le neveu de rameau

Transcription

le neveu de rameau
LE NEVEU DE RAMEAU
2015/16
D’APRÈS DENIS DIDEROT
CONCEPTION ET MISE EN SCÈNE HERVÉ GUILLOTEAU
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02 51 88 25 25 / leGrandT.fr
© JEAN DEPAGNE - AGENCE MONA - LICENCES SPECTACLES 1-1075853 1-1075850 2-1075851 3-1075852
05 > 16 NOV - TU-NANTES
Le Neveu
de Rameau
TU-NANTES
OCT
LU 0520:30
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VE
0920:30
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AUTOUR DU SPECTACLE
GRAND ENTRETIEN
Avec Alain Mabanckou
lecteur fou du Neveu de Rameau
JE 08 OCT - 19:00
TU-NANTES - SALLE DE RÉPÉTITIONS
INFORMATIONS PRATIQUES
LYCÉENS : 9€ OU UN PASS SPECTACLE
À PARTIR DE LA 1E / 1H30
SOMMAIRE
Présentation3
La pièce 4
Note d’intention 4
Note de mise en scène 6
Éléments de scénographie et références
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Denis, Denis... Interview 9
Hervé Guilloteau
et la compagnie Grosse Théâtre 11
Denis Diderot 12
Jean-François Rameau, le neveu
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Jean-Philippe Rameau, l’oncle
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Extrait de la pièce
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Les étapes de la pièce 15
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PRÉSENTATION
Création 2015-2016
Avec Hervé Guilloteau, Coline Barraud, Kevin Laplaige, Tanguy Bordage, Federico Pellegrini
Conception et mise en scène Hervé Guilloteau
Adaptation Hervé Guilloteau et Bertrand Ducher
Conseil artistique Sophie Merceron
Assistant Tanguy Bordage
Musique Federico Pellegrini
Scénographie, construction, régie plateau Geoffroy Perrin
Costumes, accessoires Julien Humeau
Régie Lumière Thierry Mathieu
Réalisation et régie sonore Guillaume Bariou
Régie générale Pierre-Yves Chouin
Production, administration Christelle Guillotin
Les personnages
Le Neveu de Rameau : Hervé Guilloteau
Diderot : Coline Barraud / Tanguy Bordage / Kevin Laplaige
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LA PIÈCE
NOTE D’INTENTION
« Puisque je puis faire mon bonheur par des vices qui me sont
naturels, que j’ai acquis sans travail, que je conserve sans
effort, qui cadrent avec les mœurs de ma nation, il serait bien
singulier que j’allasse me tourmenter comme une âme damnée,
pour me donner un caractère étranger au mien, des qualités
très estimables, j’y consens […] On loue la vertu, mais on la
hait, mais on la fuit, mais elle gèle de froid. Et dans ce monde,
il faut avoir les pieds chauds […] Il faut que Rameau reste ce
qu’il est, un brigand heureux avec des brigands opulents. »
Jean-François Rameau
« Nous sommes d’accord. Je n’ai nullement besoin de
présenter le philosophe Denis Diderot (1713–1784). Je n’ai
pas lu les vingt-huit volumes de L’Encyclopédie pour laquelle
D’Alembert et lui ont consacré plus de vingt ans de leur vie.
À transmettre la connaissance au risque d’être arrêtés et
emprisonnés par les curés. Ces intellectuels ne se sont pas
contentés d’écrire mais ont mené un véritable combat pour
l’accès des Hommes au savoir. On a appelé ça Les Lumières.
Après il y a eu la révolution et plein d’autres choses avant
ma naissance. On m’a souvent dit à l’école que je n’en étais
pas une – de lumière. Je ferais alors bien de me demander
pourquoi une œuvre qui me rapporta quatre points au bac
me préoccupe à ce point aujourd’hui.
Monsieur MOI, philosophe de son état, donne la réplique à
Monsieur LUI, à la fois musicien, misanthrope, digne et vénal,
généreux, bourgeoise, petite fille, acteur, actrice, mari cocu,
coquin cochon, parasite bohème et bavard, accidentellement
neveu du célèbre compositeur Jean-Philippe Rameau.
Comment construire une morale si le ciel est vide ? Diderot
cherche à provoquer son propre égarement, à remettre
en cause ses idées et à donner chair et identité à un être
de mauvaise compagnie – le neveu – qui n’est autre que
lui-même. LUI et MOI parlent d’amour, de vertu, d’identité,
d’ambition, déshabillant le monde sans jamais s’entendre
sur aucun sujet. De ce savant « Je t’aime moi non plus »,
Hervé Guilloteau produit un théâtre organique, touchant
et libérateur. Accompagnés par les partitions de Federico
Pellegrini, lui et quatre autres interprètes de Grosse Théâtre
font vivre le gai pessimisme et la sincère lucidité de Diderot
à l’égard du monde et de la place qu’on peut s’y faire. Au
gré des balades du neveu, le philosophe prend sur scène
plusieurs visages comme celui d’une complice de toute la
pièce, une artiste autrefois prometteuse. Le neveu l’a rejoint
dans la boite afro où elle se produit ce soir-là, alors qu’elle
conclut l’interprétation d’un standard de Barry White.
Le personnage titre est un individu irréductible à toute
classification. Pourtant celui-ci n’est désigné que par le nom
d’un autre, célèbre compositeur. C’est tout le destin d’un
raté ! Un anonyme au nom célèbre. Il ne lui reste donc qu’à
porter des masques, qu’à devenir parasite et comédien sur
les scènes sociales.
Le Neveu de Rameau est un témoignage sur les débats
musicaux qui se déroulèrent en France à partir des années
1760 : débats entre les tenants de l’opéra seria italien et
ceux qu’enthousiasmaient les prémices de l’opéra-comique
qui naquit dans les années 1770.
