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12avr
D I S T R I B U T I ON :
Martha : Lorraine Côté
George : Normand Bissonnette
Honey : Élodie Grenier
Nick : André Robillard
7mai
20
CONCE P T I ON :
Texte : Edward Albee
Traduction : Michel Tremblay
16
Mise en scène : Hugues Frenette
Assistance à la mise en scène :
Simon Lemoine
Décor : Michel Gauthier
Costumes : Julie Levesque
Lumières : Sonoyo Nishikawa
Musique : Yves Dubois
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GEORGE : Tu peux t’installer tant que tu voudras dans ta chaise, avec le gin
qui te coule sur le menton, et tu peux continuer à m’humilier, à me déchirer
en petits morceaux… toute la nuit, si tu veux… c’est correct, correct…
MARTHA : De toute façon, ça te dérange pas !
GEORGE : Oui, ça me dérange !
MARTHA : Ça te dérange pas du tout ! Tu m’as mariée pour ça 1 !
P r o p o s d e l a pi è c e
À deux heures du matin, après une réception « universitaire » bien arrosée,
George et Martha reviennent à leur domicile. Nick et Honey, un jeune couple
rencontré au cours de la soirée, ont été invités à partager un dernier verre.
À leur arrivée, George et Martha sont en train de se livrer à une scène de
ménage impitoyable. Bien malgré eux, Nick et Honey se retrouvent impliqués
dans un jeu cruel et pervers dont ils ne connaissent pas les règles, un jeu dont
le but semble être la domination et l’humiliation de l’autre. Jusqu’à l’aube, au
rythme de l’alcool qui coule à flots, George et Martha vont mener, à coups de
vérités et de mensonges, une guerre psychologique mettant en relief les désillusions d’une vie de couple usée et désabusée. Et au cœur de cette guerre, il y a
l’allusion à leur fils, qui doit rentrer le lendemain pour son anniversaire, une
arme que les deux personnages utilisent l’un contre l’autre.
Pièce culte d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of
Virginia Woolf ?) a été créée pour la première fois à New York, au Billy Rose
­Theatre, en octobre 1962, dans une mise en scène d’Alan Schneider. Le s­ uccès
est immédiat, la pièce demeure à l’affiche sur la scène de Broadway pendant
quinze mois. Elle a été récompensée par le New York Drama Critic’s Circle
Award et un Tony Award en 1963. Très vite, la pièce fera le tour du monde, dans
de nombreuses traductions et adaptations. Encore aujourd’hui, il s’agit d’une
des pièces du répertoire américain parmi les plus jouées.
En 1966, la pièce a été adaptée au cinéma par le réalisateur Mike Nichols.
Le couple George et Martha y est brillamment interprété par Richard Burton
et Elizabeth Taylor, ce qui a valu à celle-ci l’Oscar de la meilleure actrice.
1
Toutes les citations de la pièce proviennent de la version traduite par Michel Tremblay en 1987.
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Une joute verbale
La pièce met en scène un couple d’âge mûr, George et Martha, et un jeune
couple, Nick et Honey. George est professeur d’histoire. Il a un sens de la répartie et un humour cinglant dont il se sert avec intelligence et subtilité. Il est marié
à Martha depuis 21 ans. Elle est la fille du recteur de l’université où enseigne
George. Plus âgée que son époux, elle est une beauté ravagée qui n’a toutefois
rien perdu de son sens de la séduction. Volcanique et redoutable, elle méprise
George à qui elle reproche son manque d’ambition. Nick, lui, est un jeune professeur de biologie fraîchement arrivé à l’université. Fonceur, opportuniste,
plein d’ambition, il est le modèle du jeune américain prometteur. Il est marié
à Honey, plutôt nerveuse et fragile, fille d’un riche pasteur.
Ce qui va animer la nuit que ces quatre personnages vont passer ensemble, c’est
une guerre de mots, une escalade de provocations réciproques entre George et
Martha, mais dans laquelle les deux jeunes invités vont se trouver impliqués.
