D en finir avec le travail - MÊME PAS PEUR - E

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D en finir avec le travail - MÊME PAS PEUR - E
N° 1 - Mai-Juin 2015 - Belgique 3 € - www.cactusinebranlableeditions.e-monsite.com et www.editionsdubasson.com - http://memepaspeur1.e-monsite.com
même
pas
peur
D en finir avec le travail
MAI-JUIN 2015/N°1/3 €
L’éditorial
Jean-Philippe Querton
uNe bonne fois pour touteS !
Dans le sillage de Monod qui affirme que l’utopie, ce n’est pas l’irréalisable, mais l’irréalisé, sans doute serait-il bon de repenser un
monde débarrassé de son pire fléau : le travail. Le travail emmerde
autant ceux qui en ont que ceux qui n’ont pas, voilà sans doute ce
qui le caractérise d’une manière éminemment paradoxale.
Ne croyez jamais celui qui affirme qu’il adooore son job, c’est un
menteur qui refuse d’admettre que ses collègues sont cons et chiants.
De même, si au détour d’un dîner de famille, quelqu’un pérore qu’il
a des collègues fabuleux, cela signifiera immanquablement que son
travail l’ennuie au plus haut des points.
Si vous ne vous retrouvez pas dans cette observation, n’ayez crainte,
on ne vous en voudra pas. Il en faudra toujours bien quelques-uns
pour bosser. Mais surtout, surtout, ne vous sentez pas obligé d’exiger des autres qu’ils soient comme vous. Si vous aimez les choux de
Bruxelles, les romans d’Amélie Nothomb et les chansons de Mireille
Mathieu, ce n’est pas pour autant que vous allez imposer vos travers
aux autres ! Pour le travail, c’est la même chose : que ceux qui aiment
ça s’y collent et foutent la paix aux autres : ceux qui veulent faire le
choix de la paresse et de l’oisiveté.
Quand Jean-Paul Dubois affirme que « le travail n’a de valeur que
pour celui qui n’en a pas », il ne se trompe pas, sauf que la quête
du sans-emploi n’est pas l’épanouissement qui découle de l’action
de participer à la réalisation des objectifs de l’entreprise, mais la
recherche de revenus pour vivre ou survivre. Et pourtant, qu’il est
pénible le statut de travailleurs non occupés (professionnellement),
qu’elle est cruelle la nouvelle étoile de David que l’on colle sur le
manteau du sans-emploi qui se voit stigmatisé, montré du doigt et
même culpabilisé et mis au ban de la société.
Mais bordel de nom de dieu, quand en finira-t-on de cette obligation
schizophrénique qui place les individus dans l’obligation de chercher ce qui n’existe pas, du moins en suffisance pour tous ? De la
droite ultra-libérale à la gauche pure et dure en passant par les syndicats, on n’a qu’un mot à la bouche : travailler !
Travailler pour quoi ? Pour une croissance sans fin, merde, un môme,
il y a bien un moment où il l’a terminée sa croissance, pourquoi n’en
serait-il pas de même d’un système économique dont les limites ont
été maintes fois démontrées ?
Dans ce numéro 1 de MÊME PAS PEUR, nous avons l’ambition de
nous moquer du travail, de nous foutre de la gueule de ceux qui le
placent au pinacle des valeurs parce que nous pensons qu’il existe
des modèles alternatifs, des modèles qui proposent de limiter l’obligation de travailler pour celles et ceux qui veulent consacrer leur vie
à l’art, à la culture, au jardinage, à l’éducation de leurs enfants, à la
vie associative et à l’épanouissement personnel… sans pour autant
se retrouver coupés de moyens de subsistance et de dignité.
Sonnez trompettes, résonnez tambours, le travail va s’en prendre
plein la tronche.
2 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
Je suis pour
le travail
mais le travail
n’est pas pour moi !
Etienne Vanden Dooren
Le premier mai qui me vient à l’esprit
porte un gros S à son cul. « Faites du
travail » qu’ils disaient, « Faites du travail, vous en verrez les bénéfices. MaiS de
loin... ».
Tu parles, on les voit bien les bénéfs,
là-bas au loin dans la poche des autres,
des marionnettistes irresponsables, des
fildeferdufriquistes de haut vol organisé, des escrocs à pognon sur rue. Nous,
on a juste droit aux cadences à tenir, à
l’incontournable rentabilité, aux tâches
infiniment absurdes, aux déficits à combler. Et il y en a, hein ! Ben oui, il faut
bien les boucher, les trous béants laissés par les prises de bénéfices ! Et pour
les boucher, les travailleurs, ouvriers,
employés, exploités, pressés jusqu’au
trognon, puisent dans leur santé qui
devient rapidement déficitaire, dans
leurs week-ends à dépenser sans penser, dans leurs bonheurs désormais
mal perçus autant par les repus que les
exclus, dans leurs insomnies de futursex-travailleurs aliénés.
Le muguet du 1er mai, on devrait en
faire une soupe impopulaire pour
riche only ! Qu’ils en crèvent, qu’ils
s’étouffent dans leur bol ! Et là, on
en aura peut-être du bol, le jour où
l’argent ne sera plus ROI, Règlement
d’Ordre Intérieur de ce foutu système
capitaliste. L’espoir d’une jolie vie
pourra enfin poindre.
D’un autre côté, en redevenant terre-àterre, je dois bien avouer que ce que je
fais m’amuse. Je m’amuse à éditer des
livres, à découvrir des manuscrits, à
accompagner des auteurs, à créer l’objet-bouquin. Et ici, maintenant (enfin le
maintenant où j’écris qui n’est pas celui
de ta lecture vieux !), j’aime aligner ces
mots pour Même pas peur, ce petit
texte, ces couillonades. J’aime taper sur
le clavier et sur les enflures boursouflées qui carcanisent nos vies. J’invente
des phrases. Je peux y mettre n’importe
quel mot. Merdre. Je suis libre, un peu.
Bite. Je passe du temps à faire ce texte
mais je n’arrive pas à qualifier ces minutes de temps perdu, rentable, monnayable. Pétard. Ce n’est donc pas du
travail. Mais qu’est-ce alors ? Cotonéaster.
Il manque incontestablement un mot
pour définir l’activité non contraignante. Courbure injurieuse des
spasmes-taons ! J’invente donc, unilatéralement, sans autre ambition que
de déconner, le verbe jobobardiser. Je
pourrais aussi dire que je beaussefaure,
que je folassonne, que je réalibre... ou
que je passe le temps en attendant la
mort mais c’est un autre débat.
Bon, je vous quitte. Je vais boire un
coup. Et ça, c’est pas des conneries !
Le poète se passa la cravate au cou
pour chercher du travail.
Georges Elliautou
vécu
Bosser ou crever ?
MAI-JUIN 2015 / Même pas peur No 1 / 3
parcours du combattant
Les artistes face à la législation de l’emploi
Milly Milo (Chômeuse bientôt exclue)
À la veille de mes 40 ans, je me demandais
quels allaient être mes questionnements, quelle
crise m’attendrait. Je suis loin de toute quête
philosophique et pourtant, c’est une quête bien
existentielle qui s’offre à moi : vais-je devoir
retourner vivre chez mes parents avec mon fils ?
Vais-je devoir frapper à la porte du CPAS ?
Vais-je décrocher un emploi ?
Retour en arrière.
Un « beau » jour de 2013, je suis convoquée à l’Onem pour la vérification de ma
démarche active de recherche d’emploi.
Malgré les intérims, je suis appelée régulièrement, car bien entendu, les intérims
tombent du ciel et ne sont pas une suite logique de recherche d’emploi. Au contraire,
ils résultent de mes candidatures acharnées, mais ça, ils ne le comprennent pas.
Comme à chaque fois, je m’attends à me
faire taper sur les doigts par une personne
qui, contrairement à moi, a trouvé un emploi et qui est seule juge de mes actions.
Elle m’évaluera sur base de son humeur, de
celle de sa hiérarchie, des ordres reçus un
peu plus tôt dans la semaine et des quotas
de sanction qu’elle doit atteindre pour rester dans les clous.
Bref je passe, une fois de plus, devant
mon juge — on appelle ça un « facilitateur »,
comprenne qui pourra — qui m’octroiera
ou non un contrat ou me laissera chercher
un emploi tout en touchant mes allocations
d’insertion… Et c’est là que le bât blesse.
Allocations d’insertion et non pas allocations de chômage ! Basées sur un diplôme
et non sur un travail. Allocations que le
gouvernement a décidé de limiter dans le
temps : 3 ans et le compte à rebours a débuté en janvier 2012.
L’article 63§2
Je ne le connais pas encore, mais je vais
apprendre à le découvrir…
Là, on me met en garde en vue de ma
prochaine convocation : je dois changer
d’orientation sous peine de sanction. Je
m’étonne : je suis un bon petit soldat, je
postule énormément, candidatures spontanées, réponses aux annonces… Rien n’y
fait, il faut se calquer sur le marché de
l’emploi. Si je ne trouve pas une formation,
les sanctions ne vont pas tarder à tomber.
Menaces !
Je rentre chez moi, effondrée, je ne comprends pas. Je me rends à mon syndicat, je
leur demande ce qu’ils font, pourquoi ils ne
m’ont pas prévenue que j’étais en allocations d’insertion ?
La réponse fuse : « Ce n’est pas notre boulot,
c’est à vous de connaître votre situation… »
Gloups…
Quelques jours plus tard, je trouve un
intérim, un de plus. La date fatidique le 1er
janvier 2015 s’éloigne de moi.
Fin de l’intérim, convocation Onem…
Je n’ai plus le choix, je dois me réorienter.
Je donne des cours d’arts plastiques depuis
2002, j’anime des ateliers artistiques pour
les enfants, pour les ados, pour les adultes,
n’est-ce déjà pas une forme de réorientation ? Diplômée en création textile, tissagetapisserie, je reste dans le même domaine et
je dois me calquer sur le marché d’emploi.
Positive, je demande une formation pour
un métier en pénurie : institutrice maternelle. Refus, j’ai deux diplômes au-dessus
de mon CESS. Ces mêmes diplômes que
l’on me demande de mettre de côté pour
me calquer sur le marché de l’emploi. À
devenir dingue…
Demande d’une formation en secrétariat,
je passe les tests, je suis acceptée.
Le compteur ne s’arrête pas pour autant,
nous sommes en septembre 2014. Tic-tac,
l’horloge tourne. Ma gorge se noue, mes
nuits commencent à raccourcir, comment
trouver ce boulot, ce Graal ? Je postule, je
me forme… Je suis malade ! Oui, je suis
malade physiquement, mentalement c’est
si difficile…
Le premier janvier 2015
Il est là, plein de bons vœux, bonne année, bonne santé et toujours rien pour moi.
Les larmes coulent malgré moi, je n’arrive
pas, je n’arrive plus, je suis à bout, je pleure,
je n’arrive plus à écouter la radio, les infos
me donnent la nausée, je ne souris plus.
Des antidépresseurs ? Non je sais ce qu’il
me faut, et ce n’est pas ça, il me faut un
boulot. Postuler pour un job dans lequel je
n’ai aucune expérience, un job dont
je n’ai pas envie, rester derrière
un ordinateur me rend malade… J’aime la matière,
la toucher, la sentir
entre mes doigts, la
transformer, j’aime le
contact, l’interaction
avec les élèves, avec
les autres. J’ai besoin
de temps pour moi,
pour tisser, pour
créer… Mais je dois
me calquer sur le marché de l’emploi, oublier
qui je suis, ce que je veux
faire de ma vie. D’autres
décident pour moi.
Je toucherai mes allocations
encore quelques mois, puis je devrai aller
frapper à la porte du CPAS. Les ennuis
ne feront que commencer, je ne serai plus
considérée comme chef de famille, mais
comme cohabitante avec un enfant majeur
qui devra également faire la demande de
RIS. Ça tombe pendant son blocus, oui, il
étudie, à l’université, pourvu que cela lui
permette de trouver un emploi ! Je ne sais
même pas si cela veut encore dire quelque
chose, de toute façon il n’aura que 3 années,
après il pourra se réorienter, si toutefois
il finit avant d’avoir 24 ans… Dans le cas
contraire, il n’aura droit à rien.
Je retourne au syndicat. Je pose des questions. La réponse fuse : « Les allocations
sont un luxe que l’on ne peut plus se permettre ! De quoi vous plaignez-vous, dans
les autres pays, ça n’existe pas le droit aux
allocations illimitées dans le temps… »
J’en perds mes mots, je suis anéantie,
même les syndicats ont oublié leur combat !
Et les renseignements pour l’octroi du
CPAS me font peur : extraits bancaires de
3 à 6 mois (ça dépend du zèle), fouille du
domicile, coups de pouce de la famille, tout
sera épluché, disséqué par des personnes
qui étaient sûrement bien contentes de ma
présence pour remplacer le professeur de
leur enfant en plein milieu d’année…
Je ne suis pas bien riche, mais je vais
encore m’appauvrir un peu plus. Le RIS
est le maximum «décent» que l’État nous
consent. Finis les jobs d’étudiants d’un
mois qui permettent à mon fils de payer
une partie de sa scolarité, parfois des petits
plus culturels si importants ; excusez-le de
ne se consacrer qu’à ses études durant l’année scolaire. Un mois par an, je serai à la
charge de mon fils de 20 ans... Finis aussi les
ateliers qui mettent du beurre dans les épinards, qui permettent de s’offrir quelques
livres, ces évasions, ces voyages à la portée
de nos bourses. De s’offrir quelques fleurs
à défaut de jardin...
Le chômage est calculé sur un taux journalier, le RIS sur un taux mensuel
qui ne peut être dépassé. Tout
sera donc déduit. La spirale
infernale de la pauvreté se
mettra en marche. Nul
besoin d’être intégrée
socialement, je le suis.
Ou plutôt, je l’étais,
car l’État en a décidé
autrement. J’ai reçu
la lettre. Le couperet
tombera le 17 juillet.
En préambule, un petit lexique pour les
non-initiés. S’il ne veut pas être indépendant, l’artiste peut travailler sous le statut
de salarié. Il paie alors des cotisations sociales et a accès aux allocations de chômage.
Pour ouvrir ces droits, il doit prouver une
certaine quantité de jours prestés (contrats
à la durée) ou bien un montant donné de
rémunérations brutes (prestations « au cachet »), lequel montant est converti en jours
de travail, selon la règle du cachet. Une fois
ces droits ouverts, l’artiste doit prouver 156
jours de prestations artistiques au cours de
la première période de 18 mois, pour éviter
la dégressivité des allocations.
C’est ce qu’on appelle le « statut d’artiste », qui est en fait un aménagement de
la législation chômage. Ce « statut » a été
réformé en catimini en 2013, pour en durcir
les conditions d’accès. De plus, il n’est pas
adapté à la nature intermittente de notre
travail, et nous sommes encore classés dans
la case « chômeurs ». Donc nous sommes
harcelés par l’ONEM, qui ne comprend rien
à notre réalité quotidienne. Nous devons
prouver une recherche active d’emploi,
alors même que nous travaillons. Une absurdité et une perte de temps, tant pour les
artistes que pour les administrations.
Depuis la réforme du « statut d’artiste » de
2013, nous pédalons dans la paperasse. Nos
obligations administratives sont de plus en
plus lourdes et complexes, et ce envers tous
nos interlocuteurs : les syndicats, l’ONEM,
Actiris, Le Forem et le VDAB. Pour être
artiste, mieux vaut avoir le cerveau formaté
comme un fonctionnaire. Ce qui n’est pas le
cas de figure le plus courant.
Petits exemples
• Vous êtes artiste et vous travaillez ? Remplissez chaque mois le formulaire C3A, et
sans ratures s’il vous plaît, sinon retour à la
case ONEM.
• Vous travaillez au cachet ou à la tâche ?
Là, ça se complique : Remplissez en plus
le formulaire C3-Artiste, en indiquant les
coordonnées complètes de vos divers employeurs, le salaire brut, les dates, le type
de contrat, la description de l’activité. Et
joignez des preuves, on ne va pas vous
croire sur parole !
De plus, vous tombez sous le coup de
l’article 48 bis, c’est-à-dire que pour chaque
revenu brut journalier dépassant 86,64
€, vous devrez
reverser
à
l’ONEM
un
ou
plusieurs
j o u r s
d’allocations. Ce qui
revient à limiter
vos revenus mensuels à environ 1200 €.
Vous êtes déjà précaire, eh
bien vous allez devenir encore
plus pauvre !
Enfin, pour prester au cachet, vous
devez obtenir un Visa artiste. Visa déli-
Nicolas Simon, réalisateur
vré par la Commission Artistes. Laquelle
Commission n’est pas fonctionnelle, et ne
délivre pas ledit Visa. Ce qui vous pousse
dans un vide juridique.
• Vous ne comprenez rien à la paperasse ?
Alors vous augmentez vos chances de commettre une infime erreur, qui suffira à vous
mettre sur le grill. Vous serez suspecté de
fraude, et vous risquez de vous faire virer
du chômage. Ce qui tombe bien, puisque
les gouvernements sont ravis de faire baisser les statistiques.
• Vous ne travaillez pas assez ? Vous
consacrez du temps à la création, mais il n’y
a pas d’argent pour vous rémunérer ? Vous
n’êtes pas « disponible sur le marché de
l’emploi » ? Vous ne cumulez pas 156 jours
de travail rémunéré sur 18 mois ? Vous êtes
alors un sale artiste
raté, chômeur et
profiteur. Et
l’ONEM
vous obligera
à
changer
de
travail. Oubliées
votre
longue
formation d’artiste,
votre expérience, vos
créations, votre implication
dans la société, tout ça ne vaut
rien. Trouvez-vous un vrai travail.
Car enfin, le travail ça court les rues, tout le
monde le sait.
Boucs émissaires
Cette logique comptable, mâtinée de
culpabilisation, ce délire paperassier, et
cette réforme menée en dépit du bon sens,
sont contre-productifs. Ils ne font que pousser les artistes vers encore plus de précarité,
coupent l’accès à la profession à la jeune génération, cassent les solidarités et menacent
de tarir la création dans de nombreux secteurs.
Nos représentants élus utilisent cette
grossière tactique du bouc émissaire pour
tenter de faire oublier leur responsabilité
dans la crise financière, économique et sociale qui nous touche tous de plein fouet.
Les artistes, mais aussi les chômeurs et les
sans-papiers sont des cibles faciles, offertes
à la vindicte populaire. C’est la tactique de
la division et de la haine, pour faire oublier
le recul des droits sociaux.
Plus courageuse serait la reconnaissance
par le monde politique de ses responsabilités dans cette crise, ainsi qu’un nécessaire
constat d’échec des politiques capitalistes,
qui socialisent les pertes pour mieux privatiser les profits.
