- I - - Hé Beau Gosse, j`ai une énigme pour toi. La voix

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- I - - Hé Beau Gosse, j`ai une énigme pour toi. La voix
-I-
- Hé Beau Gosse, j’ai une énigme pour toi.
La voix voluptueusement éraillée qui, jaillie de nulle part, venait de
me placer nonchalamment cette notification dans le dos, me faisant
du même coup régurgiter le whisky pur malt dont je venais
d’humecter mes lèvres asséchées et rayer le 33-tours sur lequel je
tentais avec tout le soin que requiert une platine manuelle
pratiquement centenaire de poser le diamant tout neuf, je l’aurais
reconnue entre mille. Dans mon souvenir, elle émanait d’une
anatomie aux courbes parfaites dont elle accentuait à merveille
l’harmonie
des
proportions
et
la
sensualité
naturelle
du
mouvement. Comment aurais-je pu l’oublier ! Cela fait maintenant
plus de vingt ans que je l’ai pour ainsi dire gravée dans la chair. La
première fois que je l’avais entendue je mordais sur la trentaine et
j’écumais les boîtes de nuit qui mariaient stupre, lucre et jazzfusion dont l’époque était alors friande. Ma préférence allait pour le
« Blue Palace » qui avait le double mérite d’être généreux sur le
whisky et peu regardant sur l’effet du breuvage sur le client. La
musique aussi coulait à flots. Décibels et rythme. C’est tout ce que
les habitués du lieu recherchaient et le Blue Palace le leur servait à
profusion. J’avais l’habitude de m’installer au bar pendant une
heure ou deux, le temps de me mettre en condition avant d’aller
m’ébrouer tout seul sur la piste. C’est là qu’un soir d’octobre elle
s’était insinuée en moi alors que je me laissais porter par
l’électrisante trompette de Miles Davis exécutant « Right Off » en
hommage au boxeur Jack Johnson, premier champion du monde
poids lourd black de l’histoire. Pour l’occasion, j’avais transformé la
piste en ring pour y déployer une chorégraphie de circonstance
faite de réponses aux crochets et directs que la spastique guitare
de John McLaughlin me décochait. Par moments, j’introduisais
quelques subtilités stylistiques. Je me pliais et dépliais alors dans
tous les sens, torturant mes articulations jusqu’à les éclater,
associant d’amples mouvements des bras à un jeu de jambes
étriqué pour cause de manque d’espace, tête alternativement en
avant, en arrière, à gauche ou à droite, tantôt sautant en l’air,
tantôt tourniquant à même le sol, bref je m’imaginais aussi libre et
néanmoins coordonné que la musique me dictait de l’être. Car dans
mon numéro de pantin désarticulé il y avait de la méthode : trois
petits pas en avant, deux sur la gauche, un en arrière, deux sur la
droite puis deux en arrière et on recommence. C’est à ce moment
de gesticulation intense que dans mon dos – décidément, c’est une
habitude - , elle avait articulé quatre mots : « Toi, tu bouges
bien ». Rien que quatre mots somme toute anodins en la
circonstance. Mais c’était la voix. C’était la première fois que
j’entendais un tel son. Rauque et pourtant velouté, avec un effet
d’écho ou de dédoublement. On aurait dit un râle venu du fonds
d’un puits tari en plein désert du Mojave. C’était tellement
inattendu et magnétique que j’étais forcé de me retourner pour
m’assurer que ce n’était pas le diable lui-même qui s’adressait ainsi
à moi et Diable ! si c’était bien le cas, j’étais tout à fait prêt à
plonger séance tenante dans le feu de l’enfer rien que pour ce qu’il
me donnait là à voir de lui. Inévitablement j’avais beaucoup de mal
à déguiser mon émoi. L’ayant remarqué, celle par qui le son était
sorti, visiblement ravie du dommage collatéral occasionné, s’était
alors avancée vers moi, tout près, jusqu’à me frôler et, la tête
inclinée à droite, elle avait posé ses mains le plus naturellement du
monde sur mes hanches et s’était mise à accompagner lascivement
