De la théorie des systèmes techniques à la systémique technologique

Transcription

De la théorie des systèmes techniques à la systémique technologique
De la théorie des systèmes techniques à la systémique
technologique
Une formalisation pertinente pour rendre compte de l'innovation
technologique.
Smaïl AÏT-EL-HADJ
ITECH, Université de Lyon
[email protected]
Août 2014
L’approche de la technologie comme système auto-organisé est construite sur l’idée que
l’univers technologique, cette partie de l’activité humaine consistant à s’approprier les lois de
la nature pour transformer la nature, peut être pensé d’une manière pertinente comme un
ensemble possédant des lois propres de composition et d’évolution.
Il en découle plusieurs postulats secondaires qui font l’unité de cette approche :
L’ensemble des « objets » physiques dans lesquels cette activité se cristallise spécifiquement,
objets matériels comme les outils, les machines, les objets de consommation divers, et objets
immatériels comme le savoir-faire, le langage technique, ne sont pas des éléments isolés, ils
forment un ordre dans les différents sens de ce mot.
Cet univers, s’il entretient des relations fortes avec les autres sphères de l’activité sociale,
possède une autonomie, par la spécificité de ses lois de composition et d’évolution et par
l’épaisseur des contraintes qu’il impose.
Cette technologie, au sens d’une science des êtres techniques, ne saurait être réduite à la
somme des techniques et ne saurait être pensée dans les termes des sciences de la matière ou
même des sciences de l’ingénieur [LAF 32/72]. Autre formulation complémentaire : le monde
organisé des êtres techniques possède une « opacité » par rapport aux concepteurs,
réalisateurs, créateurs des machines et des ensembles techniques concrets.
La technologie engendre du fait de cette autonomie une dynamique de l'innovation, qui est
celle de la composante de l'innovation technologique, portée par la recomposition permanente
des systèmes techniques et technologiques.
Après des approches nées dans le monde des machines, comme celle de l'Encyclopédie et de
la « mécanologie », c’est aussi dans le monde des sciences de la société que nous allons
rechercher des élaborations conceptuelles construites sur les bases que nous exposons ci1
dessus, le corps de cette communication est consacré à recenser ce qui peut constituer
l’essentiel d’un patrimoine théorique, d'une théorie systémique de la technologie.
Cette genèse d'un corps théorique des systèmes technologiques est issue de trois champs, n
domaine des sciences sociales où l'on retrouve un ethnologue A. Leroi-Gourhan, un
sociologue historien, Thomas Hughes et un historien des techniques, B. Gille.
Un courant issu de l'économie évolutionniste qui, depuis Schumpeter et à travers la relation
innovation-crise et croissance, met ce que l'on a appelé "l'économie du changement
technique" [ PER 91] au cœur de ses préoccupations. Parmi de nombreux auteurs comme
Freeman et Dosi, deux travaux structurés ressortent, ceux de Devendra Sahal et de Nathan
Rosenberg.
L'approche des systèmes technologiques est alimentée dans la longue durée par l'élaboration
d'une « science des machines » [LER 09] ou d'une « science des techniques » [SIG 91], née
avant la révolution industrielle avec le courant de l'Encyclopédie, elle va se concentrer, à
travers la clarification d'un Jacques Laffitte, dans l'élaboration monumentale de G. Simondon.
Nous construirons enfin une synthèse, dans une dernière partie, en nous attachant à dégager
l’essentiel des concepts et relations qui se dégagent de ces différents apports sélectionnés et
qui peuvent nous permettre de fonder une pertinence de cette approche comme de nous
fournir les moyens d’en enrichir la construction.
1- Les fondements théoriques de la conception des systèmes technologiques.
1.1-La contribution des sciences sociales
L'anthropologie technologique : A. Leroi-Gourhan.
André Leroi-Gourhan est issu de cette science sociale, que l'on peut qualifier d'universelle,
l'ethnologie. Il a été en quelque sorte contraint de mener une démarche d'analyse de la
technologie du fait de ses préoccupations de préhistorien. Il souligne en effet que pour des
périodes aussi lointaines, les seuls supports de connaissance qui nous sont transmis, sont les
supports matériels, ceux issus de l'activité technique : « Parmi les disciplines ethnologiques, la
technologie constitue une branche singulièrement importante car c'est la seule qui montre une
totale continuité dans le temps, la seule qui permette de saisir les premiers actes proprement
humains et de les suivre de millénaire en millénaire jusqu'à leur aboutissement au seuil des
temps actuels. » [LRG 71 , p. 9].
Cette citation pose bien ce qui va devenir la préoccupation de recherche de l'auteur :
l'évolution et la possibilité d'une classification technologique issue de l'analyse du temps long
dans un espace universel, au sens ou Leroi-Gourhan étudie cet univers technologique initial à
l'échelle du monde.
Dans cette démarche l'apport proprement technologique de l'auteur, son apport pourrait-on
dire de technologue, tient à la mise à jour d'invariants de formes issus de ce qu'il appelle le
« déterminisme technique », qu'il rapproche du déterminisme du milieu en zoologie. [Ibidem
p. 14-15]. Ainsi, parce qu'il existe un nombre limité d'actions pour transformer un nombre
limité de matières premières, dans un nombre aussi limité de finalités, l'ethnologie technique
peut être classificatoire de formes, mais aussi déductive, sinon prédictive comme le dit
l'auteur, quant aux structures de l'ensemble, aux formes de ses composants, et à ses fonctions.
Ce déterminisme peut permettre de repérer une identité d'objets techniques chez les eskimos
d'Alaska, les indiens du brésil, et les nomades d'Afrique, et de l'expliquer indépendamment de
la parenté et du contact entre ces peuples, c'est-à-dire autrement que par la diffusion culturelle
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d'une forme unique. Le déterminisme technique engendre une conception de la co-apparition
technique en tous les points où se rencontrent des conditions techniques comparables.