Enchaîner
Pardon de ne pas avoir
eu 18 mois de travail à
temps plein sur 24 mois…
Cela fait douze années scolaires que j’enchaîne des intérims entre 3 semaines et 6 mois. À
cela, il faut ajouter tous mes contrats d’animation, mais ceux-ci ne sont pas reconnus
par l’Onem…
Un article : le 63. Un alinéa : le 2. Un article
et un alinéa qui mettent à terre tous mes
projets, qui réduisent 12 années à néant…
Aujourd’hui, je n’arrive plus à n’avoir
même pas peur…
Insomnie Meursault
Même dans son rare sommeil, son visage
ne semble pas paisible. Mes yeux habitués
à la semi-obscurité scrutent ce souffle soucieux. Des heures que je ne dors plus, des
semaines qu’elle ne sourit plus, qu’elle me
parle à peine. Dans ce lit que j’occupe frauduleusement, je suis soudainement et pleinement cette conscience de l’oppression
qui obstrue ma gorge et comprime mes
poumons. Cette conscience, je la devine
aussi derrière ses yeux clos, serrés, agités de mauvais rêves et d’angoisses. Elle a
peur. L’avenir, qui n’est pourtant pas habituellement une obsession, finit par envahir
chaque seconde, chaque minute, chaque
respiration du fait même qu’il semble non
pas s’assombrir, mais littéralement disparaître, il devient inimaginable. Quelques
lettres, quelques chiffres au bas desquels
s’appliquent le paraphe distrait de quelque
nantis, cachetonneurs d’assemblées, scellant la désolation de quelque cinquante
mille personnes et celles qui suivront tous
les ans, puisque c’est une certaine idée de la
dignité qui est limitée dans le temps à présent. Un article, soixante-trois, paragraphe
deux. Elle est pourtant un bon petit soldat
économique. Des années à accumuler les
contrats de remplacement dans l’enseignement qui ont permis à des fonctionnaires
de profiter de leurs avantages sociaux sans
mettre les directions dans l’embarras et les
élèves dans le désœuvrement. Mais pas assez ! Un amas d’autres petits contrats même
pas reconnus par l’Office National de l’Emploi chez qui elle allait consciencieusement
présenter ses devoirs de « profiteurs » sous
peine de se voir amputée de ses moyens
d’existence. Il faut se former, malgré nos
diplômes universitaires. Il faut « changer
d’orientation », malgré le virage radical au
sortir même du ventre chaleureux de l’alma mater, abandonner des années de lutte
pour en commencer d’autres. Mais rien n’y
fera, les jours, les
semaines passent et
la rapprochent de
l’assistance publique
rebaptisée
pudiquement « aide sociale », puis « action
sociale » histoire de
résoudre les drames
à coup de cache-sexe
lexical. Il sera difficile
d’argumenter
ne pas être un « assisté », puisque c’est
bien
d’assistance
dont il sera question
quand ces jours et
ces semaines auront
passé. Jusqu’où l’as-
sistance publique fouillera-t-elle de ses gros
doigts bureaucratiques nos vies, notre intimité, celles de nos parents, de nos enfants ?
Jusqu’où devrons- nous avaler notre soumission aux serveurs de soupe ? Que restera-t-il de notre fierté et de notre dignité une
fois passées à la moulinette administrative ?
De notre envie d’appartenir à une société
qui enfonce ses plus petits, ses plus faibles ?
Que restera-t-il de notre amour, de notre
illicite vie à deux ? C’est à travers la vapeur
d’un café devenu imbuvable que je vois à
présent l’accablement couler silencieusement sur ses joues. Pour elle, aujourd’hui,
il sera impossible de soutenir le regard de
nos semblables au centre de formation. Sur
le papier, c’est une statistique, même pas
une économie. Une statistique qui ne se
calcule pas en larmes, en humiliation, en
amour farouche, en crainte dissimulée aux
enfants, en tentative d’oubli, en fin de mois
à « budgétiser ». Une statistique qui ne se
conjugue pas à l’avenir...
L’ORPAILLEUR
Martin Delbar
Quand il faut faire, alors tu fais. Sinon,
tu passes des heures entières à rêvasser, ou
à te morfondre. C’est pas comme ça qu’on
t’a éduqué ! Et puis, qu’est-ce qu’elle penserait, Mamie, si elle découvrait qui tu es vraiment ? Une publicité pour la glandouille,
voilà ce que tu es ! Des inutiles comme toi,
jadis, on les mettait direct au four crématoire, sans passer par la case prison. As-tu
seulement pensé au mal que tu nous fais ?
Non, monsieur ne pense qu’à lui. Tu fais
seulement semblant de chercher du boulot.
Et puis, tu devrais sourire ! Un sourire, ça
fait tout. Même au téléphone. En voyant ta
gueule, les employeurs ont déjà tout compris. T’as beau écrire que t’es motivé, on
voit tout de suite que tu ne cherches qu’à
profiter de la collectivité. T’as du bol de
vivre en Europe. Aux USA, tu serais déjà
sous les ponts !
Lee Ritenour berce mes oreilles. Puissamment géniale, sa musique. J’aurais voulu
être musicien, en fin de compte. Déverser un chapelet de sons. La musique, c’est
direct. Elle nous promet un autre monde.
Ou un monde dépollué. Dans cette vie de
merde existent des îlots de sensibilité. Serait-il possible d’y rencontrer des êtres humains ? La « facilitatrice » de l’Office National de l’Emploi me regarde comme si j’étais
débile. Si elle souriait, elle serait presque
jolie. Elle m’invite à entrer dans son bureau,
fonctionnel, comme il se doit. J’enlève mes
écouteurs. Le soleil du dehors entre à flots
continus. On s’assied. Me voici sur le grill
mais, curieusement, l’angoisse ne fristouille
qu’en sourdine. Une femme, ça comprend,
à moins de tomber sur une pimbêche… De
ses longs doigts nerveux, mon juge feuil-
lette mes lettres de motivation rassemblées dans un gros classeur vert (couleur
de l’espoir, vous aurez saisi). Le problème,
m’dame, c’est qu’y a plus de boulot, sauf
dans quelques secteurs spécialisés. Le travail, du reste, est dévalorisé. Un diplôme
universitaire, dans certaines sections, cela
relève de l’occupationnel. De quoi produire des chômeurs cultivés. Quand j’étais
gamin, on nous apprenait qu’en travaillant
bien à l’école, nous aurions une « bonne
situation », plus tard. J’ai bien travaillé. Me
voilà chômeur. Même les pilotes de ligne
occupent parfois des emplois précaires, assis sur un siège éjectable. La démographie
aidant, une grande partie de l’humanité se
retrouve au rebut. On en parle, de temps à
autre, puis on oublie.
La « facilitatrice » me regarde à nouveau.
Elle me pose quelques questions, auxquelles
je réponds du mieux que je peux. Elle n’est
pas sévère, tout compte fait. Je suppose
qu’en d’autres circonstances, nous pourrions même aller boire un verre ensemble.
N’exagérons rien, tout de même… Je suppose qu’à l’Office National de l’Emploi,
comme ailleurs, « on n’em » guère frayer
avec les demandeurs d’emploi (les candidats à l’emploi, les chercheurs d’emploi, les
prêts à l’emploi…).
L’entretien a été jugé « positif ». J’ai mérité mes 500 € mensuels. Je salue mon interlocutrice. Je remets mes écouteurs. Tout
à l’heure, j’irai « chercher du boulot ». Je
me fais penser à ces orpailleurs occupés à
dénicher quelques grammes d’or, dans les
rivières. Mais la vie est un long fleuve tranquille, après tout...
4 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
La paresse au pouvoir
MICHEL MAJOROS
Enseignant d’histoire, chercheur du Droit à la paresse
pour l’abolition du travail et une vie meilleure !
Pour MÊME PAS PEUR, Michel Majoros, spécialiste
du « Droit à la paresse », revisite la pensée de son mentor, Paul Lafargue. Un homme du 19e siècle si actuel.
« Une étrange folie possède les classes ouvrières […] l’amour du
travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture », constate
le polémiste Paul Lafargue, en 1880, dans son livre culte Le
Droit à la paresse.
Nos heures s’axent vers cette galère : « gagner » notre vie
plutôt que d’en jouir. Mais le travail, concept multiple et
équivoque à déconstruire, est un moyen, pas un but, encore
moins une valeur. Réalisation d’une œuvre, pour en satisfaire
un désir, ou salariat pour des buts extérieurs, économiques,
au bénéfice du patron et de l’État ? Ces institutions exaltent
un travail abstrait, à la poursuite de la « croissance », autre
mot menteur : quelle croissance ? Celle par et pour la dette ?
Celle des armes, de la pollution, du gaspillage, des inégalités, du mal-être ? La croissance pour la croissance ? Dérisoire
panacée planétaire ?
Nous burn-outons
« Les capitaux abondent comme les marchandises. Les financiers ne savent plus où les placer;
ils vont alors chez les nations heureuses qui lézardent au soleil [..] ériger des fabriques et importer
la malédiction du travail. Et cette exportation de capitaux français se termine un beau matin […]
par des guerres […] où l’on envoie les soldats français faire le métier d’huissier pour recouvrer
de mauvaises dettes. »
Aujourd’hui au nord du globe, la productivité atteint un plafond : ce sont les pays à
bas salaires qui usinent notre consommation de masse, et accueillent des déchets par
milliards de tonnes. Ici, des millions de mineurs furent sacrifiés pour l’industrie ; nous
avons perdu deux générations à financer des centrales nucléaires qui se fissurent. Le
gaz de schiste et les biocarburants, fausses alternatives aux énergies renouvelables, saccagent l’atmosphère, la forêt et les terres nourricières, tandis que l’exploitation des minerais rares et du pétrole dévaste l’Asie centrale et entretient la guerre du Kivu à l’Irak.
Malade de travail, notre monde con va à l’essence.
Paul Lafargue affirme : « Les fabricants, affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne
peuvent plus trouver la matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de
leurs ouvriers pour le travail. […] Parce que la classe ouvrière […] s’est précipitée en aveugle
dans le travail et l’abstinence, la classe capitaliste s’est trouvée condamnée à la paresse et à la
jouissance forcée, à l’improductivité et à la surconsommation. »
Végéter dans l’abstinence
Pour la sécurité humaine, le Code de la route limite la vitesse des véhicules. Pour
l’homme et la planète, il est d’autant plus urgent de limiter la production destructive de
tout : « Les ouvriers ne peuvent-ils comprendre qu’en se surmenant de travail, ils épuisent leurs
forces et celles de leur progéniture ; que, usés, ils arrivent avant l’âge à être incapables de tout
travail ; qu’absorbés, abrutis par un seul vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons
d’hommes; qu’ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser debout, et luxuriante, que
la folie furibonde du travail. »
Ce qui nous intéresse, ce sont nos conditions de travail. Or, les plus rudes méritent
les salaires les plus ignobles, jusqu’à l’esclavage. La paresse, déjà conscience de classe
de l’esclave, le fait survivre. Mais dans tous les « beaux métiers » que nous étions censés
acquérir dans des écoles discriminatoires, plutôt que d’y apprendre à comprendre la
vie, nous courons comme des purs-sangs après la performance,
Modes de vie alternatifs
l’apparence. Comme des Ken ou des Barbie, nous nous construiQui était Paul Lafargue ?
Lafargue posait la nécessaire économie des ressources et de
sons une image sociale, dans un temps de vie parcellisé, escroleur renouvellement. Il écrit : « […] les hommes, les femmes, les
qué ; nous nous angoissons, nous burn-outons jusqu’à mourir.
enfants du Prolétariat gravissent péniblement depuis un siècle le dur
Né en 1842 à Cuba, l’homme s’est suicidé
La voiture ou la bécane informatique, moyens subordonnés au
calvaire de la douleur: depuis un siècle, le travail forcé brise leurs os,
en 1911 à Draveil (région parisienne). Petittravail, sont devenues des chaînes et un travail en soi, même
meurtrit leurs chairs, tenaille leurs nerfs; depuis un siècle […] Ô Pafils
d’esclaves
africaines
et
de
colons
franchez nous. Notre frénésie de vacances formatées frétille telle une
resse, prends pitié de notre longue misère! Ô Paresse, mère des arts et
çais, Paul Lafargue épousa Laura Marx
carotte estivale pour bosser toute l’année comme des ânes (ce
des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! »
(Bruxelles
1845-Draveil
1911).
Ensemble,
qui n’est pas gentil pour ces équidés capables de refuser). Les
En Belgique, terre de paresseux rebelles et malicieux - Reiils participèrent à la création des deux prepubli-reportages médiatiques nous invitent à partager l’hysténaert de Vos, Tijl Uilenspiegel, Gaston Lagaffe… - une culture
mières
« Internationales
ouvrières.
»
Laura
rie des adeptes du dernier modèle de tablette performante ou
pompeuse exalte notre ardeur au travail. Et nous traitons de
Marx traduisit en français le Manifeste
d’école excellente.
paresseuse l’une ou l’autre communauté. Développons plutôt
communiste
coécrit
par
son
papa.
En
1880,
S’il ne fallait manger, nous chauffer, fonctionner en notre
cette culture populaire, ce système D où « la paresse et les senPaul Lafargue écrivit Le Droit à la paresse,
corps, bosserions-nous pour un salaire ? L’agriculteur, l’artisan
timents de fierté et d’indépendance qu’elle engendre » ont construit,
un
argumentaire
pour
la
réduction
radicale
indépendant qui produit pour des proches, le chercheur, l’ardepuis toujours, notre prospérité familiale mieux qu’un taux
du
temps
de
travail.
Depuis
la
conquête
tiste, l’enseignant voient du sens en leur travail, mais où le troude croissance mythique. Au lieu d’être contraints à faire semdes
huit
heures
de
travail
après
la
Première
ver dans une grosse boîte hiérarchique ?
blant de chercher du travail et interdits de travailler en noir, les
Guerre
mondiale,
Le
Droit
à
la
paresse
Paul Lafargue écrit : « Pour que la concurrence de l’homme et de
chômeurs avec leur richesse de temps, devraient s’encourager à
subit
une
éclipse
dans
la
culture
et
les
édila machine prît libre carrière, les prolétaires ont aboli les sages lois
créer des modes de vie alternatifs.
tions
ouvrières,
mais
nous
pouvons
le
lire
qui limitaient le travail […] ; ils ont supprimé les jours fériés. […] Ils
Quand un couple se dispute trop, plutôt que de tuer l’amour
encore
de
nos
jours
puisque
le
livre
a
été
avaient des loisirs pour goûter les joies de la terre, pour faire l’amour et
dans une union forcée, il vaut mieux qu’il se sépare, même au
abondamment
réédité
en
version
papier
rigoler ; pour banqueter joyeusement en l’honneur du réjouissant dieu
prix de dégâts financiers. Mais quand un patron nous vire sous
(éditions Altéa) et est téléchargeable sur
de la Fainéantise. »
prétexte de crise, nous nous accrochons au boulot ingrat et lui en
internet.
Le travail épanouit quand nous réalisons une œuvre qui révoulons de ne plus nous exploiter. Mittal est trop méchant, nous
pond à nos désirs. Les outils, les inventions humaines, nous les
qui le prenions pour notre bienfaiteur. Le partenaire de travail
avons tous créés pour notre plaisir, en réduisant la fatigue inutile ;
est-il plus essentiel que le partenaire amoureux ?
n’ayons pas peur des mots : par paresse. Plutôt un bulldozer qu’une armée de pelleteurs.
Nous avons augmenté la productivité exponentiellement ; bien peu d’heures de machi- Vivre heureux et mieux
Loin d’être le contraire du travail, la paresse, économie du corps, le pense et le dirige.
nisme et de maraîchage suffiraient à assouvir nos besoins physiques. Dans cette économie
perverse, le problème consiste plutôt à servir la machine, à écouler la production, à susci- La paresse du patron exhorte les salariés, les moins nombreux et coûteux possibles,
à travailler pour lui. Celle du travailleur organise notre nécessaire insoumission à un
ter de la demande, à produire des profits symboliques, jusqu’à détruire la Terre.
« Parce que, prêtant l’oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont ordre forcené. La paresse est traitée comme péché ou déviance, mais une société démolivrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises indus- cratique implique la diversité d’idées, de comportements et de moyens pour satisfaire
trielles de surproduction qui convulsent l’organisme social. Alors, parce qu’il y a pléthore de mar- nos besoins basiques, qui échappent au monde de la marchandise et de l’argent. Le
chandises et pénurie d’acheteurs, les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières slogan « travailler moins pour travailler tous » paraît irrecevable. D’abord parce qu’une
de son fouet aux mille lanières. Les prolétaires, abrutis par le dogme du travail, ne comprenant embauche compensatoire suit rarement l’augmentation de productivité qui crée le chôpas que le surtravail qu’ils se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de mage, mais surtout parce que le salariat ne doit pas être l’activité unanime. À l’encontre
de toutes les aberrations productivistes, plutôt travailler moins longtemps pour vivre
leur misère présente […] », observe Paul Lafargue.
mieux.
Face à la morosité et aux frustrations mortifères, le droit à la paresse, fédérateur
Lieux de travail, ghettos dictatoriaux
Prolos du troisième millénaire, nous pourrions consacrer nos jours à nous détendre, à des revendications sociétales et écologiques, pourrait construire une culture, des pranous amuser, à rencontrer, à aimer, à créer… y compris des outils encore plus efficaces. tiques alternatives. À l’instar des Grecs, nous dénonçons l’hypothèque de notre société.
Au lieu de quoi, nous galérons de plus en plus, au boulot et en dehors, pour qui, pour N’ayons pas peur de la dette contractée par d’autres pour des travaux et armements
quoi ? Au nom d’une croissance égarée et d’une dette qui dévore le budget de l’État, inutiles et nuisibles, et vache à lait des banques. Pas peur de manquer de combustibles
les gouvernements européens allongent la durée de la carrière théorique, alors que la fossiles ou nucléaires ni d’outils inutiles pour maltraiter la planète.
Même pas peur d’être traité de fainéant : plutôt que de bosser comme des gros cons1,
plupart des travailleurs âgés se retrouvent virés, prépensionnés, quand les autres usés
la
paresse ne crée-t-elle pas une vérité effective2 de l’homme ?
s’accrochent à un cocotier qui n’a pas assez de palmes pour que des jeunes y trouvent
emploi et projet.
L’entreprise n’est démocratique en rien. Ghettos dictatoriaux, les lieux du travail
contraint et précaire ne sont pas choisis, mais subis. Pour Lafargue, « […] Notre époque
est, dit-on, le siècle du travail; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption.
Et cependant, les philosophes, les économistes […] les gens de lettres […] ont entonné les chants
nauséabonds en l’honneur du dieu Progrès, le fils aîné du Travail. Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez, pour
que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d’être misérables. Telle est
la loi inexorable de la production capitaliste. »
1 Polisseurs de galets de rivières, dans le film de Picha, Le Chaînon manquant (1980)
2 Kazimir Malevitch (1879-1935), La paresse comme vérité effective de l’homme, Vitebsk 1921, éditions Allia
Notre monde con va à l’essence
MAI-JUIN 2015 / Même pas peur No 1 / 5
Décalage en règle
Le Travail : toute une histoire…
Qui donc a eu cette idée saugrenue d’inventer le travail ? Comme si on n’avait que
ça à faire !
nez aussi cette expression) et le « moyen le
plus sûr d’accéder au bonheur » (retenezvous de rire).
La Bible nous apprend de source autorisée – autorisée, en tout cas, par la plupart des religions ayant cours dans nos
contrées – que l’inventeur du travail ne
serait autre que Dieu en personne. Il aurait
imaginé cette taquinerie à la suite d’un différend l’opposant aux premiers humains
qu’il venait de créer de ses propres mains.
Besogne bâclée ou bricolage maladroit, on
ne sait, toujours est-il que ses créatures ne
répondaient pas à ses attentes.
