Un Miroir de la France des années 50 : Antoine Doinel

Transcription

Un Miroir de la France des années 50 : Antoine Doinel
Un Miroir de la France des années 50 : Antoine Doinel
Rosarianna Zumbo
Saint Louis University
Abstract
Racontant, dans Les 400 Coups, les jours peut-être les plus troublés de l’adolescence
d’Antoine Doinel, François Truffaut, le cinéaste, met aussi en relief le véritable visage de la
France des années cinquante. C’est ainsi que même si Truffaut ne voulait pas tomber dans le
sentimental s’imposant de ne pas rendre le personnage d’Antoine trop sympathique au grand
public (Singerman 240), tout spectateur ne peut que s’attendrir sur l’évolution négative de son
sort car il comprend que le garçon est, en réalité, la victime du décevant système social qui est
autour de lui. S’il dit que sa mère est morte, c’est seulement parce qu’elle est totalement absente
de sa vie. S’il vole la machine à écrire de son père, c’est parce que la faiblesse de ce dernier sera
la cause de son abandon final. S’il sèche l’école, c’est parce l’instituteur le punit injustement. S’il
s’échappe du centre d’observation, c’est parce que le système policier (donc, le système social) a
fait faillite.
Ce que je voudrais démontrer dans cet essai c’est que le rapport indirectement œdipien
d’Antoine envers sa mère ainsi que sa délinquance ne sont que les reflets des conditions de vie et
de la crise sociale de la France des années cinquante.
Introduction
“Au fond, c’est un portrait de la France d’en ce moment”, a dit le célèbre cinéaste Jean
Renoir après avoir vu Les 400 Coups (Truffaut 102). Bien que François Truffaut, le cinéaste du
film, ait répondu qu’il n’avait pas voulu, en réalité, faire de son film une véritable critique
sociale (102) mais plutôt une “chronique de la treizième année” et des problématiques
psychologiques de tout adolescent (Singerman 240), un spectateur attentif voit que l’affirmation
par Renoir n’est pas totalement fausse. Au fur et à mesure que le film de Truffaut (sorti en 1959)
avance on ne peut que remarquer, en fait, que ce qu’on voit sur l’écran n’est pas la simple
représentation des comportements des adolescents mais c’est, au contraire, la mise en relief des
conditions de vie des français, en général, pendant les années cinquante. Le laid et petit
appartement qu’habite Antoine correspond, par exemple, à de nombreux logements français de
cette période-là et elle n’est pas, d’ailleurs, beaucoup différente des tristes “bidonvilles”,
quartiers développés au cœur de Paris (après les insurrections en Algérie de 1954) où les
immigrés français d’Algérie vivaient dans des maisons dégradées (Kedward 409-10). De même,
les rues dans lesquelles se promènent, vagabondant, le protagoniste et son ami René ce sont les
véritables rues de France et non pas une reconstruction filmique dans un studio. Encore, la stricte
et réglée discipline que l’instituteur d’Antoine essaie de donner à ses élèves n’est pas une
exagération de fiction que Truffaut a voulu montrer pour justifier le fait que le protagoniste fait
souvent l’école buissonnière mais c’est ce qui se passait habituellement dans toute école
française à la moitié du XXe siècle. Le fait qu’Antoine est progressivement livré à lui-même ne
se veut pas une manière attendrir le cœur du spectateur mais c’était la véritable façon de vivre le
quotidien de beaucoup d’enfants de 1959, de n’importe quelle classe sociale. Enfin,
l’emprisonnement et l’enferment d’Antoine dans un centre d’observation pour petits délinquants
ne veulent pas être des séquences où l’oppression d’enfants est volontairement soulignée (tel que
le roman de Charles Dickens Oliver Twist) : c’est que, malheureusement, des enfants de cette
période étaient reclus, de leurs parents, dans des lieux semblables, puisqu’ ils, seuls du matin au
soir, devenaient souvent des criminels.
