Article complet publié dans La Collection de l`Art Brut, BNP Paribas

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Avenue des Bergières 11
CH – 1004 Lausanne
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Quel avenir pour l’Art Brut?
Par Michel Thévoz
Dans les premiers temps de la Collection de l’Art Brut, jusqu’à son transfert à Lausanne, on peut
dire que Jean Dubuffet et les rares collaborateurs dont il s’était entouré, notamment Slavko Kopac,
en ont assumé à eux seuls la gestion, le développement et la documentation. Dubuffet a cru bon
d’opérer d’abord dans une certaine clandestinité. La grande exposition au Musée des arts
décoratifs en 1967 a représenté un tournant à cet égard. Ensuite, la constitution de la Collection
en musée a permis à un large public d’en prendre connaissance, éveillant aussi l’intérêt d’amateurs
et d’historiens de l’art. Les contributions aux fascicules de L’Art Brut se sont multipliées, et des
ouvrages spécialisés ont été publiés en France et ailleurs.
Il faut citer notamment l’histoire très documentée de la Collection de l’Art Brut et des musées
apparentés que Lucienne Peiry publiera en 19971. Quant au développement de la Collection
proprement dite, nous avons observé que, à l’ère de l’information, de la mondialisation, de la
pensée unique, de la normalisation mentale et des neuroleptiques, les sources de l’Art Brut se
déplacent et la vérité oblige à dire que, somme toute, elles tendent à se tarir. Le créateur d’Art
Brut typique, socialement en rupture de ban, qui a été ou qui s’est soustrait au conditionnement
culturel et qui trouve en lui assez de ressources pour lui opposer une alternative individuelle, est
peut-être en voie de disparition. Mais, par le fait, il est davantage recherché, et prisé, comme le
représentant d’une espèce menacée. Sa production risque beaucoup moins la destruction pure et
simple qu’il y a un siècle. Déjà Dubuffet avait constitué en France, en Suisse, et dans d’autres pays
européens limitrophes, un réseau d’amateurs alertés qui ont repéré et sauvé des oeuvres de la
disparition. Depuis, la Collection de l’Art Brut s’est instituée en musée ouvert au public, sa
notoriété s’est étendue à d’autres continents, ainsi que celle des musées et organismes
apparentés. Chaque visiteur, dès lors sensibilisé à cette forme de création, devient un informateur
potentiel. De surcroît, les ouvrages et les revues spécialisées, mais aussi l’information
journalistique et télévisuelle, alertent un large public. La notion même d’Art Brut est en train de
passer dans l’usage. De sorte que, si la probabilité de nouveaux cas d’Art Brut diminue, la chance
qu’ils soient repérés et représentés dans un musée augmente : l’extension de l’information
compense la raréfaction de la production.
Mais c’est dire aussi que, du point de vue financier, l’Art Brut prend de la valeur. Certes, en amont,
pour ainsi dire, l’auteur d’Art Brut, par définition, se tient à l’écart du marché de l’art, il refuse
d’une manière ou d’une autre l’évaluation marchande de ce qu’il produit, il reste réfractaire à toute
intégration dans le système des beaux-arts. Mais, en aval, sa production ne peut que lui échapper;
tôt ou tard elle sera soumise à l’emprise extensive et intensive de l’économie de marché. Cela ne
constitue-t-il pas un risque de perversion, de dénaturation ou de récupération ? Le fait est que des
galeries de haut standing se reconvertissent maintenant à une forme de sauvagerie moins frelatée
que le mouvement artistique qui s’était attribué ce terme. Le champ de ce qu'on appelle
l' « Outsider Art » devient commercial.
1
Lucienne Peiry, L’Art Brut, Paris, Flammarion, 1997, rééd. 1999, 2001 ; Art Brut, the origins of outsider art, Paris,
Flammarion, 2001, rééd. 2005 ; L’Art Brut. Die Träume der Unvernunft, Paris, Flammarion, 2005.
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Fatalement, des pressions en retour s’exercent sur les créateurs pour qu’ils s’adaptent à une
notoriété qui, du temps de Dubuffet, était posthume, mais qui, aujourd’hui, les rattrape. Aux EtatsUnis surtout, on a vu certaines productions pourtant prometteuses perdre de leur virulence au fur
et à mesure de leur succès et se conformer insensiblement à ce qui semble correspondre aux
voeux des collectionneurs. Mais ce sont là des exceptions : en règle générale, les manœuvres de
promotion commerciale ratent avec ce qu’on pourrait considérer comme un bénéfice artistique :
elles fonctionnent comme une épreuve de vérité.