Lui - [Les génies] ne sont bons qu’à une chose. Passé cela,
rien. Ils ne savent ce que c’est d’être citoyens, pères, mères,
frères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de
tout point ; mais ne pas désirer que la graine en soit commune.
Il faut des hommes ; mais pour des hommes de génie ; point.
[…] Si je savais l’histoire, je vous montrerais que le mal est
toujours venu ici-bas, par quelque homme de génie. Mais je
ne sais pas l’histoire, parce que je ne sais rien…
Donc pas de copié-collé Wikipédia. Ni de http://www.
bacdefrançais.net/neveu-rameau.php.
Encore
moins
d’extraits d’ouvrage du très dévoué Jacques Attali à son
Diderot préféré pour vous convaincre que Le Neveu de
Rameau vaut la peine qu’on en reparle. Y compris que
j’aimerais me charger de mettre en scène le plus célèbre
des entretiens philosophiques sans avoir pour obligation
au terme du spectacle de poser au public la question au
coefficient sept : est-ce que le dialogue argumentatif est
une solution pour que l’homme pense par lui-même ?
Moi - Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien
des gueux dans ce monde-ci ; et je ne connais personne qui
ne sache quelque pas de votre danse.
Lui - Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un
homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend
des positions.
ll n’y a pas de matin où je ne me dis que tout est faux. Pourquoi
les civilisations sont-elles nées des défauts des hommes
et pas l’inverse ? Céline disait qu’à la guerre, les hommes
sont fiers de leur haine, à la différence des chiens qui en
souffrent. Puis je me remémore le combat de quelques-uns,
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sans qui ces civilisations n’auraient jamais vu le jour. Et c’eut
été sans doute utile qu’ils fussent plus nombreux. Alors gros
nounours. Dégage ta télé sur Le Bon coin. Mets à profit ta
raison et ta générosité. Adhère à un groupe. Et si la ferveur
associative t’insupporte, tend à la sagesse du moine. Mais ne
continue pas à glander dans les vernissages pour y évaluer
ton degré d’importance. Parce que c’est la guerre ça aussi.
Toutes ces précieuses passionnées qui au fond n’ont qu’une
préoccupation : parvenir à gravir le tas de merde. Ne plus
faire partie des mouches qui gravitent autour ou en bas,
écrasées. Ça peut devenir très violent dans ma tête auquel
cas je dois impérativement me recoucher. Mais au second
réveil, trouver soudain tout délicieux. Avoir l’envie apaisée
de rejoindre tout ce cirque. Regarder cela comme une vaste
plaisanterie. Faire l’inventaire de mes 06 et de mes lignes
directes. Convenir d’un déjeuner avec un con et choisir à
dessein la brasserie où il y en aura d’autres. Me forcer à
manger de la joue de porc. Être d’accord sur les derniers cris
de Macaigne. D’accord sur la vitalité redonnée aux quartiers.
D’accord sur le Mali. D’accord qu’il aurait fallu communiquer
autrement. D’accord pour une invitation au stade. « Que le
monde aille à sa perte, c’est la seule politique ». D’accord
avec Duras. Pourvu que je ne sois pas obligé de retourner
vivre chez mes parents.
Lui - Et puisque je puis faire mon bonheur par des vices qui
me sont naturels, que j’ai acquis sans travail, que je conserve
sans effort, qui cadre avec les mœurs de ma nation […] ;
il serait bien singulier que j’allasse me tourmenter comme
une âme damnée […] pour me donner un caractère étranger
au mien ; des qualités très estimables, j’y consens […]
mais qui me coûteraient beaucoup à acquérir, à pratiquer,
ne mèneraient à rien, peut-être à pis que rien, par la satire
continuelle des riches auprès desquels les gueux comme
moi ont à chercher leur vie. On loue la vertu ; mais on la hait ;
mais on la fuit ; mais elle gèle de froid ; et dans ce monde, il
faut avoir les pieds chauds.
Si Nabila, un soir de prime sur NRJ12, disait cela. Elle finirait
au Panthéon (et non pas au Panthène, qui est sa marque de
shampoing). Même si, des préceptes de Talleyrand - savoir,
faire, savoir-faire, faire-savoir - la jeune femme semble n’avoir
retenu que le dernier. Woyzeck dit à son capitaine : « Nous
les gens simples, on n’a pas de vertu, on a que la nature […]
Ça doit être quelque chose de magnifique d’être vertueux.
Mais je ne suis qu’un pauvre gars ». Rassurez-vous, nous
sommes tous, un jour ou l’autre, d’une certaine manière, ce
pauvre gars. Le neveu de quelqu’un. Mais les arguments du
dandy de Diderot ne se résument pas au brave ressenti d’un
branleur botoxé. Il ne dit pas simplement qu’il faudrait être
stupide de grave bosser quand on peut gagner un max de
fric sans effort. Il ne dit pas uniquement que face à tous
ceux qui profitent des faveurs de l’histoire, on aurait tort de
se gêner. Il fait surtout preuve d’un gai pessimisme et d’une
réelle lucidité, à l’égard du monde (de l’art) et de la place
qu’on peut s’y faire. J’ai longtemps pensé que c’était grâce
à la politique des années 80 et à l’évolution de la société
que j’avais pu faire du théâtre mon métier. Aujourd’hui je
pense que c’est seulement grâce à un homme. Pas deux, un.
Aujourd’hui aussi, je crois que mon vrai tourment n’est plus
celui de me faire à tout prix une place. Même si je reconnais
que si j’avais quinze ans, je tenterais le casting de La Nouvelle
star, avec les encouragements de ma marraine, femme de
flic persuadée que je vais faire mon trou. Ce qui ressurgit
régulièrement, violemment et sans appel, c’est un sentiment
de l’enfance, presque un état, celui que j’illustrerais par les
mots de la chanson de Bashung : « À quoi ça sert la frite
si t’as pas les moules ? » L’atroce collision entre le désir et
l’ignorance. C’est une verrue. Ça te colle aux baskets toute
une vie. Parfois, il faut bien s’en arranger.
