Texte de Merleau-Ponty sur la culture

Transcription

Texte de Merleau-Ponty sur la culture
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
«Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou
d’embrasser dans l’amour que d’appeler “table” une table. Les sentiments et les
conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la
paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions.
Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements
que l’on appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est
fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est
pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique,
et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur
sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque
qui pourraient servir à définir l’homme.»
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, collection «Tel»,
Gallimard, pp.220-221.
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
Il est courant, lorsqu'on se demande ce qui définit l'homme, d'opposer nature et culture, inné et
acquis : l'homme, à la différence de l'animal, serait séparé du reste de la nature et aurait vocation à être
à lui-même sa propre créature par l'éducation; il y aurait, d'un côté, tout ce qui nous est transmis par
l'hérédité biologique et que nous devons à notre origine animale (notre sexe biologique, par exemple),
et, de l'autre, ce qui, en nous, relève de la culture, de l'histoire, des institutions (le genre). Or la nature et
la culture représentent-elles, dans l'être humain, deux strates disjointes, deux couches superposées, que
l'on pourrait aisément démêler ? Trouve-t-on, sous l'écume des conventions sociales, une nature
humaine universelle, un monde intérieur commun à tous les hommes ?
En montrant que la différence spécifique de l'homme réside dans son caractère proprement
inclassable, indéterminé, Merleau-Ponty entend éviter deux écueils : celui d'une survalorisation du
statut culturel de l'homme, qui nous fait oublier notre animalité; celui d'une dissolution de l'homme
dans la nature, au risque d'occulter que la culture est toujours une seconde nature. Il est impossible de
faire le partage, dans une conduite humaine, entre ce qui relève de l'artifice, de la culture ou de la
convention, et ce qui est proprement naturel. Pour parvenir à cette conclusion, l'auteur procède selon
trois moments. Il commence par énoncer sa thèse de façon négative, en refusant deux idées : celle qui
consisterait à affirmer («Il n'est pas plus naturel...institutions») que le comportement humain est plus
naturel que la dénomination dans le langage; les comportements qui nous paraissent les plus
spontanément normaux et naturels sont, en réalité, des conventions culturelles. La deuxième idée
refusée est celle d'une superposition de strates naturelles et culturelles («Il est impossible...spirituel
fabriqué»). Le texte s'achève positivement sur la thèse de Merleau-Ponty : génie de l'ambiguïté, à la
fois totalement naturel et totalement culturel, l'homme n'est jamais là où on l'attend («Tout est
fabriqué...définir l'homme»).
*
Le texte de Merleau-Ponty s'ouvre sur l'analyse d'une idée assez répandue : nombre de nos
comportements seraient naturels tant dans leur origine que dans leurs manifestations («Il n'est pas plus
naturel...institutions»). Alors que les mots que nous utilisons pour désigner les choses sont arbitraires, il
semble qu'au contraire les sentiments, les émotions, les liens de parenté incarnent des attitudes
spontanées, pour ne pas dire instinctives, plongeant dans notre nature animale et constituant autant
d'invariants universels. Contre cette croyance erronée, Merleau-Ponty montre que notre manière de
ressentir, loin d'être universelle en tout homme, est façonnée par notre culture d'appartenance.
Nous sommes persuadés, en effet, que la colère, l'amour ou la paternité constituent des
comportements naturels, c'est-à-dire innés, héréditaires, inscrits dans notre corps. Il y aurait, d'un côté,
les signes conventionnels – mots, paroles, mythes, croyances, etc. - et, de l'autre, les signes naturels –
gestes, mimiques, émotions, sentiments – qui manifesteraient notre animalité. Quelles que soient la
culture dans laquelle nous avons baigné et l'époque où nous vivons, tous les hommes seraient capables
de comprendre spontanément un geste de colère, les pleurs d'un enfant, le baiser d'un amoureux, quand
bien même nous en ignorerions le contexte ou l'origine. Les hommes auraient en partage un certain
nombre d'invariants qui leur permettraient d'identifier immédiatement le sens des comportements
étrangers sans avoir besoin pour ce faire d'un quelconque apprentissage. Il existerait donc, en deçà des
contextes culturels particuliers, des attitudes universelles qui pourraient être comparées à des instincts.
