Entretien avec Jude Stéfan (19 février 2008)

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Entretien avec Jude Stéfan (19 février 2008)
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Entretien avec Jude Stéfan
(19 février 2008)
Propos recueillis par Alain Quesnel
Alain Quesnel: La poésie peut-elle aider à vivre? Vous a-t-elle aidé à vivre? Ces
questions ont-elles un sens aujourd’hui?
Jude Stéfan: Ça en fait trois! (long silence)… On peut répondre brièvement?… Le
fait d’avoir publié de la poésie, ça a dû m’aider… ça a dû m’aider à être, mais la
poésie elle-même, je ne pense pas qu’elle aide à vivre. C’est le fait d’en avoir
écrit… qui m’a aidé. En plus, c’était un genre plus original que les autres. On est
perçu comme ayant plus de qualités quand on œuvre dans la poésie. Ecrire un
roman, c’est faire comme tout le monde, tandis que se retrouver poète, c’est
beaucoup plus original. Donc, dans ce sens-là, ça m’a aidé… Si les réponses sont
brèves, les gens les lisent; si c’est long, ils ne les lisent pas… dans les revues.
A.Q.: La poésie vous paraît-elle destinée (ou vouée?) à nommer l’innommable? Ya-t-il, pour vous, quelque chose d’innommable? Si oui, quoi?
J.S.: Oui mais, je ne sais pas ce qu’est l’innommable, c’est ça le problème. Qu’estce qu’on peut appeler l’innommable, sinon ce que Beckett a déjà traité, dans
L’Innommable, justement. Non, je ne pense pas que la poésie soit destinée à nommer l’innommable: elle nomme, quoi! Mais l’innommable, au sens moral, évidemment, il y en a… Ce qu’on ne pourrait pas nommer, on ne peut pas le nommer,
alors que la poésie, elle nomme, elle utilise les mots… Non, je ne sais pas ce que
c’est que l’innommable, sauf au sens beckettien: ce qu’on n’arrive pas à ne pas
pouvoir dire… C’est ça l’innommable, mais moi j’ai nommé, j’ai écrit des noms…
A.Q.: Avez-vous cherché à inventer une ou des forme(s) poétique(s) nouvelle(s)?
Jusqu’à quel point la structure formelle d’un poème est-elle déterminante pour vous?
J.S.: J’ai écrit dans des formes anciennes: le vers libre ou le sonnet, parfois, ou
l’hétérométrie, comme La Fontaine. Je n’ai pas inventé une forme neuve: j’ai repris
des formes anciennes en voulant les renouveler. Par exemple, les longs poèmes
dans Idylles, et puis dans les Suites slaves, parce que c’est très difficile d’écrire
des élégies: on n’en écrit plus. C’étaient des formes qui étaient à nouveau „nouvelles“ mais qui étaient „anciennes“, normalement: chez les Latins et les Anglais (Tibulle ou Gray), en les répétant. L’art imite l’art.
Le deuxième point: oui, la structure formelle est déterminante. Elle a beaucoup
d’importance, surtout dans les poèmes courts, même typographiquement.
Wittgenstein a dit que „c’est la structure qui détermine le sens.“ Je pense qu’on
peut appliquer ça à la poésie.
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A.Q.: Que cherchez-vous dans le rythme de la phrase ou du vers?
J.S.: Je ne cherche pas grand chose… je ne crois pas: c’est quelque chose qui est
dans la voix, qui est déjà trouvé dans la voix; moi, je ne cherche pas quelque
chose de précis. Il y a une voix qui provoque le rythme mais sans chercher quoi
que ce soit. Il faut que le rythme soit juste, mais ça vient de l’intérieur, la justesse
du rythme. On ne la cherche pas de l’extérieur. Avec la pratique, ça devient „inné“,
c’est-à-dire „acquis.“
A.Q.: Vous avez écrit en vers et en prose. Quelle distinction faites-vous entre l’une
et l’autre de ces formes d’expression? Comment le passage de l’une à l’autre a-t-il
scandé l’évolution de votre œuvre?