Ainsi, par exemple, concernant les charrues asiatiques, « chacune pourtant, par le sol cultivé,
par les détails de son montage, par le mode d'attelage et par le sens symbolique ou social qui y
est attaché, représente bien quelque chose d'unique, de catégoriquement individualisé. »
[Ibidem, p. 15]. Il y aurait ainsi deux déterminismes, ou plus exactement un déterminisme et
un jeu d'interactions, celui global et finalement abstrait de la génération de formes communes
par les grandes contraintes matérielles, et, par ailleurs, l'interaction plus fine de l'objet
technique avec ses conditions plus spécifiques, non seulement matérielles mais aussi du
système technique local, de ses traditions et des significations symboliques dont l'objet
technique est porteur.
De la possibilité d'une typologie des techniques.
Dans sa recherche d'un « inventaire raisonné des techniques », l'auteur est en mesure de
construire une structure typologique et de classification à partir d'un nombre limité d'activités
et par la combinaison de moyens élémentaires combinant des actions de base (préhension,
percussion...) avec des matières élémentaires (le feu, l'eau..). La classification finale sera ainsi
organisée autour des caractéristiques physico-mécaniques des matières utilisées.
c) Généalogie des techniques et système technique.
Après ce travail de classification, l'auteur en arrive à construire une classification temporelle
des techniques, en soutenant l'apparition d'un ordre qu'il exprime ainsi : « Chaque forme
d'outil, de période en période, se présente comme si elle avait eu pour ascendant la forme qui
la précède. Pas plus qu'on ne voit un type très perfectionné d'équidé précéder les formes
ancestrales des chevaux, on ne voit d'incohérence dans la succession des œuvres humaines :
les outils s'enchaînent sur l'échelle du temps dans un ordre qui apparaît, en gros, comme à la
fois logique et chronologique. » [Ibidem, p. 18] Ainsi, sans développer une génétique
technologique qui supposerait une théorie de l'engendrement que Leroi-Gourhan ne développe
pas, l'auteur met en évidence une généalogie ordonnée et logique des techniques qu'il a eu à
étudier.
L'auteur traite, non plus du temps, mais de la diversité de niveaux et surtout de la hiérarchie
spatiale des techniques, qui ouvre sur une notion de système que l'auteur appelle ensemble
technique : « C'est qu'il n'y a pas des techniques mais des ensembles techniques commandés
par des connaissances mécaniques, physiques ou chimiques générales. Quand on a le principe
de la roue on peut avoir aussi le char, le tour du potier, le rouet, le tour à bois …quand on sait
conduire l'air comprimé on peut avoir la sarbacane, le briquet à piston, le soufflet à piston, la
seringue » [Ibidem, p. 40].
La question posée est la stabilité de ces formes techniques, et donc la stabilité de la
classification et du déterminisme technique, dans un monde - et ceci dès le XIIe siècle - ou le
nombre de matières premières, de modes opératoires et de finalités d'usage se modifie
exponentiellement et où l'interaction entre la technologie et la société devient plus complexe.
Un fondateur issu de l'histoire des techniques : B. Gille
B. Gille est souvent considéré comme l'inventeur de la notion de système technique. Il a été le
premier à avoir énoncé, dans le texte fondateur « Prolégomènes à une histoire des
techniques » [GIL78], deux principes qui, avec beaucoup d'économie de moyens, fondent une
conception autonome de la technologie comme système.
Pour cela, l’auteur s'appuie sur la notion très concrète de technique, et sur des conceptions très
simples du système et des structures. A partir de là, il recherche et construit une approche à la
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fois d'agrégation des techniques unitaires qui est en même temps un système de classification.
Il tente d'abord d'isoler le principe ou la technique unitaire, qui se combine en ensemble
technique. Il fournit comme exemple le haut-fourneau. La variante linéaire d'un ensemble
technique est la filière, dont un des exemples est la filière textile.
b) Le système technique : Interdépendance et cohérence des techniques
C'est dans le cadre de ces ensembles concrets que l'auteur élabore une théorie de
l'interdépendance et de la cohérence inter-techniques. « Entre qualités d'abord : le travail
d'une matière donnée exige des outils d'une qualité donnée également. Mais la production de
quantités données peut, tout autant, exiger des qualités précises des moyens de production »
[Ibidem, p.18]. Ces relations, ces liaisons ne sont pas simplement linéaires mais comprennent
« …des actions en retour ou en biais ». L'exemple qui est avancé est celui de l'amélioration de
la sidérurgie par l'utilisation d'une machine à vapeur qui s'améliore continuellement du fait de
l'amélioration de la qualité du matériau produit par la sidérurgie. B. Gille met ainsi en
évidence un fonctionnement cumulatif interne, en boucle de rétroaction positive, selon le
langage de la systémique.
Cela lui permet d'élargir son propos dans ce que nous pourrions appeler un système
« d'interrelation technique et de cohérences généralisées » qu'il énonce ainsi : « C'est dire
aussi, à la limite, qu'en règle très générale, toutes les techniques sont, à des degrés divers,
dépendantes les unes des autres, et qu'il faut nécessairement entre elles une certaine
cohérence... »
Cette énonciation fonde le concept de système technique, applicable à une société historique
sur une période donnée, toujours construit par agrégation : "…cet ensemble de cohérences aux
différents niveaux de toutes les structures de tous les ensembles et de toutes les filières
compose ce que l'on peut appeler un système technique." [Ibidem, p.19] L'auteur en tire
d'abord des indications sur la dynamique historique de ces systèmes.
c) La dynamique historique des systèmes techniques.
Cette dynamique est, tout d'abord, une dynamique de constitution, lorsqu'un système renforce
sa constitution interne : « …ces liaisons internes qui assurent la vie de ces systèmes
techniques sont de plus en plus nombreuses à mesure que l'on avance dans le temps, à mesure
que les techniques deviennent de plus en plus complexes », mais aussi sur une succession
historique de ces systèmes, faisant là référence à une première conceptualisation due à L.
Mumford (1965), en soulignant que celle-ci est construite sur le concept de technologie
dominante aboutissant à un découpage, trop sommaire, en trois phases [Ibidem, p.21].
d) Limites et ruptures
Mais si les systèmes techniques se succèdent dans de grandes phases historiques, ils passent
par des moments de ruptures et donc de limites : « L'analyse dynamique laisse apparaître
plusieurs questions importantes. L'une des premières est celle des limites d'un système
technique qui conditionnent dans une certaine mesure le progrès technique » [Ibidem, p.27].
