Les pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins

Transcription

Les pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Les pratiques professionnelles des jeunes
générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
Le cas des médecins âgés de 30 à 35 ans
Note de synthèse pour le Conseil National de l'Ordre des
Médecins
Magali ROBELET – Graphos - Université Lyon 3
Nathalie LAPEYRE – SAGESSE - Université Toulouse Le Mirail
Emmanuelle ZOLESIO – ENS LSH Université Lyon 2
Janvier 2006
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
Sommaire
Introduction : les mutations de l’ethos professionnel, un effet de
génération plus qu’un effet de genre___________________________ 1
1
2
3
Des imbrications réelles mais variables entre construction des
carrières et trajectoires conjugales et familiales _________________ 3
1.1
L'importance de la carrière professionnelle pour les femmes médecins : toutes au
travail! ______________________________________________________________ 3
1.2
Le poids accordé aux "conditions de vie" dans les choix de carrière ____________ 4
1.3
La nécessité d'articuler deux carrières dans les couples ______________________ 5
1.4
Des carrières conçues comme "modulables" _______________________________ 7
Le temps et l'organisation du travail des médecins _______________ 8
2.1
Un temps de travail conforme à la moyenne observée pour l'ensemble des médecins
_____________________________________________________________________ 8
2.2
Nouveaux rapports au travail et quête de nouveaux modes de régulation du temps 9
2.3
Des stratégies pour "maîtriser" ou du moins "réguler" le temps______________ 10
La répartition des tâches domestiques et familiales dans les couples 13
3.1
La prégnance d'un modèle "classique" de répartition des rôles domestiques____ 13
3.2
Un partage timide des tâches et une volonté d'implication des hommes dans
l'éducation des enfants ________________________________________________ 14
3.3
Le recours à des services extérieurs pour soulager les hommes comme les femmes 15
Conclusion __________________________________________________ 17
Indications bibliographiques ___________________________________ 17
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
INTRODUCTION :
LES MUTATIONS DE L’ETHOS PROFESSIONNEL, UN EFFET DE
GENERATION PLUS QU’UN EFFET DE GENRE
Aujourd'hui, plus de la moitié des étudiants de première année de médecine sont des
étudiantes, et 46% des médecins de moins de 40 ans sont des femmes. Ce processus de
féminisation questionne les représentants de la profession. La croissance de la population
féminine parmi les médecins va-t-elle conduire à modifier les pratiques professionnelles et
l'offre de service aux patients et si oui, dans quel sens?
Sans permettre de répondre directement et intégralement à cette question, le recours à des
grilles d'analyse sociologiques permet d'inscrire la féminisation de la profession médicale
dans une dynamique de changement social plus large affectant les rapports hommes/femmes
aussi bien dans la sphère privée qu'au travail. Il s'agira ainsi de saisir, au-delà des chiffres à
présent bien connus de la démographie médicale, les changements qui affectent le rapport
au travail des femmes comme des hommes (notamment temps de travail, articulation
temps de travail/temps familial, mais aussi conception du métier), dans la profession
médicale. En ce sens, il nous a paru pertinent d'enquêter auprès de jeunes médecins de 30 à
35 ans, en vue d'analyser leurs façons d'articuler la sphère professionnelle et la sphère privée.
L'hypothèse d'une prise de distance par rapport à "l'éthos professionnel" classique de la
profession médicale
De précédentes recherches menées auprès des médecins, hommes et femmes, choisis dans
toutes les tranches d’âge, avaient largement démontré que, hormis pour certains individus des
plus anciennes générations de praticiens alors proches de la retraite, le modèle de
l’implication et du dévouement total du médecin aux patients, assorti d’une disponibilité
permanente, était de moins en moins repérable dans les pratiques de travail et de moins en
moins valorisé dans les discours. Cet ensemble de pratiques constitue "l’éthos professionnel"
classique de la profession médicale, c'est-à-dire les manières de faire, d’être et de penser
propres à la profession de médecin, impliquant pour le praticien un temps de travail "total",
submergeant et débordant tous les autres temps sociaux (au-delà de 60 heures par semaine),
un dévouement inconditionnel aux patients, une disponibilité permanente par les astreintes et
les gardes. Un tel investissement pour le travail était le plus souvent associé à la présence
d’une femme-épouse, dévouée à l’éducation des enfants, à l’accomplissement des diverses
tâches domestiques et familiales, mais veillant bien souvent aussi au bon déroulement de
l’activité professionnelle de son conjoint médecin et remplissant toute une série de fonctions
en toute gratuité : assistante, réceptionniste, standardiste, secrétaire, infirmière ou aidesoignante, comptable, agent d’entretien du cabinet, etc….
Or, depuis une trentaine d’années déjà, d’une part, les médecins ont pour une grande partie
d’entre eux changé de sexe (et de genre) et les femmes médecins n’ont pas à leur disposition
des hommes-époux assistants, ménagers, éducateurs, etc…. D’autre part, les compagnes des
hommes médecins possédant une dot scolaire semblable à la leur, les carrières se gèrent à
deux. Dans ce contexte, les modes d’investissement professionnels, des femmes comme des
hommes médecins, se sont déplacés vers un "équilibre" ou plus "d’équilibre" entre la gestion
d’une activité professionnelle, qui reste somme toute prenante et exigeante en termes de
temps, et la gestion d’une vie familiale et domestique, avec une part consacrée aux loisirs,
pensée alors dorénavant comme incompressible. Cette configuration "maîtrisée" de l’activité
professionnelle peut s'accompagner d'une volonté (et une nécessité) de réduction ou du moins
d'un aménagement du temps de travail et des contraintes professionnelles.
1
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
L’hypothèse centrale de l'enquête est donc que cette posture face à la gestion du
temps de travail, ainsi que le mode de vie qui en découle est de plus en plus majoritaire
au sein des jeunes générations de médecins âgés de 30 à 35 ans, pour les femmes comme
pour les hommes, quels que soient leur spécialisation, leur mode d’exercice, leur
localisation géographique et leur situation maritale et familiale.
Il n’en reste pas moins qu’au sein de la profession médicale, coexistent plusieurs modes
d'organisation du travail et de gestion de l'articulation sphère professionnelle/sphère
domestique. Ainsi "ancien éthos" et "nouvel éthos" cohabitent, avec toutes les nuances
possibles quant à l’investissement dans la vie professionnelle et familiale et la régulation
temporelle des activités que ces deux pôles impliquent. Il se profilerait plutôt, pour les jeunes
hommes comme pour les jeunes femmes, un modèle hégémonique d’organisation du travail,
principalement à temps plein (soit un temps de travail compris entre 45 et 55 heures par
semaine), assorti d’un discours – si ce n’est encore des pratiques - exprimant une forte volonté
de réduction substantielle de la disponibilité permanente, des diverses astreintes et des gardes.
