Radio FreeDom : un processus de coproduction de l

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Radio FreeDom : un processus de coproduction de l
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Radio FreeDom : un processus de coproduction
de l’information
Jacky Simonin et Éliane Wolff
Communication & langages / Volume 2010 / Issue 165 / September 2010, pp 47 - 60
DOI: 10.4074/S0336150010013050, Published online: 15 October 2010
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Jacky Simonin et Éliane Wolff (2010). Radio FreeDom : un processus de
coproduction de l’information. Communication & langages, 2010, pp 47-60
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Radio FreeDom :
un processus
de coproduction
de l’information
JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ?
JACKY SIMONIN,
ÉLIANE WOLFF
Radio FreeDom, c’est la radio de l’événement, du lien
social et de l’expression. Cette station a fait de la participation permanente, instantanée et relativement peu
régulée des auditeurs sa marque de fabrique. Elle bouscule les normes journalistiques en vigueur et impose son
format original ; un format auquel les Réunionnais sont
profondément attachés en y participant activement dans
le cadre d’une coproduction continue de l’information.
Ce « phénomène radiophonique » fait l’objet d’une
recherche au long cours1 , menée par une équipe qui
privilégie une ethnographie multidimensionnelle, de
type systémique.
L’objet de l’article est d’abord de présenter le
contexte d’inscription territoriale de Radio FreeDom
qui émet depuis près de trois décennies à l’île de la
Réunion, puis, à titre d’exemple, l’analyse de la mise
Les auteurs présentent un travail sur
une radio de La Réunion (Radio FreeDom) dont le principe est de donner la
priorité aux auditeurs qui interviennent
en direct, en permanence à l’antenne.
Cette radio, bien qu’étant peu légitime
au regard des canons professionnels du
journalisme, prend place dans l’espace
public en imposant la parole ordinaire
comme modalité d’intervention sur les
ondes. L’étude montre que le dispositif radiophonique est entièrement pensé pour
faciliter la prise de parole des auditeurs
et que ce rapport fusionnel entre le public
et son média se définit dans un rapport
particulier au territoire et à l’espace
public local.
Mots clés : radio, public, construction de
l’information, réception, territoire local,
discours narratif, événements quotidiens,
confiance
1. Pour ce faire, divers procédés d’investigation sont mis en œuvre
allant du recueil des biographies sociales des personnels de l’entreprise
et de son dirigeant (entretiens avec les animateurs in situ, et une dizaine
d’heures d’entretiens avec Camille Sudre, le responsable de la radio) à
l’étude de l’organisation de l’entreprise menée par observation directe
(analyse socio-spatiale des lieux, analyse proxémique des dispositifs
et des personnels) et au décryptage de son modèle économique. La
recherche est également attentive à l’analyse de la programmation,
avec écoutes systématiques qui permettent de mesurer le décalage
entre programmation réelle et grille de programme annoncée. Par
ailleurs, sont conduites des analyses narratives des mises en récits
radiophoniques (analyse des discours radiophoniques, traitement de
l’information sur une journée, etc.). Enfin, les publics sont saisis via des
entretiens auprès des auditeurs ordinaires, mais également des acteurs
institutionnels (CSA, personnalités politiques, religieuses) ainsi que des
journalistes des autres médias (locaux et nationaux).
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JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ?
en récit « freedomienne » de l’information constituée de faits qui émaillent la vie
quotidienne. Une troisième partie indiquera que le modèle informationnel élaboré
avec succès par Radio FreeDom fait cependant débat. Enfin, la parole donnée au
public sous forme d’interviews montrera comment un tel format se trouve en
résonance avec le mode de communication propre à la société réunionnaise. La
conclusion ouvre sur une perspective qui place la question de la confiance au cœur
du monde d’aujourd’hui, faisant de Radio FreeDom un enjeu sociétal et théorique.
L’INSCRIPTION TERRITORIALE DE RADIO FREEDOM
Radio FreeDom est profondément ancrée dans un territoire, une société, une
histoire. La Réunion a longtemps connu un espace médiatique verrouillé : radio
et télévision publiques contrôlées par l’État et presse d’opinion sont omniprésentes
jusqu’au milieu des années 19702 . Née dans la mouvance des radios libres3 , Radio
FreeDom émet pour la première fois le 14 juillet 19814 . Elle va tenir un rôle majeur
dans le processus d’ouverture de l’espace public médiatique local et de lutte pour la
liberté d’expression. Elle innove en proposant des émissions interactives et autres
« radios doléances » où les auditeurs peuvent s’exprimer en créole et discuter des
thèmes qui leur tiennent à cœur. Une population jusque-là tenue éloignée de la
scène et du débat publics se reconnaît dans cette radio qui lui permet de prendre
la parole et de débattre dans la langue et selon les modalités qui lui sont propres.
Radio FreeDom a progressivement imposé cette radio de « libre parole » fondée
sur le principe de l’interconnaissance et de la proximité, jusqu’à devenir leader et à
imposer son modèle contesté mais « incontournable » dans la société réunionnaise.
Donner la parole au public n’est pas un fait récent à la radio, même si cet
espace ouvert aux auditeurs a connu des formes très différentes, des premières
participations (jeux, radios crochets) à l’émergence de la libre antenne dans les
années 1990, jusqu’à l’omniprésence de l’interactivité aujourd’hui. En effet, les
émissions de libre antenne se font de plus en plus nombreuses, ainsi que les
recherches qui leur sont consacrées5 . Cependant, cette parole des anonymes de plus
2. Pontus, Arnaud, 1995, Le Phénomène Freedom à l’Île de la Réunion, Rochemaure, Éd. Simone Sudre.
Voir également Idelson, Bernard, 2006, Histoire des médias à la Réunion de 1946 à nos jours, Le Publieur,
Paris.