Encore aurait-on pu escompter que l’intérêt des marchands suscite des prospections et des
découvertes. Mais on peut parler à cet égard aussi d’une épreuve de vérité : les réflexes des
galeristes, plus que jamais dans ce domaine qui leur est peu familier, c’est de se fier non pas à
leur sensibilité personnelle, ni au caractère intrinsèque des productions dont ils pourraient avoir
connaissance, mais à leur label et le label de l'Art Brut, c'est d'être représenté dans le musée qui
porte ce nom. C’est bien pourquoi la commercialisation ne peut jouer qu’en aval, sans enrichir ni
contaminer la source. Et elle apporte peut-être aussi un bénéfice artistique, en lançant aux
responsables de la Collection de l’Art Brut et des musées apparentés un défi salutaire : découvrir
et recueillir les œuvres avant qu'elles ne soient l'objet d'une valorisation prohibitive dont, de toute
manière, leurs auteurs ne voient pas la couleur.
Il faut relever également un phénomène qui, du point de vue de l’Art Brut, est réjouissant, qui
concerne les personnes amenées à recueillir de telles œuvres « à la source ». Ce ne sont
généralement pas des amateurs d’art. Des circonstances familiales, ou amicales, ou tout
simplement fortuites, ont voulu que ces productions aboutissent entre leurs mains; si ces
personnes croient devoir les conserver, c’est par affinité instinctive, ou par affection, ou pour
perpétuer la mémoire de leur auteur défunt, et bien que ces productions ne soient garanties par
aucune légitimité artistique. Les premiers détenteurs de productions d’Art Brut partagent
généralement avec leurs auteurs un état d’esprit désintéressé. Au contraire des collectionneurs
d’art culturel, qui espèrent et se réjouissent de voir leur goût ou leur flair confirmé par une plusvalue marchande (on ne saurait leur donner tort : la cote financière est dans ce domaine un critère
de qualité généralement plus fiable que le jugement des experts), ceux qui sont amenés à
recueillir des productions d’Art Brut répugneraient à en tirer profit; et si tant est qu’ils trouvent une
gratification narcissique à voir leur choix confirmé par un musée, cette confirmation ne saurait se
traduire par un gain financier. Ils donnent volontiers, plus volontiers en tout cas que les
collectionneurs « légitimes ». C’est bien pourquoi, dès ses débuts, la Collection de l’Art Brut s’est
enrichie principalement gr ce à des actes de générosité, venant surtout de psychiatres les
premières années. Et l’on constate que, par la suite, depuis les années quatre-vingt-dix
notamment, la promotion commerciale de l’Art Brut n’a rien changé à cet égard à preuve, les
nombreuses et importantes donations dans cette période récente, celles notamment d’un nouvel
ensemble d’œuvres d’Aloïse par la famille du Prof. Hans Steck, des grandes aquarelles de Henry
Darger par Nathan et Kyoko Lerner à Chicago, un nouvel ensemble de dessins de Carlo par le Prof.
Vittorino Andreoli à Vérone. De même, les broderies d’Ofelia en Argentine, les peintures de Berthe
Coulon à Bruxelles, les dessins d’Anna Zemankova en Tchécoslovaquie, les peintures d’Eli Jah en
Jamaïque, ont été remis par des amis ou des descendants de ces auteurs.
En tout état de cause, les tentatives plus ou moins laborieuses, et plus ou moins réussies, de
spéculation marchande sur l’Art Brut auront eu l’avantage d'administrer une manière de contreépreuve : décidément, même et surtout dans le contexte de privatisation et d’ultra-libéralisme que
nous connaissons, l'Art Brut, qui ne prend son essor que dans la clandestinité, ne s'accommode
finalement que d'un statut public communautaire et d’une attention désintéressée; il ne vit bien
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que dans les collections inaliénables des musées, soustraites (mais pour combien de temps
encore?) à l'économie de marché. Cela signifie-t-il que l’Art Brut doive être considéré comme une
persistance pré-capitaliste archaïque ? Ou comme l'aspiration à une alternative futuriste ? That is
the question !
Michel Thévoz, conservateur de la Collection de l’Art Brut de 1976 à 2001.
Extrait d’un texte publié dans l’ouvrage La Collection de l’Art Brut, Lausanne, Zurich, Genève, BNP
Paribas Suisse en collaboration avec l’Institut suisse pour l’étude de l’art, 2001, pp. 46-53.