1 Portraits de femmes mozambicaines dans O Regresso do Morto

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1 Portraits de femmes mozambicaines dans O Regresso do Morto
Portraits de femmes mozambicaines
dans O Regresso do Morto de Suleiman Cassamo*
João Carlos Vitorino Pereira
(Université de Lyon II)
Suleiman Cassamo est un jeune écrivain mozambicain talentueux qui offre de son pays
- l'un des plus pauvres de la planète - une image lucide dans son recueil de nouvelles réunies
sous le titre O Regresso do Morto1. En effet, il n'ignore pas les énormes difficultés contre
lesquelles son peuple se débat, évoquant avec pudeur - c'est-à-dire sans misérabilisme - la
pauvreté, la famine, l'analphabétisme, le manque de conscience politique et, surtout, la
violence. Il sait que pour améliorer leur situation, les Mozambicains devront lutter encore
longtemps, le thème de la lutte étant d'ailleurs le pivot de la nouvelle intitulée «Casamento de
um casado».
Cependant, dans cette vision sombre, mais clairvoyante, il y a place pour un peu
d'espoir, incarné par le personnage de la femme qui figure pratiquement dans toutes les
nouvelles. Sur les dix que compte le recueil, on peut remarquer que cinq titres signalent très
explicitement le rôle prépondérant que le personnage féminin jouera dans ces courts récits qui
constituent autant de portraits de femmes mozambicaines2.
Ainsi, le personnage de la femme, en raison de son omniprésence, confère une certaine
unité au recueil qui présente toujours des femmes prises dans la tourmente de la vie
quotidienne. Jeunes ou vieilles, de la ville ou de la campagne, vivant à l'époque coloniale ou,
surtout, postcoloniale, elles ont toutes un trait de caractère en commun : le courage ou l'envie
de lutter, expression sans doute plus appropriée eu égard à l'univers dans lequel elles évoluent.
De plus, elles transmettent toutes au lecteur la même énergie vitale, ce qui rend sans doute la
lecture de cette œuvre particulièrement agréable et stimulante.
En somme, l'auteur, à travers ses personnages féminins qu'il traite avec beaucoup de
tendresse3, assigne à la femme un rôle très important pour l'avenir de la société
* Cet article a été publié dans la revue universitaire Quadrant, n° 16, 1999, p. 87-104.
1 Dans cet article, nos citations seront empruntées à l'édition bilingue Le Retour du mort, Paris, Ed.
Chandeigne / Ed. Unesco, 1994.
2 «Ngilina, tu vai morrer», «Laurinda, tu vai mbunhar», «Nyeleti», «Madalena, xiluva do meu coração»,
«Vovó Velina».
3 Sous le titre «Madalena, xiluva do meu coração», on peut lire la dédicace suivante : «Às raparigas da
minha terra natal».
1
mozambicaine, ce rôle étant moins économique que culturel. C'est cet aspect que nous allons
maintenant aborder et que Robert Bréchon, dans sa présentation du recueil, effleure en ces
termes :
«Sa tendresse va d'abord et surtout aux femmes, éternelles victimes de
cette société traditionnelle que pourtant elles seules font vivre. 'La femme,
dit-il, dans une interview, est la pierre angulaire de la société rurale.'
L'homme, lui, est absent ou inconsistant, plusieurs fois aliéné, par la
colonisation, par la civilisation technicienne, par la pauvreté, par la
révolution et la guerre. […] 'Le retour du mort, dit Cassamo, est un chant
d'amour. La femme est le pont qui relie l'auteur à cet amour pour sa terre.'»
(p. 10, 11).
Si le statut social distingue les personnages féminins, ce qui les différencie surtout,
c'est le rôle que l'auteur attribue à chacun dans ses nouvelles. En conséquence, chaque type
de personnage féminin remplira une fonction précise dans le récit et contribuera à éclairer le
lecteur sur la condition de la femme dans la société mozambicaine.
Les personnages féminins passifs et actifs
Dans ces nouvelles de Suleiman Cassamo, nous pouvons ranger les personnages
féminins dans deux catégories : celle des personnages actifs et celle des personnages passifs.
Par personnage passif, nous entendons tout personnage qui n'agit pas directement et
durablement sur le cours de l'histoire, où il fait plutôt de la figuration. Ce personnage
particulièrement discret s'efface parfois au point d'être muet. Par exemple, Maria, dans
«Casamento de um casado», ne réagit même pas aux propos, pourtant empreints de tendresse,
que lui adresse son jeune époux au moment de son arrestation (p. 131).
Toutefois, bien qu'ils jouent dans l'intrigue un rôle assez négligeable, parce que
figuratif ou épisodique, ces personnages peuvent créer des situations dramatiques dans le
récit, créant par exemple un conflit entre les personnages principaux. C'est ce que l'on observe
notamment dans la première nouvelle «Ngilina, tu vai morrer», où une belle-mère acariâtre et
particulièrement malveillante provoque une violente scène de ménage au cours de laquelle
son fils battra sa belle-fille. Ce personnage ne fera qu'aggraver la mésentente entre les époux.