Moi - Mais je crois que si le mensonge peut servir un moment,
il est nécessairement nuisible à la longue ; et qu’au contraire,
la vérité sert nécessairement à la longue ; bien qu’il puisse
arriver qu’elle nuise sur le moment.
L’intérêt de donner à voir Le Neveu de Rameau doit aller
au-delà de la simple restitution d’une conversation à bâtons
rompus comme on dit. La force émotionnelle contenue
dans ce dialogue réside surtout dans la volonté de Diderot
à provoquer son propre égarement. À remettre en cause ses
idées et à donner chair et identité à un être de mauvaise
compagnie – le neveu – qui n’est autre que Diderot luimême.
« Voilà ce que je me suis dit, et voilà ce que je me suis
répondu. »
Des convictions profondes, seuls en ont les êtres superficiels
» écrit Pessoa. Et si c’était ça finalement ? Vivre pleinement
cette complexité. Sans tenter de la dompter derrière des
postures inébranlables. Mettre en scène Le Neveu de
Rameau revient pour moi à couper un homme en deux dans
le sens de sa hauteur. Ce savant « je t’aime moi non plus »
doit produire un théâtre organique, touchant et libérateur. »
Hervé Guilloteau, metteur en scène et interprète
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NOTE DE MISE EN SCÈNE
« Que va-t-on voir ? Car ce que vous allez entendre, c’est
Le Neveu de Rameau de Denis Diderot. Et parce qu’une
langue aussi riche ne s’improvise pas et ne pourrait traverser pleinement un acteur sans y consacrer le temps nécessaire, j’ai organisé des rendez-vous de travail réguliers, en
amont des périodes dédiées au plateau, au printemps 2015.
Néanmoins, la première résidence à La Fabrique Chantenay
à Nantes, en octobre 2014, va déjà permettre de mettre le
texte à l’épreuve physique du plateau, de savourer l’exotisme
de ce langage lointain et d’éprouver le mouvement qu’il inspire au corps. Ne pas s’encombrer avec la question de la
modernité. Travailler bêtement je dirais. Comme les premiers
cours de Qi gong. Jusqu’au jour où l’interprète, dans sa belle
mythomanie, nous fait oublier qu’il n’est pas l’auteur. C’est
quand cela devient (in)visible que le travail de mise en scène
peut débuter.
« Voilà ce que je me suis dit, et voilà ce que je me suis
répondu ». Je souhaite prendre cette information au pied
de la lettre en imaginant, au début du spectacle, un seul
homme en scène (moi-même), se jouant les questions et les
réponses. J’ai passé plusieurs mois à Paris chez une amie,
avec qui je partageais non seulement l’envie de faire l’acteur
(d’être connu ?), mais surtout l’appartement que son père
riche et absent lui mettait à disposition. À l’inverse de moi,
cette fille était très active et acceptait tout le travail qui se
présentait, comme des pubs pour des céréales. Je restais
alors souvent seul, des journées entières, dans cet endroit
magnifique et lugubre, à cultiver un sentiment croissant de
peur et d’illégitimité. Je lisais les grands. Le soir, nous nous
retrouvions et, en compagnie de semblables, nous nous persuadions d’incarner la relève.
C’est dans cet environnement que je souhaite donner un
premier trait au dialogue. Une sorte de squat chic et décadent, devant lequel le spectateur comprend très vite qu’il n’a
pas affaire à un colloque d’opticiens, mais à un duo d’artistes.
Aucune mise à distance, aucun détachement à l’égard de
la partition écrite. Je tiens au contraire à rejouer la ferveur
et la folie de ces instants, lorsque tard, nous donnions naissance à nos futurs succès - La Chatte sur un toit brûlant,
tout Tchekhov - des projets auxquels je fus bientôt le seul à
croire… Nous en venions à jouer nos propres existences et
nos propres fantasmes, sans retenue.
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1. « Le matin il a encore une partie de son matelas dans les cheveux »
2. Le neveu et sa colocataire
3. Le neveu au supermarché
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Ce décor n’est pas une finalité. Esthétique encore moins. Il
faut rapidement imaginer le neveu en sortir, pour investir de
nouveaux paysages. Plus que des images, il s’agit de mettre
en scène son inconséquence et sa (ma) solitude. Sur scène,
la mise en perspective de cette errance est aussi un moyen
de briser la structure parfois académique du dialogue. Elle
permet également d’éviter la joute de salon qui pour moi, tôt
ou tard, m’imposerait je ne sais quoi de restrictif.
Je souhaite consacrer du temps à l’improvisation, à partir
du texte et de documents collectés. Nous reverrons DIG !,
le documentaire de l’américain Ondi Timoner, qui met en
valeur le parcours brûlant d’Anton Newcombe, le leader charismatique et cyclothymique de The Brian Jonestown Massacre. La Valse des Pantins de Martin Scorsese, le rêve de
Rupert Pupkin (Robert de Niro) de devenir un grand comique, à pleurer. Mais tout pourra aussi partir d’une simple
photo, comme celle où l’on me distingue enfant, à la ferme,
derrière un Bontempi sur lequel j’improvise n’importe quoi
des journées entières, loin d’imaginer qu’il existe des partitions, encore moins des conservatoires. Pour y parvenir et
parce que nous partageons un certain nombre de préoccupations, j’ai souhaité que des artistes comme Federico Pellegrini, Diane Nicolle, Sophie Merceron ou Bertrand Ducher,
Tanguy Bordage, participent à cette aventure.
