"La très intrigante efficacité des mathématiques dans les sciences"

Transcription

"La très intrigante efficacité des mathématiques dans les sciences"
"La très intrigante efficacité
des mathématiques dans les sciences"
Etienne Klein
d'après http://www.ensta.fr/science_culture/EKlein.html
 Comment se fait-il que les mathématiques, réputées
abstraites, "marchent" aussi bien quand elles s'appliquent à
la physique, qui est considérée comme la science du
concret par excellence ?
 Les objets mathématiques existent-ils indépendamment du
cerveau de l'homme qui les découvre ou ne sont-ils que des
produits de la pensée ?
 Ont-ils une réalité physique authentique ou ne
correspondent-ils qu'à des constructions formelles ? Attracteur de Farey : diagramme de phase du sysème
dynamique, modélisant le comportement de l'Univers à
l'approche de sa singularité originelle
(Jérôme Perez, UMA, ENSTA)
Ces questions, c'est-à-dire les causes de l'efficacité des mathématiques en physique, ont été débattues par
Etienne KLEIN à la lumière des résultats récents de la physique, lors d'une conférence tenue à l'ENSTA le
jeudi 23 novembre 2000.
Etienne KLEIN est physicien au Commissariat à l'Energie Atomique et docteur en philosophie des sciences. Il
vient de publier L'Unité de la Physique aux éditions des PUF ainsi que L'Atome au Pied du Mur, recueil de
nouvelles à caractère scientifique aux éditions du Pommier.
Nous vous proposons la retranscription des grandes lignes de cette conférence.
L'existence d'une relation très particulière entre la physique et les mathématiques est si universellement
reconnue que je ne vais pas insister, si ce n'est pour rappeler que cela a commencé avec Galilée, dont la
célèbre assertion mérite d'être citée in extenso : "La philosophie est écrite dans ce vaste livre qui constamment
se tient ouvert devant nos yeux (je veux dire l'Univers), et on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend
pas à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Or il est écrit en langue mathématique, et
ses caractères sont les triangles, les cercles et autres figures géométriques, sans lesquelles il est humainement
impossible d'en comprendre un seul mot, sans lesquels on erre vraiment dans un labyrinthe obscur". N'importe
quel chapitre de la physique peut servir d'exemple à cette affirmation. On ne voit pas bien ce que serait la
mécanique classique sans calcul différentiel et intégral, l'électromagnétisme sans équations aux dérivées
partielles, la relativité générale sans calcul tensoriel, la physique quantique sans espaces de Hilbert et les
recettes de cuisine sans la règle de trois.
Toutefois, l'idée que les mathématiques sont le langage de la physique peut s'interpréter d'au moins deux
façons, qui ne sont pas du tout équivalentes du point de vue philosophique :
- soit ce langage est pensé comme étant celui de la nature même, et celui qui étudie la nature devra
évidemment l'assimiler pour la comprendre,
- soit, à l'inverse, ce langage est pensé comme étant le langage de l'homme, et c'est donc nécessairement
dans ce langage-là que devront être traduits les faits de la nature pour nous devenir compréhensibles.
Galilée, lui, ne tranche pas cette question du statut des mathématiques : sont-elles un langage proprement
humain ou sont-elles la langue de la nature ?
Quelle est la question ?
La question posée est la suivante : comment se fait-il que les mathématiques, réputées abstraites, "marchent"
aussi bien en physique, considérée comme la science du concret par excellence ? Il y a mille manières de
formuler cette question. Je vous en propose trois.
- La première nous vient de Kepler, qui pose la question en même temps qu'il y répond. Kepler se demande :
"Que peut saisir l'esprit humain à part les nombres et les grandeurs ?" Il répond en disant que l'esprit du
physicien découpe dans le réel seulement ce qu'il peut ensuite saisir par des lois mathématiques. Cette idée,
on la retrouve chez un physicien du vingtième siècle, Richard Feynman, qui prétendait que si nous faisons de
la physique mathématique, c'est faute de pouvoir faire mieux. La physique est mathématique non pas parce
que nous en savons beaucoup sur le monde physique, mais au contraire parce que nous en savons fort peu.