J.S.: J’étais apte à écrire dans plusieurs genres. J’ai commencé par des satires;
ensuite je suis passé à des poèmes courts et puis, en même temps, j’ai écrit des
nouvelles. Or, ce n’est pas comparable, une nouvelle ou un poème. C’est forcément distinct, pour moi. Il s’agit d’un problème à résoudre: problème de métrique;
de chute ou de stylisation dans la nouvelle. C’est faussement un problème,
puisqu’il n’y a pas de rapports entre l’un et l’autre, seulement des ressemblances.
Je n’ai pas du tout pensé le passage de l’une à l’autre forme comme une certaine
évolution dans l’œuvre: c’était concomitant. Je peux écrire des poèmes et des nouvelles… il n’y a pas évolution entre les unes et les autres. Il y a sans doute des
thèmes que je reprends de l’un à l’autre, mais cette année (2008), je vais tout à la
fois publier un long poème et un recueil de nouvelles (L’Idiot de village). Dans ce
dernier cas, j’avais vu, à la télévision, un débat scientifique sur l’œuf et la poule et
j’ai imaginé le personnage d’un idiot de village qui veut à tout prix résoudre cette
question. C’est venu comme ça.
A.Q.: Les références à la modernité poétique du XIXe siècle (Baudelaire, Rimbaud…) jouent parfois un rôle dans votre œuvre. Comment le conciliez-vous avec
une culture classique qui paraît y jouer un rôle prédominant?
J.S.: Vous voulez parler de mon œuvre critique, sans doute, parce que sinon, je ne
suis pas marqué par Baudelaire, je ne me réfère pas beaucoup à lui. Pour le reste,
je n’oppose pas du tout classiques et modernes. Je rabâche ça tout le temps: les
anciens classiques, ils ont été modernes: Rabelais a été moderne; Racine a voulu
l’être contre Corneille et Corneille l’a aussi voulu… et ils sont devenus classiques.
La culture classique ne s’oppose pas à la modernité. Baudelaire est classique,
même au mauvais sens du mot; c’est un rhétoricien classique; tandis que Rimbaud, si on veut bien le remarquer, on ne peut pas dire qu’il est devenu „classique.“ Bonnefoy va être classique aux dépens du modernisme. Celui qui est devenu classique a commencé par être moderne. Pour devenir classique, „il faut absolument être moderne“, comme disait Rimbaud, justement. En ce qui concerne
des auteurs latins comme Catulle, Perse ou Ovide, ils restent si modernes qu’on
continue à les étudier et à les lire.
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A.Q.: A de nombreux égards, vous semblez prendre vos distances avec certains
aspects importants de la poésie du XXe siècle (le Surréalisme et ses épigones…).
N’est-ce qu’une impression?
J.S.: Non, c’est vrai, mais pas forcément une prise de distance vis-à-vis du Surréalisme, parce que j’ai dû en garder l’impact des images ou des métaphores. Si
distance il y a eu, c’est plutôt par rapport à d’autres aspects de la poésie du XXe
siècle, celle des années 50, cette poésie qu’on appelait: „à hauteur d’homme“,
cette poésie „humaniste.“ Il n’y avait plus grand-chose dans ces années-là… Et
puis, tout à coup, il y a eu Denis Roche, Jacques Roubaud, Michel Deguy … donc
moi, j’ai suivi leurs traces. C’était le temps de revues comme Tel Quel, Change, les
débuts du Chemin. C’était contre la „poésie poétique“ qui a cependant continué,
que ces gens-là se battaient, contre le „poétisme“, le faux lyrisme. Mon travail est
plus solitaire, mais il y a une distance marquée avec cette „poésie“-là, et au
contraire, une proximité avec ces tentatives modernistes.
