La critique de la prudence et de la médiété aristotélicienne chez
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La critique de la prudence et de la médiété aristotélicienne chez
LA CRITIQUE DE LA PRUDENCE ET DE LA MEDIETE ARISTOTELICIENNES CHEZ MACHIAVEL ET LES ENJEUX DE LA MODERNITE POLITIQUE La politique dit : « Soyez prudents comme les serpents » : la morale ajoute (comme condition restrictive) : « et comme les colombes, soyez sans détour ». Si l’une et l’autre ne peuvent pas coexister dans un seul commandement, alors il y a effectivement conflit entre la politique et la morale. Kant, Vers la paix perpétuelle. Appendice I. L’objet de cette étude est de montrer dans ses grandes lignes comment Machiavel a procédé à la liquidation du problème moral dans la définition de la conduite humaine par la promotion de l’idée de necessità. Cette séparation de la morale et de l’art de gouverner qui fonde l’autonomie du politique et amorce la théorisation de la raison d’État implique une critique de toute la tradition classique et notamment de l’éthique aristotélicienne. Cette dénonciation et rupture tout à la fois de l’enseignement classique s’opèrent discrètement dans et par le déploiement d’anciennes notions vidées de leur contenu initial et littéralement subverties de l’intérieur. « Discrètement », car l’art d’écrire de Machiavel passe pour la plupart des fois sous silence les noms vénérables de ceux qu’il bat en brèche1. Ce point ne constitue donc même pas une difficulté résiduelle. Subversion ? Qu’on en juge par les résultats ! C’est un nouveau monde qui émerge, un type nouveau de pouvoir, l’État séculier moderne, une nouvelle approche du politique d’inspiration résolument réaliste, conjointement inductive et déductive. Mais, dira-t-on, si dépassement il y a, c’est-à-dire passage d’un univers ou d’un paradigme à un autre, quel dialogue pouvons nous ouvrir entre les deux philosophes, quelle confrontation pouvons nous avoir ? De la prudence aristotélicienne à la prudenzia machiavélienne, la filiation conceptuelle apparaît à première vue singulièrement ténue tant la notion s’est assouplie chez le Florentin, tant ce dernier semble revenir au sens populaire du terme2. Quant au soubassement ontologique, il est tout entier passé à la trappe. Seul le thème de l’instabilité foncière des choses humaines demeure discernable à travers la figure de la fortuna. Il n’empêche, la présence du Stagirite est reconnaissable dans au moins deux passages. Le procédé qui consiste à cerner la nature de la prudence par le recours à l’illustration historique, c’est-à-dire par l’exhibition d’un type ou pour le dire autrement d’un 1 . Sur ce point lire : L. Strauss, Pensées sur Machiavel, Paris, Payot, 1982. . La suite de notre exposé permettra de comprendre, espérons-le, pourquoi il serait on ne peut plus simpliste de présenter la contribution de Machiavel au débat sur la prudence comme la volonté d’extirper de la vertu ce noyau intellectualiste qu’Aristote avait lui même réduit par rapport à une tradition socratique encline à faire dépendre la rectitude de l’action de l’intuition du bien. 2 1 analogon, est très exactement la démarche suivie par Aristote3. D’autre part, dans son examen des vertus et des vices tel que l’expose le chapitre XVI du Prince, on reconnaît aisément une récusation de la définition aristotélicienne de la vertu comme méson entre deux vices. A partir de ces éléments de confrontation, il est possible de faire voir comment se dessinent les jalons de la modernité politique. I. Rappel de la doctrine aristotélicienne de la prudence Le bon sens a spontanément tendance à situer le Bien dans un juste milieu, à mi-chemin entre deux extrêmes, l’excès et le défaut4. A ce titre, la doctrine aristotélicienne de la médiété a pu paraître comme la « connaissance rationnelle commune de la moralité », le point archimédien de la morale populaire. L’allure que prend l’analyse de la vertu – celle d’une enquête au cheminement tortueux et d’un questionnement sans cesse repris – contraste fortement avec cette assurance tranquille du sens commun. En vérité, précise Aristote, les questions pratiques ne sont pas justiciables d’une rigueur comparable au champ épistémologique du nécessaire, en conséquence, elles doivent se contenter d’une acribie relative. C’est à l’ouvrage désormais « classique » de P.Aubenque : La prudence chez Aristote que l’on doit la mise en évidence aussi nette du lien entre le statut épistémologique de la vertu de prudence et la cosmologie de la contingence. Nous ne reviendrons pas sur toutes les conclusions de ces riches et stimulantes analyses. Retenons pour notre propos la thèse suivante : l’élaboration de la problématique pratique s’énonce à partir d’une compréhension tacite du temps comme temps tragique. Orphelin « d’une Providence défaillante5 », l’homme livré à lui-même ne peut s’accrocher qu’à une phronésis aux dimensions humaines. « La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent.6» Cette première définition proposée par le livre II de l’ Éthique à Nicomaque offre sans doute le meilleur accès à la thématique morale, bien qu’elle ne trouve sa véritable portée et justification qu’au livre VI. Dans l’intervalle les questions se pressent en nombre, car si la définition nous persuade que la vertu réside dans le juste milieu, elle ne nous dit pas en quoi consiste la droite règle, comment elle s’obtient. N’est-ce pas ici anticiper une rationalité qui n’a pu être pleinement fondée, mais seulement affirmée ? La médiété nous renvoie à la droite règle qui elle même dit être interrogée sur son principe de détermination. Tout l’effort d’Aristote consistera à confirmer cette dimension aléthique des vertus intellectuelles lors même que celles-ci portent sur le contingent. 3 . Pour comprendre l’importance de l’exemple dans l’argumentation morale, lire la distinction qu’opère Aristote entre fable et exemple : « Les fables conviennent à la harangue et elles ont cet avantage de trouver des faits réellement arrivés qui soient tous pareils, il est plus facile d’imaginer des fables; il ne faut les inventer, tout comme les paraboles, que si l’on a la faculté de voir les analogies, tâche que facilite la philosophie. Les arguments par les fables sont plus accessibles, mais les arguments par les faits historiques sont plus utiles pour la délibération; car le plus souvent l’avenir ressemble au passé ». Aristote, Rhétorique, trad. M. Dufour, Paris, 1938 (souligné par nous). 4 . Le jugement public semble tenir un discours contradictoire sur ce qui est digne d’éloge. Cela tient moins à la nature intrinsèquement fluctuante de l’opinion qu’au fait que le peuple juge au cas par cas, selon les circonstances. L’explication de L. Strauss : « L’analyse que fait Machiavel de la moralité commencera donc par l’examen de cette contradiction inhérente aux opinions généralement acceptées quant à ce qui est digne d’éloge. Il ne faut pas confondre l’ordre de cette analyse avec l’ordre de présentation des résultats de cette analyse : « Quoique la ruse soit détestable partout ailleurs, elle est cependant très honorable à la guerre. » D’un côté, l’opinion commune condamne sans équivoque la ruse et de l’autre en fait l’éloge quand on y a recours dans certaines circonstances. » Pour l’étude de ce point, L. Strauss, Pensées sur Machiavel, op. cit., p.259. 5 . P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, P.U.F,coll. « quadrige »,1993, p.176. 6 . Aristote, Éthique à Nicomaque, (trad. J. Tricot), Paris, Vrin, 1987, II,6, 1107 a 1-3. 