Extrait

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Extrait
« Salut ! » dit le papier peint. Bobby l’Artiste se frotte les
yeux. Impossible de dormir. Il est assis sur l’accoudoir du
canapé, son pull jacquard ramené sur son crâne façon
Quasimodo, et il est en pleine conversation avec son salon.
« Putain, mais va te coucher », réplique-t-il au papier peint.
Bobby soupire. Il est en pleine descente d’acide – il ne voit
plus le Chat chapeauté du Dr Seuss à la place de la lampe,
mais il doit encore réfléchir à un tas de trucs qui lui prennent
la tête. En tant qu’artiste, Bobby l’Artiste ne gobe de l’acide
que pour ses effets hallucinatoires – un peu plus tôt, Georgie
et lui dansaient dans l’appartement sur du Bardo Pond
(« Tantric Porno » et « The High Frequency » sont des super
morceaux noyés dans la soupe qu’est le reste de l’album), et
Bobby regardait la plinthe noueuse se transformer petit à
petit en un zootrope où s’animaient tous ces personnages
étranges aux faux airs de lapins et de grenouille, et il y avait
même eu un début, un milieu et une fin à l’histoire qu’ils
illustraient. En temps normal, Bobby l’Artiste aurait bondi
sur ses pieds et peint tout ce délire, mais ce soir-là il n’en avait
rien à cirer. Il n’y a rien de mieux que lorsque Georgie est
d’humeur à danser, et la seule chose qu’il regrette, c’est qu’elle
ne se joigne jamais à lui quand il se drogue. Sur l’accoudoir du
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canapé, Bobby respire à travers la manche de son pull, tout en
jetant des coups d’œil à sa copine paisiblement endormie sur
les coussins fuchsia. Il appuie sa tête contre le mur – deux
heures auparavant, le mur était aussi moelleux qu’un
Chamallow, et maintenant il lui fait mal – il y a peu de chance
que Bobby rejoigne Georgie au pays du roupillon. Impossible
de se mettre en veille, on dirait. Les yeux écarquillés, il regarde
l’aube s’infiltrer par la fenêtre et il se demande sérieusement,
très sérieusement, qu’est-ce qui les attend, Georgie et lui, et
est-ce qu’il va un jour s’endormir, et puis où est passé le Chat
chapeauté ? Il tire sur son pull vert et libère son front, parcourt la pièce à grandes enjambées, irrité, shootant à tout va
dans les papiers de bonbon vides qui traînent sur la moquette.
L’appartement est en bordel, et c’est difficile après tant de
LSD de se rappeler comment il s’est retrouvé dans cet état.
Tout ce dont Bobby se souvient vraiment, c’est d’avoir tourbillonné avec Georgie, elle bourrée à la mauvaise vodka, lui
en plein trip de malade. Tourne tourne et tourbillonne, les
rideaux tournicotent. Ils ont tellement dansé qu’au bout d’un
moment Bobby a eu les crocs, totalement à l’improviste, et il
a dû aller à la cuisine pour se faire une tartine de pilules. Voici
la recette : 2 pilules d’ecstasy écrasées, 1 tranche de pain grillé
(beurre facultatif). Vaille que bâille ! Des ronds de fumée
montent en virevoltant, créant de doux spectacles. Où est
passée toute la cartouche ? Bobby envisage de traverser la rue
pour aller racheter des clopes, mais il trouve décourageante la
perspective de se faire charrier par des gros lourds alors qu’il
trippe toujours un peu, et puis de toute façon il n’a pas
d’argent. Il a utilisé ses dernières pièces pour acheter un pinceau hier à Jarreds. Le voisin du dessus, Johnnie, a pu lui
avancer deux buvards et deux ecstas, et le plan c’était : se
défoncer et peindre un deux trois quatre chefs-d’œuvre (voire
plus). Les hallucinogènes sont parfaits pour réaliser le genre
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d’œuvres d’art déjantées et colorées que personne ne peut
expliquer, mais Bobby est un peu désespéré parce qu’il n’a
rien produit, et l’acide commence à ne plus faire effet. Il
regarde Georgie allongée sur le canapé : elle respire de plus en
plus fort, et ses paupières fermées ressemblent à de petites
plantes carnivores, et Bobby fait un effort énorme pour rassembler ses acryliques. Georgie est sa Muse, et des tas de
toiles georgiesques multicolores sont éparpillées dans l’appartement, la montrant dans différentes poses – les meilleures, comme Chaussettes striées (45 × 35 cm) et Georgie Girl
(50 × 50 cm), sont accrochées au-dessus de la télé, vert citron
et bleu pastel. Bobby l’Artiste rampe sur le sol à la recherche
d’un bout de feuille A1, puis envoie du rose vif sur le papier à
l’aide d’un pinceau industriel de 15 cm, en débordant absolument partout. La moquette est fichue. Il va ensuite dans la
chambre pour sniffer un peu d’Axe Africa, en vaporise sur un
de ses pulls jacquard les plus sales (le rouge n’a encore jamais
été lavé). Il enfouit son visage dans le tissu imprégné de déodorant, prend une bonne grosse bouffée et, trois secondes
après, Bobby a l’impression de planer un peu à nouveau et il
retourne en flottant dans le salon, et les couleurs qu’il voit
dans sa tête redeviennent vives et jolies l’espace d’un instant.