Nous supposons donc ici que le mouvement de distanciation par rapport à l'ethos
professionnel classique prend une intensité et des formes variables selon le mode
d’exercice, la spécialité ou le sexe du praticien.
Méthode et population enquêtée
La population des médecins de 30 à 35 ans offre l'avantage de représenter la "jeune"
génération de médecins, affectée comme le reste de la population par les bouleversements des
rapports au travail et des rapports de couple. Ils ont effectué leurs choix professionnels
(spécialité et mode d'exercice) (ils ne sont plus en situation d'incertitude comme peuvent
encore l'être les étudiants de 3ème cycle) et ils connaissent en même temps des
bouleversements familiaux (stabilisation de la vie de couple, achats de la résidence,
enfants…). Nous avons conduit une enquête par entretiens approfondis de type
biographique auprès de 23 personnes, 12 femmes et 11 hommes exerçant en HauteGaronne et dans le Rhône1. Nous avons sélectionné ces médecins dans le fichier du CNOM
en étant attentives à diversifier les spécialités (10 médecins généralistes, 10 spécialistes
médicaux, 3 chirurgiens), les modes d’exercice (11 libéraux, 7 salariés hospitalier et 5 salariés
non hospitalier) et les lieux d’installation (urbain, périphérie urbaine ou zone semi-rurale).
Les entretiens ont visé en priorité à dégager les stratégies d'articulation vie familiale/vie
professionnelle déployées par les médecins et se sont déroulés en trois temps : récit du
parcours professionnel afin de d’identifier les raisons et les difficultés des choix/ ou non choix
de certaines spécialités et/ou modes d'exercice de la médecine; description du déroulement
d’une journée et d’une semaine de travail "types" et gestion de la vie de couple et de famille.
Les entretiens ont duré en moyenne une heure et vingt minutes. Ils ont tous fait l'objet d'une
transcription intégrale. Nous avons assuré nos interlocuteurs de la préservation de leur
anonymat.
Nous présentons ici de façon synthétique les principaux résultats de cette enquête. Une
version plus détaillée est disponible auprès des auteurs du rapport et auprès du CNOM2.
1
Ces deux départements ont été choisis en raison de leur accessibilité pour les enquêteurs. Ils présentent la
particularité d'être deux départements "universitaires". La densité médicale y est supérieure à la moyenne
nationale (401 médecins pour 100 000 habitants dans le Rhône et 410 en Haute-Garonne contre une densité
nationale de 314). L'analyse du fichier confirme un phénomène déjà connu : la féminisation s'accompagne d'un
processus de spécialisation et d'une désertion de la médecine générale (la médecine générale est très spécialisée,
mais elle est moins "choisie" par les jeunes femmes médecins que par celles des générations précédente).
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Correspondance [email protected]
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Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
1
DES
IMBRICATIONS REELLES MAIS VARIABLES ENTRE CONSTRUCTION DES
CARRIERES ET TRAJECTOIRES CONJUGALES ET FAMILIALES
Les jeunes médecins, hommes et femmes se trouvent devant les mêmes "choix" (plus ou
moins contraints par les classements mais également par des préférences personnelles) : choix
de faire des études de médecine, d'abord, puis choix de passer ou non l'internat, choix de la
spécialité, de s'installer en libéral ou de s'engager dans une carrière salariée dans ou en dehors
de l'hôpital, choix du plein temps ou du mi-temps… Ces choix sont-ils formulés de la même
façon par les hommes et par les femmes? Les femmes intègrent-elles davantage que les
hommes des critères de choix "extra-professionnels"? Si l'enquête ne montre pas de
divergence entre hommes et femmes sur ces sujets, elle met en évidence l'existence
d'arbitrages complexes entre aspirations professionnelles et privées.
1.1
L'IMPORTANCE
DE LA CARRIERE PROFESSIONNELLE POUR LES FEMMES MEDECINS
TOUTES AU TRAVAIL!
:
Les femmes médecins que nous avons rencontrées travaillent en majorité à temps plein et
n'ont pas l'intention d'abandonner leur activité professionnelle pour se consacrer entièrement à
leur famille. Comme les hommes, elles se sont engagées dans des études longues et réputées
difficiles et aiment exercer leur métier.
On retrouve chez ces jeunes médecins (hommes comme femmes) l’expression d’une
"vocation" propre au métier, sur le mode "j'ai toujours eu envie d'être médecin". Le temps
des études est celui de l'approfondissement de cette vocation initiale et ce temps est
autant investi par les hommes et par les femmes. Les récits qu'ils font de leurs études (la
recherche des bons stages, le souvenir des patrons, des longues périodes de travail et de
présence à l'hôpital…) montrent à quel point cette période de formation a été vécue de façon
intense par les garçons comme par les filles. Étant donné l’investissement (physique,
fianncier, psychique…) dans les études et l’apprentissage que la médecine exige, aucune - et a
fortiori - aucun des jeunes médecins interviewés n’envisage une rupture de carrière (même
momentanée) pour se consacrer uniquement à la prise en charge des tâches domestiques et
familiales :
"J’ai toujours eu envie de mener de front une vie familiale et une vie professionnelle. C’est ce
que je voulais. […] Je n’ai jamais eu envie d’être femme au foyer" (Femme, Radiologue,
Cheffe de clinique CHU, 31 ans, en couple)
"Je ne peux pas ne pas travailler" (Femme, Médecin généraliste, libéral, 31 ans, mariée, 1
enfant)
Même parmi les femmes exerçant à temps partiel, aucune n'envisage d'interrompre ou de
rompre avec leur activité professionnelle, à la fois parce qu'elles aiment leur travail et parce
qu'elles y trouvent une source d'équilibre :
"ça me convient tout à fait parce que je me vois pas rester à la maison (sourire) et en même
temps j'ai des heures tout à fait compatibles avec une vie de famille…(…) j'dirais que je
continue à travailler aussi pour euh moi donc euh… c'est pas une activité de loisir mais euh,
mais c'est quand même une activité qui est euh… un petit peu pour mon équilibre personnel
quoi donc euh, voilà, c'est un choix…." (Femme biologiste salariée, 34 ans, mariée, 4 enfants)
Pour les autres femmes médecins, l'hypothèse d'un temps partiel est soit rejetée soit
envisagée uniquement comme une solution temporaire et limitée (elles évoquent plus souvent
un "80%" qu'un mi-temps) pour ne pas se couper trop longtemps du rythme du travail et
continuer à "bien faire" son travail.