Cela n’empêche pas un idéologue, qui
pousse son obsession marxiste jusqu’à
s’appeler Karl Marx, de s’emparer de la
« valeur travail » pour compliquer le jeu. Le
travail est une valeur, oui, mais surtout une
valeur marchande. Celui qui a les sous pour
s’acheter ce genre de marchandise gagne le
gros lot. Car c’est une marchandise miraculeuse. La seule à avoir le super-pouvoir
de créer de la valeur ! Comme le travailleur
ne coûte guère plus cher à l’entretien qu’un
chihuahua ou un persan bleu, le capitaliste
peut s’offrir à bon prix sa force de travail
pour lui faire produire sensiblement plus
que ce que ça lui coûte. Un peu comme
un persan bleu qui fabriquerait un kilo de
croquettes sur le temps qu’il en mange 200
grammes. Au passage, le capitaliste empoche la différence, appelée « plus-value ».
Ce qui tend à prouver qu’il est plus malin
que le travailleur et que c’est pour ça qu’il
est le patron.
Mesquin et revanchard comme pas deux,
puisqu’il n’y a de Lui que Lui, Dieu décida
que l’Homme fabriquerait désormais son
pain à la sueur de son front. Car le pain
sans vraie sueur de front est aussi insipide
que le yaourt aux fruits sans vrais morceaux de fruits. Dieu partit alors se reposer définitivement, ne laissant à l’Homme
qu’un unique jour de repos hebdomadaire,
à peine égayé par les pistolets du dimanche
et le gigot chez belle-maman.
Depuis lors, c’est à son odeur de transpiration qu’on reconnaît le travailleur. Transpiration du front, comme il se doit, à ne pas
confondre avec la transpiration de dessous
de bras qui caractérise le sportif, ni avec le
fumet de pieds marinés, à quoi on reconnaît
le policier.
À la suite de cet épisode navrant, le travail demeura pendant toute l’antiquité,
tantôt un instrument de torture, tantôt cette
activité ennuyeuse, fatigante et salissante
infligée par la malédiction du Créateur.
Au Moyen âge, on applique globalement
la devise Ora et Laborat (Prie et Travaille)
imaginée par saint Benoît pour joindre
l’inutile au désagréable.
Ce n’est qu’assez récemment, peut-être
pour remettre en selle un Dieu vieillissant
et sa religion racornie, que quelques individus de foi protestante et d’avidité assumée,
décidèrent à la faveur d’une révolution
industrielle et d’un capitalisme conquérant,
que le travail était une activité émancipatrice, épanouissante et enrichissante.
Enrichissante, elle le fut. En tout cas pour
ceux qui surent en tirer parti en faisant travailler les autres. C’est à cette époque que
le pue-la-sueur ordinaire, jadis bouseux,
devint prolétaire.
Au dix-neuvième siècle, le travail devient
donc une « valeur » (retenez ce mot). Il est
vu comme « l’essence de l’Homme » (rete-
L’oeil de l’Observatoire
Bruxellois du Clinamen
André Clette
Aussitôt, sous prétexte qu’ils sont exploités, les travailleurs se mettent à revendiquer à qui mieux mieux. Les uns veulent la
dictature du prolétariat, les autres exigent
la semaine des 48 heures, voire des congés
payés, et pourquoi pas des pauses pipi et
des chèques-repas, tant qu’on y est. On appelle ces travailleurs « bolcheviques », dans
la version dure et « socialistes » dans la version molle, ou encore « anarchistes » dans la
version fouteurs-de-merde.
Au cours de la première moitié du XXe
siècle, la formule « Le travail rend libre »
(Arbeit macht frei) connaît, en Allemagne,
un certain succès auprès des aryens de
souche. En France aussi, la valeur travail
reprend du poil de la bête immonde dans
certains milieux -- lepénistes avant la lettre
-- qui l’associent aux valeurs « Famille » et
« Patrie ». Lesquelles seront, par la suite,
mesquinement décriées par des hordes de
trublions gauchistes boboïsants.
Après l’épisode guerrier que l’on sait, la
valeur travail reçoit des habits neufs pour
se faire résolument moderne et prendre la
voie lumineuse du progrès. Requinquée
par la « croissance », la valeur travail se
concrétise en machines à laver et en robots
ménagers. Au passage, Moulinex libère la
femme pour qu’elle puisse aller au charbon
comme son homme. On travaille désormais
pour s’offrir une auto, une télé, des trucs
et des machins électriques, et des vacances
Quand tous les travailleurs du monde se tourneront les pouces, ça va chier !
Éric Dejaeger
au Club Med. Ça s’appelle la « société des
loisirs » parce que, en plus du dimanche, le
travailleur dispose à présent de son samedi pour s’acheter les trucs et les machins
susdits.
Comme le fou qui se tape sur la tête parce
que c’est tellement bon quand ça s’arrête,
l’Homme travaille pour la satisfaction de
pouvoir se reposer. Il aime ça. On invente
des machines pour l’aider dans son travail, voire pour le remplacer. Qu’à cela ne
tienne, il travaille encore plus, vu qu’il y
a de plus en plus de trucs et de machins à
acheter.
Ça marche comme ça jusqu’à ce que,
patacrac, choc pétrolier, tout le bazar se
dégonfle. On nous fait le coup de la panne.
C’est un classique, ça s’appelle une « crise »
(inutile de retenir ce mot, les médias se
chargeront de vous le rappeler). Celle-ci,
ça fait 40 ans qu’elle dure. Avec des hauts
et des bas, certes, mais néanmoins, ça commence à faire long.
En finir avec le travail ?
Dr Lichic
Les théoriciens anarchistes ont beau
se draper dans leur belle oriflamme
noire, en finir avec le travail n’est pas
une sinécure, croyez-moi ! Littéraires
pour la plupart, baignés de Bakounine,
Vaneigem et consorts, élevés au biberon par Nestor Makhno, ils en oublient
souvent la Fysique et ses implacables
lois. Certes, ils usent de balistique
fort à propos les jours où leurs joyeux
Cocktails Molotov s’écrasent sur les
véhicules de nos décérébrés pandores,
mais nous voyons là plus d’empirisme
et d’essence diffuse que de savoir sensu
stricto. Donc, reprenons la définition du
travail :
Le travail d’une force est l’énergie
fournie par cette force lorsque son point
d’application se déplace.
Si laforce
force est
est parallèle
au déplacement
et orientée dans le même sens
Si la
parallèle
au déplaceEn même temps
que le travail
se faitau
rare,
ment et orientée
orientéedans
danslelemême
mêmesens,
sens,
Si la force
est parallèle
déplacement
lele
travail
lelalangage
désormaisetle
travailleur
Si
force est évolue :
parallèle au déplacement
orientée
dans le même sens,
le travail
travail
fourni par la force est
se doit de cultiver son « employabilité »,
positif (tout ceci n’est valable qu’en méil s’agit de devenir « entrepreneur de soicanique newtonienne, et de préférence
même ». Le mot « prolétaire » ne fait plus
dans un référentiel galiléen, épargnez
recette. « Ouvrier » fait suranné. « Travailmoi s’il vous plait toute autre considéleur » fait trop syndicaliste, de même que
ration déplacée et salace).
« salarié » qui souligne exagérément le rapEn finir avec le travail n’est donc pas si
port de subordination. Ne sachant plus quel
simple ! Il faut d’abord en finir soit avec
vocable utiliser, un premier ministre sociala Force, soit avec le déplacement. Voilà
liste belge s’en sortira péniblement avec la
qui donne une dimension supplémenpériphrase « les femmes et les hommes de
taire à un slogan vite peinturluré sur la
ce pays qui travaillent ».
répugnante façade de pôle emploi !
Certes, il n’est pas aussi aisé de se
Néanmoins, le travail a ses fanatiques.
mesurer avec la Force. Le Jedi Luke
Pour ces intégristes, le travail serait au fonSkywalker soi-même y renonça devant
dement du lien social. Lieu de rencontre et
les implications œdipiennes inattende coopération, il serait l’indispensable insdues du problème. À défaut d’annuler
trument de la socialisation. Inutile de leur
la Force, on peut également annuler sa
expliquer que la pétanque et la balle pelote
variable principale, selon la devise de
aussi, ils n’en démordront pas. Alors que
la Belgique « L’Union fait la Force ». Il
le moment pourrait être enfin venu de tras’agit ainsi de dissoudre les unions, et
vailler sans trop forcer sur la sueur de front,
le tour est joué. Une vague de divorces
certains veulent même pouvoir travailler le
réduirait donc le travail. Voilà qui
dimanche.
semble à portée de nos dirigeants. Une
En faisant l’Homme un peu con, Dieu sasimple loi abrogeant les unions civiles
vait ce qu’il faisait, sa malédiction persiste.
et religieuses (surtout ces dernières !)
Désormais, la dépression guette celui qui
diminuerait sensiblement l’effort colcherche du travail tandis que le burn-out
lectif. Cependant Voltaire nous rappelle
menace celui qui en a. Attention toutefois !
que « Les faiblesses des hommes font la
S’il est bien vu de se tuer au travail, il est
force des femmes ». C’est à désespérer,
très malvenu de s’y suicider. Fort heureusi en annulant une force on en génère
sement, des armées de psychologues se
une ailleurs !
penchent aujourd’hui sur la souffrance au
Autre solution donc pour en finir
travail. « Risques psychosociaux », « stress
avec le travail, annuler le mouvement.
au travail », « suicide au travail », « harcèleCertains secteurs sont à la pointe en ce
ment moral » … ça leur donne du boulot.
domaine. L’industrie automobile, paradoxalement, y arrive presque à force
Bref, le travail n’en a pas fini de nous
de bouchons. Ne plus se déplacer pour
gonfler les pompes et ce n’est pas encore ce
aller au turbin annulerait le travail,
1er mai qu’on lui fera sa fête.
CQFD ! Mais si tout mouvement produit du travail, le mouvement de grève
aussi !? Nous voilà encore Gros-Jean
comme devant ! Et comment éviter tous
mouvements réflexes, les mouvements
d’humeur, les mouvements radicaux ?
Les mouvements révolutionnaires, qui
justement veulent en finir avec le travail ? Mais nous finissons tel le noble
Ouroboros, par nous la mordre !
Bon, je réalise, cher lecteur, qu’en rédigeant ces lignes, j’ai cru travailler, et je
me suis en fait amusé. Voilà sans doute
comment en finir avec le travail : faire ce
qu’il nous plait ! Youhou !
Collage : Sandro Baguet
Trois heures possibles avec la productivité d’il y a 150 ans ! Lafargue pressentait les
guerres de destruction du siècle suivant ; aujourd’hui la production de masse consume
des objets, instantanés ou vite obsolètes, à remplacer sans trêve :
Photo : Massimo Bortolini
6 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
contrepieds de nez
Le Scoop de WATRIN
En finir contre le travail
1er mai 2060
Je ne travaillais pas pour me faire bien voir ; je
travaillais pour mon plaisir. Le travail me passait le temps. Avant que j’y eusse pensé, la clef
tournait la serrure et la voix du gardien [de la
maison de santé] criait : « Midi ». […] Oui, mon
travail me donnait de la joie, c’était un travail
inférieur, que tous les enfants et presque tous
mes camarades faibles d’esprit auraient pu faire,
mais dans un travail exécuté convenablement,
il y a toujours une consolation, si modeste qu’il
soit.
Hans Fallada, Le Buveur (1950)
Gageons que le présent article sera rejeté
par le consistoire de Même pas peur, puisque
Laurent d’Ursel, artiste président
l’appel à contributions disait en même
temps la messe, les auteurs étant invités à
« décliner de diverses manières » le thème,
incantatoire s’il en est, En finir avec le travail,
et non à le déconstruire, ou le problématiser. Nous tentons néanmoins notre chance
car le journal se veut par ailleurs « ouvert
aux modes de pensée intégrant la désobéissance ».
Nous allons donc désobéir.
Nous allons donc faire l’apologie du travail. Mieux : miner à la va-vite le réquisitoire obligatoire contre le travail.
La fin du travail serait donc le fin mot de la
pensée du travail : la belle affaire, si simple,
pure, quasi paradisiaque. Le chasseurcueilleur se devrait de culminer dans
la peau d’un glandeur-jouisseur (tendance rentier assis sur ses droits tout à
coup naturels et miraculeusement inscrits dans le marbre) : la belle évolution,
si progressiste, humaine, engageante.
Tout ça pour ça. Tout ça sans s’abaisser
à demander l’avis du marbrier.
Pourtant, la droite semblait avoir démontré à jamais qu’il est politiquement
stratégique de partir de l’homme-crapule-égoïste-et-narcissique. Qu’à cela ne
tienne. Après avoir fantasmé en pure
perte l’homme bon (et la femme qui va
avec), la gauche radicalement actuelle
et indécrottablement angélique rêve,
décrète et prophétise l’homme-bon-à-rien
(d’autre-que-soi-jouissant). À faire s’éternuer Deleuze dans son urne s’il n’avait
choisi de se faire enterrer ! La morale
de l’histoire est toujours la même : la
gauche pèche par où elle prêche.
Les nouveaux vieux philosophes
(NVP) se targuent de géolocaliser d’instinct les zones érogènes de l’existence
bonne, juste et émancipée, et le travailleur-jouisseur est forcément un pervers maso-malade qui s’ignore, dont
l’adrénaline marathonienne est dangereusement pathogène. Les travailleurs-jouisseurs sont des aliénés égarés, étymologiquement hétéronomes
et socialement réactionnaires. « Si ça
jouit, ça ne travaille pas, sermonnent les
NVP. Ça fait autre chose. Toute bête de
travail est de facto une bête de somme.
Etc. » Comme si la jouissance, à l’instar
du deuil, n’était pas un travail comme
un autre.
Astuce : toujours regarder l’absence
de poil dans la main des tartuffes qui
n’ont que les mots jouir, plaisir et désir à
la bouche. Il n’y a pas plus toxique que
l’homme assez lâche pour nier qu’il
aime travailler.
Certes, le travail comme valeur arrange au premier chef les capitalistes
à même d’en tirer le plus grand profit
possible. En inférer que le travail n’a de
valeur que capitaliste est aussi absurde
que de renoncer au camembert fermier
sous prétexte que Jean-Marie Le Pen
en fait ses délices. Ce n’est pas parce
qu’arrêter de travailler fait mal au portefeuille du patron que la fin du travail
est une fin en soi.
Il y a plus grave. À ne brandir que
l’intolérable inégalité sociale devant
l’obligation de travailler-pour-nepas-crever-la-bouche-ouverte, on fait
l’impasse sur l’inégalité, existentielle
celle-là − ou simplement indicible et
inavouable, parce qu’aussi peu « politique » que l’asthme ou les hémorroïdes ? − devant le temps libre, lequel
n’a pour beaucoup de libre que le nom.
Ce qui ouvre un nouveau champ de
réflexion, et donc de conquête sociale :
penser – et rendre possible de vivre − le
travail comme loisir, récréation, congé
(de l’entre-soi spéculaire) et vacance
(du pouvoir abrutissant).
Bref, titillons le conservatisme étymologique des NVP qui se complaisent
à rappeler l’instrument de torture, trepalium, à l’origine du mot travail, et
suggérons-leur de VARIER LA LUTTE
(anagramme de TRAVAILLER TUE).
Oui, un autre travail est possible, le
seul à même d’unir plutôt qu’opposer
ceux qui paieraient pour travailler et
ceux qu’aucun salaire ne consolera de
devoir travailler.
Oui, le travail est la santé et la santé
ne hait pas le travail. Mais pas n’importe quel travail. Rarement le premier
travail venu. Jamais le travail-pour-nepas-crever-la-bouche-ouverte.
Oui, j’offre 10 places pour découvrir la chorégraphie d’Anne Teresa De
Keersmaeker au Wiels, qui se terminera
le 17 mai à l’issue de « neuf semaines
non-stop de 10 à 18h » (foutus bosseurs !), sobrement intitulée Work/Travail/Arbeid.
MAI-JUIN 2015 / Même pas peur No 1 / 7
couilles-molles a des choses à dire
Nous avons rencontré le dernier travailleur
belge… et il est wallon
Dominique Watrin
La nouvelle va faire l’effet d’une bombe dans les
milieux autorisés, et aussi probablement dans les
milieux non autorisés : notre rédaction a retrouvé
le dernier Belge encore au travail. À l’heure où l’on
fête les dix ans de la loi dite du 1er avril imposant
les loisirs pour tous, promulguée après la campagne
fédérale d’euthanasie des plus de 60 ans, un homme
brave l’interdit gouvernemental au péril de sa santé.
Et, coup de théâtre national, ce rebelle à la société
sans travail est… wallon.
Jean-Marc Louvrier (mais appelons-le X pour préserver son anonymat... et taire son nom subversif)
vit dans un petit village du Hainaut où il continue à
mener une carrière professionnelle clandestine. Rencontre avec un redoutable hors-la-loi.
Jean-Marc Louvrier, vous travaillez et vous ne craignez pas de le confier sous le couvert de l’anonymat ?
Non, j’ai toujours eu le courage de témoigner anonymement ! Honnêtement… Pardon ! Malhonnêtement
(je suis wallon), je ne m’explique pas ma trajectoire. À
l’époque du travail, les Wallons étaient au chômage
et, maintenant qu’on a instauré la société des loisirs,
moi Wallon, je reste le seul à travailler dans ce pays.
En quoi consiste exactement votre travail ?
Je fais exclusivement dans le démontage-remontage.
J’ai tissé autour de moi un véritable réseau de dealers de travail. Attention ! Tous Wallons, hein ! Ces
personnes me fournissent en objets en tout genre. Ma
seule exigence, c’est que ceux-ci soient en parfait état.
J’attaque alors mon travail. Je démonte l’objet, je le
remonte complètement et je le leur rends.
En parfait état de marche ?
Ah non, jamais. Je suis agent d’obsolescence provoquée. Mon boulot, c’est de rendre tout inutilisable
pour faire tourner le commerce.
Et comment faites-vous pour vous lever à l’heure
chaque jour, malgré la prohibition des réveils ?
Vous seriez donc wallon et instinctivement ponctuel ? Une fameuse injure à votre région !
Oui, une sorte de sixième sens. Avant la loi sur les
loisirs obligatoires, j’ai travaillé dans les chemins de
fer. J’ai donc l’instinct de l’heure. Je n’ai pas peur de
l’avouer aujourd’hui, j’ai été le dernier annonceur de
train du pays. Pendant deux ans, j’ai même continué
à annoncer l’arrivée des trains au micro, alors qu’il
n’y avait plus ni trains, ni voyageurs. Déjà le zèle ! En
fait, on ne m’avait pas prévenu que les derniers navetteurs avaient disparu depuis le nouveau plan de
la SNCB transférant la circulation des trains à la nuit,
par mesure d’économie et de sécurité.
De sécurité ? Ça n’augmenterait pas plutôt la délinquance ?
Non, les trains de nuit, ça veut dire pas de voyageurs.
Pas de voyageurs, pas de contrôleurs. Pas de contrôleurs, pas d’agressions. Juste avant l’arrêt des chemins de fer, les trains ne transportaient plus que des
agresseurs à la recherche d’un mauvais coup.
Vous avez conscience de ternir l’image de la Wallonie qui a été, de tout temps, une terre d’oisiveté ?
Je suis évidemment conscient du tort que je cause
à ma région. Malheureusement, je suis issu d’une
famille de rebelles. Mon grand-père était ouvrier
d’usine et n’a jamais été alcoolique. Je n’ai pas pu
le vérifier, mais il aurait même été surpris plusieurs
fois à boire un verre d’eau à la fête patronale de son
entreprise. Mon père lui-même n’a jamais respecté
les normes régionales d’obésité. Malgré toutes les
tentatives de ma mère de le nourrir exclusivement
d’achats en friterie, il a continué à manger des fruits
et des légumes clandestinement. Un véritable esprit
frondeur ! Et aujourd’hui, mon fils lui-même ne fume
toujours pas de cannabis malgré sa participation à de
nombreux festivals rock.