C’est que la plupart des français de l’après-guerre avaient eu beaucoup de changements
d’ordre social et économique. Du point de vue économique, par exemple, la France avait adopté
plusieurs plans de modernisation mais elle dépendait encore entièrement de l’aide financière
américaine (Kedward 349-53). Du point de vue social, par contre, la France se modernise par la
concession aux femmes de vote de mai 1945 (Kedward 354). Mais ce petit pas social en avant a
eu, malheureusement, quelque conséquence négative aussi : c’est pendant les années cinquante
que les femmes commencent à revendiquer leur droit d’avortement (Hayward 174) et de liberté
par rapport au foyer domestique.
C’est plus ou moins dans ces conditions-là qu’Antoine Doinel grandit et comme le
miroir renvoie fidèlement toute image de la personne qui se regarde dedans, son comportement
reflète, dans une manière exacte, le monde qu’il observe. Ci-dessous, j’essaierai d’expliquer
comment les petites actions criminelles d’Antoine, de même que sa conduite envers une sexualité
de type œdipienne envers sa mère, reflètent les problèmes sociaux, tels que la crise de logement,
la rigueur étroite du système scolaire et du système policier à la fois, l’absence de mère, la
faiblesse du père. Pour mieux analyser ces problématiques je me propose de parler d’Antoine
face à une seule situation et/ou personnage par paragraphe. Je commencerai à analyser les
conditions sociales de la France des années cinquante qui ne sont que les véritables responsables
de son isolement par rapport à autrui (la maison, les systèmes scolaire et policier, la mère et le
père). Ensuite je montrerai comment c’est l’exclusion subie d’Antoine qui cause le
commencement d’un étrange désir de type œdipien envers sa mère et le début d’actions de plus
en plus criminelles.
Antoine et sa maison
Antoine et ses parents vivent dans un appartement minuscule dans le quartier de
Montmartre (Singerman 239). Or, bien que Les 400 Coups n’ait pas de couleur, puisque Truffaut
choisit de le tourner en noir et blanc, on peut noter qu’il y a, quand même, une certaine
“présence” de la couleur, car la nette opposition entre l’Ombre des espaces intérieurs (sa maison
et sa classe) et la Lumière des espaces extérieurs, est frappante et évoque les habiles jeux de la
nuance de tout tableau artistique. La couleur qui domine dans le petit appartement d’Antoine
c’est, en fait, la couleur noire. Il y a même des séquences où le spectateur ne réussit pas bien à
voir ce qui se passe : le lieu où Antoine dort, par exemple, est presque totalement obscur et si le
petit garçon fait quelque geste (comme celui de s’habiller) on ne peut pas apercevoir facilement
tout détail. C’est qu’Antoine n’a pas une véritable chambre à lui : il dort dans un petit couloir
proche de la porte d’entrée et situé entre la salle à manger et la cuisine. L’ambiance où dort
Antoine c’est une caractéristique importante pour l’évolution de son comportement. C’est qu’il
n’a pas, de cette façon, de moment d’intimité et de tranquillité et le pire c’est qu’il faudrait pour
lui des moments semblables, car ses parents se disputent continuellement et que de sa “chambre”
il peut, malheureusement, les entendre toujours. La couleur noire de l’appartement souligne,
donc, le malaise involontaire d’Antoine avec ce qui est le milieu plus petit de toute société : la
famille. Par opposition à la nuance sombre qui domine dans l’appartement d’Antoine, les
séquences à l’extérieur, sont caractérisées de la lumière : il y a ainsi la claire signification
qu’Antoine est plus heureux quand il est loin de ses parents.
Or, à côté de l’antithèse Lumière/Ombre qui caractérise, toutes le deux, des espaces au
dehors et ceux au-dedans, on peut ranger un autre contraste : celui de la musique. Quand Antoine
se promène dans les quartiers de Paris, en fait, le spectateur écoute une musique douce et
tranquillisante, tandis que dans la maison d’Antoine se révèlent ou un manque presque total de
musique, ou la présence de bruits1, lesquels sont le produit des conversations entre Antoine et ses
parents ou, enfin, les reproches de ces derniers envers le fils.