3
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
1.2
LE POIDS ACCORDE AUX "CONDITIONS DE VIE" DANS LES CHOIX DE CARRIERE
Les récits que font les médecins de leurs choix professionnels et de leur inscription dans un
type de carrière (spécialité, mode d'exercice) témoignent de la complexité des choix effectués.
Ainsi, le choix de la spécialité ou du mode d'exercice engage à la fois des goûts, des
ambitions et des aspirations à une vie personnelle, de couple et de famille. Les jeunes
médecins tentent de mettre en adéquation les représentations qu'ils se font d'une part de ce que
doit être une vie de femme ou d'homme et une vie de famille et d'autre part de ce que doit être
un "bon médecin", avec la réalité d'une carrière professionnelle.
Ces projections dans un mode de vie "idéal" peuvent influer directement sur les choix
professionnels. Certaines voies sont d'emblée écartées car associées à des contraintes (de
temps de travail, de disponibilité, de pénibilité) jugées non "compatibles" avec l'idéal dans
lequel ils se projettent (dans lequel les loisirs, la vie de couple et de famille doivent avoir une
place). Ainsi, le modèle de la "carrière hospitalo-universitaire", est refusé au nom de la
difficulté anticipée du parcours (trouver sa place auprès d'un patron, obtenir un poste de chef,
passer un DEA, une thèse, faire un séjour à l'étranger) et de la forte disponibilité temporelle
exigée (notamment du fait des gardes). Il en est de même pour la chirurgie et pour la
médecine générale (en particulier l'exercice en milieu rural, qui apparaît comme une référence
identitaire forte, pour les médecins du Sud-Ouest davantage que pour ceux du Rhône). Pour
ceux qui choisissent ces voies jugées plus contraignantes, la vie personnelle et familiale
semble clairement reléguée au second plan, du moins durant la période (longue) des études. Il
peut arriver alors, comme c'est le cas pour les chirurgiens, que la vie de couple et de famille
se construise après les choix professionnels et la période de l'internat et du clinicat.
Les "choix professionnels" s'effectuent en confrontant des expériences professionnelles
vécues en stages d'externat ou d'internat aux exigences plus ou moins floues d'un mode de vie
"à venir". La disponibilité pour son (sa) conjoint(e) et ses enfants (présents ou à venir) peut
faire partie des critères de choix de la spécialité. Ainsi en est-il des choix d’une jeune femme
médecin spécialiste radiologue, s’étant mise en couple au tout début de son internat. D'abord
très intéressée par la neurochirurgie, expérimentée pendant six mois, elle la jugea finalement
trop "fatigante" physiquement (gardes). Elle fit ensuite des stages en endocrinologie,
évoquant une spécialité réputée "féminine", sans garde, donc théoriquement en adéquation
avec son souhait de plus grande disponibilité et de moins grande fatigue physique.
Finalement, le décalage entre les conditions d’exercice de ces spécialités fut si grand qu’elle
s’ennuya quelque peu dans cette dernière. In fine, elle fit le choix (et le compromis) de
devenir radiologue, aussi bien pour préserver sa vie personnelle que sa vie familiale.:
"Je ne le croyais pas au départ, mais en fait… […] Je pense que physiquement les hommes ont
plus de résistance […] Bien sûr le fait d’être en couple ça a joué aussi, c’est normal. Quand on
rentre à la maison on aime bien être en forme. Si c’est pour être fatigué tous les soirs, ne
pouvoir rien faire, ça n’a pas grand intérêt non plus. Je pense que ça aurait été vrai aussi si
j’avais été seule." (Femme, Radiologue, Cheffe de clinique CHU, 31 ans, en couple).
Plus généralement, la visée d'une "compatibilité" entre vie professionnelle et vie privée est
souvent évoquée pour justifier les choix professionnels, en particulier le choix d'une spécialité
contre au détriment de la médecine générale :
"Mais moi ce qui m’intéressait c’était d’être médecin généraliste à la campagne et en tant que
femme, et pour préserver à la fois ma vie personnelle et ma vie professionnelle, j’ai pensé que
devenir spécialiste me permettrait en fait de mieux préserver ma vie personnelle (…) Je
trouvais difficile en tant que femme de pouvoir être appelée en milieu de nuit à deux heures du
matin pour courir trente kilomètres dans la campagne pour aller voir un patient qui avait un
4
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
problème. Ça me semblait difficile à vivre " (Femme, Anesthésiste Cheffe de clinique CHU, 31
ans, en couple, enceinte)
"Y en a (des stages) qui m'ont orientée en me disant, si à l'internat j'ai pas ce que je veux, si je
dois faire de la médecine, je f'rai de l'endocrinologie et si je dois faire de la chirurgie, disons
que j'aimerai autant pas en faire (rire)… euh la médecine générale ça m'intéressait aussi mais
alors là je trouvais ça parfaitement incompatible avec une vie de famille après" (Femme
biologiste salariée, mariée, enceinte 4ème enfant)
Cette quête de "compatibilité" est d'autant plus prégnante au moment de l'entrée dans la vie
active que les médecins sortent d'une période de forte implication dans le travail. Pour la
plupart d'entre eux, il s'agit en premier lieu de rompre avec le rythme de travail imposé par les
gardes régulières du résidanat ou de l'internat :
"… vu le rythme au bout des quatre ans d'internat, moi j'ai dit oh là là, stop, je m'arrête, je me
mets à remplacer et là j'ai pris un rythme vraiment cool quoi, ça m'a … épuisé… et puis là
j'avais vraiment envie d'autre chose" (Femme pédiatre libérale, Lyon, célibataire sans enfant)
"… on s'est payé un clinicat très lourd donc on a pas eu… avec beaucoup de gardes euh… on a
eu le sentiment peut être un peu… mais bon, c'est vrai que c'était pour une durée courte mais
bon de négliger un peu notre vie familiale et donc on avait cette volonté de se poser un peu"
(Homme spécialiste libéral, Lyon, marié, 3 enfants)
1.3
LA NECESSITE D'ARTICULER DEUX CARRIERES DANS LES COUPLES
Les situations matrimoniales des médecins que nous avons rencontrés correspondent à
celles de l'ensemble de la population médicale. Tout d'abord, les médecins vivent en couple
(nous n'avons rencontré qu'une femme célibataire), comme 83% de l'ensemble de leurs
confrères et leurs conjoints sont le plus souvent des actifs occupés. Surtout on retrouve dans
la population enquêtée la forte homogamie caractéristique des médecins (près de la moitié des
médecins que nous avons rencontrés dans le Rhône vivent avec un conjoint médecin)3. Les
conjoints des médecins sont diplômés (ceux des femmes médecins davantage que ceux de
leurs confrères masculins) et exercent souvent des fonctions de cadres supérieurs ou de
techniciens, bien plus que dans l'ensemble de la population active.