Ainsi considère-t-on volontiers la parenté comme un lien biologique ayant partie liée avec la
procréation, l'instinct sexuel, l'hérédité. Dans cette perspective, la paternité, comme la maternité du
reste, serait avant tout un phénomène naturel enraciné dans des déterminations biologiques
indépendantes des conventions humaines. Est naturel tout ce qui est inné, universel, et qui relève du
biologique.
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
C'est précisément cette pseudo-évidence que conteste l'auteur. Nous obéissons, sans presque y
penser, aux usages et aux coutumes de notre milieu social que nous attribuons, à tort, à la nature.
Prenons d'abord l'exemple des «sentiments» et des «conduites passionnelles», c'est-à-dire des
comportements affectifs par lesquels nous signifions un état, qu'il soit mental, psychologique ou
physique. Dans la colère ou l'amour, il nous semble, en effet, que c'est notre nature la plus spontanée, la
moins réfléchie, qui parle. Quand je suis en colère, je suis tout entier envahi par une émotion que je ne
contrôle pas et dont j'ignore, le plus souvent, l'origine; dans la colère, je suis comme débordé par mon
propre corps dont l'impétuosité se lit immédiatement à travers la rougeur de mon visage, le
tremblement de ma voix ou encore le déferlement de paroles tout aussi incontrôlées les unes que les
autres. Au fond, l'émotion serait un signe naturel traduisant un état de notre corps, de même que, par
extension, le langage se réduirait à l'expression des émotions.
Or, nous dit Merleau-Ponty, «il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la
colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler table une table.» Comment comprendre cette analogie
que l'auteur établit entre langage et comportement ? N'est-il pas pour le moins étonnant d'affirmer que
«sentiments» et «conduites passionnelles» sont aussi arbitraires que les mots, alors même que nous
sommes intimement convaincus de leur spontanéité, voire de leur nécessité ? Que recouvre au juste
l'adjectif «conventionnel» ? Est conventionnel tout ce qui, en nous, est inventé, fabriqué, construit,
institué; le conventionnel est donc l’ensemble des caractéristiques culturelles, institutionnelles
transmises par l’héritage social. En quoi, dès lors, «crier dans la colère», «embrasser dans l'amour»
n'est-il pas moins conventionnel que d'appeler table une table ?
Merleau-Ponty veut dire ici que notre perception du monde extérieur, aussi bien que notre monde
intérieur, sont informés par le langage. En effet, les mots qui constituent les langues humaines sont
totalement arbitraires : il n'y a aucun lien analogique entre la forme et le sens du message communiqué,
comme le montre la très grande diversité des langues parlées dans le monde; le mot français «table» ne
correspond pas plus à l'objet que nous appelons généralement ainsi, que le mot mesa en espagnol ou
masa en turc. Dès lors, la signification d’un signe n’est valable qu’à l’intérieur d’un groupe humain
particulier. Plus généralement, la moindre attitude, qui peut nous sembler avoir une signification
«normale », c’est-à-dire naturelle, universelle, n’a, en réalité, un sens que par rapport au groupe auquel
elle appartient. Nous en concluons que les comportements qui nous paraissent les plus naturels sont,
comme les signes linguistiques, des conventions culturelles.
