Lire l`article - Pensées Mili
Transcription
Lire l`article - Pensées Mili
La chute d’Iga Un affrontement asymétrique dans le Japon médiéval Episode secondaire dans l’expansion du clan Oda à la fin du 16e siècle, la prise de la province d’Iga offre une opportunité d’entrapercevoir, à son apogée, les spécificités de l’art de la guerre au Japon. Cet exemple d’affrontement asymétrique met également en lumière les limites de l’opposition traditionnelle entre approches directe et indirecte. La province d’Iga ne fût jamais un objectif majeur lors du Sengoku Jidai. Montagneuse et isolée, elle ne recelait aucune ressource particulière et ne présentait pas d’intérêt économique majeur. Elle était gouvernée depuis au moins la première moitié du 16e siècle par une assemblée de notables indépendante des clans voisins. Durant le Sengoku Jidai, ses guerriers avaient acquis une réputation certaine dans les actions d’espionnage et de sabotage et monnayaient leurs services auprès des clans de l’archipel. Iga resta dans l’œil du cyclone jusqu’au moment où elle fût sur la route du clan Oda et de son seigneur, Oda Nobunaga, le premier grand unificateur du Japon. Les habitants d’Iga ne représentaient qu’une poignée de combattants de circonstance encadrés par des hommes expérimentés. Par une supériorité dans le domaine du renseignement et l’emploi de techniques de guérilla, ils mirent en échec l’un des clans les plus puissants du Japon avant d’être contraints à l’affrontement direct. Samouraïs Durant le Sengoku Jidai, les classes sociales au Japon étaient établies mais restaient perméables, un soldat du rang pouvait gagner le statut de samouraï sur le champ de bataille sans condition préalable de naissance. Les différentes classes ne furent vraiment figées que par Totoyomi Hideyoshi qui par des édits en 1587 et 1591 réglementa les classes et fît en sorte de ne plus laisser d’armes dans les mains des roturiers. L’ironie étant qu’avant de diriger le Japon, il ait lui-même débuté sa carrière militaire comme « porteur de sandale » un rang de serviteur parmi les plus bas dans la suite d’un samouraï. Samouraï couvrait une réalité similaire à celle de chevalier, une caste de guerriers dont l’un des enfants mâles héritait d’un fief et où l’ensemble des enfants se voyaient instruits dans les arts de la guerre et pouvaient grossir les armées du clan ou celles d’un suzerain. Leur action dans la bataille avait évolué au cours du temps. A l’émergence de la classe vers le 10 ou 11e siècle ils agissaient en archers montés sur le modèle des cavaliers mongols des plaines d’Asie centrale. Mais les limites de l’archipel firent que le modèle du guerrier nomade trouva rapidement ses limites face à la levée en masse de compagnies d’archers. Au 16e siècle, les samouraïs combattent au cœur de grandes armées composées en majorité de piquiers et d’archers. Ils constituèrent une cavalerie lourde capable de créer un choc lors de la bataille ou bien sont également capables de combattre à pied à la lance ou au sabre. Le clan Oda, une force surmontant toute opposition. Instauré en 1338, le shogunat Ashikaga vit son pouvoir décliner à compter de la deuxième moitié du 15e siècle. Au début du 16e siècle, son autorité ne s’exerçait plus que sur le centre de l’archipel, il était contesté par des ligues paysannes, des sectes et des seigneurs locaux. La faiblesse du pouvoir central laissa émerger les chefs de clans les plus puissants, les daimyos (grands noms). A la tête de leur fiefs et de leurs armées, ils s’affrontèrent sans relâche afin d’assurer leur expansion ou leur survie durant le Sengoku Jidai1 et jusqu’au début de la période Edo (1603-1868). L’un d’entre eux se démarqua, le daimyo Oda Nobunaga. En 1568, il s’empara de Kyoto et des restes du pouvoir central. La prise du pouvoir par son clan mit progressivement fin à une période de bouleversements sociopolitiques2. Puis en 1573, il chassa le Shogun de Kyoto, marquant ainsi le début de l’ère Azuchi-Momoyama3. La remise en question de l’ordre établi ne prît totalement fin qu’avec les successeurs de Nobunaga, Hideyoshi Totoyomi4 et Tokugawa Ieyasu5 qui permirent