3. Les lycéens et les journaux qu’ils animent ont joué un rôle peu reconnu dans ce processus de
libéralisation ainsi que le montre Eliane Wolff (1998, Lycéens à la une. La presse lycéenne à la Réunion :
1970-1995, Saint-André, Océans Éditions). C’est à eux que l’on doit la création de la première radio
libre qui émet quelques jours avant Radio Freedom.
4. Radio FreeDom a ouvert la voie à une multitude de « radios libres » : le 4 juin 1985 la Haute Autorité
de l’audiovisuel légalise 44 radios ce qui, rapporté au territoire de la Réunion, confirme l’engouement
pour le média radiophonique. Et cet attachement n’a pas faibli ; au contraire, le paysage radiophonique
réunionnais s’est encore densifié. En 2009, on compte 48 radios autorisées à émettre.
5. Voir en particulier Cardon, Dominique, 1995, « Comment se faire entendre ? La prise de parole
des auditeurs de RTL », Politix, volume 8, 31, pp. 145-186 ; Becqueret, Nicolas, 2004, « La parole des
auditeurs dans les émissions de radio informatives en France : entre tradition républicaine et tentation
libérale », Questionner l’internationalisation. Actes du XIVe congrès national des sciences de l’information
et de la communication, Béziers, mai, pp. 103-110 ; Deleu, Christophe, 2006, Les Anonymes à la radio,
usages, fonctions et portée de leur parole, INA/ de Boeck, Paris, Bruxelles ; Glevarec, Hervé, 2005, Libre
antenne. La réception de la radio par les adolescents, Armand Colin, Paris.
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en plus sollicitée, qu’elle soit de type « forum », « divan » ou « documentaire »6 ,
reste encore extrêmement encadrée et finalement assez limitée en temps d’antenne,
comme le note Blandine Schmidt7 .
Cela n’est pas le cas de Radio FreeDom, qui a fait de la participation des
auditeurs le fondement même de son fonctionnement en leur permettant un accès
permanent et quasi direct à l’antenne. Ils sont sollicités dès l’ouverture de l’antenne,
et leur parole s’insère dans des formats divers tout au long de la journée : « Les
auditeurs en direct », « Libre antenne », « Le Baromètre », « Radio doléances »,
« Allo FreeDom », « Droit de parole », « Chaleur tropicale ». Les interventions
suscitent commentaires et débats passionnés qui s’accompagnent de dérapages
plus ou moins contrôlés8 en particulier aux débuts de la radio : « au début
c’est vrai qu’ils étaient virulents, excessifs ; maintenant ça se modère tout ça ; ils
peuvent maintenant parler d’un sujet sans être trop excessifs quoi. »9 L’exercice est
difficile car les filtres sont quasi inexistants (hormis l’obligation faite à l’appelant
de permettre l’affichage de son numéro de téléphone), et les appels sont gérés en
direct via un standard de dix lignes10 . Les journaux d’information produits par
la radio s’alimentent massivement à cette source : le slogan martelé à longueur
d’antenne rappelle à l’auditeur que « nous informer, c’est vous informer ». Comme
le souligne Bernard Idelson11 , la véritable révolution technique sur laquelle repose
ce dispositif est le téléphone fixe et surtout, à partir de 1996, le téléphone mobile.
Il permet à chaque auditeur témoin d’un événement d’appeler très facilement la
radio et il inscrit le média dans une logique du flux et du direct, « cet apparent
présent absolu » évoqué par Jean-François Tétu12 .
Si Radio FreeDom se rapproche des modèles de radio de libre antenne, la
station réinterprète leur partition pour, au final, proposer un modèle hybride,
inscrit dans un contexte anthropologique singulier, celui de l’île de la Réunion.
Est-ce pour autant une radio communautaire ? L’appellation est régulièrement
utilisée dans les pays anglo-saxons ou hispaniques, mais aussi au Québec ou
en Afrique francophone, comme le souligne Pascal Ricaud13 . La catégorie de
« radio communautaire » recouvre des réalités très diverses : radio de quartiers,
6. Catégorisation que l’on doit à Christophe Deleu (op. cit.).
7. Schmidt, Blandine, 2009, « La radio au service de ses auditeurs », Bordeaux, en ligne, site internet du
GRER, http://www.grer.fr/, mars 2009.
8. À ce jour, l’autorité du CSA n’a prononcé qu’une seule mise en demeure à l’encontre de la radio
(assemblée plénière du CSA du 26 juillet 2004).
9. Entretien avec Camille Sudre, 16 octobre 2009.
10. L’animateur est supervisé, via une oreillette, par un collègue ou le patron de la radio.
11. Idelson, Bernard, 2009, « Radios locales sur le web : nouveaux acteurs, nouveaux territoires.
L’exemple de Radio FreeDom (La Réunion) », Enjeux et Usages des Technologies de l’Information et
de la Communication. Dynamiques de développement au carrefour des mondes. Actes du 4e colloque
international (coord. C. Correia et I. Tomé), CITI-Faculté des Sciences Sociales et Humaines, Université
Nova de Lisboa, Portugal, pp. 587-604.
12. Tétu, Jean-François, 1994, « La radio et la maîtrise du temps », Études de communication, 15, pp.
75-90.
13. Ricaud, Pascal, 2008, « Les radios communautaires de la FM à internet », MédiaMorphoses, 23, juin,
pp. 45-48.
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radio des nations premières, radio des communautés minoritaires ou immigrées.
En France, pays encore marqué par sa tradition républicaine et universaliste,
le terme de « radio communautaire » est peu utilisé, connoté et vite assimilé
à un communautarisme cloisonné, exclusif. On parle plus volontiers de radios
libres, associatives, locales ou de proximité. Si on se réfère à la catégorisation
administrative qui prévaut, on définit Radio FreeDom comme une radio
associative de catégorie B, dont le chiffre d’affaires est de plus de deux millions
d’euros14 . La radio diffuse sur tout le territoire de la Réunion par voie hertzienne et
dispose de dix fréquences ; elle diffuse également en streaming direct via un site15 .