L'auteur donne une multitude d'exemples allant des famines du XIV e siècle à la fin des
machines à vapeur : « limites propres à une lignée technologique donnée, …limites
d'alimentation en matières premières…, limites provoquées à l'intérieur d'une filière technique
par des distorsions entre les divers stades d'une fabrication…, mais aussi limites de type
économique… », limites que l'auteur formalise par une courbe en S qui restera une
formalisme permanent de l'approche de discontinuité du progrès technique issue de cette
théorie.
Limites importantes parce que « …si, comme nous avons tenté de le montrer, toutes les
techniques sont solidaires les unes des autres, une limite atteinte dans un secteur donné peut
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bloquer tout un système technique c'est-à-dire le bloquer dans son évolution générale »
[Ibidem, p.33].
e) Une conception de l'innovation
B. Gille apparaît en recherche d'un système explicatif interne de l'évolution des techniques. Il
est conscient de ce que cette théorie est embryonnaire, tout en ayant eu l'intuition de ses
principes fondamentaux. Devant ce problème, l'auteur va chercher le secours des sciences
sociales, ou plus exactement d'une sorte de "totalité sociale" sans s'apercevoir, qu'il pose, par
là même, d'une manière plus aigüe, le problème de l'autonomie du champ technologique.
L'auteur privilégie comme intrinsèque à l'analyse technologique l'approche qu'il qualifie de
dynamique : "C'est en définitive, l'analyse dynamique proprement dite qui paraît, au moins
pour cette période du début de la recherche, la plus fructueuse. Non seulement elle permet de
déceler structures et systèmes, mais elle met en évidence des limites structurelles qui
contraignent à l'invention, qui conduisent à des mutations de systèmes » [Ibidem, p.35].
L'apport de la sociologie de la technologie américaine : Th. Hughes
La théorisation la plus synthétique de Th. Hugues se trouve dans « The evolution of large
technological systems »[HUG 87], sa contribution à l'ouvrage, The social construction of
technological systems. Dans ce chapitre, l'auteur synthétise sa conception des systèmes
technologiques telle qu'il l'avait mise en œuvre dans son livre Network of power [1983]. On y
trouve une réflexion globalisante sur le système technologique, réflexion sur ses modes de
structuration interne et sur ses frontières, une présentation générale des phases de maturation
d'un système, ainsi que la production d'un ensemble de concepts spécifiques sur des points
singuliers de fonctionnement d'un système comme les concepts de style technologique, et de
limite de contrôle d'un système technologique.
Une définition du système technologique, située dans le cadre du constructivisme social.
Un système technologique comprend des artefacts physiques, mais aussi les organisations
comme les firmes industrielles, les compagnies de service et le système d'investissement, il
incorpore les composants scientifiques (livres, articles, système universitaire et programmes
de recherche), il peut aussi incorporer le système juridique, ainsi que les systèmes de
ressources naturelles.
Chaque composant, artefact, inter-réagit avec les autres et ses caractéristiques changent en
conséquence. Chaque changement dans le système technologique voit l'introduction d'un
changement compensatoire dans le reste du système. Le postulat principal de l’auteur
s'exprime par : « Parce qu’ils sont inventés et développés par des bâtisseurs de systèmes, les
composants du système technologique sont des artéfacts socialement construits » [HUG 87
p.52]. L'auteur propose ainsi de ne pas faire de distinction stricte entre le système et son
environnement.
Au cours de son évolution, le système intègre des parts croissantes de son environnement. Les
systèmes évoluent par accroissement de la complexité. Ce qui pose le problème de leur
structure de contrôle, auquel l'auteur donne beaucoup d'importance. Le système est
hiérarchique et cette hiérarchie est construite par l'observateur, car l’observateur doit délimiter
le niveau d’analyse désignant les artefacts physiques et d’organisation qui interagissent à un
certain niveau de sous-système. Le système reçoit des inputs et génère des outputs qui
assurent la liaison des sous-systèmes entre eux en formant le support des interfaces. [Ibidem,
p. 55] C'est ce réseau de circulation de flux qui constitue les liens organiques du système.
Un modèle d'évolution.
D'une manière générale, les systèmes peuvent être périodisés en différentes phases :
- Invention.
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Les découvertes qui se situent dans la période d'invention sont en général radicales : elles
inaugurent un nouveau système. « Même si les innovations radicales inaugurent de nouveaux
systèmes elles sont souvent des développements d’inventions antérieures similaires qui
n’avaient pas réussi à se transformer en innovations » [Ibidem, p.58]. Elles sont menées par
des inventeurs indépendants qui s'attaquent à des problèmes que personne ne traite dans les
organisations, et qui, par leur nouveauté, ne requièrent pas de contrainte de choix.
- Développement.
C'est encore le rôle de l'inventeur, mais qui s'attache à faire muter son invention en système
technologique, en particulier avec son adaptation à différentes conditions ; ce qui l'amène à
reconcevoir l'invention en la rendant plus complexe, c'est-à-dire en intégrant plus de
paramètres fonctionnels.
- Innovation.
C'est le moment où l'invention est organisée dans un système de valorisation d'ensemble
comprenant industrialisation et commercialisation massive. Le problème central posé alors est
celui de savoir si l'invention pourra être valorisée par un système technico-économique
existant ou par un nouveau. Le manager-entrepreneur a remplacé l'inventeur.
- Le transfert de technologie.
Peut intervenir à n'importe quel moment de l'évolution. Cette phase constitue une étape
supplémentaire du développement puisqu'elle va contribuer à l'adaptation de la technologie à
des situations différentes.
Les principaux concepts.
- Le premier concept interne de technologie est celui de style technologique exprimé par l'idée
que l'on constate sur les mêmes systèmes technologiques des différences de conception et de
solutions. Hugues exprime ce problème comme une fascinante question : « Pourquoi les
systèmes de puissance et d’éclairage électriques différent en caractéristiques selon l’époque,
selon les régions et selon les nations ? » [Ibidem, p.69], alors que, depuis très longtemps, la
circulation de l'information technologique était totale sur ces technologies.