Il s’assied en tailleur en face de Georgie et crache tout à coup
des cils, des serre-têtes bleus et des pâtés fuchsia partout sur
le papier. Georgie porte un costume de marin bleu et
blanc – elle a tendance à prendre son statut de Muse très au
sérieux. Elle et Bobby l’Artiste se baladent en ville habillés
comme des débiles, la plupart du temps simplement pour
aller acheter un nouveau pastel à l’huile ou un pot de confiture à Lidl. De temps en temps, ils se font insulter par des
losers au crâne rasé, mais sinon ils sont très appréciés dans la
cité et dans leur immeuble, Peach House – Bobby, c’est un
peu un clebs, il comate pas mal et a tendance à tomber
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amoureux de tout le monde ; Georgie, elle, est plus un chaton
craintif : elle adore s’amuser, mais pas avec n’importe qui. On
la voit souvent, elle et ses yeux boules-à-facettes, baver
devant les sucreries du marchand de journaux sur Longlands
Road. Bobby l’Artiste ramasse un sachet de bonbons
Schtroumpfs qui s’est retrouvé coincé sous ses fesses et le
balance sur le côté, avant d’ajouter des détails un peu délirants au visage de Georgie – du mascara épineux, des lèvres
moelleuses, et juste au-dessus de sa tête une bulle de pensée
dans laquelle on peut voir une sirène. Il y a vraiment une vibe
océanique avec le trip de ce soir – nager dans la moquette,
prendre les sonnettes pour des mouettes, etc., etc. – et,
d’après Bobby, tout est la faute du costume de marin de
Georgie. Il continue de sniffer le déo en peignant, mais on
finit par s’y habituer au bout d’un moment et Bobby sent
enfin la fatigue prendre le dessus. Il est complètement crevé.
Le simple fait de mélanger un bleu turquoise phtalo à peu
près potable lui demande un effort considérable, et ses gestes
ne sont pas fluides et décidés comme d’habitude – en fait,
Georgie ressemble plus à un blob avec des yeux qu’à autre
chose. Bobby l’Artiste pousse un cri intérieur – la descente est
toujours quelque chose de très décevant. C’est vraiment
affreux de retourner en flottant à un monde gris et terne,
surtout quand on vient juste de visiter le pays merveilleux
des arcs-en-ciel et du magicien d’Oz. C’est frustrant, et Bobby
envoie promener Blob aux globes (58 × 81 cm), il a mal au
crâne à force de s’énerver et de ruminer. Georgie laisse échapper de temps en temps un ronflement et Bobby se demande
ce qu’ils s’apportent mutuellement, au final – ses journées à
elle se résument à partir au travail, rentrer à la maison de sale
humeur, grignoter quelques bonbons et aller se coucher,
même si elle est jolie quand elle porte un costume de ballerine. Les journées de Bobby se résument à faire mumuse avec
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de la peinture, vêtu d’un pull jacquard, tout en se défonçant.
Mais toutes ces pensées négatives ne servent à rien – à quoi
bon être triste, Bobby veut juste que tout le monde fraternise
(et s’enivre), et la tentation est vraiment trop grande d’appeler Johnnie pour qu’il lui refile encore quelques ecstas.