Les personnages actifs, quant à eux, sont naturellement les véritables pivots du récit, qu'ils
occupent parfois d'un bout à l'autre et qu'ils construisent pleinement par leur action ; certains
titres de nouvelles, que nous avons cités en note, leur attribuent d'entrée de jeu ce statut.
La femme sans voix
Ce qui nous frappe, dès la première lecture du recueil, c'est l'impassibilité et le silence
auxquels semblent condamnés certains personnages féminins, jeunes ou âgés. Dans
«Casamento de um casado», seuls les personnages masculins s'expriment directement.
2
Dans cette nouvelle, la mère, pourtant concernée par le dialogue entre son mari et son
fils qui doit décider de son avenir, assiste à toute la scène mais elle n'intervient pas
directement, même lorsque les deux autres personnages parlent d'elle. C'est le narrateur qui
nous décrit ses gestes et nous révèle ses émotions.
Le premier paragraphe de ce récit est un passage de caractérisation des personnages
qui sont présentés globalement dès la deuxième phrase. Bien sûr, le père sera mis en scène
d'abord et la mère ensuite ; cet ordre de passage nous renvoie immédiatement à la place
qu'occupe cette femme dans la cellule familiale et dans la société.
C'est ainsi que le narrateur nous donne à voir la «velha Nguanasse, ar submisso, olhos
no chão, com casca de cana-doce riscando o chão» (p. 129). Au cours de la discussion, c'est
encore ce même narrateur extérieur au récit qui s'intéresse de nouveau à elle : «A mãe riscava
ainda o chão, quieta que nem sombra.» (p. 130). Cette comparaison montre qu'elle continue
imperturbablement à jouer le rôle que le mâle dominant lui assigne: elle se doit de s'effacer
complètement devant lui.
Cependant, elle suit la conversation avec beaucoup d'intérêt : «A mãe deixou de riscar
o chão e ficou a escutar.» (p. 130). Généreux, le narrateur rendra finalement compte des
sentiments de cette mère qui finit par pleurer lorsqu'on lui rappelle la disparition de son fils
Jonasse (p. 130). Autrement dit, c'est le narrateur qui en quelque sorte prête vie à ce
personnage apparemment sans âme et en tout cas sans voix : son mari s'adresse à elle, mais
elle ne lui répond pas, sans doute parce qu'il n'attendait pas de réponse de sa part. Curieuse
réunion familiale où le silence de la mère vaut réponse. Le paradoxe, c'est que ce personnage
féminin est particulièrement absent mais aussi très présent.
Dans la deuxième partie de la nouvelle, c'est-à-dire après le mariage de Lucas, on
retrouve la même distribution des rôles. La vieille Nguanasse quitte la scène où elle est
remplacée par sa belle-fille, Maria, qui perpétue la tradition. Comme sa belle-mère, elle ne
parle jamais et le narrateur ne lui prêtera pas même sa voix, en rapportant ses propos comme
il le fait pour d'autres personnages secondaires ; il ne nous dévoilera pas non plus ses
sentiments. Elle n'est qu'un personnage qui passe fugacement sur la scène avant de disparaître
discrètement.
Elle est aussi une femme sans voix et, surtout, sans volonté propre : «Pouco depois, ela
teve 'barriga'. Assim o exigira o velho Macie» (p. 131). Elle n'existe que pour pérenniser la
structure familiale et la société traditionnelle, aussi est-elle réduite à remplir la fonction
somme toute animale de procréation.
Le personnage de la femme sans voix apparaît donc dans l'espace de la diégèse mais
n'intervient pas directement dans le récit. C'est un personnage passif, une sorte de présenceabsence particulièrement significative en ce qui concerne le rôle de la femme dans la société
mozambicaine, du moins dans la société traditionnelle.
3
La femme maltraitée
La première nouvelle met en scène une femme sauvagement battue par son mari,
auquel d'ailleurs l'auteur n'a pas donné de nom. Dans le récit, il est simplement «O homem da
Ngilina» (p. 84), désignation qui traduit la distance affective qui les sépare et, surtout, la
domination que le mâle exerce sur la femme par atavisme. Quelques comparaisons
suggestives traduisent l'état dégradant dans lequel son mari la maintient. Ce dernier la
considère en effet comme une esclave car il la fait travailler «todo o dia do xicuembo parece
burro de puxar nholo» (p. 83), et il la roue de coups en plus : «muinto purrada assim parece
mesmo boi de puxar charrua» (p. 83). Elle est en quelque sorte un simple outil de travail qui,
par exemple, «'stá pilar parece máquina de moer farinha» (p. 83).
Malgré tout, son mari l'insulte et lui inflige des sévices corporels, à telle enseigne
qu'elle n'a plus qu'une seule envie : mourir (p. 83). Cette domination par la violence est
d'autant plus humiliante que Ngilina doit se conduire servilement avec son époux, comme s'il
était un grand seigneur. Le soir, quand il rentre, tout doit être prêt et, après qu'il eut pris son
bain, elle doit «ir ajoelhar com respeito e dizer :
- Tatana, vai comer.» (p. 84). Bien sûr, sa journée n'est pas terminée.
