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66 12avr D I S T R I B U T I ON : Martha : Lorraine Côté George : Normand Bissonnette Honey : Élodie Grenier Nick : André Robillard 7mai 20 CONCE P T I ON : Texte : Edward Albee Traduction : Michel Tremblay 16 Mise en scène : Hugues Frenette Assistance à la mise en scène : Simon Lemoine Décor : Michel Gauthier Costumes : Julie Levesque Lumières : Sonoyo Nishikawa Musique : Yves Dubois 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 GEORGE : Tu peux t’installer tant que tu voudras dans ta chaise, avec le gin qui te coule sur le menton, et tu peux continuer à m’humilier, à me déchirer en petits morceaux… toute la nuit, si tu veux… c’est correct, correct… MARTHA : De toute façon, ça te dérange pas ! GEORGE : Oui, ça me dérange ! MARTHA : Ça te dérange pas du tout ! Tu m’as mariée pour ça 1 ! P r o p o s d e l a pi è c e À deux heures du matin, après une réception « universitaire » bien arrosée, George et Martha reviennent à leur domicile. Nick et Honey, un jeune couple rencontré au cours de la soirée, ont été invités à partager un dernier verre. À leur arrivée, George et Martha sont en train de se livrer à une scène de ménage impitoyable. Bien malgré eux, Nick et Honey se retrouvent impliqués dans un jeu cruel et pervers dont ils ne connaissent pas les règles, un jeu dont le but semble être la domination et l’humiliation de l’autre. Jusqu’à l’aube, au rythme de l’alcool qui coule à flots, George et Martha vont mener, à coups de vérités et de mensonges, une guerre psychologique mettant en relief les désillusions d’une vie de couple usée et désabusée. Et au cœur de cette guerre, il y a l’allusion à leur fils, qui doit rentrer le lendemain pour son anniversaire, une arme que les deux personnages utilisent l’un contre l’autre. Pièce culte d’Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Woolf ?) a été créée pour la première fois à New York, au Billy Rose Theatre, en octobre 1962, dans une mise en scène d’Alan Schneider. Le s uccès est immédiat, la pièce demeure à l’affiche sur la scène de Broadway pendant quinze mois. Elle a été récompensée par le New York Drama Critic’s Circle Award et un Tony Award en 1963. Très vite, la pièce fera le tour du monde, dans de nombreuses traductions et adaptations. Encore aujourd’hui, il s’agit d’une des pièces du répertoire américain parmi les plus jouées. En 1966, la pièce a été adaptée au cinéma par le réalisateur Mike Nichols. Le couple George et Martha y est brillamment interprété par Richard Burton et Elizabeth Taylor, ce qui a valu à celle-ci l’Oscar de la meilleure actrice. 1 Toutes les citations de la pièce proviennent de la version traduite par Michel Tremblay en 1987. 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 Une joute verbale La pièce met en scène un couple d’âge mûr, George et Martha, et un jeune couple, Nick et Honey. George est professeur d’histoire. Il a un sens de la répartie et un humour cinglant dont il se sert avec intelligence et subtilité. Il est marié à Martha depuis 21 ans. Elle est la fille du recteur de l’université où enseigne George. Plus âgée que son époux, elle est une beauté ravagée qui n’a toutefois rien perdu de son sens de la séduction. Volcanique et redoutable, elle méprise George à qui elle reproche son manque d’ambition. Nick, lui, est un jeune professeur de biologie fraîchement arrivé à l’université. Fonceur, opportuniste, plein d’ambition, il est le modèle du jeune américain prometteur. Il est marié à Honey, plutôt nerveuse et fragile, fille d’un riche pasteur. Ce qui va animer la nuit que ces quatre personnages vont passer ensemble, c’est une guerre de mots, une escalade de provocations réciproques entre George et Martha, mais dans laquelle les deux jeunes invités vont se trouver impliqués. C’est donc essentiellement le discours qui fait progresser l’action dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, un discours habilement construit où les mots sont incisifs, où les répliques sont assassines. La langue est forcément au centre de la pièce, une langue à laquelle, d’ailleurs, Michel Tremblay a su donner la pleine force dans sa traduction. Michel Tremblay, le traducteur L’auteur des Belles-sœurs, avec 26 pièces qui ont fait le tour du monde, 3 comédies musicales, 11 romans, de nombreux contes, nouvelles, scénarios de films, etc., n’a évidemment plus besoin de présentation. