Tribune de Genève – 16,17 mai 2015

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Tribune de Genève – 16,17 mai 2015
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Tribune de Genève | Samedi-dimanche 16-17 mai 2015
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Tribune de Genève | Samedi-dimanche 16-17 mai 2015
Plaisir au féminin
Plaisir au féminin
Discussions
La libération
des femmes
à l’épreuve du lit
Cafés sexologiques: Genève
au cœur de la zone zéro gêne
Jeunes mais déjà désenchantées. Enquête sur ces femmes qui
ne se retrouvent pas dans les codes de la sexualité d’aujourd’hui
Cécile Denayrouse
D
iable! La si pudibonde Genève serait-elle sous le
coup d’un mystérieux maléfice? Faut-il désenvoûter
illico les organisatrices de
«Me, Myself and Porn»,
une soirée de réflexion autour du rapport
des femmes (et aussi des hommes) à la
pornographie, qui se déroulera à la fin du
mois? Devons-nous d’urgence délivrer
des doses massives de bromure aux si
nombreuses participantes des cafés sexos
organisés par Juliette Buffat? Et que penser du défilé grandissant de dames qui
consultent dans l’intimité des cabinets de
sexologie? Dans notre société surérotisée,
le sexe est omniprésent, et pourtant tout
pousse à croire que la friponnerie ambiante laisse sur le carreau moult femmes
entre 18 et 35 ans. La libération des
mœurs, à l’aube du XXIe siècle, semble
s’être pris les pieds dans le cadre du lit.
Omniprésence sexuelle
«On n’a jamais autant parlé de sexe aux
jeunes femmes, constate Sonia Feertchak,
auteure de l’essai Les femmes s’emmerdent
au lit*. Mais la plupart du temps, on retrouve soit un discours sur la domination
masculine, soit un déballage technique.
On n’aborde jamais la notion essentielle
de désir, qui se trouve pourtant au cœur
de la libido féminine.» Résultat: une partie
de la jeunesse Y, bien qu’hyperconnectée
et hyperféminine, confond trop souvent
plaisir et plaire. Pire: ces demoiselles,
écartelées entre leurs convictions féministes et les fantasmes étouffés sous l’oreiller,
s’ennuieraient ferme sous la couette. Les
voilà à mille lieues de la liberté sexuelle
réclamée de haute lutte par leurs aînées.
La sexologue Juliette Buffat confirme:
«Je suis frappée du nombre de très jeunes
femmes qui viennent me consulter, un
phénomène qui n’existait pas lorsque j’ai
commencé la sexologie il y a vingt-cinq
ans. Très souvent, elles entament cette
démarche pour remédier à des problèmes
de désir. Plus largement, j’ai l’impression
que cette génération manque cruellement
de désir, qu’il s’éteint très vite. Qui plus
est, ces patientes se retrouvent en couple
avec des hommes qui ont appris la sexualité à travers les films pornos et qui par
conséquent ont des attentes très différentes des leurs.»
La faute au porno?
Nous y voilà. Le grand méchant porno.
Celui par qui le mâle est arrivé. «Inutile de
se mettre des œillères: le porno existe et il
est au cœur de la sexualité de bien des
gens, alors autant en parler», estime pour
sa part Pascale de Senarclens, directrice
de l’association genevoise pour les femmes Bloom and Boom. Frappé du discours dominant sur le sujet, la petite
équipe a décidé d’organiser la table ronde
«Me, Myself and Porn» (lire ci-contre).
«C’est dans l’air du temps, le porno est
devenue un objet culturel, voire artistique, particulièrement pour les nouvelles
générations. Mais attention, il ne faut pas
pour autant y lire en filigrane une forme
d’émancipation sexuelle! Le féminisme a
son mot à dire là-dedans. Les femmes
d’aujourd’hui sont sous le coup d’une terrible injonction: elles sont sommées
«d’aimer ça» et de s’éclater au lit. Il semble
très difficile de se construire sainement
face à cette pression.»
«Les films X ne sont généralement
qu’une caricature de la sexualité, poursuit
Juliette Buffat. On y a banalisé des pratiques comme l’éjaculation faciale ou la sodomie, qui se heurtent à l’épreuve du
quotidien. Il faut cesser de nier la différence entre hommes et femmes. Dans la
vraie vie, les femmes ne sont pas si demandeuses. Elles sont par exemple nombreuses à refuser le cunnilingus, souvent
parce que les hommes le proposent trop
vite. Beaucoup ignorent que le cunnilingus n’est pas un préliminaire et que les
femmes ne pensent pas leur sexualité
comme purement génitale.»