Seules les propriétés mathématiques du monde nous sont accessibles, dit Feynman, et la puissance de la
physique vient précisément de ce qu'elle a su limiter ses ambitions à des questions qui sont mathématisables.
Exemple : nous ne savons pas ce qu'est le temps, mais nous savons le représenter mathématiquement, et cela
suffit à rendre la physique efficace sans qu'elle puisse pour autant nous dévoiler la nature du temps.
- La deuxième formulation nous vient d'Einstein : "Comment est-il possible que la mathématique, qui est un
produit de la pensée humaine et est indépendante de toute expérience, puisse s'adapter d'une si admirable
manière aux objets de la réalité ? La raison humaine serait-elle capable, sans avoir recours à l'expérience, de
découvrir par la pensée seule les propriétés des objets réels" ? On sent, de la part d'Einstein, une sorte
d'étonnement, qu'il formulera de façon plus concise en disant - la phrase est devenue célèbre - que "ce qui est
incompréhensible, c'est que le monde soit compréhensible".
- Troisième formulation, plus directe, qui est celle que proposa Gilles Châtelet, mathématicien philosophe
récemment décédé auquel je voudrais rendre hommage : "Comment se fait-il que la mathématique, qui dans
les sciences est à la fois la bonne à tout faire et la reine des sciences, soit si utile à cette "cuisinière malpropre
et performante" qu'est la physique ? " Ce qui est en jeu ici, c'est une hiérarchie des sciences, qui pose ensuite
la question de leur lien mutuel. Si les mathématiques sont au-dessus du lot, comment se fait-il qu'elles
daignent s'appliquer aussi généreusement en deçà d'elles-mêmes ?
Ce que je vous propose, c'est de synthétiser toutes ces formulations en une seule et même question, qui
pourrait être la suivante : Comment un ensemble de symboles abstraits, articulés par un jeu de règles précises,
issus très souvent d'une activité purement intellectuelle, peut-il posséder de telles capacités d'adaptation au
monde empirique, c'est-à-dire au monde des résultats expérimentaux ?
Je vous accorde que cette question est peut-être vaine, mais elle n'est pas gratuite, car le constat de l'efficacité
des mathématiques inspire toujours une sorte d'étonnement, aujourd'hui renforcé par les confirmations
expérimentales très précises apportées à la physique quantique, à l'électrodynamique quantique, à la théorie
électrofaible (qui a permis la prédiction et la découverte des bosons intermédiaires et aujourd'hui celle du
boson de Higgs) ou encore à la théorie cosmologique standard. Les mathématiques ont élargi et même
alimenté l'ontologie de la physique (antimatière, neutrino, bosons intermédiaires).
Sauf à avoir l'esprit très borné, on doit se reposer la question que Galilée avait laissée en suspens : doit-on
contempler dans la mathématique l'essence même des choses ou doit-on simplement y voir la description
correcte des liens existant entre des choses qui sont premières par rapport à elle ?
La mathématique dit-elle les choses du monde ou simplement les relations entre les choses ? Ces
interrogations ont fait l'objet d'un article célèbre écrit en 1960 par le physicien Eugene Wigner, intitulé "La
déraisonnable efficacité des mathématiques dans les sciences de la nature". Wigner y expliquait que cette
efficacité ne peut être qualifiée qu'en termes de "miracles" ou de "don magnifique que nous ne comprenons ni
ne méritons", comme si ses raisons profondes étaient situées au-delà des limites de notre compréhension du
monde. Nous essaierons de voir si le mot de miracle n'est pas, en l'occurrence, un peu trop fort.
Mais que veut dire "efficace" ?
Il me semble que la notion d'efficacité des mathématiques recouvre plusieurs significations.
