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préface
La Belle et la Bête
Il était une fois, à Hollywood, une gentille sorcière qui aimait
un auteur de science-fiction.
Chez eux, comme il se doit, venaient converser des mages
et des prophètes, des guerriers et des savants, des inventeurs
et des poètes…
Partout dans le monde, on estime que les Américains sont dingues.
Ceux-ci admettent souvent que l’accusation n’est pas infondée, mais
désignent la Californie comme foyer de l’infection. Les Californiens soutiennent sans se démonter que leur mauvaise réputation est due au comportement des seuls habitants de la région de Los Angeles. Si l’on insiste,
ces derniers plaideront coupable, mais se hâteront d’expliquer : « Ce n’est
pas notre faute. C’est Hollywood. Nous n’avons rien demandé. Hollywood est juste apparu, comme ça. »
Les habitants de Hollywood, pour leur part, se moquent bien de ce que
l’on dit d’eux. Ils en seraient même fiers. Si vous êtes curieux, ils vous
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feront un bout de conduite jusqu’à Laurel Canyon, « — où nous gardons les cas aigus ». Les Canyonites regardent avec quelque condescendance
les ternes créatures qui, en contrebas, s’entassent dans des immeubles, et
s’enivrent de la certitude discrète qu’eux seuls savent ce que vivre veut dire.
Lookout Mountain est le nom d’une vallée secondaire qui grimpe encore à partir de Laurel Canyon. Les autres Canyonites n’aiment pas
qu’on en parle. Il y a quand même des limites !
Robert Heinlein, « La maison biscornue », 1941
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Le dernier occupant du 8777 Lookout mountain Avenue,
au-dessus de Los Angeles, semble avoir été un certain Potiphar Breen. mais avant-guerre, c’est là, chez Leslyn et Robert
Heinlein, que s’invente « l’âge d’or » de la science-fiction. Habitués ou visiteurs de passage, leurs hôtes y constituent la
brillante Mañana Literary Society, le pendant californien des
Futurians de la côte est.
Anthony Boucher consacrera à la mañana un polar à clef,
Rocket to the Morgue (1942). Un avatar de John Campbell, l’éditeur new-yorkais d’Astounding Science Fiction et d’Unknown, y
est victime d’un meurtre en chambre close. L’amateur de SF
n’est pas surpris d’y reconnaître aussi bien des auteurs déjà
chevronnés, comme Jack williamson ou edmond Hamilton,
que de jeunes pousses prometteuses comme Robert Heinlein
lui-même, Henry Kuttner, Catherine moore, Cleve Cartmill,
ou encore L. Ron Hubbard.
Les fusées du titre sont celles de Jack Parsons, pionnier de
l’astronautique et inventeur des carburants solides pour ces
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engins. Pour ce rôle du scientifique débordant de projets, l’auteur aurait aussi bien pu s’inspirer de willy Ley, autre précurseur de l’aventure des fusées, ou encore de Robert Cornog,
le découvreur de l’hélium 3, tous familiers du 8777.
de ces réunions fascinantes de fortes personnalités littéraires, scientifiques et politiques, Jack williamson se souvient
qu’on y parlait aussi beaucoup de sexe. Si proches que leurs
amis les surnomment volontiers « Boblyn », Leslyn et Robert
Heinlein forment de ce point de vue un « mariage ouvert. »
Parsons, grand séducteur devant l’éternel, n’hésite pas à en
faire l’alpha et l’oméga de sa pensée :
De toutes les étranges et terribles puissances parmi lesquelles nous
évoluons sans le savoir, le sexe présente le plus fort potentiel.
Conçus dans l’orgasme de la vie, c’est dans l’agonie et dans l’extase
que nous jaillissons du centre de la création. Encore et encore, nous revenons à cette fontaine, pour nous perdre dans les feux de l’être, réunis
pour un instant à la force éternelle ; nous en ressortons neufs et rafraîchis,
comme d’un sacrement miraculeux. Enfin, au dernier instant, notre vie
s’achève dans l’orgasme de la mort.