Sois belle et jouis
De là à penser que l’acte de chair cru 2015
ne serait devenu qu’un triste quiproquo,
il n’y a qu’un pas, tant le sexisme reste
omniprésent sous les alcôves. «Avant, on
disait aux filles d’être des fées du logis;
aujourd’hui, on leur explique que la fellation est le ciment du couple. Le sexisme a
simplement pris de nouvelles formes»,
s’inquiète Ovidie, ancienne actrice X devenue réalisatrice de films pornographiques. En spécialiste, elle a enquêté durant
deux ans, auprès d’une jeunesse en perte
de repères sexuels, sur ce malentendu
charnel. Le fruit de ses recherches est un
documentaire intitulé A quoi rêvent les
jeunes filles, qui sera diffusé sur France 2 le
mois prochain. «Le porno est l’un des
facteurs qui influencent la sexualité féminine, mais ce n’est pas le seul. Les articles
estampillés sexo dans les magazines féminins ont par exemple une terrible influence. On dit aux lectrices qu’il faut
qu’elles aiment le sexe, pour ne pas passer pour des coincées, mais pas trop non
plus, pour ne pas passer pour des salopes.
A aucun moment, on ne leur parle de leur
propre plaisir.»
Trop vouloir plaire, se conformer à
une norme sociétale à défaut d’explorer
leur propre plaisir, voici donc l’erreur.
«Le piège s’est refermé sur les femmes,
note Sonia Feertchak. On leur a martelé
qu’il fallait être puissantes et égales aux
hommes, mais elles vivent dans une société du désir immédiat qui leur démontre
qu’il suffit d’être jolie. C’est d’ailleurs ce
message que transmettent Beyoncé et
consorts, ces stars qui se veulent à la fois
féministes et hypersexuelles. En réalité,
elles ne sont pas libres de faire ce qui leur
plaît mais ce qui plaît… aux hommes.»
La doctoresse Juliette Buffat, papesse des cafés sexologiques qui cartonnent à
Genève depuis 2009.
a causerie collective un tantinet
coquine, le Dr Juliette Buffat,
médecin psychiatre et psychothérapeute spécialisée en sexologie, s’en est
fait une spécialité. Depuis 2009, elle
propose environ une fois par mois des
cafés sexos aux Genevois, épaulée dans
sa tâche par Marie-Hélène Stauffacher,
psychologue et spécialiste de l’aide aux
victimes. Le principe? Deviser gaiement et
en toute liberté de la chose sexuelle et de
ses errements intimes, entouré de
dizaines d’inconnus. Exactement le
modèle des cafés philosophiques mais
replacé au centre de la chambre à
coucher. Et ça cartonne! Genève semble
s’être particulièrement bien faite à l’idée:
une petite dizaine lors de la première
édition, ils sont aujourd’hui une cinquantaine de participants à venir régulièrement papoter de la bagatelle, allant
jusqu’à, parfois, échanger des secrets ou
se confesser. Les thématiques abordées
sont diverses et variées, et on met un
point d’honneur à se rire des tabous. Lors
de la dernière soirée en date, au début du
mois de mai, ils étaient ainsi une quarantaine à s’interroger sur les influences et
les rapports entre le sexe, le pouvoir et
l’argent. Le déroulement reste le même: le
micro passe de main en main, tandis que
les participants, sagement installés autour
des deux organisatrices, argumentent,
raisonnent et questionnent à tour de rôle.
Un seul mot d’ordre: pas de jugement.
Dans le public, presque à chaque fois,
surtout des crinières grises. «Les seniors
L
Table ronde autour du porno
Pornographie
Le X au féminin: une tocade pour les uns, un cheval de bataille pour les autres
ongtemps exclusivement
conçus et imaginés par et
pour les hommes, les films
pour adultes se sont mis au
diapason du féminisme depuis
quelques années. Objectif avoué:
alpaguer les consommatrices. Car
elles existent! Selon un sondage
Ifop réalisé en 2012 pour Marc
Dorcel, huit femmes sur dix se
sont déjà titillé la rétine sur un film
X. Flairant le juteux filon, les
producteurs proposent de plus en
plus de vidéos spécialement
dédiées aux femmes. Mieux
encore: certaines se lancent dans
la réalisation, à l’image d’Ovidie,
ancienne actrice X, passée
derrière la caméra: «Il y a
quinze ans, les réalisatrices se
comptaient sur les doigts d’une
main. Aujourd’hui, le porno
féministe n’est pas un genre, mais
une communauté à part entière.»
