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pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 9 préface La Belle et la Bête Il était une fois, à Hollywood, une gentille sorcière qui aimait un auteur de science-fiction. Chez eux, comme il se doit, venaient converser des mages et des prophètes, des guerriers et des savants, des inventeurs et des poètes… Partout dans le monde, on estime que les Américains sont dingues. Ceux-ci admettent souvent que l’accusation n’est pas infondée, mais désignent la Californie comme foyer de l’infection. Les Californiens soutiennent sans se démonter que leur mauvaise réputation est due au comportement des seuls habitants de la région de Los Angeles. Si l’on insiste, ces derniers plaideront coupable, mais se hâteront d’expliquer : « Ce n’est pas notre faute. C’est Hollywood. Nous n’avons rien demandé. Hollywood est juste apparu, comme ça. » Les habitants de Hollywood, pour leur part, se moquent bien de ce que l’on dit d’eux. Ils en seraient même fiers. Si vous êtes curieux, ils vous 9 pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 10 feront un bout de conduite jusqu’à Laurel Canyon, « — où nous gardons les cas aigus ». Les Canyonites regardent avec quelque condescendance les ternes créatures qui, en contrebas, s’entassent dans des immeubles, et s’enivrent de la certitude discrète qu’eux seuls savent ce que vivre veut dire. Lookout Mountain est le nom d’une vallée secondaire qui grimpe encore à partir de Laurel Canyon. Les autres Canyonites n’aiment pas qu’on en parle. Il y a quand même des limites ! Robert Heinlein, « La maison biscornue », 1941 10 Le dernier occupant du 8777 Lookout mountain Avenue, au-dessus de Los Angeles, semble avoir été un certain Potiphar Breen. mais avant-guerre, c’est là, chez Leslyn et Robert Heinlein, que s’invente « l’âge d’or » de la science-fiction. Habitués ou visiteurs de passage, leurs hôtes y constituent la brillante Mañana Literary Society, le pendant californien des Futurians de la côte est. Anthony Boucher consacrera à la mañana un polar à clef, Rocket to the Morgue (1942). Un avatar de John Campbell, l’éditeur new-yorkais d’Astounding Science Fiction et d’Unknown, y est victime d’un meurtre en chambre close. L’amateur de SF n’est pas surpris d’y reconnaître aussi bien des auteurs déjà chevronnés, comme Jack williamson ou edmond Hamilton, que de jeunes pousses prometteuses comme Robert Heinlein lui-même, Henry Kuttner, Catherine moore, Cleve Cartmill, ou encore L. Ron Hubbard. Les fusées du titre sont celles de Jack Parsons, pionnier de l’astronautique et inventeur des carburants solides pour ces pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 11 engins. Pour ce rôle du scientifique débordant de projets, l’auteur aurait aussi bien pu s’inspirer de willy Ley, autre précurseur de l’aventure des fusées, ou encore de Robert Cornog, le découvreur de l’hélium 3, tous familiers du 8777. de ces réunions fascinantes de fortes personnalités littéraires, scientifiques et politiques, Jack williamson se souvient qu’on y parlait aussi beaucoup de sexe. Si proches que leurs amis les surnomment volontiers « Boblyn », Leslyn et Robert Heinlein forment de ce point de vue un « mariage ouvert. » Parsons, grand séducteur devant l’éternel, n’hésite pas à en faire l’alpha et l’oméga de sa pensée : De toutes les étranges et terribles puissances parmi lesquelles nous évoluons sans le savoir, le sexe présente le plus fort potentiel. Conçus dans l’orgasme de la vie, c’est dans l’agonie et dans l’extase que nous jaillissons du centre de la création. Encore et encore, nous revenons à cette fontaine, pour nous perdre dans les feux de l’être, réunis pour un instant à la force éternelle ; nous en ressortons neufs et rafraîchis, comme d’un sacrement miraculeux. Enfin, au dernier instant, notre vie s’achève dans l’orgasme de la mort. John whiteside Parsons, Freedom Is a Two-Edged Sword, 1946 Passionné d’occultisme autant que de fusées, Jack Parsons pratique par ailleurs la « messe gnostique » d’Aleister Crowley, selon le rite rabelaisien de