Criminalité dans les cantons frontières: Entretien avec Angelo Fieni

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Criminalité dans les cantons frontières: Entretien avec Angelo Fieni
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Criminalité dans les cantons frontières:
Entretien avec Angelo Fieni
Il suffit de jeter un coup d’œil à une carte de géographie pour comprendre les difficultés que doit affronter
au quotidien un corps comme la Police cantonale: plus de 200 kilomètres de frontière
entre le canton du Tessin et l’Italie. Interview: Marco Frei
Y a-t-il plus
de sécurité
en Suisse?
Avec plusieurs millions d’habitants répartis autour
du territoire tessinois et quelque 150 000 personnes
traversant la frontière dans les deux sens chaque
jour, on comprend que la tâche soit ardue. Les problèmes ne manquent pas: mobilité extrême des personnes, trafic illicite et actes délictueux dans notre
Canton. Interview du commissaire-chef de la Police
judiciaire de la section Infractions contre le patrimoine Angelo Fieni.
Un espace sans frontières ou une menace pour la sécurité?
J’oserais dire «un espace sans frontières qui menace la sécurité». Quand les postes frontière étaient surveillés par les
gardes-frontière, ceux qui voulaient entrer en Suisse pour commettre des délits ne pouvaient le faire en passant le poste frontière, car il risquaient d’être arrêtés, contrôlés et livrés à la
­police. Beaucoup renonçaient, d’autres essayaient d’entrer illégalement en passant la frontière verte: nombre d’entre eux
étaient arrêtés, tandis que d’autres parvenaient à franchir les
mailles des contrôles, mais les risques étaient élevés.
Comment le Tessin perçoit-il Schengen?
Mais maintenant, ils n’ont plus peur. Ils passent de plus
Schengen nous a projetés dans une autre dimen- en plus souvent à bord de véhicules volés, mais étant donné qu’il
sion. La petite Suisse s’est retrouvée subitement en- n’y a pas de contrôle, le risque est quasiment nul. Il est vrai que
globée dans quelque chose de grand, où les fron- les gardes-frontière effectuent des contrôles à l’arrière de la
tières restent, mais uniquement sur le papier, et où frontière, mais ces contrôles sont irréguliers. Les mailles du filet,
les personnes peuvent se déplacer librement et cher- malheureusement, comportent à présent de gros trous. Je peux
cher un travail dans un autre pays
citer un signalement récent émanant de partisans plus aucune restriction. Malculiers où l’on nous a rapporté qu’une voiture
«Les mailles du filet,
heureusement pour nous qui pouarrivée près d’un poste-frontière s’est arrêtée
malheureusement, comportent
vions nous targuer d’être à un nisur une esplanade; une femme en est descenà présent de gros trous.»
veau économiquement supérieur par
due, s’est approchée à pied de la douane et,
rapport aux autres pays européens, l’espace Schen- notant l’absence de contrôle, a fait signe au conducteur du véhigen s’est avéré problématique. Le dumping salarial cule qu’il pouvait passer. La voiture a redémarré, pris la femme
est une réalité qui affecte toute la population, le tra- à son bord et passé tran­quillement la frontière. Ces situations
fic a augmenté, les files de véhicules sont à l’ordre valent pour ceux qui veulent entrer en Suisse dans le but de comdu jour et la pollution de l’environnement s’accroît de mettre des délits, mais aussi pour ceux qui veulent en sortir des
plus en plus. L’autoroute A2, qui est l’axe de liaison objets volés après avoir commis des délits.
nord-sud de l’Europe, a la mobilité d’une rue de quarAu cours de ces dernières années, les infractions contre
tier sur certains de ses tronçons. L’étranglement du le patrimoine ont augmenté dans tous les cantons suisses. Ils
Saint-Gothard, par ailleurs, ne fait qu’empirer les auraient peut-être augmenté avec le maintien des contrôles à
choses. Six mois par an, nous avons des files qui pro- la frontière, mais il est certain que la libre circulation n’a fait
voquent des attentes infinies. Au cours de ces der- qu’accroître de manière exponentielle cette tendance.
nières années, des milliers d’emplois ont été créés
dans le Tessin, mais le chômage n’a pas baissé. Il y a
Dans ce climat en équilibre instable entre ouverture et ferdes cas d’usines où les effectifs dépassent les deux meture, comment la police tessinoise est-elle préparée?