En tête des audiences depuis quelques années, les dernières mesures16 lui attribuent
pour la première fois une part d’audience en semaine de presque 40 % devant RFO,
la radio de service public (13 %), et NRJ (10,9 %).
Comment expliquer un tel succès ? Un format narratif original de mise en onde
des événements de la vie ordinaire fournit une première clef de compréhension.
LA MISE EN RÉCIT « FREEDOMIENNE » D’UN FAIT « DIVERS » DE LA VIE QUOTIDIENNE
Un modèle d’analyse
Dans le cadre imparti, nous exposons l’analyse de quelques brefs extraits d’un
événement survenu en juin 2008 : l’agression physique d’un automobiliste qui a vu
sa voiture volée par son agresseur. Les catégories professionnelles du journalisme
rangeraient ce type d’événements sous la rubrique des faits divers qui émaillent les
médias d’information.
Le fait divers constitue d’ailleurs un domaine d’analyse bien déchiffré17 et
qui continue à l’être18 , y compris dans le cadre réunionnais19 . À partir d’une
observation attentive et continue, il nous semble que le traitement qu’en fait Radio
FreeDom mérite que l’on s’y attarde. Radio FreeDom présente la particularité de
traiter le fait divers comme une histoire « pleine », qui se déroule à partir d’une
situation initiale et qui va jusqu’à son terme, la coda, et se rythme en épisodes
successifs selon un tempo radiophonique propre. L’objet est donc d’en décrire la
chronologie, d’en mettre au jour la trame narrative, qui rappelle le genre « enquête
policière », avec ses effets de dramatisation (intrigue, moment de suspens). Le
modèle d’analyse repose sur un appareil conceptuel centré sur quelques concepts,
issus d’une part des approches interactionnistes, dont la notion goffmanienne
de « cadre », d’autre part des courants « voisins » de l’ethnométhodologie,
principalement autour des concepts de « systèmes de catégorisation » et de
14. Harris en 2006 donne des recettes publicitaires à hauteur de 3 millions.
15. www.freedom.fr.
16. Enquête Médiamétrie janvier-juin, 2009.
17. Dubied, Annick, Lits, Marc, 1999, Le fait divers, PUF, Paris ; Dubied, Annick, 2004, Les dits et les
scènes du fait divers, Droz, Genève.
18. Se reporter au numéro spécial que lui a consacré en 2008, la revue Média Culture : « Faits divers et
dispositifs ».
19. Cochard, Nadia, 2007, Fiction ordinaire. Le fait divers à la Réunion, le Journal de l’île (1967-2007),
Thèse. J. Simonin), LCF/CNRS/Université de la Réunion.
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storytelling élaborés par Sacks20 , de syntaxe narrative développée par Labov21 , ainsi
que des théories de l’énonciation centrées sur les phénomènes de co-énonciation,
de polyphonie énonciative, de déicticité22 et d’ethos23 .
Les points plus particuliers de l’analyse portent sur les modalités de
catégorisation par les énonciateurs de l’événement lui-même, de l’ensemble des
énonciateurs – agresseur, victime – ainsi que la manière dont ceux-ci décrivent la
scène physique, les objets, au premier chef la voiture volée, ainsi que les actions
engagées par les divers protagonistes. En effet, l’activité testimoniale, description
directe de la scène et appel à témoin, constitue le cœur du récit médiatique traitant
du fait divers.
L’attestation personnelle en tant que témoin oculaire24 présente la force de
l’évidence. Qu’elle s’exerce de face à face en présence physique des interactants
ou, dans le cas présent, qu’elle se voit médiatisée par un dispositif technique
composé d’un téléphone portable et d’un studio de radio, la communication
sociale se contextualise ici selon les modalités de l’interconnaissance, des relations
interpersonnelles, et que constitue un monde de vie du familier. Le tangible fait
preuve25 . Selon Dominique Cardon26 , la légitimité de l’auditeur ne repose que sur
son vécu. S’intéressant à la réception adolescente, Hervé Glevarec27 souligne que
le témoignage a valeur d’exemple lorsque l’on se retrouve dans la même situation
que celui qui témoigne. L’information crédible, légitime, procède de la narration
de l’expérience vécue qui la marque du sceau de l’authenticité.
« Faire » témoin, porter témoignage, se manifeste dans notre exemple par une
série circonscrite d’actes médiatiques que sont l’intervention des auditeurs (ici
témoins, père de la victime), le rappel des faits et l’appel à témoins. La mise en récit
20. Voir Sacks, Harvey, 1972, « On the analysability of stories by children », Directions in
Sociolinguistics : The Ethnography of Communication, Hymes D.H, Gumperz J.J. (eds), Holt, Rinehart
& Winston, New York, pp. 325-345 et 1974, « Analysis of the course of the joke’s telling », Explorations
in the ethnography of speaking, Bauman R., Sherzer J., (eds), Cambridge University Press, London,
pp. 337-353.
21. Labov, William, Waletsky, John, 1967, « Narrative analysis: oral versions of personal experience »,
Essays on Verbal and Visual Arts, Helm J. (ed), University of Washington Press, Seattle, pp. 12-44.
22. Morel, Marie-Anne, Danon-Boileau, Laurent (éd.), 1992, La deixis, PUF, Paris.
23. Voir Brown, Peter, Levinson, Stephen, 1988, « Universals in language usage: Politenes phenomena »,
Questions and politeness. Strategies in social interaction, Goody (ed.), Cambridge University Press,
Cambridge, pp. 56-289 ainsi que Amossy, Ruth (éd.), 1999, Les images de soi dans le discours. La
construction de l’éthos, Delachaux Niestlé ; Plantin, Christian, Doury, Marianne, Traverso, Véronique,
2000, Les Émotions dans les interactions, Presses universitaires de Lyon, Lyon.
24. Voir en particulier Dulong, Renaud, 1991, « Le corps du témoin oculaire », Les formes de la
conversation vol. 2, Conein, Bernard, Fornel (de), Michel, Quéré, Louis (éd.), Réseaux, Paris, CENT,
pp. 77-92 et 1998, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, EHESS, Paris.