Un souhait en tant que dernier travailleur belge ?
Oui, faire des heures supplémentaires non rémunérées. Je rêve de devenir le dernier exploité du pays.
Mais je sais que ça, c’est un rêve fou difficile à atteindre…
Un gars qui aime son travail
Je connais un type qui a, sur son bureau, une photo où on le voit vêtu d’un tshirt portant l’inscription « I ♥ MY JOB ».
C’est mon pote Couille Molle1. Il est un
des plus anciens de la boîte. Je lui ai demandé ce qu’il pensait de son travail.
Mon travail, fieu ? Mais c’est toute ma
vie. Trente ans que je suis dans cette boîte.
J’ai gravi tous les échelons. Tu penses si je
fais corps avec elle. Je l’ai vue grandir. J’ai
partagé tous ses grands moments. Des
moments formidables, comme quand
l’entreprise a été certifiée ISO 9001 en
1998. On a tous éprouvé une fierté et une
émotion, fieu… J’en avais les larmes aux
yeux. On a accroché le certificat dans le
hall d’entrée. Un magnifique diplôme
hein, avec un encadrement à l’ancienne,
très chic, et le cachet de l’organisme de
certification imprimé en rouge, avec des
rubans imprimés aussi, pour faire genre
vieux parchemin. Tu vois ça ? La classe,
quoi. On a fait une photo de tout le personnel devant. Le boss a fait un discours
et on a eu droit à un verre de mousseux.
Là, on a vraiment senti qu’on était une
grande famille, comme dit le boss.
Évidemment, il y a toujours des hauts
et des bas. On a eu des moments difficiles
aussi hein. Des coups durs. Des drames.
Comme le redressement fiscal de 2003.
J’en ai eu les larmes aux yeux, fieu. Le
boss nous a réunis pour expliquer qu’il
allait falloir faire des sacrifices. « Nous
sommes tous dans le même bateau », il a
dit, « nous devons ramer tous dans la même
direction. » Ça, pour ramer, on rame, a
murmuré Poil Decul2, on est tous dans la
même galère, oui.
Ce fumier de Poil Decul, toujours à
faire des remarques désagréables, comme
1 NDLR : Le nom et le prénom ont été changés
pour préserver l’anonymat de l’intéressé.
2 NDLR : Voir note 1...
André Clette
quoi on serait aliéné, qu’on serait otage
d’une direction paternaliste, que ce n’est
pas à nous de payer les pots cassés quand
le patron s’en met plein les poches et patati
et patata… Quand il y a eu un vote pour
savoir si le personnel était d’accord pour
renoncer à récupérer ses heures sup, Poil
Decul a été un des seuls à voter contre. Moi,
j’ai voté pour. Tu penses. Si j’avais eu des
heures sup à récupérer, je les aurais volontiers laissé tomber. C’est que je suis attaché
à cette boîte. Comme elle est attachée à moi.
Je ne pourrais pas la quitter, fieu, mais elle
non plus ne pourrait pas se séparer de moi.
Je suis quelqu’un qui compte dans la maison. D’ailleurs, tu vois, je ne suis pas dans
l’open space, j’ai un bureau personnel. Et
puis, je sais trop de choses sur un peu tout
le monde ici (clin d’œil)…
J’ai demandé à mon pote Couille Molle
en quoi consistait son travail.
En quoi ça consiste ? Bonne question…
Ben, plein de choses, fieu… J’ai plein d’aspects transverses à gérer au niveau des dispositifs, hein… Je suis un rouage essentiel
sur le plan organisationnel. Il y a tout un
tas de trucs à réfléchir… des projets, des
actions, des procédures, des diagnostics,
du reporting, est-ce que je sais, moi… des
problèmes à résoudre, des outils à implémenter et… voilà quoi. C’est qu’il s’agit
d’être performants, hein. De mobiliser les
compétences si on veut rester compétitifs.
Et concrètement ?
Ben, c’est très concret, fieu. Je commence
par lire mes mails, je lis les journaux, des
fois qu’il y aurait des infos intéressantes
pour la boîte, j’essaie de nouvelles applis
pour mon iphone, ça peut être utile pour le
boulot, je mets à jour mon profil Facebook,
très important pour l’image de marque
ça… Je tiens mon tableau de bord. Primordial, hein, le tableau de bord. Il faut surveil-
ler scrupuleusement tous les indicateurs.
Tu comprends, fieu, moi je suis orienté
résultat. C’est ça qui compte. Avoir toujours des objectifs SMART. C’est ce que je
dis toujours à ma stagiaire.
Parce que, vu mon ancienneté, le boss
me confie parfois une stagiaire. D’ailleurs, j’ai bon espoir de passer coach. Là,
je me sens vraiment utile, tu vois. Pour
commencer, il faut qu’elles adhèrent
aux valeurs de l’entreprise et qu’elles
acquièrent le sens de la hiérarchie. Dès
le deuxième jour, elles doivent savoir
combien de sucres je prends dans mon
café. C’est là qu’on voit celles qui ont du
potentiel. Ma vocation, c’est d’être un
révélateur de potentiel, fieu. Ce qui est
important, c’est de les tirer vers le haut
dans une dynamique gagnant-gagnant.
Avec moi, quand elles sont motivées,
elles comprennent vite qu’il faut donner
le meilleur de soi-même, si on veut grimper. Et quand je dis grimper, hein (clin
d’œil)… c’est qu’il y a des mignonnes
parfois.
Tu comprends, fieu, avoir un job et le
garder, c’est d’abord un travail sur soi.
Très important le travail sur soi. C’est la
clé de tout…
C’est à ce moment-là que Poil Decul est
entré dans le bureau. Il a entendu la dernière phrase et il a murmuré « Toi, c’est
surtout quand tu te penches sur ta stagiaire
que tu travailles sur toi, avec ta main dans la
poche de ton pantalon... »
Couille Molle a dit : « Bon, c’est pas tout
ça, mais j’ai mon entretien d’évaluation annuel à préparer. C’est dans six mois. »
Au fait, je dois préciser que Couille
Molle n’est pas vraiment un pote. C’est
juste un collègue de bureau.
Le travail c’est la sauter ! se plaint
le gigolo.
Georges Elliautou
Le beau travail Éric Allard
Respire !
Georges. Elliautou
Depuis que je suis né, je respire. Vous me
direz qu’il serait stupide que je ne respire
point. Que cela serait inconcevable selon
les lois de la nature. Ainsi mes poumons
s’emplissent-ils et se vident-ils d’un air pollué sans me demander la permission. C’est
ce que les personnes qui ont fait des études
appellent l’instinct de conservation. Je m’efforce bien parfois de les empêcher d’offrir
l’hospitalité, aussi brève soit-elle, à chaque
goulée d’air que j’aspire, mais tout de suite
on s’affole autour de moi. Et c’est direct
qu’on applique sur mon visage d’enfant un
masque à oxygène gardé en permanence
dans la famille en vue de remédier à mes
« lubies » qu’ils disent.
Aujourd’hui, l’air est irrespirable. On dit
à la radio que c’est une fabrique de pesticides qui a explosé dans la Vallée de la Peur,
ainsi appelle-t-on la zone industrielle qui
s’étale le long du fleuve. On a fermé volets
et fenêtres. Mais c’est insuffisant. Il faudrait
que chacun ait comme moi une bouteille
d’oxygène à disposition le temps de s’enfuir. Mon père travaille dans cette usine. Je
sais qu’il ne reviendra pas. Ma mère n’est
pas bien. Elle a du mal à respirer. Va-t-elle
me prendre mon oxygène ? Va-t-elle m’arracher mon masque et ma bouteille ? C’est
une mère. C’est ma mère.
Ça y est. Je crois qu’elle est morte. Elle
vient de s’effondrer près de moi à l’instant
où elle allait m’arracher masque et bouteille. Ma mère ! Et ma sœur ! Ma grande
sœur qui vient vers moi en se traînant sur
le sol…
Tous les matins, à six heures, chaque été,
par marée basse ou marée haute, bravant
les intempéries, cet employé se rend sur la
grève. Assis face à la mer, il boit de l’eau de
ville avec un croissant avant de se mettre au
travail. À dix-huit heures, sa journée terminée, il retrouve sa cabine de plage et remise
son.357 Magnum. Il n’en sort plus avant le
lendemain matin, laissant faire l’équipe de
ramassage. L’important est d’avoir maintenu un nouveau jour durant la plage déserte,
exempte de tout estivant vivant.
8 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
MAI-JUIN 2015 / Même pas peur No 1 / 9
Subversion
Résistance active :
comment rester chômeur
O. Q. Paye
Oisif,
paresseux,
fainéant,
procrastinateur :
Face au contrôle permanent mis en place par le système, face à
l’obligation de prouver que l’on est un chômeur actif dans la recherche d’un emploi dit raisonnable, quelques trucs et astuces pour
(bien) profiter du système !
quatre mots magnifiques. J’en ajouterais bien d’autres
mais je n’ai pas
le courage d’aller
chercher mon dico
dans la pièce à côté.
Règle n° 1 : créez toutes les conditions vous permettant de
bénéficier de toutes les aides possibles…
- Si vous cohabitez avec une personne qui a des revenus provenant
du travail ou non, invitez-le à se domicilier chez ses parents, une
vieille tante compréhensive ou un pote sympa. Expliquez-lui que
c’est un geste d’amour que vous attendez de sa part.
- Conservez les enfants à votre charge.
- Demandez les allocations familiales majorées, des bourses
d’études, soyez prudent si vos enfants effectuent des jobs-étudiant,
ces revenus diminueront vos allocations de chômage.
Quelques règles pour chercher de l’emploi en se donnant toutes
les chances de ne pas en trouver.
Règle n° 2 : faites preuve de maladresse dans vos candidatures
- Glissez quelques fautes d’orthographe dans votre CV.
- Placez-y une photo de vous si vous êtes moche, dans le cas
contraire, choisissez une photo prise lors de votre dernière virée en
boîte, celle où vous êtes totalement déchiré.
- Indiquez-y le lien vers votre profil facebook, celui où vous déposez
des photos de vous prises lors de méga-fêtes auxquelles vous participez.
- Dans votre lettre de motivation, insistez sur le fait que vous
n’avez pas d’expérience ni les diplômes requis et surtout, écrivez-la
à la main, vous passerez pour totalement ringard.
- Insistez sur le fait que vous vous êtes engueulé avec tous les employeurs chez qui vous avez travaillé et que vous faites du burn-out
chronique.
- Trompez-vous dans l’adresse du destinataire, histoire d’être sûr
que le courrier n’arrivera jamais.
- Si vous vivez seul(e), insistez sur le fait que vous avez 4 enfants
(même si ce n’est pas le cas), par contre, si vous n’avez pas d’enfant,
expliquez que c’est dans vos projets.
- Insistez sur le fait que vous êtes souriant(e), sociable et disponible, comme tout le monde affirme la même chose, vous passerez
totalement inaperçu(e).
Règle n° 3 : ciblez (mal) vos candidatures.
- Ne vous adressez qu’à des entreprises situées loin de chez vous
en précisant bien que vous n’avez ni permis ni voiture.
- Veillez toujours à ne pas être complètement dans les conditions
de l’offre à laquelle vous répondez.
- Ne répondez qu’à des offres d’emploi parues depuis au moins
deux semaines.
- N’adressez vos candidatures spontanées qu’à des entreprises en
difficulté, celles qui licencient ou dont la situation financière est
notoirement mauvaise.
Et si malgré tout, si vous êtes convoqué à un entretien d’embauche :
un peu d’honneur ! (juste un doigt, alors)
Fini de marner
Denys-Louis Colaux
C’est sur la sépulture du travail que je me suis amusé à
penser, à médire, à déblatérer et à dauber. Voilà la chose.
La mort du travail sous l’angle poétique
Sur son banc public, au fichu pays carolomacérien, le camarade poète Rimbaud gravait au canif : Merde à Dieu.
Sensible à la poésie, sur mon banc, j’ai fait graver par
une amie : Merde au travail !
Le travail mène à l’épuisement et à la mort. Ne foutez
rien, tentez l’aventure de l’éternité.
Cessez de travailler, contractez une maladie grave, tirezvous un pruneau dans la tempe.
Je veux une chaire de nonchalance à l’université de Louvain.
Prolétaires de tous les pays, usinez-vous ! (les petits bonheurs du manuel)
Le serf ne s’use que si on s’en sert. Si on lui fout la paix,
il prospère.
Le pain volé a bon goût.
La mort du travail sous l’angle syndical
Ralentissez les cadences du repos !
Un deuxième oreiller, un litron et un pyjama de rechange
pour les jours fériés !
Des patrons empaillés pour le défoulement des nostalgiques !
Des toasts et des jeux olympiques toutes les semaines !
Autogestion de la fainéantise !
Aleksei Stakhanov est un enculé psychopathe !
Des flemmards étrangers et subalternes pour la commémoration des valeurs nationales !
Les nichons de Marine au balcon (son cul au tison) !
Réaffectation de Laeken en Mémorial André Cools !
En tête du cortège du 1er mai, Serge Kubla à poil avec
une plume dans le derge !
Pour permettre à nos souverains d’épouser les tourments et l’exaltante aventure du peuple, transfert de la
résidence royale au Bois du Cazier pour l’été et à Breendonk pour l’hiver !
La mort du travail sous l’angle étymologique
Travail, le mot, vient du latin tripalium, triple pieu. Des
cons ont cru que c’était, le tripalium, un instrument à
trois pieux, un genre de forceps pour les vaches, un outil
de torture… billevesée et bullshit ! Le triple pieu, ducon,
c’est trois plumards mis côte à côte. Le tripalium est une
insistante invitation à pioncer. CQFD. Roule toujours
dans le sens de la pente, frangin, et dès que ça cesse de
descendre, arrête-toi et établis tes pénates.
La mort du travail sous l’angle révolutionnaire
Va pour le pari ! Plus personne ne turbine. Fini. Halte
au boulot. Cessation définitive des hostilités. Famine
monstrueuse. Plus rien à briffer. Tout le monde crève
de faim. Le problème de la surpopulation est terrassé.
Eurêka. Bon, triste, d’accord, mais efficace. Requiescat in
peace & love.
Suppression du travail et instauration de la dotation
citoyenne (payée par la reine Mathilde en personne, de
la main à la main, chaque vingt-huit du mois) Alléluia.
Un truc, une astuce : tout le monde, top chrono, se fait
clodo, fauchman, gueux, sans-papier, réfugié, SDF,
suffocant va-nu-pieds, crasseux chemineau. On verra
bientôt les promoteurs immobiliers, les bailleurs en suppliante chasse, les probloques conciliants venir démarcher sous les ponts, quémander des locataires à des prix
défiant toute concurrence. Comment qu’une page de
l’histoire sera tournée. Les mêmes qui vous envoyaient
l’huissier vous cireront vos dégueulasses pompes sans
haut-le-cœur. Première impulsion d’une révolution fondamentale. J’espère qu’on sent le caractère historique du
virage. Resplendissants lendemains en vue, grands soirs
de sonate au clair de lune.
Dans le nouveau monde, après l’interdiction du travail
et l’abolition du salaire, la suppression du pouvoir de
commander et d’humilier, après l’instauration de La
Tour d’argent gratos pour tous, faudra quand même
trouver quelqu’un pour tondre les huissiers. Ces salauds
auront vraiment couché avec tout le monde. Les patrons
destitués, on en fera des soubrettes, il y aura toujours
des bibelots à épousseter. La fraternité survivra à ça,
compagnons.
Demain, je lance le F.O.U.T.R.E. (Fédération Ouvrière
Utopiste de Torpillage Radical de l’Effort). Je devine que
je serai suivi, je pressens l’enthousiasme des foules. Plus
rien à branler grâce au Foutre ! Très porteur.
Pour ne pas trop dépayser le clampin, - attaché à de regrettables valeurs comme un forçat à son boulet -, on inventera le tribunal de la paresse, les paresses publiques,
la paresse en noir, les paresses forcées, la paresse à mitemps, à temps plein… On concevra même un panneau
de signalisation : Ralentissez, paresses ! Qu’il en soit
ainsi.
La mort du travail sous l’angle éthique
Tu veux bien vivre sans plus rien foutre ? Braque une
banque, contrefais des chefs-d’œuvre, émets des faux
billets, prends des otages cossus, détrousse un noctambule en or massif, fais-toi élire bourgmestre à Waterloo,
courtise, talque et emmaillote une momie Bettencourt.
Tout travail éradiqué : plus de salle de travail pour les
parturientes, les femmes cesseront d’enfanter dans la
douleur. Elles enfanteront à l’avenir dans la famille.
Jamais le travail ne s’est accordé à mon rythme. Je ne
lui ai jamais vu accomplir le moindre effort envers moi.
Je renonce à lui, à ses pompes, à ses œuvres, sans chagrin ni remords. Il se pourrait même que, après ses funérailles, j’allasse cracher sur sa tombe.
Lâchez-nous la grappe avec vos valeurs antédiluviennes : honneur, patrie, travail ! Place au farniente universel ! Musards, branleurs, tire-au-flanc, glandeurs de
tous les pays, à vos crèmes solaires !
- Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !
- Moi, l’odeur de la sueur, ça me coupe l’appétit !
La mort du travail sous l’angle obtus
J’anticipe, sans pouvoir réprimer un début de dilatation
pénienne, le bonheur suave, la volupté exquise que ce
sera d’assister à la dégradation, à la fustigation en place
publique du médecin-contrôle, déplorable emblème de
l’obscénité du travail, inculte et difforme bâtard d’Hippocrate, cancre invétéré des auditoriums, diplômé de
justesse, flic du stéthoscope, Thénardier du thermomètre, fayot et larbin de l’employeur, écœurante et mercantile chose ancillaire, laquais de la dénonciation rétribuée. D’évoquer cette rognure d’humanité, l’envie me
vient de me laver les mains. La paix soit avec vous.
Après la révocation du travail, il y a tout de même
quelques boulots décoratifs qui seront maintenus
puisqu’ils consistent à ne strictement rien foutre : journaliste à RTL, ministre de la Culture en Communauté
française, programmateur sur NRJ, moraliste à l’Évêché,
grand reporter à Vers l’Avenir, logopède à la RTBF, éthicien au MR, diététicien au ministère de la santé, dératiseur à la Nieuw-Vlaamse Alliantie, éboueur au FN…
Trop flemmard pour être exhaustif.
La mort du travail sous l’angle aigu
Puisque, en raison du bannissement du travail, il n’y
aura plus de croque-morts, plus de fossoyeurs, il sera
demandé aux vivants de prendre un peu sur leurs loisirs
pour creuser leur propre fosse.
Après l’abrogation du travail, la lapidation (avec des dés
de porc) de mecs comme Éric Zemmour ou Allahdonné
Mbala Mbala sera considérée comme un divertissement
d’intérêt général.
Pour récompenser leur bienveillante humanité, Bart de
Wever ira couler des jours paisibles parmi les Berbères,
Théo Francken et Jan Jambon seront promus guides
touristiques bénévoles sur le site d’Auschwitz. On lira
désormais sur le portail du camp : Erholung macht Frei1.
La mort du travail sous l’angle déchu
Ce qui serait futé, ce serait d’abattre le travail sans exécuter le travailleur.
La mort du travail
règle définitivement le
préoccupant problème
du chômage.
D’entre toutes les subversions, la paresse,
avec le vice de la lecture, est ma favorite.