Ainsi la mimique de la colère n'est-elle pas la même chez un Japonais et chez un Occidental : le
Japonais en colère sourit, tandis que l'Occidental rougit, tape du pied, pâlit. Le cri dans la colère, le
baiser dans l'amour n'ont justement rien de naturel ni d'universel. Les pleurs peuvent exprimer la joie,
mais aussi le silence, la souffrance. Mimiques, émotions, sentiments, expressions varient dans le temps
et dans l'espace, et sont par là des comportements aussi conventionnels que les mots que nous utilisons
dans telle ou telle langue. Toutes ces attitudes par lesquelles nous manifestons à notre insu notre
appartenance à une culture particulière, et qui engagent de véritables techniques du corps, sont donc
instituées, en ce sens qu'elles ne relèvent pas entièrement de déterminismes biologiques universels,
mais sont apprises par mimétisme social. La nature est donc, dans cette optique, façonnée par la culture
- l’ensemble des traditions, des valeurs, des techniques et des institutions qui caractérisent un groupe
humain et qui sont transmises par l'éducation.
Dans cette perspective, l'argument de l'hérédité fonctionne comme un argument a fortiori («Même
ceux qui...institutions») : en affirmant que la paternité, en tant que valeur culturelle construite, dépasse
l'instinct de reproduction, Merleau-Ponty souligne que rien n'est absolument réductible au corps, c'està-dire à la nature. Pourquoi l'auteur a-t-il choisi cet exemple de la paternité et quel lien a-t-il avec les
exemples précédents pris dans le registre des conduites affectives ? La paternité, qui nous paraît aussi
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
naturelle que la respiration ou encore la digestion, est tout autant inventée que les «mots», les
«sentiments», les «conduites passionnelles». Loin de se réduire à un phénomène biologique inscrit dans
le corps, la paternité est une «institution», si l'on entend par là, au sens large du terme, les habitudes
sociales, les manières d'agir, de penser, de sentir qui sont proposées du dehors, voire imposées, à
l'individu. Cette idée est pour le moins paradoxale : le père n'est-il pas d'abord le géniteur ? La preuve
en est que pour établir que l'on est bien le père biologique et donc véritable d'un enfant, on a recours à
des test génétiques censés confirmer indubitablement la filiation. De même parle-ton volontiers
d'instinct maternel. Or, loin de se réduire à un acte biologique de procréation ou à un quelconque
instinct de reproduction, la paternité se définit surtout comme une institution au même titre que le
langage. La preuve en est que le père n'est pas toujours le géniteur : chez les indigènes des îles
Trobriand (Papouasie-Nouvelle-Guinée), par exemple, c'est l'oncle maternel qui endosse l'autorité
paternelle car le rôle biologique du père dans la procréation est ignoré (avunculat); de même pour les
Naxis (sud de la Chine), société matrilinéaire où les filles héritent des biens et où mariage et vie
conjugale n'existent pas, les enfants ne connaissent pas leur père qui peut être n'importe lequel des
nombreux amants que les femmes sont libres de choisir. Le statut du père varie donc d'une société à une
autre et n'a rien d'universel.
La première partie du texte nous a donc permis de dépasser deux idées reçues à propos du rapport
nature/culture. Le comportement humain n'est pas plus naturel que le langage; les conduites affectives
sont aussi conventionnelles, arbitraires, socialement instituées, que les mots que nous utilisons pour
parler. L'exemple de la paternité nous enseigne, en outre, que même le corps humain est tout entier
façonné par la culture; il ne se réduit nullement à un agencement d'organes ou à un ensemble de besoins
naturels; le corps, comme le langage, est la manifestation sensible de notre appartenance à l'ordre
symbolique de la culture. La deuxième partie du texte va s'attacher à aller plus loin dans la
compréhension de ce qui fait la spécificité humaine, en filant la métaphore géologique : plutôt que de
discerner, en l'homme, deux strates disjointes – la nature et la culture, l'inné et l'acquis, le donné et le
construit -, ne faut-il pas, au contraire, envisager leur interpénétration ?