l’instauration en 1603 d’un shogunat régnant sur la totalité de l’archipel. Sur le plan militaire, la deuxième moitié du 16e siècle était le prolongement de temps déjà troublés. Le déclin du pouvoir Ashikaga avait permis aux seigneurs locaux de ne lever l’impôt qu’à leur profit6. La taille, les niveaux d’équipement et d’entraînement des armées augmentèrent en proportion. Les armées de plus de 100.000 hommes étaient fréquentes lors des affrontements entre daimyos. L’ampleur et la violence des affrontements avaient également rendu les chefs plus pragmatiques et la part ritualisée des affrontements militaires avait quasiment disparu. Le nombre de piquiers ashigaru Pour plus d’informations : (pieds légers) et d’archers augmenta rapidement. L’infanterie roturière formait ainsi le Stephen Turnbull « War in Japan 1467-1615 » et gros des troupes en plus de la cavalerie samouraï et de samouraïs à pieds. A l’instar de « Samurai Armies 1550-1615 » l’évolution s’étant produite en Europe, on voit un emploi raisonné et une spécialisation entre archers, piquiers, infanterie lourde et cavalerie lourde.7Les roturiers sur les rangs acquérant un statut quasi professionnel à l’image des archers anglais. L’âge des royaumes combattants, chaque clan étant organisé comme un petit état cette période fût ainsi nommée en référence à une période similaire de l’histoire chinoise. 2 Cf Histoire du Japon médiéval, le monde à l’envers Pierre Souyri. 3 Du nom des villes où le pourvoir siégerait. 4 A la tête du clan de 1582 jusqu’à sa mort 1598. 5 Succéda à Hideyoshi en 1598. 6 cf Tsuguharu Naba Community vitality in medieval Japan publié dans War and state building in medieval Japan. 7 cf Samouraï Armies 1550-1615 S.Turnbull 1 L’accaparement de l’impôt par les daimyos finança également l’apparition des forteresses japonaises caractéristiques. Hautes jusqu’à 7 étages, les structures en bois, bâtiments et les murs d’enceinte, reposaient sur de larges fondations retenues par des murailles en pierres sans mortier. Malgré les années et les tremblements de terre, ces buttes artificielles, supportent toujours le poids des châteaux. En 1543, la convergence des méthodes entre les armées européennes et japonaises fût encore amplifiée. Des marchands portugais débarquèrent pour la première fois au sud de l’archipel à Satsuma et introduisirent des arquebuses européennes. Les armes à feu chinoises individuelles à canon de bronze avaient déjà été importées au Japon dès le 15e siècle mais elles ne furent jamais assez fiables pour un emploi massif. Vingt ans après leur introduction, la fabrication, aussi bien que l’emploi, des arquebuses et des canons en acier s’était répandu dans tout l’archipel. Les armes sont même exportées vers le reste de l’Asie au même titre que les sabres.8 Sur le champ de bataille, de façon assez similaire aux tercios espagnols, les compagnies d’arquebusiers étaient associées à des piquiers. Ils pouvaient également être concentrés derrière des fortifications de campagne. Oda Nobunaga put ponctuellement les répartir en 2 à 3 lignes dans la profondeur afin d’obtenir un feu roulant et destructeur par la succession des volées. Il précéda ainsi les tenants de l’ordre mince en Europe. On attribue souvent à son bon emploi de l’arquebuse, la victoire des Oda sur la cavalerie Takeda à Nagashino en 15759. Toutefois, l’importance de l’introduction de ce nouvel armement reste à relativiser, certains groupes ayant fait le choix d’y consacrer tous leurs moyens ont été écrasés par des armées traditionnelles. Au centre de cette furie, la province d’Iga, restait peu touchée par les affrontements l’entourant. Iga, une forteresse naturelle dans l’œil du cyclone Iga est un bassin naturel rectangulaire de 20 par 50 km, il est entouré de reliefs d’une altitude comprise entre 500 m et 1000m. Les principales routes commerciales traversant le Japon contournaient la province. Les seigneurs de la région se sont progressivement effacés permettant aux samouraïs locaux au début du 16e siècle, leur propre administration. Dirigée par une assemblée, elle prenait des décisions par le vote. Ce type d’organisation appelé ikki était