur l’activité de l’âme même (opinion vraie
accompagnée de raison) -> l’indissolubilité de l’âme
Troisième épisode (84c-107c) : réfutation des objections de Simmias
et de Cébès :
Nouvelle démonstration de l’immortalité
Quatrième épisode (107c-118a) : reprise de l’eschatologie du Gorgias,
et du thème de l’espérance d’une vie future rapportée à la vertu acquise par
l’âme ici-bas
Entre le moment où Socrate pose sa jambe à terre et le moment où il
se lève pour se laver, on peut relever six arguments principaux,
décomposable en onze arguments au total, articulés à des questions
différentes :
N’y-a-t-il pas contradiction entre la condamnation du suicide et le
désir de mourir (Cébès) ?
Arg. 1 : le suicide est une désobéissance au dieu
Arg. 2 : Socrate développe sa défense en présentant la mort
comme une libération spirituelle.
Si l’âme meurt avec le corps (Cébès) ?
Arg. 3, tripartie :
– l’argument des contraires
– théorie de la réminiscence (preuve de la préexistence de l’âme) (4)
– synthèse des deux thèses (preuve de la survivance de l’âme) (5)
L’âme est-elle incorruptible ?
Arg. 4 : analogie de l’âme et des Formes (6)
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[Objections de Cébès et de Simmias (l’âme est au corps ce que
l’harmonie est à la lyre, elle disparaît avant ce qui l’a produite / l’âme s’use
et finit par mourir au cours de ses réincarnations successives)]
Arg. 5 : l’âme n’est pas une harmonie (7)
[Première interruption du discours : première irruption de Phédon
Mise en garde contre la misologie]
– l’âme n’est pas le résultats de facteurs corporels
– il y a des âmes vertueuses et des âmes vicieuses (8)
– l’âme peut s’opposer au corps et lui commander (9)
[Détour par le récit de l’évolution philosophique de Socrate :
déception à l’égard d’Anaxagore, hypothèse de la causalité formelle. La
Forme a pour propriété de n’être jamais compatible avec son contraire (10)]
Arg. 6 : l’âme est liée à la vie, comme la neige au Froid en
soi, et ne peut pas plus recevoir la mort que la neige le chaud (11)
[L’âme étant immortelle, il faut se soucier d’elle pour le temps et pour
l’éternité : cette remarque conduit à la description de la vie de l’âme dans
l’au-delà : Mythe final sur la destinée des âmes]
La liberté et le choix : République X
La République, dont le sous-titre est « Sur la justice », se clôt sur un
grand mythe qui décrit les châtiments et les plaisirs des âmes dans l’au-delà,
selon le genre de vie qu’elle ont eu pendant leur vie corporelle. Ce mythe est
ainsi à mettre en correspondance avec le mythe final du Phédon. Platon
rapporte les aventures d’outre-tombe d’Er l’Arménien. Pris pour mort, il
raconte ce qu’il a vu là-bas : il décrit l’univers, la machine du ciel. Mais
surtout il fait état d’un jugement étrange prononcé par la vierge Lakésis, fille
de la Nécessité :
« Ames éphémères, vous allez commencer une nouvelle carrière et
renaître à la condition mortelle. Ce n’est pas un génie qui vous tirera au sort,
c’est vous qui allez choisir votre génie. Le premier que le sort aura désigné
choisira le premier la vie à laquelle il sera lié de par la nécessité. Pour la
vertu, elle n’a point de maître ; chacun en aura plus ou moins, suivant qu’il
l’honorera ou la négligera. Chacun est responsable de son choix, la divinité
est hors de cause » (617e).
Ici plusieurs points méritent d’être soulignés.
D’abord on est en présence d’un mythe de métempsychose ou plutôt
comme dit P.M. Schuhl, de « métensomatose, car c’est de changement de
corps, et non d’âme, qu’il s’agit » (L’œuvre de Platon, p. 97). La même âme
doit s’incarner à nouveau dans un autre corps. Ensuite Platon fait référence à
la doctrine populaire du génie, personnification de la destinée individuelle,
mais pour la renverser. Ce n’est pas le hasard ou le désir d’un génie qui pèse
sur l’existence, mais un choix personnel. C’est l’âme qui choisit la vie, et
donc le corps, qu’elle veut vivre (airéô = prendre pour soi, prendre de
préférence, choisir). Mais elle sera prise par ce qu’elle prend, attachée par
son choix à son choix, de sorte que la divinité est innocente. Donc le mythe
présente l’existence comme faisant l’objet d’un choix de l’âme. Ce choix est
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premier, définitif et irréversible, de telle sorte que chacun est responsable de
sa vie. Il ne peut accuser le destin, les dieux de son sort.
Pourtant, la distribution des vies étant remise au hasard n’introduitelle pas une injustice dans le choix libre par les âmes de leur condition ?
Selon que le sort vous désigne premier ou dernier pour choisir parmi les vies
possibles, votre liberté est diminuée et même annulée. C’est sans doute pour
contourner cette difficulté que le mythe précise qu’il y a, pour chaque
cérémonie de choix, beaucoup plus de vies à choisir que d’âmes et il en
existe suffisamment qui soient pourvues de vertu pour qu’aucune âme ne soit
lésée et que la dernière, si elle choisit avec intelligence et sagesse, connaisse
une vie accomplie. C’est d’ailleurs ce qui arrive pour Ulysse :
« Enfin l’âme d’Ulysse, à qui le hasard avait assigné le dernier rang,
s’avança pour choisir ; mais soulagée de l’ambition par le souvenir de ses
épreuves passées, elle alla cherchant longtemps la vie d’un particulier
étranger aux affaires ; elle eut quelque peine à en trouver une, qui gisait dans
un coin, dédaignée par les autres. En l’apercevant, elle dit qu’elle aurait fait
le même choix, si le sort l’eût désignée la première, et elle s’empressa de la
prendre » (620c-d).
Agissant ainsi, Ulysse incarne le bon choix. Au contraire les autres
âmes choisissent avec empressement et sans réflexion et donc choisissent
mal, négligeant le caractère irréversible de leur choix et la liaison, la
connexion entre chaque type de vie et le rapport entre vices et vertus :
« C’était, disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les
différentes âmes choisissaient leur vie : rien de plus pitoyable, de plus
ridicule, de plus étrange ; la plupart en effet n’étaient guidées dans leur choix
que par les habitudes de leur vie antérieure » (620a).
Un passage du Phédon dit la même chose (81e): l’âme est
individualisée par les habitudes de son corps – et c’est pourquoi c’est
seulement par la pensée que l’âme peut se dépouiller de la souillure du
corps, c’est-à-dire précisément en se désindividualisant.
Enfin le mythe raconte que les âmes, s’abreuvant à l’eau du Léthé,
oublient qu’elles ont choisi elles-mêmes leur prochaine vie et s’apprêtent à la
supporter come un destin <daimôn>. Les hommes vivent leur vie comme un
destin alors qu’ils ont simplement oublié qu’ils l’ont choisie et l’inéluctable
n’a rien d’une fatalité mais tout de l’irréversibilité du choix.
Si l’on rassemble ici les idées du mythe d’Er, on rencontre déjà à peu
près toutes nos intuitions concernant la notion de choix :
1) il y a choix, s’il y a plusieurs possibles, au moins n > 2 ;
2) mais le nombre de choix ne fait pas la qualité du choix : il y a
toujours assez de possibilités de choix pour un bon choix, mais précisément
le bon choix n’est jamais sûr. Autrement dit, on trouve dans le mythe d’Er à
la fois la représentation commune et philosophique du choix : d’une part
l’idée qu’être libre c’est avoir le choix entre le plus grand nombre d’objets
ou de projets ; d’autre part l’idée que la liberté véritable est intérieure,
qu’elle consiste à savoir bien choisir, c’est-à-dire à vouloir le vrai et le bien.
En quelque sorte deux choix pour deux conceptions de la liberté :
- choix qui consiste à préférer telle chose en demeurant le même, et
finalement en confortant son droit à la différence (une sorte de choix de
consommateur) – une sorte de liberté extérieure au choix ;
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- choix du sujet éthique qui s’engage, par son choix même, à changer
sa manière d’être et d’agir – liberté intérieure au choix.