Au final, il se peut donc, naturellement, que la philosophie
prenne plusieurs visages et plusieurs géographies. »
Hervé Guilloteau
ÉLÉMENTS DE SCÉNOGRAPHIE ET RÉFÉRENCES
« L’objectif est d’imaginer une scénographie qui donne au
neveu du mouvement, au rythme de ses états et de ses
visions. Il traversera des images dont les contours, l’odeur
et le parfum me sont familiers, provenant de ma réalité
ou du fin fond de mes rêves. Certaines peuvent être en
total accord avec la narration. D’autres peuvent s’envisager
comme de véritables sorties de route. La pièce interroge
l’art de la musique et il y en aura. Pour l’heure, j’ai sous
la main trois éléments importants pour débuter un travail,
que j’inscris volontairement dans cette note de scénogphie.
Il s’agit de Federico Pellegrini, compositeur-interprète pop
rock, dont j’admire le travail et les chemins qu’il emprunte.
C’est par la pop que j’ai découvert la musique. Le second
est un lot d’une vingtaine de 33 tours de Jean-Philippe
Rameau que j’ai échangé dans un vide grenier, contre une
paire de bottes. Le troisième est une platine-disques. Au
résultat, l’esthétique ne m’intéresse que si elle procure
au spectateur, à l’instar du jeu, le sentiment que lui et moi
sommes libres, encore et toujours libres. »
Hervé Guilloteau
1. Dig ! de Ondi Timoner, 2004, États-Unis
2. Look possible du neveu
3. La Valse des pantins de Martin Scorsese, 1983, États-Unis
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DENIS, DENIS... INTERVIEW D’HERVÉ GUILLOTEAU
Propos d’Hervé Guilloteau recueillis par Marion Le Nevet
Pourquoi monter ce texte « dit » classique ?
HG : C’est la première fois que je mets en scène une œuvre
classique, même si elles nourrissent mon parcours au quotidien. Jusqu’à aujourd’hui, j’étais plutôt dans une démarche
de création originale, à partir de textes contemporains ou
d’une écriture de plateau. Le désir de monter Le Neveu de
Rameau est né d’un compromis. Je sortais de Grosse Labo,
une expérience très belle pour moi mais jugée à l’époque
quelque peu hybride. La relecture de plusieurs textes de
Diderot a provoqué en moi des échos, des images fortes,
même si Le Neveu n’est pas une pièce de théâtre au départ.
Et ça tombait au bon moment : il évoque des temps malheureux, une société bloquée par des institutions anciennes,
où les fossés entre les gens se creusent. Quelque chose à
voir avec notre réalité contemporaine. Ce que j’aimerais en
dire, en mieux. Diderot était sans doute un visionnaire, mais
on peut aussi simplement dire que les mêmes problèmes
perdurent, que l’histoire se répète.
Comment as-tu travaillé l’adaptation de ce texte ?
J’y travaille depuis un an, en amont des répétitions. On ne
peut pas digérer la langue de Diderot en trois semaines et
en comprendre toutes les subtilités. Il s’agit d’un dialogue
philosophique, il comprend sujets, développements, argumentations et conclusions. J’ai constitué un livret pour la
scène et devant l’ampleur de l’œuvre et la construction du
texte, j’ai dû faire des choix. Il s’agit d’un dialogue philosophique avec thèse, antithèse, synthèse… J’ai souvent privilégié les invectives à la démonstration. Créer du vide. Pour
laisser le soin au spectateur de faire ses propres conclusions. Assez vite, au fil des lectures, j’ai imaginé au plateau
d’autres présences et d’autres relations que celle imposée
par le duo philosophe/neveu. D’abord parce que j’ai ressenti
que tôt ou tard, cette joute verbale masculine m’imposerait
je ne sais quoi de restrictif, et parce que le choix d’interpréter moi-même le neveu, m’a fait m’imaginer en d’autres
compagnies et m’a conduit à des projections au-delà. J’ai
pris le temps de créer une écoute et une parole à plusieurs
visages. Et de trouver un équilibre. Cette adaptation ne s’est
pas construite intellectuellement, mais par un véritable travail
de relecture avec l’équipe.
Une autre difficulté le name dropping (littéralement « lâcher
de noms », figure de style qui consiste à citer des noms
connus, notamment de personnes, d’institutions ou de
marques commerciales, pour tenter d’impressionner ses interlocuteurs, ou plus généralement pour peindre leur univers
culturel), très présent dans le texte de Diderot qui en profite pour régler ses comptes avec ses contemporains. Tous
ces noms communs, ces peoples de l’époque, éditeurs, politiques, artistes, cela ne nous parle plus vraiment. Les renommer par leurs semblants d’équivalents actuels ? Je ne pense
pas. Je préfère faire appel à l’intelligence des spectateurs,
qui feront eux-mêmes les correspondances.
En supprimant les répliques emplies de politiquement
correct du philosophe, en ne gardant que la version
du neveu, est-ce la victoire de la mauvaise foi contre
l’hypocrisie ?
Oui, pour la mauvaise foi. Toutefois, je n’ai pas supprimé les
répliques du philosophe. Je lui ai simplement donné plusieurs visages.
Pourquoi jouer toi-même le neveu ?
Par plaisir et par souffrance, il dit tant de choses, de mon
origine, de mon état et de mon époque… Je me reconnais
dans son parcours artistique et son besoin de reconnaissance, mais aussi dans sa crainte d’une certaine forme de
déterminisme. C’est une vraie obsession pour moi. « À quoi
que ce soit que l’homme s’applique, la nature l’y destinait. »
Qu’entends-tu par déterminisme ?
Plus le temps passe et plus cette question s’impose à moi,
dans ma fonction quotidiennement. Aujourd’hui, ce que je
sais c’est que je peux dresser un bilan d’une première partie
de ma vie, voir ce qui a réussi et ce qui a échoué. Mais qu’importe, puisque c’est fait. Une chose dont je suis certain, c’est
que quelqu’un qui naît pauvre doit travailler cent fois plus. Et
tôt ou tard, il se re-cognera au plafond de verre.
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Le neveu ne me semble pas courir après autre chose que
trouver sa place dans un milieu donné à un instant T...