Merleau-Ponty entend maintenant lutter contre l'idée classique, et assurément commode, selon
laquelle coexisteraient, en l'homme, deux couches géologiques, qu'on pourrait séparer et reconstituer à
part l'une de l'autre : la nature et la culture («Il est impossible...spirituel fabriqué»). Le projet humaniste
qui sous-tend cette thèse de la juxtaposition, et qui consisterait à retrouver, sous les conventions
sociales, ce qu'aurait pu être l'homme naturel, se révèle illusoire. La nature et la culture ne sont pas
superposées comme le sont les étages d'un bâtiment ou, dans un chantier de fouilles archéologiques, les
différentes strates temporelles. Ce deuxième temps du texte prolonge ainsi le précédent : nous sommes
toujours dans le moment «négatif» du texte qui se propose d'examiner deux idées reçues concernant le
rapport nature/culture.
Le verbe «superposer», qui ouvre le deuxième paragraphe, nous renvoie du côté d'une conception
très schématique du lien entre nature et culture. Superposer, c'est disposer l'un au-dessus de l'autre,
amonceler, entasser, accumuler, comme si le naturel et le culturel constituaient deux éléments
séparables s'ajoutant l'un à l'autre. Le naturel désigne, nous l'avons vu, tout ce qui est inné et se
manifeste spontanément en un être à mesure qu'il croît. Dans cette perspective, il forme le premier
étage de la structure et précède donc logiquement la culture. Cette dernière constitue la part proprement
artificielle, acquise, transmise par l'éducation, de l'homme. Elle succède chronologiquement au naturel.
Au règne de la nature se superposerait un monde «spirituel fabriqué», peuplé de mots, de symboles, de
mythes, d'artefacts, etc. Il suffirait alors de gratter la couche superficielle – la culture – pour trouver la
strate originelle – la nature. En sorte que la juxtaposition en question ne désigne pas seulement une
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
accumulation d'éléments disparates entassés les uns sur les autres; il ne s'agit pas uniquement d'une
succession temporelle : la métaphore géologique suggère, bien au contraire, un rapport hiérarchique,
causal, voire normatif, entre nature et culture.
De ce point de vue, il est difficile de ne pas voir, dans le texte de Merleau-Ponty, une allusion à la
statue de Glaucus dont parle Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes. Pour déterminer l'origine de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau commence par
chercher ce qu'est l'homme, dans son état primitif, ce qui nous renvoie à une nature première. Cette
dernière n'est pas abolie, elle est seulement recouverte et rendue méconnaissable par l'état culturel. La
forme a changé au point de masquer ce fonds intangible. La recherche de la nature humaine a pour
corollaire la dénonciation de l'état actuel de l'homme : en amont de la dépravation sociale, il reste un
noyau irréductible, d'où la nécessité de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature
actuelle de l'homme.
Il reste que l'entreprise est vouée à l'échec, comme le souligne Merleau-Ponty. Alors que pour
Rousseau, il est nécessaire de disposer d'une norme naturelle à l'aune de laquelle sont condamnées les
dérives de la culture, quand bien même la nature humaine ne saurait rétrograder vers son état primitif,
Merleau-Ponty souligne, au contraire, qu'il est «impossible» de procéder de la sorte, puisque l'homme
n'est pas constitué de couches juxtaposées. Le projet rousseauiste se révèle ainsi proprement utopiste :
l'homme primitif n'existe pas pour la simple et bonne raison que la nature sans la culture est
introuvable. L'homme ne peut revenir à un état primitif à l'instar de l'animal domestique qui, lâché dans
la nature, retrouve très rapidement ses instincts. Mais si l'homme n'est pas une juxtaposition de traits
naturels puis culturels, si l'idée d'une nature primitive se révèle, au final, bien peu convaincante,
comment, dès lors, définir l'homme ? La notion de nature humaine est-elle encore légitime et
envisageable sans les présupposés que Merleau-Ponty vient de dénoncer ?
Il convient de dépasser, dans un troisième temps, positif cette fois, la fausse opposition du naturel et
du culturel («Tout est fabriqué...définir l'homme»). La conduite humaine n'est jamais réductible à l'un
des deux ordres; nature et culture sont indissociables. L'homme n'est plus l'être qui s'arrache à la nature
pour devenir culturel : il se définit par l'ambiguïté, autre nom, ici, de la liberté.