Quelques-unes des meilleures toiles de Bobby sont le résultat
direct d’une défonce à base de MDMA, elles sont toutes colorées, joyeuses et délirantes, et parfois il finit même par leur
faire l’amour. Bobby l’Artiste se tient près de la fenêtre,
observe les quelques petites voitures qui passent tout en bas,
des petites voitures qui ressemblent à des jouets rutilants, et
il appelle Johnnie sur son portable. Il reste planté là pendant
deux bonnes minutes, mais Johnnie ne répond pas. Johnnie
sent son portable vibrer dans la poche arrière de son jogging
Admiral, mais il se dit que c’est probablement Ellen, sa petite
amie, et puis de toute façon il a repéré des jeunes là-bas qui
ont un portable bien flashy et tout le toutim. On se les pèle
dans les premières lueurs matinales, et Johnnie relève son
col en traversant rapidement Kedward Avenue puis coince les
gars en question. « Filez-moi ça, bande de connards », aboiet-il, indiquant d’un signe de tête le Siemens dernier cri. Après
avoir perdu son droit aux allocs cinq mois auparavant, il s’est
mis à son compte : voleur à plein temps, et déception professionnelle ambulante. Plus jeune, Johnnie avait l’habitude de
déambuler dans la cité et de filer des claques quand quelqu’un
osait le regarder, et, comme un tas de mecs de son âge, il était
Le Plus Coriace d’entre tous. Mais pas du tout super macho,
psychotique ou instable – en fait, depuis qu’il a rencontré
Ellen, il s’est un peu calmé. Par exemple, il adore peindre des
toiles à la con avec Bobby, réparer la porte qui grince d’Alan
Slow le Salaud, ou encore aider sa mémé à faire ses courses le
jeudi. C’est juste que c’est vraiment la dèche en ce moment et
tout le monde a besoin de fric. Les mecs le fixent et essaient
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de leur mieux de faire genre « me cherche pas (s’il te plaît) »,
mais ils savent très bien tous les deux qu’ils risquent de se
prendre une raclée. « Vous voulez vous faire défoncer ou
quoi ? » demande Johnnie. Non, vraiment, ça ira. Johnnie les
malmène quand même, il bouscule les deux gamins, leur file
des mini-claques pour s’amuser. Bizarrement, Johnnie espère
qu’ils vont se rebeller – ça lui donnerait une excuse pour sortir ses meilleures techniques de combat – mais en fait ce sont
des tapettes et ils restent juste plantés là, l’air un peu sonnés.
Au bout d’un moment, Johnnie leur choure le téléphone dernier cri ainsi que la somme de 7,18 £ avant de piquer un
sprint sur Kedward. À quatre heures du matin, ce n’est pas
comme s’il allait y avoir un flic dans le coin, mais vu qu’ils
patrouillent parfois le long de Cargo Fleet Lane, Johnnie se
dirige droit vers Peach House. Il est survolté – voler lui file
toujours une bouffée de satisfaction, sans oublier que les sept
livres et des poussières devraient faire plaisir à Ellen pendant
sept minutes et des poussières, genre s’ils s’achètent une
pizza un peu plus tard dans la journée. Johnnie sourit de
toutes ses dents et jette un coup d’œil à la tour – avant, c’était
bien merdique, couleur Smacks de Kellogg’s, mais dans les
années 2000 le conseil municipal a retapé les cinq immeubles
du lot et, à cet instant précis, Peach House est vraiment
magnifique : une véritable glace rose et dorée sur fond de
lever de soleil avec des ondulations couleur framboise. Au
lieu d’attendre l’ascenseur pendant des plombes, Johnnie
monte les escaliers en courant, passe devant le frigo bousillé
de l’appartement 2C qui attend de rejoindre le cimetière des
réfrigérateurs, et il évite un sac-poubelle par-ci, par-là, partout. Il y a une chaussette louche sur le palier du troisième, et
un paquet de chips à moitié mangé entre le troisième et le
quatrième étage. Lorsque Johnnie atteint le palier du quatrième, il tombe sur un dingue occupé à balancer une
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peinture tout aussi dingue dans la cage d’escalier, l’air totalement dégoûté. « Ben alors, Bobby, qu’est-ce que tu fous ? » dit
Johnnie avec le sourire. Bobby l’Artiste considère Johnnie en
clignant des yeux comme un fou, le visage grimaçant, les cheveux en bataille, vêtu de son pull vert à liseré rouge. « Ha ha,
eh, comment ça va ? Je suis juste super vénère, j’arrive vraiment pas à me remettre à la peinture, putain… » Johnnie
gratte son cou aux veines saillantes et incline la tête en direction du Blob aux globes (58 × 81 cm) froissé, qui finit par
atterrir au milieu de l’escalier. Encore humide, Georgie est
étendue là, sur le sofa sur l’océan sur le papier sur la marche.