Thélème. d’Angleterre, Crowley remarque sa détermination et le nomme en 1942 à la tête de la loge californienne de l’Ordo Templi Orientis (o.T.o.). La 11 pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 12 12 grande ambition de Parsons est de voir s’incarner dans les prêtresses qui l’assistent la déesse-mère Babalon, archétype de la sexualité féminine. La science-fiction n’est jamais bien loin : le rituel de Babalon semble avoir été influencé par l’esthétique d’un roman de Jack williamson, Plus noir que vous ne pensez (1940). L’un des principaux acolytes de Parsons n’est autre que L. Ron Hubbard. Brièvement installé chez lui après s’être invité plusieurs mois chez les Heinlein en 1946, le futur fondateur de la « dianétique » (1950) et de l’église de Scientologie (1953) s’enfuira avec le bateau, les économies et la maîtresse du mage… Au-delà de sa composante sexuelle, la magie — ou plutôt la « Magick » — de Parsons est essentiellement bienveillante. définie comme « la science de provoquer un changement conforme à la volonté », c’est « une méthode pour traiter des régions de la nature et de l’esprit humain qui ne sont pas justiciables de la logique ordinaire ou de l’approche mécaniste ». Une pensée magique opératoire qui aiderait à plier le monde à nos attentes et à nos désirs : c’est d’abord ainsi que l’entend Leslyn Heinlein. Bientôt, pour aider les amis du couple à traverser les années sombres et assurer de la protection de ses prières et de ses sorts ceux qui partent au feu, Leslyn n’hésitera pas à se proclamer « sorcière blanche » , sur un ton mi-plaisant, mi-sérieux. La posture de Robert Heinlein à l’égard de la Magick est plus mesurée. Amateur d’idées à contre-courant, il est conscient de pouvoir en nourrir son inspiration1. discrètement athée depuis l’adolescence, après avoir été élevé par une Heinlein sera toute sa vie curieux des mythes et des religions humaines. C’était déjà le thème de la seule thèse de doctorat consacrée, en France, à notre auteur : Robert Heinlein : de la structure mythique à l’ésotérisme, Jean-Paul debenat, Paris III, 1984. 1 pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 13 mère bigote au plus profond du Bible Belt, il est capable de respecter les tenants des doctrines les plus extrêmes. Une certitude : Jack Parsons est son ami et les convenances lui interdisent d’attaquer ses convictions religieuses. Lorsque, au tournant des années soixante, l’évolution du paysage éditorial lui permettra enfin d’intégrer cette combinaison de spiritualité et de sexualité dans une fiction commerciale, En terre étrangère en constituera une satire bien plus indulgente qu’à l’égard des variations de Hubbard. de même, « Le Représentant en éléphants » (1948), peut-être sa nouvelle la plus sensible, offre un regard attendri, tout en demi-teinte, sur les rites et les magies intimes de sa sorcière bien-aimée, qui s’avèrent une part essentielle de son imaginaire. Ancien officier et ingénieur de formation, Robert Heinlein est en outre capable d’apprécier l’alliage paradoxal des méthodes scientifiques et mystiques à l’œuvre chez Parsons, le gourou chimiste. Il y reconnaît un puissant ressort dramatique et humoristique, qu’il utilisera volontiers dans ses fictions. Ainsi, dès 1942, L’Enfant de la science mêle habilement ce qu’on n’appelle pas encore hard science fiction, sur le thème du génie génétique, et enquête « scientifique » sur la réincarnation ; et « The devil makes the Law » (1942 également) invente le genre qui deviendra la science fantasy. dans ses juvenile, Heinlein, toujours très vigilant quant au message qu’il fait passer aux plus jeunes, adopte en revanche une posture rationaliste et empiriste sans équivoque. on y 13 pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 14 14 croise toujours un adulte de référence qui n’a pas de mots assez durs envers la tendance du jeune héros à prendre ses désirs pour des réalités et à croire que les secondes vont se plier aux premiers. Ce type de « wishful thinking » y est invariablement présenté comme une faute méthodologique majeure, aux conséquences