C’est toute la différence entre le choix des hommes au fond de la
caverne qui peuvent préférer telle ou telle ombre qui se profile sur le fond de
la caverne en y demeurant et le choix du prisonnier qui dit « oui » à la
lumière et au savoir et accepte la souffrance qu’implique la conversion de
l’âme ;
3) le cas les plus fréquent c’est le mauvais choix : nous sommes libres
de nos choix mais nous ne savons pas choisir. Donc nous ne manquons pas
de volonté, de telle sorte que nous sommes libres dans nos choix, mais
d’intelligence pour déterminer l’objet qu’il faut préférer. La leçon du mythe,
c’est donc qu’il faut apprendre à penser ou à bien penser, ce qui est peut-être
la même chose, c’est-à-dire à cultiver la philosophie qui enseigne à discerner
la vie bonne et la vie mauvaise, la vertu et le vice. La justice est donc affaire
de connaissance, la morale et la politique, où s’exerce le choix des hommes,
réclament l’exercice de la philosophie. Une vie ne doit pas être jugée pour
elle-même, dans son immédiateté, mais dans son rapport à l’excellence de
l’âme ;
4) mais puisque nous sommes libres du choix, nous sommes
responsables de notre manque de jugement. On retrouve la thèse socratique :
nous ne voulons pas le mal et pourtant nous le faisons, non par malice de la
volonté mais par ignorance : « nul n’est méchant volontairement ». Choisir
mal, ce n’est pas vouloir le mal. C’est vouloir mal, c’est-à-dire sans rectitude
intellectuelle ;
5) nous possédons par le choix le moyen de vivre une existence
autonome, mais le plus souvent nous choisissons par habitude, par passions :
dans la liberté, la détermination du passé se trouve associée. C’est par
paresse, par manque d’éducation, par inintelligence donc que le choix
dépend des inclinations, comme dans le mythe le choix d’une vie future
dépend des vies antérieures. Le choix est libre mais déterminé par des
conditions antécédentes. Même dans cette lumière d’outre-monde, entre la
Terre et le Ciel, se projette l’ombre du passé et avec lui la nécessité : le choix
est-il libre s’il est déterminé par le passé ? L’habitude n’est-elle pas la force
qui entraîne tous nos choix ? Je choisis comme j’ai choisi, comme j’ai
l’habitude de choisir – et si le choix, comme eut pu dire Pascal, n’était
qu’une première habitude oubliée ? Platon fait ici place, dans le cadre du
récit mythique d’un choix intemporel, à la critique rationnelle de toute
théorie de la liberté. Ainsi Kant explique que tout ce qui existe, existe dans
le temps c’est-à-dire que ce qui existe est déterminable dans le temps (par
une position dans le temps). Or tout ce qui se produit dans le temps est
nécessairement conditionné par le passé, de telle sorte qu’on ne peut jamais
être libre. Le passé conditionne le choix et puisqu’il est hors de portée de
mon choix (je ne peux pas choisir mon passé mais je choisis à partir de lui),
il se fige en nécessité. Mon passé est pour moi la nécessité. Et même
davantage, ce n’est pas seulement mon passé, mais « une série infinie
d’événements que je ne puis que continuer d’après un ordre prédéterminé »
qui conditionne mon choix :
« Toute action qui se passe dans un point du temps est nécessairement sous la
condition de ce qui était dans le temps qui a précédé. Or, comme le temps passé n’est
plus en mon pouvoir, toute action que j’accomplis d’après des principes déterminants
qui ne sont pas en mon pouvoir, doit être nécessaire, c’est-à-dire que je ne suis jamais
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libre dans le moment où j’agis. Bien plus, quand même je considérerais mon existence
tout entière comme indépendante de toute cause étrangère (par exemple de Dieu), de
telle sorte que les principes déterminants de ma causalité, de toute mon existence
même ne seraient pas en dehors de moi, cela ne changerait pas le moins du monde
cette nécessité naturelle en liberté. Car je suis à tout moment toujours encore soumis à
la nécessité d’être déterminé à agir par ce qui n’est pas en mon pouvoir, et la série
infinie a parte priori des événements que je ne ferais que continuer, d’après un ordre
prédéterminé et que je ne pourrais nulle part commencer moi-même, serait une chaîne
naturelle continue et ma causalité ne serait par conséquent jamais liberté » (Critique
de la raison pratique, « Examen critique de l’analytique »).
Paradoxalement Platon, en situant le choix entre deux existences
temporelles, s’inscrit dans le schéma kantien : dans le mythe, il semble que
selon le rapport du choix au temps, on puisse conclure à la liberté ou à
l’absence de liberté ; si l’on envisage le choix dans son rapport à l’existence
future, l’âme est libre ; mais si on envisage le choix dans son rapport à
l’existence antérieure, l’âme est conditionnée par son passé. Mais alors,
l’éternité du choix est bien telle qu’elle se présente : une fiction. C’est
pourquoi, si l’on veut sauver la liberté, il faut distinguer deux ordre de la
détermination de l’existence : la détermination temporelle de l’existence
(c’est-à-dire l’existence empirique ou phénoménale) et la détermination non
temporelle de l’existence (c’est-à-dire l’existence transcendantale comme
chose en soi). Ce qui revient à distinguer la causalité comme nécessité
naturelle et comme liberté. Ainsi pour Kant, il n’y a pas contradiction à
soutenir d’un côté l’absolue détermination des actions et, de l’autre, la liberté
humaine, si l’on considère l’homme de deux points de vue différents.
L’homme est déterminé du point de vue de son caractère phénoménal
(caractère désigne la loi de causalité d’une cause, ce qui la rend agissante, ce
sans quoi elle ne serait pas cause), de ce qu’on peut connaître de lui par
l’expérience, des actions déterminées dans la succession temporelle. Mais il
est libre du point de vue de son caractère intelligible, c’est-à-dire de son
existence individuelle comme idée. Comme telle (idée), il existe en dehors
du temps et donc est affranchi des conditions de la succession temporelle.
C’est pourquoi, toute action, si elle est déterminée empiriquement par des
circonstances extérieures et des conditions antécédentes, peut être rapportée
intemporellement au caractère intelligible de l’homme comme à l’auteur qui
en porte la responsabilité absolue. La solution est astucieuse mais finalement
peut-être plus obscure que le mythe platonicien, lequel, précisément parce
qu’il est un mythe, pouvait résorber dans la différence entre l’éternité et le
temps, la contradiction entre la causalité naturelle et la causalité libre. De fait
le caractère intelligible est assez « inintelligible », comme le reconnaît à sa
façon Kant :
« Pourquoi le caractère intelligible donne précisément ces phénomènes et ce
caractère empirique dans les circonstances présentes, c’est là un problème auquel la
réponse dépasse absolument tous les pouvoirs de notre raison » (CRP,
« Eclaircissement de l’idée cosmologique d’une liberté en union avec la nécessité
universelle de la nature », p. 407).
Et même chez Platon, la résolution de l’antinomie est plus aisée : elle
passe par le calcul et l’intelligence. Le passé de l’âme ne pèse sur le choix
que pour celle qui se précipite dans son choix en ne jugeant que sur la
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première apparence, en ne s’avisant pas que telle proportion de tels maux
accompagne nécessairement telle vie :
« Celui à qui le premier sort était échu, s’avançant aussitôt, choisit la plus
grande tyrannie, et, emporté par l’imprudence, et par une avidité gloutonne, il la prit
sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas
que son lot le destinait à manger ses propres enfants et à d’autres horreurs ; mais
quand il l’eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d’avoir ainsi
choisi, sans se souvenir des avertissement de l’hiérophante ; car, au lieu de s’accuser
lui-même de ses maux, il s’en prenait à la fortune, aux démons, à tout, plutôt qu’à luimême. » (619b-c).
C’est donc un défaut d’intelligence dans le choix qui soumet la vie
future à la vie passée. Savoir juger c’est pouvoir choisir librement. Et c’est
pourquoi la philosophie est nécessaire :
« C’est là, ce semble, cher Glaucon, qu’est le moment critique pour l’homme,
et c’est justement pour cela que chacun de nous doit laisser de côté toute autre étude,
et mettre ses soins à rechercher et à cultiver celle-là seule. Peut-être pourra-t-il
découvrir et reconnaître l’homme qui lui communiquera la capacité et la science de
discerner les bonnes et les mauvaises conditions et de choisir toujours et partout la
meilleure, autant qu’il lui sera possible, en calculant quels effets toutes les qualités …
ont sur la vertu pendant la vie, par leur assemblage et leur séparation. Qu’il apprenne
de lui à prévoir le bien ou le mal que produit tel mélange de beauté avec la pauvreté
ou la richesse et avec telle ou telle disposition de l’âme, et les conséquences qu’auront
en se mélangeant entre elles la naissance illustre ou obscure, la vie privée et les
charges publiques, la vigueur ou la faiblesse… Alors tirant la conclusion de tout cela,
et ne perdant pas de vue la nature de l’âme, il sera capable de choisir entre une vie
mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l’âme plus
injuste, et bonne celle qui la rendrait meilleur, sans avoir égard à tout le reste ; car
nous avons vu que, pendant la vie et après la mort, c’est le meilleur choix qu’on
puisse faire. Et il faut bien garder cette opinion dure comme l’acier en descendant
chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir là-bas non plus par les richesses et les
maux de cette nature, de ne pas se précipiter sur les tyrannies ou autres choix du
même genre, qui causeraient des maux sans nombre et sans remède et nous en feraient
souffrir à nous-mêmes de plus grands encore, mais plutôt de vouloir choisir toujours
parmi les conditions la condition moyenne, de fuir les excès dans les deux sens, et
dans cette vie, autant qu’il est possible, et dans toutes celles qui suivront ; car c’est à
cela qu’est attaché le bonheur de l’homme » (618b-619a)
Bien choisir c’est choisir ce qui est raisonnable. Mais ce qui est
raisonnable est-ce toujours et nécessairement, ce qui est également éloigné
de tout excès ?
6) mais le mythe ajoute une condition supplémentaire et aggravante :
le choix est irréversible, et celui qui choisit mal a mal choisi pour toujours.