mon mouvement corporel qui n’en devenait que plus animal et
désarticulé. Convulsif est sans doute le mot exact. Normal, après
tout, eu égard à la musique. « Oui, toi, tu bouges bien », avait-elle
répété. J’avais trouvé le compliment excessif mais ses yeux me
disaient que c’était mérité. Et sa voix me forçait de la croire. Avec
son éraillement du ramoneur qui aurait avalé tout à la fois la
cheminée, son âtre et les tisons et cette façon bien à elle d’en user
comme pour tester sa force d’attraction, elle avait dynamité mon
ego et du coup je me prenais pour Bill Bojangles, les claquettes en
moins. S’avançant encore plus près de moi tout en continuant de
danser, elle m’avait dit s’appeler Rosaline mais que pour moi ce
serait Rosie. Dès le premier instant, elle m’avait tutoyé. Elle avait
choisi aussi de m’appeler Beau Gosse. Elle trouvait Christopher trop
long et pas assez glamour. C’est vrai que Christopher… mais bon,
c’est mon nom et personne, sauf elle, ne m’avait jamais appelé
autrement. Une robe noire courte, largement décolletée sur l’avant
comme sur l’arrière et moulante soulignait ses formes idéales. Ses
yeux noisettes riaient tout seuls et sa bouche pulpeuse arborait
juste ce qu’il faut de rouge écarlate pour me mettre encore plus en
appétit. Elle était blonde comme la pleine lune d’automne et il
émanait d’elle la même lumière qui permet d’effectuer la récolte de
toute une saison en une nuit. Bref, elle était tellement belle que je
n’avais trouvé qu’une seule chose à lui dire. Une chose idiote
d’ailleurs, comme toujours lorsqu’on perd ses moyens. Je lui avais
dit que sa mine ne rimait pas avec Rosaline, histoire de me donner
de la contenance et de reprendre la main. « Rosie » m’avait-elle
repris de suite, se tortillant comme un serpent, « mais je n’ai pas
choisi mon prénom ni ma mère venue des fjords de Norvège pour
épouser un artiste peintre portoricain. » « Et toi Beau Gosse »,
avait-elle poursuivi, avant que j’aie repris mon souffle, « ton teint
tu
le
tiens
d’où,
des
Oromos
des
plateaux
d’Abyssinie ? »
Aujourd’hui encore je ne sais pas si elle cherchait à me blesser ou
simplement me provoquer mais sur le coup, j’avais jugé que la
riposte, pour vénimeuse qu’elle fût, était proportionnée et je
n’avais eu qu’un sourire crispé pour toute réponse, me disant
simplement que la gamine avait de la repartie et que son côté
garce me plaisait bien. Mais ce n’était qu’une gamine ; à peine plus
de vingt ans avais-je estimé et elle ne m’avait pas vraiment
démenti. « Vingt-et-un et demi », avait-elle simplement tenu à
préciser, comme pour mieux accentuer son côté gamine. Le
morceau terminé, je lui avais dit qu’en fait de bouger elle ne se
débrouillait pas mal non plus, bref qu’elle dansait bien et elle
m’avait dit qu’elle ne quitterait pas la boîte sans moi.
Et elle avait dit vrai. Après la fermeture, nous avions quitté le Blue
Palace nos deux corps confondus, pour ainsi dire, sans chichi. Il
pleuvait à torrents, l’aube pointait déjà le bout de son nez et il ne
faisait pas vraiment chaud mais qui s’en serait soucié ? Elle avait
hélé le taxi et, en s’y installant – de biais, à ma gauche, son bras
droit sous le mien, le gauche tenant le droit et sa joue collée à mon
épaule -, avait lancé mollement au chauffeur qui lui demandait la
destination : « Demandez au Beau Gosse ; il vous le dira » ; en
même temps, elle s’était tournée vers moi pour me lancer : « Tu
sais au moins encore où t’habites, Beau Gosse ? » accompagné
d’un léger coup de pied complice dans le mollet et un sourire en
coin. C’était à la fois espiègle et charnel, ingénu et canaille. Le
chauffeur, très hâlé, en avait lui-même esquissé un sourire amusé
ponctué d’un « elle est à vous ? » pince-sans-rire que j’avais
naturellement pris pour une pure manifestation de machisme latin.