« N’importe quoi ! réplique Johnnie en haussant les sourcils.
C’est trop classe. Putain, c’est Georgie ? Elle a l’air hyper zen.
Moi, j’aime bien. » Johnnie, lui, est bien loin de la zénitude.
La centaine de taz (rangés dans des tubes de vitamines) et
autres stupéfiants qui jouent à cache-cache dans son appartement ont plutôt tendance à le rendre nerveux. Et puis, en
l’absence de revenus réguliers, il doit toujours penser au prochain vol, et encore au prochain, et toujours au prochain – Johnnie a arrêté de voler ses parents trois semaines
auparavant, après leur avoir piqué 30 £ pour des cachets
teddy bears, et il avait dû utiliser tous ses bénéfices pour payer
le loyer, et ça n’avait quand même pas empêché les huissiers
de débarquer, mais Johnnie ne leur avait pas ouvert la porte.
Il avait fini par les payer une semaine après avoir brisé les
rotules d’un jeunot qui lui devait 70 £. Cerise sur le gâteau, il
est stressé à cause d’Ellen – ça fait sept mois qu’ils sont
ensemble et il l’aime à en crever, mais il est totalement dévoré
par la jalousie. Si elle n’appelle pas pendant un ou deux jours,
il l’imagine direct en train de baiser un des crevards minables
avec lesquels elle traîne. S’ils sont à une fête, Ellen ne peut
pas parler à un autre mec sans que Johnnie s’énerve. Il lui fait
confiance, mais ce qui l’a aussi attiré chez elle au début, c’est
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tout de même sa nymphomanie et son attitude provocante et
aguicheuse. S’il la chopait un jour en train de s’envoyer
quelqu’un d’autre, le con à l’autre bout du con d’Ellen serait
complètement foutu. Voilà pourquoi le cœur de Johnnie se
transforme en une bonne grosse fraise bien juteuse lorsqu’il
tombe sur un portrait de Georgie tout endormie et heureuse
sur fond rose. « Est-ce que je peux le prendre en photo ? » Il
redresse la peinture, qui lui laisse un peu d’acrylique collante
sur les doigts. « Je viens juste de chourer un portable qui a
genre un appareil photo et tout le reste », poursuit-il en sortant le Siemens. Bobby l’Artiste sourit pendant que Johnnie
cherche à comprendre comment le téléphone fonctionne,
mais même comme ça la peinture ne lui inspire absolument
rien. Il croit en la spontanéité, la folie, le pur automatisme
psychique, les couleurs enfantines et les coups de peinture à
la va-vite, mais cette toile-là n’est qu’un gros gâchis. Il soupire pendant que Johnnie prend ce désastre en photo, même
si les compliments, ça fait toujours plaisir. Dans les
années 1940, des gens qui se faisaient appeler CoBrA défendaient cette façon de peindre, avec un abandon total, comme
le ferait un petit enfant, au risque évidemment de créer une
énorme bouse. « Tu aurais pas besoin d’un nouveau téléphone, par hasard ? » demande Johnnie tout en gravissant
les dernières marches qui le séparent de son palier. Bobby
l’Artiste secoue sa crinière brune en friche. Il reste là un
moment, silencieux, à considérer ses options : se forcer à
aller au lit ou alors tout envoyer bouler pour continuer à travailler. Dans la lueur floue de l’aube naissante, il se décide
pour l’option la plus rock’n’roll : « Johnnie, ça t’embêterait de
m’avancer encore quelques ecstas, dis ? » Johnnie le regarde
style « sale petit con », mais il adore Bobby l’Artiste et cette
nuit a été assez payante niveau bizness, alors il se contente de
sourire et de lui balancer les quelques miettes de taz qu’il a
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encore dans la poche de sa veste. Bobby sourit de toutes ses
dents et engouffre les restes. Il ne tarde pas à se rendre
compte que sa bouche semble tapissée de papier de verre et
que les morceaux de comprimés refusent en fait de descendre.