La formule «Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme» indique bien que le naturel et le
culturel sont toujours, et sans exception, donnés ensemble. Le pronom «tout», qui a une valeur
universelle, signifie que rien, dans les conduites ou comportements de l'homme, n'échappe à cette règle
(«il n'est pas un mot, pas une conduite...»). Il n'y a pas deux mondes qui se succèdent
chronologiquement, qu'on pourrait dissocier, afin d'en isoler le noyau originel. Le naturel et le culturel
sont, au contraire, deux éléments inséparables qui se mélangent, en sorte que nature et culture sont
toujours consubstantielles en l'homme. Notre nature est d'emblée culturelle, de même que la culture a
toujours en quelque façon partie liée avec la nature. Les comportements innés sont tellement mêlés à
l’acquis qu’il est difficile de faire la part de l’un et de l’autre.
En un sens, tout est naturel chez l'homme. Prenons l'exemple du langage déjà évoqué dans la
première partie : «il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement
biologique». Certes, nous l'avons vu, la dénomination est un acte conventionnel, puisque le lien entre le
signifiant et le signifié est arbitraire. Affirmer que le langage a une dimension naturelle peut sembler du
coup paradoxal si l'on juge que les signes linguistiques sont des symboles renvoyant par pure
convention à leur objet. Or le langage, comme tout phénomène, est naturel, puisque nos capacités
linguistiques sont innées et universelles; elles s'enracinent dans des dispositions biologiques qui se
transmettent par l'hérédité; tous les hommes parlent sans exception parce qu'ils sont programmés pour
cela. La parole, qui plus est, s'accompagne toujours d'une expression corporelle, d'une gestuelle;
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
l'énonciation met nécessairement en branle des aptitudes physiologiques dont nous ne sommes pas
directement les auteurs. Pour le dire autrement, le geste linguistique, comme tous les autres, dessine
lui-même son sens. Si le corps figure le naturel, c'est par celui-ci que je comprends autrui et
communique avec lui.
Il en est de même des émotions dont parle Merleau-Ponty dans le premier paragraphe. Il n'y a pas,
d'un côté, le geste de colère et, de l'autre, sa signification; je ne perçois pas la colère comme un fait
psychique caché derrière le geste; le geste colérique incarne la colère elle-même; c'est dans ce geste, et
non ailleurs, que se lit la colère. Si l'on suit les travaux de la neurobiologie, il est indéniable que nos
sentiments, même ceux qui nous semblent les plus éloignés du biologique, ont quelque chose à voir
avec les glandes, les humeurs du cerveau, etc. Ainsi l'amour, pour spirituel qu'il soit, a-t-il partie liée
avec la sexualité. De même, la paternité, avant d'être un phénomène culturel, est d'abord un fait
biologique, une détermination génétique, qui traduit notre appartenance à une espèce vivante sexuée.
Si tout est naturel chez l'homme, si la culture fait partie, d'une certaine façon, de la nature, il ne faut
pas néanmoins minorer la rupture que la culture introduit dans l'ordre naturel : il y a «en même temps»
continuité biologique entre l’homme et la nature, et discontinuité historique que la culture, sans pour
autant sortir de la nature, introduit : «il n'est pas un mot, pas une conduite...qui en même temps ne se
dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales...» Se dérober,
détourner, échapper, tous ces verbes renvoient à la même idée, celle de liberté : contrairement à
l'animal, l'homme n'est prisonnier d'aucun code naturel déterminé; il est capable de s'écarter du réel
pour le juger, de se distancier de ses appartenances naturelles ou même historiques, culturelles. Il ne se
réduit pas à la «simplicité de la vie animale», au sens où l'«échappement» dont parle Merleau-Ponty
pour définir la différence spécifique de l'homme correspond à une complexification des relations de
l’être humain à son milieu et à un changement de finalité de ses conduites : l’homme donne une finalité
à sa vie, et échappe par là même au déterminisme naturel. Il introduit de la complexité, et donc une
certaine rupture, là où il n'y a, le plus souvent, que mécanismes aveugles, stéréotypés. Alors que le
comportement animal est somme toute rigide, l'homme est capable d'innovation; il lui est loisible de se
redéfinir sans cesse, de se perfectionner à l'infini, sans qu'il soit a priori possible de lui assigner quelque
limite que ce soit.