Choisir bien ou mal c’est choisir sans retour : aucun choix n’annule un choix
mais ajoute son irréversibilité à l’autre. Alain dans Les idées et les âges, au
chapitre consacré à « Platon », commente ce texte et s’appuie sur lui pour
développer sa thèse d’une liberté qui consiste à continuer et non à
commencer quelque chose de nouveau. Il en tire argument pour montrer que
le choix précède le choix, du moins son exercice réfléchi ; que si nous ne
croyons pas que le choix nous détermine plutôt que nous ne le déterminons
c’est parce que, comme les âmes du mythe, nous sommes oublieux de notre
passé, de sorte que nous vivons plusieurs vies, autant que nous avons faits de
choix ; que donc il est toujours trop tard pour prétendre exercer sa liberté en
toute souveraineté, que nous sommes précédés par nos choix irréfléchis et
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que c’est irréversible ; mais que cela ne supprime pas le choix ou la liberté :
ce qui est fait est fait à jamais, mais il reste à faire autrement, à parfaire ce
qui a été fait, bref à continuer mieux ce qui a été mal choisi. La vertu n’est
pas de choisir, mais de rassembler ce qui se donne comme épars dans le
temps, c’est-à-dire d’unifier notre propre existence, ce qui n’est rien d’autre
que penser. Le meilleur du choix, n’est pas dans l’acte de volonté, mais dans
la pensée ; de telle sorte qu’il faut réinscrire dans le temps, pour chaque
instant, ce que le mythe présente comme des choix éternels.
« Premièrement, je remarque que nos choix sont toujours faits. Nous
délibérons après avoir choisi, parce que nous choisissons avant de savoir. Soit un
métier ; comment le choisit-on ? Avant de le connaître. Où je vois premièrement une
alerte négligence, et une sorte d’ivresse de se tromper, comme quelquefois pour les
mariages. Mais j’y vois aussi une condition naturelle, puisqu’on ne connaît bien un
métier qu’après l’avoir fait longtemps. Bref, notre volonté s’attache toujours, si
raisonnable qu’elle soit, à sauver ce qu’elle peut d’un choix qui ne fut guère
raisonnable. Ainsi nos choix sont toujours derrière nous. Comme le pilote, qui
s’arrange du vent et de la vague, après qu’il a choisi de partir. Nous disons aussi que
presque tous nous n’ouvrons point le paquet quand nous pourrions. Toujours est-il que
chacun de nous autour de nous accuse le destin d’un choix que lui-même a fait. A qui
ne pourrions-nous pas dire : « C’est toi qui l’as voulu », ou bien, selon l’esprit de
Platon : « C’était dans ton paquet » ?
Personne ne nous croira. Ce choix est oublié. Le fleuve Oubli ne cesse de
passer, et nul ne cesse d’y boire. (…) Notre vie passée nous est tout autant inconnue
que ces vies antérieures le sont aux âmes après qu’elles ont bu au fleuve Oubli. Et il
est vrai que nous avons vécu des milliers de vies, et fait des milliers de choix, dont à
peine nous sentons comme derrière nous la présence et ensemble l’absence, et
l’inexplicable poids. Rien de nous n’est passé. Le déjà fait nous presse et court devant
nous. Quelque étrange que soit cette condition, c’est bien la nôtre. « Il n’est plus
temps ». (…) Tout est irréparable, en ce sens qu’il est bien vain de vouloir que nos
choix passés aient été autres ; mais, pendant que vous récriminez, d’autres choix
d’instant en instant vous sont proposés, par lesquels tout peut encore être sauvé. Car
nous ne cessons de continuer, et la manière de continuer fait plus que le choix.
L’agriculteur ne choisit pas d’être agriculteur, mais il choisit de défricher ici, de
drainer là. Le chemin fait, il choisit d’y mettre des pierres, ou de rouler en creusant la
boue. Et celui qui est marié ne choisit plus d’être marié, mais il choisit d’être patient,
indulgent, juste, ou le contraire. En un sens, nul ne commence ; mais, en un autre
sens, tous recommencent. » (p. 916-918)
On a pu interpréter diversement ce mythe. Sans doute peut-on
comprendre que c’est par un mythe que Platon présente et résout le paradoxe
d’une responsabilité par l’homme de sa nature, de ce qu’il est en naissant. Je
ne suis pas ce que je suis sous l’effet du hasard, de la volonté des dieux ou
du destin, mais par ce que j’ai choisi. L’homme est responsable de ce qu’il
est, et ne peut faire reposer cette responsabilité sur autre chose que lui. Alors
on peut comme le fait W. Jaeger (Paideia) avoir une lecture humaniste du
mythe : « le mythe libérerait l’homme de ses “démons” et, en le présentant
comme libre de ses choix, autoriserait sa perfectibilité, justifiant du même
coup la grande tâche philosophique de l’éducation » (cité par Aubenque, p.
128).
Si l’homme est ce qu’il choisit, il suffit de former sa liberté, c’est-àdire de l’éduquer pour que sa nature soit perfectible. Par le choix, l’homme
se libère de la tutelle du destin et des dieux et s’approprie son existence.
Mais, comme le précise en suivant Aubenque, le mythe est à double
tranchant, car
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« le mythe platonicien n’insiste pas moins sur l’irréversibilité du choix, qui
semble rendre impossible toute conversion, au moins en cette vie : le mythe nous
attribue la responsabilité, dont Dieu se trouve ainsi déchargé, sans nous donner pour
autant la liberté effective, empirique, de façonner, par nos œuvres et dans le temps,
notre destinée. La liberté se trouve concentrée tout entière dans un temps mythique,
dont nous sommes séparés par l’Oubli, et il faut alors se demander si la mise en scène
à laquelle préside la vierge Lachésis, dont il ne faut pas oublier qu’elle est fille de
« Nécessité », ne serait pas une ruse de Dieu, plus soucieux de dégager sa
responsabilité que capable de fonder la liberté effective de l’homme. » (ibid.)
D’ailleurs, l’idée d’une irréversibilité radicale du choix, qui situe le
choix tout entier au fondement même de l’existence, c’est-à-dire qui conçoit
le choix comme un acte transcendant le temps, est contradictoire en partie
avec l’humanisme du mythe : le sens de l’éducation c’est précisément que
rien n’est définitif, que l’erreur n’est pas une fatalité, que l’ignorance doit
être surmontée, et que donc le temps est ce qui permet d’espérer toutes les
réformes et tous les progrès. L’éducation repose sur la conviction que le
temps peut corriger le temps, que rien ne vient peut-être jamais trop tard, et
que l’individu n’est pas toujours responsable de son propre échec.
En innocentant Dieu de la destinée individuelle pour la reporter
entièrement sur le choix libre de chaque âme, Platon associe radicalement
choix et responsabilité, c’est-à-dire liberté et irréversibilité. Le mythe du
choix initial en effet, d’une part exempte Dieu du mal : le choix libre de
l’homme est la condition de toute « théodicée » : Dieu est hors de cause si la
liberté est cause de l’existence. C’est l’avertissement du héraut : « la faute
est à celui qui choisit » <aitia tout elopenou>. Je suis la cause, c’est-à-dire le
responsable du choix : la responsabilité est le propre de la causalité libre – et,
comme l’on sait, la responsabilité, l’imputation a été le premier foyer où
l’idée de causalité s’est constituée. Donc tout est nécessaire, excepté ce
moment « hors temps » de la contingence du choix initial de l’âme. Mais
cette suspension de la nécessité ramène avec elle la nécessité plus
puissamment encore puisqu’elle se rabat sur la totalité de l’existence :
chacun est lié par la nécessité de son choix. Du choix initial découlent toutes
les conséquences d’une vie qu’il faudra supporter sans pouvoir rien changer
à sa destinée. Chaque âme choisit une vie, c’est-à-dire une suite et une
combinaison de biens et de maux. La plupart choisissent mal, parce qu’elle
ne voient pas qu’à tel type d’existence est attaché tels maux : qu’on ne peut
être tyran, c’est-à-dire posséder un pouvoir absolu et arbitraire, sans éveiller
la crainte, la conspiration, de telle sorte que c’est sans doute la condition non
pas la plus enviable mais la plus misérable. Autrement dit, l’âme ne voit pas
que la vie qu’elle choisit contient en elle toute une suite de prédicats qui en
découlent nécessairement, de telle sorte qu’il sera ensuite impossible de
démêler cette vie choisie et ses conséquences, c’est-à-dire que la liberté
n’aura pas de prise sur l’existence elle-même. Il en va ici des « paquets » ou
des lots choisis comme de la Monade leibnizienne qui déploie dans son
existence tous les plis de sa nature. Si l’on concentre la liberté dans un choix
absolu, c’est toute l’existence qui se soustrait à la liberté et qui prend la
forme de la nécessité.
Pour Aristote, ce sens du choix, sa radicalisation platonicienne vers un
engagement de la liberté antérieur à l’existence, est excessif et, en quelque
sorte, inhumain. D’abord, Aristote condamne l’idée même de
métempsychose comme absurde, faisant valoir que n’importe quel corps ne
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peut recevoir n’importe quelle âme, que donc l’âme ne peut choisir son
corps, mais que l’âme étant l’acte second d’un corps ayant la vie en
puissance, elle est toujours relative au corps qui lui correspond. Donc on ne
saurait voir une âme d’homme s’actualiser dans un corps d’animal. Ensuite,
le choix n’est pas la condition de la liberté, mais la liberté la condition du
choix, c’est-à-dire que l’existence précède le choix et non pas l’inverse.
C’est pourquoi Aristote propose une toute autre conception du choix,
appropriée à la vie humaine ou aux conditions humaines de la vie éthique.
Le plaisir, le bien : Philèbe
Comme le rappelle Festugière dans La doctrine du plaisir des
premiers sages à Epicure, le Philèbe est un débat d’école, une question
disputée au sens scolastique, mettant en balance deux thèses, professées par
Aristippe et Antisthène et, au sein de l’Académie même, par Speusippe et
Eudoxe : le souverain bien de l’homme est le plaisir (thèse défendue par
Philèbe, confiée à Protarque), le souverain bien de l’homme est la pensée.