assez répandu à cette époque. Plusieurs entités de la taille d’une commune étaient gouvernées partiellement ou totalement par des assemblées. Mais Iga était un ikki s’étendant sur une surface exceptionnelle. Un texte d’environ 1560 a été retrouvé correspondant aux règles régissant l’ikki d’Iga. Signé par 66 jizamurai 10 représentant les clans régissant Iga, il comporte entre autres : des règles de mobilisation face à une menace extérieure, des interdictions de servir certains clans voisins ennemis et divers accords de défense mutuelle avec l’ikki voisin de Koga. Cet accord montre que les jizamurais d’Iga voyaient des alliés dans leurs voisins de Koga et que l’autonomie récemment acquise valait la peine d’être défendue pour les deux ikkis.11 D’ailleurs le texte en question a été retrouvé dans l’ancienne Koga, une bonne partie des documents contemporains dans Iga ayant été détruits par l’avancée d’Oda Nobunaga. IKKIS et gouvernance Les Ikkis sont issus d’une tradition monastique bouddhiste. Les moines passaient des pactes avant de protester ou de manifester de façon collective et les décisions de ces communautés étaient prises par le vote. Localement des communes ou des ligues de communes avaient passé ce type d’accord soit afin de mettre en place des mesures de gestion des conflits liés à la répartition des terres arables, des eaux d’irrigation des rizières ou se protéger des armées et des brigands qui erraient dans le pays. Ce mode de gestion était basé sur un accord écrit en deux exemplaires signé dans par toutes les parties. Un exemplaire était conservé dans un lieu sacré, un temple bouddhiste ou un autel shinto, l’autre exemplaire était brûlé et ses cendres mélangées à de l’eau tirée du sanctuaire. L’eau était ensuite bue par tous les signataires afin de sceller le pacte. Les décisions prises par une assemblée réunie par ce type de pacte étaient prises à la majorité lors d’assemblée dans un temple et étaient supposées être appliquées à l’unanimité. Pour plus d’informations : Katsumata Shizuo Ikki : coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d’autrefois Toutefois, il ne s’agissait pas d’un état gouverné démocratiquement tel que nous le concevons, ces accords visaient à permettre à des clans rivaux de cohabiter, de prendre des décisions communes et de prospérer face à une situation sécuritaire complexe. La violence était très présente dans la zone. Les disputes autour des zones de rizières étaient fréquentes, et, dès le 13e siècle des rapports insistent sur le nombre de brigands sillonnant la zone12. Sur le plan militaire, les samouraïs d’Iga avaient dû suivre une formation militaire durant leur enfance. Elle devait comprendre le maniement du sabre, de la lance, de l’arc et l’équitation. Il semblerait que, en sus, certaines de ces familles aient développé un enseignement plus spécifique axé sur les techniques d’espionnage, d’infiltration ou de sabotage. Cet enseignement pouvait inclure des choses aussi diverses que l’apprentissage à des fins de camouflage des métiers de prêtre ou de marchand itinérant, les accents locaux, le camouflage, les poudres et explosifs, la survie, les poisons et les techniques d’escalade. Mais cet enseignement variait, il n’était pas, à l’époque, formalisé par 8 Cf Histoire du Japon des origines à nos jours sous la direction de Francine HERAIL La formation sur trois lignes évoquées ne fût pas forcément systématique. Selon les auterus Nagashino apparaît parfois comme une exception. La fabrication, la vente et l’emploi des armes à feu furent ensuite limités par les successeurs d’Oda au même titre que les autres armes. 9 idem 10 Le terme jizamurai (samouraï de la terre) sera utilisé dans ce texte mais son acuité peut être discutée. En l’absence d’édit fixant précisément le statut, il apparaît que les guerriers d’Iga dans l’accord cité se nommaient eux-mêmes samouraïs. Il est possible que le statut de jizamourais ait été accordé par le gouverneur appointé par Oda Nobunaga après la prise d’Iga afin d’accorder aux survivants un titre supérieur à celui de paysans mais en les subordonnant aux samouraïs qu’il avait lui même appointés afin de gérer les affaires civiles. 