John whiteside Parsons, Freedom Is a Two-Edged Sword, 1946
Passionné d’occultisme autant que de fusées, Jack Parsons
pratique par ailleurs la « messe gnostique » d’Aleister Crowley,
selon le rite rabelaisien de Thélème. d’Angleterre, Crowley
remarque sa détermination et le nomme en 1942 à la tête de
la loge californienne de l’Ordo Templi Orientis (o.T.o.). La
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grande ambition de Parsons est de voir s’incarner dans les
prêtresses qui l’assistent la déesse-mère Babalon, archétype
de la sexualité féminine. La science-fiction n’est jamais bien
loin : le rituel de Babalon semble avoir été influencé par l’esthétique d’un roman de Jack williamson, Plus noir que vous ne
pensez (1940). L’un des principaux acolytes de Parsons n’est
autre que L. Ron Hubbard. Brièvement installé chez lui après
s’être invité plusieurs mois chez les Heinlein en 1946, le futur
fondateur de la « dianétique » (1950) et de l’église de Scientologie (1953) s’enfuira avec le bateau, les économies et la
maîtresse du mage…
Au-delà de sa composante sexuelle, la magie — ou plutôt
la « Magick » — de Parsons est essentiellement bienveillante.
définie comme « la science de provoquer un changement
conforme à la volonté », c’est « une méthode pour traiter des
régions de la nature et de l’esprit humain qui ne sont pas justiciables de la logique ordinaire ou de l’approche mécaniste ». Une pensée magique opératoire qui aiderait à plier le
monde à nos attentes et à nos désirs : c’est d’abord ainsi que
l’entend Leslyn Heinlein. Bientôt, pour aider les amis du couple à traverser les années sombres et assurer de la protection
de ses prières et de ses sorts ceux qui partent au feu, Leslyn
n’hésitera pas à se proclamer « sorcière blanche » , sur un ton
mi-plaisant, mi-sérieux.
La posture de Robert Heinlein à l’égard de la Magick est
plus mesurée. Amateur d’idées à contre-courant, il est
conscient de pouvoir en nourrir son inspiration1. discrètement athée depuis l’adolescence, après avoir été élevé par une
Heinlein sera toute sa vie curieux des mythes et des religions humaines. C’était déjà le
thème de la seule thèse de doctorat consacrée, en France, à notre auteur : Robert Heinlein :
de la structure mythique à l’ésotérisme, Jean-Paul debenat, Paris III, 1984.
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mère bigote au plus profond du Bible Belt, il est capable de
respecter les tenants des doctrines les plus extrêmes. Une certitude : Jack Parsons est son ami et les convenances lui interdisent d’attaquer ses convictions religieuses. Lorsque, au
tournant des années soixante, l’évolution du paysage éditorial
lui permettra enfin d’intégrer cette combinaison de spiritualité et de sexualité dans une fiction commerciale, En terre
étrangère en constituera une satire bien plus indulgente qu’à
l’égard des variations de Hubbard. de même, « Le Représentant en éléphants » (1948), peut-être sa nouvelle la plus sensible, offre un regard attendri, tout en demi-teinte, sur les
rites et les magies intimes de sa sorcière bien-aimée, qui s’avèrent une part essentielle de son imaginaire.
Ancien officier et ingénieur de formation, Robert Heinlein
est en outre capable d’apprécier l’alliage paradoxal des méthodes scientifiques et mystiques à l’œuvre chez Parsons, le
gourou chimiste. Il y reconnaît un puissant ressort dramatique et humoristique, qu’il utilisera volontiers dans ses fictions. Ainsi, dès 1942, L’Enfant de la science mêle habilement
ce qu’on n’appelle pas encore hard science fiction, sur le thème
du génie génétique, et enquête « scientifique » sur la réincarnation ; et « The devil makes the Law » (1942 également)
invente le genre qui deviendra la science fantasy.
dans ses juvenile, Heinlein, toujours très vigilant quant au
message qu’il fait passer aux plus jeunes, adopte en revanche
une posture rationaliste et empiriste sans équivoque. on y
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croise toujours un adulte de référence qui n’a pas de mots
assez durs envers la tendance du jeune héros à prendre ses
désirs pour des réalités et à croire que les secondes vont se
plier aux premiers. Ce type de « wishful thinking » y est invariablement présenté comme une faute méthodologique majeure,
aux conséquences toujours néfastes.