Travail ou pas, je ne
veux perpétuer ni
l’œuvre de dieu, ni
celle des hommes, je
n’aspire qu’à flâner,
à folâtrer, à lâcher
derrière moi un petit
lest de poèmes dégradables.
1 Le repos rend libre
André Clette
Éric Dejaeger
recul
Coupe claire Meursault
Abhorrés par la grande majorité de nos contemporains pétris
de bêtise, d’inconséquence et d’inscience, nous voici donc évacués
par une société à laquelle nous sommes supposés appartenir, que
nous sommes censés structurer. Nous voici cloués dans une condition fragile dont il sera de plus en plus difficile de s’échapper. Le
travailleur a l’occasion de sortir de sa sinécure. Sa vie fluctue entre
le bureau, l’atelier, la maison, le week-end, les vacances. Mais
dans un monde où chaque pas coûte, où presque tout se monnaie, la condition de sans-emploi est permanente. Nous le sommes
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. En dépit de l’agitation, petit à petit, cette condition gluante finit par se
confondre avec notre être. L’humeur vindicative qui se répand si
facilement à l’abri de la société se tarit brusquement une fois dans la
rue où le regard baisse inconsciemment. Certes, nous lisons. Nous
avons encore pour l’instant l’occasion de profiter de la catharsis
qu’apporte un film, une série, internet, mais tout semble passer
par le prisme d’une espèce de répudiation. Foulées au pied nos années d’études, nos années d’emploi, foulées au pied nos années de
travail hors emploi, de création hors marché. Applaudis, félicités
d’une main, giflés de l’autre, nous sentons l’avancée impossible, la
stagnation insupportable et le recul inéluctable. Le seuil de pauvreté sur lequel, mal assurés, nous nous tenons avec tant d’autres,
certains même avec emploi, semble s’éloigner, emportant ceux qui
passent les mailles du filet à quelques semaines, à quelques jours
près leur octroyant arbitrairement tel ou tel statut, et nous laissant
les pieds dans une boue dont les producteurs sont de l’autre côté
du spectre socio-économique.
Règle n°4 : rendez-vous antipathiques.
- Ne dormez pas la nuit précédente, consommez de l’alcool et
quelques drogues douces.
- Avant d’entrer dans le bureau du recruteur, pensez à quelque
chose de très triste.
- Ne dites pas bonjour.
- Montrez-vous agressif, carrément odieux ou totalement apathique.
- Regardez l’heure régulièrement et poussez des soupirs.
- Allumez une cigarette, si vous n’êtes pas fumeur, faites un effort.
- Si vous êtes toujours dans le bureau au bout de dix minutes, essayez de roter ou de péter.
Si vous êtes engagé, je n’y comprends rien !
CON… SOMMATEUR – TRAVAILLEUR Styvie Bourgeois
Se plaindre des salaires de plus en plus
bas par rapport au coût de la vie ? Se
plaindre du manque d’emploi ? Aller même
jusqu’à trouver scandaleuse l’idée de travailler le dimanche. Pourtant, chaque jour,
souvent de manière inconsciente, nous offrons notre main d’œuvre au système qui
nous exploite. Nous mettons une partie de
notre temps libre à coproduire ce que nous
achetons. GRATUITEMENT !
Cela s’appelle communément, le travail
du consommateur. Il se cache partout, par
exemple dans les établissements de restauration rapide, les magasins de meubles en
kit, les grandes surfaces proposant le selfscanning, les voyagistes proposant d’acheter ses vacances en ligne. Dans ce domaine,
internet a d’ailleurs permis d’augmenter
le nombre de secteurs dans lesquels le
consommateur intervient gracieusement.
Dans le paysage actuel, certains actes
pourraient même sembler anodins si on ne
mettait pas notre gros doigt dessus. Acheter des tickets de transports à une borne
automatique, effectuer ses transactions
bancaires en ligne ou dans un self-bank, répondre à des sondages ou encore, partager
ses données sur les réseaux sociaux (source
intarissable de renseignements pour les
sociétés de marketing). Nous sommes tous
des hommes sandwichs dès lors que nous
affichons des logos sur nos vêtements.
Sous couvert d’une certaine autonomie
ou d’un gain de temps, les entreprises
nous mettent insidieusement au travail.
Si certains pensent y trouver leur compte,
qu’ils ne perdent pas de vue que tout cela,
finalement, a un prix. Nous devenons responsables de l’acte que nous posons dans
le cadre, par exemple, de paiements ou
de réservations en ligne. Mais aussi, nous
contribuons à la disparition de certains
emplois. Les entreprises remplacent le personnel salarié par le travail que nous leur
fournissons bénévolement.
Et la vie sociale dans tout ça ? Comment
établir des contacts au sein d’une société
de plus en plus individualiste quand nous
avons régulièrement affaire à des machines ?
Nous voulons tenter d’endiguer les suppressions d’emplois et ne pas courber le
dos devant ce système capitaliste qui nous
presse comme des citrons, chaque jour un
peu plus ? Rebellons-nous tant qu’il est encore temps et posons des actes cohérents par
rapport à nos idéologies. Prenons le temps
de passer à l’agence pour nos vacances, de
patienter quelques minutes à une caisse de
magasin (privilégions carrément les commerces de proximité) ou encore, sous le regard outré de nos concitoyens, ne débarrassons plus notre table lors de notre prochain
passage (accidentel) dans un fast-food !
Pour aller plus loin dans la réflexion :
Le travail du consommateur, de McDo à eBay de MarieAnne Dujarier.
http://www.cairn.info/revue-idees-economiques-etsociales-2009-4.htm
http://www.cultures-sante.be/nos-outils/educationpermanente/2014/le-travail-du-consommateur.html
Vous ne voulez
plus travailler ?
Devenez « empêché »
Dominique Watrin
Comme je me plais à le dire perpétuellement depuis que je dépasse tout le monde
d’une tête : l’exemple vient d’en haut. Et
nos hommes politiques compétents (ça m’a
toujours fait un drôle d’effet d’associer ces
deux mots, mais soit, on dit bien « arriéré
judiciaire » alors que j’ai connu un juge qui
n’était pas si débile que ça)… nos hommes
politiques compétents, écrivais-je donc
avant de m’égarer, ont involontairement
inventé la profession d’avenir que pas mal
d’entre nous rêveraient d’exercer et à laquelle personne n’avait jamais pensé avant
eux : empêché.
Ils font désormais partie du paysage, les
député(e)s échevin(e)s et les député(e)s
bourgmestres qui délèguent leur fonction
communale parce que cumuler leur est
interdit. Eh bien, les empêchés, c’est eux !
Pour tous ceux qui, comme moi, aspirent à
ne plus travailler, cette profession d’empêché est le métier d’avenir. Et elle est aussi,
accessoirement, le plus grand espoir d’éradication du chômage parce qu’elle est toujours associée à un alter ego : le faisant fonction. Saluons, dès lors, tous les empêchés
sans qui les faisant fonction seraient des
faisant sans fonction.
Pour le bien du pays, j’encourage donc
tous les citoyens responsables à suivre
l’exemple des hommes politiques et à devenir également un empêché. Vous êtes, par
exemple, facteur. Tous les matins, déposez
votre sacoche devant la poste, avec un petit
écriteau « Servez-vous, je suis empêché… au
bar du Café de la Poste. »
Vous êtes jeune, dynamique comme
un édredon, et votre mère vous demande
de tondre la pelouse. Répondez-lui simplement : « Désolé, je suis tondeur de pelouse
empêché. J’ai été nommé branleur, mais je te
désigne tondeuse faisant fonction ! »
Vous êtes un mari consciencieux, mais
votre femme commence à friser la date de
péremption : pas de problème ! Dites-lui
simplement : « Chou, dorénavant, je serai baiseur empêché. Je te présente Olivier, baiseur
faisant fonction, qui te besognera pendant mon
empêchement. Si t’as besoin, je suis soit chez ta
copine Nathalie, soit dans ta copine Nathalie. »
Voilà ! Pour ma part, j’ai un seul message
à faire passer : si une fille naïve et facile est
disposée à faire la sainte-nitouche empêchée, je suis prêt à devenir sur-le-champ
son étalon faisant fonction !
Cynisme
Partage du temps de travail
L’exemple du Qatar
Parmi les pistes évoquées pour réduire le
taux de chômage, le partage du temps de
travail est régulièrement présenté comme la
solution la plus évidente. Alors que la plupart des pays peinent à instaurer la mesure,
certains font preuve d’innovation pour s’attaquer au problème.
à cet égard, le Qatar fait figure de bon
élève de la classe.
La mise en place d’un système de rotation des travailleurs particulièrement efficace a en effet facilité l’accès à l’emploi pour
Michel Thauvoye
de nombreuses personnes. Contrairement à
ce qui se passe ailleurs, où les ouvriers se
tuent à la tâche de trop longues années,
le pays a compris qu’autoriser sa maind’œuvre à mettre fin prématurément à sa
carrière permettait de céder la place à un
sans-emploi dans des délais raisonnables.
Pour ces derniers, des perspectives d’avenir inespérées en ces temps moroses.
Puissent les autorités belges s’en inspirer
lorsque débutera la construction du nouveau stade national.
10 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
MAI-JUIN 2015 / Même pas peur No 1 / 11
analyse
analyse
L’étau se resserre,
les chaînes s’alourdissent
La fin du travail obligatoire ?
Octobre, novembre, décembre 2014 : certains commentateurs d’articles de presse,
choqués par les manifestations et actions
de grève, avaient à cœur de défendre le
gouvernement fédéral dont il eut convenu
d’attendre les réalisations concrètes avant
de le vilipender.
Il est cependant avéré qu’il n’y a pas en
Belgique de formation de gouvernement
sans rédaction d’un « accord de gouvernement ». Qui a lu ce dernier a pu remarquer que les partenaires de coalition n’ont
pas négligé d’aller dans les détails. Qui a
suivi les martiales prises de position dans
la presse a pu constater que la réalisation
dudit accord, tout l’accord et rien que l’accord est la garantie ultime de la cohésion de
cette coalition. Il n’y a donc aucune raison
d’attendre pour se faire une opinion.
Lecture commentée donc. Désolée, lecteur, ce ne sera pas drôle et je ne parle pas
seulement du style. Si tu rêves d’en finir
avec le travail ou, plus modestement, de
réduire un peu ton temps de travail, de partir plus tôt à la pension pour vivre un peu,
profiter du temps qui passe, des amis, des
livres, de tes enfants ou de ceux de autres,
pour écrire, voir le monde, enfin pour ce tu
veux, il va falloir remiser tes rêves au placard ou trouver une autre issue.
Si tu fais contre mauvaise fortune bon
cœur, que tu te dis qu’en continuant à
travailler tu pourras continuer à mettre
du beurre dans tes épinards frais et bio, il
faudra peut-être éviter d’en mettre sur ta
tartine. Le blocage des salaires est à l’ordre
du jour, au moins pour deux ans. Même si
ton employeur avait envie de vous motiver
toi et tes collègues, cela lui sera strictement
interdit, sous peine de sanction. Cela s’appelle la réduction du handicap salarial.
Heureusement penses-tu, les salaires et
les allocations (de remplacement, familiales…) seront au moins indexés… Raté.
Saut d’index d’au moins deux pour cent
programmé pour avril ou mai 2015.
Bon, tu n’es pas un optimisme béat mais,
quand même, heureusement, tu travailles
dans un « bon » secteur : les barèmes sont
fixés par la Commission paritaire et les
interlocuteurs sociaux ont prévu une évolution qui tienne compte de l’expérience
qui s’acquiert au fil du temps. Donc là, le
temps joue pour toi. Caramba ! Encore raté.
Le gouvernement veut revoir les barèmes
pour qu’ils soient lés à la compétence et à la
productivité individuelle et non à l’ancienneté, question que tu sois bien dépendant
des évaluations individuelles des souschefs.
Bon, tu es quelqu’un de raisonnable et tu
décides que tu vas te mettre à lire ce texte
toi-même. Le gouvernement annonce qu’il
veut mieux « récompenser le travail ». Cette
idée de récompense te laisse un peu interloqué, toi qui pensais que le salaire était la
contrepartie contractuelle de ton travail,
mais tu ne vas pas chipoter sur les mots.
L’idée du gouvernement est de diminuer
les impôts sur les revenus du travail en
compensant par d’autres impôts indirects,
accises, TVA… Là, ce n’est soudain pas très
clair. Mais tu es pris d’un doute : ta gazette
parle d’une réduction de 125 € en 2015. Tu
te demandes si cela suffira à compenser le
blocage salarial, le saut d’index, l’augmentation des accises (tu apprécies de boire un
coup, tu fais le plein en diesel…) Les déclarations des uns et des autres dans la presse
commencent à t’angoisser : certains voudraient bien compenser la baisse de l’impôt
par une hausse de la TVA… Tu ne peux
quand même pas cesser de manger…
OK, il n’y a pas que les sous. Un bon horaire de travail, ça compte ! Las… plutôt que
d’encadrer fermement la durée du travail à
38 heures par semaine, le gouvernement
veut faciliter les dépassements, la moyenne
devant être respectée sur une année (une
année, tu gémis), le nombre d’heures
supplémentaires que tu peux renoncer à
Richard Lorent, auteur du thriller politique « Les Éprouvés »
Sylvie Kwaschin
récupérer augmentant… toi qui es pour le
partage du travail grâce à la réduction du
temps de travail à 30 heures par semaine…
Tu te ressaisis. Pour éviter la dépression
ou le burn-out qui te guettent, tu dois bien
pouvoir prendre une interruption de carrière ou une réduction crédit-temps ? Pas
si tu n’as pas un bon motif. Il faut toujours
faire les choses pour un bon motif, genre
un proche en soins palliatifs ou un môme
malade… Mais le gouvernement prévoyant
envisage à terme que tu puisses renoncer
aujourd’hui à des jours de congé ou à une
part de ton salaire pour utiliser ton épargne
plus tard, pour ce crédit-temps qui serait si
bienvenu…
Tu penses à ton cousin qui a moins de
chance que toi : son entreprise restructure.
Mais lui au moins il pourra partir en prépension (tu ne t’es jamais habitué au nouveau nom du bidule « dispositif de chômage avec complément d’entreprise »). Ton
cousin te demande si tu te fiches de lui :
l’âge pour avoir la possibilité d’être licencié
avec ce mirifique avantage va être augmenté et le prépensionné, pardon, le chômeur
devra rester disponible sur le marché de
l’emploi.
Tu penses à ton gamin de 25 ans qui
depuis qu’il a fini ses études ne trouve que
des boulots à temps partiel et à durée déterminée. Ses allocations d’insertion seront
supprimées pour qu’il soit plus motivé à
trouver un vrai boulot. Cela dit, s’il avait
été au chômage, ses fournisseurs d’eau, de
gaz et d’électricité auraient dû fournir ses
données de consommation afin de s’assurer
qu’il vit bien là où il le dit et que sa copine
ne l’a pas quitté…
Tu penses à ta femme qui travaille à
temps partiel dans la grande distribution
avec un complément chômage parce que
ce n’est pas de sa faute s’il n’y a que des
temps partiels dans la grande distribution.
Le complément chômage va être divisé par
deux, question de l’inciter à travailler plus.
Tu n’en peux plus de lire. Je reprends
la tâche. Avec ménagement, je t’apprends
que ton frère qui est en incapacité de travail depuis plus de trois mois devra suivre
un plan de réinsertion avec des entretiens
périodiques avec l’ancien employeur et le
service régional de l’emploi pour l’amener à reprendre le travail. Enfin (tu n’oses
plus penser « heureusement »), c’est une «
vraie maladie » qu’il a. Si cela avait été une
dépression, son toubib aurait été obligé «
d’objectiver » sa pathologie.
Nous décidons de ne parler pas de l’allongement des carrières. Soixante-sept ans en
2030, cela paraît loin, mais d’ores et déjà les
conditions sont durcies pour les pensions
anticipées et celles et ceux qui espéraient
partir à soixante ans parce qu’ils avaient
quarante années de carrière dans les bottes
devront prolonger… Encore bosser…
Tu me regardes d’un air hébété. Tu me
demandes si les employeurs devront faire
un effort quelconque. Je secoue doucement
et négativement la tête. Ils vont pouvoir
réduire la part des salaires qu’ils versent à
la sécurité sociale, ce qu’ils appellent « les
charges » pour environ quatre milliards
d’euros selon le Premier ministre. Il n’y a
pas d’obligation de création d’emplois ou
d’investissement en contrepartie. Il faudra donc trouver ailleurs quatre milliards
pour la sécu ou diminuer les prestations
sociales…
Cette fois, j’ai vraiment peur que tu
craques… Mais tu te redresses et tu gueules
« je ne vais pas les laisser m’écraser la gueule
dans la gadoue pendant cinq ans, m’enchaîner à
des boulots débilitants, ôter ma casquette devant
l’chef, m’obliger à me justifier et à m’excuser si
je suis malade, si la boite licencie, me rendre
employable pour des emplois inexistants et tout
le reste ! Même pas peur ! J’irai à la fête des travailleurs le 1er mai et je trouverai des potes. Et
on verra ce qu’on verra… »
Le treizième travail d’Hercule : trouver un emploi (Roland Topor)
Le travail est nécessaire pour l’homme. Il en a inventé le réveille-matin (Pablo Picasso)
J’aime le travail, il me fascine. Je peux rester des heures à le regarder (Jérôme K. Jérôme)
Le travail, c’est s’absenter (Massimo Bortolini)
Dans ce monde où il n’y a pas de travail pour toute le monde, celui qui se crève à la tâche est
indécent (Georges Wolinski)
Le travail : une malédiction que l’homme a transformée en volupté (Cioran)
Le travail est l’opium du peuple. Je ne veux pas mourir drogué (Boris Vian)
Ils remplacent les hommes par des machines sans savoir que les machines n’aiment pas leur travail
(Brèves de comptoir, 1994)
On doit regarder comme quelque chose de bas et vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine
et leur industrie ; car quiconque donne son travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au
rang des esclaves (Cicéron)
Jadis, il fallait des travailleurs parce qu’il y avait du travail.
Aujourd’hui, il faut du travail parce qu’il y a des travailleurs.
(Manifeste des Chômeurs Heureux)
Les chômeurs doivent se sacrifier pour que ceux qui ont du travail ne le perdent pas (Georges
Wolinski)
L’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches (Bertrand Russel)
Ce qui est rare est cher, nos élites le
savent. Donc, depuis trente-cinq ans, pour
augmenter la valeur du travail, elles le
rendent rare : elles laissent supprimer des
emplois. C’est habile : cela augmente la valeur de ceux qui restent. La preuve : t’as encore un boulot payé, tu fais tout pour le garder. Tu bosses dur et tu fermes ta gueule,
car tu as le dos au mur et la peur au ventre
mais au moins, comme dans la publicité sur
la bière où les hommes savent pourquoi, toi
aussi tu sais pourquoi tu ne l’ouvres pas.
Car l’obligation de travailler pour vivre,
voire survivre, ça sert aussi à ça : tenir les
gens par la trouille. Le chômage de masse,
meilleur flic de l’économie néo-libérale.
Ce vieux machin de la rareté organisée fonctionne aussi à rebrousse-poil. Recette : multipliez les chômeurs, battez-les
en neige, leur genre se met à gonfler, ils
deviennent plus nombreux et leur espèce
perdant l’atout de la rareté, leur valeur
faciale diminue. Du coup, ils ne valent pas
plus qu’un kleenex. Patatras ! Tu peux chiffonner et jeter. Simple. L’obsolescence programmée, pour les humains. Transformés
en choses. Jetables. À ceci près qu’ils ont
conscience de ne pas être des choses tout
en étant traités comme s’ils l’étaient. La
variable d’ajustement, ça s’appelle, après
l’ajustement. Magie des formules qui tuent
ceux qu’elles moissonnent.