Autrement dit, le dialogue examine deux ordres de valeurs, les unes
sensibles, accessibles à tous les vivants (« est bon, pour tout ce qui vit, la
jouissance <to chairein>, le plaisir <hèdonè>, le contentement <terpsis> et
toutes les affections qui rentrent dans ce genre » 11b), les autres spirituelles,
accessibles seulement aux êtres doués d’une âme rationnelle (« Nous
prétendons, au contraire, que … la sagesse <to phronein>, l’intellect <to
noein>, la mémoire et tout ce qui y est apparenté, opinion droite et
raisonnements vrais, ont plus de prix et de valeur que le plaisir pour tous les
être capables d’y participer, dans le présent ou dans l’avenir, et sont tout ce
qu’il y a de plus avantageux »). Autrement dit, il s’agit de l’opposition entre
la jouissance ou le plaisir et la pensée. Mais d’emblée deux remarques
s’imposent : d’une part dans cette confrontation des valeurs, deux principes
ou deux critères s’affrontent (cf. le lexique du combat et de la victoire en
11e-12a) : ici la supériorité et le privilège de la pensée et de ce qui lui est
apparenté (facultés) ou ce qui en est l’exercice et le résultat (la sagesse) sur
ce qui est commun à tous les vivants (vaut plus ce qui est hiérarchiquement
premier) – et puisque le but avoué est d’indiquer une disposition de l’âme
capable d’assurer aux hommes la vie heureuse (11d), il est facilement
compréhensible que le souverain bien pour l’homme consiste dans
l’actualisation de ce qui fait sa différence spécifique (la pensée) ; là la
supériorité est rapportée à l’universalité factuelle du plaisir : la force de
l’argument consiste à se placer en deçà de toute hiérarchie et prétendre tirer
la valeur et la norme de l’être même de la nature. Donc deux régimes
éthiques se mesurent derrière cette opposition : une éthique de l’exception
humaine – l’homme doit chercher le bien dans ce qui l’élève au dessus du
reste des animaux : l’éthique commence par l’écart de la norme ou de la
valeur par rapport à la nature (le devoir-être est au-delà de l’être) – face à
une éthique en quelque sorte naturaliste où la norme et la valeur sont
inscrites dans la nature (le devoir-être est dans l’être). D’autre part,
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l’opposition n’est peut-être pas tant entre le plaisir et la pensée, qu’entre
deux sortes de plaisirs – ce qui vient nuancer l’opposition entre morale
(éthique de l’exception humaine) et éthique (éthique naturaliste). En effet,
Socrate refuse de nommer le plaisir du nom de la déesse Aphrodite, d’une
part par scrupule religieux, et d’autre part, parce que le nom de la déesse
suggère une réalité unique alors que le plaisir paraît être une réalité diverse.
Donc on ne peut opposer “le” plaisir à la pensée, si le plaisir se dit en
plusieurs sens. Ainsi d’une certaine façon, le plaisir possède la véritable
universalité, puisqu’il couvre à la fois l’ensemble des satisfactions sensibles
et l’ensemble des activités spirituelles : « d’après nos façons de parler, un
homme a du plaisir quand il vit sans frein, mais le sage aussi a du plaisir
dans la pratique même de la sagesse ; l’insensé à son tour a du plaisir, si
folles que soient les opinions et les espérances dont il est plein, alors que
l’homme sensé trouve sa jouissance [plaisir] dans sa modération même ; or
comment affirmer que ces deux sortes de plaisir sont semblables l’une à
l’autre ? » (12d). Mais reconnaître la pluralité des plaisirs, c’est reconnaître
les droits de la pensée face à la jouissance. S’il y a un plaisir de la pensée, si
donc la pensée doit accueillir en elle le plaisir, reconnaître la valeur du
plaisir, de son côté le plaisir ne peut plus en soi prétendre s’identifier au
souverain bien : il perd son évidence, ou l’évidence de son universalité
immédiate. Ainsi d’emblée, la réflexion se dirige vers une pensée du mixte
(plaisir/pensée) et vers la recherche de l’équilibre dans le mélange. Car si la
pensée reconnaît la valeur du plaisir, c’est bien, comme on l’a dit, la pensée
qui examine la valeur du plaisir des sens par rapport à la valeur du plaisir de
la pensée. Donc la pensée du mixte (qui peut s’interpréter comme une défaite
de la pensée) n’annule pas l’exigence d’une hiérarchie : la pensée ne peut
récuser le plaisir en tant que tel (elle ne peut nier que le vivant recherche
naturellement le plaisir et ne peut nier que le plaisir accompagne ses propres
activités), mais elle peut encore soutenir la supériorité de son plaisir sur le
plaisir sensuel. Tout le dialogue portera la trace de cette ambiguïté initiale
entre mixte et hiérarchie. Essayons de suivre brièvement le développement
du dialogue.
Le plaisir et l’intellect (ou la pensée) se disputent le prédicat de la vie
bonne. Mais plutôt que de savoir si le plaisir mérite d’avantage que
l’intellect d’être identifié à l’essence de la vie bonne, on peut renverser le
raisonnement : non pas aller du plaisir et de l’intellect au bien mais du bien
au plaisir et à l’intellect. Ce renversement de méthode produit un résultat
surprenant. En effet à quels signes le bien est-il reconnaissable ? Socrate en
énonce trois : le bien est parfait ou achevé <teleion>, suffisant <ikanon> et
désirable ou objet d’universelle élection <airéton> (cf. 20d-21d, 22b). Or ni
le plaisir ni l’intellect ne répondent à ces trois conditions. En effet, si le
plaisir est universellement recherché et s’il semble satisfaire celui qui en
jouit (avoir du plaisir c’est avoir tout ce qu’il possible de désirer), du moins
n’est-il pas autosuffisant. Socrate n’a pas de peine à montrer à Protarque que
le plaisir en tant que plaisir, malgré sa plénitude, privé de pensée s’annule :
tout le plaisir sans la pensée est comme rien, puisque sans conscience, sans
mémoire, sans opinion droite, sans anticipation, le plaisir s’échappe à luimême, s’anéantit : la vie de plaisir sans pensée ne serait tout simplement pas
vécue et ne serait pas la vie d’un homme, « mais celle d’un poumon marin
ou celle de toute bête marine emprisonnée dans sa coquille » (21c).
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Inversement, la vie de l’intellect, avec toute la science, la sagesse possibles
paraît achevée et suffisante, et pourtant nul ne voudrait vivre pareille vie,
privé de toute affectivité, « sans avoir aucun plaisir ni petit ni grand, et pas
plus de douleur » (21e) : une vie qui ne s’examine pas ne mérite pas d’être
vécue, disait Socrate dans l’Apologie de Socrate. Ici il énonce qu’une vie
sans plaisir n’est pas heureuse et ne serait pas choisie. Si le plaisir n’est pas
le bien, il n’est pas sans rapport au bien : la vie de plaisir n’est pas la
meilleure vie, mais une vie sans plaisir n’est pas davantage un idéal.
Autrement dit, une vie n’est pas humaine non plus sans le plaisir et la
douleur : une vie apathique n’est pas désirable (21e), ce qui fait déjà
comprendre qu’on ne saurait confondre le plaisir et l’absence de douleur
(44a). Dans ces conditions, la vie heureuse ou bonne est une vie mixte, faite
du mélange de plaisir et de pensée. Mais alors deux problèmes se posent, une
fois reconnue à la vie mixte le premier rang : quelle est la loi du mélange ?
quelle sera la part proportionnelle du plaisir et de la pensée ?
Socrate est prêt d’emblée à soutenir avec force, contre Philèbe que
c’est l’intellect qui rend la vie mixte éligible et bonne, de sorte que la
hiérarchie se dégage facilement, et est acceptée par Protarque : la vie bonne
est la vie mélangée ; au deuxième rang, la pensée est l’élément le plus
proche de la vie bonne, et le plaisir le plus éloigné. La suite du dialogue
confirme ce palmarès, en appliquant les grands genres dégagés par l’analyse
ontologique à la discussion éthique.
L’identification du sens ontologique du plaisir ne fait pas de doute
pour Socrate. Relève du genre de l’illimité, ce qui ne se laisse ramener à
aucune quantité définie, qui ne peut trouver un point d’arrêt (24d) – tandis
que la pensée est assimilable à la cause du mélange (31a) : ce qui vaut pour
l’intelligence (d’être principe d’ordre) vaut pour la sagesse qui était jusqu’ici
l’opposé du plaisir. Or le plaisir et la douleur, admettant le plus et le moins
(27e), impliquant la violence et l’excès, c’est-à-dire la démesure (25a)
appartiennent au genre de l’illimité. Par opposition, à la mesure, qui suppose
l’ordre, l’harmonie, l’équilibre, le plaisir est signe de désordre (26b) : le
plaisir ne connaît aucune limitation dans la perversité et dans
l’assouvissement. C’est pourquoi, le plaisir plutôt qu’être ou existence
<ousia> relève de la tendance, du devenir, c’est-à-dire de la genèse. Où l’on
trouve la confirmation que la plaisir ne peut être le bien lui-même car le bien
est fin et non mouvement vers la fin : « si donc le plaisir est genèse, il ne se
produirait nécessairement qu’en vue d’une certaine existence. (…) le terme
en vue duquel se produit tout ce qui se produit en vue de quelque chose, ce
terme appartient à la classe du bien ; quant à ce qui se produit en vue de
quelque chose, c’est dans une autre classe qu’il faut le ranger. (…) Si donc le
plaisir est genèse, nous aurions le droit de le ranger ailleurs que dans la
classe du bien » (54c-d). Par lui-même, le plaisir suppose la rupture d’un
équilibre et signifie le retour à l’état normal. « Si l’harmonie se reconstitue,
alors s’engendre le plaisir » (31d) ; « la destruction de l’état normal est
douleur et sa restauration plaisir » (32e).