1) Il peut s'agir d'abord d'une capacité de prédiction ou de rétrodiction. Une théorie mathématique sera dite
efficace dans un domaine des sciences si elle peut anticiper les résultats expérimentaux ou reproduire les
données obtenues précédemment. Elle doit être capable de fournir des résultats numériques qui reproduisent
ce que l'on mesure ou ce que l'on observe. Il faut que "ça colle", comme on dit. L'illustration la plus commune
de cette capacité, on la trouve dans les techniques de moindres carrés, grâce auxquelles on recherche des
courbes passant au plus près des points expérimentaux.
2) Mais l'efficacité ne se mesure pas seulement à cette possibilité de "sauver les phénomènes". L'efficacité
d'une théorie mathématique peut aussi venir du fait qu'elle met en évidence des structures "explicatives". Ainsi,
la théorie de jauge par laquelle on décrit aujourd'hui l'interaction électrofaible ne manifeste pas seulement son
efficacité par le fait qu'elle reproduit les courbes expérimentales recueillies auprès des détecteurs de
particules ; elle est surtout efficace parce qu'elle donne un schéma expliquant la structure de cette interaction
électrofaible, en le faisant dériver d'un concept profond de symétrie, en l'occurrence l'invariance sous une
transformation de jauge locale. La structure de la théorie possède donc, en plus de l'efficacité strictement
prédictive, une efficacité explicative. On retrouve ici les remarques de René Thom qui, dans son livre Prédire
n'est pas expliquer, soulignait la nécessité de ne pas confondre les fonctions prédictives et explicatives de
toute science de la nature . Il en tirait au passage argument pour régler leur compte aux physiciens qui, avec la
physique quantique, font des calculs parfaitement prédictifs mais sans rien comprendre à ce que ces calculs
signifient.
3) Enfin, l'efficacité des mathématiques peut également être considérée à un troisième niveau, plus aérien,
celui de la générativité : une théorie mathématique est efficace si elle permet d'engendrer de nouvelles idées,
de nouveaux concepts, des stratégies inédites ou des solutions originales à des problèmes anciens.
L'importance de cette définition a été notamment soulignée par Alain Connes , et également par le physicien
théoricien Freeman Dyson, qui rappelle que "pour le physicien, les mathématiques ne sont pas seulement un
outil permettant de calculer les phénomènes, ce sont la source principale des principes et des concepts qui
permettent d'élaborer de nouvelles théories" .
Ces trois définitions de l'efficacité étant posées, on peut, à la suite de Roger Penrose, établir une classification
des théories mathématiques en fonction de leur capacité prédictive en physique . Penrose qualifie de superb
les théories qui sont les plus efficaces de ce point de vue, et il cite en exemple la mécanique classique, la
relativité, l'électromagnétisme de Maxwell, l'électrodynamique quantique. Il qualifie de useful les théories qui,
tout en ayant une bonne confirmation expérimentale, ne possèdent pas le niveau de prédictivité et la cohérence
interne des superb théories. Parmi ces théories figurent la théorie électrofaible, la chromodynamique quantique,
le modèle standard de la cosmologie. Enfin, Penrose introduit le concept de tentative theory qui renvoie à des
théories élégantes et séduisantes qui ne sont confirmées par aucune donnée expérimentale, comme par
exemple la théorie des supercordes.
Il me semble que ces trois types d'efficacité doivent être pris en considération si l'on ne veut pas mutiler la
notion d'efficacité des mathématiques dans les sciences. Je vais vous donner quelques exemples. En 1918,
Hermann Weyl élabore une théorie par laquelle il tente d'unifier la gravitation et l'électromagnétisme en
étendant la relativité générale d'Einstein au-delà d'elle-même, c'est-à-dire en essayant de géométriser
l'électromagnétisme. Cette théorie ne fut pas directement efficace pour ce qui est des prédictions
expérimentales, mais elle ouvrit la voie à ce qui allait devenir les théories de jauge. De même, il est clair que
l'actuelle théorie des supercordes n'est pas prédictivement efficace, pour l'instant du moins, mais cela ne veut
pas dire qu'elle ne soit pas efficace du tout. Elle suggère en effet un ensemble d'idées sur la manière dont on
doit changer notre conception des particules élémentaires pour arriver à une unification des quatre interactions
fondamentales. Par exemple, elle invite à abandonner l'idée que les particules seraient des entités ponctuelles.