T’es désespéré, dégoûté, révolté ? T’as raison ! Mais pleure pas ! À chaque campagne
électorale, tu as droit à ta part de rêve, à
ta fine tranche d’utopie, à ton moment de
bonheur. Tu te fais racoler ! On te dit que
t’es beau et intelligent et on te le promet :
demain sera pas pareil à condition que ton
vote soit «utile», c’est-à-dire donné à ceux
qui étaient déjà là hier et te garantissaient
déjà que l’éternel demain serait différent.
Sauf qu’après le scrutin, c’est chaque fois
pire et que tu redeviens l’imbécile utile,
utile pour que le système ne change pas.
Quarante ans que ça dure ! Cela devient
lourd, ça craint !
En quarante ans, la société meilleure
pour laquelle se sont battus nos grands-parents et, avant eux, leurs propres grandsparents, est devenue ce merdier toxique où
les rupins se pavanent en s’octroyant tous
les droits, où les banquiers se comportent
comme des brutes usurières et médiévales,
où les politiques se vivent comme une aristocratie d’Ancien Régime. Peut-on mettre
fin à cet obscène purgatoire ? Oui !
Oui, à condition d’oser l’imagination
et tant pis si ça emmerde les béni-oui-oui
de la pensée droite. Car à bien y penser
c’est-à-dire en pensant juste ce qu’il faut
de travers, tout ce foutoir pesant sur les
épaules de la société d’en bas et profitant
surtout à la petite caste d’en haut est possible par l’impensée contrainte qui a toujours semblé si naturelle aux salariés et aux
petits artisans comme d’ailleurs, mais pour
d’autres raisons, aux actionnaires qui eux y
échappent : l’obligation de travailler pour
gagner sa croûte, le travail obligatoire.
Tu veux manger ? Bosse feignant ! Gagne
ton pain à la sueur de ton front ! L’injonction était déjà là au mythique commencement du monde. Pourrait-il alors en être
autrement ? Oui, des types y ont pensé, il y
a déjà pas mal de temps et l’idée est en train
de refaire surface. C’est celle d’une société
où l’humanité serait enfin sortie du salariat.
Chacun pourrait alors choisir librement
l’activité qui lui convient ou pour laquelle
il se sent fait. Chaque individu disposerait ainsi, de droit, d’un « revenu de base »,
juridiquement voire constitutionnellement
garanti, appelé aussi « allocation universelle ». Ce revenu serait d’un montant à déterminer, sans conditions de ressources ni
obligation de travail et n’empêcherait pas
d’avoir malgré tout un boulot sur le côté
sans néanmoins qu’une telle activité soit
obligatoire. Son financement serait assuré
par une fiscalité radicalement revue et corrigée dans le sens d’une contribution fixée
selon la réelle capacité contributive de chacun. Du coup, plus de chômage de masse !
Utopie ! rigoleront avec condescendance
les réalistes patentés et génériquement minoritaires qui rigolent toujours de ce qui les
emmerde. C’est un rire nerveux comme on
le dit aussi d’un caca ! Car ils préfèrent évidemment leur réalisme qui nous étrangle à
l’utopie réalisée qui libérerait le plus grand
nombre.
Un revenu de base, une allocation universelle, ça vous a une belle gueule et ça peut
tenir la route. Mais attention ! ça n’arrivera
pas tout seul. Car il faudra légiférer ! Et qui
légifère ? Les grands partis via la Chambre
qui, selon la séparatrice logique des pouvoirs, monopolisent évidemment le législatif par le biais de leurs parlementaires qui
deviennent ce qu’ils sont et sont-ce qu’ils
deviennent d’avoir toujours le petit doigt
sur la couture du pantalon. Cela s’appelle
la discipline, discipline de parti qui conduit
à la discipline de vote. Tu fais ce que dit ton
président, sinon, lors du prochain scrutin,
tu voles dans le trou, comme au billard à
bouchons. Bye-bye enfoiré d’incontrôlable !
Donc, le revenu de base, c’est pas gagné !
Parce que dans les cénacles restreints et
confidentiels des grands états-majors politiciens, l’idée fait faire dans leur froc les
éminences. Parce que dans les fédérations
superbement patronales, le concept augmente de manière exponentielle la consommation de Gaviscon.
Imaginez en effet une population libérée
de l’emprise flicardienne du chômage de
masse qui fait aujourd’hui accepter tout et
n’importe quoi dans le monde des éprouvés salariaux ! Imaginez un électorat affranchi de l’effet somnambulique des promesses électorales qui sont le nouvel opium
du peuple ! Imaginez ! Vous avez alors une
autre société ! Libre !
Tu veux ça ? T’as raison, t’es l’avenir. La
paresse bien comprise est l’avenir du travail !
Mais il faudra te battre, camarade ! Et ce sera
un combat dont il faudra crânement continuer le début ! Demain est un autre jour.
Travailler, c’est trop dur
« Il faut rendre au travail sa place dans notre société, après des années de propagande fallacieuse
en faveur du loisir ». Ernest-Antoine Seillière
de Laborde.
« Nous croyons qu’un véritable humanisme
passe aujourd’hui par l’économie de marché ».
Laurence Parisot.
« Ce qui aliène l’homme c’est le chômage, ce qui
libère l’homme c’est le travail ». Nicolas Sarkozy.
Stop ! Ça suffit ! Il va falloir changer le
disque rayé qui nous irrite les oreilles depuis des temps immémoriaux. Alors que
la suractivité humaine bouscule l’équilibre
même de la planète et nous mène droit dans
le mur, il est impératif, si ce n’est déjà trop
tard, de changer cette ritournelle assassine
qui nous répète cyniquement que le travail
est indispensable pour le bien-être, l’épanouissement des individus et pour l’avenir même de nos sociétés, contrairement à
l’oisiveté et la paresse connotées très négativement !
Ce qui est indispensable, au contraire,
c’est de mettre un sérieux coup de frein à
cette grande fuite en avant et dénoncer l’hypocrisie ambiante relayée par l’oligarchie
politico-médiatique qui relaie un discours
vide de sens et tout imprégné de novlangue.
Le plein emploi, un idéal ?
Un objectif de nos chers gouvernements ?
Allons donc, un peu de bon sens, il suffit
de constater à quelles fins ceux-ci utilisent
les voix de leurs électeurs pour cesser de
croire en ces balivernes. Ils s’en tapent les
balloches à grands coups de paloche ! Le
chômage est, plutôt, un rouage essentiel
qui sauvegarde le système en place. Il remplit, entre autres, la fonction de maintenir
la pression sur les aspirations sociales des
salariés mieux lotis et alimente la mise en
concurrence constante des travailleurs. Ce
n’est donc pas dans l’intérêt des gouvernants de supprimer celui-ci et ça ne fait pas
partie de leurs priorités, malgré ce qu’ils
veulent nous faire croire. « Le pire ennemi des
profits, c’est le plein-emploi...» dixit François
Chevalier, stratégiste financier. Peut-être
une petite baisse du nombre de chômeurs
juste avant une élection est-elle, de temps à
autre, la bienvenue...
La croissance on y croit, et elle reviendra !
Comme si, en entrant dans la danse de
la mise en concurrence mondialisée des
travailleurs, l’Europe serait à même de
renverser la vapeur et de redistribuer du
bonheur à tous ? Les dirigeants savent bien
que pour gagner un peu plus de production
« nationale », attirer les investisseurs, il faut
justement réduire les droits des travailleurs
et maintenir les bas salaires... ce qui assure
l’engraissage des actionnaires. Tous les travailleurs, qu’ils soient à demi esclaves en
Chine ou aux Émirats, ou «libres» en Occident, tous sont perdants, sur tous les plans !
Que la croissance soit là ou pas, que nous
œuvrions pour une dictature à peine voilée ou une démocratie qui ne mérite plus
son nom, celle-ci ne cautionne pas le bienêtre de ceux qui alimentent la machine,
elle maintient juste une illusion. Seule une
Mickaël Serré
petite poignée récolte les fruits juteux du
super-casino mondial. Quelques sinistres
croupiers à vrai dire.
Travail libérateur, mon œil !
Enfin, il faut relativiser la portée «libératrice» et « constructive » des « vertus du travail ». Distinguons le travail subi, imposé,
de l’activité choisie, pas nécessairement
marchande, qui est enrichissante et dont
la définition doit sortir du cadre péjoratif.
Mais si l’inactivité est imposée par la société, et si aucun moyen de subsistance ne
vient combler l’absence d’un salaire, celleci peut être, à son tour, une souffrance. Il
faudrait donc plutôt supprimer ces deux
souffrances-là, ou tout du moins les atténuer. Si un «non-travail» est remplacé par
une activité et/ou par un revenu subalterne
de subsistance (cf Bernard Friot et le revenu
minimum ou salaire à vie) et/ou par une
riche oisiveté, alors c’est une libération totale, et plus du tout une aliénation.
La paresse, mère de la vie.
Le travail n’est pas inexorablement et
intrinsèquement lié au devenir humain,
comme dirait Albert Jacquart : « Le travail est
un épisode dans l’histoire de l’humanité (...) qui
aura duré une dizaine de milliers d’années, et
qui disparaîtra. Le travail n’est pas une nécessité : dans la Nature, c’est un concept qui n’existe
pas »1. Ce n’est devenu une évidence que
par « habitude », contrainte et conditionnement productivistes. D’ailleurs, regardons un peu comment nos aïeux voyaient
le futur : ils l’imaginaient avec moins de
souffrance au travail, plus de bien-être, la
production des objets, des denrées alimentaires étant idéalement assurée par l’avènement de la robotique, ouvrant la voie à
la fameuse « société des loisirs ». Quant à
la paresse, Malévitch le disait très justement : elle « épouvante les peuples et ceux qui
s’y adonnent s’en trouvent persécutés, parce
que personne ne l’a comprise comme vérité, on
l’a appelé la «mère des vices», alors qu’elle est
la mère de la vie», elle est «l’aiguillon principal pour le travail, car c’est seulement par le
travail qu’on peut l’atteindre (...), l’homme est
tombé, avec le travail, sous le coup d’une sorte
de malédiction...»2.
Réhabilitons ceux qui ne rentrent pas
dans le moule du « bon travailleur méritant» et «socialement acceptable », redonnons ses lettres de noblesse à celui qui ne
désire pas perdre sa vie à la gagner ! Assurons à tous le minimum vital en faisant les
poches du capital qui n’a jamais eu autant
de flouze dans ses coffres forts. Réduisons
le temps de travail encore et toujours et répartissons le mieux afin que tout un chacun
se sente participer à quelque chose qui ait
plus de sens qu’une société à vitesse multiple, créatrice d’inégalités, de frustrations
et de misère intellectuelle et sociale.
Vive l’oisiveté et à bas le diktat du travail
et du « toujours plus »...
1 «L’avenir du travail», entretien avec Albert Jacquart, visible sur : https://www.youtube.com/
watch?v=oyYzeJ_Pf6o
2 Kazimir Malévitch, La Paresse comme vérité effective de
l’homme, éditions Allia, Paris.
12 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
MAI-JUIN 2015 / Même pas peur No 1 / 13
médias
L’INTERVIEW DE « MÊME PAS PEUR »
Voyage au cœur de la presse satirique de notre pays
Avec la crise des journaux papiers, la
presse satirique en Belgique est devenue, permettez les initiales, un OMNI :
un objet médiatique non identifié. Pourtant, dans notre pays et sous diverses
formes, elle a existé et existe toujours,
comme le prouve notre journal. Quelles
sont ses particularités, et ses conditions
d’existence ? Le professeur Marc Lits
(UCL), spécialiste incontournable de nos
médias, répond à ces questions capitales
dans l’interview qu’il nous a accordé.
Marc Lits, la presse satirique fait-elle
partie de l’histoire médiatique de
notre pays ?
La presse satirique fait partie de la
presse dite « engagée » ou « d’opinion ».
Elle s’est développée en Europe et donc
en Belgique aussi, dès le 18e siècle. On y
retrouve l’expression d’une forme d’opinion qui s’exprime par la satire, tant par
écrit que sous la forme de dessins et de
caricatures. Chez nous, le journal « Pan »
en reste l’exemple le plus célèbre. Mais, le
« Pourquoi Pas ? », qui était un hebdomadaire d’opinion assez tranché, avait aussi
la plume parfois dure et des illustrations
de couverture souvent féroces pour les
hommes politiques au pouvoir (NDLR : à ce
moment-là, le monde politique était exclusivement dominé par le genre masculin).
Malheureusement, la crise de la presse
écrite a resserré un marché où les tirages
des quotidiens sont tous en dessous des
cent mille exemplaires. Dans la foulée,
beaucoup de périodiques ont disparu,
dont « Pourquoi Pas ? » et « Pan ». Cette
crise touchant la presse écrite a poussé
ceux qui restent à prendre des positions
de plus en plus « neutres », pour ne pas
effrayer – et donc tenter de conserver - les
derniers lecteurs de la presse papier.
Lorsque l’on évoque aujourd’hui
la presse satirique, on pense évidemment à l’hebdomadaire français
« Charlie Hebdo ». A-t-il existé dans
le paysage médiatique belge un journal équivalent ?
Marc Lits
Propos recueillis par Manuel Abramowicz
Quand des médias comme la RTBF ou
RTL-TVi, « Le Soir » ou « La Libre Belgique » ont besoin d’un avis éclairé sur
l’état de santé de la presse belge ou sur
une analyse des contenus de celle-ci, une
fois sur deux, ils s’adressent à Marc Lits.
Professeur à l’École de communication
de l’Université catholique de Louvain
(UCL), il est aussi le rédacteur en chef de
« Médiatiques », la revue de l’Observatoire
de Recherche sur les Médias et le journalisme (ORM), logée dans la même université. Marc Lits est l’auteur d’ouvrages
et d’études de référence sur nos massmédias, également réalisées parfois avec
l’Association des Journalistes Professionnels (AJP). Nous l’avons rencontré pour
évoquer avec lui l’histoire et les réalités de
la presse satirique dans notre pays.
La réponse est non. Certes, il y a eu
« Pan » et quelques hebdomadaires militants, plutôt classés à gauche sur l’échiquier politique. Je pense en particulier au
journal « Pour », mais également à des magazines plus proches de l’univers de la BD,
à des périodiques satiriques plus confidentiels, comme « El Batia moûrt soû » et « Le
Poiscaille », ou à des organes de presse de
partis de gauche comme « Solidaire ». Mais
cet hebdomadaire, devenu tout récemment mensuel, reste néanmoins réservé
à un lectorat restreint : les membres du
Parti du Travail de Belgique, le PTB, et ses
sympathisants. En mars 2013, une édition
belge de l’hebdomadaire français « Marianne », rebaptisée depuis lors en « M...
Belgique », a été lancée. Comme pour les
journaux politiques et les magazines BD,
il ne s’agit pas à proprement parlé de journaux satiriques, sauf parfois dans l’une ou
l’autre page dédiée à des dessinateurs et à
des chroniqueurs.
Dans le paysage médiatique dominant,
la presse satirique est désormais absente
chez nous. Ce cas de figure particulier
peut expliquer d’ailleurs que des journaux
comme « Charlie Hebdo », voire « Le Canard enchaîné », alors qu’ils sont dans leur
contenu très franco-français, connaissent,
même si elles restent limitées, des ventes
régulières en Belgique.
Pour quelles raisons, selon vous, la
presse satirique est-elle actuellement
absente ou présente, mais de façon
très limitée dans les librairies de
notre pays ?
La principale raison est d’ordre économique. Le marché belge est déjà coupé en
deux « aires linguistiques », même en trois
en réalité, puisque le quotidien « Grenz
Echo » se vend, tous les jours, à dix mille
exemplaires en région germanophone. Ces
zones linguistiques sont très étanches en
termes de ventes de journaux. Le marché
francophone est donc limité à moins de 4,5
millions d’individus, et les ventes de tous
les quotidiens réunis tournent autour des
quatre cent cinquante mille exemplaires. Il
est donc impensable de vendre un journal
satirique à cinquante mille exemplaires,
seule possibilité de le rendre rentable,
avec en surcroît l’apport de recettes publicitaires qui n’existe pas pour ce genre de
journaux. À titre d’exemple, un magazine
comme « Le Vif/L’Express » tourne entre
nonante et cent mille exemplaires vendus.
La diffusion en librairie, accompagnée
d’une gestion des stocks et des invendus,
est une mission quasi impossible.
En outre, qui dit satire, dit un positionnement politique clair. Parce que l’on ne
peut pas à la fois être satirique de gauche
et de droite. Dès lors, le public potentiel
sera encore plus réduit. Le seul espoir est
dans les ventes en ligne, via internet, ce
qui diminue les coûts de diffusion et de
distribution, mais pas de production, sauf
si on est dans des logiques militantes et
bénévoles.
La presse satirique s’adresse à un tout
petit segment du marché de la presse
écrite. Elle peut exister, mais reste réservée à un lectorat particulier et fidèle. Une
conclusion s’impose donc : ce n’est pas
tenable de développer un journal satirique
uniquement via les circuits traditionnels. Il faudrait investir dans un système
d’abonnements livrés à domicile ou via
des formules de PDF et de supports pour
ordinateurs, tablettes et smartphones.
Peut-on identifier les autres embûches qu’un journal satirique pourrait rencontrer et les « pièges » dans
lesquels il devrait impérativement
éviter de tomber ?
La principale embûche est liée au public
visé. Si on ne s’adresse qu’au cercle de ses
amis et sympathisants, on ne parviendra
pas à proposer un produit qui puisse intéresser au-delà d’un noyau restreint, qui
se connaît et qui va fonctionner sur luimême. Il faut donc une véritable politique
éditoriale diversifiée. L’autre risque pour
la presse satirique est l’antipolitisme primaire, voire le populisme, une ligne stratégique qui revient de nos jours en force.
L’exemple de « Père Ubu », connu depuis
2010 sous le titre d’« Ubu Pan », doit rester
dans les mémoires. La dénonciation des
travers et des dérives de certaines formes
d’actions politiques ne doit pas amener à
des positions proches de l’extrême droite.
Il y a là un vrai danger. Comment être
drôle, et même méchant et outrancier, si
on veut être dans une satire dure, sans
toutefois glisser dans des positions qui
soient antidémocratiques ? La frontière est
parfois difficile à fixer.
Malgré la « crise » qui frappe la presse
écrite, en résumé, quelles seraient
les données en faveur du lancement
d’un nouveau journal satirique chez
nous ?
Soyons lucides, le pari est difficile. Mais
pour ceux qui veulent le tenter, il faut
d’abord un noyau de volontaires dynamiques, sans doute sur base bénévole, car
les budgets de départ doivent être proches
de zéro. Les membres de cette équipe de
fondation doivent avoir une certaine expérience dans tous les métiers concernés par
la presse. Elle ne peut pas être composée
que d’écrivains, de journalistes et de dessinateurs. Cette équipe doit encore pouvoir
compter sur des gestionnaires et des techniciens. Ensemble, ils devront explorer les
nouvelles formes de diffusion.
Il faut penser d’emblée via les nouveaux
supports électroniques, avec des parties
payantes et d’autres en accès libre. Et audelà de la dynamique militante, qui portera le cœur du projet, il faut un cadre de
travail professionnel développant ce journal dans une certaine durée. La tâche sera
ardue, mais le pari pourra être gagné qu’à
ces seules conditions.