Pour autant, ce rationalisme militant n’est jamais dogmatique, et encore moins inféodé aux discours scientifiques dominants. Heinlein ne confond jamais les faits établis, qu’il
remet rarement en cause (ou très ostensiblement, dans des
fantaisies ludiques), et les théories, qui ont vocation à être
remplacées. Ainsi, l’aventure du Lewis & Clark, le vaisseau
de L’Âge des étoiles, commence-t-elle sous les auspices de la
théorie einsteinienne de la relativité restreinte pour s’achever
sur sa « dépertinence » : la science du vingt-troisième siècle a
logiquement démodé la nôtre.
Par surcroît, la carte des savoirs académiques comprend de
nombreuses « zones blanches », qu’il appartient à la sciencefiction d’explorer sans grande contrainte, alors même que la
communauté scientifique s’efforce de les grignoter méthodiquement. L’une des plus vastes concerne ce qu’il est convenu
d’appeler la « parapsychologie » — télépathie, télékinésie,
clairvoyance, etc. Si nous les classons désormais parmi les
pseudosciences, ces phénomènes apparaissaient dans les années 1940 comme un domaine d’étude en friche mais prometteur, dûment légitimé par les travaux de J.B. Rhine, à
l’université de duke.
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Leur exploration fait, au moins depuis mark Twain, partie
intégrante du folklore littéraire américain. Charles Fort (18761932) consacre l’essentiel de son œuvre au recensement de
phénomènes inexpliqués — disparitions, combustion spontanée, boules de feu, « téléportation », etc. — qui constituent
le pain quotidien d’Unknown. Upton Sinclair, le mentor de Robert
et Leslyn Heinlein en politique, avait même obtenu une préface
d’Albert einstein pour un essai sur la télépathie, Mental Radio (1930).
Ces idées rencontrent donc un écho particulier chez Robert
Heinlein. La combinaison de ces deux éléments, possibilité
d’une science supérieure à la nôtre et phénomènes inexpliqués, lui offre l’occasion de s’essayer à une fiction d’inspiration fortéenne. Ce sera La Création a pris huit jours (1942),
d’une tonalité résignée et d’un pessimisme qu’on ne retrouvera plus guère dans la suite de son œuvre.
Car l’époque est dangereuse et il faut bien du courage à
Leslyn pour l’affronter avec le sourire. déjà se profilent à
l’horizon la guerre et les armes nucléaires de destruction massive. dès 1940, sous l’incitation de Campbell, Robert Heinlein explore dans ses fictions la nouvelle menace qui pèse sur
l’humanité, dans deux textes marquants, aux titres explicites :
« Il arrive que ça saute » (1940) et « Solution non satisfaisante » (1941). Il puise l’information technique aux meilleures
sources, avec l’aide de son ami physicien, Robert Cornog.
Lorsque, à partir de 1942, la censure s’abattra sur toutes les
questions nucléaires, « Solution non satisfaisante » restera
concrètement la seule discussion disponible des conséquences
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géopolitiques des nouvelles armes. La nouvelle sera largement discutée à Los Alamos, au point que, dans les jours qui
suivront Hiroshima, les atomistes du Manhattan Project inviteront les Heinlein au nouveau-mexique et les enrôleront
comme « conseillers politiques officieux2 ».
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en effet, pas plus qu’elle ne peut prétendre à couvrir l’intégralité du savoir humain, la science ne saurait traiter seule
tous les aspects des problèmes qu’elle soulève. Plus une technologie devient essentielle, plus ses applications s’élargissent,
et plus s’y mêlent des problématiques morales, économiques,
sociologiques, politiques que seule la psychohistoire chère à
Isaac Asimov permettrait de traiter rigoureusement. Pire : les
problèmes les mieux posés, les mieux délimités, n’admettent
pas toujours de solution moralement satisfaisante. Ainsi les
fougueux pilotes du vaisseau-torche de « Sous le poids des
responsabilités » (1953) sont-ils eux-mêmes confrontés au dilemme d’un plan de vol meurtrier, conséquence inéluctable
des lois de la cinématique. Cette pure fiction est néanmoins,
note damon Knight, « une histoire vraie, au sens où deuxet-deux-font-quatre est vrai. »
Ils n’y peuvent rien, deux et deux. Chez Heinlein, ils feront
toujours quatre, même au terme des spéculations les plus improbables, comme chaque médaille a son revers. n’en déplaise à Rhine, toute télépathie instantanée aura des comptes
à rendre à la théorie de la Relativité, comme le montre l’Âge
des étoiles. Si la télékinésie existe, elle pourra aussi bien s’appliquer aux échelles subatomiques, comme dans « Project
Un dossier complet discutant le rôle de Robert Heinlein dans les efforts américains en
faveur d’un contrôle supranational des armes nucléaires, en 1945-46, figure dans l’ouvrage
Solution non satisfaisante. Robert Heinlein et l’arme nucléaire, éditions du Somnium, 2009.