Si l'auteur pointe le phénomène de style technologique, il ne le définit nulle part précisément.
Le style technologique manifeste l'inscription durable et synthétique de ces contraintes dans
un système technique qui en garde la mémoire et qui évolue en fonction de cela. Les causes
de ces différences tiennent à des traditions historiques nationales, comme la nécessité, pour
l'Allemagne d'avant-guerre, d'économiser le cuivre, ou à des différences d'exigences
fonctionnelles et économiques, ou même à de simples différences géographiques.
- Autre notion, qui relève d'une dynamique interne des systèmes technologiques, la notion de
reverse salient : qui désigne l’ensemble des composants du système qui ne sont plus en phase
avec les autres La notion de « reverse salient » peut être exprimée en français sous le terme de
front ou facteur de blocage. L'auteur récuse l'analogie proche de goulot d'étranglement, en
anglais « bottleneck », car elle renvoie à une vision trop statique. La notion première suggère
l'idée d'un déséquilibre dynamique qui renvoie plus aux idées de friction croissante, de limite
de potentiel, en référence à l'efficience du système. Le « reverse salient » comme maillon le
plus faible peut être à l'origine d'une rupture technologique amenant le remplacement du
système existant, comme l'exprime l'auteur : « quand le ‘reverse salient’ ne peut être corrigé à
l’intérieur du système existant le problème devient aigu, sa solution peut amener à passer à un
système concurrent et nouveau » [Ibidem, p.75].
- La notion de technological momentum : « Les systèmes technologiques après une croissance
et une consolidation prolongée acquièrent un momentum. Ils ont une masse de composants
techniques et organisationnels, ils possèdent une direction et des buts et ils affichent un taux
de croissance donnant l’idée de vitesse » [Ibidem, p.76] Ceci donne aux observateurs l'image
d'un système autonome. Cette approche est analogique, avec les notions de trajectoire et de
régime technologique [DOS 82], avec l'idée d'une direction mais aussi d'une dynamique,
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d'une sorte d'énergie cinétique du système que l'auteur nomme « inertia of motion ». Cette
notion contient l'idée d'une auto-organisation du système technologique, qui porte en interne
tellement de déterminants propres qui y sont inscrits, que sa logique propre de mouvement
devient très forte.
Il reste que comme pour les auteurs qui ont développé les notions de trajectoires
technologiques, les autres facteurs économiques et sociaux sont intégrés au modèle. Et
l'auteur revient à sa position épistémologique initiale : « Le momentum ne contredit pas la
doctrine de la construction sociale de la technologie et ne doit pas constituer un support pour
la croyance erronée du déterminisme technologique » [Ibidem, p.80] ; voila qui ressemble fort
à une condamnation théologique de dernière minute.
1.2- La tradition et le courant mécanologique
L'élaboration du système technologique issu de la tradition mécanique
La conceptualisation des systèmes technologiques trouve aussi une racine ancienne dans une
tradition de l'analyse des machines, ce que l'on a même appelé " »a science des machines ».
Dans la lignée de l'Encyclopédie et de la Technologie générale allemande, tout un mouvement
théorique explicite de systématisation de la technologie, va se développer au long du XIX e
siècle. Il va donner lieu à plusieurs courants successifs. Les deux premiers sont la
Technonomie de G. J. Christian en France [CHR 1819] et le mouvement dit de la Cinématique
qui se développera et se perpétuera un peu plus tardivement au cours du XIX e siècle avec une
lignée de français : Borgnis mais aussi Hachette, Monge [MON 1806] et Ampère, mouvement
que nous pourrions appeler de l'école Polytechnique, fondé sur le développement de la
formalisation abstraite, géométrique ou symbolique. Cette recherche qui s'est reconnue dans
l'appellation de « Cinématique », et est relayée en Angleterre par l'apport de Babbage [BAB
1826], culminera dans l'œuvre majeure de l'allemand F. Reuleaux, dont l'ouvrage principal
portera justement ce titre de « Theoretische kinematik » [REU 1877].
Ce mouvement, contemporain du mouvement général de constitution des sciences modernes,
est animé par le souci d'élaborer une "systématique" technologique, en même temps que de
mettre au point un modèle universel des relations internes aux systèmes techniques qui serait à
la base d'un formalisme tout aussi universel. Il s'est continué dans les années 50 avec le
mouvement de la cybernétique et aujourd'hui à travers une certaine systématisation de la
conception des systèmes mécaniques avec les constructions de W. Hubka [HUB 84].
L'ensemble de ces apports sera à son tour synthétisé et dépassé dans l'ouvrage de Laffitte
Réflexions sur la science des machines, qui, en 1932, établit une doctrine d'ensemble et un
programme de recherche de ce courant qu'il nomme la Mécanologie [LAF 32/72].
La théorie de l'objet technique : G. Simondon
Gilbert Simondon a présenté une théorie construite de la dynamique technologique, mais aussi
de sa relation avec les milieux naturel et social, dans son ouvrage Du mode d'existence des
objets techniques [SMD 69]. Cette construction, issue du champ de la philosophie des
sciences, est néanmoins très fouillée sur le plan technique. Comme J. Laffitte, G. Simondon
développe une approche très influencée par le paradigme biologique, et comme lui il a le
projet d'une approche unifiante imposant son propre positionnement épistémologique.
a) La position épistémologique.
La constatation de départ de G. Simondon est qu'aujourd’hui le monde de la technique est
vécu comme hors de la culture humaine, d'où la nécessité de construire une théorie de la
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technique qui permette la reconstruction d'une unité globale. Il faut donc construire « …la
conscience de la nature des machines, de leurs relations mutuelles et de leurs relations avec
l'homme…les schèmes fondamentaux de causalité et de régulation qui constituent une
axiomatique de la technologie. » Et « cette prise de conscience nécessite l'existence à coté du
psychologue et du sociologue, du technologue ou du mécanologue. » [SMD 69 p. 13]
En cela, l'auteur développe une position assez proche de Laffitte, dans le fait de prendre pour
objet les machines, en tant qu'êtres techniques, et de poser la nécessité d'une discipline propre
de la technologie, justement centrée sur la construction de la théorie du « mode d'existence
des objets techniques ».
b) Le système conceptuel.