Elle est donc un parfait exemple de tentative theory au sens de Penrose. Il en va de même pour les géométries
non-commutatives grâce auxquelles on peut espérer fonder une cosmologie quantique. (Par ailleurs, le fait
qu'elles fournissent, dans certains cas, une explication intrinsèque du phénomène de brisure de symétrie,
censé conférer une masse aux particules, leur donnent une efficacité indéniable ). Bref, tout cela pour dire que
le concept d'efficacité est beaucoup plus riche que ce que pourrait laisser croire une application superficielle
des mathématiques dans les sciences.
L'efficacité des mathématiques, aux trois sens que nous venons d'évoquer, est très différente selon qu'il s'agit
de sciences comme la physique, la chimie, voire la biologie, ou de sciences humaines comme l'économie ou la
sociologie. En biologie, les méthodes mathématiques utilisées ont acquis une importance et une efficacité que
nul ne soupçonnait il y a quelques dizaines d'années. Par exemple, elles apportent des résultats surprenants
dans la compréhension des dynamiques de population en écologie (par l'usage de la théorie des systèmes
dynamiques) ou dans la classification des formes qu'on trouve sur les ailes des papillons ou sur le pelage des
mammifères. Ces résultats dépassent de loin les applications mathématiques conventionnelles qui se
résumaient souvent à une simple analyse statistique des données. Cependant, on peut se demander si
l'explication des phénomènes biologiques passera un jour par une mathématisation complète, analogue à celle
qui a cours en physique. De la même façon, certaines théories mathématiques se révèlent efficaces en
économie : on peut citer par exemple l'étude des déséquilibres des marchés par la théorie des jeux noncoopératifs de Nash, ou encore l'analyse des caractéristiques des cours de certaines actions par l'analyse en
ondelettes ou par la théorie des fractals. Cela étant, on ne peut pas prétendre que toutes les explications des
phénomènes économiques se coulent avec le même succès dans le moule mathématique. Autrement dit, toute
mathématisation ne signifie pas nécessairement un accroissement de la maîtrise que l'on peut avoir sur les
phénomènes, notamment dans les sciences humaines.
Les tentatives de réponses
Depuis l'aube de l'histoire des mathématiques, tous les grands systèmes philosophiques ont tenté de répondre
à cette question, à partir de conceptions différentes de la nature même des mathématiques.
- Le pythagorisme
Pour Pythagore, l'affaire est simple, car l'essence du monde, c'est le nombre. Si on la transcrit en langage
moderne, cette conception revient à admettre que la structure profonde du monde est de nature mathématique,
que le monde est "fait de mathématiques", ce qui explique pourquoi les mathématiques sont si utiles et si
efficaces dans le domaine des sciences de la nature. Dès lors, faire des mathématiques revient à emprunter le
langage même du monde matériel et la physique n'est mathématique que parce que le monde lui-même l'est.
Cette thèse soulève des objections embarrassantes pour elle. D'abord, on sait bien que le monde
mathématique ne correspond pas exactement au monde physique, en tout cas pas de façon biunivoque. Un
même formalisme mathématique peut décrire un grand nombre de systèmes physiques tout à fait différents les
uns des autres . Par exemple, une même équation différentielle du deuxième ordre peut décrire aussi bien des
circuits RLC que des systèmes mécaniques de boules reliées par des ressorts (on en a tous bavé là-dessus) ;
l'équation de Poisson gouverne aussi bien l'électrostatique que la théorie statique de la gravitation, la diffusion
de la chaleur, l'équilibre d'une membrane élastique déformée, l'écoulement laminaire d'un fluide à deux
dimensions et j'en passe.
De plus, les équations de la physique engendrent, en plus des solutions correspondant aux phénomènes, des
solutions sans aucune signification physique directe. Un doute très sérieux plane donc sur l'idée d'un
isomorphisme entre le langage mathématique et la nature.