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il a également traduit et adapté de nombreux textes, permettant au public québécois d’apprécier plusieurs pièces dans un langage qui lui est propre. Ce fut le cas pour Qui a peur de Virginia Woolf ?, mais aussi pour Oncle Vania d’Anton Tchekhov, Camino Real de Tennessee Williams, Grace et Gloria de Thomas Ziegler, Mambo italiano de Steve Galluccio, pour n’en nommer que quelques-unes. On comprend donc que, dans cette joute verbale, ce n’est pas tant l’histoire de vie des personnages qui constitue l’intérêt, mais bien la façon dont ils s’y p rennent pour protéger leur réalité et leurs illusions. George et Martha, en particulier, ont très bien compris ce que peut le langage. La manière dont ils le manipulent et le maîtrisent fait d’eux de véritables virtuoses, de redoutables combattants. 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 La race humaine en question Un des thèmes secondaires de la pièce est l’opposition entre les cours d’histoire, dont George est professeur, et ceux de biologie, que Nick donne. En fait, George condamne le projet sur lequel travaille Nick et qui a pour but la manipulation des chromosomes permettant de « contrôler la couleur des yeux ou des cheveux, la stature, la puissance… ». Selon George, la biologie a comme dessein de rendre la société uniforme et sans anomalies, ce qui, du même coup, éliminera « le hasard, la multiplicité, l’essence même de l’Histoire ». Il importe de se replacer dans le contexte de la création de la pièce, soit en 1962, pour comprendre l’intérêt de cette question. Cette époque a été particulièrement féconde dans le domaine de la recherche génétique, surtout depuis la découverte de la structure de l’ADN par Francis Crick et James Watson, en 1953. Cette découverte, qui a révolutionné la biologie, allait permettre de comprendre comment se reproduisent les molécules d’ADN et, par le fait même, comment, à partir d’une de ces molécules, on peut en obtenir deux identiques. C’est d’abord George qui fera les frais de cette guerre de mots impitoyable. Martha fera tout pour l’humilier en lui rappelant l’échec d’un mari qui n’a pas su profiter de l’avenir qui se dessinait devant lui en épousant la fille du recteur de l’université. Puis c’est vers les invités que les coups seront ensuite portés, alors que George s’attaquera aux véritables motifs du mariage du jeune couple ou encore aux fondements de la science de Nick, la biologie. Cette guerre qui se joue dans la résidence de George et Martha est orchestrée à la manière d’un jeu, un jeu qu’ils se jouent depuis vingt ans, un jeu de compli cité dans la manipulation, un jeu avec ses règles strictes, qu’il ne faut en aucun cas transgresser, au risque de devoir en subir les conséquences. Et c’est justement l’erreur que fait Martha en dévoilant l’existence de leur fils, Jimmy, devant Nick et Honey. Elle savait pourtant que, selon les règles qu’elle et George ont établies ensemble, le fils ne devait être connu que d’eux seuls. Les règles n’étant plus respectées, ils se feront stratèges et se permettront toutes les tactiques possibles pour vaincre l’adversaire au cours des quatre « parties » d’un même jeu qu’ils vont mener, avec la complicité de leurs invités, et auxquelles George a donné des noms évocateurs : « Humilions notre hôte », « La chasse aux invités », « Montons l’hôtesse » et « Élevons un enfant ». 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 À l’issue du « jeu », il sera bien difficile de dire qui est le véritable vainqueur. En apparence, George semble le plus habile joueur, celui qui portera le grand coup final. Mais n’est-ce pas pour le bien de Martha qu’il le fera, pour la « sauver » des illusions qui lui empoisonnent la vie ? Ou peut-être jugera-t-on que c’est le couple qui s’en sort gagnant, car on aura compris que, en dépit de toute l’amertume qui teinte leur union, George et Martha se témoignent quand même de la tendresse, de la compassion, de l’amour même. Il y a fort à parier qu’Edward Albee a souhaité que le spectateur se fasse lui-même son opinion à la fin de la pièce. Illusions et désillusions Ce qui est au cœur du drame qui se « joue » dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, ce sont les vérités cachées, les