Dégagisme et immolation

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Dégagisme et immolation
Dégagisme et immolation
Mon ami, mon frère, si toi tu ne brûles pas, si moi je ne brûle pas, qui éclairera la route ?
Nazim Hikmet
Pour se suicider, il faut beaucoup s’aimer. Un vrai révolutionnaire ne peut pas s’aimer.
Albert Camus
La vie entrave l’âme. La mort dégage. C’est peut-être le seul temps d’amour. Marie-Claire Blais Si nous considérons que Bouazizi représente le retrait de l’un de l’idéal unifiant, dont
il ne subsiste qu’un reste calciné, alors l’identification à lui de la multitude
révolutionnaire tunisienne pourrait correspondre au désir d’écarter d’elle-même l’idole
incarnant la toute-puissance, au profit d’une figure soluble qui, par son absence dans la
mort, laisse place au vide propice au jeu de la différence et de l’alternance. La
révolution aurait eu, en fait, pour ressort la désidentification de la figuration
hégémonique du pouvoir (le père), en corrélation avec la possibilité de l’apparition de
ce « lieu vide » de la démocratie [selon le mot de Claude Lefort] que nul ne peut
s’approprier.
Fethi Benslama
Certes, crier « Dégage ! » en chœur n’est pas signer un programme détaillé de revendications politiques. Et
d’aucuns ont pu expliquer cette apparente pauvreté de contenu par le caractère improvisé du soulèvement tunisien, le
fait qu’il ne fut à aucun moment encadré par des syndicats établis, des partis officiels ou des associations socioprofessionnelles, et qu’il résista toujours – et résiste encore vaille que vaille – aux tentatives, d’où qu’elles viennent,
d’encadrement ou de mise au pas, et donc de récupération par quelque instance institutionnelle que ce soit. « Ne nous
confisquez pas notre révolution [sic] ! », a-t-on très vite entendu après le dégagement de Ben Ali. 1
En réalité, l’absence spontanée – mieux : instinctive, jalouse, viscérale, visionnaire – de programme, c’est-àdire de tout discours porteur de belles espérances, d’un scénario tout fait et crédible de sortie de crise, d’une figure
charismatique incarnant une doctrine salvatrice rassurante, est à mettre en corrélation avec le terrain miné par un
désespoir absolu sur lequel a explosé l’insurrection dégagiste tunisienne.
Ce n’est pas une mineure contribution linguistique du dégagisme d’avoir ainsi réévalué le qualificatif
apolitique2. En effet, se vanter d’être « apolitique » trahissait avant un anti-gauchisme primaire, épidermique,
indécrottable. Depuis, chez les sympathisants protodémocratiques à tout le moins, c’est vouloir élever le débat audessus des tiraillements politiciens entre factions constitutives de l’establishment politique. Les « indignés », qui
estiment s’être fait confisquer la démocratie, disent la même chose autrement lorsqu’ils convient chacun à prendre part
à leurs rassemblements-campements, « quelle que soit son opinion politique ». Que les manifestants des deux côtés de
la Méditerranée en arrivent à se féliciter de compter dans leurs rangs des personnes « sans appartenance politique ou
syndicale particulière » en dit long sur ce qui se joue dans le réveil des consciences : la sortie du dégoût-pour-lapolitique, dans lequel a plongé des pans entiers de la population suite à la confiscation de la gestion de la cité par une
classe politique professionnalisée et affairiste pressée de tout sous-traitrer, sauf le maintien de l’ordre, avec plus fort et
plus riche qu'elle, en échange de dividendes confortables et trébuchants. Ceci explique également que les dégagistes
1 Le
contre-exemple marocain est ici éclairant, où les manifestations anti-establishment ont vite perdu de
leur potentiel dégagiste. On en veut pour seule preuve ce témoin d’une manifestation du 20 février à
Casablanca : « Près de 2 000 personnes ont manifesté le matin, et plus de 5 000 l’après-midi, avec quatre
groupes distincts : les Berbères, qui réclament la reconnaissance de leurs droits, l’extrême-gauche
marocaine, les islamistes et les étudiants/groupes Facebook. C’est un peu le problème : personne ne porte
les mêmes revendications, même si tout le monde rêve de changements dans cette monarchie poussiéreuse. »
[cité par e-Tristan] Si chacun manifeste avec son agenda propre et donc en ordre dispersé, on peut, au mieux,
s’attendre à des réformes au compte-goutte. Ce à quoi s’emploie le roi Mohammed VI, qui n’est pas près de
dégager. On peut avancer, d’une manière générale, que le lâcher de lest est la principale stratégie contredégagiste des autocrates arabes, changés par la pression de la rue « en princes des ‘’Mille et Une Nuits’’ »,
pour reprendre le titre de l’article édifiant de Jean-François Julliard. Mais un auto-dégagement partiel n’a
rien d’un dégagement. Un auto-dégagement total, ou « abdication spontanée », non plus, d’ailleurs. Le vide
dégagiste suppose un mouvement (voir chapitre 2). 2 Pour d’autres ébranlements dégagistes de la langue française, voir chapitre 11. aient préféré à la revendication politique policée « Démission ! » le cri de colère apolitique « Dégage ! »3.