Mais cette analyse induit une distinction plus précise entre les plaisirs.
Le plaisir-devenir qui accompagne le retour à l’état normal est celui qu’on
éprouve touchant les besoins du corps (faim, soif, désir sexuel). Ces besoins
signalent un désordre organique, un manque physiologique. Le plaisir vient
alors de ce que ce manque est comblé, c’est-à-dire le désordre réparé.
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« Manger, ou refaire le plein, c’est un plaisir » (31e). Autrement dit, de tels
plaisirs sont nécessairement accompagnés de peine à leur origine. Ainsi le
plaisir qui est un élément de la vie mixte est lui-même mélangé. Mais ici le
mélange n’est pas entre plaisir et pensée, mais entre plaisir et douleur. La
solidarité du plaisir et de la peine est si forte que Socrate peut ainsi dire :
« nous ne pourrions jamais étudier le plaisir comme il faut sans considérer en
même temps la douleur » (31b).
Pourtant tous les plaisirs sont-ils des plaisirs impurs ? C’est ici que se
produit une deuxième réévaluation du plaisir (après la réévaluation par la vie
mixte). Il existe des plaisirs qui, ne comportant pas de désir initial, sont
“purs” de toute peine. Ainsi se découvre un nouveau genre de plaisirs, dont
les analyses antérieures ne soupçonnaient pas l’existence. Socrate venait de
multiplier les exemples de plaisirs impurs, en empruntant les situations
d’abord à la vie ordinaire, envisageant tour à tour les cas où la peine
l’emporte sur le plaisir (on retrouve ici l’exemple de la gale, 46e) et où, au
contraire, c’est le plaisir qui l’emporte sur la peine : il décrit alors la
convulsion du corps sous l’effet de la jouissance : « Quand … c’est le plaisir
qui domine en tous ces mélanges, ce qu’il y a de douleur mêlée produit un
chatouillement et un léger agacement, mais d’autre part le plaisir mélangé en
bien plus forte proportion contracte tout le corps, le crispe parfois jusqu’au
sursauts, et le faisant passer par toutes les couleurs, toutes les gesticulations,
tous les halètements possibles, produit une surexcitation générale avec des
cris d’égaré. (…) Et le patient en vient ainsi à dire de lui-même … ou les
autres de lui, qu’il jouit de tels plaisirs jusqu’à en mourir ; aussi les poursuitil sans cesse d’autant plus intensément qu’il a moins de retenue et moins de
tempérance ; il les nomme suprêmes et compte pour le plus heureux des
hommes celui qui peut y vivre le plus entièrement et le plus continuellement
possible » (47b). Mais il évoque aussi toutes les situations où l’individu
éprouve la confusion des sentiments, notamment au théâtre : « Tu te
rappelles aussi les spectacles tragiques où l’on jouit de ses pleurs (…) Et
l’état d’âme où nous mettent les comédies, ne sais-tu pas qu’il est fait aussi
d’un mélange de douleur et de plaisir ? » (48a). Mais on peut encore citer le
plaisir de l’envieux pris au malheur ou au ridicule (l’ignorance de soi
associée à la faiblesse) d’autrui (48c-49e). Ainsi « le raisonnement nous
signifie donc que, dans les chants de deuils, les tragédies et les comédies,
non seulement au théâtre mais dans toute la tragédie et comédie de la vie et
dans une multitude d’autres occasions, les douleurs se mélangent aux
plaisirs » (50b).
Mais on aurait tort de croire que tous les plaisirs sont impurs. Et il faut
rejeter cette croyance comme il faut contester l’idée que les plaisirs ne sont
que cessation de douleurs (51a). Autrement dit, il y a des sentiments qui sont
réellement des plaisirs (non pas un état apathique) et en même temps
affranchis de la douleur. Non seulement ces plaisirs forment un genre à part,
mais ils méritent d’être nommés de “vrais plaisirs”. Suit alors le texte
étonnant de 50e-53a.
Au fond, il est question dans ce passage de ce qu’on peut appeler les
plaisirs « vrais ». Le plaisir peut-il avoir rapport à la vérité ? C’est plutôt le
prétexte d’être un obstacle à la recherche de la vérité qui a valu au plaisir
d’être condamné : le plaisir ne peut être bon s’il empêche l’esprit de s’élever
à la connaissance de la vérité – ce qui suppose que la vérité est intelligible,
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que la connaissance est une ascèse, et donc peut-être l’hypothèse d’un
dualisme ontologique entre l’âme et le corps. Platon n’a-t-il pas soutenu dans
le Théétète (186e) « qu’il n’appartient pas à la sensation d’atteindre la
vérité » ? Si le plaisir est toujours sensible, si la sensibilité est incapable de
la vérité, l’expression de plaisir vrai est contradictoire. Peut-on dissocier le
cas de la sensation et le cas du plaisir ? Un plaisir sensible vrai est-il
possible ?
Le plaisir vrai s’oppose au plaisir faux, et peut trouver un sens par
rapport à ce dernier. L’idée de plaisir faux, sans doute choquante pour un
hédoniste (mais parce que l’hédoniste s’efforce de maintenir sa pensée du
plaisir rivée sur le plaisir immédiat : le plaisir en tant que plaisir, comme pur
affect n’est ni vrai ni faux ; la vérité du plaisir est esthétique et non pas
logique – de sorte qu’il est, au contraire, tout à fait prêt à accepter l’idée d’un
plaisir vrai, synonyme de plaisir réel et actuel), a reçu dans le dialogue au
moins trois réponses. Le plaisir est faux
- si c’est un plaisir mal fondé, c’est-à-dire lié à une opinion fausse
(37a-41a) – ce qui ne peut manquer d’arriver puisqu’il n’y a de plaisir
humain qu’à partir du complément de la pensée, de l’opinion ;
- si le plaisir est confondu avec l’absence de douleur, l’indolence ou
l’apathie, c’est-à-dire avec l’état neutre (43b-44) – ici ce n’est pas le plaisir
qui est faux en soi, mais la définition (philosophique) du plaisir167 ;
- enfin si le plaisir est faussé ou altéré par la douleur (41a-43a). Mais à
ce compte, tous les plaisirs sont faux. La seule possibilité d’un plaisir vrai,
c’est donc un plaisir ou pur, ou un plaisir de la vérité elle-même. Autrement
dit, il s’agit de dégager un nouveau genre, une nouvelle classe de plaisirs. Ce
seront des plaisirs parce que ce seront des affects agréables, mais ils seront
purs parce qu’ils échappent à la loi du mélange des plaisirs ordinaires.
167 Reste qu’on a du mal à saisir où est l’erreur dans le plaisir faux. Sans doute n’estelle pas dans l’objet mais dans l’activité de l’âme qui juge mal la réalité de son désir. Mais
alors l’erreur concerne l’opinion et le jugement et non le plaisir même. Le plaisir faux est le
plaisir simplement imaginé, puisque, aussi bien, l’âme peut se représenter un plaisir
indépendamment de l’existence de son objet. Peut-être le plus haut plaisir est-il alors dans la
fiction, ou du moins sans correspondance avec un fait ou un besoin (ni plaisir d’organe au
sens de Freud, quand l’excitation d’une zone érogène trouve son apaisement là où elle se
produit, ni plaisir fonctionnel, comme le plaisir de l’alimentation. Le fantasme est susceptible
par lui-même d’engendrer un plaisir et même, le plaisir ne pouvant trouver sa satisfaction
dans la réalité investit l’imaginaire pour se réaliser (rêve). Ainsi la sublimation du désir est-il
peut-être la source des plaisirs les plus élevés : le refoulement contraint le désir et la force de
la pulsion sexuelle à se diriger vers un nouveau but non sexuel et à viser des objets valorisés
(l’activité artistique, l’investigation intellectuelle). Par là, l’ensemble de la culture serait une
production du désir sublimé, du moins si on introduit l’hypothèse de l’inconscient. La réalité
n’est pas un obstacle au plaisir, si le modèle du plaisir est le plaisir fonctionnel, car alors le
plaisir et le besoin figurent sur la même scène de la réalité : on ne saurait opposer comme
deux principes, le plaisir et la réalité. Il n’en va pas de même, si le plaisir est lié à
l’accomplissement d’un désir inconscient : les deux principes paraissent antagonistes.