Les cadrages de caméra donnent une confirmation ultérieure à cette différence entre les
espaces intérieurs et les espaces extérieurs. Comme tout spectateur attentif s’aperçoit sans
difficulté, et comme remarqué aussi par Anne Gillain, si au-dedans on voit souvent l’utilisation
de plans rapprochés et fixes "qui marquent la confrontation d’Antoine Doinel et des adultes" (51)
au dehors, par contre, la caméra tend à se servir de plans éloignés et mobiles qui reflètent le
mouvement d’Antoine par les rues, "[son] vagabondage et les jeux avec René" (52). Toutes les
caractéristiques qu’on vient de nommer ne sont que de petites alarmes sur la véritable
responsabilité de la délinquance future d’Antoine : déjà chez lui son Moi enfantin est mis
(littéralement et métaphoriquement) à l’Ombre : là il n’est qu’à l’abri des dangers généraux de la
vie de toute personne au contraire, paradoxalement, c’est juste dans son appartement qu’il
commence à être livré à lui-même.
Antoine et les systèmes scolaire et policier
Après sa famille ce sont probablement l’école et la police les institutions qui ont
négativement influencé l’adolescence d’Antoine Doinel, même si c’est le système scolaire qui a
marqué le plus son exclusion de la société. Son importance est accentuée par le fait que c’est
l’école qui représente, en fait, le premier et véritable moment visuel du film. C’est vrai que Les
400 Coups s’ouvre sur des plans des rues de Paris et la Tour Eiffel mais il semble que la fonction
principale de ces cadrages en travelling-là c’est à valeur descriptive. D’ailleurs, les premières
personnes que le spectateur voit ce sont les copains d’Antoine et, par conséquent, le milieu
scolaire.
Et c’est juste dans ce milieu qu’Antoine commence à se diriger vers le chemin de la
délinquance, se sentant exclu d’une institution (l’école) qui devrait le protéger et non pas
l’accuser injustement. Il est le seul, par exemple, à être puni pour avoir dessiné une belle
moustache sur une photo de pin-up, photo que, d’autre part, ses copains faisaient circuler en
classe sans problèmes aucuns. Il essaie de se venger de cet acte d’injustice écrivant sur le mur
l’épitaphe suivant:
Ici souffrit le pauvre Antoine Doinel
Puni injustement par Petite Feuille
Pour une pin-up tombée du ciel…
Entre nous ce sera, dent pour dent,
Œil pour œil.
La formule "œil pour œil", de dérivation biblique, "représente [pour Antoine] une forme fruste de
justice que l’enfant (…) redoute de se voir infliger" (Gillain 49). Antoine semble, en effet, avoir
bien compris que sa punition (surtout parce qu’il avait été le seul à la recevoir) est bien
discutable pour son petit et insignifiant crime : utilisant l’expression biblique de la loi du talion il
a dénoncé la punition absurde et barbare que son instituteur lui avait donnée (Gillain 49).
Malheureusement pour Antoine, il sera de plus en plus puni au centuple de son instituteur
pour des bravades et des erreurs enfantines. La sévérité excessive de “Petite Feuille”2 ne fera
qu’éloigner et isoler progressivement Antoine d’une figure (celle de l’instituteur) qui devrait au
contraire faciliter son intégration sociale.
Or, l’intransigeance excessive du système scolaire fait un couple parfait (dans un sens
négatif du mot, justement) avec la rigueur exagérée du système policier. Bien que ce soit le beaupère qui amène Antoine au commissariat pour le punir de lui avoir volé la machine à écrire, ce
sont les agents de police, en fait, qui le gardent à vue et qui l’enferment dans une cellule avec des
prostituées et des malfaiteurs. Et si le spectateur s’était déjà apitoyé quand l’instituteur avait puni
injustement Antoine, en regardant cette séquence-là il ne peut que s’émouvoir pour le sort que ce
malheureux garçon subit malgré lui: est-il correct, en effet, d’emprisonner un enfant pour avoir
volé simplement quelque objet (objet qu’Antoine était, d’ailleurs, en train de rapporter au bureau
de son père) ? Faudrait-il le mettre avec des réels et adultes criminels ?