non-dits, et surtout l’impact de ces secrets et de leur révélation sur la vie des individus et des couples. Que ce soit les circons tances troubles de la mort des parents de George, les motifs réels du mariage de Nick et Honey, la grossesse nerveuse de cette dernière, le fils « imaginé » par le couple George et Martha, les vérités cachées ont pris une ampleur telle qu’elles sont devenues des armes qu’on peut utiliser à tout moment pour manipuler, dominer, humilier ou détruire l’autre. Elles ont pris une telle place dans la vie des deux couples qu’on en vient à ne plus savoir distinguer le vrai du faux : MARTHA : Vérité ou illusion, George, on sait jamais la différence… GEORGE : Non, mais il faut continuer en faisant comme si on la savait, par exemple… La pièce traite aussi de la substitution du rêve à la réalité. Elle nous montre que, quand le réel devient trop dur à supporter, les illusions servent de refuges et permettent de mieux vivre, voire de survivre. George et Martha ont de la difficulté à accepter la vérité, la déchéance de leur couple, leurs désillusions par rapport à l’institution du mariage. C’est le cas de Martha, en particulier, qui arrive dans la cinquantaine et constate qu’aucun de ses rêves ne s’est réalisé, elle qui, en mariant George, avait pourtant « tout planifié » : George serait « à la fois le marié et le dauphin… Il commencerait par hériter du Département d’histoire, puis ensuite, quand viendrait le temps, il hériterait de l’université au grand complet. En tout cas, c’est comme ça que tout devait se passer […] Mais il est devenu… le boulet du Département d’histoire. » 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 Pour survivre à leurs désillusions, George et Martha se sont donc « créé » un fils. Ce fils, ils l’ont voulu parfait, il est devenu leur raison de vivre, c’est sur lui que repose exclusivement l’équilibre précaire du couple : MARTHA : La seule chose que j’ai essayé de garder pure, sans tache, à travers l’égout que notre mariage est devenu, à travers les nuits ridicules, les jours pitoyables, pathétiques, à travers la dérision… le rire… oh, mon Dieu, oui, le ricanement au fur et à mesure que les échecs nous tombaient dessus, des échecs toujours plus humiliants, des échecs toujours plus graves ; la s eule chose, la seule personne que j’ai essayé de protéger, d’élever au-dessus de ce marécage de notre mariage en ruine ; la seule lumière au cœur de ces ténèbres sans issue… notre fils ! On comprend donc que la vie de George et Martha est construite sur un mythe. Et paradoxalement, s’il est leur raison de vivre, il les rend fous et les tue aussi à petit feu. La seule façon pour eux d’éviter la « mort » annoncée de leur couple serait peut-être de « tuer » le mythe, l’impensable pour Martha. Qui a peur de Virginia Woolf ? parle donc de la difficulté du couple sans enfant, mais aussi, de manière plus large, de la peur de la vérité et du besoin de se créer des illusions. C’est en quelque sorte une mise en garde contre la dépendance au rêve, à l’idéal inaccessible. Edward Albee affirmait d’ailleurs que le titre de la pièce pouvait se lire « Qui a peur de vivre une vie sans illusions ? ». Dès lors, on saisit toute la portée des dernières répliques de la pièce : GEORGE : Qui a peur de Virginia Woolf, Virginia Woolf, Virginia Woolf… MARTHA : Moi, George, moi… GEORGE : Qui a peur de Virginia Woolf… MARTHA : Moi… George… moi… moi… 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 À propos du titre On peut se demander ce que vient faire la romancière Virginia Woolf dans le titre de la pièce. En fait, au cours de la réception qui a eu lieu chez le père de Martha avant le début de la pièce, un invité a modifié la chanson Who’s Afraid of Big Bad Wolf ? (Qui a peur du grand méchant loup ?), empruntée au dessin animé de Walt Disney Les trois petits cochons, pour en faire Who’s Afraid of Virginia Woolf ? (Qui a peur de Virginia Woolf ?). Au cours de la pièce, les personnages se demanderont si cette parodie intellectuelle est drôle ou non. C’est donc d’une manière bien fortuite que le nom de Virginia Woolf est apparu. Certains pourront peut-être y voir une allusion aux thèmes de l’illusion, du réel et de l’irréel abordés par la romancière anglaise dans ses œuvres. Une critique de la société américaine À travers la guerre que se livrent