C’était avant que j’aie vu son regard dans le rétroviseur qui, lui,
visait clairement Rosie, et entendu la suite : « Cette voix, Ma’me,
elle est à vous ? » Ce à quoi elle avait rétorqué avec un
gloussement de plaisir et des coups de coudes agités dans mes
côtes, à me couper le souffle. Gamine. Rosie était une gamine
insouciante et joyeuse affublée d’une voix de femme ravagée. Avec
un pouvoir de séduction dont elle-même ne connaissait pas les
limites.
Arrivés chez moi, elle avait demandé un bloody mary et je le lui
avais servi, en même temps que je me fixais un whisky pur malt,
histoire de me prémunir contre les émotions - que je subodorais
particulièrement
voluptueuses
-
que
me
réservait
le
jour
commençant. Dehors, la pluie redoublait d’ardeur et on entendait le
tonnerre gronder et je me disais que beaucoup d’hommes, couchés
ou debout, envieraient ma chance. Le verre à la main, elle avait
ensuite réclamé de la musique et j’avais opté pour Kind of Blue qui
était déjà sur la platine. J’avais le mien à la bouche et je la
regardais se lover sur le canapé, me demandant quelle suite
donner à ses avances et si l’enfer n’était pas promis au trentenaire
dissolu que j’étais qui se laisse tenter par les pulsions libidineuses
forcément incontrôlées d’une gamine de vingt ans, quand les
premières notes de So What étaient venues opportunément me
rappeler que le royaume d’Hadès n’était pas promis à celui qui
succombe à l’attrait de la chair mais à celui en qui la beauté et la
grâce ne suscitent aucun désir. Miles, Coltrane et nous. J’ai
toujours pensé que s’il ne fallait retenir que deux choses qui
plaideraient pour la rédemption de l’espèce humaine, ce seraient la
musique et l’amour. Et s’il fallait, au contraire, y voir l’enfer, alors
qui m’en voudrait de refuser le paradis ? Rosie était jeune, Et
Alors ? Après tout, ne l’étais-je pas aussi ? Encore que ce n’était
pas tant sa jeunesse qui m’attirait mais la simplicité et la
désinvolture avec lesquelles elle s’offrait à moi. Eve et la pomme :
pourquoi choisir ; n’est-ce pas une seule et même chose ? Je
pensais donc que ce serait faire outrage à la nature que de ne pas
goûter au fruit qu’elle m’offrait, fût-il défendu.
C’est alors que, sans doute lisant dans mes pensées, elle s’était
levée et approchée de moi jusqu’à effleurer mon bras de ses seins.
Puis elle avait posé ses lèvres à mon oreille et avait commençé par
en
mordiller
doucement
le
lobe
avant
d’y
susurrer
nonchalamment : « tu n’es pas de ceux qui préfèrent le canapé au
lit, dis-moi Beau Gosse ! » Puis, de sa main gauche elle m’avait pris
le verre de la mienne et je l’avais guidée vers la chambre.
Au bord du lit, tout en continuant à me mordiller le lobe, elle
m’avait fait une dernière recommandation. « Je te demanderai une
seule chose, Beau Gosse : prends ton temps ; je suis grande fan
des préliminaires. » Tu parles de préliminaires, je m’y étais
tellement appliqué et elle-même s’y adonnait si bien qu’en arrivant
au corps à corps, le temps, eh bien, j’en avais perdu toute notion.
Je savais que le jour s’était levé et qu’il était même déjà bien
avancé mais la noirceur des nuages était telle que j’étais persuadé
que la nuit n’était pas encore finie et je me disais que c’était très
bien ainsi. De toutes les façons, il y avait un moment que, pour
moi, le temps avait suspendu son vol et les nuages n’y étaient pas
vraiment pour grand-chose ; c’est tout juste s’ils en soulignaient
l’effet. L’expérience de la volupté a, en effet, ceci de particulier
qu’elle annule le temps et le plaisir naît du fait même que le temps
n’existe plus. En somme, l’amour n’est pas aveugle ; il est
intemporel. Quant au temps qu’il faisait, nous en avions fait notre
allié. Ainsi, les grondements du tonnerre rythmaient nos ébats et
les éclairs les illuminaient fugitivement de leur éclat, pendant que
le bruissement de l’eau qui ruisselait sur les vitres de ma fenêtre en
renforçait l’harmonie. Jamais je n’avais autant aimé la pluie. Et
jamais je n’avais autant aimé.