11 cf Pierre Souyri Autonomy and War publié dans War and state building in medieval Japan 12 idem écrit et exclusivement dispensé de façon orale de maître à élève comme tous les savoir-faire guerriers ou artisanaux. Toutefois, les guerriers d’Iga n’étaient pas les seuls dépositaires de telles méthodes et certains daimyos entretenaient à demeure des groupes d’hommes rompus à ce type d’opérations. Mais les termes de ninja ou de shinobi restaient peu usités à l’époque des évènements décrits.13 Ce n’est qu’à la fin du 15e siècle que les mercenaires d’Iga et leurs voisins de Koga semblent avoir acquis un certain renom. Leur nom apparait souvent lié à des raids ou à des missions de renseignement.14 Dans les chroniques militaires, hommes d’Iga, Iga no mono ou hommes de Koga, Koga no mono étaient parfois synonymes d’espions ou de saboteur. La violence présente dans Iga, la diaspora des cadets des familles de jizamuraïs, ainsi que la pratique répandue du Shugendo15 dans Iga ont sans doute favorisé l’émergence de mercenaires endurcis aptes à escalader les nouvelles murailles en pierre des châteaux ou à se faire passer pour des locaux ou des itinérants dans la plupart des autres provinces. Mais l’autre force d’Iga tient à sa géographie, les montagnes l’entourant n’étaient franchissables que par des passes étroites, certaines si étroites qu’elles n’étaient praticables que par un cavalier de front (localement appelées kogushi, gueule de tigre) sur les faces Est, Sud et Ouest.16 Sa façade Nord, la plus poreuse était bordée par la province alliée de Koga. Les conflits précédents entre familles de jizamuraï avaient ponctué le paysage de places fortes consistant en une maison de jizamuraï ou un village entourés de merlons de terre et où le réseau des rizières canalisait facilement l’ennemi sur de petites pistes et se convertissait aisément en douves. Concernant ses forces militaires, il est difficile d’estimer précisément le nombre des hommes, comme dit précédemment, l’avancée d’Oda Nobunaga a réduit en cendres une bonne partie des archives de la province. De plus, il semble que les documents relatifs à cette époque aient encore du mal à sortir de certaines collections privées. Néanmoins afin de bien saisir les rapports de force en jeu, il faut se risquer à une estimation. Les 66 clans ayant signé l’Ikki ne permettent pas de compter sur plus de quelques centaines de guerriers entraînés dont certains étaient versés dans les opérations irrégulières. A l’époque, la densité de population du Japon était de 78 hab/km², mais dans les faits Iga ne comptait pas de grande ville comme Kyoto et était en majorité montagneuse. Elle ne pouvait abriter que quelques dizaines de milliers d’habitants soit quelques milliers d’hommes en âge de combattre, 4 à 5000 au maximum. Ils repousseraient brutalement une armée quasi professionnelle comptant plus de 12.000 hommes. Les victoires d’Iga précipitent sa chute Pour Iga, la fin débute en 1568 lorsque le clan Oda originaire de la région d’Owari s’empara de la province d’Ise afin d’assurer ses lignes de communication avec Kyoto nouvellement conquise. La plupart des évènements qui suivent sont relatés dans deux sources : une chronique rédigée par un membre de l’entourage d’Oda Nobunaga et une autre par un moine résidant en Iga au moment des faits.17 En Ise, le clan régnant, les Kitabatake résista mais perdit du terrain rapidement face aux Oda. En 1569, les Kitabatake se rendirent et le daimyo accepta d’adopter un des fils d’Oda Nobunaga, Nobuo et d’en faire son héritier. Il ne dirigea plus sa province que sous le contrôle d’hommes de Nobunaga. Assassiné en 1576 par ce même entourage, son fief, non sans protestations de ses vrais descendants, devint celui de Kitabatake Nobuo. A environ 18 ans, il devint daimyo d’Ise dans l’ombre de son père biologique. Le mythe des hommes en noir Le terme ninja couvre une réalité différente du mythe popularisé en occident par « On ne vit que deux fois » d’Ian Flemming. Les fameuses étoiles de ninja n’apparaissent dans aucun des manuels les plus anciens. En revanche, les opérations de sabotage, les