En raison du fort taux d'activité professionnelle des femmes de moins de 35 ans, la
question de la compatibilité des carrières dans le couple se pose avec plus d'acuité chez
les jeunes générations de médecins que chez les plus anciens. En règle générale, la carrière
des femmes (surtout lorsqu'elles ne sont pas médecins) vient en second et la priorité est
accordée dans le couple à la carrière du conjoint masculin, tout en recherchant des compromis
(par exemple le temps partiel, le mode d'exercice) permettant d'accorder l'articulation des
deux carrières et les choix et valeurs en matière de vie de couple et de famille. Par exemple,
ce médecin dit avoir renoncé à s'installer en milieu rural pour préserver le désir de carrière
professionnelle de sa compagne :
"Moi je voulais faire médecin de campagne pour le côté médecin de famille pur et dur
- Donc à cause de vos contraintes personnelles vous avez dû renoncer à ce projet
Oui à cause. Oui ma femme travaillait ici [en ville] et elle n’avait pas envie de se retrouver au
fin fond de la montagne, passer une vie comme ça" (Homme, Médecin généraliste, 32 ans,
cabinet libéral, marié, 1 enfant).
3
Rappelons que 22% des médecins ont un conjoint médecin (et 31% des femmes médecin un conjoint médecin).
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Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
Pour les femmes médecins, le fait de pouvoir compter sur le revenu (souvent élevé) du
conjoint autorise un moindre investissement temporel au travail ou une autre façon de faire de
la médecine (consultations plus longues pour les libéraux par exemple). Pour cette biologiste
salariée, le choix d'un statut d'associé au sein de son laboratoire de biologie ou l'achat d'un
laboratoire d'analyse seraient plus rémunérateurs mais le couple a privilégié jusqu'à présent la
"vie de famille" :
"Donc voilà, peut-être aussi parce que justement lui de son côté n'a pas eu beaucoup de gros
soucis non plus professionnels et que donc, du coup y en a toujours un des deux sur lequel on
peut compter donc euh… pour le moment clairement euh, l'argent n'est pas le moteur essentiel
c'qui fait que pour le moment voilà… bon c'est sûr que si on compare, si on compare on sait
qu'on pourrait faire mieux, c'est clair mais euh, pour le moment ce qu'on gagnerait nous semble
inférieur à ce qu'on perdrait en termes de qualité de vie quoi hein…" (Femme biologiste
salariée, Lyon, enceinte 4ème enfant)
Dans les couples de médecins que nous avons rencontrés, c'est bien la carrière masculine
qui est mise en avant (installation en libéral ou carrière hospitalo-universitaire), la carrière de
la femme, sans être négligée, est moins investie (travail à temps partiel, recherche d'un statut
salarié à l'hôpital ou hors hôpital) :
"… et euh le couple a toujours en effet eu cette idée que c'était moi qui, qui travaillerait euh…
en tout cas à temps plein et qui assumerait euh les charges financières et que elle, elle voulait
s'occuper des enfants, continuer à travailler, et pas euh complètement lâcher euh… son boulot"
(Homme spécialiste libéral, Lyon, marié, 3 enfants)
"(à propos de ses revenus) Moi, ça m'suffit. Tout à fait. J'trouve que j'gagne extrêmement bien
ma vie. Mais je suis l'deuxième salaire. Donc, forcément, je raisonne en deuxième salaire. Je
suis pas femme avec un enfant à charge, toute seule etcetera…. J'pense que si j'avais que mon
salaire et si j'aspirais aux achats que j'aspire aujourd'hui, j'pense que j'dirais "ça m'suffit pas".
Si j'avais, si j'devais m'occuper de deux enfants toute seule par exemple. Du coup, effectivement,
je suis le deuxième salaire avec un mari qui gagne très bien sa vie donc j'trouve que j'gagne
très largement ma vie" (Femme, chirurgien libéral, mariée, 2 enfants)
En marge de ce "modèle dominant" de recherche d'articulation entre deux carrières, on
retrouve la configuration plus classique, du médecin (homme) "breadwinner", c'est-à-dire
"gagne-pain" ou "pourvoyeur principal des ressources du ménage". Dans ce modèle de
couple, la conjointe ne travaille pas ou investit peu sa carrière professionnelle pour se
consacrer à la vie domestique et familiale et parfois assister le médecin dans son travail
(secrétariat, comptabilité) : la vie du couple est tournée vers la réussite professionnelle du
médecin. Les propos de ce médecin généraliste de 32 ans sur sa compagne, infirmière de 24
ans illustrent la persistance de ce modèle (que l'on a retrouvé chez un autre médecin
généraliste et chez deux chirurgiens) :
"Elle travaille à mi-temps. Donc c’est déjà plus facile. Parce que si elle travaille à temps plein,
ça risque d’être un peu difficile pour la vie du couple (…) Ce que je lui ai expliqué c’est que je
voulais démarrer fort, travailler beaucoup pour gagner de l’argent. J’ai une ambition, faut que
je travaille. Rien n’empêche au fur et à mesure qu’elle reprenne un temps plein. En plus elle ça
lui convient bien (le mi-temps). C’est un choix que j’ai proposé qui a été adopté par elle."
(Homme, Médecin généraliste, urgentiste attaché des hôpitaux, 32 ans, en couple).
Si, comme dans l'ensemble de la société, les configurations de couples demeurent
"classiques" (la mise en avant de la carrière masculine étant dominante et acceptée comme
légitime), l'élément nouveau par rapport aux générations précédentes de médecins provient de
la nécessité, dans ces couples de faire coexister deux carrières et d'articuler ces carrières avec
une vie de couple et de famille.