L'«échappement» désigne donc cette capacité proprement humaine de se libérer du déterminisme
naturel, c'est-à-dire de ruser avec lui dans un sens qui nous soit utile. L'échappement ne signifie pas tant
une fuite - ce qui supposerait que l'homme puisse s'abstraire complètement de la nature et cesser par là
même d'appartenir au règne animal - qu'une capacité de détourner la nature, de l'orienter différemment,
de l'infléchir selon une orientation inédite. Ainsi détourne-t-on le cours d'un fleuve non point pour
l'apprivoiser complètement, mais pour l'utiliser à des fins techniques (construction d'un barrage,
irrigation, etc.). Cette idée est renforcée par l'évocation, comme définition possible de l'homme, d'un
«génie de l'équivoque». Le propre de l'homme, ce qui le distingue des autres êtres vivants et fait de lui
un être à part, réside dans une disposition innée, naturelle, remarquable, liée à une inclination créatrice
(le «génie») : l'équivoque. Non seulement l'homme excelle dans son aptitude, tout à fait inédite en
regard des autres espèces vivantes, à conférer un sens à sa propre existence, mais aussi à produire une
pluralité en droit infinie de significations. Est équivoque, en effet, ce qui possède plusieurs
significations et prête à des interprétations diverses. Quand nous parlons, par exemple, nous composons
les signes linguistiques selon des arrangements divers qui nous permettent de faire face à n'importe
quelle situation de discours et de signifier à l'infini.
L'homme se définit, en somme, par son irréductibilité à quelque ordre que ce soit. L'ambiguïté qui
règne entre la nature et la culture est le trait constitutif de la définition de l'homme : l'homme est un être
de détour qui ne cesse de transcender les définitions que l'on veut donner de lui. Les conduites
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
humaines sont, par nature, équivoques en ce sens qu'elles ne sauraient se réduire à une signification
déterminée. De ce point de vue, si nature humaine il y a, elle ne doit pas être envisagée comme une
structure immuable, mais comme une possibilité permanente de se redéfinir soi-même. Si l'on entend
par culture l'aptitude proprement humaine à s'arracher à la nature, c'est-à-dire à transformer la nécessité
en liberté, la culture nous offre le paradoxe d'une nature de substitution, d'une nature construite, d'une
seconde nature. Ce texte de Merleau-Ponty met donc au jour cette double appartenance, et en même
temps cette double irréductibilité, de l'homme à la nature et à la culture. Quel est alors l'intérêt
philosophique de cette définition pour le moins inhabituelle de l'homme ? En quoi la thèse défendue
dans ce texte est-elle à la fois originale et susceptible de nous éclairer encore ?
*
Ce texte est riche, en effet, d’une multiplicité de vues fécondes. Il présente un double intérêt : celui,
d'abord, de dépasser la question stérile qui consiste à se demander quelles sont, chez l'homme, les parts
respectives de l'inné et de l'acquis; le texte jette une lumière vive sur l'ambiguïté constitutive de
l'homme et rejoint ainsi Pascal. L'autre mérite du texte est de nous rappeler le rôle tout à fait essentiel
que joue le langage dans le façonnement de notre manière de penser et de ressentir.
Le premier intérêt philosophique du texte est de déniaiser la conception que l'on se fait généralement
de la nature humaine. Quelle est, en effet, la spécificité de l'homme ? Y a-t-il des invariants qui
permettent, dans une certaine limite, de parler de nature humaine ? Ce qu’il y a d’inné dans l’homme
n'est-il pas entièrement transformé par l’éducation et la culture ? Prenons, aujourd'hui, la question très
controversée de l'identité et de l'orientation sexuelles. Naît-on homme ou femme, hétérosexuel ou
homosexuel, ou le devient-on? Faut-il privilégier le «genre», considéré comme une construction
sociale, sur la différence sexuelle, entendue comme donnée biologique et anthropologique
irréductible ?