toujours néfastes. Pour autant, ce rationalisme militant n’est jamais dogmatique, et encore moins inféodé aux discours scientifiques dominants. Heinlein ne confond jamais les faits établis, qu’il remet rarement en cause (ou très ostensiblement, dans des fantaisies ludiques), et les théories, qui ont vocation à être remplacées. Ainsi, l’aventure du Lewis & Clark, le vaisseau de L’Âge des étoiles, commence-t-elle sous les auspices de la théorie einsteinienne de la relativité restreinte pour s’achever sur sa « dépertinence » : la science du vingt-troisième siècle a logiquement démodé la nôtre. Par surcroît, la carte des savoirs académiques comprend de nombreuses « zones blanches », qu’il appartient à la sciencefiction d’explorer sans grande contrainte, alors même que la communauté scientifique s’efforce de les grignoter méthodiquement. L’une des plus vastes concerne ce qu’il est convenu d’appeler la « parapsychologie » — télépathie, télékinésie, clairvoyance, etc. Si nous les classons désormais parmi les pseudosciences, ces phénomènes apparaissaient dans les années 1940 comme un domaine d’étude en friche mais prometteur, dûment légitimé par les travaux de J.B. Rhine, à l’université de duke. pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 15 Leur exploration fait, au moins depuis mark Twain, partie intégrante du folklore littéraire américain. Charles Fort (18761932) consacre l’essentiel de son œuvre au recensement de phénomènes inexpliqués — disparitions, combustion spontanée, boules de feu, « téléportation », etc. — qui constituent le pain quotidien d’Unknown. Upton Sinclair, le mentor de Robert et Leslyn Heinlein en politique, avait même obtenu une préface d’Albert einstein pour un essai sur la télépathie, Mental Radio (1930). Ces idées rencontrent donc un écho particulier chez Robert Heinlein. La combinaison de ces deux éléments, possibilité d’une science supérieure à la nôtre et phénomènes inexpliqués, lui offre l’occasion de s’essayer à une fiction d’inspiration fortéenne. Ce sera La Création a pris huit jours (1942), d’une tonalité résignée et d’un pessimisme qu’on ne retrouvera plus guère dans la suite de son œuvre. Car l’époque est dangereuse et il faut bien du courage à Leslyn pour l’affronter avec le sourire. déjà se profilent à l’horizon la guerre et les armes nucléaires de destruction massive. dès 1940, sous l’incitation de Campbell, Robert Heinlein explore dans ses fictions la nouvelle menace qui pèse sur l’humanité, dans deux textes marquants, aux titres explicites : « Il arrive que ça saute » (1940) et « Solution non satisfaisante » (1941). Il puise l’information technique aux meilleures sources, avec l’aide de son ami physicien, Robert Cornog. Lorsque, à partir de 1942, la censure s’abattra sur toutes les questions nucléaires, « Solution non satisfaisante » restera concrètement la seule discussion disponible des conséquences 15 pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 16 géopolitiques des nouvelles armes. La nouvelle sera largement discutée à Los Alamos, au point que, dans les jours qui suivront Hiroshima, les atomistes du Manhattan Project inviteront les Heinlein au nouveau-mexique et les enrôleront comme « conseillers politiques officieux2 ». 16 en effet, pas plus qu’elle ne peut prétendre à couvrir l’intégralité du savoir humain, la science ne saurait traiter seule tous les aspects des problèmes qu’elle soulève. Plus une technologie devient essentielle, plus ses applications s’élargissent, et plus s’y mêlent des problématiques morales, économiques, sociologiques, politiques que seule la psychohistoire chère à Isaac Asimov permettrait de traiter rigoureusement. Pire : les problèmes les mieux posés, les mieux délimités, n’admettent pas toujours de solution moralement satisfaisante. Ainsi les fougueux pilotes du vaisseau-torche de « Sous le poids des responsabilités » (1953) sont-ils eux-mêmes confrontés au dilemme d’un plan de vol meurtrier, conséquence inéluctable des lois de la cinématique. Cette pure fiction est néanmoins, note damon Knight, « une histoire vraie, au