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C’est intéressant ce que Jean Collet a écrit à propos de l’épitaphe d’Antoine sur le mur :
“Avec dix ans d’avance, Truffaut annonçait symboliquement les graffiti de 68 [pourtant, l]es
auteurs de graffiti ne sont jamais condamnés pour leurs idées subversives” (voir note n°2 de p.
43). Collet, à mon avis, a voulu mettre l’accent sur la problématique de la France et des français
des années cinquante. C’est que, en effet, cette période-là était encore trop négativement liée
socialement aux échecs de la Seconde Guerre Mondiale et à la période ambigüe de l’Occupation
et, donc, les adultes qu’on voit sur l’écran dans le film de Truffaut ne sont que les mêmes
adolescents qui ont grandi sous ces expériences-là. Et comme Antoine reflète les conditions
sociales de sa période, les adultes autour de lui aussi ne peuvent qu’être le produit de leur
jeunesse. C’est, peut-être, la nécessité des adultes de manifester, dans n’importe quelle manière,
un sens de frustration et de déception longuement refoulées. Pour ces motivations, peut-être,
l’instituteur et les agents de police sont ainsi sévères avec Antoine.
Antoine et sa mère
C’est probablement Mme Doinel, la personne la plus responsable de l’exclusion et de
l’échec social d’Antoine. C’est le désintérêt excessif de cette femme-là, en fait, qui produit, chez
le fils, un sentiment progressif de solitude et d’incompréhension. D’ailleurs, l’arrivée de ce
personnage féminin à la maison" (…) confirme immédiatement la distance [qu’il y a] entre le fils
et la mère" (Gillain 81). Par exemple, on voit qu’Antoine interrompt de rédiger la punition que
l’instituteur lui avait donné pour saluer soigneusement sa mère pourtant, elle, en ne le regardant
même pas, lui murmure seulement dans une manière froide les mots “Bonsoir, bonsoir” et s’en
va dans la cuisine. Encore, au lieu de lui demander ce qu’il avait fait le matin à l’école (comme
toute mère ferait) elle lui ordonne d’aller prendre de la farine. Après le diner, Mme Doinel dit à
Antoine de débarrasser la table et les ordures. A ce point du film, tout le spectateur constate que
Mme Doinel n’a jamais réellement communiqué avec son fils mais elle lui a donné seulement
des ordres. Et bien que le film soit à peine commencé, on est déjà prédisposé à comprendre
chaque comportement successif d’Antoine, puisqu’on ne peut qu’éprouver de la pitié pour cet
enfant malheureux, qui ne reçoit ni de caresses ni de paroles douces de sa propre mère ; pour cet
enfant qui est seul, même s’il est avec ses propres parents.
On ne peut pas conclure d’analyser le conflictuel rapport entre Antoine et sa mère sans
parler de deux séquences en particulier : la séquence de la coiffeuse et celle du rotor. Ces deux
séquences-là mettent ultérieurement l’accent sur la grande responsabilité de Mme Doinel en ce
qui concerne le comportement délinquant d’Antoine : en fait, elles peuvent être considérées
comme des séquences-clé pour la mise en évidence de la responsabilité maternelle et sociale de
la France7 par rapport à la solitude d’Antoine.
Premièrement, la séquence d’Antoine devant la coiffeuse de Mme Doinel se trouve
presque au début du film : le spectateur voit Antoine respirer le parfum de sa mère, jouer avec
ses objets, et son image se reflète trois fois dans trois miroirs de grandeur différente. C’est
qu’Antoine ressent le manque d’une mère, absente dans sa propre vie dans un sens physique et
spirituel. En regardant son image dans les miroirs de sa mère, il "essaie de saisir dans son reflet
le regard maternel" (Gillain 81). En même temps, l’image morcelée d’Antoine métaphorise aussi
"la fragmentation de sa personnalité en quête d’une identité stable" (Gillain 80). C’est que toutes
les deux considérations peuvent être possibles, car la quête de la figure maternelle se mêle à la
quête de son propre Moi.