On pourra incliner, selon ses orientations philosophiques, religieuses, politiques ou morales, vers
l'idée d'une naturalité des sexes et considérer la vérité biologique comme un butoir naturel; la notion de
nature sert alors de critère normatif permettant d'évaluer les comportements (l'homosexualité, par
exemple, sera rejetée comme étant contre nature au motif qu'elle n'assure pas la reproduction de
l'espèce). A l'inverse, les partisans de la théorie du genre (gender studies) adopteront une approche
consistant à déconstruire le caractère prétendument naturel du corps et de la sexualité. Dans cette
perspective, il s'agira de pointer les rapports de pouvoir qui produisent et hiérarchisent les identités, en
sorte que la dichotomie homme-femme, mâle-femelle, qui passe volontiers pour une donnée naturelle
massive, sera appréhendée comme une construction sociale, historique, voire idéologique (si
l'homosexualité est souvent considérée comme contre nature, c'est que l'hétérosexualité est la norme
dominante).
Or Merleau-Ponty rejoint ici Pascal qui montrait déjà, dans ses Pensées, que la nature humaine,
perdue depuis le péché originel, est introuvable, en sorte que la culture vient masquer, comme dans le
mythe platonicien du Protagoras, l'incomplétude naturelle de l'homme. Ce que nous croyons naturel
dans l'homme relève, la plupart du temps, de ce que Pascal appelle la «coutume», c'est-à-dire une
institution qui tend à se faire passer pour une seconde nature. La coutume, en effet, est si forte qu'elle
va jusqu'à créer des croyances qui contrarient la nature : «Selon les pays, les uns sont tous maçons, les
autres tous soldats; or la nature n'est pas uniforme, c'est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint
la nature.» (Pascal, Pensées, fragment 97). La coutume est toujours première, elle constitue le fond
dernier au-delà duquel on ne saurait rencontrer un quelconque substrat naturel.
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
Il semble pourtant que si c'est la coutume qui fait les titres, les métiers, mais aussi les tempéraments,
la coutume n'est pas toujours maîtresse : «quelquefois la nature la surmonte, ajoute Pascal, et retient
l'homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise» (ibid.), ce qui revient à dire :
«chassez le naturel, il revient au galop». On retrouve ici cette idée si tenace que dénonce MerleauPonty dans son texte : il y aurait en nous des principes naturels que la coutume ne parviendrait pas à
effacer. Force est pourtant de constater que le prétendu instinct de conservation peut fléchir ou
disparaître devant les conseils de l'imagination (exemple du suicide); une coutume peut également
gommer des sentiments que nous prenions pour naturels et qui, en réalité, ne l'étaient pas. Ainsi le
sentiment d'amour des enfants envers leurs parents : «Les pères craignent que l'amour naturel des
enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ? La coutume est une seconde
nature, qui détruit la première. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette
nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature» (Pascal,
op.cit., fragment 93). On le voit : si la coutume est une seconde nature, la nature, loin d'être une donnée
brute et originaire, est déjà une première coutume.
Il n'y a donc pas en l'homme deux domaines séparés : l'un qui serait formé par un ensemble de
tendances naturelles, définitives, immuables; l'autre qui serait superposé au premier et qui serait acquis,
modifiable, fait de coutumes. Il n'y a pas, en l'homme, deux régions, l'une profonde et naturelle, l'autre
superficielle et artificielle. La coutume est naturelle comme la nature est coutume : celle-ci ne s'insère
pas sur le moi, elle le constitue, devient lui-même. Les deux notions de nature et de culture, séparées
l'une de l'autre, sont aussi introuvables et idéales l'une que l'autre. L'inné et l'acquis sont toujours
interdépendants. La nature de l'homme est de ne pas en avoir au sens où les autres animaux en
possèdent une (une nature simple, quasi immuable, en grande partie programmée, sans historicité).