2 « Il existe ainsi trois dispositions.7» De cette médiété dont on sait qu’elle est la médiété entre deux vices, il importe de dire – ce point se révélera important pour l’évaluation de la critique de Machiavel – qu’elle n’entretient pas avec les deux extrêmes opposés (contrairement à la présentation habituelle) un même rapport. Il n’en reste pas moins qu’après avoir écarté l’idée que la saisie de la médiété puisse être assimilée à l’effet d’un calcul mathématique, Aristote diffère l’analyse directe de la droite règle au profit d’un examen de l’homme prudent. « Une façon dont nous pourrions appréhender la nature de la prudence, c’est de considérer quelles sont les personnes que nous appelons prudentes.8» Mais, n’est-ce pas, par sa référence sous forme de cercle au phronimos à quoi nous invite finalement la définition préliminaire de la vertu ? Rappelons pour mémoire que le Stagirite avait posé plus tôt9 une distinction entre les vertus éthiques et les vertus intellectuelles ou dianoétiques à partir de leur mode d’acquisition. Il ne s’agit pas tant de les opposer que de bien séparer les problèmes. Les premières sont le fait de l’application et de l’exercice répété, elles supposent l’habitude et s’inscrivent dans un temps long qui seul permet de stabiliser la pratique en disposition permanente. Lorsque la disposition a pris corps et consistance pour ainsi dire, les réactions désordonnées sont contenues. Les exemples aristotéliciens sont bien connus : la crainte (ou la lâcheté) qui survient lors d’un combat peut s’atténuer presque jusqu’à disparition à la faveur d’un conditionnement à la fermeté. D’où l’importance de l’éducation, de la paideia, notamment chez le jeune enfant. De l’imitation extérieure à l’intériorisation progressive, le chemin de la vertu est-il si simple ? La réponse est évidemment négative, car il ne suffit pas de répondre à la question : qui doit-on imiter ? (ce qui revient à la question : à quoi reconnaît-on le phronimos, qui représente un modèle de vertu plus complet ? ), encore faut-il être capable de se réapproprier pour soi la sagesse prudentielle. Aucune ambiguïté sur ce point : l’imitation extérieure ne nous exonère pas de l’erreur pas plus qu’elle ne produit le bon jugement, et cela seul justifie l’importance de la prudence dans l’idéal moral aristotélicien. Plus encore que l’arêté de caractère (ou vertu morale), la prudence ne dessine les contours de son être qu’après une patiente et longue expérience de la vie. C’est à cette condition seulement que l’intention droite peut à chaque situation énoncer la norme de façon originale, car l’intelligence prudentielle ne consiste pas à répéter le même acte, mais à donner des réponses adaptées et variées à des situations différentes. En d’autres termes, le milieu du juste milieu ne peut être fixé en dehors de toute considération concrète de la situation « ici et maintenant ». On en voit la conséquence immédiate touchant la « vérité » ou plus exactement, la justesse du moyen choisi : pour autant que la médiété n’existe pas comme une norme idéale abstraite flottant au-dessus des accidents du monde, c’est l’accomplissement de la fin visée qui mesurera, en dernière instance, le mieux la perfection de la médiété. II. Périclès, modèle politique d’une vertu morale Toutes ces remarques nous amènent à Périclès, personnalité historique qui incarne le plus excellemment, aux yeux d’Aristote, l’homme capable de conduire une action avec prudence. « Périclès les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général.10» Comprenons bien le sens de cette division. Qui opte pour la prudence doit renoncer à la sagesse ou science, et inversement. Il est vain de vouloir réunir les deux vertus, 7 . E.N., II,8, 1108 b 11. Notre travail portera sur cette médiété relative à l’action et non sur celle concernant les passions, puisque nous savons que la position intermédiaire dans les passions n’est pas le fait d’une démarche dianoétique, mais d’une bonne sensibilité qu’il appartient à l’éducation de faire naître et de cultiver. 8 . E.N.,VI, 5, 1140 a 24-25. 9 . E.N., II, 1. 10 . E.N.,VI, 5, 1140 b 8-10. 3 elles ne peuvent coïncider en une seule âme. C’est la raison pour laquelle Aristote accorde au grand réformateur athénien la prudence et la refuse à Anaxagore, pourtant maître à penser de ce dernier. L’image de Thalès tombant dans le puits est presque devenue un cliché, mais illustre bien l’idée que la recherche contemplative des choses divines éloigne des choses d’icibas. Par contraste, le phronimos apparaît comme un homme d’expérience qu’une longue fréquentation de la vie a doté d’une « vue exercée » sur toutes les questions pratiques. Et comme il n’y a pas d’autre saisie des universels pour la prudence que par l’induction, l’acquisition de la prudence enveloppe comme sa condition nécessaire un rapport aux singularités concrètes. La prudence se meut donc dans le domaine de l’empiriquement connu, mais ontologiquement instable. Il s’ensuit que la prudence ne pourra au mieux que délibérer de façon avertie, mais jamais s’élever à la certitude proprement démonstrative. En résumé, la partie scientifique de l’âme a pour objet les êtres qui ne peuvent être autrement qu’ils ne sont tandis que l’autre, la partie calculative ou opinative délibère sur les objets soumis à la mutabilité. L’intellectualisme moral et le pragmatisme qu’on a si souvent l’habitude d’opposer cessent ici d’entrer en conflit comme des termes antinomiques. C’est ce qu’on exprimera en disant que la médiété est appréhendée grâce à une droite et adroite adaptation de la règle au cas particulier. En définissant l’homme prudent comme celui qui raisonne correctement sur l’utile, Aristote soulève une double question, l’une concernant le statut de la prudence : la prudence délibère-t-elle sur la fin ou sur les moyens en vue de la fin ? L’autre touchant la finalité du politique. Si ce n’est qu’à la faveur d’une élucidation de ces questions cruciales que ne peut être entreprise avec fruit une confrontation entre les deux philosophes, il n’entre pas dans notre intention de reprendre depuis le début un débat très amplement traité et qui nous semble avoir reçu sinon une réponse définitive, du moins des éclaircissements décisifs. Nous ne nous appuierons, par conséquent, que sur les points nous paraissant emporter la plus large conviction. En vertu même de sa composante dianoétique, le prudent ne se limite pas à délibérer sur son avantage propre, mais également sur le bien humain en général.11 Il vise l’universel (pratique), mais il ne l’atteint que par la perception des réalités singulières. On saisit très clairement un effort d’Aristote pour arracher la sagesse pratique d’une part, du statut de simple habilité et d’autre part, de la sphère de l’utilitarisme égoïste afin lui concéder une dimension à la fois politique et morale. Pour ce qui est de la première question, nous répondrons en disant que l’action issue de la réflexion délibérative est, par définition, d’essence morale, c’est-à-dire qu’elle est toujours accomplie en vue du bien. Par suite, il est clair que la délibération ne porte pas sur la fin dont la rectitude n’est pas objet de recherche chez l’homme de bien, puisqu’elle lui est co-substantielle et qu’elle est déterminée par le désir, mais sur la convenance de telle ou telle action par rapport à la fin visée. Le rappel du statut architectonique de la politique pour l’univers de l’action lève l’antithèse moderne de la sphère des fins privées et publiques. Les chapitres 8 et 9 consacrés en partie à l’examen de cette distinction entre prudence personnelle et prudence politique montrent qu’en aucun cas l’intérêt bien compris du particulier comme son accomplissement moral ne peuvent être séparés du destin de la cité. Ainsi tout en comportant une part de vrai, l’opinion qui fait de la prudence une simple excellence sur l’art de gérer ses affaires personnelles manifeste son insuffisance. Pour elle, la prudence a plus trait au souci de soi que des choses publiques puisque quand elle s’applique aux choses de la cité, elle prend le nom de politique délibérative ou législative. Dans l’idéal, la prudence doit être non seulement la vertu des stratèges militaires, mais encore de ceux qui exercent les plus hautes magistratures de 11 . E.N., VI, 5,1140 b 20. 