25. Chateauraynaud, Francis, 2004, « L’épreuve du tangible. Expériences de l’enquête et surgissements
de la preuve », La croyance et l’enquête. Aux sources du pramatisme, Karsenty, Bruno, Quéré, Louis (éd.),
Éditions EHESS, Paris.
26. Voir en particulier l’enquête menée au standard des « Auditeurs ont la parole » dont rend compte
l’article : Cardon, Dominique, 1995, « Comment se faire entendre ? La prise de parole des auditeurs de
RTL », Politix, pp. 145-186.
27. Glevarec, Hervé, 2005, op. cit.
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suit une syntaxe narrative correspondant à l’insertion successive de séquences et
dont les modalités de mise en onde dépendent des divers formats radiophoniques.
La temporalisation est séquentiellement structurée par les diverses émissions qui
scandent le rythme journalier de la radio : revue de la presse, baromètre, journal
local, libre antenne, trafic. À chaque instant, toute personne peut intervenir à
l’antenne, qui lui est ouverte en permanence, et peut provoquer une rupture dans
le cours de l’émission concernée.
En raison de la taille des données de discours enregistrés et transcrits,
nous nous limitons ici au seul mode de catégorisation de l’événement par les
différents énonciateurs, ainsi qu’à la manière dont ceux-ci catégorisent la victime et
l’instrument utilisé par l’agresseur. Ce faisant, est mis en lumière le cheminement
pris par le récit tout au cours de son traitement radiophonique, qui s’étale sur trois
journées et qui alimente les diverses émissions qui en font état.
C’est lors de l’émission « Trafic » animée par Bobby (F1), un animateur
notoirement connu, que l’événement surgit à l’antenne.
Le parcours radiophonique de l’agression
18 juin 2008 : « Trafic » (16 heures)
F1: Information importante : il s’est passé quelque chose à Saint-Gilles-les-Haut.
Mise en relief, l’information fournie en direct n’indique que le lieu supposé
de l’événement, « Saint-Gilles-les-Hauts ». L’intervention de l’animateur (F1) à
l’antenne produit un cadrage de la situation initiale, qui a pour seule signification
une mise en alerte, provoquant un effet de suspens.
Un peu plus avant dans l’échange avec les témoins, une partie du suspens se
lève quant au lieu exact où s’est commis le délit, à sa nature et sa gravité :
F1 : C’est un vol avec violences, ça a été extrêmement violent tout à l’heure devant
la poste de Saint-Gilles.
La production hyperbolique signe la dramatisation du vol de voiture, et le lieu
est enfin indiqué avec précision. Contrairement à ce qui avait été annoncé, ce n’est
pas à « Saint-Gilles-les-Hauts » mais « devant la poste de Saint-Gilles-les-Bains ».
18 juin 2008 : « Trafic » (18 h 30)
En fin d’émission, l’animateur (F1) rappelle les faits et synthétise l’agression en
ces termes :
F1 : L’information peut-être de l’après-midi cette agression heu à l’a- à l’arme
blanche à coups de couteau pour heu lui voler sa voiture c’est ce qui est arrivé au
propriétaire d’une Peugeot 206.
19 juin 2008 : « Revue de la presse » (5 h 30)
Tôt le lendemain matin, une journaliste (F2) catégorise l’événement par
l’emploi d’un terme anglais car jacking accompagné d’hyperboles « sanglant,
violent » et « en plein centre-ville » :
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F2: Un car jacking au couteau, car jacking sanglant en plein centre-ville de SaintGilles, un jeune homme a été victime d’un violent car jacking dans l’après-midi à
côté de la poste de Saint-Gilles-les-Bains.
19 juin 2008 : « Journal » (7 h 30)
Une troisième personne (F3) ouvre le journal du matin sur ce sujet, signant la
hiérarchie de l’information pratiquée par Radio FreeDom :
F3 : Bonjour à tous. C’est avec cette agression en plein centre-ville de Saint-Gilles
que nous ouvrons cette édition un très jeune voleur de voitures.
L’agression : l’arme du délit et la blessure
Les modes successifs de catégorisation relatifs à l’instrument du délit et à la blessure
montrent que le sabre se révèle en fait un couteau pour les auditeurs (A1 et A2),
alors que l’animateur recourt au terme technique « d’arme blanche », propre au
discours policier et judiciaire.
18 juin 2008 : « Trafic » (16 heures)
La manière de catégoriser la blessure, quant à elle, suit au fil des passages dans
les divers formats radiophoniques un processus de dédramatisation :
A1 : un coup de sabre dans le ventre.
F1 : un homme qui a été blessé par heu arme blanche.
A2 : un couteau au ventre.
19 juin 2008 : « Revue de la presse » (5 h 30)
Un processus identique s’observe lorsqu’intervient F2, qui place son propos
sous l’autorité des pompiers :
F2 : Les pompiers l’ont médicalisé et constaté que bien qu’impressionnante la
blessure à l’abdomen n’était que superficielle. Selon le témoin elle aurait été causée
par un coup de couteau [. . .]. Soudain le propriétaire de la voiture s’est vu frappé
d’un grand coup de couteau en plein thorax.
20 juin 2008 : « Journal » (12 heures)
C’est lors du journal de la mi-journée du troisième jour qu’à l’antenne se clôt
le récit avec l’annonce de la sortie d’hôpital de la victime :
F4 : Le jeune homme agressé à coups de couteau à Saint-Gilles devrait sortir de
l’hôpital aujourd’hui. Je vous rappelle qu’il avait été agressé à coups de couteau.
L’annonce est assortie d’un échange en direct avec le père de la victime (P.).
C’est l’occasion pour lui d’exprimer son émoi et de donner une précision sur la
blessure :
Puis moi c’était un choc il en a reçu deux dans le dos touché ça fait encore mal par
contre quand même l’os il y a très peu de chair dessus.