Notre héritage biologique est tout entier métamorphosé par la culture : le besoin de s’alimenter se
transforme en goûts culinaires et en convivialité, le besoin de se vêtir en mode vestimentaire, le besoin
sexuel en désir amoureux.
Outre cette insistance sur l'ambiguïté humaine, le texte de Merleau-Ponty présente un deuxième
intérêt : le langage permet de comprendre que la culture est irréductible à la nature, même si elle ne
peut en être séparée. Dans le langage, en effet, l'acquis se sédimente et forme un donné intersubjectif,
une seconde nature en quelque sorte. Il n'existe pas de pensée et de nature universelles précisément
parce que le langage informe la pensée autant que celle-ci se sert de lui pour s'exprimer. La langue que
nous parlons contribue à façonner notre manière de penser. La perception des choses est structurée par
des cadres culturels, par le langage lui-même qui, en nommant les choses, rend possible cette
appropriation. On comprend alors pourquoi Merleau-Ponty établit le caractère conventionnel des
sentiments en les comparant aux mots : notre perception, notre sensibilité sont inséparables d'une
culture qui les détermine et les éduque. Le langage invente, en un sens, la réalité, ce que confirme le
linguiste Emile Benveniste lorsqu'il montre, dans Problèmes de linguistique générale, que la naissance
de la philosophie en Grèce ressortit à des raisons linguistiques comme l'existence, dans la langue
grecque, du verbe «être».
Ainsi devons-nous aller plus loin dans la compréhension du rapport nature/culture. Il nous avait
semblé, dans un premier temps, que la nature renvoyait au donné, et la culture au construit, au
conventionnel. Or le texte nous incline à penser que la nature renvoie à du donné non construit, et la
culture à du donné construit, si l'on peut risquer cet apparent paradoxe : le fait culturel sédimenté est
toujours déjà là pour nous (il est donné, comme la langue maternelle), mais il n'a pas toujours été
présent (il a été construit). Le langage peut alors être considéré comme le point de passage ou
d'articulation de la nature à la culture.
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
*
Le problème était de savoir si l'on peut réduire les conduites humaines à l'un des deux ordres, naturel
ou culturel. Discerne-t-on, sous l'écume des conventions sociales, une nature humaine immuable?
Existe-t-il, au fond, une pensée universelle dont chaque culture ne serait qu'une traduction particulière
et contingente ? Merleau-Ponty critique dans ce texte une attitude mentale assez commune, qui consiste
à opposer nature et culture, et à valoriser l'une au détriment de l'autre. En définissant l'homme par
l'«équivoque», l'«échappement», l'ambiguïté, c'est-à-dire par la liberté, Merleau-Ponty nous enseigne
qu'il n'y a pas de nature humaine universelle. La culture nous façonne de part en part en fonction de
coutumes et de pratiques culturelles qui restent particulières. La nature ne désigne plus ici un substrat
intemporel, puisque l'homme est proprement inclassable. Nous sommes assurément des animaux
dénaturés, à condition de ne pas oublier que nature et culture ne sont pas deux ordres discontinus, mais
marqués, de bien des manières, par la continuité, comme si la nature avait prévu une marge de liberté
permettant à l'homme de se retourner contre elle ou, comme le dit Merleau-Ponty, de détourner de leur
sens les conduites vitales. La tentative, toujours déçue, de réduction du comportement humain à l'un
des deux ordres trahit l'incapacité à saisir la complexité humaine. Ce texte nous rappelle donc que la
présence de l'homme dans le monde ne cesse de créer et de communiquer des significations qui
transcendent le dispositif animal.

Documents pareils

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception Présentation du

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception Présentation du davantage sur la première idée : elle prend l’exemple du fait du cri de colère, du fait « d’embrasser dans l’amour », puis celui de la « paternité ». Les trois seraient aussi « conventionnels » qu...

Plus en détail