4 l’État, c’est-à-dire de ceux qui confectionnent les lois et veillent à leur application. Au-delà des querelles terminologiques, il y a donc cette vérité que le citoyen ne peut jamais mieux exercer sa vocation morale que sous la juridiction des lois de la cité, et ce avec d’autant plus de facilité que les lois de la cité sont bonnes et conformes à l’intérêt général. Sans jamais donc confondre la vertu de prudence avec le strict domaine du politique, Aristote a su mettre en formule la solidarité qui liait citoyenneté et morale. III. Le divorce de la morale et de la politique chez Machiavel Le point de départ de Machiavel réside justement dans l’affirmation de la rupture de cette solidarité entre morale et politique. Le qualificatif de prudente accolé aux manoeuvres de Borgia ne nous laisse pas de doute sur la consommation de cette rupture, et si la poca prudenzia de Louis XI dans son aventure italienne est soulignée, ce n’est pas dans le dessein de mettre en exergue des qualités morales, mais pour dénoncer une conduite impolitique. Les exemples de Machiavel ignorent délibérément la distinction nicomaquéenne de la délibération correcte de l’homme habile de la bonne délibération ordonnée au bien : « En effet, l’homme intempérant ou pervers, s’il est habile, atteindra ce qu’il se propose à l’aide du calcul, de sorte qu’il aura délibéré correctement, alors que c’est un mal considérable qu’il s’est procuré: or on admet couramment qu’avoir bien délibéré est en soi-même un bien, car c’est cette sorte de rectitude de délibération qui est bonne délibération, à savoir celle qui tend à atteindre un bien.12 » Le refus de l’héritage aristotélicien est chez Machiavel le désaveu d’une démarche qui soumet l’activité prudentielle à l’étalon moral. Opposer la morale à la politique comme le devoir-être à l’être, c’est amener à découvert l’irrémédiable ambiguïté qui travaille le statut de la morale. Comme idéal, la morale est un devoir-être, et comme telle sans rapport avec ce qui est et ce qui est faisable, si bien que vouloir se conformer aux maximes équivaut à signer sa perte, car « il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire, apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver13 ». Entre l’irréalité et l’irréalisme, le lien est si serré qu’il ne se dénoue pas. « Un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d’homme de bien, il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons.14» Étrange statut de la morale dont l’idéal de perfection est synonyme d’anéantissement et dont les canons ignorent jusqu’aux ressorts les plus fondamentaux de la nature humaine. Le meilleur exemple à donner pour Machiavel serait sans aucun doute celui de Socrate, que déjà Calliklès raillait non seulement d’ignorer tout des passions humaines, mais de suivre une morale insensée le rendant incapable de survivre parmi les autres hommes. La morale se survit de ses incapacités à résoudre les problèmes, mieux ou pire, elle vit de cette insolubilité. « Mais mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait.15» Mais, dira-t-on, régler le devoir-être sur ce qui est, n’est-ce pas inutilement redoubler la réalité d’un prescription pour le moins superflue ? La morale ne serait-elle rien d’autre que cette vaporeuse illusion dont on aura tout dit quand on aura précisé qu’elle n’existe que comme paradigme abstrait que consacre le langage, mais qu’invalide la vérité effective des choses ? La distinction de l’être et du paraître contient la réponse à ces deux questions. S’il n’y a aucune action authentiquement vertueuse, au moins faut-il reconnaître que dissimulations et simulations peuvent produire une apparence de vertu. Le réalisme politique, foyer rayonnant d’où émanent les thèses majeures de la philosophie machiavélienne, ne 12 . E.N., VI,10, 1142 b 18-19. . Le Prince, (P) trad. Y. Lévy, Paris, Garnier-Flammarion, 1980, XV, p.155. 14 . (P), ibid., 15 . (P), ibid., 13 5 signifie pas la volonté de subordonner la morale à la politique, mais de soumettre le jeu des apparences morales à la politique qu’il doit servir en dernière instance. Le Prince doit décliner sur le mode de l’apparence des qualités morales dont la possession serait contre-productive et en définitive ruineuse. Il s’ensuit cette conséquence que les intentions morales ne peuvent aucunement fournir un point de départ valable, elles sont par principe impénétrables, incertaines, douteuses. La postulation radicale d’une méchanceté universelle n’a pas d’autre but que de couper court à toute tentative de penser la morale autrement que comme représentation et de faire logiquement prédominer la seule question qui importe, celle de la conservation du pouvoir. Il est désormais vain et caduc de se livrer à des conjectures sur l’honnêteté ou la moralité de tel ou tel. En lieu et place de cette enquête inutile, le Florentin bâtit son analyse sur l’étude des mœurs des peuples : corrompues ou saines, viriles ou efféminées, paisibles ou farouches... Les passions, les mœurs, voilà le matériau sur lequel travaille Machiavel. Le propos de Machiavel n’est nullement d’imputer à la réalité humaine une malignité foncière ou une nature démoniaque, mais de montrer que la praxis politique enveloppe la nécessité de faire le « mal » tel que l’entend la morale. IV. La logique dilemmatique contre la politique du compromis Le fil directeur de cette révolution scientifique réside dans la substitution à la philosophie de la médiété de la logique disjonctive. « Disjonctif » ou « dilemmatique », ces mots signifient qu’à une situation donnée, il n’y a concurremment à un choix déterminé qu’un seul et unique autre parti possible, toute solution médiane ne pouvant que faire le jeu de l’ennemi. La logique dilemmatique s’élabore en liaison synthétique avec l’idée de nécessité. C’est là, un des points les plus arrêtés de la pensée de Machiavel : l’action se noue toujours à l’articulation d’une nécessité exprimant tout à la fois un invariant anthropologique (thèse de l’uniformité de la nature humaine : les hommes agissent toujours selon les mêmes ressorts) et une contrainte politique. Toute philosophie politique sérieuse doit procéder à une réévaluation du réel en restituant à ce qui est son coefficient de densité. Si le réel est une matière à « informer », cette introduction de forme, c’est-à-dire la production d’un nouvel état de chose par la virtù ne peut se faire en défiant les règles de la Realpolitik. Si Machiavel a pu tirer de l’étude et de l’observation de l’histoire des règles générales, c’est parce qu’il a pu préalablement dégager une causalité humaine dont la description relève éminemment de ce positivisme politique qu’il veut fonder.16 Logique dilemmatique et relation de causalité forment ainsi le dispositif à partir duquel Machiavel déduit les règles du positionnement avisé sur l’échiquier complexe du politique. Comme toute la narration machiavélienne avec ses épisodes historiques et ses séquences logiques est marquée par la pensée causale, nous nous bornerons qu’aux exemples les plus parlants, ceux concernant les difficultés d’établissement d’une nouvelle Principauté. « Ses révolutions naissent en premier lieu d’une difficulté naturelle, commune à toutes les Principautés nouvelles : c’est que les hommes changent volontiers de maître, croyant rencontrer mieux, et cette croyance leur fait prendre les armes contre lui. En quoi ils se trompent, car ils voient ensuite par expérience que leur sort a empiré. Ce qui découle d’une autre nécessité naturelle et ordinaire, qui fait que toujours on est contraint de léser ceux de qui l’on devient nouveau prince, soit par garnisons de gens de guerre ou par une infinité d’autres vexations qu‘entraîne après elle une conquête nouvelle.17» 16 . « On voit par expérience de nos jours ». (P)., XVIII, p.165. Phrase caractéristique de cette approche empiriste. 17 . (P)., III, p. 99, traduction légèrement modifiée. 