Le problème du pythagorisme, c'est qu'il semble confondre la réalité et la description de la réalité, le symbole et
la chose qu'il représente. Et puis il lui reste à expliquer pourquoi toutes les mathématiques ne trouvent pas
nécessairement d'applications. Le seul avantage du pythagorisme, pour ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est
que dans une telle conception l'efficacité des mathématiques ne pose aucun problème, elle est automatique.
Ceux d'entre vous qui sont pythagoriciens peuvent aller au cinéma, ils n'apprendront rien de plus en restant ici.
- Le platonisme
L'explication platonicienne de la réussite des mathématiques consiste à admettre que les mathématiques
constituent un langage intermédiaire qui permet de passer du monde sensible au monde des Idées, qui forme
la réalité profonde des choses. Si les mathématiques sont efficaces, dira un platonicien, c'est parce qu'elles
permettent de viser les structures profondes du monde. Ce schéma rend assez bien compte du développement
des mathématiques : les constructions mathématiques ne sont pas entièrement le fruit de choix arbitraires faits
par le mathématicien ; elles dérivent plutôt d'une sorte de nécessité interne aux mathématiques elles-mêmes,
un peu comme si les concepts étaient "déjà là", comme s'ils étaient toujours à découvrir et jamais à inventer.
Cette conception est assez séduisante, mais elle pose deux questions. La première concerne le statut de ce
monde des Idées dont parle Platon, qui reste très énigmatique. La deuxième question consiste à se demander
comment le monde des Idées parvient à entrer en contact avec le monde des phénomènes. Et nous, petits
homo sapiens sapiens, par quel biais parvenons-nous à les rejoindre ? Si on identifie ces deux mondes, on
retombe dans le pythagorisme. Si par contre nous les séparons, il faut expliquer comment nous pouvons
passer de l'un à l'autre.
Le platonisme suppose qu'existe un contact très spécial entre la pensée du mathématicien et le monde des
idées pures. Le mathématicien serait une sorte de grand prêtre ou de demi-dieu qui aurait des espèces
d'antennes plantées dans la tête grâce auxquelles il pourrait capter des signaux émanant de l'empyrée des
idées pures. Toujours est-il que selon la conception platonicienne, la solution du problème de l'efficacité des
mathématiques passe par la considération que celles-ci ne sont pas une construction libre de l'esprit, mais
qu'elles proviennent d'un ensemble de sources qui s'imposent à l'entendement. Je me demande simplement si
ces sources doivent être placées aussi "haut" que ce que le platonisme suppose, c'est-à-dire dans une sorte
d'empyrée. Des platoniciens aujourd'hui en activité, comme Alain Connes ou Roger Penrose pourraient peutêtre nous répondre.
- L'aristotélisme
Aristote, lui, place la source des mathématiques dans cette capacité que possède l'esprit humain à extraire des
formes du monde sensible et à les analyser sous l'angle de la quantité. Pour lui, toutes les mathématiques ont
une origine empirique. Si elles sont si efficaces, c'est simplement parce que nous ne faisons que nous servir en
mathématiques de structures qui nous ont été livrées par le monde physique lui-même. Tout ce qui constitue
les mathématiques a été emprunté à la nature physique. Cette thèse est défendable dans certains cas, car il
est vrai qu'un grand nombre de concepts élémentaires des mathématiques nous ont été suggérés par le monde
empirique. Mais elle n'est pas entièrement défendable, car la grande majorité des théories mathématiques ont
été développées sans le moindre recours à des impulsions empiriques (je pense à la théories des catégories,
de Grotendick). Or ce sont souvent ces mathématiques "abstraites" qui constituent la base des applications les
plus efficaces.
La conception aristotélicienne ne rend pas compte de la relative autonomie de la production des concepts
mathématiques vis-à-vis de ce qu'apporte directement l'expérience. Elle ne fait en fait que souligner la capacité
des mathématiques à décrire les régularités des phénomènes, ce qui après tout est déjà pas mal.