Une culture riches only ?
Bernard Hennebert
Coordinateur de l’association « Consoloisirs », ancien animateur de l’Association des téléspectateurs actifs (ATA)
et auteur de livres sur les médias et la culture, dont « Les musées aiment-ils le public ? » (éditions Couleur Livres)
Si on ne travaille pas (ou plus), notre
« temps libre » va se développer. En contrepartie, les « patrons » de nos musées vont
en profiter pour rendre les activités culturelles de plus en plus chères. Et donc, il ne
faudra plus se contenter de vénérer nos artistes préférés, mais il va falloir commencer à défendre bec et ongle nos intérêts
d’usagers culturels. Un exemple type avec
l’actuelle expo Chagall aux Beaux-Arts de
Bruxelles.
RÉPONDEUR POUR ÉCOLE MODERNE
Éric Dejaeger
Si votre enfant suit le cours de religion catholique, tapez 1.
Si votre enfant suit le cours de religion protestante, tapez 2.
Si votre enfant suit le cours de religion musulmane, tapez 3.
Si votre enfant suit le cours de religion orthodoxe, tapez 4.
Si votre enfant suit le cours de religion hébraïque, tapez 5.
Si votre enfant est témoin de Jehova, tapez 6.
Si votre enfant est scientologue, tapez 7.
Si votre enfant est bouddhiste, tapez 8.
Si votre enfant est djihadiste, tapez-le 9 fois.
Si votre enfant est en échec pour 10 cours ou plus, tapez 0.
Photomontage André Clette
Face à la « commercialisation de la
culture », il conviendra de consulter notre
mémoire. Combien coûtait le prix d’entrée
d’un musée, il y a moins de trois ans ? Les
prix de nos « temples culturels » ont-ils simplement augmenté en fonction de l’index?
L’index, vous allez voir où vous pouvez
vous le mettre !
Un exemple avec l’exposition Chagall
aux Musées royaux des Beaux-Arts de
Bruxelles accessible jusqu’au 28 juin prochain, mais qui ne fait pas que des heureux.
De tous côtés, les visiteurs clament leur
colère : c’est une très belle exposition, toutefois elle est beaucoup trop chère. Vraiment
trop chère.
Les sans-travail : exclus des musées !
Qu’en est-il réellement ? Présentée dans
le même musée, l’exposition Jordaens et
l’Antiquité a affiché la tarification unique
de 9 € jusqu’à la fin janvier 2013. L’exposition suivante Kandinsky & Russia - qui
s’acheva le 30 juin 2013 - augmentera très
fortement le montant du ticket et se lança
dans une nouvelle « pratique » : celle des
prix différents selon les jours où l’on visite.
Une formule tarifaire qui discrimine la population active, car celle-ci ne peut visiter
en semaine sans prendre un jour de congé :
13 € le vendredi, 14,50 € du mardi au jeudi
et 17,50 € le week-end. L’exposition actuelle
consacrée à Chagall affiche la tarification
suivante : 14,50 €, du mardi au vendredi,
17,50 € le week-end, donc fini les 13 € du
vendredi.
Il y a plus préoccupant : les évolutions les
plus sinistres concernent les populations
fragilisées. Pour l’exposition Jordaens et
l’Antiquité, la gratuité quotidienne était offerte aux jeunes jusque 18 ans, aux demandeurs d’emploi, aux personnes handicapés
et aux enseignants.
L’exposition Chagall ne conserve la gratuité quotidienne que pour les enfants de
moins de 6 ans, accompagnés d’un adulte
« payant ». Les jeunes de 6 à 26 ans payeront
7,50 € en semaine, et 8,50 € en week-end. Le
même tarif est appliqué aux enseignants,
aux personnes handicapées et leurs accompagnateurs. Les demandeurs d’emploi ont
carrément disparu de la tarification, ce qui
veut dire que la gratuité passe au prix plein
pour eux !
Quant aux seniors, à partir de 60 ans,
pour l’exposition Jordaens et l’Antiquité,
ils payaient 6,50 €, chaque jour. Pour l’exposition Chagall, les plus de 65 ans (notez
le changement d’âge !) payeront 12,50 € en
semaine, et 15,50 €, le week-end.
Vente forcée
L’audioguide est inclus dans les prix actuels, ce qui pose le problème de la vente
forcée. En effet, bon nombre de visiteurs
n’aiment pas utiliser cette option et paient
donc pour ne pas l’employer. Si l’audioguide se louait séparément, les prix des entrées pourraient baisser, ce qui permettrait
à une population de plus en plus pauvre de
pouvoir au moins ne pas se priver de visiter
cette exposition tant vantée par les médias.
Il n’est jamais bon de frustrer le public.
La tarification est devenue ce qu’elle est
mais, en plus, le nouveau règlement vous
confisque deux droits de visiteur d’une façon autoritaire, et sans aucune explication :
Il est interdit de prendre des photos dans
les expositions et il n’est pas autorisé de
prendre note et de dessiner dans les expositions temporaires.
La presse complice ?
Nos grands médias ont consacré énormément d’espace ou de temps à la présentation
de cette exposition sur le peintre Chagall.
C’est très bien et tant mieux si l’exposition
remporte un beau succès. Mais, « nos »
médias ont tous omis les informations sur
le prix, pourtant en période de crise essentielles pour ceux qui en souffre le plus.
Comment voulez-vous que des associations d’usagers de loisirs se mettent en
place et se développent si quasi tout l’environnement médiatique n’est consacré qu’à
la promotion louangeuse de la culture et
tait l’investigation socio-économique ?
Ces augmentations tarifaires spectaculaires auront-elles des conséquences ?
Probablement que oui. Lorsqu’en 1997, le
ministre en charge des musées de l’époque,
le socialiste wallon Yvan Ylieff, a supprimé
la gratuité quotidienne des Musées d’Art
ancien et moderne de la rue de la Régence,
l’institution fédérale a perdu en quatre ans
plus des deux tiers de son public (la fréquentation des touristes restant constante).
On passa de 953.316 à 306.321 visites!
Dans le cas présent, il s’agit d’une exposition temporaire qui a bonne réputation
et dont la fréquentation est limitée dans le
temps. Donc, les files risquent malgré tout
de rester longues et pénibles à vivre. Par
contre, la composition du public va sans
doute évoluer. Les moins nantis risquent de
rester sur le carreau. La culture est de plus
en plus réservée aux riches !
14 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
MAI-JUIN 2015 / Même pas peur No 1 / 15
médias
MONS 2015 : quelques échos d’en bas
Les six drames du travail de journaliste
Anne Lowenthal, journaliste libérée
Journaliste, un bien beau métier. Devenir journaliste, c’est un rêve. Être journaliste, c’est une gageure. Faire du journalisme, c’est quasiment impossible.
La vie de journaliste est faite de six
drames. Le premier, c’est le statut de faux
indépendant. Le second, c’est le chef, qui
n’est devenu chef que parce qu’il est salarié et qui n’est salarié que parce qu’il fut
et restera corvéable à merci, au service du
journal et donc de ses annonceurs publicitaires et de ses actionnaires.
Le troisième drame du journaliste, c’est
que c’est pareil partout et que si on veut
percer, il faut accepter et surtout fermer
sa gueule. Le quatrième drame du journaliste, c’est de fermer sa gueule. Et de se
retrouver ainsi dans une sorte de contradiction permanente qui consiste à exercer
un métier qui n’a pas peur de dire et s’en
fait un devoir tout en refusant de dénoncer
des conditions de travail que, de toute façon, tout le monde connaît déjà, de crainte
d’être celui qu’on jettera au prochain écrémage.
Le cinquième drame du journaliste, c’est
ses collègues-confrères-que-sais-je. Des
gens qui ont le même statut que lui. Ils rament comme des malades pour des ronds
de carotte pour ne pas être jetés de ce fabuleux métier ou pire, pour les pigistes, des
gens qui sont salariés et donc supérieurs
et certainement pas solidaires, surtout pas
même, car les places sont trop chères.
Un bien beau métier
Le sixième drame du journaliste est probablement celui à cause duquel un jour,
on retrouvera un chef de rédaction empalé
sur un roll up promotionnel : la fameuse
phrase « Il y en a dix qui attendent derrière
la porte ». Déclinée de mille et une façons
qui veulent toutes dire : « Tu ne veux pas
faire de la merde ? Pas grave, y en a plein qui
accepteront ». Tout journaliste qui se respecte a déjà entendu cette sentence.
Face à cette vie professionnelle faite de
six drames, il reste des journalistes qui se
respectent. Journaliste, c’est un beau métier. Vraiment beau. Il y a quelque chose
de jubilatoire dans le fait de ramener une
info et de la rapporter en prenant bien soin
d’être clair, simple mais pas simpliste.
Il y a quelque chose de gratifiant aussi
à être « le/la journaliste », celui ou celle
par qui on passe dans le journal, qu’on regarde avec envie et espoir, avec qui on est
très poli, parce qu’on ne sait jamais. Celui
ou celle qu’on craint aussi, quand on travaille bien, parce qu’on sait qu’avec nous,
on n’échappera pas à la question (qui tue).
Qu’on devienne journaliste parce qu’on
aime raconter, parce qu’on aime écrire,
parce qu’on est curieux de tout, parce
qu’on est un(e) fervent(e) démocrate,
parce qu’on est passionné d’un sujet ou
tout ça à la fois, on sait qu’on a du pouvoir sur les gens qui nous lisent ou nous
écoutent. Rarement sur ce qu’on leur dit,
mais en tout cas sur la manière de le leur
dire.
Brèves... de trottoir
Deux mois entre chaque numéro ?
Ben oui, pour que MÊME PAS PEUR paraisse,
faut que MËME PAS PEUR paresse…
►►►
Le CDH, un parti radicalement centriste,
c’est-à-dire qui ne se mouille pas, mais
est prêt à se compromettre avec (presque)
n’importe qui, se lance dans une vaste
campagne du genre brainstorming pour
relancer la citoyenneté ! Parmi les idées
saugrenues, une retient notre attention : la
plantation d’un arbre lors de chaque naissance. Les chômeurs auront-ils enfin droit à
un bouleau pour leur progéniture ?
Florian Houdart, Gérant d’un lieu alternatif depuis 2012
lieu pas très discret, un homme puissant
menotté alors qu’il est encore présumé
innocent, l’identité d’un meurtrier avec les
coordonnées et photos de ses proches, tout
y passe.
Et à ceux qui s’en désolent, la réponse
invariable est servie : « Tout le monde le
fait ». C’est donc devenu le critère. Et si un
journaliste s’élève timidement contre une
injonction à le faire aussi, il passe pour un
con, à refuser de faire un mal qui est déjà
fait au risque d’être le seul à passer à côté
de l’ « info » (notez les guillemets).
Des gens merveilleux
De longues minutes de rien
Mais c’est difficile. Quand j’étais journaliste chez Sudpresse1, mon principal conflit
avec mon dernier chef d’édition tournait
autour de ce qui intéressait les gens. « Ça
intéresse les gens », me disait-on. « Oui,
mais ça ne les regarde pas », répondais-je.
« On voit que tu n’es pas vraiment journaliste », m’assenait-on, avant d’ajouter « Tu
sais, si tu ne le fais pas, il y en a dix derrière la porte qui sont prêts à le faire ».
Aujourd’hui, c’est pire. On envoie des
journalistes couvrir du vide. Des choses
qui ne regardent pas les gens et qui en plus
n’intéressent personne. Dès qu’un drame
survient, on se surprend à éprouver de la
pitié pour ce journaliste planté face cam’
à attendre un avion plein de gens qui ne
nous apprendront rien pour nous dire
« On attend l’avion, on ne sait pas quand
1 Ceci n’est pas un coming out, je n’ai jamais
rougi du travail qu’on faisait, dans notre petite
édition du BéWé (Brabant Wallon) du journal
régional du groupe Sudpresse, sauf bien sûr
quand quelqu’un ajoutait une faute dans un
titre, m’envoyait courir (littéralement) après
une octogénaire condamnée pour l’immortaliser, mettait un point d’exclamation à la place
d’un point d’interrogation, titrait en Une le
contraire de ce qu’on disait en page douze…
il atterrira, il y a beaucoup de journalistes,
tout le monde est là », un corbillard plein
de quelqu’un qui est mort et n’a plus rien
à nous apprendre pour nous expliquer
qu’ « On attend le corbillard, qui devrait
arriver bientôt, il y a beaucoup de journalistes, tout le monde est là », à attendre
des familles éplorées dont on sait qu’elles
sont éplorées, pour nous dire qu’elles sont
éplorées.
Et quand aucun drame ne survient, on
en crée. La cueillette de jonquilles par Michelle Martin dans les bois devient aussi
grave que le bombardement de centaines
d’enfants dans une école en Palestine.
Plus grave même, dans certains journaux
qui ne parlent que du premier drame. Le
coma de Schumacher est un suspens bien
plus insoutenable que la lutte contre Ebola. Les considérations du prince Laurent
sur les poulpes sont hautement plus passionnantes que ses initiatives à l’égard des
sans-abris.
Tout le monde le fait
Pire : dorénavant, tout le monde déborde des limites élémentaires de la déontologie. Les uns (les plus nombreux) pour
montrer, les autres pour dénoncer les uns
(mais en parler quand même). Une femme
politique qui fricote avec son mec dans un
(Jpé)
seul. Il est conseiller communal dans une
commune du Luxembourg, mais il a refusé
que nous dévoilions son identité de peur de
se faire éjecter du parti.
►►►
Pierre Beregovoy et Steve Stevaert ont un
point commun pour l’éternité. Ils étaient
tous les deux socialistes.
►►►
Grogne chez les chauffagistes qui estiment
que ce n’est pas parce qu’ils ont un poêle
dans la main toute la journée qu’ils sont fainéants !
►►►
Le leader de la centrale syndicale FGTB
serait bien accroché à son poste, en effet
d’aucuns affirment que Goblet n’est pas
recyclable.
►►►
Elle brûle les restes de son mari assassiné
dans son feu ouvert. Pour sa peine, elle
n’aura qu’une chaufferette électrique dans
sa cellule.
►►►
À MPP, nous avons enquêté minutieusement, nous avons épluché la presse, parcouru les comptes-rendus d’audience des
tribunaux belges, interrogé les milieux généralement bien informés et le constat s’impose, il reste un militant libéral honnête. Un
►►►
Les chauffeurs de taxis bruxellois en rage
contre la société de covoiturage Uber. Mais
surtout contre l’argent d’Uber.
►►►
Majorité sexuelle à 14 ans, d’accord, mais le
permis aussi, alors. Sinon, où est-ce qu’ils
vont aller baiser les mômes ?
►►►
Facebook a relayé cette information qui
provient de l’Arkansas, le pays de la solidarité comme chacun le sait, où les autorités préconiseraient d’interdire les loisirs
aux personnes assistées socialement. Plus
de piscine, de cinéma, de concert pour les
personnes en difficulté. Plus de piercing,
non plus, cherchez le rapport ! Dans le
même esprit, préconisons l’interdiction de
faire usage de la fourchette pour les chômeurs, c’est un régime qui porte ses fruits
chez les personnes en surpoids.
Les journalistes sont des gens merveilleux. La plupart du moins. Ils ont choisi un
métier pas facile, portés qu’ils étaient par
des idéaux très honorables, soucieux d’apprendre toujours et de restituer au mieux.
Seulement voilà, ils sont soumis à des
contraintes impossibles. Ils ne vendent
plus de l’info, ils vendent des annonces.
Ils ne font plus de reportage, dans les quotidiens ils remplissent des pages, parfois
quatre pages à trois personnes pour un
week-end, mise en page et traitement des
photos compris. Ils sont trop peu nombreux, avec trop peu de moyens, pour trop
d’infos. Ils font ce qu’on leur dit de faire,
même si c’est de la merde et même s’ils
avaient de l’info, de la vraie. Et ceux qui
font de l’info, de la vraie (car ils existent,
dans tous les médias), devront lui trouver
une (trop petite) place derrière des monceaux de rien.
Ils gagnent peu, travaillent trop, sont
dans des statuts impossibles, souvent illégaux, même à la RTBF, qui est pourtant
un service public. Certains pigistes ont
dénoncé leur situation récemment. Pas un
salarié ne les a soutenus, du moins ouvertement.
Nombreux sont ceux qui, en off, vous
confirmeront tout ou partie de ce papier.
Mais dans certains médias, la situation est
plus grave. On a comme l’impression d’un
syndrome de Stockholm a touché tout le
monde et même en off, on défend l’indéfendable, comme des heures passées à ne
rien dire devant des débris d’avion, des
images volées qui n’auraient jamais dû
être montrées, des pubs qui défilent en bas
des écrans en pleine émission ou de trop
longues minutes consacrées au dernier
match de foot au détriment de l’info, celle
qu’on rêve de présenter quand on devient
journaliste.
Quant au statut trop fragile des journalistes « indépendants » (notez encore les
guillemets), il ne changera jamais. Parce
que s’il y a bien un métier où les gens
n’arrivent pas à se coaliser pour défendre
leur croûte, améliorer leurs conditions
de travail et donc leur travail, c’est celui
de journaliste. Ils ont pourtant toutes les
armes. Mais bizarrement, alors que par
ailleurs au nom de « l’info » on se permet à
peu près tout, ici, tout n’est pas bon à dire.
Le premier jour
Dimanche 25 janvier, je me suis réveillé
avec une putain de gueule de plomb et ça,
c’est bien pire que la gueule de bois ! C’est
la défaite qui s’imprègne sur le visage et le
fige, poussant à l’inertie, à la litanie des « À
quoi bon » et autres oraisons sinistres de la
résignation.
La veille, j’avais assisté malgré moi à la
fête d’ouverture de Mons 2015 et j’avais vu,
sous mes yeux, le triomphe d’une culture
opposée à celle, alternative et populaire,
que je cherche à défendre avec le Coin aux
étoiles, une petite maison culturelle indépendante que je gère avec ma compagne
au cœur de la cité du Doudou. En voulant
rejoindre un rassemblement de soutien aux
SDF, priés de dégager de la ville pour les
festivités, je m’étais retrouvé coincé sur la
Grand-Place au milieu d’une foule médusée qui guettait le ciel en attendant qu’il
se passe quelque chose. Et il ne s’était
rien passé ou si peu : des millions claqués
pour du son, de la lumière et quelques
prestations publicitaires de sponsors tels
que Electrabel ou ING ; un narcissique et
consumériste « selfie des poètes » d’où la
poésie est absente ; un dragon en bois de
sapin annoncé en grande pompe sur les
dépliants, mais absent puisqu’il n’a pas
été foutu de tenir en place quinze jours ; et
enfin de la bière plate vendue au prix fort
dans des bars homologués. Bref, il n’y avait
rien eu de plus qu’une étrange ambiance
de kermesse conçue par des bourgeois. Et
pourtant, ça avait fonctionné ! Un véritable
succès même : des centaines de milliers de
personnes, venues de partout, avaient participé à l’inauguration.
À Mons, il y a désormais deux villes
Trois mois plus tard, Mons 2015 me laisse
toujours aussi pantois. D’après les organisateurs, la Capitale de la Culture attire toujours autant de monde. Rien que lors du
week-end pascal, on aurait vu débarquer
cinquante mille personnes en ville ! Sauf
que, pour être situé entre plusieurs lieux de
passage – les anciens abattoirs, le nouveau
centre du design et le Carré des Arts – je
n’ai vu défiler que des petits groupes de
touristes aux belles heures de l’après-midi.