C’est donc essentiellement le discours qui fait progresser l’action dans Qui a
peur de Virginia Woolf ?, un discours habilement construit où les mots sont incisifs, où les répliques sont assassines. La langue est forcément au centre de la
pièce, une langue à laquelle, d’ailleurs, Michel Tremblay a su donner la pleine
force dans sa traduction.
Michel Tremblay, le traducteur
L’auteur des Belles-sœurs, avec 26 pièces qui ont fait le tour du monde,
3 comédies musicales, 11 romans, de nombreux contes, nouvelles,
scénarios de films, etc., n’a évidemment plus besoin de présentation. Ce
qu’on sait moins, c’est qu’il a également traduit et adapté de nombreux
textes, permettant au public québécois d’apprécier plusieurs pièces dans
un langage qui lui est propre. Ce fut le cas pour Qui a peur de Virginia
Woolf ?, mais aussi pour Oncle Vania d’Anton Tchekhov, Camino Real de
Tennessee Williams, Grace et Gloria de Thomas Ziegler, Mambo italiano
de Steve Galluccio, pour n’en nommer que quelques-unes.
On comprend donc que, dans cette joute verbale, ce n’est pas tant l’histoire de vie
des personnages qui constitue l’intérêt, mais bien la façon dont ils s’y p
­ rennent
pour protéger leur réalité et leurs illusions. George et Martha, en particulier, ont
très bien compris ce que peut le langage. La manière dont ils le manipulent et le
maîtrisent fait d’eux de véritables virtuoses, de redoutables combattants.
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La race humaine en question
Un des thèmes secondaires de la pièce est l’opposition entre les cours
d’histoire, dont George est professeur, et ceux de biologie, que Nick
donne. En fait, George condamne le projet sur lequel travaille Nick et qui
a pour but la manipulation des chromosomes permettant de «­ ­contrôler
la couleur des yeux ou des cheveux, la stature, la puissance… ». Selon
George, la biologie a comme dessein de rendre la société uniforme et sans
anomalies, ce qui, du même coup, éliminera « le hasard, la multiplicité,
l’essence même de l’Histoire ».
Il importe de se replacer dans le contexte de la création de la pièce, soit
en 1962, pour comprendre l’intérêt de cette question. Cette époque a été
parti­culièrement féconde dans le domaine de la recherche génétique,
surtout depuis la découverte de la structure de l’ADN par Francis Crick et
James Watson, en 1953. Cette découverte, qui a révolutionné la biologie,
allait permettre de comprendre comment se reproduisent les molécules
d’ADN et, par le fait même, comment, à partir d’une de ces molécules, on
peut en obtenir deux identiques.
C’est d’abord George qui fera les frais de cette guerre de mots impitoyable.
­Martha fera tout pour l’humilier en lui rappelant l’échec d’un mari qui n’a pas
su profiter de l’avenir qui se dessinait devant lui en épousant la fille du recteur
de l’université. Puis c’est vers les invités que les coups seront ensuite portés,
alors que George s’attaquera aux véritables motifs du mariage du jeune couple
ou encore aux fondements de la science de Nick, la biologie.
Cette guerre qui se joue dans la résidence de George et Martha est orchestrée
à la manière d’un jeu, un jeu qu’ils se jouent depuis vingt ans, un jeu de compli­
cité dans la manipulation, un jeu avec ses règles strictes, qu’il ne faut en aucun
cas transgresser, au risque de devoir en subir les conséquences. Et c’est justement l’erreur que fait Martha en dévoilant l’existence de leur fils, Jimmy, devant
Nick et Honey. Elle savait pourtant que, selon les règles qu’elle et George ont
établies ensemble, le fils ne devait être connu que d’eux seuls. Les règles n’étant
plus respectées, ils se feront stratèges et se permettront toutes les tactiques possibles pour vaincre l’adversaire au cours des quatre « parties » d’un même jeu
qu’ils vont mener, avec la complicité de leurs invités, et auxquelles George a
donné des noms évocateurs : « Humilions notre hôte », « La chasse aux invités »,
« Montons l’hôtesse » et « Élevons un enfant ».