Mais, qu'est-ce qui explique tant de brutalité? L'auteur, dans une analepse, nous fournit
des réponses d'ordre socioculturel. On apprend, en effet, que Ngilina a été victime d'une
pratique sociale très enracinée dans la société rurale, à savoir le lobolo. Ainsi, les pères ont le
droit de vendre les charmes juvéniles de leurs filles à des prétendants, jeunes ou âgés, qui leur
proposent des terres, du bétail ou de l'argent, entre autres choses4.
L'auteur met également en lumière un mécanisme psychosocial qui explique les
rapports que ces hommes entretiennent avec «l'objet» qu'ils acquièrent dans ces conditions :
cet achat leur donne un sentiment de toute-puissance, d'où cette domination parfois féroce
qu'ils exercent sur celles qu'ils ont achetées, eux et leur famille. C'est ce qui ressort des propos
de la belle-mère de Ngilina : «Evocava sempre o lobolo que o filho gastou.» (p. 85). Ce qui
pourrait être vécu comme un abus de pouvoir est par conséquent vécu comme un droit conféré
par un marché socialement admis.
Mais surtout, la violence dont souffre Ngilina s'explique par le fait qu'elle est stérile.
Son mari, qui la considère comme un objet sexuel monnayable (p. 85), ne le lui pardonnera
pas : «Um ano passou. O marido começou com zangas. Diz que Ngilina não nasce filhos. Não
sabe porque a lobolou. Não é mulher. Bate-a por tudo e por nada.» (p. 85). Avoir des enfants,
on l'a vu, est un impératif pour ces femmes achetées qui doivent assurer la survie du clan
familial, du lignage en quelque sorte.
Ngilina est donc condamnée à n'être qu'un agent de production et de reproduction,
qu'on brutalise de surcroît. C'est pourquoi elle se suicidera, scène que l'auteur décrit
4 Voir à ce sujet la note des traductrices p. 15.
4
rapidement et avec un lyrisme discret. Ainsi, Suleiman Cassamo dénonce les effets désastreux
du lobolo.
La femme passionnée
Mais dans ces nouvelles, il existe aussi des femmes aimées et passionnées. Madalena,
dans «Madalena, xiluva do meu coração», est à la fois un objet désiré et un sujet désirant.
Pour être désirable, elle doit être jeune, fraîche et épanouie : « […] ainda vejo Madalena, os
seios bicudos, o sorriso rasgado nos lábios rubros de mulala, a mostrar dentes brancos como
farinha de milho» (p. 101).
Cette fille de la campagne, dont le «feitiço dos olhos» (p. 101) trouble Fabião, est
inculte (p. 104), cependant le narrateur homodiégétique l'investit de valeurs positives. Il
célèbre à travers elle le travail dur et, surtout, en rapport avec la terre et le monde rural qu'elle
anime de ses mains : «Os dedos da Madalena duros era da enxada mas a única vez que me
tocaram um pouco só, virei pára-raio de uma electricidade que me arrebatou a infância.»
(p. 101).
Mais Madalena a surtout ce goût du terroir que n'ont pas les filles des villes qu'il
côtoie désormais : elle incarne l'authenticité, la beauté sans artifice opposée à la beauté factice
des «mininas pintadas de Maputo» (p. 103) dont les «dedos macios de unhas envernizadas»
étaient faits pour «bater na máquina de escrever» (p. 101), et la simplicité sereine opposée au
complexe savoir «para forjar o ferro da tua enxada, o cobre para as tuas pulseiras […]»
(p. 104).
Madalena s'inscrit à des cours d'alphabétisation, croyant ainsi se faire aimer davantage
de Fabião Neves, qu'elle veut épouser. Elle pourra donc écrire au narrateur (p. 103) qui a
quitté son village pour aller étudier à Maputo, où il veut faire carrière. Passionnée, elle lui
reproche son choix : «- Vai ir, não é? Porque não fica? - Pediste - Quer 'studar até onde? Não
chega? Quer ser como os brancos? Vai… vai…» (p. 102).
Ainsi, elle a le sentiment qu'il renie ses origines et qu'il perdra son âme dans la
capitale ; voici ce qu'elle écrit : «Eu já não serve para você que cresceu na cidade e xitudou
muito. mas sabe como eu te gosta meu minino…» (p. 103).
Ce personnage, en tendant un miroir au narrateur, fonctionne comme un révélateur du
conflit intérieur qui déchire ce dernier. En effet, Fabião Neves est schizophréniquement
partagé entre deux mondes - le monde rural et le monde citadin -, deux cultures, deux
conceptions de l'existence. L'aliénation, qui l'entrave dans sa quête amoureuse, est déjà à
l'œuvre, ce dont il prend conscience grâce au miroir que lui tend en quelque sorte Madalena,
et où se réfléchissent ses contradictions et son ambiguïté :
«Que posso dizer, Madalena? Não encontro resposta. É que, sabes, eu
sou dois ao mesmo tempo.
5
Sou o que estudava para ser alguém, que já não quer ser Fabião.
Fabião?!… Hoje é o Neves ; está atrás dos óculos e não te aperta a mão. Se
o faz, olha antes para todos os lados…
[…………………………………………………………………………]
Poderia até casar contigo, Madalena. Mas como te aceitariam os amigos
do Neves, tu, uma inculta? Ridículo!» (p. 103-104).