raids contre les forteresses, l’espionnage ont été présents dans les conflits au Japon depuis longtemps. Les chroniques des quatorzième et quinzième siècles font état de l’emploi d’espions précédant les armées et de mercenaires spécialisés capables de s’infiltrer dans les forteresses ou d’appuyer l’infiltration de troupes régulières. Ces opérations et les hommes qui les menaient portaient des noms divers : suppa, rappa, ninja, shinobi voire au 16e siècle parfois Iga no mono et Koka no mono (hommes d’Iga ou de Koga le terme de ninja , prononciation japonaise des caractère chinois Shinobi (lame cachée) n’a vraiment pris de l’ampleur qu’à l’époque Edo à compter de 1603. Les récits de leurs actions sont rares puisque, conformément aux enseignements de Sun Tzu, ils étaient tenus secrets. L’apparition de manuels, d’écoles de ninjas ou d’une formalisation du ninjutsu date également de la période Edo où, faute de guerre, ils étaient déjà bien moins employés. Les tenues noires, les masques, les étoiles de ninja n’ayant iété ajoutées au folklore que vers le début du 19e siècle et popularisés après la seconde guerre mondiale. Ces récits ont, a priori, plus contribué au développement du tourisme dans les anciennes Iga et Koga qu’à l’établissement de la vérité historique. Dans les faits, un uniforme ou un masque de ninja eussent sans doute été contre-productifs voire suicidaires. Le costume noir serait issu des codes du Kabuki où une tenue noire signifiait que son porteur était invisible. Lors des conflits des 15e, 16e et 17e siècles des troupes régulières, roturiers comme samouraïs, parfois des mercenaires spécialisés menèrent des opérations irrégulières oscillant entre espionnage, sabotage, coup de main, ou assassinat. Le statut social de samouraï n’était pas forcément incompatible avec la profession de ninja. Les infiltrations ont s été conduites en se déguisant en unités de soldats ennemis et en passant par la grande porte ou en escaladant les parois des châteaux après avoir été renseignés sur les zones les moins gardées par des espions infiltrés sous l’identité de serviteurs. Lors de ces opérations, à l’instar des camisades menées par les Espagnols durant la guerre des Flandres, il arrivait que le détachement infiltré porte des bandeaux blancs autour de la tête pour éviter les affrontements fratricides dans l’enceinte. Une fois dans l’enceinte, ils pouvaient créer la confusion, mener une attaque ou bien mettre le feu aux bâtiments. S’identifier eut été contraire aux intérêts de ceux qui cultivaient la discrétion et la confusion. Pour plus d’informations : Anthony Cummins, “In search of the ninja, the historical truth of ninjutsu” John Man, “Ninja 1000 years of the shadow warrior history” Stephen Turnbull, “Ninja The true story of Japan Secret warrior cult” Mais, en janvier 1579, alors qu’un clan ennemi, les Mori, menace les Oda à l’Ouest, un samouraï d’Iga vint se plaindre du gouvernement autonome d’Iga auprès de Nobuo. Celui-ci y vit une occasion de s’emparer d’une zone facile à tenir face aux Mori, de régler le problème des derniers partisans de Kitabatake réfugiés en Iga et d’acquérir de la gloire personnelle. Il décida donc de reprendre un chantier de son père adoptif, débuter la conquête d’Iga en construisant une forteresse en son centre, à Maruyama. Mais les guerriers d’Iga comprirent que leur tranquillité était terminée et que jamais ils ne mobiliseraient assez d’hommes pour s’opposer aux forces de Nobuo sur un champ de bataille. 13 cf Anthony Cummins In search of the ninja, the historical truth of ninjutsu Idem 15 Le Shugendo est un ascétisme religieux qui encourage la contemplation dans les montagnes et le dépassement de soi par, entre autres, le jeûne, des exercices de résistance au froid ou à la douleur et l’escalade cf John Man Ninja 1000 years of the shadow warrior history 16 Cf Pierre Souyri Autonomy and war in the sixteenth century Iga and the birth of the ninja phenomenon publié dans War and state building in Medieval Japan 17 Cf Stephen Turnbull, Ninja The true story of Japan Secret warrior cult dont est tiré la majorité du récit des évènements. 