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À l’issue du « jeu », il sera bien difficile de dire qui est le véritable vainqueur.
En apparence, George semble le plus habile joueur, celui qui portera le grand
coup final. Mais n’est-ce pas pour le bien de Martha qu’il le fera, pour la « sauver » des illusions qui lui empoisonnent la vie ? Ou peut-être jugera-t-on que
c’est le ­couple qui s’en sort gagnant, car on aura compris que, en dépit de toute
l’amertume qui teinte leur union, George et Martha se témoignent quand
même de la tendresse, de la compassion, de l’amour même. Il y a fort à parier
­qu’Edward Albee a souhaité que le spectateur se fasse lui-même son opinion
à la fin de la pièce.
Illusions et désillusions
Ce qui est au cœur du drame qui se « joue » dans Qui a peur de Virginia Woolf ?,
ce sont les vérités cachées, les non-dits, et surtout l’impact de ces secrets et de
leur révélation sur la vie des individus et des couples. Que ce soit les circons­
tances troubles de la mort des parents de George, les motifs réels du mariage de
Nick et Honey, la grossesse nerveuse de cette dernière, le fils « imaginé » par le
couple George et Martha, les vérités cachées ont pris une ampleur telle qu’elles
sont devenues des armes qu’on peut utiliser à tout moment pour manipuler,
dominer, humilier ou détruire l’autre. Elles ont pris une telle place dans la vie
des deux couples qu’on en vient à ne plus savoir distinguer le vrai du faux :
MARTHA : Vérité ou illusion, George, on sait jamais la différence…
GEORGE : Non, mais il faut continuer en faisant comme si on la savait,
par exemple…
La pièce traite aussi de la substitution du rêve à la réalité. Elle nous montre que,
quand le réel devient trop dur à supporter, les illusions servent de refuges et permettent de mieux vivre, voire de survivre. George et Martha ont de la difficulté
à accepter la vérité, la déchéance de leur couple, leurs désillusions par rapport
à l’institution du mariage. C’est le cas de Martha, en particulier, qui arrive dans
la cinquantaine et constate qu’aucun de ses rêves ne s’est réalisé, elle qui, en
mariant George, avait pourtant « tout planifié » : George serait « à la fois le marié
et le dauphin… Il commencerait par hériter du Département d’histoire, puis
ensuite, quand viendrait le temps, il hériterait de l’université au grand complet.
En tout cas, c’est comme ça que tout devait se passer […] Mais il est devenu…
le boulet du Département d’histoire. »
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Pour survivre à leurs désillusions, George et Martha se sont donc « créé » un fils.
Ce fils, ils l’ont voulu parfait, il est devenu leur raison de vivre, c’est sur lui que
repose exclusivement l’équilibre précaire du couple :
MARTHA : La seule chose que j’ai essayé de garder pure, sans tache, à travers
l’égout que notre mariage est devenu, à travers les nuits ridicules, les jours
pitoyables, pathétiques, à travers la dérision… le rire… oh, mon Dieu, oui,
le ricanement au fur et à mesure que les échecs nous tombaient dessus,
des échecs toujours plus humiliants, des échecs toujours plus graves ; la
­s eule chose, la seule personne que j’ai essayé de protéger, d’élever au-dessus
de ce marécage de notre mariage en ruine ; la seule lumière au cœur de ces
ténèbres sans issue… notre fils !
On comprend donc que la vie de George et Martha est construite sur un mythe.
Et paradoxalement, s’il est leur raison de vivre, il les rend fous et les tue aussi
à petit feu. La seule façon pour eux d’éviter la « mort » annoncée de leur couple
serait peut-être de « tuer » le mythe, l’impensable pour Martha.