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Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
1.4
DES CARRIERES CONÇUES COMME "MODULABLES"
Lorsqu'ils nous racontent comment ils sont "entrés" dans la carrière, les jeunes médecins
insistent presque tous sur leur volonté de ne pas "se fermer des portes", de conserver une voie
de diversification ou de bifurcation possible en cours de carrière. Ils veulent penser que les
premiers choix ne les enferment pas dans un mode d'exercice donné ou dans une hyperspécialisation et ils conçoivent leur carrière sur un mode évolutif, évoquant fréquemment la
possibilité de "changer" dans quelques années (que ce changement porte sur le mode
d'exercice ou sur une spécialisation). Certains justifient le choix de leur spécialité pour les
orientations diverses qu'elles permettent en cours de carrière, c'est le cas de ce médecin
anesthésiste) :
"(…) j’ai passé des certificats, donc naturellement en a découlé l’anesthésie-réanimation, et
puis après ce qui m’a plu dans cette…ce qui m’a plu dans cette spécialité c’est que c’est une
spécialité transversale qui est à l’intersection de plusieurs spécialités (…) et deuxièmement on
peut faire pleins de choses, y a des possibilités qui s’offrent ce n’est pas que j’ai envie de tout
faire, mais c’est des possibilités, je n’ai pas envie de m’enfermer dans une hyper spécialité"
(Homme anesthésiste CH, Rhône, marié, 1 enfant)
Une fois "installés", les médecins envisagent fréquemment leur carrière sur un mode
évolutif (seuls les chirurgiens n'évoquent pas cette possibilité de façon explicite). Ceci est
particulièrement vrai pour les médecins libéraux : un spécialiste libéral multiplie les lieux
d'exercice (activité en cabinet, en clinique et vacation hospitalière), une pédiatre libérale fait
des interventions en crèche en plus de son activité au cabinet, une médecin généraliste en
milieu semi-rural fait des vacations en maison de retraite, dans la perspective d'un poste à mitemps ou à temps plein en maison de retraite (elle déclare ne pas vouloir "faire de la médecine
générale en cabinet" toute sa vie). Plus généralement, la formation complémentaire (les DU,
les "certificats") est souvent évoquée. La "peur de la routine" pour les uns et la crainte de "ne
pas tenir le rythme" pour les autres expliquent ce type de projection dans l'avenir.
L'éventualité de faire évoluer son temps de travail (dans le sens d'une augmentation comme
dans celui d'une réduction) est également abordée par les médecins, souvent en fonction de
l'âge des enfants (un passage du "temps partiel" au temps "plein" est souvent envisagé par les
femmes une fois que les enfants auront grandi).
Les choix professionnels exprimés par les jeunes médecins (choix d'une spécialité, d'un
mode d'exercice) relèvent d'aspiration et de goûts qui paraissent profondément ancrés et qui
intègrent et anticipent des choix de vie "en dehors de la médecine". Les jeunes médecins ne se
projettent pas vraiment dans le mode de vie associé à l'éthos professionnel classique du
médecin, marqué par une disponibilité permanente pour les patients et une faible présence
auprès de sa famille. Ceci est valable aussi bien chez les jeunes femmes que chez les jeunes
hommes que nous avons rencontrés. L'étude met ainsi en évidence les arbitrages complexes
auxquels se livrent les jeunes médecins entre intérêt et goût pour son métier, aspiration à une
vie familiale et de couple "épanouie" et à un certain niveau de revenu.
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Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
2
LE TEMPS ET L'ORGANISATION DU TRAVAIL DES MEDECINS
L'objectif de l'étude étant de saisir les mutations qui affectent l'ethos professionnel des
médecins, nous ne pouvions nous contenter de la seule mesure du temps de travail des jeunes
médecins. D'abord parce que, nous n'avons recueilli qu'un temps de travail "déclaré" sans
observer le temps de travail réel. Ensuite parce que les médecins ont souvent du mal à fournir
une mesure précise de leur temps de travail et se fient à une "norme" temporelle à laquelle ils
estiment correspondre (ainsi ce médecin anesthésiste, "J'en sais rien… mais j'ai vu que le
nombre d'heures moyen pour un PH c'est 52 heures …. C'est grosso modo dans ces horaireslà quoi"). Enfin parce que le temps que les médecins accordent à leur travail mais aussi la
façon dont ils organisent leur travail et engagent un rapport au travail (une conception de ce
qu'est le "bon médecin", une motivation à travailler, mais aussi une conception de la place à
accorder à la vie de famille…) que la mesure du temps de travail ne permet pas à elle seule
d'appréhender. Nous nous sommes dont intéressées aux justifications données par les
médecins pour expliquer leur organisation du travail. L'enquête confirme l'existence de
stratégies mises en œuvre par les médecins pour limiter leur "disponibilité" au travail, qui se
manifestent notamment par une concentration/intensification du temps de travail et par
des efforts convergents des hommes et des femmes pour articuler temps de travail et
temps familial et domestique.
2.1
UN
TEMPS DE TRAVAIL CONFORME A LA MOYENNE OBSERVEE POUR L'ENSEMBLE DES
MEDECINS
Rappelons d'abord que les études récentes sur le temps de travail des médecins montrent
une tendance à l'augmentation de la durée du travail dans les quinze dernières années.
Elles montrent également que l'écart de 6 heures entre la durée du travail des femmes et celles
des hommes est stable dans le temps et rappellent que les femmes médecins travaillent plus
que l'ensemble des femmes actives. La "féminisation" de la profession médicale n'a donc
pas conduit, par un effet "systématique", à une réduction du temps de travail global des
médecins.
Les jeunes médecins rencontrés déclarent un temps de travail proche de celui observé pour
l'ensemble de la profession médicale (autour de 51 heures hebdomadaires). Ainsi 12 médecins
(8 hommes/4 femmes) déclarent travailler plus de 50 heures par semaine et 6 déclarent
travailler 35 heures ou moins (1 homme/5 femmes). Parmi les libéraux, seuls trois déclarent
travailler moins de 50 heures par semaine (autour de 45 heures) et les chirurgiens se
distinguent par un temps de travail déclaré particulièrement élevé (supérieur à 60 heures). Les
femmes "libérales" ne se distinguent pas par une durée du travail inférieure à celle des
hommes. Les médecins se déclarant "à temps partiel" sont toutes des femmes médecins
salariées.
Au-delà de la mesure du temps de travail, il nous paraît essentiel de nous intéresser à la
diversité des stratégies de régulation du temps de travail. Rares en effet sont les médecins
qui ne fixent pas de limites temporelles à leur travail et des frontières entre le temps du
travail et le temps de la famille et de la vie privée. Ces "limites" (la façon dont les
médecins les définissent et tentent de les respecter) peuvent connaître des mutations selon les
générations, le genre, la spécialité ou le mode d'exercice.
8
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
2.2
NOUVEAUX RAPPORTS AU TRAVAIL ET QUETE DE NOUVEAUX MODES DE REGULATION DU
TEMPS
La question du temps de travail des médecins s'inscrit dans la question plus générale du
"rapport au travail" qui engage des conceptions du métier et de la vie personnelle et familiale.
Dans cette perspective, il semble que, pour les jeunes générations de médecins, la valeur du
travail (ce qu'il est bon/mauvais de faire dans son travail) se mesure moins
systématiquement par le temps qui lui est consacré. Du coup, l'arbitrage entre le temps de
travail et les autres temps sociaux peut être différent de celui des générations antérieures.