14 Ils réagirent en infiltrant les équipes de construction et les serviteurs du château. Et peu après la reprise des travaux, ils lancèrent une attaque, parvinrent à pénétrer dans le château, à y mettre le feu et à massacrer la garnison en proie à la confusion la plus totale. Nobuo n’a trouvé que l’humiliation là où il cherchait la gloire. Ses généraux parvinrent à le convaincre de ne pas réagir trop vite, et il patienta jusqu’en septembre 1579 avant de pénétrer dans Iga à la tête de 12.000 hommes. Répartis en 3 colonnes ils pénétrèrent dans Iga depuis Ise. Les guerriers d’Iga, professionnels de l’espionnage travaillant dans leur province natale, repérèrent ces colonnes. Ils ne laissèrent pas passer l’opportunité et mirent en place trois embuscades avec des éléments fixes et, un ou plusieurs éléments de réserve mobiles. Là où le rapport de force global leur était défavorable ils parvinrent à se créer trois rapports de force locaux favorables. Les forces de Nobuo furent massacrées, certains de ses généraux les plus expérimentés, compagnons d’armes de son père, périrent. Leur capacité à acquérir du renseignement et leur connaissance des savoir-faire liés à la guérilla ont permis aux hommes d’Iga de remporter la victoire sans pertes majeures. Dans ce cas, ils sont largement aidés par l’engagement précipité de Nobuo, son inexpérience étant compensée par l’expérience de son entourage. Mais leurs modes d’action plutôt indirects servent une approche directe. Certes, la destruction de la forteresse Maruyama en 1579 montrait une volonté de s’attaquer à un symbole et d’envoyer un message. Toutefois ils ne répondent que partiellement à la définition de l’approche indirecte telle qu’elle est définie dans les documents règlementaires actuels.18 Lors des embuscades contre les forces de Nobuo, les bénéfices étaient bien tirés de l’obtention « d’une supériorité relative ponctuelle sur une vulnérabilité détectée 19». Mais elle visait la force matérielle de l’ennemi. La vision quantitative de l’ennemi prédominait dans la conduite de leurs opérations. En dépit de leurs victoires initiales, les hommes d’Iga n’ont jamais eu la capacité d’agir de façon significative hors de leur province sur d’autres objectifs que les forces ennemies elle-même. Un rapprochement d’Iga vers le clan Mori qui menaçait les Oda à l’Ouest aurait sans doute de la même manière condamné à terme leur indépendance. Il n’y avait pas de communauté internationale ou de médias pour basculer le rapport de force de façon radicale dans un autre champ. Une vision systémique de l’ennemi telle qu’elle est normalement associée à l’approche indirecte avait peu de chance d’emporter la victoire. Les daimyos et la totalité du système de commandement, autoritaire et institutionnalisé, absorbait facilement les attaques contre sa structure de commandement. L’histoire a démontré que même la mort d’Oda Nobunaga n’a pas empêché son clan d’achever sa conquête du Japon. Par cette victoire, les guerriers d’Iga venaient d’accélérer leur défaite. Ils n’étaient opposés qu’à Nobuo et venaient d’attirer l’attention de Nobunaga. Ce dernier, dans un courrier adressé à Nobuo le tança assez vertement, lui reprochant l’impatience de la jeunesse, le fait de n’avoir pas assez respecté les guerriers d’Iga réputés pour leur valeur et de s’être engagé en aveugle en méprisant les enseignements de Sun Tzu. Oda Nobunaga était patient, respectait les guerriers d’Iga et les enseignements de Sun Tzu. Le Y et le Tchou 20 Le clan Oda régla d’autres conflits avant de s’engager en Iga. Toutes les opportunités pour acquérir du renseignement sur la province d’Iga furent mises à profit. Il fut aidé par la trahison de certains notables de Koga qui vinrent proposer leur aide au clan Oda. Koga, comme Iga, devait peiner à offrir un front uni en période de crise, le mode de gouvernance par l’Ikki rencontrant ses limites. Le voisin septentrional d’Iga a compris que leur alliance ne ferait pas le poids et qu’ils risquaient d’être en première ligne face à toute la puissance des Oda. Koga fournit ainsi du renseignement et le offrit libre passage aux forces d’Oda. En 1581, le clan