L
Contrôle qualité
Ovidie prouve que l’on peut être à la fois féministe et réalisatrice de
films pour adultes. D.R.
Mais en quoi consistent réellement ces productions? Sur la
forme, rien ne change: du téton,
de la léchouille, du gros plan, du
plan large, du plan serré… Reste
qu’on est très loin du cliché de la
femme qui se roulerait joyeusement dans un champ de pâquerettes, un amoureux au bout des
lèvres. Car qui dit féminin ne dit
pas mièvre pour autant. «Les
codes restent les mêmes,
confirme Pascale de Senarclens,
fondatrice de l’association pour
les femmes Bloom and Boom à
Genève. Ils ne sont pas déconstruits, simplement on y voit la
notion de plaisir et de jeu, ce qui
n’est pas le cas dans les films
traditionnels.»
Et ce n’est pas le seul point
commun. «Le porno féministe ce
n’est pas du porno soft, poursuit
Ovidie. On peut très bien y trouver
aussi des pratiques sadomasochistes, de la domination… Les
domaines sont aussi vastes que
peut l’être la sexualité féminine. Il
y a en revanche la volonté de
représenter la chose en dehors
des clichés habituels.» Du sexe
plus réaliste avec des acteurs et
des actrices qui le sont aussi.
Et comme c’est le cas avec
n’importe quelle production
grivoise traditionnelle, tout ce
beau monde se retrouve ensuite
sur Internet. Lancé il y a deux ans
et demi par le pape du film de
fesse français, Marc Dorcel, le site
dorcelle.com a été marketé
comme étant le tout premier
portail cochon tricolore créé «par
et pour des femmes». Parce qu’on
n’attrape pas les mouches avec du
vinaigre, ici on ne veut surtout pas
faire peur à l’internaute femelle,
cet être délicat. Traduction: la
demoiselle doit se sentir aussi à
l’aise que sur n’importe quel site
féminin traditionnel. D’ailleurs,
entre deux suggestions de
téléchargement coquin, on lui
cause littérature, achat de sex-toys
ou carrément geste technique.
Contrairement aux sites traditionnllement masculins, point de pénis
surprise en pop-up, pas de
vulgarité inutile et une jolie police
girlie pour enrober le tout. On est
loin de la maquette velue de
YouPorn, avec photos trash et
fausses propositions de chat.
Faut-il se réjouir de ces évolutions? «Absolument! assure le
sexologue Willy Pasini. J’irais
même plus loin: ce genre de films
et de sites ne devrait pas être
réservé qu’aux femmes. Les
hommes pourraient y puiser bien
plus de choses que dans la
pornographie classique.» C.D.
Il fallait oser! Pousser les
Genevois à causer d’un sujet
aussi brûlant que la place de la
pornographie dans la société
contemporaine? Un défi relevé
par l’association pour les femmes
Bloom and Boom. Vendredi 29
mai, elle organise la soirée de
réflexion intitulée «Me, Myself
and Porn» et entend bien
échauffer les neurones les plus
prudes. «Lorsqu’on leur parle de
pornographie, officiellement les
femmes se déclarent soit
dégoûtées soit pas concernées.
Pourtant il y a bien des choses à
dire dessus. Même au sein des
courants féministes, les militantes ne sont pas toutes d’accord
sur le sujet», constate l’organisatrice, Pascale de Senarclens.
«Nous voulions aussi aborder
cette question avec les hommes,
qui sont loin de tous se retrouver
dans cette vision caricaturale de
la sexualité que véhiculent les
films X traditionnels. Nous allons
notamment parler de la pornoContrôle qualité
graphie féministe, encore
relativement méconnue.
L’objectif est d’encourager une
réflexion commune, d’interroger
notre rapport au corps et de
déjouer les codes sexistes.»
Pour secouer les consciences, la
dame a convié des invités qui ont
tous un éclairage intéressant à
apporter sur le sujet:
Ovidie, ancienne star de films
pour adultes devenue réalisatrice, Caroline Dayer, chercheuse
et spécialisée en Etudes genre à
l’Université de Genève, et
Stéphane Morey, cofondateur du
festival des sexualités romand La
fête du slip. C.D.
Table ronde Me, Myself and
Porn: vendredi 29 mai à 19 h 30,
Salle du Faubourg à Genève.