Sans doute donc a-t-on affaire à une conception éthique de la vérité. Non pas
nécessairement au sens où le vrai serait une appréciation morale, mais parce que le plaisir,
relevant de la discussion éthique, doit être rapporté à la distinction entre l’utile et le nuisible,
le préférable et son contraire (cf. Teisserenc cité par S. Simha, Le plaisir, p. 106). Ou encore
le plaisir faux est un plaisir qui verse dans la démesure, ce qui le rend inadéquat à son objet :
il s’exagère la source ou l’étendue de la satisfaction. Ou enfin dans une interprétation
phénoménologique, inspirée à Gadamer (L’éthique dialectique de Platon, p. 246sq) par le
concept heideggerien de la vérité : la joie qui se trompe d’objet est encore un plaisir, mais non
un vrai plaisir dont l’intention révélante de la nature de son objet est confirmée
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Ainsi la thèse du passage 50e-53c est que le vrai <alethès> plaisir,
celui qu’« on aurait le droit de considérer comme vrai » (51b), c’est le plaisir
qui ne trompe pas (un plaisir qui est réellement ce qu’il paraît être), c’est-àdire un plaisir non mêlé de douleur (plaisir pur), c’est-à-dire un plaisir
intégral : une plénitude sentie, agréable, pure de toute douleur dit Socrate.
Cela désigne donc exactement d’une certaine façon ce que l’hédoniste
reconnaît à tous les plaisirs : la pure actualité du plaisir, c’est-à-dire le plaisir
en dehors du temps, du désir, du manque, de la crainte et de l’attente : un
plaisir absolu, non pas parce qu’il surpasserait tous les plaisirs ou serait le
maximum d’un plaisir donné – car on retrouverait alors le plaisir dans sa
figure excessive, incarnée par Calliclès – mai un plaisir non-relatif à une
douleur passée ou future, au souvenir ou à l’anticipation d’un bonheur plus
complet. Ce plaisir n’est même pas le plaisir au repos d’Epicure, le calme
après la tempête du désir, ou le repos dans le désir même, mais le plaisir sans
le désir. Encore une fois, d’une certaine façon, Platon donne raison à
l’hédonisme : le plaisir est dans l’instant, ou a la forme de l’instant. La vérité
du plaisir c’est précisément de réaliser l’atemporalité de la vérité ; c’est dans
cette atemporalité que se rejoignent le plaisir pur esthétique et le plaisir de la
connaissance. Le plaisir vrai est l’état de la sensibilité affranchie de la
processualité du désir. Du même coup, c’est un type de plaisir dont le sujet
n’est pas la source mais le lieu : le plaisir se réalise dans le sujet mais non à
partir de lui. C’est un plaisir « objectif » en ce sens, qui vient de la beauté ou
de la vérité de la chose même (51c-d). C’est pourquoi, la thèse apparemment
proche de l’hédonisme est, en réalité, destinée à le réfuter : tous les plaisirs
ne se valent pas en tant que plaisirs, tous les plaisirs ne réalisent pas la pure
actualité ou la vérité du plaisir. Il n’y a pas le plaisir mais des plaisirs, il faut
partir de là (cf. le début du dialogue) : il y a deux genres de plaisirs, les
plaisirs mélangés et les plaisirs purs. Or les plaisirs les plus nombreux et les
plus accessibles au plus grand nombre, sont les plaisirs impurs. Donc le vrai
plaisir, le plaisir en tant que plaisir, n’est pas, comme le croit l’hédoniste, le
cas de tout plaisir (le plaisir vrai c’est ce qui est vrai de tout plaisir, c’est-àdire l’actualité de la sensation agréable) mais un plaisir rare.
Jusque là, l’analyse des plaisirs a été dominée par la définition
génétique du plaisir, c’est-à-dire finalement par sa définition
« physiologique », valable aussi bien pour les plaisirs du corps, que pour les
plaisirs de l’âme. La formule générale en a été donnée en 32b : « Quand la
forme vitale créée … par l’union naturelle de l’illimité et de la limite, vient à
se détruire, cette destruction est douleur ; mais dès que la voie se retourne
vers la restauration de l’essence propre, c’est ce retour même qui, chez tous
les êtres, constitue le plaisir ». Autrement dit, jusque là, l’analyse du plaisir
s’est organisée autour de la genèse des plaisirs : leur naissance physique
(boire, manger) ou psychique (le plaisir au spectacle comique ou tragique),
quelle affection les précède, quel état suit leur absence … Or l’analyse
physique des plaisirs révèle toujours la même solidarité du plaisir et de la
douleur, de sorte qu’on peut définir le plaisir ainsi : sensation agréable
propre à l’être vivant, mixte de limite et d’illimité, relative à l’état
d’harmonie de sa nature mixte singulière et donc relative à la douleur
qu’entraîne la rupture de cet équilibre. Même le plaisir indépendant du corps
n’est pas redéfini et se voit appliquer la définition physiologique liée au
métabolisme de l’organisme : « je dis que si, en nous vivants, l’harmonie se
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dissout, alors en même temps se dissout ainsi la nature… Mais si l’harmonie
se recompose et si la nature propre se reconstitue, alors s’engendre le
plaisir » (31d). Ainsi si tout plaisir n’est pas corporel (cf. 34c-36c), si donc
tout plaisir n’est pas plaisir de la forme vitale animée que l’âme forme avec
son corps, et à ce titre n’est pas au sens strict un mouvement de réplétion, du
moins le désir lui assigne une nature homogène au plaisir corporel. Ainsi il
n’y a pas de différence ontologique entre plaisirs du composé âme-corps, qui
méritent d’être appelés sensations (affections de l’âme par l’ébranlement du
corps, 33e-34a) et plaisirs de l’âme (la réminiscence d’un bien passé qui est
un acte de l’âme, par opposition au souvenir-empreinte de la sensation) : ils
procèdent également du désir et donc impliquent avec la structure temporelle
du désir (souvenir/attente) la relativité de la douleur.
Les plaisirs purs, ou encore non « fêlés » donc vont se distinguer des
plaisirs mélangés (le plaisir dans sa définition physiologique) à la fois par
leurs source (l’objet) et par leur mode d’appréhension (leur absence ne cause
aucun manque, tandis que leur présence est plénitude sans égal). Il faut
insister sur la dimension de plénitude dans la description et dans les
exemples qu’en donne Socrate. Par là, il faut comprendre que ces plaisirs
sont tout le contraire de l’absence de sensation (pénible ou agréable), des
états pleinement sentis. Le plaisir pur donne à ressentir la sensation : le
plaisir c’est le sentiment de la sensation comme plénitude. Ensuite, c’est en
raison de leur plénitude sensible, qu’ils sont purs de toute douleur : l’absence
de douleur n’est pas leur condition mais l’effet de leur plénitude. Par làmême, c’est le troisième point, pur ne saurait signifier « purifié ». Le plaisir
pur n’est pas obtenu par catharsis de la douleur en lui, grâce à un exercice
physique ou mental pour ôter toute trace de peine, et ainsi se rendre
suffisant. Comme l’écrit S. Simha : « Socrate ne pense ici à aucune
technique ascétique d’assujettissement des pulsions, à aucun exercice de
purification » (ibid., p. 109). C’est que ces plaisirs sont des plaisirs objectifs
comme on a dit, naissant de la nature de l’objet au lieu de naître du sujet et
donc d’être précédés par le processus du désir. C’est parce que les objets
possèdent par eux-mêmes beauté, ou douceur, ou vérité, ou n’importe quelle
autre perfection, que le sujet les approuve immédiatement : l’approbation
n’est pas une élection de l’objet par le sujet, mais plutôt l’inverse, la
sollicitation par l’objet à une rencontre gracieuse. Le sujet est comblé par un
objet et par sa représentation subjective qui n’en attendait pourtant rien.
Autrement dit, le plaisir pur se présente comme le cas d’une volupté
inconditionnelle. La libération du sujet par rapport au désir et l’attachement
à la perfection de l’objet sont les aspects de l’expérience du plaisir pur. Mais
quels sont donc les objets susceptibles de produire des plaisirs absolument
positifs ? Ce sont bien des objets et non des idées. Mais ce sont des objets
abstraits et si formels qu’ils partagent sans doute quelque chose des idées.
Ainsi ce sont les plaisirs des couleurs pures, des formes simples, de sons
doux et clairs et de la plupart des odeurs – Socrate n’excepte pas les odeurs
du genre des plaisirs purs, non sans toutefois les juger malgré tout
inférieurs : ils sont purs parce qu’ils ne sont pas mêlés de douleur (le sujet
éprouve une satisfaction dont la présence n’était pas précédée d’une
souffrance et dont l’absence n’engendre pas un manque), mais sont moins
divins. D’ailleurs on remarquera une négligence comparable pour les
couleurs, pourtant évoquées en premier, comme si dans l’ordre d’une
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esthétique objective et pure, couleurs et odeurs devaient occuper un rang
inférieur. C’est sans doute qu’ils ont moins rapport à la forme pure ou à la
mesure exacte que les lignes ou les figures géométriques et les sons. Faut-il
dire que le plaisir pur consiste, comme chez Leibniz, dans la perception
sensible d’une perfection intelligible (la beauté comme vérité confusément
ressentie) ? De fait, les exemples privilégiés sont empruntés aux sens les plus
intellectuels. Mais Socrate insiste surtout sur une considération : sous la
simplicité et la proportion il faut restituer la non relativité qui fait de ces
formes et de ces sons des sources de plaisir permanentes et indépendantes
des circonstances. La ligne droite ou la ligne circulaire, la note unique et
pure sont toujours belles, belles en soi et donc engendrent des plaisirs
complets en soi. C’est pourquoi, Socrate précise sa pensée en distinguant la
beauté des formes (schèma) et la beauté des corps vivants ou des peintures,
c’est-à-dire la beauté des images. L’image est une beauté de composition,
qui met en relation des formes, des couleurs, des sons, de sorte que l’image
figure un sens au-delà de ces éléments : l’image raconte. Le plaisir qui s’y
attache est donc plaisir lié à autre chose que lui-même. Au contraire la forme
pure, le son pur ne racontent rien : ils exhibent le sensible lui-même en en
faisant une source de plaisir autonome. Ils possèdent en eux mêmes leur
plaisir ou leurs plaisirs propres (51d). On peut sans doute, à partir de là, se
laisser aller à une lecture kantienne du passage. Le plaisir pur est le plaisir
qui obéit aux conditions d’une perception désintéressée. Ainsi Gadamer
écrit : « En est exclue la beauté humaine car elle suscite un plaisir mêlé de
convoitise et s’accompagne donc d’un sentiment de privation lui-même
synonyme de douleur ; même le portrait d’un être humain, quoique peint, ne
peut provoquer un plaisir pur car il donne prise à cette ambivalence… En
règle générale, il faut bannir du plaisir pur tous les êtres vivants réels ou
figurés, car ils ne font pas l’objet d’une contemplation désintéressée » (op.