lança finalement une campagne d’ampleur face à une province d’Iga désarmée. Oda Nobunaga ne s’engagea pas en Iga uniquement pour des raisons de prestige familial bafoué. En plus des autres daimyos, il affrontait depuis longtemps des mouvements religieux et s’était efforcé de refaire passer, souvent manu militari, sous l’autorité shogunale l’ensemble des Ikkis et des coalitions locales. En 1581, la réunification du Japon était clairement à sa portée. Aussi, il pouvait difficilement accepter une communauté ne répondant à aucun seigneur à proximité de ses terres. Il consacra ainsi une part conséquente de ses moyens à la prise de ce lopin de terre, une force au moins équivalente à la population totale de la province. 44500 hommes pénétrèrent dans une zone de 50 km de long par 20 de large par 6 ou 7 itinéraires différents. Face à cette puissance, les guerriers d’Iga ne purent que se replier. Ils se regroupèrent sur deux sites l’un proche de Maruyama et l’autre près de Ueno. Les fortifications de terre levée des fermes 18 19 FT02 Tactique générale Idem 20 Sun tzu « L’art de la guerre » fortifiées ne résistèrent pas aux canons des Oda. Les forces d’Oda, avancèrent en brûlant les villages sur leur passage. La planification et la puissance de l’action directe ont privé les guerriers d’Iga de toute cible à haute valeur ajoutée pour leurs raids ou leurs sabotages et quasiment chacune des colonnes ennemies comporte deux fois plus d’hommes que la totalité de leurs forces. Certes, Nobunaga perdit des hommes, les campements étaient attaqués. Les hommes d’Iga profitaient de la nuit pour attaquer les forces avec leurs guerriers les plus expérimentés mais même en parvenant à tuer ponctuellement cent hommes, leurs raids et leurs ruses ne leur permirent jamais de prendre l’ascendant. Les dernières forces d’Iga se retranchèrent sur deux sites. Les raids nocturnes et les ruses contre les assiégeants ne purent jamais leur permettre de reprendre l’ascendant. Au final, après la défaite des deux garnisons, certains parvinrent à s’échapper, comme le veut la légende, en escaladant une paroi abrupte21. La planification et la coordination de cette campagne menée à une époque où les messages ne se déplaçaient à la vitesse des chevaux est admirable mais il est impossible d’y trouver une once de subtilité ou d’élégance. Qualités que l’Histoire, à raison, n’a jamais vraiment trouvées chez Oda Nobunaga. Pourtant, au final, le déchainement de force, s’il fût violent parce qu’il a permis d’appliquer la technique de la terre brûlée derrière le passage des troupes, a surtout permis aux troupes des Oda d’avancer sans réellement combattre. Aussi brutales qu’elles paraissent, les actions du clan Oda correspondent aux préconisations lues ou écrites à cette époque. Ainsi, Sun Tzu, comme la plupart des auteurs, insiste sur la nécessité du renseignement, des opérations de déception et le secret qui doit entourer les opérations militaires. Oda ne s’est lancé que lorsque des habitants de Koga se sont proposés pour le guider et le renseigner. De plus, la méfiance systématique des Oda a empêché de jouer la désinformation ou l’infiltration. Même les hommes de Koga, venus proposer leur aide, auraient été emprisonnés jusqu’à ce que leur bonne foi soit prouvée. La compréhension des acteurs visà-vis des opérations de renseignement était déjà très aboutie. De plus, sur le plan tactique, Sun Tzu préconise un encerclement de toutes parts si le rapport de force le permet. S’il défend l’approche indirecte et la ruse lorsque les armées sont de forces équivalentes, il explique également que le rapport de force écrasant est souvent le meilleur moyen de remporter une victoire avec le minimum de combats « Soyez à votre ennemi ce que le Y et est au tchou 22». Oda Nobunaga avait déjà choqué ses contemporains en réduisant en cendres le monastère du Mont Hiei en 1573, de la même manière, il avait encerclé le monastère et fait converger ses troupes vers le sommet en profitant d’un rapport de force écrasant. Enfin, même s’il ne l’a pas lu, on retrouve la détermination préconisée par Machiavel dans l’esprit de rouleau compresseur de