Au total, nous avions gardé le lit pendant deux jours et deux nuits,
répartis
en
sommeil
réparateur
et
jeux
érotiques
divers,
agrémentés de musique et entrecoupés de petits sandwiches de
fromage blanc et de verres de lait pour tromper notre faim. Il faut
dire que nous étions beaucoup aidés par le temps qui ne
s’améliorait pas. Dehors, en effet, l’orage redoublait d’ardeur et les
flashes de l’éclair et les grondements du tonnerre ne faisaient que
recharger nos batteries. Deux jours et deux nuits pour toute une
vie, ce n’est sûrement pas un exploit olympique mais il y a une fin
à
tout
et,
de
concert,
nous
avions
estimé
qu’au
vu
des
circonstances ce n’était pas si mal et que le temps était venu pour
nous de mieux faire connaissance. Elle était étudiante en sociologie
et moi journaliste. Elle s’intéressait aux nouveaux comportements
sociaux à l’ère post-industrielle et moi aux faits divers comprenant
des aspects non expliqués. Elle venait de quitter son petit ami et
moi de me faire larguer par ma femme. Nous étions donc faits pour
nous entendre et nous nous sommes bien entendus… jusqu’au jour
où elle avait disparu sans crier gare. Mais avant d’en arriver là,
nous étions restés trois mois soudés l’un à l’autre. Trois mois,
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans jamais nous quitter.
Trois mois pendant lesquels nous allions très souvent en boîte – le
Blue Palace, bien sûr mais ailleurs aussi - ; trois mois pendant
lesquels nous faisions aussi très souvent l’amour mais surtout, trois
mois pendant lesquels nous nous sommes beaucoup parlé. De tout
et de rien. De cinéma, de livres, de musique … et des gens. Nous
convergions sur de nombreux points et divergions sur beaucoup
d’autres. Elle pensait que le capitalisme ne grandissait pas
l’humanité et j’estimais que l’homme était beaucoup trop compliqué
pour être réduit à ses réalisations et organisations. Elle affirmait
que le matérialisme n’avait que faire des hauteurs de la pensée et
je disais que même le pire assassin était capable d’apprécier la
musique et les arts et que la raison n’est pas un rempart contre la
barbarie. Et chacun d’étayer sa thèse. J’ai adoré chaque instant
passé avec elle et elle, du moins le croyais-je, ne pouvait se passer
de moi. J’étais persuadé que tous ces échanges nous rapprochaient
encore
plus
l’un
de
l’autre.
Je
lui
faisais
des
conférences
interminables, travaux pratiques à l’appui, sur la musique des
années cinquante et soixante et elle m’initiait aux maîtres à penser
européens
des
années
soixante-dix
que
nous
lisions
et
commentions pendant des heures et des heures ensemble – et que
je continue encore aujourd’hui de lire et relire. Elle me faisait part
de ses recherches et moi je lui relatais mes enquêtes et nous
avions inventé un mot pour décrire nos démarches respectives :
énigmologues, l’idée étant que les faits des hommes et des sociétés
sont structurés comme des énigmes que nous avions pour mission
d’identifier et de résoudre l’une après l’autre. Exemple : elle
pensait, pour faire court, que le capitalisme étant édifié sur
l’optimisation
du
profit,
il
était
normal
que
les
entreprises
produisent et commercialisent des produits nocifs et même
dangereux ; énigme : sachant cela, pourquoi les achète-t-on ?
Quant à moi, une des choses que j’essayais alors de comprendre
était de savoir comment une chanson du groupe pop le plus
consensuel du monde a pu servir d’inspiration à un massacre d’une
violence et d’une sauvagerie extrêmes, qui plus est perpétré par
des jeunes femmes. Enfin bref … Le fait est que je n’ai jamais
compris
pourquoi
elle
est
partie.
Pour
un
énigmologue,
évidemment, ce n’est guère brillant. De quoi ne jamais s’en
remettre. Et je ne m’en suis jamais remis. Le temps a passé mais
pas le fantôme qu’elle a laissé derrière elle et avec lequel je n’ai
jamais cessé de vivre. Et maintenant, vingt ans après, voilà que ce
fantôme reprend corps et voix derrière moi.

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