Il n’est donc d’abord plus question d’espérer quoi que ce soit, de se laisser atteindre par une énième salve de
promesses fumeuses, de se ramollir encore davantage. À ce degré d’extrémité, le désespoir n’offre d’ailleurs plus la
moindre prise. C’est le dernier carré de fierté qui lui reste. Il s’agit ensuite, dans un ultime sursaut, avec la dernière
énergie, et parce qu’il n’y a vraiment plus rien à perdre, de tenter de restaurer les conditions de possibilité pour la
possibilité d’un nouvel espoir, tout infime, incertain et même improbable soit-il. Ne plus rien espérer de précis, sinon
la possibilité d’un espoir futur. Quand le dégoût de soi, c’est-à-dire l’humiliation de subir sans réagir, a touché le fond,
on ne peut qu’y rebondir, et peu importe vers où. Ou accepter de mourir, de renoncer définitivement à soi. Avec
l’énergie du désespoir, il faut en premier lieu déboucher l’avenir, et la question de savoir ce dont il sera fait ne se pose
même pas. Il y aurait même quelque indécence à la poser trop tôt : ce serait se tromper d’urgence. D’abord redresser la
tête, ne plus être à terre, se relever. D’abord ne plus avoir peur, briser la loi du silence, se faire entendre. D’abord
retourner la peur contre sa cause. Il ne peut y avoir d’autre impératif « lorsque la réprobation du pouvoir devient aussi
un dégoût de soi-même, d’accepter l’inacceptable » (F. Benslama), d’accepter d’être un homme dans ces conditions-là.
On le sait, la chronologie des événements ne laisse pas de doute, le déclencheur du soulèvement tunisien, qui a
permis la mise en branle de cette énergie du désespoir, est l’auto-immolation par le feu, devant le siège du gouvernorat
à Sidi Bouzid, de Mohamed Bouazzi le 17 décembre 2010, suite à la confiscation de sa marchandise et de sa charrette
par la police municipale sous prétexte qu'il n'avait pas les autorisations nécessaires, suivie d’une gifle assénée
publiquement par une policière. Il succombera à ses blessures le 4 janvier, non sans avoir reçu le 28 décembre la visite
médiatique à son chevet de Ben Ali, lequel, image de marque oblige, ne s’abaissa pas à porter un masque… Selon une
rumeur persistante, le président aurait grommelé « Qu’il crève ! », sachant que cette immolation avait, sans mauvais
jeu de mots, mis le feu aux poudres... D’aucuns affirment que, sous son sarcophage de bandages, Bouazizi était déjà
mort lors de cette visite…
Il est impossible de savoir pourquoi le geste de Bouazizi a eu ce pouvoir fédérateur, et non cette autre
immolation par le feu, un an auparavant, à Monastir, dans des circonstances socio-économiques en tout comparables.
Il est certain en revanche que les Tunisiens, à commencer par les plus démunis, s’y sont cette fois reconnus : ils ont vu
dans Bouazizi transformé en torche vivante la représentation dramatique de leur propre situation, l’extrémité de la
détresse où ils se débattent en vain ou renoncent à se battre, et la nécessité soudaine d’inverser la fatalité de leur
aliénation, non en s’immolant à leur tour mais en descendant dans la rue. « Nous sommes tous des Bouazizi ! »
Icône du soulèvement, Bouazizi n’est mort en martyr de la cause dégagiste que rétrospectivement4. Avancer
qu’il s’est sacrifié « pour sortir tout un peuple d’une léthargie coupable » (A.Meddeb), comme suggérer qu’il a utilisé
son corps comme « arme » contre les suppôts de Ben Ali et a voulu « faire de sa mort un acte utile pour les autres » (T.
Ben Jelloum), procède de la plus navrante mystification. Une chose est de nier, pour des raisons religieuses, qu’il se
soit suicidé (le suicide est condamné par le Coran), une autre est de refuser de l’admettre sous prétexte que, tel le
Christ, il a accepté la mort, non pour mourir, mais pour les sauver, eux, les Tunisiens.