les personnages de sa pièce, Edward Albee met en lumière une crise qui ébranle toute une société au début des années 1960. Il brosse un portrait plutôt sombre de la bourgeoisie américaine et de ses hypocrisies, des pressions sociales pour se conformer à un modèle de famille parfaite, fidèle à un vieux rêve de progrès, de prospérité et de suprématie. La jeunesse américaine de cette époque refuse le conformisme paralysant et les vieux fantômes qui hantent la génération qui la précède, conséquences d’une première moitié de xxe siècle douloureuse. Cette jeunesse ne veut pas « faire semblant ». Elle est outrée par le « jeu » des apparences et de l’hypocrisie. Elle appelle le changement, veut une vie édifiée sur la vérité, non sur l’illusion. Edward Albee est témoin de ce vent de changement qui souffle et, avec Qui a peur de Virginia Woolf ?, remet en question le « rêve américain », qui est en fait « l’illusion nationale » des Américains, une idée selon laquelle tout citoyen peut, avec persévérance et détermination, accéder à la prospérité et à la richesse. Le fils que se sont imaginé George et Martha est l’incarnation même de ce « rêve », il est le symbole de la force, de la beauté, de l’intelligence, de la réussite et de l’accomplissement. Il est, comme le souligne George, le « parfait petit produit américain ». En détruisant le mythe du fils dans sa pièce, Albee nous invite donc, comme individus et comme société, à avoir le courage d’envisager notre vie dans sa pleine vérité, libérés des chaînes du conformisme et des attentes sociales. 66 L E S C A H I E R S D E ED WARD A L B EE L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 (1928-) J’ai toujours pensé que l’une des responsabilités de l’auteur dramatique était de montrer aux gens à quoi ressemble leur époque, dans l’espoir que peutêtre ils changeront 2. Edward Albee (1965) Edward Albee est né le 12 mars 1928 À l’école, le jeune Edward s’adapte mal à la rigueur de la vie collective. Tout ce qui l’intéresse, c’est la lecture et l’écriture. À six ans, il écrit déjà des poèmes. Il sera renvoyé de trois collèges, dont une école militaire où on pensait pouvoir lui inculquer la discipline. En 1943, il est admis au collège Choate, au Connecticut, où, pour une première fois, il se sent bien. Ses professeurs reconnaissent son talent pour l’écriture et l’encouragent à poursuivre dans cette voie. Il écrit alors un premier roman, des poèmes, des nouvelles. à Washington, D. C. À peine deux semaines après sa naissance, il est confié en adoption à Frances et Reed Albee. Ce dernier est l’héritier d’un riche entrepreneur dans le domaine du spectacle, plus précisément du vaudeville. Le jeune Edward mène donc une vie de « fils de millionnaire » et il fréquente très tôt les théâtres new-yorkais, où on le conduit en limousine. Entouré de domestiques et de biens matériels, il ne gardera toutefois pas En 1948, à l’âge de 20 ans, il coupe tout contact avec sa famille et s’ins talle à Greenwich Village, un quartier de New York, où il occupera de nombreux petits emplois. Il y fait la rencontre du compositeur William Flanagan, qui devient non seulement son amoureux, mais aussi son mentor artistique et intellectuel, par ses nombreux contacts avec le milieu culturel. Il faut rappeler ici que le quartier de Greenwich Village, dans les années 1950, était un point de convergence pour de nombreux écri vains, peintres, sculpteurs, musiciens, un bon souvenir de cette enfance. Son père est distant, sa mère domi natrice. Les seuls adultes pour qui il a un attachement sont sa « nounou » et sa grand-mère, à qui il va dédier une pièce en 1959 : Le tas de sable. Dans les faits, il est déjà en rébellion contre le snobisme du milieu familial dans lequel il évolue. La satire de la famille bourgeoise qu’on retrouvera plus tard dans plusieurs de ses pièces est directement inspirée de cette enfance. 2 Extrait d’un article de l’hebdomadaire The Observer, du 18 avril 1965, reproduit dans : Liliane KERJAN, Le théâtre d’Edward Albee, Paris, Klincksieck, 1978, p. 84. 