sens où deuxet-deux-font-quatre est vrai. » Ils n’y peuvent rien, deux et deux. Chez Heinlein, ils feront toujours quatre, même au terme des spéculations les plus improbables, comme chaque médaille a son revers. n’en déplaise à Rhine, toute télépathie instantanée aura des comptes à rendre à la théorie de la Relativité, comme le montre l’Âge des étoiles. Si la télékinésie existe, elle pourra aussi bien s’appliquer aux échelles subatomiques, comme dans « Project Un dossier complet discutant le rôle de Robert Heinlein dans les efforts américains en faveur d’un contrôle supranational des armes nucléaires, en 1945-46, figure dans l’ouvrage Solution non satisfaisante. Robert Heinlein et l’arme nucléaire, éditions du Somnium, 2009. 2 pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 17 nightmare ». dans un univers où la mesure perturbe, où la pensée magique, le wishful thinking, la Magick contribuent à faire advenir des événements positifs, gare aux esprits inquiets, aux actuaires de l’Apocalypse : eux aussi pourraient bien connaître « Une année faste » ! À ce stade, je devine l’objection du jeune homme à l’air sérieux, au premier rang : « Pourquoi donc, veut-il savoir, devrions-nous nous embarrasser de ce qui est clairement absurde ? La science-fiction est une affaire sérieuse, instructive et éducative ; mais les contes de fée sont bons pour les enfants. Ne perdons pas notre temps ! » Peut-être suffirait-il de lui faire remarquer que les satires sociales mordantes, les vérités désagréables et les raisonnements pointus des dissertations philosophiques peuvent être tournés sous forme de contes de fée. Jonathan Swift, ésope et Lewis Carroll ne les ont pas jugés indignes d’eux. Mais il y a une raison plus puissante de ne pas limiter l’imaginaire spéculatif à ce qui apparaît comme les limites du monde telles que nos sens le connaissent. Nous ne pouvons être sûrs que ce monde est le seul possible. C’est une idée qu’il est sain de garder à l’esprit. Pour emprunter le langage de la religion : « Avec Dieu, toutes choses sont possibles. » Toutes choses — même les djinns. Il ne faut pas considérer cette citation comme une allégorie sans conséquence. Que la totalité de l’univers doive inclure toute possibilité de réalité incontestable — toute possibilité, qu’elle soit concevable, difficile à concevoir, ou irrémédiablement inconcevable par l’esprit humain — peut constituer une posture philosophique très sérieuse. Si l’univers est authentiquement infini, en ce sens, alors il inclut un espace-temps où Napoléon a gagné à Waterloo, un autre où les dinosaures ne se sont pas 17 pré-maquette Heinlein_Mise en page 1 15/03/2011 10:05 Page 18 éteints mais ont évolué et développé une civilisation, sans laisser d’espace à l’Homme, le tard-venu — et un autre encore où afrits et méchantes sorcières ont autant de réalité que les impôts indirects. Robert Heinlein, préface à Startling Stories, 1954 18 Ce vertige métaphysique particulier parcourt la philosophie, des « intermondes » d’épicure jusqu’aux multivers des interprétations les plus extrêmes de la mécanique quantique. Pour un personnage de fiction, il prend une tournure plus tragique encore : « Avec l’Auteur, toutes choses sont possibles » — que son monde ne soit que le palimpseste d’un artiste paresseux, comme dans « L’étrange profession de Jonathan Hoag », qu’il soit le sujet d’un pari stupide entre divinités mesquines (Job, une comédie de justice) ou malveillantes (« eux »), voire que l’Auteur lui-même, la Bête personnifiée (The Number of the Beast), descende dans l’arène pour mieux le persécuter. Sans déflorer les quatre histoires qui composent ce recueil, vous n’y trouverez pas trace du héros heinleinien habituel, positiviste tranquille dans sa confiance en la méthode scientifique, en la marche inexorable du progrès, et surtout en ses propres compétences face à toute adversité. « Heinlein, fils de Heinlein », ironisait Thomas dish. Sans doute. mais cet Heinlein-ci est, comme ses personnages, sans défense dans un monde trop grand pour lui. Humain, en un mot. © éric Picholle 2011