Mohamed Bouazizi est entré dans l’Histoire. Inutile d’en faire en plus une légende. Se rappeler ce qu’il a
permis par devers lui est, en revanche, le minimum. L’avenue du 7-Novembre à Tunis, qui rappelait l’arrivée au
pouvoir de Ben Ali en 1987, porte désormais le nom du petit vendeur ambulant. Ainsi que le Centre de traumatologie
et des grands brûlés de Ben Arous, où il est mort. Ainsi qu’une place bientôt dans le XIVe arrondissement de Paris. Et
la liste est sans doute encore plus longue.
Il n’empêche. Si son geste a été le détonateur d’un sursaut populaire aussi fantastique qu’imprévisible, il est,
en soi, la marque magnifiée et spectaculaire de l’impuissance, de la démission, de la faillite la plus radicale. À sa sœur
Leïla, il déclarait souvent : « Ici, le pauvre n'a pas le droit de vivre ». Son courage aura été de traduire ce déni dans les
faits.
Ce n’est donc pas déshonorer sa mémoire que d’en faire l’anti-héros paradigmatique du dégagisme, comme y
invitent d’ailleurs ces derniers mots écrits sur le mur de son Facebook (il s’agit de paroles du groupe de rap Mascott),
juste avant de s’immoler :
Je te quitte, maman. Pardonne-moi, les reproches sont inutiles. Je suis perdu sur un chemin que je ne contrôle
pas. Pardonne-moi si j’ai désobéi, adresse les reproches à notre époque, pas à moi. Je te quitte, mon départ
est sans retour, j’en ai marre de pleurer sans larmes, les reproches sont inutiles dans cette époque cruelle, sur
cette terre des hommes. Je suis fatigué et je ne retiens rien du passé. Je te quitte en me demandant si mon
départ m’aidera à oublier.
Qui plus est, qu’il n’ait réveillé les consciences qu’une fois décédé (ou sur le point de l’être) inscrit au cœur du
dégagisme l’absence obligée de tout leader. Et son déguisement posthume en président de Tunisie (image brandie lors
des manifestations qui auront finalement raison de Ben Ali) le confirme admirablement : il ne faut y lire ni l’espoir
qu’il ressuscite sur le siège présidentiel, ni l’espoir que Ben Ali prenne la place du mort, mais l’appel du vide qui
distingue un dégagement d’une révolution.
3 Pour une ontologie alternative de l’invective dégagiste, voir chapitre 6. 4 Les
martyrs prospectifs, morts sous les balles et les matraques de la police entre le 17 décembre 2010 et le
14 janvier 2011, sont officiellement au nombre de 236. Fallait-il que Bouazizi se suicide pour que Ben Ali dégage ? Immolation et dégagisme sont-ils coextensifs ? Le
contre-exemple égyptien suffit à répondre par la négative. Et quand bien même, l’étymologie militerait en faveur
d’une interprétation moins extrémiste du mot. C’est en effet la combinaison de in- , « dans, en, parmi, sur », et de
molare, dérivé de mola « meule », d’où « farine », qui a donné immolare, verbe latin désignant l’action de répandre de
la farine de blé torréfiée sur la tête des victimes au cours d’un sacrifice. En clair, un candidat à l’auto-immolation peut
se rouler simplement dans la farine, voire (variante après cuisson) s’entarter.
En revanche, dégagisme et désespoir absolu vont bien de pair. Même si, l’exemple espagnol en témoigne,
l’absolu du désespoir est une notion paradoxalement relative. Pour quantifier cette différence dans l’absolu, il suffit de
mesurer la distance séparant « Dégage ! » de « Démocratie réelle, maintenant ! ».
Mohamed Bouazizi est entré dans le club très select des suicidés par le feu qui passeront à la postérité, aux
côtés du bonze bouddhiste Thich Quang Duc, qui protesta le 11 juin 1963 contre le régime dictatorial proaméricain du
président vietnamien Ngô Dinh Diêm, et de Jan Palah, un étudiant tchécoslovaque qui protesta le 16 janvier 1969
contre l'invasion de son pays par l’U.R.S.S.. Dans la lettre trouvée sur le lieu de son sacrifice, Jan Palach écrivait:
« Puisque nos nations se sont retrouvées au bord du désespoir, nous avons décidé de manifester notre désaccord
substantiel avec les concessions faites par le régime devant l'occupant et d'inciter le peuple à ne pas se soumettre.
Notre groupe est composé de plusieurs volontaires prêts au sacrifice ultime. J'ai eu l’honneur d'être le premier. Tant
que nos revendications, dont la suppression de la censure, ne seront pas acceptées, d'autres torches suivront. ». Et
d’autres auto-immolations par le feu ont suivi, effectivement, celle de Jan Palah, comme celle de Mohamed Bouazizi :
2 pour celui-là, près de 40 pour celui-ci.

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