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 singulières. « Les gens, dit-il, voient partout des pancartes parce qu’ils se refusent à vivre une expérience telle qu’elle leur est proposée, et à laisser leur inconscient entrer en jeu3. » intellectuels, etc., bref, une véritable école pour Edward Albee. En 1953, Albee fait une autre rencontre déterminante sur le plan professionnel : le romancier et dramaturge Thornton Wilder, qui le décide à devenir auteur dramatique. Edward Albee se fait connaître du public et de la critique avec Zoo Story. Cette pièce, produite pour la première fois à Berlin en 1959 avant d’être jouée off-Broadway en 1960, relate la rencontre, dans un parc, d’un « honnête » citoyen américain et d’un marginal provocateur et violent. On y reconnaît les éléments qui dront caractéristiques du devien théâtre d’Albee : un mélange habile d’éléments réalistes et absurdes, une critique sociale des valeurs améri caines conventionnelles. On y a aussi vu un renouvellement du théâtre. Retenons donc que l’œuvre d’Albee est multiple. Si plusieurs de ses pièces s’apparentent, par leur contenu et par leur forme, au théâtre de l’absurde, Qui a peur de Virginia Woolf ?, pour sa part, est souvent davantage associée au réalisme. Il demeure que, avec La mort de Bessie Smith (1959), Le rêve de l’Amérique (1960), Qui a peur de Virginia Woolf ? (1962), Délicate Balance (1966), Albee « régé nère » le théâtre américain en plaçant le discours et le langage au cœur de l’action dramatique, en rythmant ses pièces à la manière d’une partition musicale, avec ses tempos, ses crescendos, ses instants suspendus avant les coups violents ou les grands revirements. Albee était en fait sensible à la remise en cause du réalisme psychologique et social qui avait cours, depuis quel ques années, sur la scène européenne, notamment avec Samuel Beckett ou Harold Pinter. La parenté qu’on lui a reconnue avec ces auteurs lui a valu d’être consi déré comme le maître américain du « théâtre de l’absurde », et ce, bien malgré lui, puisqu’il a toujours refusé les étiquettes. Ces étiquettes sont non seulement des remparts contre l’inconnu, mais, selon lui, elles nous privent d’expériences Une autre grande force d’Edward Albee est sa capacité à saisir ce qui est dans l’air du temps pour susciter une réflexion critique. Les thèmes qu’il aborde en sont un écho : les mensonges et désillusions de l’Amé rique dans ses aspects raciaux et familiaux, le refus de la communication, l’illusion, etc. Il se fait témoin de « l’effondrement du monde humaniste, [de] la décadence et [de] l’isolement de l’homme qui se renferme sur luimême et s’entoure de remparts de pacotille pour fuir ses grandes peurs4. » Au-delà des étiquettes 3 Propos d’Edward Albee reproduits dans : Dictionnaire du théâtre, Paris, Encyclopædia Universalis, Albin Michel, 1998, p. 27. 66 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E À partir des années 1970, le théâtre d’Edward Albee va devenir de plus en plus abstrait et métaphysique, moins représentatif et plus suggestif, et aussi moins populaire. Il lui faudra attendre les années 1990 pour renouer avec le succès, notamment avec Trois femmes grandes (1991) et Fragments (1993). / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 Albee n’a jamais cessé d’écrire. En 2010, avec Me, Myself and I, il confirmait, à 82 ans, que le regard critique qu’il a toujours porté sur la société était toujours aussi vif. Avec plus d’une trentaine de pièces à son actif, il a remporté de nombreuses distinctions, dont trois fois le prestigieux prix Pulitzer ainsi que trois Tony Awards, dont le dernier, en 2005, pour couronner l’ensemble de son œuvre. UNE AMÉR I QUE DÉSENC H AN T ÉE Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis occupent une place prépondérante dans le monde. La stabilité politique retrouvée et la prospérité économique permettent le développement sans précédent de la société de consommation, dont les milieux culturels sauront profiter. Cette société qu’on propose à la jeunesse américaine est faite de rêves de richesse, de diversité, de nouveauté. Très vite cependant, on se rendra compte des faiblesses et des hypocrisies de cette puissante Amérique. La guerre froide, la guerre de Corée (et plus tard la guerre du Viêtnam), les luttes ethniques, les conflits de générations vont ébranler les convictions et les valeurs traditionnelles. Dès les années 1950, on commence à constater la faillite du « rêve américain ». Les générations montantes vont rêver d’un monde où les valeurs humaines auront raison de l’économie de marché qui réduit l’homme à une machine. L’heure est à l’introspection, aux questions existentielles, à la dénonciation du conformisme social. Dans ce contexte est né le phénomène de la beat generation, un mouvement littéraire et artistique faisant l’éloge de la liberté et de la créativité, et qui a passablement inspiré la libération sexuelle et le mouvement de révolte de la jeunesse dans les années 1960 et 1970. Évidemment, la scène théâtrale se fera l’écho de toute la mouvance sociale de ces décennies. Un théâtre revisité Après 1945, le théâtre aux États-Unis connaît un essor considérable, rendu possible en bonne partie par le mécénat. Le nombre de troupes et de salles explose. 