Certains propos s'inscrivent même en rupture avec le rapport au travail des générations
précédentes, remettant en cause la légitimité d'une disponibilité permanente pour les patients :
"Une autre chose c'est que mon choix a été fait au moment où les évolutions sur le plan des
récupérations est passé, sur les 35 heures… c'est-à-dire qu'il était hors de question que nous
on fasse le même métier que nos maîtres, nos anciens patrons faisaient, c'est-à-dire comme
maintenant, une présence permanente à l'hôpital" (Homme, anesthésiste, CH Rhône, marié, 1
enfant)
"Vu la vie qu’il [son père, médecin généraliste de campagne] mène… Je l’ai remplacé et j’ai vu
que la vie libérale n’était pas faite pour moi. Vous êtes tout seul et vous gérez trop de choses,
être à la fois un médecin, un gestionnaire, un gérant de société, il y a beaucoup de choses
demandées… (…) Il faut être motivé et intéressé mais malheureusement, le mode de vie qui
m’est proposé ne m’intéresse pas et à partir de là, la motivation ne suit pas. […] C'est-à-dire
être disponible à 150% pour les patients, y compris le week-end" (Homme, Médecin
généraliste, urgentiste attaché des hôpitaux, 32 ans, en couple)
Pour les jeunes médecins de notre enquête, la disponibilité au travail apparaît moins
essentielle (du moins pas systématiquement associée à une bonne "qualité" du travail) dans la
mesure où ils ne se sentent pas indispensables pour les patients, ils ne s'estiment pas seuls et
d’autres prennent le relais lors des périodes de repos :
"Je crois que c’est une mentalité, il y a des gens qui ont des scrupules à partir en se disant "Et
si il y avait encore quelque chose à faire, et si on avait encore besoin de moi, et s’il y avait un
problème ?" Moi j’estime que quand on part, il y a toujours quand même une à deux personnes
qui sont là, on n’est pas indispensable. Donc, bon moi j’ai fait mon travail, je n’ai volé
personne, je rentre et je m’occupe de moi" (…)J’ai décidé depuis deux ans que je n’amenais
plus de travail à la maison" (Femme, Anesthésiste Cheffe de clinique CHU, 31 ans, en couple,
enceinte)
Ces mêmes arguments reviennent à propos des contraintes que font peser les gardes
sur la vie privée. Certaines solutions de régulation "collective" de l'activité sont alors
évoquées. Si la plupart du temps les "tours de garde" organisés par des associations de
médecins sont mentionnés, les médecins envisagent des solutions plus innovantes comme les
maisons médicales de garde :
"J’ai un mari qui est interne en anesthésie, qui est de garde une à deux fois par semaine et
parfois des week-ends complets. Donc on se retrouvait avec un week-end où j’étais de garde et
le week-end suivant c’était lui […]. Pendant deux ans on n’avait aucun week-end en commun
(…) ce qui fait que maintenant on appartient (le cabinet médical où elle exerce) à la maison
médicale de la F., ce qui fait qu’on a nos week-ends de garde tous les trois, y’a un secrétariat
qui coordonne les appels" (Femme, Médecin généraliste, libéral, 31 ans, mariée, 1 enfant)
La plupart des médecins affichent une volonté, si ce n'est une pratique, de séparation stricte
entre la vie professionnelle et la vie privée. Un glissement de sens paraît s'opérer : tandis que
la disponibilité auprès des patients était un critère de qualité du travail médical, elle peut
9
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
apparaître comme un obstacle à cette même qualité (en raison de la fatigue accumulée, d'un
besoin d'équilibre essentiel à la bonne réalisation de son travail…). Les contraintes légales
peuvent même être évoquées pour justifier la régulation du temps de travail (un rythme de
travail trop intense pourrait conduire à une moindre attention et à des accidents voire à des
fautes professionnelles pouvant aller jusqu'au procès).
Certes, on retrouve également chez les jeunes médecins de l'enquête (notamment les
chirurgiens et le médecin hospitalo-universitaire) une critique d'une tendance à la
"fonctionnarisation" ou à "l'assistanat social" dans la médecine, dont ils repèrent des signes
dans les 35 heures ou le repos de sécurité :
(À propos de l’aménagement du travail) " Ça a foutu le souk à l’hôpital. Ça a été monstrueux.
J’ai vu des situations le soir où à 5h il n’y a plus de brancardier, parce que c’est les RTT, il faut
finir à telle heure… Ça c’est vrai aussi que ça me cassait les pieds, mes deux dernières années à
l’hôpital j’ai été baigné là-dedans, mais tous les jours ! Les RTT, les 35 heures, les grèves, les
revendications syndicales ! Et les infirmières, les cadres, tout ce personnel-là, on était plongé là
d’dans, quoi. Le service public – enfin en tous les cas l’hôpital – était paralysé par ça, quoi. Et
c’est plus du tout productif, ni rentable, hein (…) Ça je supportais plus" (Homme, chirurgien 1,
Libéral, marié, 3 enfants)
On peut voir dans ces propos la volonté affichée de se consacrer aux patients et d'être
disponible, on peut aussi et sans doute surtout y voir le refus de contraintes "institutionnelles"
qui encadreraient l'exercice médical. C'est finalement plus la liberté de "choisir ses horaires"
ou de "ne pas compter ses heures" qui l'emporte ici. En effet, même si ici, la médecine
apparaît comme un "sacerdoce", cela n'empêche pas ces jeunes médecins de rechercher des
modes de régulation de leur temps de travail et d'aspirer à une "qualité de vie" que n'auraient
pas connue leurs aînés (plus d'implication dans la vie familiale, plus de temps pour les
loisirs…).
2.3
DES STRATEGIES POUR "MAITRISER" OU DU MOINS "REGULER" LE TEMPS
"Réguler le temps" n'est pas systématiquement synonyme de "travailler moins" et que la
régulation passe plus sûrement par des tentatives de planification, d'organisation et de
concentration/densification du travail. Tous (femmes comme hommes) cherchent en effet à
rapprocher leurs pratiques de travail d'un rapport qu'ils jugent équitable ou "normal"
entre disponibilité temporelle, philosophie du métier et revenu.
2.3.1
Le choix du mode d'exercice, première stratégie de régulation du temps de travail
médical
Il est vrai que l’exercice de la médecine dans certains secteurs d’activité et/ou spécialités
concentre les "avantages" ou permet d’échapper aux contraintes classiques de l’activité
médicale et d'accorder plus de temps à d'autres activités. C'est le cas de la médecine salariée
et de façon plus générale d'une médecine programmable, qui peut s'exercer uniquement ou
principalement sur rendez-vous. Les possibilités de réguler le temps peuvent entrer en ligne
de compte dans les choix d'une spécialité et/ou d'un mode d'exercice, à des degrés divers
selon les médecins. Le choix de la spécialité peut clairement être orienté par les conditions de
travail proposées, les marges de manœuvre et surtout, les possibilités de postes salariés (qui
outre la perspective d'un temps de travail encadré offrent également davantage de protection
sociale que l'exercice libéral, notamment pour la maternité) :
10
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
"Ce sont des horaires fixes, 35 heures, possibilités de se mettre à temps partiel, très bien payé,
on a les congés payés. On a les cinq semaines plus une et avec les RTT. Il y en a qui arrivent à
avoir 10 semaines, vous finissez dans certains services à 16h30, parfois 17h30 au plus tard,
vous avez tous vos week-end, pas d’astreinte, pas de garde, pas d’urgence" (Homme, Médecin
du travail, 35 ans, salarié, marié, 1 enfant)
"Je n’étais pas spécialement pour la biologie mais bon ça ne me déplaisait pas et puis là aussi
c’est les conditions de vie, comment vous dire…euh…pour la famille, c’est des horaires plus
"cool" entre guillemets, c’est plus carré, c’est pas de gardes…ou enfin c’est des gardes avec
des horaires" (Femme, Biologiste salariée, 32 ans, mariée, 2 enfants).