Ce conflit intérieur paraît tragiquement insoluble : «E o Fabião casará contigo? Como,
se existe o Neves. Sou os dois ao mesmo tempo. Não guarde rancor. […] Adeus não te digo,
Madalena : meu peito é tua morada.» (p. 105).
Cette distance qui le sépare de Madalena n'est donc plus seulement d'ordre
géographique, mais aussi social et culturel, et si cet éloignement le torture autant, c'est parce
que Madalena est bien plus que la femme tendrement aimée : en effet, elle représente à ses
yeux un monde dont il s'est éloigné mais auquel il reste attaché, ce qui montre qu'il assume
mal sa nouvelle identité de citadin :
«Deixei o hino dos psindjendjendje nos capinzais, o florir dos cajuais, a
música da chuva na palha da palhota, os dias cheios de Sol, as noites de
nkenguelékezé e lendas de xitukulumukhumbas.
Mas cedo procurei-te na Lua esquecida no alto das casas altas, por
gente cruzando ruas debaixo da luz eléctrica, numerosa e solitária.» (p. 101).
Il se retrouve donc dans une situation déchirante puisqu'il semble condamné à un
perpétuel tiraillement entre l'espace urbain et l'espace rural, où il garde ses racines : «Mas há o
outro, é o Fabião, xiluva do teu coração. Ainda existe. Pensa em ti, na nossa gente, nas nossas
coisas, na nossa terra.» (p. 104). Il commence ainsi à payer le prix de son aliénation.
En amenant le narrateur à se révéler à lui-même par le biais d'une douloureuse introspection,
Madalena contribue à l'expansion du récit, dont l'action est essentiellement psychologique.
La femme fatale
Nyeleti correspond à un type universel qui est celui de la femme fatale, et même de
l'ensorceleuse. Cependant, les images endogènes, au demeurant très poétiques, qui servent à
brosser son portrait l'enracinent elle aussi dans la terre africaine.
Nyeleti est la promise de Foliche :
«A papaieira guarda, com garra, do assédio dos psindjendjendje, duas
papaias, muito maduras, réplica exacta de dois seios suculentos, susceptíveis
de cair à próxima, à mais ínfima, à mais remota carícia do vento.
Nyeleti guardava para Foliche […] seu corpo xonguile, de se partir e se
juntar no seu andar de antílope.» (p. 93).
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Ainsi sa sensualité et sa grâce ressortent dès le début de la nouvelle. L'animalité, si
souvent attachée à la femme fatale dans les textes littéraires5, ne pouvait pas être absente de
cette description où elle est comparée à une gazelle ; elle traduit donc aussi l'attirance
instinctive des hommes pour la beauté irrésistible de Nyeleti.
La valorisation de cette femme fatale passe aussi par la mise en avant de son
hyperfertilité, ce qui dans la société africaine traditionnelle est quelque chose de très
important, comme nous l'avons vu :
«Os olhos doces, o fogo a arder no peito, na raiz de dois seios bicudos e
rijos parece rebentos de lhonguê as ancas suaves onde, cobiçosos,
encalhavam olhos de homens velhos e novos, o útero cada vez mais fértil
cada vez que a Lua vinha partida, tudo esperava Foliche, o mafundadjoni,
como a terra fértil espera a chuva.» (p. 94).
Fatale, c'est elle qui subjugue, par son magnétisme, la gent masculine. Elle
provoquera, comme il se doit, un déchaînement de passion destructrice :
«Meiga que nem rola, o corpo requebrado nos passos, a mais xonguile
da terra. Nyeleti fez furor nos homens e, nas mulheres, inveja.
Muitos homens ficaram pelo silenciar da dor, do desejo que
mbanguiava o juízo, que sufocava, que, pouco a pouco, matava.» (p. 94).
Elle revêt par conséquent les traits de l'ensorceleuse ; c'est elle qui domine les hommes
et non l'inverse car de ses «lábios […] o 'não' saía do mesmo modo que o cair da chuva de um
céu sem nuvens. Era coisa que doía, que esmagava.» (p. 95). Elle ne se donne pas facilement
et il est presque impossible de la conquérir :
«Os rapazes viam a água, miravam-na com gana, a sede crescia, mas,
de tão profundo o poço, não a alcançavam, não podiam bebê-la, e, vencidos,
caíam de sede. Era a Nyeleti a água que matava de sede.» (p. 95).
Naturellement, l'un des attraits principaux de la femme fatale est son corps. Nyeleti,
dans cette nouvelle, est un corps qui ondule, d'où les regards lascifs des hommes, acculés
d'ailleurs au voyeurisme. C'est le cas de Malatana qui succombera aux charmes du corps nu de
la jeune fille qui se baigne dans un lac :
«Nua, Nyeleti brincava na água […]. Tinha na testa a cor de cobre do
sol da tarde e, no corpo, o mesmo vigor, a mesma seiva das maçaleiras
depois da primeira chuva. Toda ela era xiphatiphati, espelhos quebrados de
cacimbo que as mandioqueiras trazem das madrugadas.