6 La forme dilemmatique garde sa même pertinence à l’intérieur même de l’État. Le prince d’une Principauté nouvelle doit choisir de favoriser soit le populaire, soit les grands, dilemme que l’homme d’État prudent doit toujours trancher en faveur du peuple.18 La charge de brutale vérité dont sont porteuses les exemplifications répondent à la fonction évidente d’une clarification du problème de l’action politique et valent à ce titre comme règle d’intelligibilité. « Sur quoi l’on peut remarquer que les hommes se doivent ou cajoler ou détruire.19» Toutes les subtiles dialectiques que dépense le discours moral ne sauraient ni effacer cette vérité de fait, ni lever la logique binaire. Il est important de comprendre que la structure disjonctive du « dire » machiavélien ne représente pas qu’un procédé de narration dont l’origine remonterait à l’historien padouan – ce type de narration a peut-être des racines plus lointaines que le texte livien20 – mais qu’elle est constitutive de l’événementiel politique, qu’elle en est la fine nervure à partir duquel peuvent se lire le destin politique des hommes et des peuples. D’une manière générale, il s’agit de reconnaître l’existence d’implications nécessaires résultant à chaque fois de choix antérieurs. Or ce qui est en question en filigrane ou de façon plus explicite dans la logique dilemmatique, c’est l’emploi de la violence et même de la violence dans sa forme la plus déterminée et la plus irrémédiable, c’est-à-dire l’extermination de l’ennemi. L’exemple le plus célèbre de Machiavel est emprunté à l’« histoire romaine » de Tite-Live et fait le récit de l’alternative devant laquelle furent confrontés les Samnites après avoir enfermé les Romains aux Fourches caudines : soit les massacrer tous, soit les renvoyer avec honneur. « Ils prirent un moyen terme en les désarmant et en les faisant passer sous le joug ; mais ils les laissèrent partir, emportant la honte et la rage dans le cœur.21» Humiliés, les Romains ruminèrent leur vengeance et massacrèrent les Samnites à la première occasion favorable. La sobriété de ce récit offre peu de prise au commentaire : les Samnites sont victimes des demi-mesures. Cet exemple paradigmatique des Fourches Caudines montre avec un relief particulier la perception qu’a Machiavel de ce qu’on peut appeler l’irréversible politique. Les Samnites croient naïvement qu’en restant dans les limites de ce qu’ils perçoivent comme un moyen raisonnable ils pourront, pour ainsi dire, parcourir le chemin inverse et ainsi revenir de la situation de conflit armée à celle, sinon de bonne intelligence, du moins de paix relative avec les romains. Dans cette configuration précise, les faits font voir qu’entre l’extermination de l’ennemi et sa propre extermination, il n’existe pas de moyen terme. En rester à une attitude moyenne, c’est rester aveugle à la structure dynamique des situations, à la loi temporelle de l’alternance. Le cours des choses obéit à un mobilisme universel qui ne connaît aucune pause et qui ne se prévaut d’aucune affinité, ni avec le bien ni avec le mal. « Le temps chasse devant lui toutes choses, et peut amener avec lui le bien comme le mal, le mal comme le bien.22» Il n’y a pas de temps providentiel, mais des moments critiques qu’il convient d’affronter avec la 18 . Popolo au sens restreint du terme.(P)., IX. 19 . (P)., III, p.101. 20 . Plus qu’à la méthode platonicienne de division ou diérétique qui se fonde sur la croyance à une réalité intelligible, faut-il orienter ses recherches vers l’historiographie antique où le tour disjonctif de la narration correspond à un choix à effectuer dans une situation concrète. Un exemple typique où se distingue très clairement cette façon de procéder par succession d’alternatives est l’injonction de Darius aux chefs des Scythes : « Malheureux, pourquoi fuis-tu toujours quand il t’est loisible de prendre l’un ou l’autre de ces deux partis ? Si tu t’estimes toi-même en état de tenir tête à ma puissance, arrête-toi, cesse de vagabonder et combats. Si tu as conscience au contraire de ne pas être de force, en ce cas-là aussi cesse tes courses, apporte en présent à ton maître la terre et l’eau, et entre en conférence avec moi. » in Hérodote, Histoires, Paris, Les Belles Lettres, 1985 trad. E. Legrand, IV, 126. On peut lire également le discours de Périclès tel que le rapporte Thucydide dans son Histoire de la Guerre du Péloponnèse. 21 . Discours sur la première décade de Tite-Live , (D) in Machiavel, Œuvres complètes, Bibliothèques de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1952, II, 23, p.580. 22 . (P)., III, p.103. 7 lucidité et la logique imperturbable des Romains. La faveur pour la voie moyenne trahit la double illusion d’être parvenue à une position d’équilibre durable et de pouvoir maintenir ce statu quo. Or, cette idée d’un compromis qui laisserait les termes du problème inchangés reçoit de l’expérience un perpétuel démenti. Si Aristote n’ignore pas que « sur le terrain de l’action et de l’utile, il n’y a rien de fixe23 » il ne thématise nulle part l’idée qu’une action ne peut être différée, s’il évoque cette rencontre heureuse du temps opportun et de l’action24, il ne donne pas à l’idée de nécessité sa vraie place. Pour lui, c’est la vertu qui est un sommet25 alors que pour l’auteur du Prince, c’est la phase critique d’une configuration politique avec son équilibre précaire qui forme une crête. Tout est encore possible jusqu’à ce que la situation s’aiguise à l’extrême et réduise le contre-jeu à son expression la plus élémentaire. Il est clair par suite que tout effort pour se dégager d’un dilemme par une temporisation ne ferait qu’empirer la situation, car il ne peut y avoir ancrage dans une crise, mais qu’enfoncement. Quelle que soit la modalité du temps, le temps long, celui de la maturation lente et progressive ou le temps rapide, la prudence machiavélienne, bousculant la tradition de l’attentisme, ne voit de salut, en dernière analyse, que dans l’impétuosité et la vitesse d’exécution de l’entreprise menée. « Et il se passe avec elle comme avec qui souffre d’étisie, et de qui le mal, disent les médecins, est au commencement facile à guérir et difficile à connaître, mais avec le progrès du temps, quand on ne l’a pas d’abord reconnu et soigné, devient facile à connaître et difficile à guérir26 ». La difficulté se retrouve tout au long de la chaîne de l’action, mais elle change de nature à mesure que le temps passe. Malaisé est l’art du diagnostic précoce, pénible et cruel, lorsque le mal paraît dans toute sa vérité, la fermeté impitoyable que réclame le traitement d’urgence. Toute position intermédiaire ne peut que manquer de tranchant, de vigueur et finalement d’à-propos. La politique est une affaire de choix, non pas de choix existentiel, mais de choix engageant le tout social, non pas de choix illimités, mais de choix restreints dont les conséquences sont d’autant plus lourdes que leur nombre est faible. V. L’humanité en quête d’elle-même Nos analyses antérieures doivent nous permettrent à présent de mieux confronter les deux philosophes. Au-delà des dissemblances conceptuelles irrécusables, il y a entre le Florentin et le Stagirite une différence de perception des choses. Avec la logique d’une montée aux extrêmes nous sommes très éloignés de l’esprit qui domine dans la philosophie du Stagirite et qui est, dans une certaine mesure, l’expression de l’esprit grec en son entier. Machiavel accepte, avons-nous vu, le terme de prudence dans son acception commune : dextérité à parvenir à ses fins et discernement dans l’évaluation des situations avec un accent particulier mis sur le problème de la prévoyance. Pour l’antique sagesse hellène, il importe moins de prévoir que de savoir se tenir dans les bornes de ce qui est humain, c’est-à-dire de ce qui est raisonnable, loin de tout excès. Le théorème de la médiété, qu’il soit théorisé comme il l’est chez Aristote ou qu’il existe sous sa forme opinative chez le peuple, est d’abord compris comme une ancre de salut contre la tentation de la démesure, de l’hybris, thème du théâtre tragique, s’il en est. N’oublions pas que l’art dramatique a forgé l’identité grecque athénienne dans ce qu’elle a de plus intime et profond, que la poésie épique était quelque chose de bien plus qu’une production intellectuelle, mais un référent au confluent de la religion et de la politique, le modèle de la pédagogie. Nous ne comprendrions pas que Platon ait voulu expulser de la cité idéale cette gente de rhapsodes s’il ne lui prêtait une influence 23 . E.N., II,2, 1104 a 3-4. . Lire Éthique à Eudème , I,8, 1217 b ; Éth. Nic., I, 4, 1096 a 32-34. 25 . E.N., II,6, 1107 a 7. 26 . (P).,III, p.103. 