cit., p. 278)
De fait, il est vrai que les exemples de beauté libre donnés par Kant
dans la Critique de la faculté de juger ne sont pas de œuvres d’art et encore
moins des œuvres figuratives. Il est ainsi question des rinceaux à la grecque,
c’est-à-dire de motifs qui, selon la classification usuelle des arts, relèveraient
paradoxalement des arts décoratifs, c’est-à-dire des arts mineurs. Mais ici les
formes géométriques ne jouent pas le même rôle que les figures libres
décoratives : dissocier la représentation du concept, plus précisément
dissocier l’état représentatif lié à ces formes de la représentation du concept
de la perfection de l’objet dont elles seraient l’image. Mais même s’il n’est
rien dit, dans ce passage, des formes humaines qu’invoque Gadamer, du
moins, le commentaire est pertinent pour ce que la figuration réactualise le
désir dans le plaisir. Le plaisir de l’image figurée ne peut être un plaisir pur :
d’une part parce qu’il est lié au concept de l’objet (de sorte que le jugement
esthétique est toujours en partie une comparaison entre l’imitation et le
modèle) ; d’autre part parce que c’est un plaisir ambivalent. La
représentation d’un être vivant, et a fortiori, d’un être humain, sera tout au
plus un plaisir purifié, c’est-à-dire un plaisir qui s’impose ou que le contexte
de réception (l’appartenance au « monde de l’art ») impose comme une
« sublimation » du désir. On peut sans doute dire que la représentation du
corps féminin n’est pas un corps de femme, que le nu n’est pas la nudité.
Que donc l’image opère une mise entre parenthèse du désir sexuel. Et de ce
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point de vue, le maniérisme (défini par certains comme the stylish style) est
bien la vérité de l’opération de l’art, c’est-à-dire la distanciation du plaisir et
du désir, le désintéressement de la satisfaction par rapport à l’existence de
l’objet de la représentation : la femme est d’autant plus belle que son image
semble idéale ou la rend inaccessible, par les propriétés de l’art, au désir. La
peinture dissocie le voir du désirer : un corps dont la beauté le donne à voir
simplement. L’idéalisation du corps féminin irréalise le désir charnel. Mais il
n’en demeure pas moins, que le plaisir esthétique, en régime figuratif, est un
plaisir impur, qui doit conquérir sur l’immédiateté du désir son autonomie :
n’étant pas immédiatement pur, il n’a aucune chance de le devenir. L’art est
une opération sur le désir et sur les passions : catharsis disait Aristote. Une
manière de déposer ses passions, de mettre à distance la sensibilité du désir,
la faculté de plaisir et de peine de la faculté de désirer.
Ainsi les plaisirs purs sont des plaisirs sensibles mais non corporels :
ils affectent le corps mais ne le mobilise par physiologiquement. C’est
pourquoi à l’exception des odeurs (Platon était connu pour apprécier les
parfums), sont exclus les sensibles qui mettent directement les sens au
contact des objets. Comme l’expliquera Aristote dans le Traité de l’âme, les
saveurs, le goût, le tangible, ont le siège et le milieu de leur sensation dans le
corps (II, 10-11) et sollicitent tout le corps. Ces plaisirs ne peuvent être purs
parce qu’ils sont tous des plaisirs de la restauration du corps et par là
inséparables de la douleur.
Mais les plaisirs purs ne sont pas simplement les plaisirs esthétiques.
Socrate propose d’y ajouter les plaisirs des sciences. Par définition le plaisir
de la connaissance est un plaisir de l’âme. Mais ce n’est pas cet attribut qui
leur vaut d’être distingués, c’est le fait qu’ils ne sont pas « fêlés » de
douleur. Encore faut-il admettre qu’ils ne sont pas précédés ou suivis par la
peine d’un manque. Socrate suggère que l’hypothèse est recevable parce
qu’on n’y trouve pas « une fringale d’apprendre ». L’explication est un peu
embarrassée : même quand on oublie ce que l’on sait, la perte du savoir n’est
pas douloureuse en elle-même mais seulement quand l’oubli prend
conscience de lui-même et du besoin du savoir qu’il dissimule. Quand elle
sait l’âme n’éprouve aucune peine mais un plaisir plein (comme pour la
sensation esthétique) puisque l’âme est comblée par un objet qui n’est pas
plongé dans le devenir ; quand elle ne sait plus du fait de l’oubli, elle
n’éprouve pas le manque de ce qu’elle ne sait plus. On pourrait ajouter, à
l’appui de cette explication, que le défaut de l’ignorance est de ne pas se
savoir elle-même, et son avantage de ne pas ressentir le manque du savoir :
le passage du non-savoir au savoir est vécu comme le passage d’un état
neutre au plaisir. Mais cela revient à négliger la facticité de l’acte
d’apprendre. Apprendre est intermédiaire entre ignorer et savoir. S’il est
évidemment légitime de parler d’un plaisir d’apprendre (acquérir plus de
compétences, mieux maîtriser ses aptitudes…) alors on doit admettre qu’il
est impossible sans genèse : le plaisir d’apprendre consiste à tendre vers le
savoir, à faire que progressivement le savoir prenne la place du non-savoir.
Mais si le plaisir d’apprendre est un devenir, alors toute l’économie de la
théorie platonicienne est compromise. Avec la genèse de l’apprentissage,
c’est le genre de l’illimité qui revient en force et, avec lui, le compagnon de
la douleur, de sorte que les plaisirs faux ou impurs s’imposent définitivement
comme la définition même du plaisir et l’hédonisme triomphe. Ce passage
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laisse perplexe tous les commentateurs. Comment Platon peut-il avancer que
savoir n’est pas précédé d’un désir puisque la possibilité même de la
philosophie est attachée à la priorité de l’Eros (cf. Banquet), que toute la
dialectique ascendante est portée par l’amour ardent et l’effort douloureux de
l’âme pour le Bien ? Seul le désir, et donc le manque, peut précisément
endurer la douleur de l’effort à supporter pour sortir de l’aveuglement
confortable de la doxa et, à l’instar du prisonnier de l’allégorie de la caverne,
remonter la pente dure et escarpée de la connaissance de l’intelligible.
Pourtant le rejet du désir des plaisirs intellectuels est confirmé aussitôt
par la différence entre genèse et existence <ousia> qui suit. Le bien consiste
dans l’existence en vue de laquelle il y a genèse. Donc le plaisir-genèse n’est
pas le bien. S’il a sa place dans le genre de l’illimité, cela n’est pas vrai des
plaisirs purs. Si le plaisir est genèse, il n’appartient pas à la catégorie du
bien. Et ceux qui cherchent dans le plaisir la joie d’exister (54c) avouent ne
pouvoir supporter une vie sans besoins, sans souffrances et sans destruction
qui est le contraire indissociable de la genèse : autrement dit, ils déraisonnent
puisque le bien-être pour eux consiste dans ce qui ne parvient jamais à être
et dans le malaise perpétuel.
On voit donc que le point d’achoppement de la valeur éthique du
plaisir est finalement ontologique. Si le bien est dans le devenir, le plaisir
pourra passer pour le souverain bien ; si le bien relève de l’être, soit on
conteste au plaisir toute valeur éthique, soit on réduit la valeur du plaisir à la
classe de certains biens (les plaisirs purs). Et cette alternative de l’être et du
devenir ne se pose pas seulement à la philosophie qui cherche à définir le
plaisir sans adhérer à l’hédonisme (comme chez Platon avec la théorie de la
vie mixte ou comme chez Aristote avec la théorie de l’activité), mais elle
divise l’hédonisme lui-même : contre Aristippe, Epicure définit le véritable
plaisir dans le plaisir au repos.