Or, ces deux quêtes différentes et complémentaires à la fois, engendrent un sentiment
général de crainte et de confusion envers sa mère. A propos de cette femme, Harris écrit dans son
essai que Mme Doinel est soit adorée soit redoutée de son fils Antoine (300). C’est ainsi que le
malaise social d’Antoine s’origine principalement dans son ambigüité émotionnelle et
individuelle par rapport à sa mère.
Et sans doute la séquence du rotor symbolise, elle-aussi, la solitude d’Antoine par
rapport à autrui. Dans son essai Powrie voit dans cette scène l’image d’une métaphore : pour ce
critique Antoine serait là en train de lutter contre les forces sociales qui essaient de l’anéantir
(86). Le rotor symboliserait ainsi le système social et le fait qu’Antoine se trouve au centre de la
machine signifierait qu’il est centrifugé de la société. Par cette séquence Antoine cherche
vainement un contact avec la société de son temps, car le mouvement centrifuge du rotor
souligne qu’il est "un eternel abandonné" (Gillain 79).
Cependant, on peut essayer d’expliquer la froideur particulière de Mme Doinel envers
Antoine en analysant brièvement la figure de la femme, en général, dans la société française
contemporaine. A la page trois j’ai déjà dit que le rôle de la femme à la moitié du XXe siècle se
modernise : c’est qu’elle obtient, en 1945, le droit de vote (Kedward 354). De ce moment
historique-là, la femme commence à revendiquer un légitime droit égalitaire par rapport aux
hommes. Toutefois, la femme des années cinquante semble vouloir gagner quelque chose de plus
que le simple droit d’émancipation et d’égalité : elle veut être aussi dispensée de toute
caractéristique maternelle et de tout foyer domestique en général. Pendant les années cinquante,
la femme rêve tellement d’une indépendance et d’une liberté absolues que nombreux de
cinéastes ont aperçu le problème et l’ont transposée sur l’écran. A ce propos Susan Hayward
soutient dans son livre que pendant les années 50 la femme est en train de fixer sa misogynie à
un tel point que les cinéastes transposent sur les écrans ou des femmes qui manquent de tout sens
de maternité ou des femmes qui préfèrent avorter illégalement afin de se débarrasser de tout
enfant et être, par conséquent, libres de tout fardeau (174). C’est une pareille signification, à mon
avis au moins, que François Truffaut a donné à la séquence où M Doinel informe sa femme
qu’une de ses cousines est, pour la quatrième fois, enceinte. Mme Doinel répond alors : ”Le
troisième en trois ans !? C’est du lapinisme ! Moi, je trouve ça répugnant !”. Manifestant un
dégoût évident pour la maternité (“Je trouve ça répugnant”), Mme Doinel met en même temps en
valeur son désir de liberté.
Antoine et son père
Si la culpabilité de Mme Doinel c’est sa totale carence maternelle, celle de M Doinel
c’est son immense faiblesse. Dans Les 400 Coups de François Truffaut par Anne Gillain on lit
cette citation : "Voilà un type qui est cocu, il ne s’en aperçoit pas il ne se rend compte que d’une
chose : on lui a pris son Guide Michelin" (66). De cette façon, même si on voit dans le film M.
Doinel se disputer avec sa femme à cause de ses fréquents retards le soir, il ne sera jamais
capable d’affronter ouvertement le sujet avec elle : on voit qu’il préfère plutôt ne rien savoir. De
même, c’est M. Doinel qui amène Antoine au commissariat de police (pour avoir volé sa
machine à écrire), où le jeune garçon sera mis dans la même cellule que les criminels et les
prostituées. Encore, quand Antoine sera enfermé dans le centre d’observation pour petits
délinquants, M. Doinel sera plus lâche que sa femme, car il ne rendra pas visite à son fils dans un
tel lieu détestable et triste : Mme Doinel dira à Antoine la décision de son père de ne plus vouloir
s’intéresser à son sort.