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nightmare ». dans un univers où la mesure perturbe, où la
pensée magique, le wishful thinking, la Magick contribuent à
faire advenir des événements positifs, gare aux esprits inquiets, aux actuaires de l’Apocalypse : eux aussi pourraient
bien connaître « Une année faste » !
À ce stade, je devine l’objection du jeune homme à l’air sérieux, au
premier rang : « Pourquoi donc, veut-il savoir, devrions-nous nous embarrasser de ce qui est clairement absurde ? La science-fiction est une
affaire sérieuse, instructive et éducative ; mais les contes de fée sont bons
pour les enfants. Ne perdons pas notre temps ! »
Peut-être suffirait-il de lui faire remarquer que les satires sociales
mordantes, les vérités désagréables et les raisonnements pointus des dissertations philosophiques peuvent être tournés sous forme de contes de
fée. Jonathan Swift, ésope et Lewis Carroll ne les ont pas jugés indignes
d’eux. Mais il y a une raison plus puissante de ne pas limiter l’imaginaire spéculatif à ce qui apparaît comme les limites du monde telles que
nos sens le connaissent. Nous ne pouvons être sûrs que ce monde est le
seul possible. C’est une idée qu’il est sain de garder à l’esprit. Pour emprunter le langage de la religion : « Avec Dieu, toutes choses sont possibles. » Toutes choses — même les djinns.
Il ne faut pas considérer cette citation comme une allégorie sans conséquence. Que la totalité de l’univers doive inclure toute possibilité de réalité incontestable — toute possibilité, qu’elle soit concevable, difficile à
concevoir, ou irrémédiablement inconcevable par l’esprit humain — peut
constituer une posture philosophique très sérieuse. Si l’univers est authentiquement infini, en ce sens, alors il inclut un espace-temps où Napoléon a gagné à Waterloo, un autre où les dinosaures ne se sont pas
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éteints mais ont évolué et développé une civilisation, sans laisser d’espace
à l’Homme, le tard-venu — et un autre encore où afrits et méchantes
sorcières ont autant de réalité que les impôts indirects.
Robert Heinlein, préface à Startling Stories, 1954
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Ce vertige métaphysique particulier parcourt la philosophie, des « intermondes » d’épicure jusqu’aux multivers des
interprétations les plus extrêmes de la mécanique quantique.
Pour un personnage de fiction, il prend une tournure plus
tragique encore : « Avec l’Auteur, toutes choses sont possibles » —
que son monde ne soit que le palimpseste d’un artiste paresseux,
comme dans « L’étrange profession de Jonathan Hoag »,
qu’il soit le sujet d’un pari stupide entre divinités mesquines
(Job, une comédie de justice) ou malveillantes (« eux »), voire
que l’Auteur lui-même, la Bête personnifiée (The Number of
the Beast), descende dans l’arène pour mieux le persécuter.
Sans déflorer les quatre histoires qui composent ce recueil,
vous n’y trouverez pas trace du héros heinleinien habituel,
positiviste tranquille dans sa confiance en la méthode scientifique, en la marche inexorable du progrès, et surtout en ses
propres compétences face à toute adversité. « Heinlein, fils
de Heinlein », ironisait Thomas dish. Sans doute. mais cet
Heinlein-ci est, comme ses personnages, sans défense dans
un monde trop grand pour lui.
Humain, en un mot.
©
éric Picholle 2011