L'apport de G. Simondon est double : il construit un concept unique, l'objet technique, que
l'auteur définit par son évolution. Le point de départ n'est pas une tentative de délimitation de
la nature de l'objet technique par rapport à d'autres réalités, l'auteur suppose une existence de
l'objet technique que l'on va ensuite approcher par sa dynamique, il l'exprime nettement dans
son introduction : « l'objet technique est défini par sa genèse » [Ibidem, p.15].
Le sens et la dynamique de cette genèse sont formés par le processus de « concrétisation ».
Celui-ci peut s'exprimer de la manière suivante : un objet technique naît de la combinaison
d'autres objets techniques, dans la satisfaction d'une fonction qui reste un « …assemblage
logique d'éléments définis par leur fonction complète et unique", donc "abstraite" en terme
d'inscription dans la structure, et dans le fonctionnement de l'objet technique d'ensemble.
Dans sa maturation historique, en tant qu'espèce, l'objet technique passe par un processus où
les sous-ensembles sont déconstruits, dans leurs structures cohérentes unitaires, au profit de la
logique globale, de la fonction d'ensemble de l'objet technique. Le lien organique qui fait un
objet technique unifié se « concrétise », au sens où il s'incorpore à chacune des pièces
composant le système, la « redessine », au point que celui-ci pourrait n'être composé, à l'issue
du processus, que de pièces exclusivement destinées au système dans lequel elles s'insèrent.
Ainsi le moteur du changement technique serait la résolution des contradictions internes de
tout objet technique, dans l'adaptation la plus poussée à sa fonction principale. Pour reprendre
deux formules vigoureuses dont G. Simondon a le secret :
« L'être technique évolue par convergence et adaptation à soi…il s'unifie intérieurement par
un système de résonance interne. »
« Les espèces techniques, d'ailleurs en nombre fini, tendent vers un état qui ferait de l'être
technique un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement unifié » [Ibidem,
p. 20].
L'auteur développe ainsi un principe entièrement « technologique » du changement technique.
Il va même très loin dans cette direction en montrant que ce sont les objets techniques, comme
l'avion, pour lesquels la contrainte technique est la plus forte qui progressent le plus vite ; au
contraire des objets techniques soumis à des contraintes sociales, les exigences des
consommateurs par exemple, comme dans le cas de l'automobile, qui évoluent moins vite.
Ce progrès technique n'est, de plus, pas linéaire ; il rencontre des limites et produit des
ruptures. Ces ruptures naissent de la saturation des possibilités de « réagencement
fonctionnel », que représente la concrétisation : « c'est dans ces incompatibilités naissant de la
saturation progressive du système de sous-ensembles que réside le jeu des limites dont le
franchissement constitue un progrès »[Ibidem, p. 28]. Une des dimensions et des
conséquences les plus importantes du type de processus construit par l'auteur est la
reconsidération de la notion de « milieu physique" » dans lequel évolue l'objet technique.
L'auteur, loin de considérer un milieu indéfini ou inchangé auquel une technique donnée
devrait s'adapter, montre que c'est l'évolution technique qui en quelque sorte « crée » le milieu
dans lequel la technique donnée doit s'insérer.
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Cette relation entre concrétisation de l'objet technique, rupture et milieu permet à l'auteur de
développer une conception radicale de l'invention, assimilant invention à rupture technique. Il
écrit : « Seuls sont à proprement parler inventés les objets techniques qui nécessitent pour être
viables un milieu associé ; ils ne peuvent en effet être formés, partie par partie au cours des
phases successives d'une évolution, car ils ne peuvent exister que tout entiers ou pas du tout
… » [Ibidem, p. 57].
Nous trouvons ainsi, avec G. Simondon, un second exemple de construction radicale de le
technologie comme système possédant sa dynamique propre, animé par le mécanisme central
et puissant que l'auteur appelle la « concrétisation ».
1.3- L'apport de l'économie évolutionniste
L'économie évolutionniste, issue de la fondation schumpétérienne, a toujours été préoccupée
de la dynamique technologique qu'elle a structurée autour des différents cycles Kondratieff
comme l'a développé Christopher Freeman. Mais c'est aussi une première présentation
systématique d'un ordre et d'une dynamique technologique, que construit Giovanni Dosi
[DOS 82] autour des concepts de paradigme technologique et de trajectoire technologique.
Ces concepts situent plus l'ordre technologique dans le champ de la conception et des choix
technologiques plus que dans la structure réelle, comme le développera D. Sahal.
D.Sahal
Devendra SAHAL [SAH 81] nous propose un certain nombre de concepts qui permettent de
comprendre la structuration et l'évolution technologiques à partir de contradictions internes,
mais aussi de penser la technologie à partir de concepts qui lui soient propres, comme le
concept de fonctionnalité.
a) Le point de départ : la critique de la technologie dans les approches économiques.
L'auteur a produit, dans ses différents travaux, une critique des approches traditionnelles de la
technologie en économie, notamment sur l'exogénéité de la technologie et la confusion
science-technologie de l'approche néo-classique, et sur l'approche "pythagoricienne" de la
technologie qui consiste à tenter de mesurer et de quantifier le changement technologique à
partir du comptage des brevets ou des innovations majeures.
b) Système et fonctionnalités.
En opposition à ces approches, il développe le point de vue du système sur la technologie
(system's view of technology) fondé sur :
- l'approche de la technologie en termes de fonctionnalités, avec le souci des caractéristiques
fonctionnelles pour pouvoir travailler sur les choix effectifs, tels que la fabricabilité et
l'adaptation de ces systèmes techniques, par rapport aux caractéristiques de leur
environnement technique (compétence en maintenance, caractéristique des matières
premières...).
- La prise en compte du temps, temps réel et temps de réaction des processus techniques ;
connaissances nécessaires au choix.
De cette analyse, Il conclut : "...le point de vue de système accroit l’importance d’analyser la
technologie en soi ", tout en soulignant deux limitations à l'approche: la rareté des données
fonctionnelles et le problème que les économistes avaient soulevé dans le cas de
l'hétérogénéité du capital, celui de la difficulté de l'agrégation.