Et c’est encore en référence à l’être que s’opère la distinction des
sciences. Les sciences qui traitent de ce qui est sont les sciences les plus
exactes, c’est-à-dire les plus vraies et les plus pures, tandis que les sciences
empiriques leurs sont inférieures. Toute cette section sur les sciences (55c59c) précède l’analyse finale qui aboutit à la table des valeurs. Elle introduit
une réflexion sur la mesure. Toutes les sciences sont vraies mais non pas
pures : les sciences appliquées, intéressées à l’utilité, sont moins pures que
les sciences théoriques, les mathématiques ou la “théologie”. Ainsi le plaisir
de la science est pur parce qu’il est plaisir du savoir pour le savoir. Le plaisir
intellectuel (ou la joie intellectuelle) est beau (ou la science est agréable par
elle-même) parce qu’il lie l’âme à ce qui objectivement est beau, vrai et bon
en soi tout en la déliant subjectivement de la sphère des besoins : plus une
science est pure, plus le plaisir est pur. Ainsi il est acquis que si pureté et
vérité ne sont pas strictement identiques, elles sont parentes et appartiennent
au même genre d’être (63 e), révélé par l’analyse des sciences théoriques : la
mesure. C’est pourquoi, quand il s’agit de s’imaginer tel un démiurge
composer le meilleur mélange de la vie mixte, de savoir quelle science
associer à quel plaisir, et à quelle réalité accorder l’excellence, il apparaît
que « le plaisir n’est pas le premier bien ni même le second, mais que c’est
sur la mesure, sur le mesuré, sur l’à-propos <to kairon> [ici kairos a la
même extension que to metrion, le mesuré]) et toutes choses pareilles » (66a)
que se fixe la préférence. Viennent ensuite : « la proportion, la beauté, la
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perfection » ; « l’intellect, la sagesse » ; « les sciences » ; les plaisirs purs. La
mesure est la cause de toute beauté et de toute perfection : la proportion est
l’effet immédiat de la mesure : l’intellect a un rapport immédiat à la mesure
parce qu’elle en est la faculté et a donc rapport avec la limite : les sciences
sont d’autant plus vraies ou pures qu’elles sont exactes dans leurs mesures :
les plaisirs purs sont limités ou mesurés par nature.
Donc, contrairement à une image reçue, Platon n’est pas l’ennemi le
plus acharné du plaisir. Le plaisir est réhabilité dans le Philèbe d’une part en
tant qu’il est un élément nécessaire de la vie mixte qui est la vie la plus digne
d’être vécue par l’être humain, d’autre part en tant qu’il existe des plaisirs
vrais ou purs de tout désir. L’hédonisme est faux parce qu’il affirme de tout
plaisir, c’est-à-dire pour le plaisir en tant que plaisir, ce qui ne vaut que pour
les plaisirs purs.
Souverain bien humain
Discussion éthique
1 La vie mixte de plaisir et de pensée
analyse ontologique
à forme vitale d’illimité et de
2 La pensée
3 Le plaisir
à la cause du mélange
à genre de l’illimité
limite
analyse des plaisirs
définition physiologique du plaisir
classe nouvelle de plaisirs : une redéfinition
le plaisir indissociable de la douleur par le désir
= plaisirs impurs ou faux
= fausse définition du plaisir
= plaisirs purs ou vrais
= vraie définition du plaisir
plaisirs esthétiques purs
plaisirs de la science
Table ultime des valeurs pour la composition de la vie bonne (mixte)
1 la mesure
2 la proportion, la beauté, la perfection
3 l’intellect et la sagesse
4 les sciences
5 les plaisirs purs
Pourtant, cette réévaluation du plaisir par les plaisirs purs est
équivoque. Le plaisir (et encore le plaisir pur) n’occupe que le cinquième
rang. Donc, de fait, il résulte de l’ensemble de la discussion que :
1) le plaisir n’est pas dans la vie mixte l’élément décisif, parce que, en
tant que pur, il manifeste par lui-même la supériorité de la mesure qui se
révèle être une propriété constitutive du bien. Du même coup, les sciences
qui relèvent des activités de l’âme ont plus de valeur que les plaisirs purs
eux-mêmes, surtout celles qui sont exactes et qui portent sur les réalités
formelles ;
2) la thèse de l’universalité du plaisir, c’est-à-dire la thèse du plaisir
comme souverain bien, prend pour mesure l’animal et non l’homme dont
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l’âme est faite pour désirer le vrai (58d). On retrouve en conclusion du
dialogue l’argument anti-hédoniste de l’animalisation par le plaisir :
« Le plaisir ne serait qu’au cinquième rang de valeur … et non pas au premier,
même si tous les bœufs et les chevaux et toutes les bêtes à l’envi témoignent du
contraire par leur chasse à la jouissance ; le vulgaire s’y fie, comme les devins aux
oiseaux, pour juger que les plaisirs sont les facteurs les plus puissants de la vie bonne,
et regarde les amours des bêtes comme des témoins plus autorisés que ne le sont les
amours nourris aux intuitions rationnelles de la muse philosophique » (67b).
Rien de plus démesuré que les transports du plaisir qui méritent
seulement d’être cachés par la nuit :
« Les plaisirs, et, en somme, les plus grands, rien qu’à voir quelqu’un en train
de s’y livrer, nous les découvrons si grotesques ou marqués d’une si extrême
indécence, que nous prenons honte nous-mêmes, nous faisons tous nos efforts pour
dérober et voiler un tel spectacle et ne le confions qu’à la nuit, comme si la lumière du
jour ne devait pas le voir » (66a).
Aussi peut-on se demander si l’éloge de la vie mixte et la réévaluation
partielle du plaisir n’est pas une manière de se consoler de l’imperfection de
la nature humaine. L’idéal en soi demeure la vie divine, au delà de toute
peine et même de tout plaisir pur. La vie mixte est l’idéal d’un être imparfait.
Il est inévitable si l’on admet, dans le mélange, les sciences pures, les
sciences appliquées, et de même pour les plaisirs, il faudra adjoindre aux
plaisirs purs, apparentés aux sciences, des plaisirs nécessaires, du moins si
comme le répète Protarque, il nous faut, à partir de l’idéal de la mesure,
« rentrer chez nous » (62b), « si nous voulons que notre vie soit, en quelque
mesure, une vie » (62c). Donc la vie bonne n’est peut-être pas la vie
absolument idéale puisque le meilleur mélange qui serait donné à vivre
n’unirait que l’intellect avec les sciences aux plaisirs purs, en proscrivant
« les plaisirs les plus grands et les plus violents … eux qui apportent tant
d’entraves, troublant, de leurs tourments fous, les âmes » (63d). Autrement
dit, la vie qui a le premier rang n’est pas une vie à vivre et la vie à vivre est
éloignée de l’idéal de la mesure : c’est à cause de la nature humaine qui est
animale et sensible qu’il faut ajouter le plaisir à la vie selon la pensée et c’est
à cause de la vie animale et sensible que les plaisirs purs et la souveraineté
de la pensée sont si rares. Un homme qui parviendrait, à s’affranchir de sa
nature sensible, n’aurait nul besoin du plaisir et vivrait la vie la plus
heureuse. Tout se passe comme si, selon la remarque de Monique Dixsaut,
« chez Platon, il n’y a pas de niveau strictement humain : l’homme ne peut
que basculer du côté de l’animal ou de celui du dieu » (p. 265). L’homme est
fait de pensée et de plaisir, mais le mélange des deux est une tension
permanente et non une harmonie achevée. A défaut d’être un dieu, l’homme
doit se contenter de l’idéal de la vie mixte. Mais dans le mixte à vivre, les
plaisirs purs sont rares et les plaisirs des sciences le fait d’une minorité
d’hommes, de sorte que le mixte de la vie effective voit l’emporter sur
l’intellect la part des plaisirs que l’homme partage avec les animaux, ceux-là
même qui ne figurent pas dans l’échelle des valeurs : « à la sixième
génération, dit Orphée, arrêtez l’ordonnance de vos chants » dit Socrate
(66c). Le plaisir pur est le seuil qu’on ne peut pas dépasser. Et c’est pourtant
à partir de lui que la plupart des hommes existent.
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La leçon du Philèbe est-elle totalement négative, tout l’effort
dialectique aboutissant à la dualité vie réelle/vie idéale que le dialogue avait
commencé par récuser en réfléchissant aux conditions de la vie bonne ? Du
moins, peut-on observer, comme le dit Festugière, « combien la doctrine du
Philèbe marque un retour à la tradition grecque de la metriotès, à l’opposé
des doctrines trop entières, et par là-même “démesurées”, de certains
Socratiques ou des propres disciples de Platon. De Théognis à l’idéal
aristotélicien du juste milieu, la ligne tient sans rupture » (art. cit., p. 251).
Même si la mesure ici est référée aux principes éternels, Platon retrouve
l’idéal grec de la mesure, exprimé à travers de nombreuses formules
proverbiales. La sagesse consiste donc non dans le refus du plaisir mais dans
la pratique de plaisirs par eux-mêmes mesurés, ou par la pratique mesurée
des plaisirs. Par là, on voit tout ce qui peut rattacher Aristote à Platon (sur les
caractères du souverain bien, sur la théorie du plaisir-genesis… cf.
Festugière, ibid., note 4). Même on peut se demander si Aristote ne reprend
pas la thèse platonicienne relative aux plaisirs purs pour en faire la vérité de
tout plaisir, sans pour autant partager une position hédoniste. Le progrès
décisif qu’il accomplit alors est de soutenir que le plaisir consiste dans
l’activité et que, selon le résumé encore de Festugière : « toute activité
conforme à la nature humaine étant nécessairement accompagnée de plaisir,
la valeur de nos plaisirs a pour mesure immédiate la valeur de nos activités »
(ibid., p. 253). Quant à Epicure, même s’il part du plaisir, posé comme
principe et fin de la vie bienheureuse, il retrouve lui aussi la nécessité de la
science, de l’exercice continuel des vertus sous la conduite de la phronèsis.
L’effort de Platon pour reconnaître le plaisir, à partir d’une ontologie de
l’intelligible, confirme à lui seul que toute la philosophie grecque définit la
sagesse comme une vie de pensée dont « l’idée de mesure fournit la base »,
que le plaisir soit affirmé premier ou irréductible à la vie humaine.
© Philopsis – Laurent Cournarie
178
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