- Le kantisme
On trouve une autre explication de l'efficacité des mathématiques s'appuyant sur des considérations
kantiennes. Pour Kant, tout phénomène est constitué, pour nous, dans l'espace et dans le temps, qui sont des
formes a priori de la sensibilité, de sorte qu'il présente une structure immédiatement homogène aux
mathématiques, ce qui résout le problème de l'efficacité de ces dernières. Les mathématiques ne sont pas
rapportées à un monde d'idées séparées, comme dans le platonisme, ou à des structures empiriques, comme
c'est le cas pour l'aristotélisme, mais bien plutôt à une activité du sujet.
Elles ne sont donc plus "désincarnées". Mais cette thèse présente elle aussi certaines faiblesses. Tout d'abord,
elle rive les mathématiques à des structures innées et rigides qui sont inhérentes au sujet. Or les
mathématiques procèdent aussi de processus de création contingents et libres qui apportent réellement de
nouveaux concepts, dont l'origine n'est ni le monde extérieur ni l'entendement pur, mais plutôt la nécessité
interne des formalismes eux-mêmes. Ensuite, chez Kant, l'espace et le temps sont envisagés comme des
structures rigides. Kant n'envisageait qu'un espace euclidien. Or les phénomènes de la physique d'aujourd'hui
nécessitent une description à l'aide d'espaces ou de variétés qui n'ont que peu de liens avec l'espace et le
temps ordinaires.
- La conception formaliste
Le problème de l'efficacité des mathématiques est tout aussi difficile à analyser si l'on se fait des
mathématiques une conception purement formaliste, qui consisterait à considérer que les mathématiques
constituent un pur jeu formel défini à partir d'un certain nombre de symboles. A moins d'invoquer une
mystérieuse "harmonie préétablie", il est difficile d'imaginer qu'un jeu arbitrairement défini puisse avoir des
applications très précises dans le domaine des sciences empiriques. Cette conception est d'ailleurs démentie
par l'histoire : les grands mathématiciens ont rarement effectué des découvertes importantes en se livrant
simplement à une manipulation aveugle des symboles, car les mathématiques ne se situent pas seulement au
niveau de la syntaxe, elles véhiculent constamment du sens, des interprétations. Des relations arbitraires entre
symboles n'apportent que des mathématiques le plus souvent "vides", pour reprendre le vocable de Jean
Dieudonné, c'est-à-dire des mathématiques qui n'engendrent aucune idée nouvelle ou qui ne permettent pas
de résoudre des problèmes importants.
En quoi consistent les mathématiques efficaces ?
Ce qui semble polariser l'attention du physicien théoricien, ce sont des relations qui sont caractérisées par une
grande variété d'invariants relatifs à diverses transformations. Ces invariants peuvent être des nombres, des
variétés, des structures, des classes d'équivalence, la forme d'une équation. Je voudrais donc prolonger ici une
remarque très profonde de Dirac, qui avait noté que la richesse en invariants est souvent un indice de la
profondeur de la théorie, de sorte qu'un bon critère de l'applicabilité d'un formalisme mathématique en physique
est l'existence de groupes assez riches de transformations . Exemples : théorie des noeuds, théorie des
groupes, théorie des fonctions à une variable complexe, équations covariantes.
Dans la physique contemporaine, la description du monde physique se réalise effectivement par l'intermédiaire
de grandeurs qui se conservent lorsque l'on effectue certaines transformations. La présence d'invariants
associés à certaines transformations est toujours lue comme la trace de l'existence même d'un "élément de
réalité", d'une "chose" qui possède une indépendance relative, de la même façon que dans la perception
usuelle, nous parvenons à reconnaître une "réalité" à un objet en voyant comment il se comporte lorsque nous
changeons notre position par rapport à lui. Dès lors, est-il très étonnant que de telles mathématiques soient
efficaces ? Pour commencer de répondre à cette question, il faut essayer de définir, ou de caractériser, ce que
l'on entend par élément de réalité.
