La Collection de l`art brut se recentre sur son histoire

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La Collection de l`art brut se recentre sur son histoire
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24 heures | Mercredi 30 avril 2014
Point fort
La Collection de l’art brut
se recentre sur son histoire
Stratégie Premier et unique musée de référence dans le monde, l’institution logée
dans le Château de Beaulieu à Lausanne se voit privée de son ambassadrice. Enquête
«Une question
de réalisme
économique»
U Donnée pour pragmatique, la décision
lausannoise tombe au moment où le
paysage muséal centré ou frayant avec
l’art brut se densifie: le LaM de Lille
héberge depuis 1999 la plus grande
collection française, Paris compte les très
belles expositions de la Maison Rouge et
vibre avec la Halle Saint-Pierre. Si Zurich
a vu, l’année dernière, l’ouverture du
Musée visionnaire, ce sont bientôt
Crémone, en Italie, et Montpellier qui
vont ouvrir le leur… Cette décision
intervient aussi au moment où monte la
fièvre culturelle dans la capitale
vaudoise. Mais le syndic et municipal
lausannois de la Culture, Daniel Brélaz,
préfère faire la part des choses.
Temple
En 1971, Jean Dubuffet faisait don
de l’ensemble de sa collection
à Lausanne. Le musée a ouvert
ses portes en 1976. ODILE MEYLAN
Florence Millioud Henriques
G
ardienne du temple art brut
depuis que Dubuffet y a déposé les 5000 pièces de sa
collection dans les années
1970, depuis que ce fervent
défenseur d’un art rétif y laisse planer son
esprit et son héritage d’anticonformiste,
Lausanne a mal à sa Collection de l’art
brut. Bien que l’institution devance, avec
ses 40 000 visiteurs annuels, le Musée
cantonal des beaux-arts (31 500), le mal est
ailleurs. Profond au point que la Ville a
annoncé hier «la suppression à la fin de
cette année du poste de direction de la
recherche et des relations internationales
de la Collection de l’art brut». Une mission
à 90% assurée depuis deux ans par l’ancienne conservatrice, Lucienne Peiry.
Attrapée juste avant de donner une
conférence à Bologne, l’historienne de
l’art ne cache pas sa déception. «Cela fait
trente ans que je suis dans le sillage de
cette collection. J’en ai écrit l’histoire pour
les Editions Flammarion en 1997 – éditions
qui vont bientôt la publier en chinois et qui
viennent de me demander la suite. Mais je
ne vais pas commenter une décision stratégique, politique et financière.»
La stratégie définie par la Municipalité
de Lausanne? «L’institution doit se concentrer sur la conservation et la mise en
valeur de sa collection.» L’actuelle directrice, Sarah Lombardi ne voit pas d’inconvénient à être appelé à se recentrer: «Cela
ne veut pas dire figer la collection. Nous
avons 60 000 pièces aujourd’hui et seuls
10% sont exposés. Ce que nous voulons,
c’est partir de cette richesse et la mettre en
valeur.»
Or, pour rayer de son budget l’ambassade créée en 2012 sur fond de tensions
internes au musée, Lausanne évoque sa
santé financière mais encore la concurrence internationale dans le domaine de
l’art brut. Cette même concurrence qui
avait précisément conduit à la mise en
place du mandat de Lucienne Peiry.
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Contrôle qualité
Dans ses habits de ministre de la Culture, Daniel Brélaz assure qu’elle n’a pas
failli. «La tâche était difficile sans les
moyens considérables dont disposent
d’autres musées. Nous ne pouvions ni
soutenir la comparaison ni tenir sur la
distance, assure le syndic. Pareil pour la
politique d’acquisitions: on ne pouvait
pas poursuivre sur ce rythme et continuer
à entasser dans un musée qui ne va pas
s’agrandir.» Le constat est impitoyable:
«On allait droit dans l’impasse avec des
réserves qui, ces dix dernières années,
ont plus que doublé dans un secteur qui
n’est pas une priorité nationale.»
Et pourtant… Tous – les musées, les
collectionneurs, le marché et les grandsmesses de l’art, de la Biennale de Venise à
Art Basel – parlent aujourd’hui d’art brut.
Parmi les artistes historiques, les œuvres
des Vaudois Louis Soutter et Aloïse Corbaz passent souvent les 200 000 francs
en salle des ventes alors que celles du
Bernois Adolf Wölfli flirtent avec les
150 000 francs. Longtemps étriqué dans
sa réputation d’art des fous, l’art brut
s’invite comme un nouveau souffle dans
Le poste de
directrice des
relations
internationales
occupé par
Lucienne Peiry
n’existera plus.
l’art contemporain. Un jour art de la
marge, un autre celui de l’excentricité,
spontané, autodidacte et presque involontaire: sa cote d’amour demeure mais
sa définition est plus élastique que par le
passé, où les artistes étaient des créateurs.