Il retourne alors chez lui, se traîne jusqu’à la cuisine et doit
les faire passer en plusieurs fois avec un verre d’eau. Mais ça
vaut le coup – l’effet placebo provoqué par le simple fait de
mettre l’ecsta dans sa bouche lui donne une pêche quasi instantanée, et malgré l’horloge qui affiche 5 h 31, Bobby décide
qu’il va peut-être bien réveiller Georgie et essayer de la
peindre pour de vrai. Georgie n’est pas contente. La veille,
elle a travaillé toute la journée au stand de bonbons du grand
magasin BHS, et la vodka et la fatigue extrême l’ont plongée
dans un de ces sommeils profonds sans fond. Elle rêvait de
foires et de carrousels, pas de sirènes ; elle se voyait chevaucher des destriers en plastique avec Bobby au-dessus de la
cité, façon Mary Poppins mais en moins classe. Bobby l’Artiste l’attrape par les épaules et la secoue légèrement, mais
elle a l’impression qu’on l’arrache d’un rêve pour la ramener
dans le monde réel en la traînant sur un kilomètre de gravier
ou en lui faisant traverser un buisson plein d’épines. Ses paupières aux cils démesurés s’entrouvrent, et elle fusille Bobby
de ses yeux géants et irrités. « Quoi ? » dit-elle d’un ton sec.
Bobby l’Artiste lui adresse un sourire béat, l’ecsta envoyant
déjà quelques étincelles dans ses veines, et il répond :
« Désolé, ma puce, c’est juste que Johnnie m’a encore filé
quelques cachets et, genre… ça te dit de poser pour moi ?
Pour te peindre, tu vois ? » S’il y a bien une chose qui énerve
Georgie, c’est quand son copain devient surexcité à cause
d’un tout petit comprimé. Elle les déteste, ces comprimés – qu’est-ce que ça dit sur ta vie si tu dois sans arrêt l’adoucir à coups de trips Bisounours ? Georgie est parfaitement
satisfaite de son existence, même si hier après-midi, ça a été
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l’enfer au boulot. Son patron, monsieur Hawkson, n’arrête
pas de lui faire des reproches, tout ça parce qu’elle est joviale
et détendue derrière son comptoir. Des gamins d’environ
onze ans ont débarqué en fin de journée et même si c’était
évident qu’ils raflaient les bonbons Coca et les Dragibus pour
les avaler en douce, Georgie s’est dit que c’était sympa de les
voir s’amuser comme ça. Les Dragibus étaient un bon choix.
Hawkson a observé la scène depuis le rayon vêtements pour
femmes, où il se tenait les poings sur les hanches, puis il a
déboulé et copieusement engueulé Georgie. C’est un sale
con – il a la quarantaine et apparemment il a une « compagne », mais il en profite quand même pour mater Georgie
quand elle porte son horrible blouse rayée réglementaire. Il
ne la virera jamais – Hawkson n’a encore jamais rencontré
quelqu’un de plus de vingt ans qui soit aussi passionné par les
sucreries. C’est le seul pêché mignon de Georgie – certes, elle
a arrêté d’établir chaque mois la liste de ses dix sucreries préférées (sur la dernière, les berlingots à la cerise avaient délogé
le Galak de la première place), mais une bonne partie du bazar
qui règne dans l’appartement 4E laisse à penser qu’une
bombe atomique est tombée sur une usine Haribo. Georgie
déloge quelques papiers vides collés à ses fesses et à ses
coudes, mais on dirait que le paquet de Smarties n’est pas
complètement terminé, alors elle se met à grignoter ce qui
reste. « Bobby, je suis crevée », gémit-elle. Son cerveau cogne
à l’intérieur de son crâne et menace de lui sortir par le nez, les
oreilles et la bouche, comme dans ces dessins animés japonais dégueus que Bobby regardait avant. C’était son cousin,
celui qui venait d’Eston, qui lui avait filé toutes ces vidéos
dégoûtantes, et Bobby se revoit clairement en train de crier
et de se planquer derrière le sofa, et il se rappelle les cauchemars qu’il avait faits après avoir regardé Driller Killer et
Hellraiser à l’âge de neuf ans trois-quarts. Le passage où l’on
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étire la peau du visage du monsieur avec des crochets avant
de la lui arracher a fait pleurer Bobby pendant deux semaines.