Qu'est-ce qu'un élément de réalité ?
Premier critère : Pour qu'on puisse parler d'une réalité, il faut que
subsiste ou persiste quelque chose dans le flux temporel ou dans
les changements de points de vue ou d'instruments d'observation.
Un premier critère de réalité est donc l'existence d'invariants sous
des transformations particulières. Par exemple, lorsque nous
voulons savoir si ce que nous voyons est réellement un cube, il
nous suffit, pour en décider, de bouger la tête ou le corps et
d'évaluer la persistance de nos sensations visuelles tout au long de
ces mouvements.Mais la réalité, c'est aussi ce qui nous apparaît
comme doué d'une certaine unité, d'une certaine cohérence interne.
Si deux ensemble de choses ne semblent reliés en aucune façon
dans notre perception visuelle, nous ne parlerons pas d'une réalité,
mais de deux. Une réalité est toujours reconnue par nous comme
une unité. Cela signifie que la notion de relation unissant des
parties à un tout est l'un des ingrédients nécessaires pour que nous
prenions conscience d'une chose comme d'une réalité particulière.
Tout ceci se traduit formellement en disant que la représentation théorique de tout élément de réalité doit
comprendre la donnée d'une symétrie formelle. En effet, ce genre de symétrie implique un lien constitutif entre
des relations et des invariants, ce qui traduit tout à la fois et la persistance du réel et sa cohérence, c'est-à-dire
son unité. En termes techniques, on parle de la covariance des lois, c'est-à-dire de l'invariance de leur forme
dans des changements de référentiels : transformation de Galilée en mécanique classique, transformation de
Poincaré en relativité restreinte. C'est cette covariance qui rend des "lois" susceptibles de décrire une réalité
physique et de manifester qu'il ne s'agit pas d'un effet lié à un choix particulier de point de vue.
Deuxième critère : Toute reconnaissance d'un élément de réalité implique également de le poser - en même
temps - dans un rapport à d'autres éléments de réalité et dans sa propre singularité. Pour identifier quelque
chose, nous devons le relier à un concept, à une idée qui justement permet son identification. Mais la charge
de réalité ne vient pas seulement de cette reconnaissance d'une idée. Elle vient également d'une capacité à
identifier l'élément de réalité dans sa particularité. Lorsque je mets en évidence un élément de réalité, ce n'est
pas une forme générale, une catégorie ou un type abstrait que j'appréhende, mais un objet particulier : "cet
objet-ci et pas un autre". Autrement dit, lorsque nous attribuons une charge de réalité à quelque chose, c'est
toujours au sein d'une tension entre l'universel et le singulier, l'universel étant cette dimension qui nous aide à
comprendre l'élément de réalité et le singulier étant cette autre dimension qui signe sa particularité. On
pressent ici toute la richesse que peut avoir le concept de brisure spontanée de symétrie.
Conclusion : les mathématiques qui sont orientées vers la recherche de relations caractérisées par de
riches classes d'invariants semblent être les mieux adaptées à la physique et ce sont d'ailleurs celles qui y
contribuent de façon essentielle. Ces mathématiques prolongent en quelque sorte le processus qui est déjà à
l'ouvre dans la perception ordinaire, c'est-à-dire la reconnaissance des éléments de réalité autour de nous.
Et lorsque la réalité se dérobe à notre regard, comme c'est le cas pour le monde microscopique, les
mathématiques "significatives" nous en offrent encore une intuition par la puissance d'un langage riche en
invariants. L'efficacité indiscutable, étonnante et bien réelle des mathématiques "évoluées" en physique des
particules ou en cosmologie n'est donc sans doute pas le fruit d'un pur miracle ou d'une harmonie préétablie.
Mais le véritable mystère réside dans l'origine de cette capacité que possède le langage mathématique à
produire des structures riches en invariants, autrement dit des symétries généralisées. Comme la solution de
ce problème ne peut certainement pas s'obtenir en partant d'une philosophie toute faite, je vous laisse réfléchir,
par vous-même, à ce qu'elle pourrait être.