Empreinte d’ethos, la parole paternelle fait autorité, légitimant in fine une
version des faits qu’aucune autre parole ne contredira. Signant la coda, se
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JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ?
clôt l’histoire médiatique de ce banal fait divers. Coproduit par les différents
protagonistes, le trajet radiophonique de l’agression parvient à sa situation
finale.
L’exemple de narration radiophonique qui vient d’être exposé laisse entrevoir
comment se fabrique l’information « freedomienne ». D’une part, et contrairement
à ce qui se pratique selon les formats usuels, FreeDom suit de bout en bout
le déroulé de l’histoire, en construisant la figure centrale de l’auditeur acteur.
Coproduite, continue, circulante, l’information s’organise en récit radiophonique.
Ce modèle informationnel, d’autre part, repose sur une conception négociée des
catégorisations des événements et de ce qui les compose. Il ne laisse pas au
seul jugement professionnel d’en décider les contours et de produire une version
des faits, fût-elle mise en musique polyphonique par propos rapportés. Enfin
le troisième trait distinctif, et non des moindres, vient de ce que la fabrication
narrative des cadres se fait sur le devant de la scène, et non en coulisses, pour
reprendre une formule de Erving Goffman. Les catégorisations des événements
sont ainsi interactionnellement négociées entre les divers protagonistes dans
le cours même de l’action et à l’antenne. C’est cependant l’acteur principal,
le journaliste animateur, qui conserve la maîtrise du déroulé de l’histoire,
qui en est le conducteur, le « chef d’orchestre ». Radio Freedom met en
œuvre un modèle orchestral de la communication, selon la métaphore de
Hymes28 .
Trois traits typiques distinguent ainsi le format élaboré par FreeDom de celui
pratiqué en général par les entreprises radiophoniques et qui suivent les canons
établis du journalisme.
UN MODÈLE CONTESTÉ QUI S’IMPOSE DANS L’ESPACE PUBLIC MÉDIATIQUE
Une telle pratique ne peut que heurter de front la conception professionnelle du
traitement de l’information.
Une ancienne journaliste à Radio FreeDom témoigne29 de la difficulté à exercer
son métier dans le respect des normes et valeurs qui définissent la profession30 –
investigation, vérification de l’information, polyphonie – et s’opposent aux attentes
du directeur de la radio et à la vision du métier qu’elles traduisent :
Quand on arrive à FreeDom, on peut très vite être surpris par la notion du
journalisme. Un journaliste doit normalement effectuer lui-même ses propres
recherches pour donner des informations aux gens. Quand on te demande de
récupérer l’intervention de monsieur ou madame untel, qui a fait une intervention à
28. Hymes, Dell, 1991, Vers la compétence de communication, Crédif, Hatier/Didier, Paris.
29. Lors de l’émission « Freedom, radio ladilafé », reportage réalisé par le journaliste David Ponchelet
(http://www.rfi.fr/radiofr/editions/072/edition_45_20090517.asp), diffusée sur RFI le 17 mai 2009 dans
le cadre des Terres d’outre-mer.
30. D’autres journalistes ont également manifesté leur désapprobation face aux pratiques de Radio
FreeDom et sa conception de l’information. À titre d’illustration : « Sudre, vous êtes un imposteur » (Le
Quotidien, 31octobre 2002) ; « Carton rouge » (Journal de l’Île, 9 septembre 2007) ; « Radio Freedom :
déni de démocratie, caricature de journalisme » (Témoignages, 22 mars 2008).
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Radio FreeDom : un processus de coproduction de l’information
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15 h 15, pour pousser un coup de gueule contre un politique – « oui, moi je connais
monsieur untel, c’est un voleur et tout » – et bien nous on récupère ça et on le met
en information ! On ne donne même pas de droit de réponse à la personne qui est
mise en question.
On observe ici un modèle charismatique de management de la radio. Son
directeur-fondateur, Camille Sudre, surnommé « Dieu » par ses employés, règne
sur son personnel, entre fascination et menace.
Il y a quelque chose qui m’avait choquée, c’est que la première fois que je suis
arrivée, il y avait un des journalistes, qui lui avait une carte de presse – c’était l’un des
seuls – qui me regarde en disant : « tu as intérêt, quand Camille te dit quelque chose,
de dire oui. Si tu dis non, ça va vraiment mal se passer pour toi ».
Camille Sudre est un manager qui forme et formate son personnel via une
formation « maison », comme il s’en explique lui-même : « Nos animateurs et nos
journalistes sont formés par la maison. FreeDom est un format nouveau, à part.
On s’est aperçu que quand on prenait des animateurs ailleurs ou des journalistes
ailleurs, ou qui avaient une grosse expérience, ils s’adaptent très mal31 . »
Un étudiant sortant d’une école de journalisme ne peut accepter les
pratiques en cours dans le traitement de l’information, pratiques qui s’opposent
frontalement à tout ce qu’il a appris32 .
La socialisation au format FreeDom passe par plusieurs étapes dans la mise
à l’antenne, ce qui permet le repérage des « meilleurs » qui se verront confier la
tranche de la matinale la plus interactive et la plus écoutée :
Ils ont au moins six mois de formation, pour les meilleurs hein, avant d’être mis
en direct quoi. D’abord on leur fait faire des chroniques. Ensuite on les fait passer
en double le soir. Après, ils apprennent à commander la machine, toujours le soir
sur « Chaleur tropicale ». Et après, on les fait descendre dans les créneaux horaires.
Quand on estime qu’ils sont bons. . . après ils descendent dans la tranche de Bobby,
à 15 h. Et puis ceux qui sont les plus doués, à ce moment-là, ils commencent à 5 h
du matin. C’est là où il y a le plus d’audience33 .