Entrée 20fr./15 fr. Sur inscription
au 022 321 91 71 ou à l’adresse
mail suivante:
[email protected]
Infos sur le site
www.bloomandboom.com
apprécient particulièrement ces réunions
et on a de nombreux fidèles, précise la
maîtresse de cérémonie. Autant les
hommes que les femmes d’ailleurs, même
si cela dépend beaucoup du thème
abordé. Ce succès prouve qu’ils se posent
beaucoup de questions et que la sexualité
concerne tous les âges de la vie.»
Mais qu’en est-il des moins de 30 ans?
Papoter en toute transparence de ce qui
se passe, ou pas, sous leur couette leur
ferait-il peur? La spécialiste confirme: «En
règle générale, les quelques jeunes qui
viennent parviennent moins facilement à
s’exprimer en public et peinent à prendre
la parole devant leurs aînés. Ils se
contentent parfois de rester au fond de la
salle et d’écouter. Malgré les apparences,
il faut croire que nous ne vivons pas dans
une société qui encourage particulièrement les discussions libres autour de la
sexualité.» D’ailleurs, les participants ne
s’y trompent pas: les conversations
tournent finalement peu autour des
expériences intimes de chacun, le propos
reste plus souvent généraliste même si
d’audacieux libertins viennent parfois
épicer un poil les débats. La doctoresse a
fait le bilan de cette expérience atypique
dans un livre intitulé Cafés sexos:
échanger entre hommes et femmes pour
mieux se comprendre, se séduire et
s’aimer, paru aux Editions Favre en février
2015.
Plus d’infos:
http://www.sexologieclinique.ch
Causer de sexe à tous les âges
Adolescence
Jeunes adultes Couple
Seniors
Pas mièvre pour un
sou, pas réactionnaire
non plus, L’encyclo
des filles peut trôner
fièrement sur les
étagères des
bibliothèques des
jeunes filles en fleur. Il s’agit d’un
guide intelligent et bien écrit –
suffisamment rare pour être
mentionné – qui ambitionne de
répondre au mieux aux questions
adolescentes et qui donne au
passage des pistes de réflexion
pour penser toujours plus loin. Au
menu, 544 pages sans tabou
cautionnées par des psys, illustrées
de photos et de dessins poéticohumoristiques. A réserver aux
demoiselles à partir de 13 ans. C.D.
L’auteure de L’encyclo
des filles, Sonia
Feertchak, ose gratter
où ça fait mal. Après
de nombreuses
années passées à
«s’emmerder au lit»,
elle a décidé de s’interroger sur les
raisons de cet ennui. Son propos?
La contradiction entre notre envie
d’être désirées et le besoin
d’affirmer notre indépendance et de
défendre l’égalité des sexes. Elle
nous parle des «féminettes»,
contraction de «féministe» et
«midinette», ces femmes écartelées
entre leur héritage féministe et leurs
fantasmes. C.D.
Pas de chichis ni de
tabous dans ce Sex
and sixty consacré à
la vie amoureuse des
crinières grises: Marie
de Hennezel,
psychologue
française spécialiste des enjeux du
vieillissement, propose ici une
vision optimiste de la sexualité des
plus de 60 ans et fait la nique au
jeunisme ambiant. A l’aide
d’interviews et de témoignages, elle
questionne la relation de couple en
regard du passage du temps. Et elle
l’assure: on peut avoir une vie
charnelle et sensuelle épanouie
malgré l’âge. Encore faut-il accepter
que la tendresse soit l’une des clefs
de l’épanouissement. C.D.
«L’encyclo des filles», édition
2015
Sonia Feertchak
Grund
«Les femmes s’emmerdent au
lit. Le désir à l’épreuve du
féminisme et de la
pornographie»
Sonia Feertchak
Albin Michel
Le Dr Gérard Leleu
est formel: toutes les
femmes peuvent
atteindre l’orgasme,
voire carrément LES
orgasmes. Parce que
l’anorgasmie – c’est-àdire absence d’orgasme lors des
rapports – reste l’une des
principales causes de consultation
en cabinet, le sexologue et
thérapeute de couple entend
expliquer techniquement comment
atteindre le septième ciel. Au menu,
stimulation du point G et des autres
points méconnus, positions et sextoys. Un poil technique, cet ouvrage
plein d’optimisme a cependant
l’avantage d’être écrit avec
délicatesse et poésie, pourtant pas
évident avec un tel sujet. C.D.
«A vous le 7e ciel»
Gérard Leleu
Leduc S.
«Sex and sixty, un avenir pour
l’intimité amoureuse»
Marie de Hennezel
Robert Laffont