L’oiseau-lire, une bouquinerie bien ancrée
dans le paysage montois, le confirme dans
un statut facebook ironique : « 50 000 personnes ! Merci la presse, vous écrivez ce qu’on
vous demande ».
En effet, ce qui a suscité tant d’affluence,
c’est le Festival Trolls et Légendes. Un événement qui a comptabilisé plus de vingt mille
entrées et que la ville ne souhaitait d’ailleurs plus accueillir il y a un an...
« Le problème avec Mons 2015, c’est qu’ils
ont su trouver de bons parrains, de véritables
partenaires liés par contrat, notamment la
RTBF au grand complet, toutes chaînes confondues, et Le Soir, c’est-à-dire l’empire du groupe
de presse Rossel avec son titre phare, mais aussi
sa kyrielle de titres régionaux. Les journalistes
sont contents. Ils ont, à chaque événement, des
places qui leur sont réservées. Mais peuventils alors dire ce qu’ils pensent ? » s’interroge
Jacques Dapoz, poète et animateur
radio, auteur d’un essai critique
intitulé La Capitale de la Culture
et relativement boudé dans les
médias malgré que le service
presse des éditions du Cerisier ait
fait son travail.
Si les chiffres sont manifestement
exagérés, Mons 2015 a néanmoins
réussi à drainer dans nos rues un
afflux important de touristes, néerlandophones ou anglophones pour
la plupart. Cherchant âprement
la Culture comme un explorateur
traque les trésors à l’aide d’une
boussole, ils s’égarent à l’occasion devant la vitrine du Coin
aux étoiles et expriment le
souci d’en savoir plus. Nous
discutons alors de l’alternative
culturelle que nous construisons, nous donnons des noms
d’artistes de talent que l’on a eu
la chance de recevoir et que jamais ils ne pensaient découvrir.
Cet afflux de visiteurs étrangers est souvent considéré
comme un des aspects positifs
de Mons 2015. Metteur en scène
d’une troupe amateur, Fabrice témoigne : « Malgré certains fiascos et choix
urbanistiques ou artistiques contestables, je
dois reconnaître que Mons 2015 sensibilise de
nombreux publics à la culture et au patrimoine
montois, hennuyer et belge. »
Mais il sait aussi que la Capitale de la
Culture n’a pas pu résoudre des problèmes
récurrents d’ordre pratique : « Ce dont les
créateurs avaient et ont toujours cruellement
besoin, c’est d’espaces où leur imagination peut
s’exprimer librement, ainsi que d’un soutien
logistique et technique sans lesquels toute présentation s’avère difficile. »
Une réalité qu’ignorent sans doute les
touristes qui s’émerveillent...
Du haut de mon balcon, Mons 2015 apparaît un peu comme une religion qui attire
une foule de pèlerins : ça nous tombe du
ciel et ça ne s’explique pas. Il ne faut pas
chercher à en décortiquer les dogmes, sous
peine d’offenser ceux qui y croient. Mons
2015 divise aussi : certains le vivent et se
prosternent, fiers d’appartenir à la ville
élue. D’autres réfléchissent et s’indignent
ou alors s’en foutent.
Depuis janvier, il y a désormais deux
villes. Il y a celle que je connais bien : le
joyeux bordel multiculturel avec ses artistes locaux talentueux, qui font des choses
étonnantes dans l’intimité d’un bar, mais
restent peu sûrs d’eux et demeureront,
pour beaucoup, des inconnus.
Puis, il y a l’autre ville, celle qui est « une
vieille pute racoleuse à qui on fait dire n’importe
quoi, alors que derrière elle, il y a une noble
dame avec une belle âme.», tel que l’ évoque si
bien Irène*, une comédienne montoise qui
a tout vu et en a gros sur la patate. Sous
ses yeux ont défilé des artistes cotés qui
engrangeaient des millions et des bénévoles méprisés, n’ayant même pas droit
à un ticket boisson. « Oui, il y a des choses
bien qui se font sous la bannière de Mons 2015,
m’explique-t-elle, mais en fait, ils ne font que
récupérer des initiatives locales qu’ils labellisent. Or, labelliser ne veut pas dire financer. »
En effet, les grosses liasses, c’est pour les
autres. Pour Arne Quinze, intime d’Yvan
Vasseur, lui-même capitaine de l’industrie culturelle à Mons et ami de Di Rupo.
Quand on creuse sous les contrats juteux,
il ne faut jamais se montrer très imaginatif
pour en déceler les mécanismes sous-jacents. « Je sais que Mr Vasseur touche 85 000€
par an pour un tiers temps », poursuit Irène.
Un salaire qui l’indigne d’autant plus que
pour elle, la bannière de la culture dans laquelle ces gens se drapent est surtout un bel
emballage pour mieux vendre autre chose.
Depuis l’inauguration de Mons 2015,
certaines tentatives de récupération de la
scène underground ont eu lieu. Ainsi s’est
tenu en février à l’Alhambra un Bal Punkpulaire dans le cadre du week-end Mons
idéal. Ironie de la situation, cette salle était
auparavant exploitée non pas par la ville,
mais par un gérant indépendant qui s’est
plaint à de multiples reprises de descentes
répétées des pompiers et de la police. Lors
de mon passage sur les lieux, la rampe du
balcon était toujours branlante au -dessus
du vide, mais cela ne semblait plus inquiéter personne. Il ne faudrait pourtant pas un
budget colossal pour la réparer...
Groupe punk fidèle à ses convictions,
Les Nenfants Perdus déplorent la situation : « Mons 2015 est pour nous la capitale
européenne de la culture aseptisée ! En tant
que groupe local et organisateurs de concerts
alternatifs sur Mons, nous ne goûtons pas à la
soupe «punkpulaire» façon Mons 2015 et boycottons tous les événements qui s’y rapportent.
Les enfants anartistes oubliés de leur ville
doivent continuer de s’exprimer sans modération et doivent se démarquer de cette supercherie. Cette culture est imposée et contrôlée par
un parti soit-disant de gauche. Or, tout ça est
fait pour le fric. Les inégalités se creusent, de
même que la pauvreté progresse. Comme on le
dit dans une de nos chansons : Regarde pour qui
tu prêches, l’imposture est partout. Regarde qui
tu engraisses sans retourner ta veste. »
Je ne peux qu’approuver ! Je devrais me
sentir bien, heureux d’accueillir au Coin
aux étoiles des artistes encore humains,
conscients, capables de voir où ce putain de
monde nous emmène et surtout capables
de transcender tout ça dans des œuvres qui
respirent la sincérité.
Hélas, souvent, je me sens morose, en
proie à la nausée et aux pensées amères.
Je n’en peux plus de ce changement qu’on
impose depuis des années à la ville de
Mons et qui pousse les gens du peuple à ne
plus se sentir chez eux. Tous ces nouveaux
lieux huppés qui ouvrent et puent le fric
à plein nez, le fric dont on ne fait rien que
du paraître alors que justement, il y a tant
de choses à faire qui relèvent de l’urgence
sociale. Dans ces lieux, on croise des gens
bon chic bon genre qui s’adressent à vous
avec une politesse moqueuse, presque méprisante. Je comprends pourquoi des amis
désertent...
À côté du prestige, le cataclysme social
Mons 2015 a un rapport indécent à
l’argent. À côté de centaines de milliers
d’euros offerts à des patrons de l’art
contemporain, il y a aussi des centaines
de petits créateurs qui vivent de bouts de
ficelle, surtout depuis que nombre d’entre
eux ont été exclus du chômage. Comble du
cynisme, cela s’est passé en janvier, peu
avant l’inauguration de Mons 2015 et la
décision a été prise par le gouvernement de
celui qui, aujourd’hui à la tête de la ville,
annonce que « son cœur saigne » !
Julien*, un slammeur, témoigne : « Avant
que la fête commence, quand on parlait de 2015,
je pensais d’abord à ma possible expulsion du
chômage. J’avais peur. Je veux continuer dans le
domaine artistique, mais on me pousse à trouver
un travail. »
Je regarde Julien. Des gens tels que lui,
ici, il y en a plein. Impossible à sa place de
ne pas se sentir coincé. D’autant plus que
prétendre au statut d’artiste est désormais
conditionné à la possession d’un «visa d’artiste». Or la commission chargée de délivrer
ce dernier n’est pas encore en place...
Ce qui m’attriste, c’est que les solutions
ne manquent pas pour mettre les innombrables artistes du cru en valeur.
L’ancienne gare manquait de couleurs ?
Très bien. Pourquoi donc ne pas avoir
lancé un appel aux nombreux peintres,
dessinateurs, tagueurs et infographistes
que compte Mons pour lui rendre un peu
d’éclat au lieu de tout démolir ?
Mons 2015 ou l’art patronal
Après trois mois de Mons 2015, l’impression laissée est avant tout celle d’un gros
paquet de thunes investi dans une logique
à court terme, coupée de l’évidence. Mais il
y a plus malsain : si l’on étudie les rapports
entre artistes stars et petites mains, Mons
2015 dévoile sa véritable nature : celle d’un
modèle économique patronal qui permet
tous les excès, justifiés au nom du prestige
des œuvres.
Nous avons déjà assisté à plusieurs situations éloquentes. Pensons à Arne Quinze,
à son mauvais bois de sapin non traité et
à ses étudiants bénévoles à qui on a vendu
le fantasme de participer à une entreprise
mémorable.
Il ne s’agit pas d’un cas isolé : ainsi a-ton pu voir l’artiste espagnole Alicia Martin
diriger une équipe d’ouvriers pour assembler un tas de bouquins et en faire « un dégueulis de livres » qui coule d’une fenêtre
de l’Université de Mons-Hainaut et s’écrase
au sol. « La première pluie a fait des dégâts.
Il paraît que ça doit tenir six mois » soulève
Serge Deruette, professeur qui a sauvé au
passage un malheureux livre dédié à Jules
Vallès. Ainsi donc les artistes-stars sont
appelés à se conduire en chefs d’entreprise
de construction, mais en s’assurant de plus
plantureux bénéfices, allant de quelques
dizaines à plusieurs centaines de milliers
d’euros selon les installations.
Pour financer le tout, la Fondation Mons
2015 ne se contente pas de se gargariser de
son propre fric, elle ponctionne aussi celui
des autres. Ainsi, Philippe*, animateur
culturel à la Province m’apprend que le
budget pour la culture de cette institution
a été revu à la baisse et fusionné au sein
d’une seule enveloppe « culture et loisir »
pour subventionner Mons 2015.
Là aussi, les exemples ne manquent pas.
La Province de Liège se verra entre autres
facturer un montant de 465.675 € pour une
unique représentation d’un spectacle de Fabrice Murgia dans le cadre de Mons 2015...
Cela va tellement loin que certains ont dit
non. Ainsi Christian Leclercq, bourgmestre
de Silly a refusé que sa commune débloque
22 000 € pour Mons 2015. Il a lancé à la place
« Mon Silly 2015 » qui se voudra l’initiateur
« d’une culture de qualité diffusée avec peu
de moyens, mais avec un réel respect du
public.»
L’orgie de fric qu’est Mons 2015 aurait
donc même réussi à dégoûter d’autres politiciens !
Ce n’est pas étonnant. Les élites montoises n’ont pas compris que les initiatives
culturelles à taille humaine et les artistes locaux, tous atteints d’un manque de moyens
chronique, seront encore là après 2015
parce que c’est une question de convictions
et de tripes en plus d’être une absolue nécessité. Par contre, pour ce qui est des enveloppes plantureuses et des œuvres en toc,
rien n’est moins sûr...
* L’astérisque indique qu’il s’agit d’un nom d’emprunt, conformément à la volonté des personnes citées.
Cet article aurait pu être riche de beaucoup d’autres
témoignages. Hélas, beaucoup de langues pourtant bien
pendues lorsqu’elles lèchent les comptoirs, ont choisi ici
de se taire plutôt que de faire de leur ras-le-bol un outil
de réflexion.
Des arts ignorés
Depuis que Mons est capitale de la
Culture, certaines formes d’art pourtant reconnues, sont quasi ignorées. Ainsi en est-il
de la musique.
Fin mars, le Phoenix a fermé. Cet établissement, c’était un café-concert de 35 m² où
l’on avait appris à se serrer parce qu’il était
réellement ouvert à tous les styles et à tous
les milieux. Punk, metal, electro, expérimental... chaque amateur de sonorités alternatives y trouvait son compte ! Hélas, il
n’est plus, à l’instar du Café du parc avant
lui.
L’association « Même pas peur » a été initiée par Cactus Inébranlable Éditions (www.cactusinebranlableeditions.e-monsite.com) et Les Éditions du Basson (www.editionsdubasson.com)
Comité de rédaction Manuel Abramowicz, Styvie Bourgeois, Thomas Burion, André Clette, Jean-Philippe Querton, Théo Poelaert, Jacques Sondron, Etienne Vanden Dooren Contact presse Manuel Abramowicz Contributeurs
dessins, collages, photos Sandro Baguet, Bavi, Massimo Bortilini, Thomas Burion, André Clette, Benjamin Dak, Slobodan Diantelevic, Philippe Decressac, Éric Dejaeger, Vincent Dubois, Karim Guendouzi, Dominique Jacquemin,
Kanar, Bruno Lombardo, MickoMix, Théo Poelaert, Rafagé, Jacques Sondron, Dominique Watrin, Yakana. Contributeurs textes Manuel Abramowicz, Éric Allard, Styvie Bourgeois, André Clette, Denys-Louis Colaux, Éric Dejaeger,
Martin Delbar, Laurent d’Ursel, Georges Elliautou, Bernard Hennebert, Florian Houdart, Sylvie Kwaschin, Dr Lichic, Richard Lorent, Anne Löwenthal, Michel Majoros, Meursault, Milly Milo, Jean-Philippe Querton, Mickaël Serré,
Nicolas Simon, Michel Thauvoye, Etienne Vanden Dooren, Dominique Watrin. Un grand merci à tous les contributeurs à qui nous n’avons pas pu offrir un espace dans ce numéro 1 de Même pas peur ! Le site : http://
memepaspeur1.e-monsite.com La page FB : https://www.facebook.com/groups/327858970736620/requests/?notif_t=group_r2j N° de compte BE28 0017 5410 1520
16 / Même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015
L a B o nn e m e n t
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9600 Renaix – Belgique. En précisant l’adresse d’envoi du magazine.
Pour les autres pays, nous contacter.
Le N° 2 de MÊME PAS PEUR sortira le 26 juin 2015.
révélateur
De l’arrogance comme moyen d’intimidation ! Jean-Philippe Querton
Lundi 2 mars 2015, dernière journée de
la Foire du Livre de Bruxelles, nous sommes
fatigués, mais heureux. Ces derniers jours
ont été éprouvants ; à la pression de l’organisation d’un stand et à la gestion des invités
s’est ajoutée la médiatisation surprenante du
journal Même Pas Peur. Les interviews ont
été nombreuses, les demandes multiples, l’enthousiasme des visiteurs qui nous poussent à
continuer sur la lancée de ce qui ne devait être
qu’un « one shot », tout cela nous fait tourner
la tête. Apparemment, il manque d’une presse
satirique en Belgique et l’initiative que nous
avons lancée répond à une demande.
Il est 13h30 lorsqu’il s’installe en face du
stand 230, bras croisés sur le torse, jambes
écartées, menton en avant, le regard fixé alternativement vers la pile de MPP, puis lentement vers les personnes installées derrière la
table. Que cherche-t-il ? À faire peur, indubitablement. Assez vite, il est rejoint par un
autre costaud qui balaie les livres du regard.
Il lance : « Vous critiquez tout dans votre maison
d’édition… ». Il semble agacé, il s’exprime de
manière tendue, sarcastique. Alors qu’un troisième homme arrive, je lui demande ce qu’il
veut dire. Il désigne un ouvrage. « Dieu est
belge, c’est provocateur…». Il ajoute : « Même pas
peur, c’est très provocateur aussi, comme titre ! ».
Un souffle de panique envahit le stand 330.
Je ne réponds pas à la réflexion du visiteur, j’ai
le sentiment qu’il attend une réaction de ma
part pour passer à l’acte. Mais quel acte ? Balancer les livres par terre ? Renverser la table ?
Frapper ? Le pire est imaginable, mais rien ne
se passe.
Les trois hommes s’éloignent de quelques
mètres et continuent à nous observer froidement, pas de doute, ils veulent nous intimider.
Ils sont rejoints par deux autres personnes,
l’une d’elles parle dans un talkie-walkie.
Qu’est-ce qu’ils préparent ? Mes invités ne se
sentent pas en sécurité, ils veulent partir, je
les raccompagne, je reviens sur le stand, les
hommes ont disparu.
Fin de l’acte premier.
18 heures, fermeture des portes du salon.
Livres en caisse, matériel dans la voiture,
il nous a fallu une petite heure pour remettre
les lieux dans l’état dans lequel nous l’avons
trouvé. La procédure prévoit que nous devons nous adresser à un préposé pour faire
constater que tout est en ordre et signer un
document. Nous cherchons cette personne. Il
arrive vers nous vêtu d’un gilet fluorescent, je
le reconnais, c’est l’homme qui s’est positionné
face à notre stand pour nous impressionner.
Consternation, le type bosse pour la Foire du
Livre.
Conversation :
Je lui demande : « Je peux savoir qu’elles étaient
vos intentions lorsque vous vous êtes arrêtés devant
notre stand cet après-midi, avec vos amis ? »
Il feint l’étonnement.
J’insiste. Je lui rappelle la question de son
comparse, il me répond que son ami est musulman et qu’il n’apprécie guère les caricatures.
Je hausse les épaules, lui explique que cela
ne justifie pas une telle attitude.
Il devient loquace, me dit qu’il dirige une
agence de sécurité qui s’occupe de protéger
des gens comme moi.
Je ne sais pas ce que cela signifie « des gens
comme moi », mais ne peux m’empêcher de
m’esclaffer que son fonds de commerce, c’est
la peur, qu’il a tout intérêt à la distiller pour
alimenter son bizness.
Ma réflexion lui déplaît.
Il enchaîne : « Nous en parlerons l’année prochaine… enfin, si vous êtes toujours vivant ».
La menace est lancée.
Quelques minutes plus tard, lorsque nous
lui faisons comprendre que nous considérons
que son discours est inacceptable et comptons
en référer aux organisateurs, il affirmera qu’en
cas de plainte de notre part, il se défendrait en
arguant n’avoir jamais dit cela.
Fin de l’acte deuxième.
Nous apprendrons que le mercredi 25
février, jour où les exposants investissaient
les lieux, une personne se revendiquant de
la sécurité se serait présentée à notre stand,
en notre absence pour le fouiller et dénicher
un exemplaire du journal. Intrigué, un ami
éditeur se serait étonné de ce comportement.
On lui aurait répondu que l’objectif de cette
recherche était de vérifier le contenu de MPP
parce que les organisateurs envisageaient d’en
interdire la diffusion pour des raisons de sécurité.
Nous apprendrons que l’information allait
être relayée auprès de certains médias et que
des personnes de l’accueil à la Foire du Livre
auraient tenu le même discours auprès des
visiteurs cherchant à savoir où ils pouvaient
trouver le journal.
À l’heure actuelle, c’est-à-dire huit semaines après la fermeture de la Foire du Livre,
aucune réponse officielle ne nous a été donnée
par les organisateurs quant au rôle exact de ces
empêcheurs de caricaturer et de rire en rond.
Rideau.

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