5 Sur le personnage de la femme fatale en littérature, nous renvoyons à l'étude de Mireille Dottin-Orsini
intitulée Cette femme qu'ils disent fatale - Textes et images de la misogynie fin-de-siècle (Paris, Grasset, 1993).
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Malatana recolheu no peito a magia daquele corpo, e desde aí adeus
sono, adeus sossego da alma.» (p. 95).
Malatana est donc envoûté et il fait une cour assidue à Nyeleti dont le corps invite à
l'érotisme.
Mais Nyeleti est ambivalente, ce qui est un autre trait distinctif du personnage de la
femme fatale. En effet, elle met en lumière le double sentiment d'attraction et de répulsion que
les hommes éprouvent pour elle. Elle sème le désordre au sein de la communauté, elle torture
les hommes qui, en la contemplant, éprouvent plaisir et déplaisir. Par ailleurs, son nom, qui
signifie «étoile», est chargé de symbolisme : elle brille mais dans l'obscurité, elle illumine le
firmament puis soudainement s'éteint. Bref, elle attire puis égare celui qui la cherche. Elle est
donc la femme à jamais fuyante et pour laquelle l'homme est prêt à s'égarer : «Nyeleti era
mesmo nyeleti que brilha, uma luz perdida no escuro horizonte da noite, que chama […], que,
no entanto, ilude.» (p. 94).
Elle habite au ciel mais aussi sur la terre, où elle semble capter les forces telluriques :
son animalisation, nous l'avons vu, en est la preuve, tout comme sa végétalisation. En effet,
l'image de la femme florale surgit à la fin du récit, où ce personnage féminin se transforme en
cactus, qui pique. Le ciel ou la terre, où la placent alternativement les hommes au gré de leur
état émotionnel, pourraient bien connoter la positivité ou la négativité qu'ils lui attribuent et
traduire leurs sentiments élevés ou les bas instincts qu'elle réveille en eux.
Elle inspire par conséquent chez l'homme un sentiment ambivalent, c'est-à-dire le désir
trouble mais aussi la peur. Pourtant, malgré sa méfiance, l'homme la suit partout, inutilement :
«O viajante seguirá o pirilampo e, mais tarde, ao descobrir a burla,
estará mais afastado que no começo. Mas, de novo, com novo alento,
buscará a luz almejada. Porém, é vã a esperança que o anima : a luz brilhará
sempre no fundo da noite, inalcançável.» (p. 94-95).
Fatale, elle répandra aussi le malheur autour d'elle. En effet, elle a finalement cédé au
charme envoûtant de Malatana (p. 99). Cependant, Foliche revient et c'est à ce moment-là que
le côté maléfique de la femme fatale se fait jour. Les rivaux se battent tandis qu'elle meurt au
cours d'un incendie qui détruit la paillote où elle se trouvait. En définitive, aucun homme ne la
possédera vraiment, l'auteur lui ayant conservé jusqu'au bout son statut de femme fatale. Les
rivaux s'affrontent donc pour rien puisqu'elle n'existe plus ou plutôt si, car elle renaît de ses
cendres sous la forme d'un cactus qui connote la meurtrissure, celle du cœur,
vraisemblablement. Elle reste par conséquent insaisissable : «O amanhecer surpreendeu o
milagre de um verde rebento no chão de brasas. Hoje, Nyeleti é um cacto a crescer na cinza
do que foi a cabana de Malatana.» (p. 100). Cette métamorphose de la femme en végétal est
visiblement la traduction fantasmatique d'un désir masculin insatisfait.
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Ce dénouement, semi-tragique, est habile car il suggère que ces hommes couraient
après leur propre fantasme auquel ils ont donné la forme d'un corps ensorceleur. Nyeleti ne
pouvait que disparaître car le fantasme est par définition irréalisable.
La nouvelle «Nyeleti» pourrait ainsi être présentée comme l'histoire d'un puissant désir
masculin, projeté sur ce personnnage à la féminité hypervalorisée, et perçu comme
irréalisable, et donc particulièrement ravageur. Mais par le truchement de Nyeleti, l'auteur
glorifie également Eros, autrement dit l'élan vital : notons que Nyeleti ne meurt pas
véritablement puisqu'elle continue inexorablement de vivre sous la forme d'une plante.
Curieusement, cette nouvelle parle davantage de l'homme que de la femme, donnée à voir
d'ailleurs à travers le regard masculin.
La mère courage
La dure réalité mozambicaine est, pour l'essentiel, restituée à travers la vie quotidienne
extrêmement difficile des femmes, dont Suleiman Cassamo salue le courage exemplaire. Ce
courage, il le lit dans leurs mains façonnées par la dure vie qu'elles mènent.
Dans «As mãos da vida», l'auteur met en scène Jandina, une vieille femme dont il
donne d'emblée une image rassurante : «Viu a mulher, seca e murcha, mas sólida apesar dos
anos, enchendo a casa com a sua presença, resmungando por isto e aquilo, atarefando-se aqui
e acolá.» (p. 108-109).