Qui a peur de Virginia Woolf ? parle donc de la difficulté du couple sans enfant,
mais aussi, de manière plus large, de la peur de la vérité et du besoin de se créer
des illusions. C’est en quelque sorte une mise en garde contre la dépendance
au rêve, à l’idéal inaccessible. Edward Albee affirmait d’ailleurs que le titre de
la pièce pouvait se lire « Qui a peur de vivre une vie sans illusions ? ». Dès lors,
on saisit toute la portée des dernières répliques de la pièce :
GEORGE : Qui a peur de Virginia Woolf, Virginia Woolf, Virginia Woolf…
MARTHA : Moi, George, moi…
GEORGE : Qui a peur de Virginia Woolf…
MARTHA : Moi… George… moi… moi…
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À propos du titre
On peut se demander ce que vient faire la romancière Virginia Woolf dans
le titre de la pièce. En fait, au cours de la réception qui a eu lieu chez le père
de Martha avant le début de la pièce, un invité a modifié la ­chanson Who’s
Afraid of Big Bad Wolf ? (Qui a peur du grand méchant loup ?), empruntée
au dessin animé de Walt Disney Les trois petits cochons, pour en faire
Who’s Afraid of Virginia Woolf ? (Qui a peur de Virginia Woolf ?). Au cours
de la pièce, les personnages se demanderont si cette parodie intellectuelle
est drôle ou non. C’est donc d’une manière bien fortuite que le nom de
Virginia Woolf est apparu. Certains pourront peut-être y voir une allusion
aux thèmes de l’illusion, du réel et de l’irréel abordés par la romancière
anglaise dans ses œuvres.
Une critique de la société américaine
À travers la guerre que se livrent les personnages de sa pièce, Edward Albee
met en lumière une crise qui ébranle toute une société au début des années
1960. Il brosse un portrait plutôt sombre de la bourgeoisie américaine et de ses
hypocrisies, des pressions sociales pour se conformer à un modèle de famille
parfaite, fidèle à un vieux rêve de progrès, de prospérité et de suprématie.
La jeunesse américaine de cette époque refuse le conformisme paralysant et
les vieux fantômes qui hantent la génération qui la précède, conséquences
d’une première moitié de xxe siècle douloureuse. Cette jeunesse ne veut pas
« faire semblant ». Elle est outrée par le « jeu » des apparences et de l’hypocrisie.
Elle appelle le changement, veut une vie édifiée sur la vérité, non sur l’illusion.
Edward Albee est témoin de ce vent de changement qui souffle et, avec Qui a peur
de Virginia Woolf ?, remet en question le « rêve américain », qui est en fait « l’illusion nationale » des Américains, une idée selon laquelle tout citoyen peut, avec
persévérance et détermination, accéder à la prospérité et à la richesse. Le fils
que se sont imaginé George et Martha est l’incarnation même de ce « rêve »,
il est le symbole de la force, de la beauté, de l’intelligence, de la réussite et de
l’accomplissement. Il est, comme le souligne George, le « parfait petit produit
américain ». En détruisant le mythe du fils dans sa pièce, Albee nous invite donc,
comme individus et comme société, à avoir le courage d’envisager notre vie dans
sa pleine vérité, libérés des chaînes du conformisme et des attentes sociales.
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(1928-)
J’ai toujours pensé que l’une des responsabilités de l’auteur dramatique était
de montrer aux gens à quoi ressemble leur époque, dans l’espoir que peutêtre ils changeront 2.
Edward Albee (1965)
Edward Albee est né le 12 mars 1928
À l’école, le jeune Edward s’adapte
mal à la rigueur de la vie collective.
