Le vieil homme et le maçon

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Le vieil homme et le maçon
Le vieil homme et le maçon
Planche faite pour la Saint-Jean d'hiver 1989
Nous avons essayé à notre manière de montrer à celles et ceux qui ne le sont pas ce
qu'est le travail maçonnique : vous le savez le langage est symbolique et à tout le moins
métaphorique. Et puisqu'il revient à l'orateur la tâche de résumer les travaux, voici ce
que je vous dirai.
Je parlerai surtout pour celles et pour ceux qui nous côtoient dans la vie quotidienne ; ils
connaissent et supportent nos défauts, nos manies, nos insuffisances en un mot les
métaux que nous tentons de laisser à la porte du temple. Car dans ce dernier, que nul
ne s'y trompe nous nous montrons sous notre meilleur jour. C'est dire ... Alors que ceux
qui ont des oreilles entendent. Que ceux qui ont un cerveau comprennent. Et que ceux
qui ont un coeur le tiennent ouvert.
Ce conte se passe le lendemain de la nuit la plus longue de l'année, celle du solstice
d’hiver ; celle que certains ont comparé à la porte des dieux, car de l'ombre elle s'ouvre
vers la lumière. Ce conte se passe presque au centre de notre pays. Dans cette région
burgonde le limon de la Saône enfante de lourds épis et où la craie de la côte féconde
une treille généreuse.
Alors ... Regardez ... Le ciel ... bleu ... On le voit à travers un portail, ou plutôt une grille
blanche; Sous le soleil de midi, cette grille, certes paraît blanche ; mais, en fait, elle est
terne, de ce blanc un peu ocre, mât, de ce blanc qui a trop vécu. Ce n'est pas une grille
bourgeoise. C'est une grille métallique toute simple. Qui sépare n'importe qui de
n'importe quoi. Donc, derrière et au-dessus, le ciel, bleu, d'un bleu ardoisé, métallique,
transparent, royal ... Le bleu immaculé de l’Eternel Orient ... Un bleu ... Excalibur ...
Le attends est suspendu. Il est midi. Dans un instant, il sera minuit. Entre les deux le
temps n'est plus. Mais c'est dans ce soupir, dans cette exhalaison, que le secret se
communique. Nul ne peut le surprendre. Mais tout homme, né libre, peut le
comprendre. Il faut pour cela, rester diaphane, immobile, guetter un jour plus
transparent que le jour, être attentif aux signes, qui ne font signe que dans le seul
instant où il les efface ...
En deçà de la grille, un homme. Il est franc-maçon et il a un peu plus de cent ans. Il est
presque au bout du chemin. Il va quitter ce lieu et sa femme est déjà dans la voiture ; il
est mobile, il est compas. Il tente, en vain, d'être esprit. Il embrasse entre ses branches,
un pentacle . Et dans ce pentacle il y a trop, beaucoup trop, il ne sait plus. Le maçon
regarde à travers la grille, car ...
Au delà de la grille, un autre homme : il n’est pas maçon mais il est de bonnes meours
... enfin, comme nous tous ... Il est né libre aussi ... enfin de cette liberté conditionnelle
que nous devons affermir à chacun de nos actes. On peut le considérer comme un
Grand du Royaume car il est couvert. Oh ! Son couvre-chef est une simple casquette
comme on en voit au joli mois de Mai au mur des Fédérés. Il a quatre-vingt ans, c’est
l’automne. Il est au soir de ses jours. Son regard un peu fixe se porte déjà plus loin que
le bleu du ciel, vers une porte.
Derrière cette porte, sa femme doucement, lentement, oh ! combien lentement, s’endort
dans la petite chambre qui avait déjà vu s’en aller la grand-mère. Et avant elle combien
d’autres femmes, dont les filles, elles aussi, s’en étaient allées dans le glissement
interminable du temps. Son home, donc, le vieil homme attend. Il est déjà équerre :
rectitude, raison, pierre d’angle, mais non pierre angulaire. Il est matière, il est brut
Un coup de maillet les fit un peu sursauter tous deux.
A ce moment la main du maçon vint se poser à travers la grille, je dis bien à travers la
grille, sur l’épaule gauche du vieil homme. Le regard de celui-ci s‘embua d’’une goutte
de rosée, et pudiquement il baissa les paupières.
Le lieu devint fort et sacré.
Et au-delà du regard, on pu entendre ces mots qui n’étaient pas faits pour accéder à la
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Parole :
Qu'il ne t'importe pas si tu as froid, ou chaud en faisant ton devoir. Ou si tu as besoin de
t'assoupir. Ou si tu meurs. C'est en effet une des actions de la vie, que de mourir. Il suffit
donc, pour cet acte aussi, de bien faire ce que tu fais, au moment où tu le fais, et en cela
guidé par ta seule raison.
Ma raison ne sait comment elle est constituée, ni ce qu’elle fait, ni sur quelle matière. En
cette période seul mon coeur répète inlassablement:
Mon Dieu...mon Dieu...mon Dieu
laissez la moi...
encore un peu ;..
un jour, deux jours, trois jours...
laissez la moi
encor' un peu à moi
le temps de s'adorer
le temps de se le dire
le temps de s'fabriquer...
des souvenirs
mon Dieu,
Ah! oui... laissez la moi
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Le texte suivant est fait de pensées de Marc-Aurèle et de textes de chansons que nous connaissons
tous. Je l’ai écrit en forme de dialogue qui se serait tenu entre une sorte de Daïmon grec et un homme qui
assisterait à la fin d’une femme aimée. C’est pour cette raison que ces mots ne sont pas faits pour la
« Parole ». En outre les paroles de la chanson de Piaf, je me les suis tellement répétées, sept ans
auparavant, dans la pénombre hivernale de la chambre où ma propre mère agonisait ...
remplir ma vie
six mois,
trois mois...
deux mois ...
mêm' si j'ai tort
laissez la moi, encore...