A.Q.: Vous êtes un grand poète contemporain. Qu’est-ce que cela signifie pour
vous: un souci? un but atteint?
J.S.: Je ne sais pas si je suis un „grand poète contemporain.“ Je suis un poète particulier, je pense; inclassable peut-être mais „grand“ (?) si on peut dire ça ou ce
que ça veut dire; mais ce n’est pas ce que je cherchais, pas un souci, ni un but
atteint. Il n’y a qu’à voir mes débuts, avec Cyprès: là, c’était tout à fait à part, modeste, limité, je veux dire, particulier… pas du tout une recherche de grandeur.
C’est peu à peu que je me suis défini, sans doute, et qu’on m’a situé parmi, disons,
les vingt poètes importants actuellement. Il y en a trente par génération; il y en a
trois cents qui se croient poètes et il y en a trente, par génération, qui tiennent.
Mon souci a été de faire quelque chose de particulier, d’original, de non ressemblant.
A.Q.: Votre travail sur le langage peut-il se définir comme un acte de résistance?
Si oui, à quoi?
J.S.: Oui, ça, c’est vrai. C’est la résistance à… la mauvaise poésie; à la religion,
disons; à la mort; à l’effondrement; au suicide aussi, oui, c’est une tentation quotidienne. Et puis ça vous réoriente vers un avenir: si vous avez un nouveau recueil,
alors, il faut attendre qu’il soit publié. C’est un peu comme Perros: j’avais écrit un
texte sur lui: G. Perros: une morale de la résistance, contre tout ce qui nous attaque. Je me sens percé de flèches par l’adultisme, le monde oppressant des adultes dans lequel on entre adolescent; par l’oppression, celle des préjugés ou
l’oppression politique. Et puis, j’ai oublié la première résistance: la résistance à la
maladie. Je suis un survivant, comment dire… je crois qu’il y a un autre mot… un
rescapé. J’aurais dû mourir à la trentaine et j’ai été sauvé par un grand spécialiste.
Puis des attaques, des rémissions… et j’ai passé la quarantaine puis la cinquantaine… Là, ça devient ridicule! la soixantaine… Peut-être y-a-t-il une résistance
intérieure, du genre de celle qu’on trouve chez Chamfort ou Voltaire: des gens de
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faible constitution et qui résistent sans savoir comment, alors que des obèses
meurent en plein quinquagénariat.
A.Q.: Votre poésie semble osciller entre le lyrisme et le cri. Les deux s’opposent-ils?
J.S.: Je ne chante pas beaucoup… Je ne me vois pas comme „lyrique.“ Les cris, il
faut les apaiser, les cris, sinon ils sont pathétiques. Le cri et le lyrisme me paraissent opposés. Quant au cri, je m’en tiendrai à cette citation de Bernard Noël: „Vouloir se consumer et, dans le même temps, vouloir durer: la clé du cri.“
A.Q.: Nombre de vos poèmes semblent marqués par des notations autobiographiques relativement précises et peu identifiables par le lecteur. Comment lire ces
confidences qui n’en sont pas?
J.S.: Si le lecteur lit beaucoup et attentivement, il va retrouver son chemin, référence par référence. Je lui laisse ce travail. Il y a des circulations de noms, de personnages: on les retrouve dans le texte. C’est un peu comme la circulation des
personnages chez Balzac, de roman en roman. Le lecteur pourra les identifier. Par
exemple, s’il se demande ce que sont devenues mes sœurs, très présentes dans
mes livres, il découvrira que, dans mon dernier recueil de nouvelles, elles
disparaissent dans un accident d’avion: c’est pour mettre fin au thème des sœurs.
A.Q.: Comment conciliez-vous le caractère souvent „noir“ de vos textes avec un
humour qui verse parfois dans le comique?
J.S.: Je ne fais pas dans le comique; ce n’est pas le mot indiqué. Je n’aime pas ça.