Tout ce qui l’intéresse, c’est la lecture
et l’écriture. À six ans, il écrit déjà des
poèmes. Il sera renvoyé de trois
collèges, dont une école militaire
où on pensait pouvoir lui inculquer
la discipline. En 1943, il est admis au
collège Choate, au Connecticut, où,
pour une première fois, il se sent bien.
Ses professeurs reconnaissent son
talent pour l’écriture et l’encoura­gent
à poursuivre dans cette voie. Il écrit
alors un premier roman, des poèmes,
des nouvelles.
à Washington, D. C. À peine deux
semaines après sa naissance, il est
confié en adoption à Frances et Reed
Albee. Ce dernier est l’héritier d’un
riche entrepreneur dans le domaine
du spectacle, plus précisément du
vaudeville. Le jeune Edward mène
donc une vie de « fils de millionnaire »
et il fréquente très tôt les théâtres
new-yorkais, où on le conduit en
limou­sine.
Entouré de domestiques et de biens
matériels, il ne gardera toutefois pas
En 1948, à l’âge de 20 ans, il coupe
tout contact avec sa famille et s’ins­
talle à Greenwich Village, un quar­tier
de New York, où il occupera de nombreux petits emplois. Il y fait la
rencontre du compositeur William
­
Flanagan, qui devient non seulement
son amoureux, mais aussi son mentor artistique et intellectuel, par ses
nombreux contacts avec le milieu
culturel. Il faut rappeler ici que le
quartier de Greenwich Village, dans
les années 1950, était un point de
convergence pour de nombreux écri­
vains, peintres, sculpteurs, musi­ciens,
un bon souvenir de cette enfance.
Son père est distant, sa mère domi­
natrice. Les seuls adultes pour qui
il a un attachement sont sa « nounou »
et sa grand-mère, à qui il va dédier
une pièce en 1959 : Le tas de sable.
Dans les faits, il est déjà en rébellion
contre le snobisme du milieu familial
dans lequel il évolue. La satire de la
famille bourgeoise qu’on retrouvera
plus tard dans plusieurs de ses pièces
est directement inspirée de cette
enfance.
2
Extrait d’un article de l’hebdomadaire The Observer, du 18 avril 1965, reproduit dans : Liliane
KERJAN, Le théâtre d’Edward Albee, Paris, Klincksieck, 1978, p. 84.
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singulières. « Les gens, dit-il, voient
partout des pancartes parce qu’ils se
refusent à vivre une expérience telle
qu’elle leur est proposée, et à laisser
leur incons­cient entrer en jeu3. »
intellectuels, etc., bref, une véritable
école pour Edward Albee. En 1953,
Albee fait une autre ren­contre déterminante sur le plan profes­sionnel : le
romancier et dramaturge Thornton
Wilder, qui le décide à devenir auteur
dramatique.
Edward Albee se fait connaître du
public et de la critique avec Zoo
Story. Cette pièce, produite pour la
première fois à Berlin en 1959 avant
d’être jouée off-Broadway en 1960,
relate la rencontre, dans un parc,
d’un « honnête » citoyen américain et
d’un marginal provocateur et violent.
On y reconnaît les éléments qui
dront caractéristiques du
devien­
théâtre d’Albee : un mélange habile
d’éléments réalistes et absurdes, une
critique sociale des valeurs améri­
caines conventionnelles. On y a aussi
vu un renouvellement du théâtre.
Retenons donc que l’œuvre ­d’Albee
est multiple. Si plusieurs de ses pièces
s’apparentent, par leur contenu et
par leur forme, au théâtre de l’absurde, Qui a peur de Virginia Woolf ?,
pour sa part, est souvent davantage
associée au réalisme. Il demeure que,
avec La mort de Bessie Smith (1959),
Le rêve de l’Amérique (1960), Qui a
peur de Virginia Woolf ? (1962),
Délicate Balance (1966), Albee « régé­
nère » le théâtre américain en plaçant
le discours et le langage au cœur de
l’action dramatique, en rythmant ses
pièces à la manière d’une partition
musicale, avec ses tempos, ses crescendos, ses instants suspendus
avant les coups violents ou les grands
revirements.
