L`urgence dans Johnny Chien Méchant (2002)

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L`urgence dans Johnny Chien Méchant (2002)
L’urgence dans Johnny Chien Méchant (2002)
Entretien avec Emmanuel Dongala
Édition de référence : Johnny Chien Méchant, Monaco, Le Serpent à Plumes, coll.
« Motifs », 2007.
Emmanuel Dongala est un romancier et un chimiste congolais. Contraint de quitter le
Congo en guerre en 1997, il vit aujourd’hui aux États-Unis où il enseigne la littérature
africaine francophone et la chimie à l’université. Son dernier roman, Photo de groupe
au bord du fleuve (2010), qui propose un regard sur les femmes en Afrique, a été
récompensé par le prix Ahmadou Kourouma en 2011.
Johnny Chien Méchant, publié en 2002, plonge le lecteur au cœur d’une guerre civile
africaine. Deux personnages narrateurs racontent leur expérience de la guerre :
Johnny, enfant-soldat, et Laokolé, jeune fille qui tente de survivre et de protéger sa
famille. Les regards croisés de Johnny et Laokolé, que tout oppose a priori,
permettent de dépasser la violence et d’appréhender la complexité du conflit.
Publications :
Un fusil dans la main, un poème dans la poche (Albin Michel, 1974)
Le Feu des origines (Albin Michel, 1987)
Jazz et vin de palme (Le Serpent à plumes, 1996)
Les petits garçons naissent aussi des étoiles (Le Serpent à plumes, 2000)
Johnny Chien Méchant (Le Serpent à plumes, 2002)
Photo de groupe au bord du fleuve (Actes Sud, 2010)
1 Revue Ad hoc - Numéro 2
« L’Urgence »
Marie Bulté : Le terme d’urgence revient à plusieurs reprises dans Johnny Chien
Méchant. Vous usez même de toute sa polysémie. L’urgence peut renvoyer dans
votre roman au fait d’agir sans délai (p. 220 et 289) ou au domaine médical (p. 227 et
252) lié au « centre d’urgence » qui, de manière révélatrice, est absent ou en ruines
dans la diégèse (p. 75 et 237). Mais l’urgence renvoie également au contexte de
violence paroxystique, à « l’urgence de la situation » (p.17, 27, 180 et 222),
procédant de la guerre civile. L’urgence sature donc le roman ; comme le dit la
narratrice par alternance du récit, Laokolé, jeune fille tentant en vain de fuir la
guerre : « dans un endroit comme celui-ci, tout était urgence » (p. 202). L’urgence
est-elle seulement celle que vivent les personnages du roman dans ce contexte
guerrier ou celle que vous-même avez personnellement vécue lorsque vous avez dû
quitter le Congo en 1997 ? Vous reconnaissez-vous également comme un écrivain
de l’urgence, poussé à prendre la plume sans délai, ayant le devoir de prendre en
charge immédiatement un événement du réel qui vous a interpellé ?
Emmanuel Dongala : Oui, je vous avoue sans barguigner que je suis un écrivain de
l’urgence en ce sens que j’écris pour des lecteurs d’aujourd’hui, pour mes
contemporains hic et nunc. Ce sens de l’urgence me vient d’un discours de Martin
Luther King dont j’ai retenu cette phrase qui est devenue mon motto : « the fierce
urgency of now ». En aucun cas je ne pense écrire pour « l’éternité » ou pour des
générations futures.
M.B. : La quatrième de couverture du roman indique « Congo, en ce moment
même », induisant l’idée d’un recoupement de la narration et des événements, la
guerre au Congo et le temps de la lecture devenant concomitants. Sur le plan de la
création, avez-vous commencé à écrire dès 1997 ? Combien de temps a duré
l’écriture ? Avez-vous écrit dans l’urgence ?
E.D. : L’idée d’écrire ce livre m’est venue pendant que je vivais les événements. Je
sentais en moi un besoin pressant – ce que les anglo-saxons appellent « an urge » –
de m’exprimer. En ce sens on peut dire que la guerre réelle et la maturation du projet
sont concomitants mais pas l’écriture. L’écriture a toujours besoin d’un certain recul
sinon cela devient du journalisme.