Comment envisages-tu la scénographie de cette
création ?
Pour le neveu, vivre, c’est chercher à se nourrir, et il trouve simplement injuste d’y travailler tandis qu’il y a tant de riches idiots
au dépend desquels on peut vivre. Sa seule revendication, c’est
de rester un brigand heureux parmi les brigands opulents.
Ce n’est pas une illustration de l’époque, ni celle d’aujourd’hui.
J’ai trois choses en tête, trois inspirations, La Grande Bellezza, le film de Sorrentino, La Valse des Pantins de Martin Scorsese et Better Call Saul de Vince Gilligan avec le
génialissime Bob Odenkirk. Pour le reste, une seule chose
m’importe, c’est que le tout nous fasse repenser que nous
sommes encore libres.
Le Neveu n’est pas qu’une ode à la liberté, mais aussi
à la paresse ?
C’est ce qui le rend attachant, insupportable et complexe.
Quelqu’un qui avoue avec un grand sourire qu’il ne veut plus
bosser, ça gêne tout le monde. C’est un provocateur. Dorian
Gray sans le pan esthétique. Il n’est pas encore FrançoisMarie Banier, qui vraisemblablement avait un plan.
Tu aspires à une rigueur dans ce spectacle.
Est-ce antinomique avec le personnage du neveu ?
La rigueur est d’abord imposée par la langue, et c’est un
plaisir. Ces dernières années, on nous a demandé un théâtre
non abouti. Lorsque je parle de rigueur, c’est tout simplement
de faire le contraire. Je ne souhaite pas pour autant faire
un théâtre assagi, je ne sais d’ailleurs pas ce que tous ces
mots-là veulent dire. Dans mon travail, c’est toujours mêlé
de la rigueur et de la fantaisie, de la légèreté et de la tension. Rien n’est incompatible, rien de tout cela n’est contraire.
Encore une fois, il ne s’agit que d’une rigueur envers moimême, car mon objectif est de laisser suffisamment de place
au spectateur. Aujourd’hui, tout n’est que tautologie, tout est
information, images sur l’information, animateurs qui commentent l’image, et qui confirment l’information, le CAC 40…
Je trouve que le théâtre doit et peut faire l’inverse. D’autant
qu’il est plein du silence des morts, c’est le meilleur endroit
pour remettre les horloges à un rythme plus naturel.
Quel écho ce texte a aujourd’hui ?
Je n’ai rien à dire aux gens sur que ce je fais, je le fais pour
moi, poétiquement, goulument, durement, et joyeusement.
Bien sûr je pourrais parler de ce que c’est d’être vertueux,
c’est forcément quelque chose de magnifique, je pourrais
également parler du désir d’être reconnu, de s’enrichir, du
défaut de vouloir à tout prix être reconnu et s’enrichir, de
Nabilla… Rien ne m’est vulgaire dans la recherche actuelle
de la notoriété. De tout temps les gens qui créent de bonnes
choses ne vendent pas, et inversement. Céline regrettait
d’avoir changé trop de choses dans la littérature, pour réussir il suffit de changer quelques détails par rapport à ce qui
se faisait avant. Le public ne conteste pas ce qui est réussi.
À retenir. Mais Le Neveu de Rameau c’est aussi beaucoup
d’autres questions abordées que celle de l’art…
« On est forcément le neveu de quelqu’un. » Que souhaites-tu nous dire à ce propos ?
Tout le monde est un peu assujetti à un rôle, même le roi
nous dit Diderot, face à Dieu et à ses maîtresses. On est
toujours dans l’ombre de quelqu’un, soumis au pouvoir de
quelqu’un. Mais n’est-ce pas ce que l’on souhaite ?
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HERVÉ GUILLOTEAU ET LA COMPAGNIE GROSSE THÉÂTRE
C’est en 1998 qu’Hervé Guilloteau débute la mise en
scène avec la création de L’Héritage de Bernard-Marie
Koltès, puis de Peepshow dans les Alpes de Markus Köbeli
en 2000. En 2002, il compose le spectacle Ni perdus ni retrouvés avec l’auteur australien Daniel Keene. Cette même
année, il joue dans Les Frères Robert d’Arne Sierens, sous
la direction de Johan Dehollander, en France et en Belgique. Il est également distribué dans les créations d’Yvon
Lapous, du Théâtre du Loup : Buffet froid de Bertrand Blier
en 2007, Le Retour d’Harold Pinter en 2008.
De 2003 à 2006, il s’associe à Rémi de Vos, avec qui il
réalise trois spectacles : Code bar, Ma petite jeune fille et
Occident. En 2007, il met en scène La Loi des pauvres
gens avec Jackie Berroyer.
Artiste associé au TU-Nantes et au NTA/CDN d’Angers
de 2009 à 2012, Hervé Guilloteau a initié un travail de recherche théâtrale baptisé Grosse Labo qui a abouti à deux
spectacles : La Victoire en 2010 et Kill the cow en 2011.
Été 2012, il a créé et dirigé Crêpetown dans le cadre du
Voyage à Nantes 2012, et réalisé le fim Leo Constrictor en cours de montage - en collaboration avec le réalisateur
Didier Poiraud.
En 2013, il a joué dans Woyzeck de Georg Büchner dans
une mise en scène de François Parmentier et débute également les répétitions de Le Camion de Marguerite Duras,
sous la direction de Marine de Missolz. Il met en scène
Monologue sans titre de Daniel Keene (création 2013) et
enfin, Le Neveu de Rameau.
© PAYSDELALOIRE.FR
En 2009, avec le danseur Yasmin Rahmani, il conçoit un
spectacle à caractère autobiographique baptisé My Way.
11
DENIS DIDEROT, PHILOSOPHE
« Regardez-y de près, et vous verrez que la liberté est un
mot vide de sens ; qu’il n’y a point, et qu’il ne peut y avoir
d’êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à
l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation, et à la chaîne
des évènements. » - D.D.