Une théorie des formes technologiques et une périodisation de l'innovation.
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D. Sahal va lui-même développer une approche tout-à-fait originale à partir du concept de
« technological guidepost », terme intraduisible en français mais qui peut être approché par
"empreinte de structure", « prégrance de la forme générale ». Le raisonnement découle de la
notion de système que l'auteur avait développée : « Le système par itération établit les limites
de développements à venir » par le jeu d'un modèle stable : « …un modèle de conception de
machine…continue à influencer le caractère des avancées technologiques ultérieures
longtemps après sa conception » [SAH 81,p.39]. Il en découle une notion d'inertie, de
viscosité technologique, génératrice d'une lente innovation incrémentale, due à la fois à la
permanence des formes de conception, comme de l'effet de parc de l'appareil industriel. On y
trouve aussi la notion d'itinéraire comme si la forme permanente était la matérialisation de ce
qui est possible et faisable dans le cours du progrès technologique.
c) Théorie générale de l'évolution des artefacts
Le moteur interne de cette évolution est la dialectique entre fonctionnalité et morphogenèse,
qui entraîne limite et rupture: « ...le changement dans la taille d’un objet au delà d’un certain
point requiert des changements dans sa forme et sa structure même » [Ibidem, p.62]. Ainsi,
l'itinéraire d'innovation incrémentale, débouche sur le saut et la rupture puisque cette
évolution de taille globale n'est pas homothétique mais entraîne des développements non
proportionnels des différents sous-ensembles, générateurs alors de goulots d'étranglement. La
miniaturisation produit les mêmes effets.
" ainsi le changement dans la taille du système est généralement accompagné par une
croissance différentielle de ses composants par rapport à l’ensemble, par des changements
dans les supports matériels de réalisation et un accroissement de la complexité de structure.
Toutefois ces processus ne peuvent continuer indéfiniment sans dégénérer en absurdités. En
conséquence il y a une limite à la croissance de tout système d’une forme donnée. » [Ibidem,
p.63].
Ainsi fondamentalement, la compréhension du changement technique doit être cherchée dans
le lien entre le réseau des performances fonctionnelles, l'évolution de la taille, et la
modification de structure d'un objet ou système technique donné, jusqu'au moment où celui-ci
ne peut plus tenir dans sa « forme » originelle.
Cela lui permet de proposer trois niveaux d'innovation :
- les innovations matérielles, essentiellement innovations de composants,
- les innovations de système, qui consistent dans l'intégration de deux ou plusieurs
technologies symbiotiques, dans le but de simplifier la structure,
- enfin, la plus globale, l'innovation de structure, qui intervient pour changer
l'architecture globale lorsque la structure et la forme ne sont plus en phase.
Synthèse des apports et limites.
L'apport de Sahal est majeur sur le fait qu'il pose explicitement la nécessité d'étudier la
technologie de l'intérieur avec des systèmes techniques manifestant des invariants d'évolution
explicables par leurs contradictions internes, qu'il établit un pont théorique homogène entre
les contraintes de divers ordres, y compris sociales, exercées sur un système technique, et sa
structuration à travers le concept central de fonctionnalité, et du rapport entre fonctionnalité et
morphogenèse.
La principale limite de l'auteur tient au fait qu'il ne se dégage pas de la référence globale à
l'économie, tout en ayant produit un système conceptuel extrêmement puissant pour penser la
technologie comme système auto-organisé.
N. Rosenberg ou la dynamique de la focalisation technologique
10
Parmi les nombreux textes de N. Rosenberg, nous avons choisi comme le plus significatif,
parce que le plus théorique et synthétique sur le plan technologique, The direction of
technological change : inducement mechanisms and focusing devices [N. Rosenberg, 1976].
L'auteur insiste, par rapport à l'approche économique de la technologie, sur le caractère
cumulatif et auto organisé du processus de changement technique.
L'acquis et l'interdépendance.
Rosenberg insiste sur le fait que la manière dont se pose un problème d'évolution technique à
un moment donné dépend d'une certaine « force des choses », l'effet de parc du matériel déjà
mis en œuvre, ainsi que de la prégnance des représentations technologiques en place.
Il souligne la notion d'interdépendance en présentant deux conceptions de l'interdépendance
technologique. L'interdépendance technique stricte, qu'il illustre par l'interdépendance entre
les caractéristiques de l'amplificateur et celles des haut-parleurs dans une chaîne hi-fi, et
l'interdépendance industrielle manifestée par les impulsions réciproques dans l'organisation de
la production. C'est ce type d'interdépendance qui a stimulé, dans la révolution industrielle
anglaise, le progrès technique dans la filature et le tissage, autour des découvertes de John
Kay et de Cartwright. Cette interdépendance peut remonter des attentes techniques dans le
produit final vers les différents niveaux pour le fabriquer, machines et composants, avec des
spécifications techniques d'un niveau requis de précision ou de performance. C'est ce que
l'auteur nomme, en faisant référence à A. Hirschmann, le chaînage inverse du changement
technique : « backward linkage ».
La notion de déséquilibre de système, les sources du changement technique.
N. Rosenberg traite des déséquilibres technologiques dans toute une série de systèmes
techniques, de la bicyclette au convertisseur Bessemer, en montrant comment, par la
résolution positive de ces contradictions, ces déséquilibres sont moteurs du changement
technologique. Il souligne comment, sur l'exemple de la machine-outil, l'accroissement des
vitesses de fonctionnement a conduit à une conception nouvelle de l'architecture générale de
socles, comment elle a conduit à une conception nouvelle des outils de coupes et des systèmes
de commande des vitesses. Il souligne que les ajustements de ce type peuvent donner des
résultats qui vont bien au delà de la stricte résolution du problème qui avait appelé ce
changement. La dimension de la mutation technique n'est pas forcément en relation stricte
avec le besoin initial manifesté, la réponse excessive constitue ce que l'auteur appelle un
« overshooting ». Cette avancée constitue, à son tour, un stimulus pour le développement
d'autres parties.