M.B. : Johnny Chien Méchant est votre premier roman écrit alors que vous ne
résidiez plus au Congo. Cette distance spatiale vous a-t-elle gêné ou vous a-t-elle
permis, au contraire, de bénéficier d’un certain recul – nuançant la proximité
temporelle avec l’événement raconté – nécessaire à la création (pour ne pas tomber
dans le journalisme justement) ?
E.D. : Je n’aurais pas pu écrire ce roman sans la conjonction de circonstances
exceptionnelles. Elles sont de trois ordres :
-
Le délai : c’est là où nous revenons sur l’urgence. Il ne fallait pas que j’attende
trop longtemps pour écrire ce roman sinon la force des sentiments que je
ressentais allait s’émousser. Je l’ai donc commencé presque immédiatement
après avoir pris pied aux Etats Unis, en 1999 ou 2000, soit environ deux ans
après avoir vécu les événements. Ceci est un bon délai : en deux ans la
mémoire de ce qu’on a vécu est encore vive, les souffrances, les douleurs, la
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« L’Urgence »
-
colère, l’écœurement, tout cela n’a pas encore eu le temps de s’atténuer, de
s’émousser. Mais aussi, en deux ans, on a eu le temps de réfléchir sur ce qui
s’est passé car on n’est plus dans le feu ou la chaleur de l’action.
L’éloignement physique : cela a été capital pour moi. Cela permet un recul qui
m’a évité d’être partisan, de prendre parti dans mon récit. Je n’aurais pas pu
écrire ce roman, du moins avec cette « objectivité », si j’étais resté au Congo.
Le temps d’écriture : c’est un roman qu’il fallait écrire vite, je veux dire en un
délai très court. Or mon péché reconnu est que j’écris toujours très lentement.
Il m’a fallu cinq ans pour écrire mon dernier roman Photo de groupe au bord
du fleuve…Et c’est là que j’ai eu de la chance. J’ai obtenu la prestigieuse
bourse Guggenheim ! J’ai eu assez de fonds pour ne plus avoir de soucis pour
faire bouillir la marmite pendant un certain temps. J’ai donc pris un congé
académique et me suis consacré exclusivement à l’écriture du livre. De tous
mes romans, c’est le premier que j’ai écrit en moins de deux ans.
M.B. : J’aimerais revenir sur la quatrième de couverture et, précisément, sur cette
mention spatio-temporelle « Congo, en ce moment même ». Votre texte, même s’il
s’inscrit dans le contexte d’une urgence réelle, ne fait pas œuvre de circonstance.
L’imaginaire est primordial comme en témoigne le refus de situer et de dater
précisément l’univers de la diégèse. Pourquoi, alors, cette mention programmatique
trompeuse ou du moins réductrice dans la quatrième de couverture ? À qui attribuer
le choix de cette mention dans le paratexte ?
E.D. : Non, la mention « Congo en ce moment même » n’est pas trompeuse car la
guerre civile du Congo ne s’est pas terminée avec mon départ pour les USA. Le livre
est sorti en 2002, le conflit ne s’est terminé que deux ou trois ans plus tard. Donc,
l’événement dont parle le livre se déroulait encore quand ce dernier est sorti.
M.B. : Oui, le conflit au Congo était toujours d’actualité lors de la sortie du roman. Ce
que je souhaitais pointer, c’est le décalage entre votre texte qui ne situe pas
explicitement le conflit, ni ne donne de dates précises, alors que cette quatrième de
couverture donne d’emblée ces clés. L’écriture du conflit, dans Johnny Chien
Méchant, est obliquement référentielle. Vous usez du détour1 et ne situez jamais
explicitement l’histoire racontée au Congo. Cette stratégie d’écriture procède-t-elle
d’une volonté d’échapper à une lecture sociologisante de votre texte – vous récusez
d’ailleurs vous-même la catégorie du « docu-roman »2 –, d’éviter d’être assigné à
résidence pour proposer, au contraire, une vision de la guerre à valeur universelle3 ?