Philosophe matérialiste, penseur politique audacieux,
champion de la lutte contre l’obscurantisme et l’intolérance,
romancier, théoricien du théâtre et du conte, codirecteur de
L’Encyclopédie, Diderot (1713-1784) est l’une des figures
les plus originales et les plus vigoureuses du XVIIIe siècle.
Souvent précurseur de la pensée scientifique moderne
dans la Lettre sur les aveugles ou Le Rêve de d’Alembert,
auteur de La Religieuse, « la plus effrayante satire des couvents », et d’un roman unique en son genre, Jacques le
Fataliste, initiateur de la critique d’art, penseur en quête
d’une morale laïque, il est bien le génie universel ou le
« pantophile » que saluait Voltaire.
Source : Raymond Trousson - Diderot - Editions Gallimard 2007
La vie du philosophe
Denis Diderot est un écrivain et philosophe français qui
révolutionne son époque par ses opinions. Il naît le 5 octobre 1713 à Langres dans une famille pieuse et aborde
l’enseignement secondaire chez les Jésuites à l’âge de 10
ans. Puis il gagne Paris, abandonne sa vocation ecclésiastique et mène une dizaine d’année de bohème parisienne.
Sa carrière débute par le scandale car divers écrits dont la
Lettre sur les aveugles le conduisent à la prison. Il s’attaque
à la religion et remet en question les preuves de l’existence
de Dieu. Libéré, il poursuit dans la souffrance le combat
philosophique en défendant jusqu’au bout L’Encyclopédie.
Parallèlement il écrit des articles sur les mathématiques, la
physique ou les beaux-arts et est considéré comme l’une
des personnalités éminentes du siècle des Lumières. Il
élabore aussi la théorie d’un théâtre nouveau et en donne
l’exemple dans Le Fils naturel. Il publie La Religieuse en
1760. Le Neveu de Rameau, écrit aux environs de 1762,
sera publié post-mortem. La réputation de Diderot lui vaut
d’être invité par Catherine II de Russie, à qui il vendra sa
bibliothèque pour constituer une dot à sa fille. Toute sa vie,
Diderot aimera dialoguer avec les idées, et tous ses écrits
ne cesseront de « mettre l’esprit en branle. ».
aussi de se taire ». Il ira même plus loin en disant que « ce
n’est pas des mots que je veux remporter du théâtre mais
des impressions ». Il est volontiers provocateur et devra
attendre 1770 pour voir Le Père de famille présenté à la
Comédie Française. Le Paradoxe du comédien est un essai sur le théâtre rédigé sous forme de dialogue par Denis
Diderot entre 1773 et 1777 et publié à titre posthume en
1830. Selon Diderot, qui s’oppose en cela à l’opinion générale de ses contemporains, l’acteur convaincant est celui
qui est capable d’exprimer une émotion qu’il ne ressent
pas. C’est le paradoxe : moins on sent, plus on fait sentir.
Diderot expose deux sortes de jeux d’acteurs : jouer d’âme
qui consiste à ressentir les émotions que l’on joue ; jouer
d’intelligence qui repose sur le paraître et consiste à jouer
sans ressentir. Ce paradoxe est le contraste entre l’expression du corps et l’absence d’émotion ressentie de la part de
l’acteur, il joue sans éprouver. Il rit sans être gai, pleure sans
être triste. L’acteur se sert de son corps comme d’un instrument. Le Paradoxe du comédien met donc en évidence
l’écart qui peut exister entre le corps et le psychisme (ce
qui n’est pas somatique et relève de l’esprit et de l’intelligence).
Moi, le philosophe… Diderot
Moi, comparse ou interlocuteur. Moi est avant tout « Monsieur le Philosophe » et ses raisonnements s’opposent à
ceux du Neveu de Rameau. Il offre la réplique à Lui sur
trois plans principaux :
- D’abord, il est l’interlocuteur privilégié d’un dialogue qui
ne peut être que contradictoire.
- Moi montre que l’échec de Lui est normal. La solution
n’est pas dans l’abandon à la sauvagerie sociale mais dans
la retraite volontaire que suggère l’image de Diogène.
- Enfin, le philosophe permet de donner un sens au dialogue. Il représente le plan de l’idée face au Neveu qui
symbolise la contingence.
Se pose la question : qui est Diderot ? Moi et Lui à la fois.
Moi et Lui sont les deux faces de Diderot qui poussent très
loin le jeu du dédoublement. Il n’y a donc pas un bon et un
méchant, un moral et un amoral. Il n’y a pas de victoire de
Lui, ni de triomphe de Moi. C’est une œuvre ouverte qui
offre à chaque lecteur des pistes d’interrogation.
Diderot et le théâtre
À l’époque de Diderot, le théâtre est partout et lui-même
s’y essaiera. Non seulement il écrit des pièces comme
Zaïre, mais il souhaite aussi faire évoluer le jeu de l’acteur :
« un comédien a le droit de tourner le dos à la scène mais
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JEAN-FRANÇOIS RAMEAU, LE NEVEU
Jean-François Rameau, né le 30 janvier 1716 à Dijon et mort
le 7 février 1777 à Armentières, est un organiste et compositeur français. Il est le premier fils de Claude Rameau, le
frère du célèbre compositeur Jean- Philippe Rameau. C’est
un authentique original comme en témoignent les portraits de
Louis-Sébastien Mercier en particulier. Il a une vie chaotique :
on le retrouve tantôt ecclésiastique tantôt dans un régiment,
plus tard, professeur de clavecin pour belles demoiselles, le
plus souvent cheminant sur les routes du royaume vers on ne
sait quel but. Misérable et querelleur, son état naturel est la
bohème. Il terminera sa vie dans un hospice, un être somme
toute médiocre malgré son originalité qui grâce à Diderot deviendra le savoureux et cynique héros du récit.