Le Louvre de l’art brut
«Ces créateurs n’apparaissaient que dans
un contexte psychiatrique avec des
œuvres portant le numéro de leur dossier
médical, note le galeriste lausannois JeanDavid Mermod. Ce sont Jean Dubuffet et
son ami Alphonse Chave qui ont été les
premiers à faire passer l’art avant le diagnostic.» Parallèlement, Dubuffet figera
une vision historique de «ces ouvrages
Chaque année, la Collection de l’art brut accueille 40 000 visiteurs dans
ses espaces au Château de Beaulieu. ODILE MEYLAN
exécutés par des personnes indemnes de
culture artistique».
C’est cette vision qui fonde l’ensemble
d’œuvres léguées à Lausanne et c’est cet
héritage qui fait dire à Jean-David Mermod
que «la collection lausannoise est le Louvre de l’art brut. Or le Louvre n’agira jamais comme une Kunsthalle: il faut monter plus d’une exposition par année et retourner aux fondamentaux. Lausanne est
le seul musée à pouvoir le faire à partir de
sa collection: c’est le musée de référence.»
Cette place, il la tient sur la scène artistique internationale avec, en toile de fond,
un premier débat: faut-il enrichir la collection tous azimuts au risque de déroger à la
définition de Dubuffet? La Ville de Lausanne vient de dire un non «financier». Certains anciens s’y opposaient, convaincus de
l’impossibilité de trouver un Wölfli tous les
jours. Lucienne Peiry pensait «poursuivre
l’aventure de Dubuffet, celle du premier
directeur, Michel Thévoz, en donnant un
autre souffle, en allant voir au-delà des
frontières, en faisant découvrir».
Confrontée à un deuxième débat – l’art
brut doit-il entrer dans les musées d’art
contemporain ou rester autonome? –,
Lausanne marque sa préférence pour la
deuxième solution. Le réalisateur Bruno
Decharme, plus grand collectionneur d’art
brut du monde, ne les blâme pas. «Ils sont
réfractaires, pourquoi pas, c’est leur droit,
ils sont un îlot de référence, souligne-t-il.
Et, dernièrement, Lucienne Peiry a fait un
travail remarquable pour enrichir le musée d’œuvres dites contemporaines. Mais
le fait que cette collection soit à Lausanne
la confronte à une réalité géographique,
elle a moins de résonance que si elle était
au Centre Pompidou.» Le passionné ne
croit pas si bien dire. L’année dernière, la
BBC l’a carrément zappée d’un reportage
sur l’histoire de l’art brut!
Lausanne, Collection de l’art brut
Ma-di (11 h-18 h)
Rens.: 021 315 25 70
www.artbrut.ch
Afin de valoriser au maximum
le patrimoine art brut conservé
à Lausanne, n’aurait-il pas fallu
proposer qu’il rejoigne le futur pôle
muséal?
On peut toujours ajouter des millions
aux millions à investir… Mais nous
devons jouer dans la catégorie qui est
la nôtre, soit celle de la ville de Lausanne
et de ses 140 000 habitants. On ne peut
pas dépenser à tout va: nous devons
faire des choix, et ce choix c’est de
considérer que la Collection de l’art brut
est bien là où elle est, dans un écrin fort
bien adapté. Elle ne va pas abandonner
le Château de Beaulieu juste dans le but
de dépenser.
Daniel Brélaz,
syndic en charge
et municipal
de la Culture
Sans vouloir opposer une institution
à l’autre, l’idée d’un déménagement
sur le site de la gare a-t-elle été
évoquée?
Au moment des décisions, on a pensé
que, au sein d’un pôle muséal, la
cohérence avec un musée du design
était plus grande qu’avec une institution
réservée à un public plus spécialisé.
N’est-ce pas sous-estimer l’impact
de la Collection de l’art brut, l’unique
collection historique du monde?
On peut dire que ce musée est important, mais cela ne correspond pas à
la vérité lausannoise. Les deux grands
musées sur sol communal sont le Musée
olympique et la Fondation de l’Hermitage. Dans les musées purement
lausannois, l’art brut fait partie du trio
de tête.
Lausanne aurait-elle oublié d’être
fière de ce que les autres lui envient,
soit le lieu où tout a commencé?
C’est une question de priorités et de
point de vue. Au moment de son
ouverture, nous étions quasi les seuls
au monde. Maintenant, nous n’avons
pas les moyens d’une grande ville
américaine ou japonaise. Pour rester
leader sur ce marché de niche, notre
seule solution est de nous recentrer sur
ce qui fait la spécificité de la Collection et
constitue un atout de très haut niveau,
soit son aspect historique. C’est aussi
une question de réalisme économique.

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