Cette interdépendance ne se fait pas entre des éléments désordonnés mais entre des ensembles
constituant des sous-systèmes cohérents. Ainsi l'auteur définit, pour la machine-outil, quatre
sous-systèmes "fonctionnels": l'architecture, le sous-ensemble d'énergie et de transmission de
mouvement, l'outillage, et le système de commande, de contrôle et de régulation.
L'auteur recense un certain nombre d'impulsions de progrès technique, issues de diverses
formes d'interdépendance technologique. C'est le cas de ce que l'auteur appelle « rivalry », qui
peut être exprimé en français par antagonisme, antagonisme entre technologies, comme dans
le cas des technologies militaires. Une autre source de progrès technique vient de la rupture
d'approvisionnement d'une matière première centrale et de la nécessité de trouver une matière
de remplacement. Il peut venir aussi de la nécessité de prévenir certaines catastrophes. Le
progrès technique peut aussi venir de la recherche d'une moindre dépendance vis à vis des
travailleurs.
Une dynamique centrée par un dispositif complexe de focalisation le « focusing device ».
Finalement N. Rosenberg, par le concept de « focusing device », que l'on pourrait traduire par
dispositif de focalisation, montre que la sélection des voies du changement technologique
dépend de la résolution des problèmes de court-terme des systèmes techniques réels, dans leur
fonctionnement ou dans leurs conditions de mise en œuvre. La succession des problèmes
11
pertinents font le chemin du changement technologique, ils sont toujours ceux liés aux
contradictions internes des systèmes techniques.
2- État de l'art et perspectives de développement
L'exposé ci-dessus a mis en lumière la continuité, la richesse et la diversité d'une recherche
sur la constitution d'une théorie autonome de la technologie. La mise en perspective de ces
différents apports montre une ampleur et une continuité étonnante sur deux siècles et dans un
mouvement qui surgit d'un ensemble divers de champs disciplinaires et d'origines culturelles.
Ce qui ressort de ce mouvement c'est la lente élaboration de questions récurrentes, et
lentement stabilisées sur un champ de préoccupations limitées et construites.
2.1- La richesse et la pérennité d'un patrimoine théorique commun
Deux éléments sont à souligner : c'est l'absence d'une école commune, ce qui veut certes dire
que ce courant n'a pas réussi à se constituer en discours unifié, ce qui a permis à certains
auteurs de parler de « technologie introuvable » [BEA 80] mais surtout dans ce désordre
apparent est né un ordre de fond, structuré autour de questionnements et d'une élaboration
conceptuelle commune [AIT 02].
Que l'on regarde toutes ces approches, entre lesquelles nous avons vu une unité, les thèmes
récurrents se sont concentrés sur :
- La question d'une systématique technologique et en particulier d'un problème de la
classification d'ordre typologique.
- La question, et des élaborations avancées sur plusieurs technologies, de la technologie
comme système
- La question de la dynamique du changement technique succession des techniques, de la
génétique à la généalogie des techniques et en particulier, de l'origine, des moteurs et du
rythme de son mouvement.
- Les concepts de la structuration de la technologie comme concepts de base, fonction,
principes etc., et en particulier du rapport de ce que fait la technologie par rapport à ce qu'elle
est, dans le rapport fonction/structure.
- Du cœur et des limites de la technologie, du statut de la machine, du degré de matérialité de
la technologie, de son insertion dans la société et de son interaction avec celle-ci.
- De la question de la formalisation enfin, est-il possible de construire un corps de
connaissance formalisé à partir des modes de formalisation courant ? De plus, est-il possible
de construire une formalisation spécifique de la technologie ?
Chacun des courants, selon son origine marquée par l'environnement intellectuel et
disciplinaire, a mis l'emphase sur l'un ou l'autre de ces aspects ; ainsi ce qui est remarquable
est qu'ils arrivent à traiter l'intégralité du domaine souvent en faisant re-émerger les questions
qui avaient été soulevées par d'autres.
Il ne faut pas exagérer cette co-apparition indépendante puisque F. Reuleaux, par exemple,
connaissait tout le travail de ses prédécesseurs, et que Laffitte connaissait les travaux de
Reuleaux et de Babbage. Seuls les auteurs des sciences sociales et en particulier d'origine
anglo-saxonne recréent des réponses à des questions qui avaient déjà été traitées par d'autres,
tout en y apportant des réponses originales.
Une caractéristique commune de ces auteurs, est d’avoir tous mené des travaux approfondis
sur des domaines techniques concrets, sur des objets ou des systèmes techniques particuliers,
les lampes pour G. Simondon, les tracteurs et les avions pour D. Sahal, les machines-outils
pour N. Rosenberg, les grands systèmes électriques pour Th. Hughes, sans parler de
12
l’immense culture technique d’historien de B. Gille, ou du patient et « pharaonique » travail
de recensement des techniques traditionnelles de A. Leroi-Gourhan.
Ceci nous mène à une remarque, car cette caractéristique commune n’est pas mineure ou
anecdotique, il apparait à travers ce parcours que, quel que soit le point de vue disciplinaire
d’origine, le fait de prendre pour objet des « êtres techniques » réels, contraint ces auteurs à
construire un regard spécifique sur la technologie, à prendre en compte cette « force des
choses », cette épaisseur existentielle de la technique, première manifestation phénoménale de
l’opacité et de l’inertie des systèmes techniques. Nous pensons même que c’est là le critère de
discrimination, qui fonde, par le point de vue effectif, ce type d’approche, par rapport à la
plupart des économistes et sociologues, qui n’abordent la technologie que comme une
composante de la dynamique sociale d’ensemble, et qui en occultent la spécificité, dans cette
recherche de l’unité du mouvement social d’ensemble. Beaucoup de débats sur le
« déterminisme technologique » et sur l’autonomie de la technologie trouvent leur origine
dans cette différence originelle de point de vue.
Ce qui fait aussi, caractéristique remarquable que l'approche des systèmes technologiques,
parvient à rendre compte de la globalité de la technologie en fournissant des modèles
d'interprétation de la structure et de la dynamique technologique au niveau macro-social, avec
ce que nous appelons une théorie des systèmes technologiques [GRA 97] ; et une analyse fine
de la dynamique d'évolution des artefacts concrets ou systèmes techniques [DEF 85], comme
avec les apports de Simondon et de Sahal notamment. C'est, par différence, ce que nous
nommons théorie des systèmes techniques.