Plus systématiquement, le mode d'exercice est une variable sur laquelle les médecins
comptent pour "réguler" leur temps de travail, dans un sens (réduction du temps de travail) ou
dans l'autre (augmentation). La question du temps de travail doit se concevoir dans la
durée. Elle est clairement conçue comme pouvant évoluer en fonction des circonstances,
des opportunités, des "envies" des médecins. L'adoption d'un mode d'exercice en début de
carrière peut n'être que temporaire, comme c'est le cas pour un couple de médecins dont la
femme exerce dans un statut d'assistant en centre hospitalier durant sa première grossesse, en
attendant de s'installer en libéral dans un cabinet de groupe. L'allongement de la période de
rentrée dans la vie active peut ainsi être considérée comme un moyen de maîtriser les
temporalités travaillées, afin de s’occuper de sa famille et d'éviter de tomber immédiatement
dans une période d’investissement très fort dans le travail, voire de "surinvestissement au
travail", pour des revenus comparables ou jugés tout à fait corrects par les intéréssé-e-s.
En dehors du choix du salariat, l’option du "travail à la carte", à travers les
remplacements, semble un compromis tout à fait avantageux pour d’une part échapper aux
contraintes professionnelles (les gardes, mais aussi les charges liées à l'installation en cabinet)
et d’autre part organiser sa vie familiale. Enfin, l'installation dans des cabinets de groupe est
un autre mode de régulation, cette fois en partie collective, qui s'offre aux médecins. Les
patients peuvent être pris en charge par l'un ou l'autre des médecins du groupe, ce qui confère
plus de "souplesse" dans les emplois du temps, tout en répondant aux attentes des patients.
2.3.2
Un mode de régulation possible pour les libéraux : "éduquer les patients"
Pour les médecins libéraux, les stratégies de régulation du temps de travail peuvent passer
par une "éducation" de la patientèle (régulation stricte des visites à domicile, filtrage des
appels d’urgence, volonté d’explication des posologies afin d’éviter au maximum de
nouvelles consultations, etc). Cependant, pour les médecins qui connaissent une "montée en
charge" progressive, voire lente, de leur activité, la préoccupation est d'abord de "remplir la
salle d'attente" et donc de "remplir le temps" consacré à l'activité au cabinet. Ils cherchent
plutôt à offrir une grande disponibilité vis-à-vis des patients, qu'ils présentent comme une
contrainte temporaire, en attendant que "ça marche" (trous dans l'emploi du temps). Avec un
peu d'expérience et le test de plusieurs emplois du temps, la situation commence à se
"réguler" et les plages horaires se remplir. Ainsi, cette jeune généraliste a t'elle finalement
opté pour des journées "plein temps au cabinet" associées à la fermeture du cabinet le
mercredi :
"ça a pas mal changé, ça (les visites) a toujours été le matin mais avant c'était vraiment euh…
je faisais mardi matin et vendredi matin visites et puis finalement y en avait pas tant que ça le
mardi, donc j'me suis remise en consultation…." (Femme, médecin généraliste, zone semirurale, mariée, 2 enfants)
11
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
De façon générale, l'absence de préoccupation "clientèliste" (du fait d'un second revenu
important dans le couple, du fait d'un exercice en groupe avec reversement d'honoraires)
favorise ces stratégies de concentration du temps de travail, au prix parfois de journées de
travail très longues (parfois jusqu'à 22 heures un soir de la semaine, il s'agit-là d'une
disponibilité "à la carte" choisie par le médecin).
2.3.3
Un mode de régulation pour les salariés : la réduction du temps de travail et le temps
partiel
Pour les médecins salariés, le cadre légal des 35 heures et la possibilité de travailler à
temps partiel offrent des possibilités de régulation du temps de travail que n'ont pas les
libéraux. Une jeune médecin biologiste de 32 ans offre un exemple de "vrai" temps partiel
(qui apparaît comme une stratégie temporaire). Elle a réussi à imposer ses conditions (le
travail à 80%) en faisant explicitement jouer la concurrence, à la naissance de son deuxième
enfant :
"S’ils n’avaient pas accepté le 80% ici, je changeais, je démissionnais et je partais ailleurs mais
on m’a dit pas de souci, pour trouver en biologie, j’étais mobile, je leur ai dit "c’est ça ou je
m’en vais". "Mais je pense qu’un jour je m’installerai en libéral"
- Et qu’est ce qui vous pèse le plus dans votre travail?
Peut être le volume, il y a des fois où je n’en peux plus, je vois des petites étoiles enfin… la
quantité… Une cadence, c’est répétitif. C’est pour cela que 3 jours (de travail par semaine :
lundi, mardi, mercredi), je suis contente." (Femme, Biologiste salariée, 32 ans, mariée, 2
enfants)
Davantage que la volonté de réduction drastique du temps de travail, ce qui semble
davantage être mis en avant chez les jeunes médecins, c’est surtout la régularité/prévisibilité
des horaires et l’organisation du temps de travail. Par ailleurs, comme pour les salariés
d'autres secteurs d'activité et comme pour les médecins libéraux, on retrouve ici, l'aspiration à
concentrer le travail sur un temps limité (plus ou moins limité il est vrai selon les contextes)
ou du moins encadré et sur des journées de travail relativement denses :
"Je suis devenue anesthésiste, je sais pas si c’est le meilleur choix (rires) enfin si, quand même
parce que j’ai des horaires assez carrés, j’ai quelques gardes, certes, je travaille de nuit, mais
après ça me permet de bien, bien gérer ma vie personnelle" (Femme, Anesthésiste Cheffe de
clinique CHU, 31 ans, en couple, enceinte)
"Alors je bosse sur 4 jours par contre, j'bosse plus dans la journée mais du coup je bosse que un
vendredi par mois normalement … normalement, à la base, les vendredis c'est des RTT (…) j'ai
trois quart d'heures à midi, autrement c'est 8h30 par jour, donc 9h15 de présence ici" (Femme,
médecin généraliste PMI, mariée, enceinte 1er enfant)
Si les durées de travail déclarées par les jeunes médecins sont conformes aux données
enregistrées pour l'ensemble de la population médicale, leur rapport au temps de travail est en
évolution par rapport à l'éthos professionnel classique de la profession (les chirurgiens sont
les plus proches du modèle "classique" et aiment à afficher une disponibilité presque
permanente pour leur travail, même s'ils affirment également une volonté de "profiter" de leur
vie familiale). Autrement dit, les jeunes médecins fixent des limites à leur temps de travail.