4 Liliane KERJAN, Le théâtre d’Edward Albee, Paris, Klincksieck, 1978, p. 146. 77 L E S C A H I E R S D E L A B O R D É E / saiso n 2 0 1 5 - 2 0 1 6 L’enseignement de l’art dramatique se fait de plus en plus courant dans les universités, entre autres. Plus que jamais, New York devient le carrefour théâtral de l’Amérique. En marge du théâtre commercial et populaire de Broadway se développe également un courant d’avant-garde, moins conventionnel, appelé off-Broadway, lequel, rappelons-le, a permis au public new-yorkais de découvrir Edward Albee en 1960. De grands praticiens du théâtre ont aussi joué un rôle important dans cet essor des années d’après-guerre. On peut penser à Julian Beck et Judith Malina qui, en 1947, ont fondé le Living Theater, une compagnie de théâtre expérimental redéfinissant la relation spectateur-acteur et explorant les possibilités du corps dans le jeu. La même année, Elia Kazan a créé le célèbre Actors Studio, qui a formé de nombreuses vedettes de la scène et du cinéma. Évidemment, une vague de nouveaux auteurs va accompagner ce dévelop pement, dans une pluralité de genres. Dès la fin des années 1940, deux géants s’affirment : Tennessee Williams (1911-1983) et Arthur Miller (1915-2005). En 1945, avec La ménagerie de verre, et plus tard avec Un tramway nommé désir (1947) ou La chatte sur un toit brûlant (1957), Williams s’impose comme le maître du réalisme psychologique, en mettant en scène la frustration et la désespérance de personnages étouffés par le conformisme social. Intellectuel engagé, Miller, de son côté, met en évidence les dérives du « rêve américain », par exemple dans Mort d’un commis-voyageur (1949), alors qu’il nous présente un homme désemparé devant le vide de son existence. Dans Les sorcières de Salem (1953), il dénonce le puritanisme américain à l’époque de la chasse aux sorcières maccarthyste des années 1950, visant les communistes et leurs sympathisants. À partir des années 1960, de nouveaux dramaturges, associés à l’avant-garde, vont poursuivre la remise en cause de l’american way of life, mais dans un rapport nouveau à la langue et aux conventions scéniques. Un des plus importants est évidemment Edward Albee. Arthur Kopit (1937-), avec son humour noir, Landford Wilson (1937-), avec son sens de l’aparté, John Guare (1938-), avec ses conventions totalement revisitées, Richard Freeman (1937-), avec ses effets sonores et visuels, font aussi partie de ces artistes qui amènent, dans des formes différentes, le public américain à se questionner sur ses valeurs. Plus connu chez nous, Samuel Shepard (1943-), avec humour, satire, musique aussi, fait le procès d’une Amérique déshumanisée, de ses peurs, de ses rêves et de ses mythes, par exemple dans La Turista (1967), La dent du crime (1972) ou Et celui sous terre (1978). Enfin, dans la même lignée que ses prédécesseurs, avec des mots crus et incisifs, David Mamet (1947-) écorche, entre autres, le milieu des affaires (Glengarry Glen Ross, 1983) et celui de l’éducation (Oleanna, 1994). 77 Pour en savoir plus… ALBEE, Edward. Qui a peur de Virginia Woolf ?, Arles, Actes Sud, 1996. BARRUCAND, Michel. Histoire de la littérature des États-Unis, Paris, Ellipses, 2006. Dictionnaire du théâtre, Paris, Encyclopædia Universalis, Albin Michel, 1998. KERJAN, Liliane. Le théâtre d’Edward Albee, Paris, Klincksieck, 1978. LESCANNE, Dominique. La littérature américaine, Paris, Pocket, 2004. Quelques sites Internet : http://edwardalbeesociety.org Site de la Société Edward Albee. Détails sur les œuvres et la biographie de l’auteur [en anglais] http://www.usa-decouverte.com/culture/theatre.html Quelques informations sur l’histoire du théâtre aux États-Unis 77