24 8 considérable. A une jeunesse grecque nourrie au culte du héros et prompte aux actions héroïques, la prudence se donne d’abord comme une barrière aux réactions trop instinctives, à l’excès de hardiesse, au désir fiévreux de se dépasser et de dépasser l’autre. Son adversaire est le titanisme, ce titanisme qui éveillait chez l’Hellène des sentiments contradictoires de fascination et d’horreur. Or si nous nous demandons quel est le fond de ces thèmes nous trouvons l’idée de limite. P. Aubenque rappelle très opportunément que la connexité des thèmes de la prudence et de la modération ont pour dénominateur commun l’idée de limite.27 C’est pourquoi on peut résumer toutes ces maximes des sages à cette idée : en aucune façon, il ne faut aspirer à s’élever au-dessus de la condition de simple mortel. Il y a chez tout Grec la peur sacrée de commettre à son insu l’irréparable à l’instar d’Œdipe, ou par aveuglement d’entrer comme le roi de Thèbes, Penthée dans une rivalité haineuse avec une divinité à la fois enviée et exécrée. Instruit par les poèmes homériques et les dramaturges, le Grec sait que quiconque s’écarte du juste milieu sort de l’humain et s’expose à la malédiction. Fidèle à cette filiation Aristote regarde la mesure comme ce qui préserve de l’irréparable, alors qu’au rebours de cette vue, Machiavel porte lui, au contraire, les termes du problèmes à jusqu’à leur point d’incandescence en faisant sienne la logique du tertium non datur. « La plupart des hommes se rabattent sur les solutions bâtardes, qui sont les pires de toutes, parce qu’ils ne savent être, ni tout bons, ni tout mauvais.28» Ainsi est déniée à la voie moyenne une quelconque vertu rédemptrice. A l’image d’une jeunesse irrévérencieuse, adepte du tout ou rien, et avec une certaine fascination pour la tabula rasa politique29, le Florentin prône une action brutale et sans recours. Nous sommes aux antipodes d’une prudence grecque conçue comme apanage d’hommes de maturité et d’expérience, d’une prudence faite de compromis et de modération. La prudence aristotélicienne a quelque chose de profondément humain, et en un sens, on peut dire que l’humanité de l’homme réside dans la vertu de prudence.30 Être prudent, c’est retrouver le sens du possible, mais d’un possible éminemment humain.31 En s’efforçant d’anticiper un savoir qui n’égalera jamais la « sophia », la phronésis marque notre finitude autant que notre sagesse. Finitude, parce que finalement l’ontologie de la contingence reste son horizon indépassable, sagesse, parce que sans jamais cesser d’être une délibération sur le contingent, elle fournit les règles permettant d’arracher le domaine de l’action au hasard fondamental, de faire de la praxis autre chose qu’une vaine agitation. En dépit de l’apparente similitude des thèmes, Machiavel ne fixe pas son regard sur le même horizon d’indétermination. La vieille notion de fortuna d’abord introduite pour exprimer la part d’imprévisible de toute praxis ne se rattache à aucune considération d’ordre ontologique, mais davantage à l’instabilité politique de toute cité en proie à la corruption des mœurs et des institutions. Pour les habitants des petits États italiens, la fortuna est progressivement devenue cette épreuve de force plus ou moins latente qui sous-tend toute situation de paix. Dans ces temps troublés de paix armée, il est bien conforme aux choses que le peuple s’adonne aux diverses pratiques mantiques, à toutes les formes de vaticinations, il appartient à l’homme avisé de pratiquer la prudenza. Au climat visionnaire et prophétique d’un Savonarole qui s’en remet à la colère de Dieu, Machiavel oppose la logique de l’action d’un autre inspiré de Dieu, Moïse. 27 28 . Ibid., Lire la troisième partie et conclusion intitulée : La source tragique . (D)., I, XXVI, p.442. 29 . « C’est qu’en vérité il n’y a pas de sûr moyen de les posséder, hormis la destruction ». (P)., V, p.111. . Rappelons que l’activité contemplative ou théorique nous fait expérimenter le divin. « Si donc l’intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie humaine ». E.N., X,7, 1177 b 30. 31 . Révélatrice de cet esprit est la métaphore du bois tordu qui témoigne d’une prise en compte des faiblesses et des inclinations lors de la visée du moyen. E.N., II, 9, 1109 b 8. 30 9 VI. L’enseignement des exemples « L’homme sage [ prudente] doit toujours s’engager dans les voies frayées par des grands hommes et imiter ceux qui ont été tout à fait excellents, de façon que si la virtù n’y peut parvenir, il en garde au moins quelque relent.32» On chercherait en vain parmi les nombreux noms celui de Périclès. Le législateur athénien est prudent, mais trop peut-être selon le jugement du Florentin qui ne doit sans doute pas ignorer les reproches de Plutarque à l’encontre du choix péricléen de privilégier la guerre derrière les remparts, les « Longs Murs », plutôt que le combat en rase campagne.33 Cette différence d’appréciation s’explique par le fait que chez Machiavel la prudence n’est plus qu’une des formes de la virtù et non la vertu maîtresse de l’homme d’action. Dans la théorie de l’action nicomaquéenne, par contre, le centre de gravité se situe en permanence autour de la phronésis, au point que toutes les autres vertus dépendent en quelque façon d’elle.34 Le nom prestigieux de Périclès a quelque chose de modeste en comparaison des noms prométhéens et mythiques de Moïse ou d’Alexandre. Certes avec Périclès, nous sortons de la norme moyenne, mais nous restons dans l’histoire. Aussi, devons nous répondre à ces questions : pourquoi chez Machiavel les plans de l’histoire et du légendaire se confondentils ? Alexandre a pu être divinisé de son vivant et se proclamer fils de Zeus et César connaître à sa mort l’ « apothéose », mais qu’ont-ils de commun avec Thésée ou Romulus ? Nous pouvons apporter une première réponse : ce sont à divers titres et à des degrés divers des personnages extraordinaires. Mais quant à la nature de cet extraordinaire, il nous faut encore le découvrir, vu que Machiavel ne développe pas plus avant le récit de ces personnages d’exception. Toutefois, la sublimité de la galerie ne constitue-t-elle pas déjà en elle-même une indication ? Cette sublimité, en effet, ne commande- t-elle pas une certaine distance par rapport à ce qui est donné comme à imiter ? Aussi bien, associer leur destin à la virtù, c’est révéler qu’ils ne sont pas accessibles, imitables à proprement parler dans leur exemplarité. L’attitude à tenir ? Celle de l’archer : « Faire comme les prudents archers qui, connaissant la virtù de leur arc, si le but qu’ils veulent frapper leur paraît trop éloigné, prennent leur visée beaucoup plus haut que le lieu fixé, non pour que leur flèche parvienne à une telle hauteur, mais pour que cette visée si haute leur permette d’atteindre le point désigné.35» En point de mire le plus haut pour atteindre non pas un modèle, mais ce qui est adéquat à la situation. Imiter mécaniquement et en un sens servilement, c’est manquer de prudence puisqu’il « n’est pas possible de se tenir tout à fait dans les voies d’autrui.36» Du coup, le sens de l’appel à l’imitation ne peut se comprendre qu’à la lumière du sens que Machiavel confère à ces noms. Quelle parenté obscure lie tous ces noms glorieux ? Il s’agit d’imiter ceux dont le nom est synonyme de transgression37, de coup de force, de renversement des équilibres politiques, ceux dont l’ambition et l’entreprise incarnent le désir d’inscrire en lettres de feu leur nom dans l’histoire des pères de leur nation, ceux dont la moralité n’est pas à imiter, parce qu’ils s’écartent des sentiers battus, créent leur propre modèle et finalement leur propre exemplarité. Eux-mêmes n’imitent personne, ils sont inspirés par Dieu (Moïse présente sa volonté comme la volonté de dieu), par l’infortune ou l’espérance, peu importe, c’est leur vitalité propre qui 32 . (P).,VI, p.113. . Lire sur ce sujet l’article fort suggestif de G. Romeyer Dherbey « Aristote et la poliorcétique » in Aristote politique, Paris, P.U.F, coll. Épiméthée, 1993, p. 119-132. 34 . « En pensant [ Socrate] que toutes les vertus sont des formes de la prudence, il commettait une erreur, mais en disant que qu’elles ne pouvaient exister sans la prudence, il avait entièrement raison. » E.N.,VI,13, 1144 b 19-20. 