Albee était en fait sensible à la remise
en cause du réalisme psychologique
et social qui avait cours, depuis quel­
ques années, sur la scène européenne,
notamment avec Samuel Beckett ou
Harold Pinter. La parenté qu’on lui a
reconnue avec ces auteurs lui a valu
d’être consi­
déré comme le maître
américain du « théâtre de l’absurde »,
et ce, bien malgré lui, puisqu’il a toujours refusé les étiquettes. Ces étiquettes sont non seulement des remparts contre l’inconnu, mais, selon
lui, elles nous privent d’expériences
Une autre grande force d’Edward
Albee est sa capacité à saisir ce qui
est dans l’air du temps pour susciter
une réflexion critique. Les thèmes
qu’il aborde en sont un écho : les
mensonges et désillusions de l’Amé­
rique dans ses aspects raciaux et
familiaux, le refus de la communication, l’illusion, etc. Il se fait témoin de
« l’effondrement du monde humaniste,
[de] la décadence et [de] l’isolement de
l’homme qui se renferme sur luimême et s’entoure de remparts de
pacotille pour fuir ses grandes peurs4. »
Au-delà des étiquettes
3
Propos d’Edward Albee reproduits dans : Dictionnaire du théâtre, Paris,
Encyclopædia ­Universalis, Albin Michel, 1998, p. 27.
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À partir des années 1970, le théâtre
d’Edward Albee va devenir de plus
en plus abstrait et métaphysique,
moins représentatif et plus suggestif,
et aussi moins populaire. Il lui faudra attendre les années 1990 pour
renouer avec le succès, notamment
avec Trois femmes grandes (1991) et
Fragments (1993).
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Albee n’a jamais cessé d’écrire. En 2010,
avec Me, Myself and I, il confirmait,
à 82 ans, que le regard critique qu’il
a toujours porté sur la société était
toujours aussi vif. Avec plus d’une
­
trentaine de pièces à son actif, il a
remporté de nombreuses distinctions, dont trois fois le prestigieux
prix Pulitzer ainsi que trois Tony
Awards, dont le dernier, en 2005,
pour couronner l’ensemble de son
œuvre.
UNE AMÉR I QUE DÉSENC H AN T ÉE
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis occupent une place
prépondérante dans le monde. La stabilité politique retrouvée et la prospérité
économique permettent le développement sans précédent de la société de
­consommation, dont les milieux culturels sauront profiter. Cette société qu’on
­propose à la jeunesse américaine est faite de rêves de richesse, de diversité, de
­nouveauté.
Très vite cependant, on se rendra compte des faiblesses et des hypocrisies
de cette puissante Amérique. La guerre froide, la guerre de Corée (et plus tard
la guerre du Viêtnam), les luttes ethniques, les conflits de générations vont
ébranler les convictions et les valeurs traditionnelles. Dès les années 1950, on
commence à constater la faillite du « rêve américain ». Les générations montantes vont rêver d’un monde où les valeurs humaines auront raison de l’économie de marché qui réduit l’homme à une machine. L’heure est à l’introspection,
aux questions existentielles, à la dénonciation du conformisme social. Dans
ce ­contexte est né le phénomène de la beat generation, un mouvement littéraire
et artistique faisant l’éloge de la liberté et de la créativité, et qui a passablement
inspiré la libération sexuelle et le mouvement de révolte de la jeunesse dans
les années 1960 et 1970. Évidemment, la scène théâtrale se fera l’écho de toute
la mouvance sociale de ces décennies.
Un théâtre revisité
Après 1945, le théâtre aux États-Unis connaît un essor considérable, rendu possible en bonne partie par le mécénat. Le nombre de troupes et de salles explose.
4
Liliane KERJAN, Le théâtre d’Edward Albee, Paris, Klincksieck, 1978, p. 146.