Les animateurs-journalistes « maison » sont formés à produire et à mettre
en récit l’information selon les normes que l’analyse discursive du traitement de
l’information sous le mode du récit a tenté de mettre en évidence. Elles visent à
soutenir l’intérêt constant de l’auditeur et c’est ce qui fait pour partie le succès de
cette radio. C’est aussi ce qui la rend incontournable ainsi qu’en témoignent divers
acteurs de la société réunionnaise, incarnés ici par le politique, le religieux et le
médiatique34 .
31. Propos recueillis par Laurent Decloitre, correspondant à Libération (article du 6 juin 2008, « Free
Dom, les ondes à tout faire de la Réunion »).
32. Radio FreeDom ne tient pas à les accueillir ; ainsi, c’est le seul média à la Réunion qui refuse nos
stagiaires en master info-com option journalisme.
33. Propos recueillis par Laurent Decloitre, op.cit.
34. Émission « FreeDom, radio ladilafé », op. cit.
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JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ?
Pour le sénateur Virapoullé, cette radio constitue un mode de connaissance de
l’état de l’opinion publique qu’un homme politique ne peut ignorer :
J’aime la population, j’aime le peuple. En ce sens, FreeDom est une radio qui a sa
place à la Réunion. Ici nous sommes 800 000 habitants. Tout le monde ne roule
pas en BMW. Il y a beaucoup de gens ici qui ont des soucis de fin de mois. Mais
qu’ils les expriment, qu’ils expriment leurs souffrances personnelles, sentimentales,
matérielles. FreeDom fait partie du paysage. L’homme politique qui respecte les
gens, respecte aussi leurs choix et écoute FreeDom.
L’évêque de la Réunion se dit interpellé :
Quand Radio FreeDom s’est lancée, tout de suite, j’ai perçu qu’il y avait là une
dérive. C’est-à-dire que la liberté a été confondue avec la licence. Mais, en même
temps, FreeDom a joué et joue un rôle. C’est vrai qu’il permet une expression d’une
population qui trop souvent a été privée de parole dans le passé. Ça interpelle.
Actuel directeur des radios de RFO et ancien patron de la station locale RFO
Réunion, Gora Patel souligne à quel point l’instance de régulation du CSA est
prudente dans ses rappels à l’ordre, marquée qu’elle est par l’histoire douloureuse
de ses rapports avec ce média35 .
En tant qu’auditeur, il m’arrive d’entendre des choses et de me poser la question de
savoir si jamais c’était sur l’antenne de RFO, est-ce qu’il n’y aurait pas une réaction
de l’autorité qui est chargée de surveiller les ondes ? [. . .] Je ne sais pas si FreeDom
fait peur aux autorités. Je crois qu’aujourd’hui c’est un tel phénomène à la Réunion
que personne ne sait plus par quel bout prendre cette radio. Je pense qu’on réfléchit
à deux fois avant de s’attaquer à cette radio-là.
Malgré les reproches qu’elles peuvent émettre, des personnalités de poids de la
société réunionnaise reconnaissent que cette radio est incontournable. Après trois
siècles d’expression bridée, elle offre à tous un espace à l’expression publique. Elle
remplit en outre une fonction sociale dans la société locale, en assurant la cohésion
et le lien social, en encourageant la solidarité et l’entraide. Et les résultats sont là :
Radio FreeDom est viable et produit un modèle économique qui a du succès. Face
à cela, le politique, le religieux, les professionnels des médias et les instances de
régulation sont impuissants et s’interrogent : « par quel bout prendre cette radio ? ».
La raison d’une telle audience est sans doute à trouver dans le rapport fusionnel qui
se tisse entre le public et son média.
UN PUBLIC ET SON MÉDIA
La Réunion, qui a connu en quelques décennies des mutations profondes menées
à rythme soutenu, présente tous les signes d’une société développée. Mais ces
transformations doivent se lire au regard du passé douloureux de l’île et de
l’histoire de son peuplement à l’origine même de la société créole. C’est sur ce
substrat historique issu de la période coloniale et servile et du système de plantation
35. C’est suite à la plainte du CSA que les émetteurs de Télé FreeDom, qui émettait illégalement, ont été
saisis, ce qui a déclenché en février 1991 des émeutes urbaines provoquant la mort de huit personnes.
communication & langages – n◦ 165 – Septembre 2010
Radio FreeDom : un processus de coproduction de l’information
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que s’organise la société locale : le quotidien y est encore marqué par le poids de
l’interconnaissance, de la rumeur (le ladi lafé) ; les réseaux sociaux familiaux, de
voisinage, religieux conservent encore une forte pertinence et au final la sociabilité
du kartié créole reste encore très active, même si l’urbanisation a quelque peu délité
son inscription territoriale.
Radio FreeDom : une forme contemporaine médiatique du kartié créole
Radio FreeDom propose quotidiennement sur les ondes une mise en résonance
de la vie ordinaire réunionnaise, au sein de laquelle interconnaissance, rumeur
mais aussi entraide sont essentielles. La radio se retrouve ainsi en phase
avec la population réunionnaise, car elle donne à entendre ce qui se passe
quotidiennement dans le kartié créole36 . Comme le résume à sa manière une
auditrice37 : « C’est la meilleure radio parce que c’est la vie des gens de tous les
jours depuis la naissance jusqu’à la mort quoi, on peut entendre de tout sur radio
freedom. » (Farah, 41 ans)
Les auditeurs omniprésents à l’antenne rendent compte des petits faits ou des
grands événements de la vie quotidienne ; ils débattent également de ce qui les
préoccupe et témoignent de leur solidarité et ce, dans la langue et selon les formats
en usage dans la vie de tous les jours. Rumeur et information sur le quotidien,
discussion et débat, enfin entraide et solidarité communautaires constituent les
éléments clés du fonctionnement de cette radio38 .