Victime de l'exode rural, et plus lucide que son mari en ce qui concerne le mirage de la
grande ville, elle souhaite rentrer au village natal :
«- Mesmo sem charrua, Pai do Juse, voltemos. Ainda tenho mãos. De
fome não morreremos - bailavam de novo na mente do velho Gimo as
palavras da mulher
Sorridente, a Jandina mostrava as mãos. Mãos endurecidas pelo tempo
porque laboriosas mas que souberam sempre transmitir calor, afecto. Essa
linguagem das mãos que se descodifica na epiderme.» (p. 110).
Le vieux Gimo, en ville, se fait voler ses maigres économies (p. 111-112), ne pouvant
plus réaliser son rêve, l'achat d'une charrue. Il est désespéré et c'est sa femme qui réagit avec
courage à leur nouvelle situation. Elle prend la décision de rentrer au village et c'est elle qui
fait les préparatifs du retour sans l'aide du vieux Gimo, qui se morfond (p. 112). Elle incarne
la confiance dans l'avenir ou, tout simplement, dans la vie :
«- Já sei o que vais dizer - disse numa voz decidida. - Não se fala mais
da charrua. Ainda tenho mãos, Pai do Juse. Não morreremos de fome
enquanto as tiver. Estas mãos..
O velho Djimo olhou para as mãos da mulher : mãos de amor, mãos do
milho, mãos da vida. Vencera.» (p. 112).
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Dans la nouvelle «Laurinda, tu vai mbunhar», au rythme hâletant et à l'atmosphère
quelque peu fantasmagorique qui fait que le lecteur est pris de malaise, une femme, Laurinda,
lutte avec une détermination irréductible pour survivre dans une ville où règne la loi du plus
fort et du plus rusé : elle vit dans la société postcoloniale en proie à de graves convulsions
sociales et morales et elle a un mari et des enfants à nourrir (p. 89).
Comme toujours, c'est la femme qui s'active, l'homme étant un éternel absent.
Laurinda fait la queue devant la boulangerie, le pain, vendu aussi au marché noir (p. 89), étant
une obsession quotidienne dans un pays menacé par la famine : «a cabeça dela está cheia de
pão […]. O pão rouba força nos joelhos, cega os olhos, gira o juízo da Laurinda.» (p. 87).
L'enjeu - la survie - est si important et la faim si grande qu'elle supporte tout : le
goudron qui brûle, l'interminable attente, l'agressivité des autres... La queue devant la
boulangerie grossit : femmes, enfants, miliciens corrompus, qui oublient l'unité des
travailleurs prônée par le parti au pouvoir après l'indépendance et échangent du pain contre la
chair florissante des jeunes filles (p. 88), jouent des coudes dès l'aube, comme Laurinda ;
d'autres ont carrément dormi devant l'établissement (p. 88) :
«No balcão, uma onda incha, cresce, vem bater no peito da Laurinda.
Depois, outra onda, e outra, e outra, outra… O balcão fugindo para longe.
Na onda seguinte, quase Laurinda queria naufragar. Agarrou numa tábua - a
anca da mulher a quem seguia - e seguiu o dorso da onda.» (p. 87).
La métamorphose effrayante de cette marée humaine affamée fait de cette attente
devant la boulangerie un enjeu de plus en plus pathétique, chacun étant disposé à évincer son
semblable :
«As unhas da Laurinda, cheias de raiva, de novo, como garras de
caranguejo, mordem as ancas da outra. A vítima salta de dor, grita, diz
coisas sujas. Agora parece vai bater mesmo Laurinda.
Não tem razão : ela não vê que a bicha é um cortejo de caranguejos
enormes, esfomeados, um ao outro agarrados, abatido por ondas? Qualquer
caranguejo que não se agarre ao outro é atirado fora do cortejo.» (p. 88).
L'animalité de cette foule a quelque chose d'inquiétant. Celle-ci est mue uniquement
par l'instinct de survie, qui peut conduire aux pires extrémités en détruisant les liens sociaux.
Toutefois, Laurinda ne veut pas perdre son honneur en vendant son corps contre le
pain qu'elle veut acheter ; elle repousse donc violemment le marché sordide qu'un homme lui
propose (p. 89-90). C'est alors qu'un cri retentit : il n'y aurait plus de pain (p. 91).
L'expectative angoissante est alors à son paroxysme. Laurinda, totalement désespérée, pense à
la famine qui guette ses enfants mais elle est portée, presque sans vie (p. 91), par la foule qui
est mue par l'énergie du désespoir :
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«Agora, as ondas batem de todos os lados. Os caranguejos, com seus
braços de alicate, agarram-se, anca a anca. Porém, há um caranguejo já sem
força para agarrar. Cede. É atirado para um canto : é a Laurinda.» (p. 91).
Le récit atteint ici son climax. Laurinda semble ne plus se battre mais elle est toujours
là :
«Está na margem, onde as ondas não batem. Mas os olhos pedem ; o
mesmo grito calado, profundo : Pão… Pão… Pão…
- Vou dar quem?» (p. 92).
C'est alors que le miracle s'accomplit :
«O homem, dominado pelo feitiço dos olhos da Laurinda, chama-a. Ela
tira o dinheiro na ponta da capulana. As mãos tremem e o dinheiro cai. O
vendedor pega no cesto.