De Jean-François Rameau au Neveu de Rameau
Parmi les créations de Diderot, Le Neveu tient une place à
part car il parvient à un équilibre de réalisme et de fiction : aux
traits que lui offrait l’homme, Diderot ajoute mille petits détails
lui donnant ainsi une épaisseur. Le Neveu devient comme
un frère de Panurge ou de Sancho Pança. « Vous savez que
je suis un ignorant, un sot, un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos Bourguignons appellent un fieffé truand, un
escroc, un gourmand… ». Quand il s’agit de parler de soi, le
Neveu ne lésine pas et il fait preuve d’une verve intarissable.
Il s’estime unique, il se proclame exceptionnel, il s’affiche mais
nous échappe. C’est un individu irréductible.
Les aventures d’un gueux
La trajectoire du Neveu fait penser aux tribulations du Picaro,
le mauvais garçon espagnol qui court les routes et qui vit d’ex-
pédients : comédien dans une troupe, chanteur de rue, tantôt
gras, tantôt maigre. C’est bien un gueux, et même un gueux
exemplaire dont l’or est le dieu et au commencement de toute
action pour lui. Il se fait aussi parasite et donne l’illusion de la
soumission quand il y a besoin.
Les métamorphoses du musicien
La musique a formé le Neveu à la vie sociale, il s’agit de son
métier, mais il a échoué et est devenu un raté virtuose. Par
la violence, il a façonné son corps, ne s’est pas contenté du
clavecin mais est devenu lui-même son propre instrument.
Son corps est pantomime, musique, écriture et il fait rire « en
se disloquant le corps et l’esprit en cent manières diverses ».
Mais la grande pantomime l’épuisera et l’ivresse du spectacle
se heurte à la limite qu’impose son corps. L’œuvre ici prendra
alors la tonalité d’une farce tragique.
Lui, le sage ou le fou
La folie du Neveu se laisse difficilement cerner. Elle est
d’abord pour lui une profession car il faut être plaisant en permanence c’est-à-dire bouffon. Le fou, de plus, a un rôle visà-vis de la société. Il renvoie le reflet ridicule de cette société
qu’il fréquente. Le Neveu est aussi philosophe malgré lui et
possède la faculté de faire sortir la vérité. Mais c’est son francparler qui le conduira à la chute. Ainsi, c’est le déchirement
même du Neveu, la conscience de ses contradictions qui est
la condition même de l’œuvre. Il veut agir comme un autre et
pourtant proclame son individualité. Il est exclu du monde et
pourtant il en partage les valeurs. Il voudrait être un autre et
pourtant il défend le droit d’être soi.
JEAN-PHILIPPE RAMEAU, L’ONCLE
Jean-Philippe Rameau, né le 25 septembre 1683 à Dijon
et mort le 12 septembre 1764 à Paris (paroisse Saint-Eustache), est un compositeur français et théoricien de la musique. L’œuvre lyrique de Rameau forme la plus grande partie
de sa contribution musicale et marque l’apogée du classicisme français, dont les canons s’opposèrent avec force à
ceux de la musique italienne jusque tard au cours du XVIIIe
siècle. Dans ce domaine, la création la plus célèbre du compositeur est sans conteste l’opéra-ballet Les Indes galantes
(1735). Cette partie de sa production est curieusement restée oubliée pendant près de deux siècles, mais bénéficie aujourd’hui d’un mouvement de redécouverte. Ses œuvres pour
clavecin, en revanche, ont toujours été présentes au répertoire : Le Tambourin, L’Entretien des Muses, Le Rappel des
Oiseaux, La Poule, entre autres pièces connues, furent jouées
au XIXe siècle (au piano) à l’égal de celles de Bach, Coupe-
rin ou Scarlatti. Rameau est généralement considéré comme
l’un des plus grands musiciens français avant le XIXe siècle et
comme le premier théoricien de l’harmonie classique : ses traités d’harmonie, malgré certaines imperfections, font toujours
figure de référence.
Ainsi, Jean-Philippe Rameau marque un jalon crucial dans la
musique française : ce contemporain de Haendel révolutionna le langage de l’orchestre et conçut parmi les plus grands
chefs-d’œuvre lyriques de son siècle. Il avait débuté à l’Opéra
Comique. Au sommet de sa gloire et à l’occasion des noces
du Dauphin, Rameau retrouva l’esprit burlesque dans son
unique comédie, Platée, une satire mordante du genre lyrique
où dieux et bêtes rivalisent de méchanceté sur une partition
aussi somptueuse que surprenante.
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EXTRAIT DE LA PIÈCE
Incipit du Neveu de Rameau de Diderot
« Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude
d’aller sur les cinq heures du soir me promener au PalaisRoyal. C’est moi qu’on voit, toujours seul, rêvant sur le banc
d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique,
d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon
esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la
première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit
dans l’allée de Foy nos jeunes dissolus marcher sur les pas
d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au
nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant
toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées, ce sont
mes catins. Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux,
je me réfugie au café de la Régence ; là je m’amuse à
voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le
café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le
mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Légal le
profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu’on voit les
coups les plus surprenants, et qu’on entend les plus mauvais
propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur
d’échecs, comme Légal ; on peut être aussi un grand
joueur d’échecs, et un sot, comme Foubert et Mayot. Un
après-dîner, j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et
écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par
un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en
a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de
bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions
de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement
brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a
donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu’il en a
reçu de mauvaises, sans pudeur. Au reste il est doué d’une
organisation forte, d’une chaleur d’imagination singulière,
et d’une vigueur de poumons peu commune. Si vous le
rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas ;
ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous
enfuirez. Dieux, quels terribles poumons. Rien ne dissemble
plus de lui que lui-même. Quelquefois, il est maigre et hâve,
comme un malade au dernier degré de la consomption ;
on compterait ses dents à travers ses joues. On dirait qu’il
a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la
Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet, comme s’il
n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eût été
renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd’hui,
en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux,
presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on
serait tenté de l’appeler, pour lui donner l’aumône. Demain,
poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute,
il se montre et vous le prendriez au peu près pour un
honnête homme. Il vit au jour la journée. Triste ou gai, selon
les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est
levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira
souper. La nuit amène aussi son inquiétude. Ou il regagne,
à pied, un petit grenier qu’il habite, à moins que l’hôtesse
ennuyée d’attendre son loyer, ne lui en ait redemandé la
clef ; ou il se rabat dans une taverne du faubourg où il
attend le jour, entre un morceau de pain et un pot de bière.