On peut comparer son comportement à celui de Ponce Pilate : comme l’empereur de
Rome s’était “lavé les mains” pour s’être débarrasser à jamais de l’exécution de Jésus Christ, M
Doinel démissionne à jamais sa responsabilité paternelle. La question que le professeur d’anglais
essaie ironiquement de faire répéter à ses élèves c’est justement : “Where is the father ?” (Gillain
66; Colvile 286). Dans l’essai de Colvile on lit à ce propos : "Non seulement cette question reste
sans réponse mais le mot “father” demeure imprononçable pour René, l’élève interrogé, dont le
propre père ne s’intéresse qu’aux courses" (286). La figure de M. Doinel est, à mon avis,
semblable à celle de l’instituteur d’Antoine : tous les deux symbolisent la faiblesse et la
frustration masculine de la période de l’après-guerre et de la période de l’Occupation.
Conclusion
A propos de la délinquance d’Antoine on lit dans le texte de Gillain : "Dans ses
nombreux écrits sur la délinquance et les comportements asociaux, Winnicott3 définit le vol
comme un geste d’espoir de la part de l’enfant qui pense avoir été privé de l’amour et des soins
auxquels il avait pleinement droit" (78). En ce sens, le geste de voler, de mentir et de sécher
l’école ne sont que des manières d’attirer l’attention d’autrui (la mère, le père, l’instituteur) sur
lui (Gillain 79). De remarquable intérêt est la brève analyse sur le vol de la machine à écrire par,
encore une fois, Anne Gillain (79). Ce critique nous dit que l’action d’Antoine et de René de
voler cette machine-là serait, en réalité, le symbole d’une dénonciation impitoyable de la
violence subie par les adultes: c’est que ces derniers les ont privés à jamais de l’harmonie que
tout enfant mérite. La machine à écrire ne serait, donc, que leur extrême tentative de se recréer,
par l’illusion de l’écriture, un monde d’amour enfantin.
En conclusion, la crise sociale de la France des années cinquante (dont j’ai précédemment
parlé) représente un obstacle insurmontable pour les enfants : ils restent obligatoirement écartés
et isolés d’un monde (la société des adultes) qui ne réussit pas à comprendre leurs besoins. La
guerre Mondiale, l’Occupation, la question coloniale, ont rendu la société française des années
cinquante complètement sourde à tout dialogue avec les enfants.
Notes
1
Je dis “bruit” parce qu’il ne s’agit pas de véritables conversations entre parents et enfants : ce
sont plutôt ou des mots conventionnels ou des réprimandes.
2
“Petite Feuille” c’est le nom qu’Antoine adresse à son instituteur dans son épitaphe.
3
Comme nous informe Gillain à p. 72 de Les 400 Coups de François Truffaut, Winnicott, D.,
W. était un célèbre psychanalyste. Il fut d’abord pédiatre et fit beaucoup d’études et de
recherches sur les enfants.
Ouvrages Cités
Collet, Jean. Le cinéma de François Truffaut. Pierre Lherminier Ed, 1998. Print.
Colvile, Georgiana. "Peres perdus, pères retrouvés dans l’œuvre de François Truffaut". The
French Review. 68.2 (1994): 283-293. Print.
Gillain, Anne. "Les 400 Coups" de François Truffaut. Paris: Nathan, 1991. Print.
Harris, Sue. "”Lives out of Sequence”: Maternal Identity in Francois Truffaut’s 400 Coups
(1959) and Claude Miller’s La Petite Voleuse (1988)". French Cultural Studies 14
(2003): 299-309. Print.
Hayward, Susan. French and National Cinema. London: New York, Routledge, 1993. Print.
Kedward, Rod. French and the France - A Modern History. New York: The Overlook Press,
2006. Print.
Powrie, Phil. The Cinema of France. London & New York: Wallflower Press, 2006. Print.
Singerman, Alan. Apprentissage du cinéma français. Newburyport : Focus, 2004. Print.
Truffaut, François. Le Cinéma selon François Truffaut, textes réunis par Anne Gillain.
Flammarion, 1988.
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Les Quatre Cents Coups, 1959