Article complet publié dans La Collection de l`Art Brut, BNP Paribas
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Article complet publié dans La Collection de l`Art Brut, BNP Paribas
Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch Quel avenir pour l’Art Brut? Par Michel Thévoz Dans les premiers temps de la Collection de l’Art Brut, jusqu’à son transfert à Lausanne, on peut dire que Jean Dubuffet et les rares collaborateurs dont il s’était entouré, notamment Slavko Kopac, en ont assumé à eux seuls la gestion, le développement et la documentation. Dubuffet a cru bon d’opérer d’abord dans une certaine clandestinité. La grande exposition au Musée des arts décoratifs en 1967 a représenté un tournant à cet égard. Ensuite, la constitution de la Collection en musée a permis à un large public d’en prendre connaissance, éveillant aussi l’intérêt d’amateurs et d’historiens de l’art. Les contributions aux fascicules de L’Art Brut se sont multipliées, et des ouvrages spécialisés ont été publiés en France et ailleurs. Il faut citer notamment l’histoire très documentée de la Collection de l’Art Brut et des musées apparentés que Lucienne Peiry publiera en 19971. Quant au développement de la Collection proprement dite, nous avons observé que, à l’ère de l’information, de la mondialisation, de la pensée unique, de la normalisation mentale et des neuroleptiques, les sources de l’Art Brut se déplacent et la vérité oblige à dire que, somme toute, elles tendent à se tarir. Le créateur d’Art Brut typique, socialement en rupture de ban, qui a été ou qui s’est soustrait au conditionnement culturel et qui trouve en lui assez de ressources pour lui opposer une alternative individuelle, est peut-être en voie de disparition. Mais, par le fait, il est davantage recherché, et prisé, comme le représentant d’une espèce menacée. Sa production risque beaucoup moins la destruction pure et simple qu’il y a un siècle. Déjà Dubuffet avait constitué en France, en Suisse, et dans d’autres pays européens limitrophes, un réseau d’amateurs alertés qui ont repéré et sauvé des oeuvres de la disparition. Depuis, la Collection de l’Art Brut s’est instituée en musée ouvert au public, sa notoriété s’est étendue à d’autres continents, ainsi que celle des musées et organismes apparentés. Chaque visiteur, dès lors sensibilisé à cette forme de création, devient un informateur potentiel. De surcroît, les ouvrages et les revues spécialisées, mais aussi l’information journalistique et télévisuelle, alertent un large public. La notion même d’Art Brut est en train de passer dans l’usage. De sorte que, si la probabilité de nouveaux cas d’Art Brut diminue, la chance qu’ils soient repérés et représentés dans un musée augmente : l’extension de l’information compense la raréfaction de la production. Mais c’est dire aussi que, du point de vue financier, l’Art Brut prend de la valeur. Certes, en amont, pour ainsi dire, l’auteur d’Art Brut, par définition, se tient à l’écart du marché de l’art, il refuse d’une manière ou d’une autre l’évaluation marchande de ce qu’il produit, il reste réfractaire à toute intégration dans le système des beaux-arts. Mais, en aval, sa production ne peut que lui échapper; tôt ou tard elle sera soumise à l’emprise extensive et intensive de l’économie de marché. Cela ne constitue-t-il pas un risque de perversion, de dénaturation ou de récupération ? Le fait est que des galeries de haut standing se reconvertissent maintenant à une forme de sauvagerie moins frelatée que le mouvement artistique qui s’était attribué ce terme. Le champ de ce qu'on appelle l' « Outsider Art » devient commercial. 1 Lucienne Peiry, L’Art Brut, Paris, Flammarion, 1997, rééd. 1999, 2001 ; Art Brut, the origins of outsider art, Paris, Flammarion, 2001, rééd. 2005 ; L’Art Brut. Die Träume der Unvernunft, Paris, Flammarion, 2005. Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch Fatalement, des pressions en retour s’exercent sur les créateurs pour qu’ils s’adaptent à une notoriété qui, du temps de Dubuffet, était posthume, mais qui, aujourd’hui, les rattrape. Aux EtatsUnis surtout, on a vu certaines productions pourtant prometteuses perdre de leur virulence au fur et à mesure de leur succès et se conformer insensiblement à ce qui semble correspondre aux voeux des collectionneurs. Mais ce sont là des exceptions : en règle générale, les manœuvres de promotion commerciale ratent avec ce qu’on pourrait considérer comme un bénéfice artistique : elles fonctionnent comme une épreuve de vérité. Encore aurait-on pu escompter que l’intérêt des marchands suscite des prospections et des découvertes. Mais on peut parler à cet égard aussi d’une épreuve de vérité : les réflexes des galeristes, plus que jamais dans ce domaine qui leur est peu familier, c’est de se fier non pas à leur sensibilité personnelle, ni au caractère intrinsèque des productions dont ils pourraient avoir connaissance, mais à leur label et le label de l'Art Brut, c'est d'être représenté dans le musée qui porte ce nom. C’est bien pourquoi la commercialisation ne peut jouer qu’en aval, sans enrichir ni contaminer la source. Et elle apporte peut-être aussi un bénéfice artistique, en lançant aux responsables de la Collection de l’Art Brut et des musées apparentés un défi salutaire : découvrir et recueillir les œuvres avant qu'elles ne soient l'objet d'une valorisation prohibitive dont, de toute manière, leurs auteurs ne voient pas la couleur. Il faut relever également un phénomène qui, du point de vue de l’Art Brut, est réjouissant, qui concerne les personnes amenées à recueillir de telles œuvres « à la source ». Ce ne sont généralement pas des amateurs d’art. Des circonstances familiales, ou amicales, ou tout simplement fortuites, ont voulu que ces productions aboutissent entre leurs mains; si ces personnes croient devoir les conserver, c’est par affinité instinctive, ou par affection, ou pour perpétuer la mémoire de leur auteur défunt, et bien que ces productions ne soient garanties par aucune légitimité artistique. Les premiers détenteurs de productions d’Art Brut partagent généralement avec leurs auteurs un état d’esprit désintéressé. Au contraire des collectionneurs d’art culturel, qui espèrent et se réjouissent de voir leur goût ou leur flair confirmé par une plusvalue marchande (on ne saurait leur donner tort : la cote financière est dans ce domaine un critère de qualité généralement plus fiable que le jugement des experts), ceux qui sont amenés à recueillir des productions d’Art Brut répugneraient à en tirer profit; et si tant est qu’ils trouvent une gratification narcissique à voir leur choix confirmé par un musée, cette confirmation ne saurait se traduire par un gain financier. Ils donnent volontiers, plus volontiers en tout cas que les collectionneurs « légitimes ». C’est bien pourquoi, dès ses débuts, la Collection de l’Art Brut s’est enrichie principalement gr ce à des actes de générosité, venant surtout de psychiatres les premières années. Et l’on constate que, par la suite, depuis les années quatre-vingt-dix notamment, la promotion commerciale de l’Art Brut n’a rien changé à cet égard à preuve, les nombreuses et importantes donations dans cette période récente, celles notamment d’un nouvel ensemble d’œuvres d’Aloïse par la famille du Prof. Hans Steck, des grandes aquarelles de Henry Darger par Nathan et Kyoko Lerner à Chicago, un nouvel ensemble de dessins de Carlo par le Prof. Vittorino Andreoli à Vérone. De même, les broderies d’Ofelia en Argentine, les peintures de Berthe Coulon à Bruxelles, les dessins d’Anna Zemankova en Tchécoslovaquie, les peintures d’Eli Jah en Jamaïque, ont été remis par des amis ou des descendants de ces auteurs. En tout état de cause, les tentatives plus ou moins laborieuses, et plus ou moins réussies, de spéculation marchande sur l’Art Brut auront eu l’avantage d'administrer une manière de contreépreuve : décidément, même et surtout dans le contexte de privatisation et d’ultra-libéralisme que nous connaissons, l'Art Brut, qui ne prend son essor que dans la clandestinité, ne s'accommode finalement que d'un statut public communautaire et d’une attention désintéressée; il ne vit bien Avenue des Bergières 11 CH – 1004 Lausanne Tél. +41 21 315 25 70 Fax +41 21 315 25 71 [email protected] www.artbrut.ch que dans les collections inaliénables des musées, soustraites (mais pour combien de temps encore?) à l'économie de marché. Cela signifie-t-il que l’Art Brut doive être considéré comme une persistance pré-capitaliste archaïque ? Ou comme l'aspiration à une alternative futuriste ? That is the question ! Michel Thévoz, conservateur de la Collection de l’Art Brut de 1976 à 2001. Extrait d’un texte publié dans l’ouvrage La Collection de l’Art Brut, Lausanne, Zurich, Genève, BNP Paribas Suisse en collaboration avec l’Institut suisse pour l’étude de l’art, 2001, pp. 46-53.