33 35 . (P).,VI, p.113. (traduction modifiée). 36 . Ibid. . La transgression pour ces fondateurs d’État ou libérateurs de leur peuple résident dans le fait qu’ils ne fondent l’assise de leur nouveau pouvoir ni sur la coutume ni a fortiori sur le principe héréditaire. 37 10 les place au-dessus des hommes ordinaires. A dire vrai, le rationalisme prudent de l’Alcméonides, sa mesure, cette façon de prendre le temps pour évaluer la situation et de n’entreprendre une action que si la victoire et le bénéfice sont certains ne peuvent répondre à l’archétype machiavélien de l’homme virtuoso. Moïse, César, Alexandre, Thésée, Romulus sont donnés comme des pures forces d’affirmation. Ils connaissent la mauvaise fortune, mais passent outre et arrachent ce faisant leur peuple à la fatalité de l’histoire38. La vérité à extraire de ces modèles se dégage d’elle-même : les actions de grands sont sanctifiées sitôt qu’elles rencontrent l’intérêt du peuple. Certes, derrière le nom glorieux de ces modèles, il y a la réalité incontournable de la violence, mais elle n’apparaît plus que comme un mal nécessaire. Si le légendaire trouve sa place à côté de l’historique pur, c’est parce qu’il n’a rien d’une idéalisation, ne ressemble en rien à une édulcoration de la réalité objective, mais a bien plutôt la consistance de l’histoire réelle. VII. La nécessité d’entrer dans le mal La question du mal n’est pas évacuée, simplement elle ne se laisse plus inscrire naïvement dans le débat comme un problème aux formulations, enjeux et solutions déjà fixés. Ce qu’il appert très vite de l’analyse, c’est que bien et mal forment une alternative imaginaire. La dualité tranchée d’un bien et d’un mal absolus n’existe pas et doit compter au nombre des fictions : « Car il se trouve dans l’ordre des choses humaines que jamais on ne cherche à fuir un inconvénient sans tomber dans un autre.39» L’homme prudent ne s’instruit qu’à l’expérience de cette dialectique où le bien se découvre une existence commune avec le mal. Évoquer les entrelacs du bien et du mal est une façon de restituer à cet ordre de réalité qu’est l’action son inaliénable part d'imprévisible, mais c’est aussi une manière de rendre à la prudence toute son excellence. La logique de l’action machiavélienne n’a que les apparences de cette arithmétique élémentaire où de la sommation des biens ne peut résulter qu’un surcroît de bien. Axiome simpliste, s’il est vrai que « la haine s’acquiert aussi bien par le moyen des bonnes œuvres que des mauvaises.40» Mais, puisque nous sommes embarqués, il faut agir et donc choisir. Comment discerner ce qui est confondu et de ce fait indiscernable ? Comment faire éclore le bien si le mal se masque sous les avatars de ses métamorphoses ? Comment juger d’une action si son sens n’est pas donné avec l’événement, mais ne se fait jour que dans la brusque négation de sa signification immédiate ? « La prudence consiste à savoir connaître la nature des inconvénients et à prendre le moins mauvais pour bon41». Aristote ne semble pas dire autre chose : « Étant donné qu’il est extrêmement difficile d’atteindre le moyen, nous devons, comme on dit, changer de navigation, et choisir le moindre mal.42» Nous paraissons en terrain familier, néanmoins, une fois encore, il faut s’entendre sur le sens des mots. Pour Machiavel, le problème tient au fait que la morale fait écho à cette question du mal, qu’elle tranche avec le chrétien et l’humaniste que la perte de sa liberté est 38 . C’est un trait d’observation courante que « les hommes procèdent dans leurs actions par imitation ». (P)., VI, p.113. Mais, il est question ici des hommes en général, et non pas des personnalités d’exception dont la caractéristique la plus marquée est non pas de répéter les possibles, mais de reculer les limites de l’impossible en exerçant leur virtù formatrice sur la matière du réel. 39 . (P).,XXI, p.187. 40 . (P)., XIV, p.173. . (P).,XXI, p. 187-188. 42 . E.N., II, 9 , 1109 a 35-36. 41 11 un moindre mal comparé à celle de son âme, qu’elle croît pouvoir se targuer d’une dignité plus haute en valeur. Mais toute morale pour Machiavel n’est jamais qu’une morale personnelle, seule la politique embrasse les intérêts de tous. Ce serait peu dire que la réponse donnée dans le chapitre VIII du Prince à cette interpellation de la morale constitue l’un des points les plus remarquables de ce débat. Le seul choix d’Agatocle, homme «de condition non pas seulement privée, mais basse et abjecte43» qui s’élève par scélératesses et force actions vigoureuses au rang de roi de Syracuse nous renseigne sur l’interversion des valeurs qu’opère Machiavel. Au seul regard de la morale commune ces actions ne sont pas seulement dépourvues d’honorabilité, mais détestables et condamnables. C’est oublier qu’il y a une échelle de valeur supérieure au jugement moral, un ordre de réalité plus élevé, celui du tribunal de l’histoire. Or, par son maintien au pouvoir au milieu de nombreux périls, Dieu signifie à l’ancien potier que ses crimes sont absous. Jugement ultime, jugement dernier. A l’unisson, Dieu, le sens de l’histoire et le peuple donnent l’onction à Agatocle. Si ce dernier a usé à plusieurs reprises de cruauté, il a su en faire un bon usage : « Ceux qui useront de la première sorte de cruauté peuvent avec l’aide de dieux et des hommes trouver quelque remède favorable.44» Si nous avons la réponse à notre première question : le moindre mal est le mal qui a la nécessité pour excuse, comment opter pour le moindre mal lorsque le pire se donne pour son contraire ? Paradoxe d’une humanité méchante qui ne sait pas l’être avec conséquence. Il n’y aurait aucune nécessité à agir mal si tout le monde agissait bien; par contre vouloir atténuer le mal d’une première action par une action supposée bonne, c’est pure inconséquence. L’illustration la plus parlante en est certainement donnée par Giovampagolo qui parvient à faire prisonnier le pape Jules II venu prendre possession de Pérouse, ancienne terre de l’Église45. Or, ce dernier bien qu’ayant vécu d’une vie chargée de crimes et d’abjections semble comme pâlir à l’idée de massacrer le pape et n’ose après son premier forfait franchir un pas supplémentaire, le plus essentiel. Le choix de cet exemple n’a rien d’innocent, car l’attentat contre l’ennemi juré d’Alexandre VI n’est pas une attaque contre l’intégrité physique d’un homme, mais contre la sacralité de la sphère céleste. Or, le sacré appelle d’autant plus facilement le sacrilège qu’il ne l’est qu’aussi longtemps qu’on ne le dénonce pas comme mystification, que son vernis de vertu est aussi superficiel que celui de son geôlier. L’intention du propos est, accessoirement, de lever chez le chrétien acteur public, ses scrupules, ses états d’âmes et la mauvaise conscience qui paralysent l’action. Car, Machiavel a des sérieuses raisons de penser que le christianisme occidental a inoculé le poison du combat intérieur, et affaiblit, par voie de conséquence, la fermeté d’âme du guerrier. Mais justement, Giovampagolo n’est pas plus chrétien que son rival. En s’abstenant du crime suprême, non seulement il n’échappe pas à la stigmatisation et à la déchéance politique, mais il se prive encore de toute chance de donner à ses forfaits une autre dimension, à sa personne une autre stature. Par lâcheté autant que par erreur de calcul, par inintelligence de la logique du mal autant que des apparences, Giovampagolo reste dans un entre-deux synonyme de ruine. Avec cet exemple se découvrent les ultimes implications de la logique dilemmatique : le parti du mal contraint, premièrement, à s’y tenir avec fermeté, secondement, de circonscrire le mal dans un crime extraordinaire, mais implacable. Ces conditions remplies, la donne est changée. « Ainsi Giovampagolo…n’osa pas saisir l’occasion qui se présentait à point, d’exécuter une entreprise où chacun aurait admiré son courage et qui l’eût immortalisé; car il eût été le premier qui eût montré aux prélats de l’Église le peu de cas qu’on doit faire d’êtres 43 . (P).,VIII, p.125. . (P)., VIII., Nous suivrons ici la traduction proposée par E. Barincou dans la Pléiade. 