Quand il n’a pas six sols dans sa poche, ce qui lui arrive
quelquefois, il a recours soit à un fiacre de ses amis, soit
au cocher d’un grand seigneur qui lui donne un lit sur de la
paille, à côté de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie
de son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce,
il arpente toute la nuit, le Cours ou les Champs-Élysées.
Il reparaît avec le jour, à la ville, habillé de la veille pour
le lendemain, et du lendemain quelquefois pour le reste
de la semaine. Je n’estime pas ces originaux-là. D’autres
en font leurs connaissances familières, même leurs amis.
Ils m’arrêtent une fois l’an, quand je les rencontre, parce
que leur caractère tranche avec celui des autres, et qu’ils
rompent cette fastidieuse uniformité que notre éducation,
nos conventions de société, nos bienséances d’usage ont
introduite. S’il en paraît un dans une compagnie ; c’est un
grain de levain qui fermente qui restitue à chacun une
portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite ;
il fait approuver ou blâmer ; il fait sortir la vérité ; il fait
connaître les gens de bien ; il démasque les coquins ; c’est
alors que l’homme de bon sens écoute, et démêle son
monde. »
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LES ÉTAPES DE LA PIÈCE
Le prologue
Un après-diner au café de la Régence, le narrateur, Moi,
se fait aborder par Le Neveu de Rameau, un orignal qu’il
estime peu mais dont il aime à l’occasion les propos révélateurs.
La conversation
• L’homme de génie et la société : le Neveu parle de son
oncle, le musicien, mais affirme que le mal sur la terre est
toujours venu par quelque homme de génie. Que vaut-il
mieux être : homme de génie ou banal négociant ? Le Neveu répond toujours en gueux préoccupé du lendemain, et
mime en parlant la vie de l’homme heureux.
• Le parasitisme comme philosophie : à plusieurs reprises, le Neveu mime des saynètes de séduction, de supplication, et finalement le joueur de violon et le claveciniste
pour montrer ses talents.
• L’éducation des jeunes filles : existe-t-il quelqu’un capable de dominer sa science pour l’inculquer aux autres,
demande le Neveu ?
• Les « idiotismes moraux » : face à son interlocuteur le
philosophe, le Neveu devient de plus en plus sûr de lui et
affirme la suprématie de l’immoralisme.
• Discussion sur le bonheur : le philosophe soutient que
le vrai bonheur réside dans le secours aux malheureux. Le
Neveu oppose la nature réelle du monde dans lequel il voit
une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes.
• La flatterie, une esthétique : n’est pas flatteur qui veut,
dit le Neveu et il réaffirme la supériorité des génies sur la
technique, même en flatterie. Pourtant, il a péché une fois
contre son art et s’est trouvé disgracié.
• La morale du Neveu, le sublime dans le mal : le Neveu
entame un cynique et enthousiaste plaidoyer du sublime
dans le mal où il raconte l’histoire du renégat d’Avignon
qui non content d’être un coquin méprisable parvient au
sublime de la méchanceté.
• La « Querelle des Bouffons » : la discussion s’engage
sur l’art musical comme imitation. Le Neveu, admirateur
des œuvres italiennes, s’attache à montrer que le chant est
une imitation des accents de la passion et il condamne les
œuvres françaises. C’est là qu’il mime les airs d’opéra et les
différents instruments de l’orchestre.
• L’éducation du fils Rameau : le Neveu est fatigué, le
philosophe s’étonne d’un tel décalage entre la sensibilité
pour les beautés de l’art musical et l’aveuglement pour les
belles choses en morale de son interlocuteur. Le Neveu
oppose l’atavisme et dit qu’il entend que son fils soit heureux, c’est-à-dire honoré, riche et puissant.
• Rameau le raté : le philosophe a une dernière question.
Pourquoi le Neveu n’a-t-il jamais rien fait qui vaille ? La nature ne l’a pas gâté, dit le Neveu. Il ne s’est jamais senti le
courage de sacrifier son bonheur à un succès incertain…
Au philosophe qui explique la situation de l’homme au sein
de la société par la volonté de la nature, le Neveu répond
qu’il n’y trouverait rien à dire s’il n’était pas tenu « d’exécuter
des positions pour manger et gagner son pain. »
Épilogue
Pour le Neveu de Rameau, seul le roi ne prend pas de position. Le philosophe réplique que pourtant celui-ci en exécute devant sa maitresse et devant Dieu. Par conséquent,
le seul être qui soit dispensé de la pantomime, c’est le philosophe qui n’a rien et qui ne demande rien.
• La « Ménagerie » Bertin : chez le financier Bertin, le
Neveu tenait son rôle au milieu des petits poètes et des
médiocres musiciens. Ce fut pour lui une école dans laquelle il a excellé comme « fou ».
POUR ALLER PLUS LOIN
Le Neveu de Rameau – Diderot, Profil littérature, Paris, Hatier, 1972
Autour du Neveu de Rameau de Diderot - Études réunies par Anne-Marie Chouillet, Paris, Champion, 1991
Le Neveu de Rameau – Diderot, L’œuvre au clair - Paris, Bordas, 1991
Livret de l’enseignant lycée 2013 - Paris GF Flammarion
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