cents personnes et où, il y a dix ans environ, 85 % du
La police essaie de lutter contre ce phénomène de toutes les
personnel employé résidait dans le Tessin. En 2013, manières possibles. Elle essaie de se rendre plus visible en dédans ces mêmes entreprises, 85 % du personnel est courageant les malfaiteurs par la prévention. Elle organise des
frontalier. Comment les gens ordinaires du Tessin de- services répressifs là où on constate une augmentation de la dévraient-ils percevoir Schengen?
linquance. Elle se multiplie en termes d’informations pour dispenser des conseils sur la sécurité. Elle se dote de nouvelles
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méthodes d’enquête et de nouveaux systèmes de collecte et de
vérification des traces afin d’être plus incisive contre les délits.
Néanmoins, nous avons parfois l’impression d’être des Don Quichotte combattant les moulins à vent. Les dirigeants de la police
soutenus par la direction du Département des Institutions présentent des projets courageux destinés à renforcer le corps de
la police et donc aussi indirectement la sécurité de tout le Canton. Ensuite, parce qu’il faut faire des économies, en plus d’aggraver les conditions de travail de l’ensemble du personnel de
l’État, on pense économiser de l’argent en supprimant des emplois. Finalement, malgré tout, nous cherchons toujours à donner
le maximum de nous-mêmes pour que le Tessin reste un endroit
sûr où les gens puissent vivre paisiblement sans avoir peur de ce
qui peut leur arriver.
Quelle importance la coopération a-t-elle entre les forces
qui contrôlent la frontière?
La coopération entre toutes les forces qui opérent dans le
domaine de la sécurité est très importante. Nous ne sommes pas
nombreux et ce que nous n’arrivons pas à faire seuls, nous arrivons à le faire en collaborant avec les polices municipales et les
gardes-frontière. Nous nous employons à lutter contre la criminalité, surveiller le territoire, procéder à des contrôles routiers
et administratifs, collaborer avec les autorités judiciaires cantonales (Ministère public), recueillir les
plaintes, répondre aux demandes de la population,
etc. Mais nous sommes très sollicités. C’est un peu
comme si dans un grand supermarché, un nombre
important de personnes se rapprochent de la caisse
pour payer et qu’il n’y a qu’une caissière. Il est im­
possible de satisfaire tout le monde et tout de suite.
Les infractions commises par des délinquants
résidant à l’étranger sont-elles en hausse?
Oui, surtout dans certains secteurs. Il faut néanmoins faire des distinctions entre les différentes infractions; si je contrôle les statistiques relatives aux
vols dans les magasins (vols à l’étalage), j’aurai certainement un pourcentage d’auteurs résidents plus
élevé que celui des auteurs provenant de l’étranger,
mais si je fais la même vérification en matière de
cambriolages dans les habitations, les appartements
et les entreprises, le pourcentage des auteurs étrangers provenant de l’étranger sera bien supérieur à
celui des étrangers résidents ou des citoyens suisses.
Au cours de ces dernières années, nous avons été
Angelo Fieni
Né le 12.12.1957 à Mendrisio.
Après avoir achevé sa scolarité obligatoire à Coldrerio et Balerna, il a entrepris la formation de dessinateur-architecte. En
1977, quelques mois après son dix-neuvième anniversaire, il a
suivi l’école de police de Losone. Il a ensuite travaillé à la Gendarmerie de 1978 à 1992 jusqu’au grade de caporal.
Après avoir réussi les examens internes, il est entré en 1993 à la
police Judiciaire de Lugano. De 2001 à 2010 il a travaillé dans
la division des Crimes Financiers, dont il est devenu commissaire en 2010. En février 2013, il a été nommé commissaire chef,
responsable de la division des infractions contre le patrimoine.
Depuis de nombreuses années, il est également actif en tant que
formateur à l’École cantonale de police.