Os braços dos caranguejos ficam monumentalizados no ar.
Laurinda não mbunhou o pão.» (p. 92).
La tension dramatique tombe enfin après un long suspense. La lutte de Laurinda,
même si la victoire paraissait bien incertaine, aura servi à quelque chose.
Dans cette nouvelle, l'auteur évoque de manière très personnelle et stylisée la dureté de
la vie quotidienne au Mozambique : il décrit la misère et la détresse de ses personnages avec
un certain art de la suggestion mais efficacement, évitant ainsi de verser dans le sordide, le
misérabilisme ou le sensationnel. Il rend ainsi un hommage appuyé au sens de la lutte, au
courage et à la détermination dont ces femmes du peuple font preuve tous les jours.
Les vieilles entre tradition et modernité
Les vieilles, dans ce recueil, méritent aussi une mention spéciale. Elles sont les
gardiennes farouches, sourcilleuses de la tradition en l'absence des hommes.
En outre, la vieille femme est un acteur important de la solidarité, de la cohésion et de
l'économie familiales. Dans «O funeral do Bobi», par exemple, c'est une grand-mère qui
s'occupe de son petit-fils avec lequel elle vit. Elles vivent donc avec leurs enfants et leurs
petits-enfants, et aussi avec leurs brus.
Mais le personnage de la vieille joue parfois un rôle dynamique dans le récit. Ainsi,
dans «Ngilina, tu vai morrer», l'auteur met en scène une belle-mère qui éprouve pour sa bru,
Ngilina, une haine viscérale :
«Mas lá estava a sogra a chamá-la preguiçosa, preguiçosa, preguiçosa
todo o dia do xicuembo.
Evocava sempre o lobolo que o filho gastou.» (p. 85).
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Son rôle consiste donc à sauvegarder, coûte que coûte, les intérêts du clan familial et
aussi son honneur. Au reste, quand l'auteur met en scène une jeune femme mariée, il fait
généralement apparaître dans l'espace diégétique le personnage de la belle-mère, comme si
l'une n'allait pas sans l'autre. C'est ce que l'on peut aussi observer dans «O regresso do morto»,
où une belle-mère vit avec sa bru en attendant le retour de son fils parti travailler dans les
mines d'Afrique du Sud. Les vieilles sont donc chargées de contrôler leurs belles-filles en
l'absence des maris. Parfois, elles abusent de leur pouvoir, engendrant de graves conflits entre
époux, comme c'est le cas dans «Ngilina, tu vai morrer», où le personnage de la belle-mère
joue un rôle non négligeable dans le suicide de sa bru :
«Naquele dia, quando o marido voltou, a sogra fez queixa. Disse que
Ngilina 'stava com mufanas no poço quando ia caretar água. Youé! Aquilo
não foi bater não.» (p. 86).
L'intervention perfide de cette belle-mère, nous l'avons vu, aura des conséquences
funestes. Les vieilles sont donc les représentantes et même les défenseurs parfois zélés, ce qui
est paradoxal, d'un ordre familial archaïque et répressif à l'égard des femmes.
Toutefois, l'auteur ne s'est pas borné à nous donner une image stéréotypée, figée de ces
femmes chez qui, parfois, on note une évolution.
Ainsi, dans «Vovó Velina», deux conceptions de la femme s'affrontent. Vovó Velina
en veut à son fils qui vit en ville, où il travaille dans une banque. Il épouse une citadine et
adopte un mode de vie citadin, au grand désespoir de sa mère :
«Mas varrer, lavar, cozinhar, a mulher na varanda, pernas stendidas no
sol, a pintar unhas, é ser homem mesmo? Não, não é homem nada : é só
homem porque tem, entre as pernas, o que faz homem a um homem…» (p.
122).
Elle voit dans ce nouveau mode de vie une perte de virilité qui la rend honteuse car ce
fils, sorti de ses entrailles, remet en question la société traditionnelle. Celle-ci le lui rend bien
puisque le village entier dit du mal de lui, ce qui exaspère Vovó Velina (p. 123). Elle aurait
donc préféré qu'il épouse une villageoise afin de perpétuer la tradition :
«Porque não casou ele aqui, na Macaneta? Terra de mininas bonita ;
pilar, pilam […] O que é que a vida pede e elas não fazem? Nascer homens
cheios de força p'ra o Jone, p'ra Xilunguini […] é com elas também. Porque
foi ele então casar com preguiçosa de mulher, pintada parece gala-gala, que
não nasce filho?» (p. 122).
La distribution des rôles est archaïque mais elle satisfait pleinement Vovó Velina qui
se pose en exemple afin de valider l'ordre familial, dont elle se réclame avec fierté :
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«Arnesto, meu filho, tu não pode ser feito xithombe, fotografia de colar
no papel. Deve é ser homem mesmo, como teu pai. […] Teu pai, Malaitchi,
deixou você aqui na barriga. Eu era minina mesmo, nem as mama tinha
caido. […] Eu criou você com este peito que aoje murchou, com estas mãos
duras de enxada. […] Tudo com sofirimento.» (p. 123).