Reviens à toi, et une fois sorti de ton sommeil rends toi compte que ce sont des songes,
oui, des songes qui te troublaient.
Songes parfois heureux, mais songes creux...
Mais je suis composé d'un corps, faible, et d'une âme. Pour le corps, oui, tout devrait
être indifférent car il ne peut établir aucune différence. Quant à mon âme qui procède de
l’Esprit, tout est en son pouvoir.
Je le conçois. Mais ici et maintenant, je ne suis pas esprit !
Alors accommode toi des choses gue t'assigne ta condition. Et les hommes que le
Destin te donne comme compagnons, aimes les. Mais du fond du cœur de la même
manière que tu fais ce qui convient quotidiennement, pour celle qui te quitte.
Accorde moi le droit, sur ce sujet de n'avoir point d'opinion. Je doute et mon coeur est
assez troublé ainsi. Ces choses ne sont pas de nature à consolider mon jugement.
Bientôt, tu auras tout oublié et bientôt tous t'auront oublié,. mais continues d'aimer la vie
comme un épi de grains... Vis le reste de cette vie conformément à la nature. N'aime
uniquement gue ce qui constitue la trame de ta vie. Saches quoi aimer.
Fais ce que peux. Dieu seul jugera.
C'est pas facile d'aimer comme on le voudrait. Quand on est petit, on a envie d'être
embrassé Et puis on vieillit...on tue sa vie... On est pressé... Et de maladresses en
erreurs, on suit des sentiers où le mot bonheur tombe à côté C'est pas facile d'aimer...
comme on le croyait.
Les hommes sont faits les uns pour les autres: instruis les donc ou supporte les...
Pénètre dans l'âme qui dirige chacun et laisse tout autre pénétrer aussi dans ton âme à
toi.
Ainsi se sont-ils dit dans cet instant d’éternité, entre midi et minuit, sans un mot, à
travers un regard, dans une pression de mains. Il y avait un vieil homme, il y avait un
maçon. Mais y avait-il un au-delà ? Et y avait-il un en-deçà ? Non. Ils sont maintenant
tous deux fils de la veuve car le vieil, lui, est parti au delà du miroir.
La maçonnerie c’est cela, rien que cela. Mais tout cela. Est-elle secrète ? Non, elle est
simplement discrète. C’est le souffle qui est passé entre eux deux. L’un vient d’une
Loge de Saint Jean ; l’autre s’en va vers Chronos. Ce qui les unit c’est l’odeur qui reste
du parfum alors même que le flacon est vide.
Ce sont tous deux, deux pierres aussi brutes que le rocher émergeant du torrent ;
énorme bloc indestructible en apparence, mais que le temps peut sculpter. Car même
Montségur n’est plus que l’idée de Montségur ... Les molécules de terre, d’air, d’eau et
de feu sont notre force, la patience notre sagesse et l’amour notre beauté. Mais nous
savons que c’est un mirage qui recule au fur et à mesure de notre pèlerinage.
Ils étaient deux enfants de la veuve. L’ai lui-même avait autour d’eux une ivresse
triomphale ; le ciel, toujours plus bleu, paraissait plus proche, plus conciliant, et chaque
arbre, chaque fleur était un signe d’amitié. Il s’agissait de notre vieux compagnonnage
humain 2 de notre coude à coude fraternel à la poursuite d’une œuvre commune de
justice et de raison.
Ils devinrent justes.
Mais lorsqu’ils relevèrent la tête, ils refusèrent d’attacher à tout cela trop d’importance ;
ils souriaient d’anticipation et d’espérance, en pensant à toutes les mains prêtes à les
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saisir, et pensant à toutes ces forces cachées , naissantes, futures, somptueuses ... Ils
n’en tiraient aucune leçon morale ni aucune résignation : le vieil homme n’était plus
triste car, somme toute, il n’avait renoncé qu’à lui même ; quant à l’autre, il n’attendait
pas telle explication ou tel message...
Mais on peut imaginer avec quel bouleversant espoir, avec quelle fervente prière, ils
restaient là, les mains tendues4, ouvertes, offertes, oblatives et stigmatisées.
Une seule question restait dans la tête du vieil homme : fils de la Veuve, certes, mais
veuve de qui ? De son mari l’architecte. Oui, mais Hiram n’est lui-même qu’une
apparence. Et bien que chaque maçon, que chaque homme doive mourir à lui-même,
pour renaître à la Lumière, ce n’est pas Hiram qu’il recherche. Il n’est en réalité pas lle
fils d’Hiram, mais de la Parole que celui-ci détenait. Ce Verbe qui a habité parmi nous et
que nous n’avons pas reconnu.
Car dans ce domaine je suis, tu es, il est, nous sommes tous des assassins.
J’ai dit.
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La formule est de Romain Gary dans « La promesse de l’aube ».
Ibidem.
Ibidem