l’opération de Nobunaga23. Lors de la conquête des provinces habituées sous le régime de la liberté, l’homme d’état florentin préconisait en effet la sévérité et la brutalité les plus totales afin d’extirper les idées de liberté de l’esprit du peuple. Cela est plus ardu que de mettre à l’écart ou d’éliminer une famille régnante. Sun Tzu déconseillait formellement de détruire les villages et de s’attaquer aux populations conquises mais ce dernier ne s’était pas trouvé face à des communautés auto-administrées ayant pris goût à leur indépendance. L’action d’Oda Nobunaga a finalement rendu inefficace les modes d’action employés par les guerriers d’Iga. La création ponctuelle de RAPFOR local favorable a été interdite par le rapport de force écrasant et la simultanéité des attaques sur plusieurs fronts. Et, contrairement à d’autres mouvements insurrectionnels ayant pu résister face à des forces importantes. Ils n’ont pu remettre l’affrontement direct à plus tard. L’étroitesse géographique qui leur permettait de « varianter » facilement entre quelques colonnes les empêche de disposer de la profondeur nécessaire pour concentrer successivement leurs forces face aux 6 à 7 colonnes de Nobunaga. La simultanéité des attaques leur a interdit de tenter de combattre dans la profondeur. Nobunaga a retourné la géographie d’Iga contre ses habitants. Selon les grilles de lecture modernes, en l’occurrence FT02, il est difficile d’arrêter pour chacun des camps si leur approche était directe ou indirecte. La force de Nobunaga fût bien de mettre en œuvre une opération directe et, comme s’il avait eu une vision systémique de son ennemi, d’obtenir l’effondrement de son adversaire sans réellement combattre. Sans disposer d’informations précises sur leurs motivations, il est probable que c’est bien la force du clan Oda qui a mis fin à l’accord entre Koga et Iga, voire qui a pu conduire la population d’Iga à des dissensions internes. Obtenir la victoire sans combat en n’offrant à l’adversaire qu’un rapport de force écrasant s’approche du concept de dissuasion. A l’opposé, la génération d’une force juste suffisante comme celle de Nobuo peut s’avérer beaucoup plus couteuse sur le plan opératif que la mise en œuvre d’une force importante dont les effectifs semblent excessifs. Epilogue Iga avait perdu son autonomie et les terres contrôlées par le clan Oda s’étendraient jusqu’à couvrir tout l’Archipel. Les hommes d’Iga continueraient pour certains à combattre les notables installés par Nobunaga en résistant depuis les montagnes. Certains évoquent même une tentative d’assassinat contre Nobunaga au moyen d’arquebuses de gros calibre ou de couleuvrines lorsqu’il visita la province. Nobunaga fût finalement assassiné en 1582 lors d’un complot mené par l’un de ses lieutenants. Celui-ci fût ensuite défait par Totoyomi Hideyoshi qui s’empara ainsi de la succession d’Oda Nobunaga en restant un féal loyal à son seigneur. Les hommes d’Iga refirent parler d’eux à cette occasion. En effet, le troisième grand féal de Nobunaga, Tokugawa Ieyasu, le futur Shogun fût surpris par cet assassinat hors de ses terres. Ce sont des hommes d’Iga qui lui ont permis d’échapper aux comploteurs qui le cherchaient sur les axes principaux. Un groupe d’hommes d’Iga le protégèrent et lui permirent de traverser le Japon en passant notamment par les itinéraires les plus discrets d’Iga. A cette occasion, les mercenaires d’Iga devinrent les serviteurs de Tokugawa Ieyasu. Les ninjas d’Iga deviendraient ensuite responsables de la sécurité du Shogun et mèneraient des actions secrètes lors de la bataille de Sekigahara en 1600, celle qui mit à genoux ses derniers opposants et lors de la rébellion catholique en 1638. A l’exception de révoltes ponctuelles, le système instauré par Tokugawa Ieyasu serait si stable et les échanges avec le reste du monde si limités que l’art de la guerre et les actions des ninjas ne retrouveraient plus la même ampleur. 21 Cf John Man Ninja 1000 years of the shadow warrior history Idem, le Y et le tchou sont de unités de mesure des poids le Y étant mille fois plus important que le tchou. 23 Cf Le Prince Machiavel 22