Foujita, dessinateur de costumes de théâtre

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Foujita, dessinateur de costumes de théâtre
Yôko Hayashi-Hibino
Foujita, dessinateur de costumes de théâtre
In: Ebisu, N. 31, 2003. pp. 177-180.
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Hayashi-Hibino Yôko. Foujita, dessinateur de costumes de théâtre. In: Ebisu, N. 31, 2003. pp. 177-180.
doi : 10.3406/ebisu.2003.1365
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ebisu_1340-3656_2003_num_31_1_1365
Ebisu3I, Automne-Hiver 2003 Maison Franco-Japonaise, Tôkyô, p. 177-180.
Chroniques
FOUJITA, DESSINATEUR DE COSTUMES DE THÉÂTRE
Foujita : A Japanese Artist at the Teatro alla Scala, exposition au
Prada Aoyama Epicenter, Tokyo, du 31 août au 31 octobre, 2003.
HAYASHI-HIBINO Yôko #
Université d'Art et de Design de Kyoto
Comme j'ai déjà eu l'occasion de le mentionner dans Ebisu , les recherches
menées depuis plusieurs années sur le peintre Foujita Tsuguharu §HHïp (18861968) ont apporté de nombreux éléments nouveaux, surtout dans le domaine
biographique. Cet automne à Tôkyô, le public a eu l'occasion inespérée de découvrir
un côté méconnu de l'artiste. Une exposition, organisée dans le nouvel immeuble
de Prada Tôkyô, a présenté en effet pour la première fois au Japon les costumes
dessinés par Foujita pour Madame Butterfly, l'opéra de Giacomo Puccini. Cet
événement était lié à la représentation de cet opéra par les artistes de la Scala de
Milan au même moment à Tôkyô. Le bâtiment de verre très contemporain de
Prada Tôkyô, dessiné par les architectes suisses Herzorg & De Meuron, souffre
d'un excès de lumière, et ne permet pas d'exposer des tissus délicats dans les
meilleures conditions de conservation, mais l'installation des costumes de Foujita a
permis de redécouvrir les œuvres de l'artiste juste après la Seconde Guerre mondiale,
tombées dans l'oubli au Japon.
L'année 2004 marque le centième anniversaire de la première représentation
de Madame Butterfly à la Scala de Milan. Cet opéra, dont l'intrigue se situe à
Nagasaki à l'ère Meiji, nécessite des costumes « à la japonaise ». L'exposition présentait
les costumes dessinés par Foujita pour la représentation donnée en mai 1951 à la
Scala. Foujita s'occupa des costumes et des décors scéniques, et dessina les tissus,
qu'il teignit lui-même. Cette représentation remporta un grand succès, et fut reprise
1 Voir Hayashi-Hibino Yôko, « L'année 2000 er la redécouverte de l'œuvre de Foujita », Ebisu,
n° 24, Automne-Hiver 2000, Maison Franco-Japonaise, Tôkyô, p. 157-161 ; « Entre la France et le
Japon : Foujita et Légendes japonaises (1923) », Ebisu, n° 29, Automne-Hiver 2002, Maison FrancoJaponaise, Tôkyô, p. 57-79.
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six fois à la Scala, de 1952 à 1971. Elle tourna aussi à l'étranger, à l'Opéra national
de Vienne en particulier. Maria Callas portait des robes faites par Foujita quand
elle joua Madame Butterfly au Lyric Opera of Chicago en 1955.
L'exposition présentait les 11 costumes dessinés par Foujita, ainsi que le film
de la représentation tourné dans les années 1950. Les dessins originaux de l'artiste
n'étaient pas montrés, mais présentés en photographie et dans le film. Ces aquarelles
détaillées des costumes et des tissus sont le témoin de la passion de Foujita pour ce
projet. L'artiste y inscrivit quelques mots en français pour préciser les couleurs,
certains détails, etc. À ce moment-là, le Japon était encore occupé par l'armée
américaine, et il était très difficile pour les Japonais de sortir du pays, comme pour
les étrangers de se procurer des objets japonais à l'étranger. C'est seulement en
septembre 1951 que le Japon retrouva son indépendance, soit quatre mois après la
fabrication de ces robes. Si un tel projet était réalisé aujourd'hui, les costumes
seraient commandés au Japon, ou des artisans japonais experts seraient envoyés sur
place, mais à l'époque cela était impossible. C'est pourquoi la Scala se tourna vers
Foujita, artiste japonais renommé depuis les années vingt, qui venait de revenir du
Japon et vivait à Paris.
Il semble que tous les tissus et les teintures furent trouvés en Europe, et les
robes cousues par des artisans qui n'étaient pas japonais. On remarque en effet que
les costumes finis sont des robes franco-japonaises, alors que Foujita avait dessiné
des kimono traditionnels. Ce changement ne s'explique pas par un quelconque
problème technique, mais par des raisons de confort : les vêtements furent conçus
pour être faciles à mettre et ne pas gêner les chanteurs dans leurs performances
vocales. Les robes présentées sont courtes pour des kimono, et ressemblent plutôt à
des robes de chambres, elles s'élargissent en bas comme des jupes évasées. Elles
évoquent les robes à longues manches en vogue à Paris à la fin du XIXe siècle, à
l'époque du japonisme. De plus, la ceinture traditionnelle du kimono (obî), qui est
une longue bande de tissu, est simplifiée et prend la forme d'une ceinture occidentale
facile à mettre. On peux dégager deux types de robes : les kimono en soie éclatants
pour l'héroïne Madame Butterfly et ses amies (au dessin deyûzen i£Wffî<), et les
kimono sombres à rayures pour les servantes. Les premiers furent teints au pochoir,
avec certaines parties peintes à la main. Le tissu rayé fut, lui, tissé, mais Foujita
teignit quelques dessins lui-même. Il semble qu'il ne put pas obtenir des rayures
traditionnelles japonaises en Europe. Pour quelques-unes des robes, il utilisa des
tissus rayés qu'il put acquérir sur place. Les robes les plus remarquables sont les
àeux furisode M$H (kimono de cérémonie à longues mâches) de l'héroïne ; l'un
comporte des dessins d'oiseaux aquatiques, et l'autre des dessins d'éventails.