1
Un réel jeu de piste se met en place avec le lecteur en noyant, par exemple, la référence au
Congo parmi d’autres pays (« surtout qu’il y avait ces deux Blancs qui nous observaient et qui
pouvaient penser que nous, les gens du Tiers-Monde, que nous soyons Indiens, Bangladais,
Congolais, Yéménites ou Ouïgours, nous n’étions pas policés », p. 190) ou en recourant à l’ironie
sarcastique en référence aux équipes nationales de football (« Je savais qu’en Afrique nous avions
trois équipes de lions, au Cameroun, au Sénégal et dans l’Atlas marocain […]. Mais savez-vous où
l’on trouvait des diables ? Au Congo évidemment ! », p. 275).
2
Cf. Taina Tervonen, « Des Mozart qu'on assassine », entretien avec Emmanuel Dongala,
Africultures, octobre 2002, en ligne : http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=2727,
dernière consultation le 20 octobre 2012.
3
Le roman fait référence à de nombreux autres conflits à travers le monde, voir par exemple page
304.
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« L’Urgence »
E.D. : Je fais mienne la célèbre formule de René Dubos, lorsqu’il parlait de
développement, « penser global, agir local ». Pour moi, un bon roman doit
transcender son milieu local et refléter une réalité humaine globale – d’autres diraient
universelle. Je n’ai pas voulu situer le livre nommément au Congo même si
quelqu’un qui est congolais ou connaît le Congo peut déceler quelques repères
topographiques. Ce qui m’importait, c’était de montrer comment l’exploitation de ces
enfants soldats qui sont en même temps victimes et bourreaux est une entreprise
criminelle, que cela se passe au Congo, au Soudan, au Sri Lanka ou ailleurs dans le
monde.
M.B. : Effectivement, votre roman peut permettre de réfléchir au phénomène des
enfants-soldats au-delà des frontières du Congo, comme l’atteste d’ailleurs
l’entreprise du réalisateur Jean-Stéphane Sauvaire qui a adapté votre roman au
cinéma et a choisi de tourner Johnny Mad Dog (2008) au Liberia. Avez-vous été
consulté pour l’élaboration du scénario ?
E.D. : Non, je n’ai pas participé à l’écriture du scénario, ce que je considère
aujourd’hui comme une erreur. Le film privilégie trop Johnny et sa violence alors que
la structure du roman est bâtie autour du rapport dialectique entre les deux
personnages, Laokolé et Johnny.
M.B. : L’écriture de l’urgence a pu être associée, dans la critique4, à la dimension
testimoniale. Avez-vous choisi une narration à la première personne pour faire de
vos personnages des témoins oculaires des événements ? Johnny et Laokolé voient
les événements « par le petit bout » (p. 304). En alternant ces deux narrateurs, le
texte pourrait s’inscrire dans le procédé historiographique qu’est la corroboration
entre deux témoins. Était-ce l’un des objectifs visés par ce partage des voix ? En
effet, même s’ils ont des points de vue différents sur ce qui les entoure, le fait que,
par endroits, Johnny et Laokolé assistent aux mêmes faits renforce la vraisemblance
du récit.
E.D. : L’alternance des voix m’est venue par nécessité. Au départ, je ne voyais que
Johnny, je voulais raconter les aventures de Johnny. J’avais même commencé le
roman à la troisième personne, c’est-à-dire avec un narrateur omniscient. Mais j’ai
trouvé que cette façon de raconter était trop distante et ne saisissait pas bien
l’urgence du moment. Alors je me suis rabattu sur une narration à la première
personne parce que là, Johnny se raconte, on entend sa voix, son vocabulaire. Mais
au bout du troisième ou quatrième chapitre, cela était devenu lassant : il n’y avait
qu’une vision unilatérale, celle de Johnny avec ses violences, ses pillages, ses
exactions, sans contrepoint pour comprendre pourquoi il en était ainsi. C’est alors
que j’ai commencé à entendre la voix de Laokolé. Cette voix était plus intelligente
que celle de Johnny, avec un regard différent et plus analytique sur les événements
vécus. Le personnage de Laokolé permet ainsi de transcender la violence en ce
sens qu’il nous évite de « poétiser » celle-ci, de faire de nous des voyeurs ; au
contraire, elle nous montre le côté inhumain, cette « bêtise » humaine.