D’abord, je ne suis pas toujours „noir“: ne voir que cela, c’est oublier les fleurs, les
filles, les animaux. Certes, je fais souvent allusion à la mort et il y a dans mes textes quelque chose du funèbre ou du funeste, mais ça ne me résume pas. Il y a
peut-être, par endroits, des „esclaffages“, des détails qui font rire, mais je ne crois
pas que je fasse de l’humour: c’est quelque chose d’extérieur, c’est le lecteur qui,
peut-être, le perçoit ainsi.
A.Q.: Votre œuvre, marquée au début par un violent mal de vivre, semble atteindre
dans ses expressions récentes (Génitifs, Caprices…) à une certaine et relative sérénité. Comment voyez-vous cette évolution?
J.S.: Là encore c’est le lecteur qui peut percevoir une telle évolution. Si elle existe,
c’est peut-être dû à l’âge, au passage d’une indignation adolescente à une indignation sénile. Ce n’est en tout cas pas une forme de sagesse, tout au plus une
sérénité décrispée, découragée.
A.Q.: Quels sont les écrivains d’aujourd’hui que vous lisez? En quoi vous intéressent-ils?
J.S.: Je lis les poètes modernistes: Alferi et Beck. Ce sont les plus forts actuellement. Leur puissance théorique, notamment, m’impressionne. Je dis: „modernistes“ et non „modernes“, car ce dernier mot est galvaudé: „modernité: merdonité“,
comme disait Michel Leiris. J’aime aussi beaucoup Pascal Quignard, l’une des
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deux grandes figures littéraires actuelles, avec Sollers; notamment les Petits Traités et Le Sexe et l’Effroi (également les nouvelles érotiques qu’il a publiées sous le
pseudonyme d’Izquierdo). En ce moment, je lis Les Bienveillantes de Litell, un roman dur, mais très puissant.
A.Q.: Que peut la poésie aujourd’hui?
J.S.: La réponse est facile: rien du tout. Que voulez-vous qu’elle puisse? Rimbaud
l’a su très vite. Les surréalistes ont voulu „changer la vie“ et n’ont changé que les
enseignes et les affiches. Il est révélateur qu’on puisse difficilement imaginer une
émission culturelle, à la télévision, où l’on débattrait de poésie, tout simplement
parce que ça n’existe pas. La poésie n’existe pas.
A.Q.: Avant que nous commencions cet entretien, vous m’avez dit que vous vous
demandiez: pourquoi avoir écrit? Pourquoi vous posez-vous cette question?
J.S.: La question n’est pas: „pourquoi écrivez-vous?“ Elle se décline au passé,
sous la forme d’une sorte de bilan. Est-ce qu’en écrivant, je n’ai pas oublié de faire
autre chose? On n’écrit que parce qu’on a une vie ratée: „on m’a raté ma vie“,
comme disait Corbière. Il n’y a pas de „vraie vie“, au sens où le pensaient Rimbaud („La vraie vie est absente“) ou Proust (la littérature). Il n’y a qu’une illusion: si
je projette la poésie en une femme, ce n’est pas la femme qui est poétique. J’ai
fait, jadis, du football. Mes coéquipiers vivaient, le dimanche, sur le stade, une
heure et demie de poésie, un moment rédimé du temps. Et puis, c’était fini.
Jude Stéfan a publié récemment Désespérance, Déposition (Gallimard, 2006) et Les Commourants (Argol, 2008). Son dernier recueil de nouvelles s’intitule L’Idiot de village (Champ
Vallon, 2008).
Alain Quesnel (1949-?): naguère professeur, mythographe et polygraphe. A vécu et vit une vie
étroitement liée à la poésie et aux poètes qu’il a pu rencontrer. Passionné par le taoïsme.
Travaux actuels: approfondissement de l’œuvre de Zhuangzi (Tchouang Tseu), d’où: étude du
chinois; traduction de poèmes choisis (par lui) d’Emily Dickinson. A rencontré Jude Stéfan il y
a plus de trente ans.
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