Le témoignage de Marie, une femme au foyer de 49 ans, permet d’illustrer le
rôle social de cette station qui propose une forme contemporaine médiatique du
kartié créole. Radio Freedom « parle de tout ce qui se passe dans l’actualité », ce qui
permet d’être « au courant de tout » et ce, avant ceux « qui n’écoutent pas la radio,
qui sont pas informés [qui] ne savent pas ». Ici l’interconnaissance est de mise et
il est nécessaire d’être informé de ce qui fait le quotidien du territoire pour être
membre à part entière de la communauté.
Le commentaire des événements du quotidien est au cœur des relations sociales.
Il est important « d’entendre des gens parler, de discuter, d’avoir l’avis des autres
[. . .] de voir s’ils pensent pareil », et c’est dans cette confrontation des points de
vue qu’il devient possible de construire sa propre opinion.
36. Wolff, Éliane, 2010, « Les (nouveaux?) territoires de la radio. Radio FreeDom et ses auditeurs »,
colloque Vers la Post Radio, Enjeux des mutations des objets et formes radiophoniques, Paris, 26-28
novembre 2009.
37. Une partie des entretiens a été recueillie par des étudiants de Licence 3 mention « InformationCommunication » de l’université de la Réunion, dans le cadre d’une initiation à la méthodologie de
recherche.
38. Éléments qui ne sont pas sans rappeler le rôle joué par certaines radios africaines étudiées
par André-Jean Tudesq, « Médias et transfert de modèles, les radios de proximité en Afrique
sub-saharienne : un modèle autochtone ? », en ligne, site internet du GRER, http://www.grer.fr/,
mars 2009 et Capitant, Sylvie, 2008, « La radio en Afrique de l’Ouest, un “média carrefour”
sous-estimé ? L’exemple du Burkina Faso », Réseaux, 150, vol 4 , pp. 189-217 et « Évolutions
technologiques et rôle social de la radio : l’Afrique comme source d’interrogation de la situation en
Europe », communication au colloque international Vers la post radio, Paris 26-28 novembre 2009,
GRER.
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JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ?
Pour Marie, les auditeurs de radio FreeDom constituent « un peu comme une
grande famille ! Tous les gens que je connais qui écoutent la radio, disent ça. » Les
annonces de décès font partie des informations les plus suivies : il s’agit de « savoir
s’il y a quelqu’un que tu connais » et donc agir en conséquence en procédant à la
sociabilité des condoléances dans une île où le respect dû aux morts imprègne la
vie de tous les jours.
Le rôle régissant les rapports sociaux d’entraide donnés à entendre sur les ondes
n’est pas sans rappeler la « solidarité mécanique ». Ainsi, les multiples opérations
de soutien aux victimes relayées quotidiennement à l’antenne comme les collectes
« pour les enfants malades, qui vont aller faire une opération en métropole et
qui ont besoin d’aide parce que l’État peut pas aider », contribuent à asseoir cette
réputation de « radio du peuple », de radio « de la solidarité qui aide les gens ».
Radio FreeDom reste profondément ancrée dans un territoire et une sociabilité
créole qui est celle du kartié ; en s’appuyant sur les éléments structurant de la
vie sociale réunionnaise, cette radio transforme le territoire de la Réunion en
un seul et même kartié. Et le développement récent de la numérisation et de la
diffusion par internet permet désormais d’étendre sa zone de diffusion au reste du
monde. Les dédicaces que les Réunionnais ayant « sauté la mer » envoient à leur
famille de la Réunion sont rapidement identifiées dans une île où tout le monde se
connaît :
On a entendu ta fille dire un bonjour sur internet. Tout le monde sait c’est qui
Brigitte de Mulhouse, surtout le kartié ici tout le monde se connaît, on sait que
Brigitte est partie en métropole et maintenant ils savent qu’elle est à Mulhouse et
quand ils disent juste le prénom de maman, de papa qui habitent Grande Fontaine,
tout le monde sait tout de suite quelle famille c’est. (Sabrina, 43 ans)
Inversement, la radio diffusée en streaming permet une écoute déterritorialisée
et offre désormais à tout expatrié la possibilité de maintenir une proximité forte
avec son île, sa langue, le quotidien insulaire et de participer aux débats qui y ont
cours39 .
Une information « à hauteur d’homme »
Les auditeurs, toutes générations confondues, apprécient tout particulièrement la
feuilletonisation de l’information locale visant à soutenir l’intérêt de l’auditeur et
à tenir l’auditoire en haleine. Pour Karima (23 ans), la réactivité qu’autorise le
média radio permet un « suivi heure par heure » des événements. Radio FreeDom
peut ainsi de faire vivre le déroulement d’un fait divers exceptionnel comme
l’enlèvement d’un jeune garçon par les membres d’une secte40 et, quelques années
plus tard, l’évasion en hélicoptère du centre pénitencier de son principal instigateur
ou, plus prosaïquement, du vol d’une voiture et de la course-poursuite commentée
en direct à l’antenne par les auditeurs pour retrouver les voleurs.
39. Voir Wolff, Éliane, 2010, op. cit.
40. Affaire aux multiples rebondissements dont le principal protagoniste est un gourou pédophile,
Juliano Verbard, dit « Petit Lys d’amour », principal animateur de la secte Cœur douloureux et immaculé
de Marie.
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Radio FreeDom : un processus de coproduction de l’information
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Pour une autre auditrice (Sabrina, 43 ans), le suivi de l’information sur
la durée, dont nous avons étudié le dispositif plus haut, constitue une qualité
qu’elle ne retrouve pas dans les autres médias, où une information chasse l’autre,
sans que jamais l’auditeur ne puisse connaître « la suite de l’histoire ». Ici le
dispositif FreeDom est bien identifié : « Des fois l’animatrice appelle pour avoir
des nouvelles ; elle récapitule un peu l’histoire et elle demande si on se souvient de
telle ou telle histoire et elle rappelle la personne pour connaître la suite pour savoir
où elle en est. »
Enfin, une grille d’évaluation des médias est proposée par Martine (65 ans) qui
reprend le qualificatif de radio ladi lafé – souvent évoqué pour stigmatiser la radio
FreeeDom –, pour insister sur le fait que la radio, critiquée par ailleurs, « raconte
beaucoup de choses mieux que les autres radios même mieux que RFO, même
mieux que RTL ».