Le modèle paternel est, bien sûr, fortement valorisé par cette vieille femme qui aura
finalement le courage de se rendre en ville afin de rencontrer son fils qui, selon elle, se serait
égaré. Le gardien de l'immeuble lui dit que sa belle-fille est allée chercher de l'eau. Ce vieil
homme la surprend par son discours novateur sur la répartition des tâches entre les hommes et
les femmes. Il cite même en exemple Ernesto : «- Teu filho eu conheço. Como ele, não tem
outro aqui. Regressa logo que acaba serviço. Ajuda a mulher…» (p. 126). Et d'ajouter :
«Outros chega, é só ficar ler jornal. E a mulher a morrer de trabalho. É bom assim, masseve?»
(p. 126).
Mais la vieille semble toujours réfractaire à cette inversion des rôles, qui relève en
quelque sorte du péché :
«Vovó Velina lembra no antigamente. Mulher fazia todo o serviço da
casa e da machamba. Serviço do homem é no branco e no Jone. A mulher
era para ouvir, respeitar, trabalhar muinto. […] ; separar bem as partes que
é para o homem. Não enganar nada se não quer receber porrada.
Saber dormir com homem, nascer filhos. É para isso que xicuembo fez
mulher. Ser mulher é ter paciência no coração. Saber guentar sofirimento.»
(p. 126).
Elle s'interroge alors sur l'émancipation des femmes qui menace l'ancestral ordre
familial et social qu'elle voudrait immuable, même si elle reconnaît qu'il n'est pas parfait car
«Mulher parecia mesmo mbongolo de carregar os saco.» (p. 127). Voici ce qu'on lit à ce
propos : «Nossas filhas dizem é mancipada. Põe calça parece homem. No caminho até homem
leva bebé, a mulher com cigar na boca, - é mesmo mancipada ?» (p. 126-127).
Toutefois, sa conception du rôle de la femme va bientôt être ébranlée au contact de sa
belle-fille. Vovó Velina la voit arriver avec sa «barriga grande» (p. 127), ce qui change déjà le
regard qu'elle portait sur elle au départ. En outre, l'excellent accueil qu'elle lui réserve ainsi
que son air enjoué émoussent sa colère, même si c'est son fils qui lui ouvre la porte, un balai à
la main (p. 127) : «Vovó Velina ficou até ao terceiro dia sem saber porque não zangou com a
nora. Porquê?» (p. 128).
C'est que maintenant, elle est le passé regardant l'avenir. Elle ravale définitivement sa
rancœur lorsque sa belle-fille lui annonce que l'enfant qu'elle porte s'appellera Velina : «O
coração da Vovó Velina ficou cheio de mel. Aí morreu a zanga» (p. 128). Ses préjugés aussi
ont disparu et son image dans le récit est devenue positive. On remarquera que le portrait de
ce personnage n'est pas figé, ce qui traduit une possibilité de changement.
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Dans ce recueil, qui propose une vision dynamique de la société mozambicaine,
Suleiman Cassamo rend hommage aux femmes du Mozambique, gardiennes du terroir. De ces
femmes qui luttent, courageusement ou désespérément, il nous donne toujours une image
empreinte de dignité.
Par ailleurs, il amène le lecteur à repenser la condition de la femme africaine, victime
de préjugés ancestraux et d'un système patriarcal, machiste et répressif. Cependant, il dépasse
cette problématique somme toute bien connue pour montrer les perspectives qui s'offrent
aujourd'hui aux femmes de son pays.
Le défi qu'elles ont à relever consiste à s'émanciper, en suivant l'exemple de la femme
occidentale sans toutefois la singer. L'auteur, dans ses nouvelles, tient à marquer cette
différence, l'émancipation ne devant pas être confondue avec l'occidentalisation. Du reste, tout
dans les propos de Madalena indique qu'elle assimile, presque de manière obsessionnelle,
l'émancipation - de la femme mais aussi de l'homme africain puisqu'elle reproche à Fabião
d'imiter les Blancs - à l'occidentalisation, perçue de manière diffuse comme un danger.
L'autre défi pour la femme consiste à jouer un rôle actif dans la société mozambicaine,
qui a besoin de toutes les énergies, tout en préservant le tissu familial et social très dense dont
le pays ne peut pas se passer. Tiraillées elles-mêmes entre la tradition et la modernité, elles
ont mission de contribuer à faire entrer le Mozambique dans le monde moderne. Elles le
feront d'autant mieux qu'elles vivent quotidiennement dans leur chair les contradictions et les
hésitations inhérentes à la phase de transition qui agite la société dans laquelle elles vivent. De
plus, ce sont elles qui sont les plus perméables au changement dont elles attendent beaucoup
en raison de leur position de dominées. Cependant, elles devront en même temps sauvegarder
la mémoire de leur peuple : elles sont bien placées pour cela puisqu'elles sont aussi les plus
attachées à la terre natale et à ses valeurs, ce que l'auteur a mis en exergue.
Si le Mozambique peut croire en des jours meilleurs, c'est aussi et surtout grâce aux
femmes, semble nous dire Suleiman Cassamo. Son discours sur les femmes, dans ce recueil,
est ainsi très moderne et audacieux dans un monde africain où elles ont encore bien du mal à
s'imposer.
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