4
Voir, par exemple, l’ouvrage de Marie Estripeaut-Bourjac, L’Écriture de l’urgence en Amérique
latine (2012).
4 Revue Ad hoc - Numéro 2
« L’Urgence »
M.B. : Comme vous le disiez, les enfants-soldats conjuguent les identités de
bourreaux et de victimes. Johnny peut susciter la compassion du lecteur,
apparaissant victime d’un monde qu’il croit pouvoir dominer alors qu’il n’est en fait
qu’un subalterne. Pourtant, parmi les romans où apparaissent des enfants-soldats, le
vôtre est peut-être celui où la condition de victime de l’enfant-soldat est la moins
présente (ce rôle étant davantage dévolu à la jeune fille fuyant les conflits, Laokolé).
Est-ce du fait de la situation socio-politique spécifique du Congo, que vous pointez
dans votre article « Hollywood, Pirated Videos, and Child Soldiers »5, où il n’y a pas
eu autant de recrutement par la force que dans d’autres pays comme le Liberia ou la
Sierra Leone ?
E.D. : Oui et non. Oui parce qu’effectivement la plupart des enfants soldats au Congo
(Brazzaville) étaient volontaires. Non, parce qu’il arrive souvent que même les
enfants recrutés de façon coercitive s’accoutument aux violences qu’ils infligent, ils
trouvent au bout d’un certain temps une certaine autonomie et se complaisent dans
ces exactions, ce qui les fait passer du statut de victime à celui de bourreau.
M.B. : Dans ce même article, vous racontez la manière dont vous avez été
personnellement confronté à des enfants-soldats en 1997 et votre incapacité à réagir
face à eux. Ces enfants sont-ils devenus, à la suite de cette rencontre traumatisante,
objets d’obsession que l’écriture a permis de conjurer ? Avez-vous tenté de pallier la
lâcheté que vous vous reprochez6 lors de cet épisode de votre vie par une
responsabilité dans l’écriture ?
E.D. : Non, l’écriture est autre chose. Elle peut être cathartique pour celui ou celle qui
écrit mais elle ne peut vous racheter de votre silence devant une injustice, un mal,
dans la vie réelle.
M.B. : Vous avez fait partie des premiers romanciers à écrire sur les enfants-soldats
en Afrique. Que pensez-vous de la fortune du personnage de l’enfant-soldat
aujourd’hui, notamment dans les littératures africaines ?
E.D. : Ce personnage de l’enfant soldat est maintenant si omniprésent dans les
livres, les films et même le théâtre qu’il n’a plus rien d’original. J’ai même lu des faux
mémoires de quelqu’un qui prétendait avoir été enfant soldat. On a un peu
l’impression que c’est devenu un fonds de commerce littéraire.
M.B. : Quand vous avez écrit Johnny Chien Méchant vous vous étiez refusé à lire
Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma pour ne pas être influencé, mais aviezvous lu Sozaboy (1985) de Ken Saro-Wiwa ? Avez-vous lu, depuis, d’autres romans
traitant des enfants-soldats qui ont pu retenir votre attention ?
5
Article paru sur Warscapes Magazine, en ligne : http://www.warscapes.com/opinion/hollywoodpirated-videos-and-child-soldiers, dernière consultation le 03/04/2013.
6
Dans « Hollywood, Pirated Videos, and Child Soldiers » (Warscapes Magazine, en ligne :
http://www.warscapes.com/opinion/hollywood-pirated-videos-and-child-soldiers, dernière consultation
le 03/04/2013).
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« L’Urgence »
E.D. : Oui, j’en ai lu beaucoup, ainsi que des mémoires. Par contre, je connaissais
Sozaboy avant d’écrire Johnny Chien Méchant – l’un des deux traducteurs est un
ami – mais je ne l’avais pas lu.
Pour citer cet entretien
Marie Bulté, « L’urgence dans Johnny Chien Méchant (2002), Entretien avec Emmanuel
Dongala », Revue Ad hoc, n°2, « L’Urgence », publié le 06/06/2013 [en ligne], URL :
http://www.cellam.fr/?p=4154
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« L’Urgence »

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