La mise en récit de l’information « à hauteur d’homme » est opposée au
traitement trop rapide, concis et sans suivi à moyen terme, qui renvoie à la
grammaire professionnelle en usage dans l’espace médiatique des professionnels :
« Le journaliste, il prend l’information, il la traite à peine, et il la rejette. »
Avec Radio FreeDom, « ça devient plus humain en fait ! ». Et le procédé est
apprécié car il repose avant tout sur le témoignage direct : « C’est pur ! Tu vois
c’est l’information telle qu’elle est ! C’est comme les gens ils l’ont vécue, comme
n’importe qui pourrait la vivre ! » (Céline, 21 ans)
La question de la véracité des faits ne se pose pas. La confiance va de soi,
puisqu’elle est interpersonnelle, participant du commun et repose sur l’auditeur
témoin qui ne saurait mentir : « Je me pose pas de questions, pour moi c’est vrai. . .
en fait on fait d’autant plus confiance que c’est des auditeurs, des gens comme nous,
des gens ils étaient sur la route, ils sont passés là, ils ont vu. » (Céline, 21 ans)
Le témoin oculaire n’est pas remis en question. Il n’a aucune raison de mentir,
puisqu’il décrit simplement ce qu’il voit en direct à l’antenne. Cette activité
testimoniale « vue des yeux d’un homme, d’un être humain ! » présente la force
de l’évidence.
Pour les plus sceptiques, c’est le cumul des témoignages qui progressivement
construit la crédibilité : « On fait notre opinion après avoir écouté plusieurs
auditeurs. . . on commence à se faire son idée [. . .] comme le style d’émission est
un peu en continu, donc à un moment donné, on arrive à atteindre une certaine
crédibilité. » (Emmanuel, 35 ans)
L’information est reprise par les autres médias, ce qui conforte encore sa valeur
et indique la hiérarchie qu’opère parfois le public au sein du paysage médiatique
local : « Certainement RFO va pomper cette information pour le diffuser ou. . .
mais au départ ça vient des auditeurs. » (Béatrice, 52 ans)
PERSPECTIVES
Radio FreeDom est une radio de libre antenne permanente de la vie ordinaire
au sein de laquelle l’interconnaissance, la rumeur, le ladi lafé et l’oralité sont
essentielles. La parole ordinaire de l’auditeur est au cœur du format et participe
à la mise en récit des événements du quotidien dans le cadre d’une coproduction
permanente avec les « journalistes-animateurs » gérant l’antenne. Ce format qui
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JOURNALISTES ET CITOYENS : QUI PARLE ?
bouscule les canons de la profession s’impose comme « incontournable » et
interroge notamment la catégorie de l’information légitime, dont on peut penser
qu’elle est variable selon les contextes, les époques, les perceptions des divers
acteurs et leurs pratiques.
C’est au final la conception que le public se fait de sa radio qui prévaut et peut
éclairer l’ampleur du succès de Radio FreeDom, dont l’audience ne faiblit pas.
Son modèle d’information fondé sur le principe de la coproduction se trouve de
plain-pied avec le mode de communication sociale du kartié créole. Il ne se situe
pas en surplomb, il n’opère pas une coupure tranchée entre « système » et « monde
de vie », il est familier parmi le familier. Il repose sur la confiance réciproque,
interpersonnelle, sur l’entre-soi, participant du commun : on fait foi aux discours
qui circulent sur les ondes, alors que ceux qui proviennent des voix professionnelles
ou institutionnelles font a priori soupçon, suscitent méfiance.
À l’ère du soupçon41 , Radio FreeDom pose la question de la confiance, question
qui est propre à l’univers de vie qui caractérise la modernité tardive. Sa prégnance
invite à ouvrir un chantier théorique prenant pour objet la confiance, et dont
on sait qu’il représente un paradigme riche de travaux, ancré depuis Simmel
dans la tradition pragmatique et phénoménologique42 , comme dans les approches
fonctionnalistes43 .
De par son ancrage territorial, Radio FreeDom participe d’un enjeu sociétal qui
interroge la Réunion d’aujourd’hui, traversée par les flux mondiaux44 . À ce titre,
elle constitue un analyseur anthropologique des mutations en cours.
JACKY SIMONIN,
ÉLIANE WOLFF
41. Almeida (d’), Nicole, 2001, Les promesses de la communication, PUF, Paris.
42. Möllering, Guido, 2001, « The nature of trust, from Georg Simmel to a theory of expectation,
interpretation and suspension », Sociology, 35(2), pp. 403-420 et Garfinkel, Harold, 1963, « A
Conception of and experiments with ‘trust’ as a condition of stable, concerted actions », Harvey O.
(ed.), Motivation and Social Interaction, The Ronald Press Co., New York, pp. 187-208.
43. Voir en particulier Luhman, Niklas, 1979, Trust and power ; Wiley, J., 2001, « Confiance et
familiarité. Problèmes et alternatives », Réseaux, vol. 19, 108, pp. 15-35, mais également Seligman, Adam
B., 2001, « Complexité du rôle, risque et émergence de la confiance », Réseaux, vol. 19, 108, pp. 37-61 ;
Misztal, Barbara A., 1996, Trust in Modern Societies, Polity Press, Cambridge ; Quéré, Louis (éd), 2001,
La confiance, Réseaux, vol. 19, 108 et Simonin, Jacky, 2010 (à paraître), Circulations pandémiques : le
proche / le lointain en confiance. Aperçus sur la médiatisation de la crise du Chikungunya à la Réunion et
dans l’Océan Indien (2005-2006).
44. Simonin, Watin, Wolff, 2009, « Comment devient-on Réunionnais du monde ? », tic&société,
vol. 3, 1-2, mis en ligne le 14 décembre 2009, http://ticetsociete.revues.org/653
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