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L’enseignement de l’art dramatique se fait de plus en plus courant dans les universités, entre autres. Plus que jamais, New York devient le carrefour théâtral
de l’Amérique. En marge du théâtre commercial et populaire de Broadway se
développe également un courant d’avant-garde, moins conventionnel, appelé
off-Broadway, lequel, rappelons-le, a permis au public new-yorkais de découvrir Edward Albee en 1960.
De grands praticiens du théâtre ont aussi joué un rôle important dans cet essor
des années d’après-guerre. On peut penser à Julian Beck et Judith Malina qui,
en 1947, ont fondé le Living Theater, une compagnie de théâtre expérimental
redéfinissant la relation spectateur-acteur et explorant les possibilités du corps
dans le jeu. La même année, Elia Kazan a créé le célèbre Actors Studio, qui a
formé de nombreuses vedettes de la scène et du cinéma.
Évidemment, une vague de nouveaux auteurs va accompagner ce dévelop­
pement, dans une pluralité de genres. Dès la fin des années 1940, deux géants
s’affirment : Tennessee Williams (1911-1983) et Arthur Miller (1915-2005). En
1945, avec La ménagerie de verre, et plus tard avec Un tramway nommé désir
(1947) ou La chatte sur un toit brûlant (1957), Williams s’impose comme le
maître du réalisme psychologique, en mettant en scène la frustration et la
désespérance de personnages étouffés par le conformisme social. Intellectuel
engagé, Miller, de son côté, met en évidence les dérives du « rêve américain », par
exemple dans Mort d’un commis-voyageur (1949), alors qu’il nous présente un
homme désemparé devant le vide de son existence. Dans Les sorcières de Salem
(1953), il ­dénonce le puritanisme américain à l’époque de la chasse aux sorcières
­maccarthyste des années 1950, visant les communistes et leurs sympathisants.
À partir des années 1960, de nouveaux dramaturges, associés à l’avant-garde,
vont poursuivre la remise en cause de l’american way of life, mais dans un rapport nouveau à la langue et aux conventions scéniques. Un des plus importants
est évidemment Edward Albee. Arthur Kopit (1937-), avec son humour noir,
Landford Wilson (1937-), avec son sens de l’aparté, John Guare (1938-), avec
ses conventions totalement revisitées, Richard Freeman (1937-), avec ses effets
sonores et visuels, font aussi partie de ces artistes qui amènent, dans des formes
différentes, le public américain à se questionner sur ses valeurs.
Plus connu chez nous, Samuel Shepard (1943-), avec humour, satire, musique
aussi, fait le procès d’une Amérique déshumanisée, de ses peurs, de ses rêves et
de ses mythes, par exemple dans La Turista (1967), La dent du crime (1972) ou
Et celui sous terre (1978). Enfin, dans la même lignée que ses prédécesseurs, avec
des mots crus et incisifs, David Mamet (1947-) écorche, entre autres, le milieu
des affaires (Glengarry Glen Ross, 1983) et celui de l’éducation (Oleanna, 1994).
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Pour en savoir plus…
ALBEE, Edward. Qui a peur de Virginia Woolf ?,
Arles, Actes Sud, 1996.
BARRUCAND, Michel. Histoire de la littérature
des États-Unis, Paris, Ellipses, 2006.
Dictionnaire du théâtre, Paris, Encyclopædia
­Universalis, Albin Michel, 1998.
KERJAN, Liliane. Le théâtre d’Edward Albee, Paris,
Klincksieck, 1978.
LESCANNE, Dominique. La littérature américaine,
Paris, Pocket, 2004.
Quelques sites ­Internet :
http://edwardalbeesociety.org
Site de la Société Edward Albee. Détails sur les
­œuvres et la biographie de l’auteur [en anglais]
http://www.usa-decouverte.com/culture/theatre.html
Quelques informations sur l’histoire du théâtre
aux États-Unis
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