Marrant, par contre, de noter qu’Un chien andalou (ce film
bien barré de Buñuel et Dalí, avec des yeux fendus au rasoir et
des mains tranchées, et puis des nonnes) ne provoque pas
chez lui les mêmes « aaaargh », alors que c’est aussi un film
d’horreur, mais Salvador Dalí est un artiste, OK, et Clive
Barker n’est qu’un pervers. Pris de frissons, Bobby l’Artiste
pose une toile toute prête contre la table basse couverte de
vieilles traces de café (ils ont arrêté d’en boire – Bobby a eu
une expérience horrible une fois à force de s’enfiler expresso
sur expresso alors qu’il était sous Mitsubishi rose, il s’était
retrouvé tout nerveux et agité de spasmes pendant environ
quarante-huit heures), et il regarde Georgie avec des yeux de
cocker. Ou de drogué. Chaque fois que Bobby a besoin de
tendre ses toiles à l’avance, il sniffe une montagne d’amphètes
et, quand il redescend à la fin de la journée, il est entouré de
toiles parfaitement tendues, et il a des ampoules plein les
doigts. La drogue du gros bosseur ! Bobby se relève d’un bond
et met Galaxie 500 un peu fort, et les guitares semblent particulièrement psychédéliques à ce moment précis de l’aurore.
Il sent la montée diffuse d’ecstasy se répandre dans son
corps ; l’état d’esprit idéal pour peindre sa petite amie, penset-il. Parfois, il ne se rend même pas compte qu’il l’agace.
Georgie reste assise là, pas vraiment partante pour poser,
mais les Smarties sont un vrai bonus. Genre, un tas de
Smarties bleus. Les yeux entrouverts, elle observe son copain
et devine à quelques signaux qu’il est bien perché : regard de
maniaque, impossibilité de rester en place, mâchoire de plus
en plus contractée. Bobby se sent super bien – il lave un pinceau, puis peint Georgie en costume de marin sur un petit
bateau fuchsia, très grande et jolie. Il la colorie en rose chair
et en bleu marine, il lui dessine des petits cœurs dans les
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yeux, puis il se roule par terre sur la moquette, mort de rire.
« Voilà !*1 » bave-t-il. Georgie est loin d’être impressionnée – c’est donc pour une séance d’éclaboussures de cinq
minutes qu’on l’a réveillée, pas pour un coup de maître super
calculé qui vous laisse bouche bée. En parlant de bouche, il
est sept heures du matin et Bobby est incapable de fermer la
sienne. Et Georgie est toujours crevée. Au moins, elle ne travaille pas aujourd’hui – elle envisage de se glisser dans la
pièce d’à côté pour se recoucher, mais Bobby l’Artiste n’arrête
pas de jacasser, collé à elle. « Ooh, Georgie, tu es trop belle. Je
ne veux pas faire mon sale con et tout, tu sais, du genre gros
lourd, mais tu es vraiment faite pour qu’on te peigne. Tu
connais Modigliani ? Ben je suis sur la même longueur d’onde
que lui, tu vois ; me défoncer et puis peindre toutes ces
nanas… je ne dis pas que je me tape d’autres filles hein, ne
t’en fais pas… Ce que je veux dire, c’est juste que c’est trop
bien… tu vois… » débite-t-il, un peu de salive au coin de la
bouche. À ce moment précis, il est complètement émerveillé,
heureux d’être assis à côté de Georgie, comme si rien d’autre
dans ce vaste monde ne comptait à ses yeux, mais quand il
redescend enfin vers dix heures (Georgie est partie depuis
longtemps, elle forme une petite bosse en forme de marin
sous les draps, dans la pièce d’à côté), il se dit comme d’habitude qu’il préférerait qu’elle soit plus délurée et qu’elle se
défonce avec lui au lieu de se contenter de ses bonbons. C’est
vraiment déprimant de redescendre sur terre pour la énième
fois. Pouf. Bobby l’Artiste est assis tout seul sur le canapé
rose, toujours sous influence, mais la lumière blanche matinale qui arrive de l’extérieur lui fiche juste la nausée, maintenant. Il explore la moquette à la recherche de n’importe quelle
drogue (du Nescafé ferait l’affaire), mais il n’y a plus rien.
1. NdT : tous les mots en italiques suivis d’une astérisque sont en français
dans le texte.

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