45 . (D)., I, 27. 44 12 qui vivent et règnent comme eux ; il eût enfin fait un geste dont la grandeur eût de loin surpassé l’infamie et les risques.46» On se tromperait du tout au tout si l’on interprétait le propos de Machiavel comme une glorification préromantique et esthétisante du crime. Si le crime bénéficie d’un jugement favorable, ce n’est pas parce qu’il manifeste des qualités de résolution et d’audace, mais inversement, c’est parce que la détermination et l’audace permettent de faire émerger une absolument situation originale en termes politiques. VIII. De la vérité effective à la vérité efficace « Laissant donc de côté les choses qu’on a imaginées pour un prince et discourant de celles qui sont vraies, je dis qu’à tous les hommes, quand on parle d’eux, et surtout aux princes, parce qu’ils sont placés plus haut, on attribue quelques-unes de ces qualités qui leur apportent blâme ou louange.47» Voilà, d’entrée de jeu précisées les contraintes de l’action politique : le jugement public. L’inversion du projet utopique relèverait encore de l’utopie s’il passait sous silence ces contraintes. Ce n’est pas le moindre mérite de ce réalisme que de restituer toute sa place à l’opinion en tant qu’elle est matrice de toute légitimité. La « loi du jugement et de la qualification du Prince48» selon la formule de G.Sfez ne doit pas être perçue par ce dernier comme une intrusion extérieure et aliénante de la morale dans la sphère du politique, mais comme un fait - social- dont la pertinence est celle-là même de sa réalité : incontournable. Nous ne pouvons empêcher le peuple de juger, ni même de juger avec d’autres catégories que celles dont ils usent couramment : « C’est-à-dire que tel est tenu pour libéral, tel pour ladre-misero (usant ici d’un terme toscan : car avaro, en notre langue, est aussi celui qui rapine désire posséder ; et c’est misero que nous appelons celui qui s’abstient trop d’user de son bien) ; tel est dit généreux, tel rapace ; tel cruel, tel pitoyable ; l’un parjure, l’autre loyal…49» D’un autre côté, la morale doit renoncer à l’illusion qu’elle peut interférer dans la politique sans devenir autre chose qu’un instrument du politique. De cette loi du jugement, on peut dire d’abord qu’elle emprunte une forme rigoureusement binaire qui n’est atténuée que par l’alternance répétée, le jeu de va-et-vient fréquent des opinions. Pour avoir quelque chance d’asseoir son pouvoir dans la durée, il convient de s’imprégner de cette réalité en faisant jouer le principe d’un usage du mal allant en décroissant. Du nouveau Prince, le peuple ne juge que les apparences, le drama visible d’une scénographie devant être cousue de main de maître. L’apparence soutient la vérité d’une pratique politique autant qu’elle la dissimule. Si le peuple ne dispose pas d’autre pierre de touche que cette réalité oculaire, il reste qu’il occupe en quelque façon la place enviable du témoin à la fois observateur, juge et censeur, et tout prince est sommé d’accepter cette contrainte intrinsèque à sa qualité d’acteur public. A travers ses blâmes et ses louanges, le jugement moral laisse se dessiner un modèle. Or, ce modèle fait partie des « choses qu’on a imaginées à propos » du Prince. En effet, ce nom de Prince, tel qu’il est mis en avant par les « Specula » ne contient rien d’autre que la négation de la pratique réelle de l’acteur politique. Un modèle moral sans attache avec la réalité effective reçoit vite sa sanction : « Car tout bien considéré, on trouvera quelque chose qui paraîtra vertu, et s’y conformer serait sa ruine, et telle autre qui paraîtra vice, et s’il conforme en résulte sa sécurité et son bien-être.50» 46 . Ibid., p.443. 47 . Ibid., XV, p.155. 48 . G.Sfez, Machiavel, le prince sans qualités, Paris, Kimé, 1998, p.238. . (P)., XV, p.157. 50 . (P)., XV, p.156. 49 13 Affranchi de la référence religieuse, le courant humaniste des Miroirs n’en reste pas moins prisonnier des principaux préjugés moraux qui font obstacle à l’établissement du fait politique dans sa pureté. Le politique n’a pas encore conquis sa pleine autonomie, le concept de raison d’État n’a pas encore été forgé. Le genre des « Specula » s’est attaché, entre autres choses, à dégager et à hiérarchiser les vertus constitutives de la fonction princière. Sur ces vertus s’est construite une représentation idéalisée du prince plus propre à édifier qu’à enseigner l’action efficace. Le chapitre XV est dans l’économie générale du Prince remarquable à plus d’un titre, d’abord parce comme le signalait très justement Meinecke, il constitue avec les chapitres suivants un petit traité spécial avec sa cohérence propre, centré sur la relation de l’éthique et de la politique51 ,ensuite parce qu’il condense en lui une double attaque : critique de l’humanisme en premier lieu – aux devoirs moraux d’inspiration cicéronienne se substitue la nécessité de se faire un renom honorable – et critique de la conception aristotélicienne de la vertu comme médiété dont il importe à cet endroit d’évaluer la valeur et la portée. IX. Critique de la vertu comme moyen terme ou la genèse de la vertu à partir du vice La médiété nous est déjà apparue comme ce que pose l’ orthos logos. Des trois dispositions, l’écart maxima concerne évidemment les deux extrêmes entre eux et non le moyen dans son rapport à eux « comme le grand est plus éloigné du petit, et le petit du grand, qu’ils ne le sont l’un et l’autre de l’égal.52» Mais, contrairement à ce que suggère l’analogie géométrique, le moyen n’est pas un point mathématique qui résulterait d’un calcul et la prudence une forme de métrétique. Pour ce convaincre de ce point, nous avons à considérer cette remarque sur la proximité plus grande du moyen avec l’un des deux extrêmes. Par exemple, le courage passe à juste titre pour plus semblable à la témérité que la lâcheté. Aussi, tiendrons-nous plus cette dernière comme étant le véritable contraire du courage. Tombe ainsi la présentation aussi fausse que tenace d’une médiété à égale distance de deux vices opposés. La doctrine du méson ne relève pas plus d’un mathématisme abstrait que du sens commun.53 Ces précisions données, faisons porter notre examen comparatif sur la vertu de libéralité sur laquelle Machiavel fait reposer tout le poids de sa critique. Comme milieu, la libéralité, chez Aristote est plus éloignée de la ladrerie que de la prodigalité, de sorte qu’ opposer comme le fait Machiavel la libéralité à l’avarice, c’est dans un premier temps rester fidèle à l’esprit, sinon à la lettre de la doctrine du méson. Un vilain renom peut faire cesser de nous rendre aimable auprès de nos sujets et de ce fait nous rendre vulnérable, fragiliser notre position. Les renoms excèdent les limites étroites du champ des opinions, ils se donnent comme en prise sur le réel. Une réputation flatteuse ne nous attache -t-il pas la faveur des autres ? « Il lui [le Prince] est nécessaire d’être assez sage pour savoir éviter le mauvais renom de ces vices qui lui feraient perdre son État.54» La suite – au chapitre XVI – apporte très rapidement un glissement inattendu et amorce l’écroulement des premières certitudes. Entre l’exercice de la vertu et le renom qui lui correspond, note Machiavel, il n’y a pas le lien nécessaire et analytique que la morale pouvait souhaiter, chacun des termes se révèle vivre d’une existence séparée. « Car si on en use 51 . F.Meinecke, L’Idée de la raison d’État dans l’histoire des Temps modernes (trad. M.Chevallier), Genève, droz, 1973,I, 1,p.42. 52 E.N., II,8, 1108 b 30. 53 « Le célèbre principe (d’Aristote) que la vertu consiste dans le juste milieu entre de vices est faux. » Kant, Doctrine de la vertu , Paris, Vrin, 1980, p.76. Il faut croire que Kant n’a pas donné toute l’attention requise à la distinction entre le « moyen dans la chose » , lequel se tient à égale distance de deux extrêmes et « le moyen par rapport à nous » que l’exemple de Milon illustre. De la façon la plus claire, Aristote spécifie : « Des deux extrêmes l’un nous induit plus en faute que l’autre. » E.N., I,9, 1109 a 33. 