2.2- Les limites de cet ensemble d’apports
Ce qui est important, c'est que la vigueur de ce mouvement manifeste la continuité et
l'importance d'une préoccupation sociale. Par contre, la question posée reste la dilution
continuelle de ce courant: pourquoi ce courant ne s'est-il pas constitué en un mouvement
scientifique unifié et puissant ? Il y a, à cette question, des réponses diverses et
complémentaires.
Ces apports fondateurs possèdent, par rapport à notre problématique de l’élaboration d’une
systémique technologique à finalité opératoire, plusieurs limites :
a) Ils s’insèrent dans des problématiques hétérogènes marquées par des disciplines d’origine
diverses et à finalité principalement explicative.
Ces élaborations sont nées au sein de problématiques disciplinaires diverses – économie,
sociologie, histoire, philosophie – qui sont animées de leurs propres objectifs théoriques aussi
divers que l’élucidation de la relation technologie-croissance économique ou l’élucidation de
la nature de la technique, mais tous plus explicatifs qu’opératoires. Il se trouve, de plus, que
nombre de ces travaux insérés dans une problématique de société n’introduisent pas de
distinction claire entre le plan « macro », de l'ordre des réflexions sur la place de la
technologie dans la société, conceptualisation des macro-systèmes technologiques et le plan
« micro », celui des systèmes techniques concrets, que nous mentionnions plus haut.
D’où un corpus d'analyse dispersé entre plusieurs champs scientifiques sans communication
entre eux et peu tournés vers les usages opératoires.
b) Leurs résultats sont exprimés sous une forme interprétative, littéraire, sans vérification
empirique.
La finalité explicative des phénomènes et dynamiques sociétales de ces apports fait qu’ils sont
exprimés dans une formalisation interprétative et « littéraire ». Ils n’ont, de plus, pas donné
lieu à des validations empiriques et quantitatives. Ce manque a pour origine les obstacles
13
méthodologiques et épistémologiques tels que la complexité des relations et la richesse, ainsi
que l'hétérogénéité, des données dans le champ technologique.
Est ainsi posée la question : pourquoi ces apports scientifiques d'excellent niveau, qui
alimentent un courant de pensée de plus d'un siècle, sont-ils restés dans le champ de
l'explication, en quelque sorte contemplative, et n'ont-ils pas fourni la base à des modèles
opératoires qui puissent guider l'activité de conception et fournir des éclairages prédictifs sur
le comportement des objets techniques que nous avons à manipuler dans ce champ ?
c) De l'approche des systèmes technologiques à la systémique technologique
Malgré une terminologie commune l'approche des systèmes technologique n'a pas rencontré
le grand domaine de la science des systèmes, de la théorie de la complexité et de
l'épistémologie constructiviste [SIM 69].
Pourtant cette dernière aurait pu fournir un cadre d'unification de l'approche des systèmes
technologiques en permettant, de plus de renforcer sa puissance d'analyse, et probablement
ses capacités opératoire, dans une véritable systémique technologique.
2.3- Des perspectives d'application prometteuses mais embryonnaires.
Pourtant nous avons pu identifier trois domaines possibles de mise en œuvre opérationnelle de
cette approche des systèmes technologiques.
a) Une interprétation historique raisonnée qui peut éclairer la politique d'innovation
La théorie des systèmes technologiques reste, avec et en partie à travers des théories
notamment économiques comme la théorie évolutionniste, une des grandes candidates à la
production d'une formalisation de la dynamique de l'innovation. De plus, à partir de cette
théorisation interprétative elle peut prétendre éclairer des éléments de politique d'innovation.
b) Systémique technologique et prospective de l'innovation
Une de ses applications possibles est d'utiliser la modélisation des systèmes technologiques
pour construire une démarche de prospective technologique, comme nous l'avons menée dans
notre article « La prospective des innovations, le recours à la systémique » [AIT 13].
c) Une réponse possible aux attentes nouvelles du champ de la conception
Une des attentes fortes de l'industrie aujourd'hui est de renforcer le processus de conception
des systèmes techniques, notamment dans le cadre des nouvelles méthodologies de
l'ingénierie système [MEIN 98]. Dans cette orientation, la préoccupation qui nous semble
centrale aujourd'hui chez les industriels est celle de la conception organique rapide et fiable,
centrée sur l’élaboration d’architectures. Celle-ci a pour objectif de développer une capacité
à définir et à dimensionner des systèmes techniques dans la phase la plus initiale possible des
processus de conception, sans attendre la définition détaillée de l'ensemble des solutions
techniques et des organes composants. Apparaît ainsi l'intérêt de disposer de modélisations
structurées, historiques et modulaires - centrées sur le concept d’architecture - des invariants
de structuration et de dynamique des systèmes techniques [AIT 06]. Ces formalisations
peuvent fournir la base de connaissance [BOL 12] et de paramétrage technologique d'une
démarche renouvelée d'ingénierie système en conception. L'approche de modélisation des
systèmes techniques apporterait ainsi un appareillage assez analogique, dans son esprit, à
l'approche TRIZ [BER 99].
L’apport de modèles de caractérisation de systèmes techniques, apportés par la systémique
technologique, pourrait constituer ainsi un support déterminant de la conception rapide, par
l’intégration d’une intelligence technologique organisée et concrète des systèmes traités.
14
Notons que cet apport renforce et accélère le processus de conception à deux niveaux :
- par l’intégration d’invariants universels de la dynamique des systèmes techniques,
- par l’intégration de l’intelligence technologique de classes spécifiques de systèmes
techniques.
Ce travail a décrit l'importance du patrimoine théorique de l'approche des systèmes
technologiques. Il montre aussi les limites de son développement et contribue à apporter des
éléments de réponse pour le développement effectif d'une science technologique de
l’innovation, et d'une systémique technologique opératoire aussi bien sur le plan de l'action
sociétale que des méthodologies de développement industriel.
15
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