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Y a-t-il plus
de sécurité
en Suisse?
confrontés à des bandes organisées de ressortissants
étrangers (faisant partie de la communauté européenne
depuis peu seulement) et de résidents dans l’arrièrepays milanais qui venaient en Suisse spécialement pour
commettre des vols. Ils entraient à deux /trois bandes à
chaque fois pour frapper sans discrimination les zones
choisies (voir les cas de Biasca et des trois vallées de 2012
et 2013). Entre septembre 2012 et mars 2013, la section Infractions contre le patrimoine a traité le cas de 84
personnes ayant fait l’objet d’une arrestation ou d’une
arrestation provisoire. Sur ce nombre de personnes, l’une
d’elles était une citoyenne suisse; toutes les autres étaient
étrangères: Albanais, Roumains, Italiens, Moldaves, Bulgares, Lituaniens, Croates et Serbes.
Quels types d’infractions ces individus commettentils?
Il s’agit presque toujours d’infractions contre le patrimoine, parmi lesquelles nous pouvons compter les
cambriolages, les vols à la tire, différents types d’escroquerie, le rip deal (ou escroquerie aux opérations de
change), les arnaques du faux neveu et les délits liés aux
cartes de crédit. Il nous faut aussi mentionner les délits
contre la Loi fédérale sur les stupéfiants et bien d’autres
délits violents.
Sont-ils devenus plus violents?
Je ne dirais pas qu’ils sont plus violents que par le
passé, je dirais plutôt qu’ils ont moins peur. L’introduction
de lois qui donnent plus de droits et de protection aux
personnes mises en examen et qui prévoient des peines
avec sursis ou des peines pé­cuniaires avec sursis probatoire y a aussi contribué. Vous pouvez être condamné à 10
jours-amende de 100.– francs chacun (soit une condamnation de fr. 1000.–) avec sursis probatoire (que vous ne
devez donc pas payer).
La Suisse, située au cœur de l’Europe, est l’une des
voies de transit des flux migratoires. Le Tessin est adossé
à l’Italie, sur les côtes de laquelle débarquent des milliers
de migrants désespérés. Comment votre canton s’est-il
préparé à faire face à ce problème?
La Suisse a adhéré au traité de Dublin qui réglemente l’entrée et la répartition des demandeurs d’asile
dans l’Europe entière. Ce traité prévoit des réglementations qui, au n
­ iveau suisse, sont respectées et appliquées
correctement. Contrairement à nous, il y a d’autres États
qui, bien qu’ils aient participé à la rédaction et à la signature de ce traité, ne font pas ce qu’ils devraient faire et ne
s’occupent pas du tout de ces personnes. Le résultat est que
ces «réfugiés» quittent ces pays pour chercher de meilleurs
cieux en Suisse.
La coopération avec les forces de l’ordre italiennes
est-elle réelle?
La coopération entre les forces de l’ordre est plus que
bonne. La mise en place du Centre de Coopération Policière
et Douanière – CCPD a contribué à développer et à rendre
plus rapide et fonctionnel l’échange d’informations entre
les poli­ces. Nous pouvons aussi ajouter à cela les excellentes
relations personnelles entre enquêteurs tessinois et italiens.
Au niveau des forces de l’ordre, nous n’avons pas de problèmes. La coopération au niveau de l’assistance judiciaire
interna­tionale, qui est soumise à un processus bureaucratique long et complexe ainsi qu’à l’approbation de tribunaux, juges et autres, est toute différente.
Y a-t-il des projets de collaboration en cours?
Oui, le CCPD de Chiasso a récemment mis en œuvre
un projet d’échange d’informations opérationnelles relatives aux enquêtes judiciaires de part et d’autre de la
­frontière et pouvant être d’intérêt commun. Il s’agit de la
Plate-forme transfrontalière de la Police judiciaire. Y par­
ticipent, côté suisse, des enquêteurs des cantons du Tessin, des Grisons et du Valais ainsi que les membres du Corps
des gardes-frontière (Cgfr) et de la Police judiciaire fédérale (PJF) et, côté italien, les représentants de la Police,
des Carabinieri, de la Police ­
financière (Guardia di Finanza) et de l’Agence des douanes des provinces de Côme,
Varèse, Sondrio, Bolzano, Verbania-Cusio-Ossola et Aoste.
Cet échange d’informations entre enquêteurs a d’emblée
porté ses fruits et a permis de résoudre des enquêtes et de
comprendre des phé­nomènes en cours sur les deux côtés
de la frontière.
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