54 . (P).,XV, p.156. 14 judicieusement et comme on doit en user, elle ne sera pas connue.55» Distorsion donc, puisque la libéralité comme telle n’engendre pas la réputation qui devrait lui être attachée et même « ne t’épargnera pas le mauvais renom de son contraire ». On repérera aisément dans les restrictions « comme on doit en user » et la référence au discernement les éléments cardinaux de la définition nicomaquéenne de la libéralité : l’homme libéral « donnera d’une façon correcte, c’est-à-dire à ceux à qui il faut, dans la mesure et au moment convenable, et il obéira aux autres conditions d’une générosité droite.56» On voit comment l’analyse dissolvante de Machiavel s’insinue jusqu’au creux de la définition aristotélicienne de la libéralité pour montrer que la pratique vertueuse de la libéralité, c’est-a-dire conforme à la raison et au bien ne répond pas, mais au contraire prend le contre-pied des impératifs politiques. La suite du texte ajoute une nouvelle pointe subtile contre Aristote en introduisant un principe de confusion dans la distinction libéralité-prodigalité : « Et c’est pourquoi, à vouloir conserver parmi les hommes le nom de libéral, il est nécessaire de ne négliger aucune sorte de magnificence.57» Comment mieux dire que la libéralité ne parvient à une reconnaissance publique que par un surcroît de libéralité qui la rapproche de la prodigalité – donc de l’extrême avec qui elle possède une certaine ressemblance – mais l’écarte de la stricte médiété ? Une fois pleinement reconnue cette instance de la perception, une fois reconnue que la bonne image ouvre carrière au prince, il importe grandement de découvrir quelles sont les réalités qui peuvent entrer dans le champ du perçu ? Si une action morale n’a de valeur que par le renom qu’elle nous vaut, encore faut-il qu’elle se donne à voir avec cette évidence palpable qui la rende aussi utile qu’incontestable. Or la libéralité telle que la conçoit l’aristotélisme se signale par son inexistence en termes de visibilité publique et partant par sa totale inefficacité dans le jeu d’affermissement du pouvoir. D’un autre côté, en dépit même de sa visibilité, la prodigalité déçoit sa prétention à s’inscrire dans le champ des purs rapports de force et à peser positivement sur le cours des événements : en dépensant avec prodigalité le Prince « consumera en semblables œuvres toutes ses ressources.58» Outil de visibilité sociale et de promotion, la prodigalité contient en germe la cause de son renversement en son contraire. Argument saisissant dans la plume d’un Machiavel qui n’a jamais regardé l’argent comme le nerf de la guerre, qui est resté étranger aux préoccupations mercantiles et qui n’a pas anticipé l’importance croissante de l’économie monétaire. Mais, il y a le poids des évidences : ne pas mesurer ses générosités, c’est obérer les finances. Ce n’est pas un hasard si Aristote prend la peine de spécifier que « l’homme libéral ne prendra qu’à des sources non suspectes.59» Usurpée serait pour lui la réputation de libéralité qui s’appuierait sur la rapacité et le brigandage. Il exclut des libéralités véritables aussi bien les générosités rendues possibles par des moyens illicites ou honteux que celles qui servent des fins intéressées. La libéralité ne peut plus conserver sa position de milieu entre deux pôles qu’elle dégraderait au rang de vice, puisqu’elle ne se fait connaître comme vertu que par ce mouvement de va-et-vient entre ces deux extrêmes. Elle ne saurait, en effet, se prolonger sans la rapacité, mais elle ne saurait pas davantage atteindre à la reconnaissance sans un excès dans les largesses. La vertu emprunte sa réalité à deux vices qu’elle est supposée tenir à distance. Ce renversement des termes dévoile-t-il la vérité secrète de l’action politique ? Il est nécessaire de répéter ici que le passage continu aux deux extrêmes ne doit pas s’effectuer selon un souci de juste équilibre, mais avec l’idée de consolider son autorité sans susciter la 55 . (P).,XVI, p.157. . E.N.,IV, 1120 a 24-25. 57 . (P).,XVI, p.157. 58 . Ibid. 59 . E.N.,IV,2, 1120 a 19. Aristote a consacré quelques lignes pleines de réalisme sur cette prodigalité qui ne peut s’exercer qu’en étant peu regardante sur l’origine des sources. Lire le chapitre 2 et 3 du Livre IV. 56 15 haine. De là la faveur de Machiavel pour la ladrerie. Intelligemment pratiquée, elle égale avec le temps les effets de la libéralité sans mettre en péril le royaume60. Des deux extrêmes, le plus éloigné en apparence se révèle le plus proche. Ainsi, la ladrerie de statut de contraire passe à celui de moment nécessaire. Il s’ensuit que la libéralité aristotélicienne ne culmine au statut de vertu qu’à la faveur d’une indifférence profonde des maximes de prudence politique. L’intention de Machiavel n’est pas de dire que la libéralité est le nom honorable de pratiques inavouables au sens où La Rochefoucauld débusque et dénonce derrière chaque vertu apparente une dissimulation de l’amour-propre, car nous serions alors dans une démarche morale, mais de faire voir qu’une réflexion profitable sur la vertu ne peut être dissociée d’une réflexion sur les conditions concrètes de son exercice. CONCLUSION L’accent de vérité dont vibre la parole machiavélienne est âpre, mais cette parole ne puise ni à un nihilisme désespéré ni à un cynisme amer. Il n’y a qu’un apparent paradoxe à ce que les exemples du Florentin constituent par leur matière des authentiques problèmes de morale (tranchée de manière amorale) tandis que l’enquête aristotélicienne sur une vertu d’entrée de jeu présentée comme morale se donne en maints passages comme une analyse technique dominée par le souci de l’efficacité optimum. La prudence chez Aristote n’est pas une habilité à côté de la vertu, elle est vertu; et de ce fait l’action qu’elle accomplit ne peutêtre indifférente au bien et au mal (par opposition à l’activité fabricatrice). Par ses dispositions, le phronimos s’affirme d’emblée comme un être moral, quelle que soit la situation. Accordant une espèce d’infaillibilité à la prudence, Aristote clôt en fait le débat.61 La radicalité des thèses machiavéliennes s’explique en partie par la division de la nouvelle conscience moderne écartelée entre les devoirs religieux et moraux d’une part, et les impératifs politiques d’autre part. Cette division était évidemment un phénomène absent chez le Grec qui « savait » ce qu’il fallait faire, et qui ne cherchait que les moyens techniques de réaliser la fin. « La prudence a sans doute pour objet les choses justes, belles et bonnes pour l’homme, mais ce sont là des choses que l’homme de bien accomplit naturellement.62» Machiavel a posé ses problèmes en termes d’urgence et de nécessité. Dans un univers plus que jamais ouvert et dans une Italie à la recherche de sa grandeur passée, la prudence, regardée par toute une tradition littéraire et philosophique comme l’agent de rationalité du monde de l’action, ne pouvait à elle seule relever le défi lancé par les nouvelles configurations politiques. Pour cette raison, Machiavel ne fit de cette antique vertu tantôt qu’un « relent » de la virtù, tantôt qu’une expression. 60 . Notons que l’absence de gloire ne prive le Prince d’aucun des leviers du pouvoir. Machiavel qui passe pour le promoteur d’une politique des apparences est celui qui démystifie avec le plus de finesse la puissance du paraître en lui assignant sa véritable place. Une politique de pur « paraître » rencontre vite ses limites si elle n’est pas relayée par une stratégie d’alliance objective avec le peuple. C’est dire que pour savoir jouer avec les apparences, le Prince n’en est pas pour autant quitte avec le réel. En fait, il en est de la libéralité comme de toutes les vertus : à les cultiver pour elles-mêmes, ou en n’ayant que le seul souci de l’image on signe sa perte. 61 . « La prudence n’est pas simplement une disposition accompagnée de règle : une preuve, c’est que l’oubli peut atteindre la disposition de ce genre, tandis que pour la prudence il n’en est rien. » E.N., VI ,5, 1140 b 28-30. 62 . E.N., VI,13, 1l43 b 23-24. (Souligné par nous) 16