Les documents que nous possédons pour l'année 1951 témoignent que
Foujita voyagea en Afrique du Nord, mais ne disent rien sur un éventuel séjour à
Milan, même s'il semble naturel de penser que l'artiste assista à la première de
Madame Butterfly à laquelle il avait participé. La date des représentations à la Scala,
à partir du 10 mai 1951, est en tout cas très importante pour les recherches sur
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Foujita. Né à Tokyo à l'ère Meiji, Foujita vécut à Paris au cours des années dix et
vingt, voyagea en Amérique du Sud et en Amérique centrale au debut des années
trente, avant de revenir au Japon où il resta pendant la guerre. En mars 1949, il
quitta son pays natal, et après avoir séjourné à New York pendant presque un an,
« revint » à Paris en février 1950 . Il s'installa à Montparnasse, où il avait vécu dans
les années dix et vingt. Il ne revint jamais au Japon, et mourut en 1968. Le projet
des costumes pour la Scala fut donc réalisé juste après son retour à Paris. C'est
aussi en mai 1951 que Foujita donna quatre œuvres au Musée national d'art
moderne à Paris : les deux Mon atelier peints en 1921 et 1922, et deux tableaux
récents, marquant ainsi sa décision de s'installer définitivement en France. Il fut
naturalisé français en 1955 et reçut le baptême en 1959.
L'exposition des robes de Foujita est très étonnante si l'on se souvient des
matériaux et des outils conservés dans l'atelier où il vécut ses dernières années. Cet
atelier dans la banlieue parisienne est ouvert au public depuis 2000 sous le nom de
« Maison atelier de Foujita », et conserve un grand nombre de matériaux et de
pinceaux spéciaux pour la teinture. On sait que Foujita teignait et cousait souvent
ses vêtements lui-même, ou encore qu'il utilisait des matériaux de teinture pour
peindre. Mais le nombre de matériaux et de pinceaux spécialisés conservé dans
l'atelier est trop élevé pour ces usages particuliers, de sorte que l'on peut se demander
à quoi Foujita les employait. Les robes de Madame Butterfly apportent une clef
pour comprendre son activité dans le monde de la teinture. Il est possible que
grâce au succès des robes pour la Scala, Foujita ait eu d'autres commandes. Seules
des recherches dans le domaine du costume théâtral permettront de le confirmer.
Les costumes présentés cette fois datent de 1951, mais celui de Maria Callas sur la
photographie prise en 1955 semble un peu différent, plus luxueux en particulier.
Peut-être fallut-il refaire les costumes plusieurs fois pour des représentations
postérieures, en améliorant chaque fois le dessin. Mais bien qu'ils soient modestes
pour des robes de théâtre, les originaux semblent plus significatifs. Ils montrent
comment Foujita essaya de suggérer l'image du Japon en Europe à une période où
l'on manquait de matériaux et d'informations sur l'archipel.
Les documents qui concernent les activités de Foujita pour représenter l'image
du Japon à Paris dans les années vingt ont déjà été beaucoup étudiés, mais on
connaît mal les années 1950 et 1960. Ces costumes de théâtre s'inscrivent dans la
création de l'artiste « après guerre » et permettent de mieux connaître ses dernières
années en France. Il faut comparer les costumes qui nous ont été conservés et les
dessins préparatoires qui leur correspondent, mais aussi les dessins eux-mêmes et
les peintures de la même période. Selon l'avis des spécialistes de la conservation (en
Foujita avait déjà demandé un visa pour entrer en France à l'ambassade de France au Japon en
1946, mais sa demande fut rejetée. Il sollicita donc un visa pour les États-Unis, et le reçut au début
de 1949. Foujita semble être le premier artiste japonais à avoir obtenu un visa pour les États-Unis
sous l'occupation américaine.
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particulier Saitô Masako Ifliii1?-, Professeur à l'Université de jeunes filles Kyôritsu
(^3Ï^C^^^) et Koyano Masako 'J^ïfEi1, restaurateur au Art Conservation
Laboratory (Kaiga hôzon kenkyûsho ^MCffifffi^uW), Foujita utilisa une teinture
chimique pour les couleurs bleu et rose. Les teintures chimiques commencèrent à
se diffuser au début des années cinquante. Celles que Foujita utilisa dès leur
apparition sur le marché résistèrent difficilement à la lumière. Ces robes pour
Madame Butterfly doivent être précieusement conservées pour les recherches et
expositions à venir.
Foujita réalisa- t-il d'autres costumes de théâtre ? Dans les années vingt à
Paris, Serge Diaghilev, directeur des Ballets russes, fit souvent appel aux artistes les
plus novateurs pour les décors et costumes de ses productions. Picasso collabora
souvent avec lui. L'exposition L 'École de Paris 1904-1929 au Musée d'art moderne
de la ville de Paris en 2000 présenta un projet de costume et de décor pour le ballet
suédois Le Tournoi singulier réalisé par Foujita en 1924 à Paris. Des recherches
récentes ont permis de découvrir des documents attestant sa participation dans le
domaine du théâtre à la fin des années quarante au Japon, pour des représentations
du Lac des cygnes de Tchaïkovski par exemple. L'activité de Foujita dessinateur de
costumes de théâtre constitue une facette méconnue de cet artiste, qui ne cessa
de rappeler sa sympathie pour les travaux artisanaux.