Les effets de ces stratégies sur le travail des médecins sont moins une réduction systématique
du temps de travail qu'une tendance forte à la concentration du temps de travail et à
l'intensification du travail sur ce temps donné.
12
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
3
LA
REPARTITION DES TACHES DOMESTIQUES ET FAMILIALES DANS LES
COUPLES
Les stratégies de "limitation de la disponibilité au travail" s'inscrivent dans des modes de
répartition "classiques" des tâches entre hommes et femmes même si les préoccupations de
"partage" des tâches sont de plus en plus présentes dans les discours (si ce n'est encore dans
les pratiques). Ces stratégies s'accompagnent d'un recours à des services extérieurs permettant
d'articuler les différents temps sociaux et de libérer un temps pour les loisirs ou l'éducation
des enfants, temps dont on a vu qu'il était de plus en plus "légitime" et valorisé par les jeunes
médecins.
3.1
LA PREGNANCE D'UN MODELE "CLASSIQUE" DE REPARTITION DES ROLES DOMESTIQUES
Pour la plupart des couples enquêtés, domine un modèle de répartition classique des rôles
domestiques et familiaux entre les conjoints. Ce déséquilibre est flagrant pour ceux qui se
rapprochent du modèle du "breadwinner", dans lequel le médecin-mari concentre son activité
sur le travail et la femme-épouse la sienne sur l'univers domestique, l'éducation des enfants et
l'aide logistique pour le mari. Lors de son installation en libéral, ce jeune médecin relate ainsi
la façon dont a évolué son comportement à la maison et les tensions suscitées par ce nouveau
mode de fonctionnement :
"C’est source de tension évidemment, quand je rentre le matin …enfin entre midi et deux, pour
manger, j’aime un peu que tout soit prêt quoi, pour que je n’ai pas à attendre, donc elle,
quelque part elle ne le vit pas forcément toujours bien, elle a peut être aussi l’impression d’être
à mon service entre guillemets, ce qui n’est pas le cas, elle a son rôle à jouer (…) actuellement,
même, quelque part j’estime que …je n’ai pas…enfin je donne suffisamment de ma personne
pour ne pas avoir à faire du ménage quand je rentre à la maison, ou ranger etc " (Homme,
médecin généraliste, 35 ans, marié, 2 enfants)
Les autres médecins décrivent, en l'assumant et souvent en s'en amusant, ce partage
"classiques" des tâches, en le considérant comme un accord implicite dans le couple, selon
lequel la femme prend davantage (et mieux) en charge la maison et la famille que l'homme :
"Elle en fait beaucoup plus que moi parce que là, elle a son mi-temps à la maison, enfin son
mi-temps professionnel et son mi-temps à la maison… euh, moi j'essaie d'en faire …. Et j'en fait
mais j'en fait moins qu'elle, clairement" (Homme, spécialiste libéral, Lyon, marié, 3 enfants)
"Moi, mon organisation familiale, notre organisation familiale est l'archétype d'une société ...
disons c'est un dérivé modernisé de la société à l'ancienne en fait, on est bien d'accord làdessus. Mais euh … Je ne crois pas d'ailleurs que ma femme serait prête à ce que je fasse ce
qu'elle fait hein … c'est pas forcément ça" (Homme, neurologue CHU, 34 ans, marié, 2 enfants)
Au-delà des différents modes de répartition du travail domestique et familial, la "charge
mentale", c'est-à-dire toute l’organisation et la gymnastique mentale nécessaires à
l'enchaînement des activités quotidiennes (assurer l’entretien du foyer, penser à telle ou telle
course ou facture à payer, faire concorder les emplois du temps des membres de la famille,
gérer les relations familiales et extra-familiales …) revient toujours systématiquement à la
conjointe :
"- Est ce que vous emportez ce qui se passe ici chez vous ?
Ah non, pas du tout mais par contre quand je suis ici (au travail), je pense toujours à mes
filles, j’appelle 2 ou 3 fois par jour. Quand j’arrive, je fais mon boulot, vers 10h quand c’est
13
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
calme, j’appelle, entre midi et deux, vers 16h/17h, j’appelle pour savoir si elles ont bien mangé,
la sieste…je surveille…
- Votre conjoint le fait également ?
Euh…parfois…plus rarement je dirais" (Femme, Biologiste salariée, 32 ans, mariée, 2 enfants).
L'affectation du "bonus temporel", dégagé par la concentration du temps de travail est ar
ailleurs bien différencié. Si les hommes se déclarent préoccupés par les contingences
domestiques et familiales et livrent tout un discours construit à ce sujet, ils ne franchissent
que rarement le pas pour consacrer par exemple leur journée de libre dans la semaine à leurs
enfants, au bien-être de leur famille ou encore à l’entretien de leur foyer. Ce "bonus
temporel", est plutôt consacré par les hommes au repos et aux loisirs. Ils justifient ces
pratiques en faisant largement référence à l’accomplissement personnel nécessaire à leur
équilibre en dehors de la sphère de l’exercice de la médecine. Les jeunes femmes médecins
font moins souvent état de loisirs en solo et leur temps "libre" est plutôt consacré à la gestion
de la sphère domestique et familiale.
Du point de vue de la répartition des rôles domestiques, les médecins ne diffèrent donc en
rien des autres couples d'actifs de la même génération : les femmes se voient attribuer et
s'attribuent un rôle domestique et familial plus important que l'homme et y consacrent plus de
temps.
3.2
UN PARTAGE TIMIDE DES TACHES
L'EDUCATION DES ENFANTS
ET UNE VOLONTE D'IMPLICATION DES HOMMES DANS
L'analyse du détail des pratiques en matière de tâches domestiques et familiales montre
l'existence d'une économie domestique assez complexe. Dans un couple, l'homme fera "la
salle de bain tous les samedis matins", dans un autre, "les courses le mardi après-midi". Si le
temps de travail est de plus en plus "concentré", le temps domestique "partagé" répond lui
aussi à des règles temporelles strictes et parfois très formellement établies dans le couple :
"Les courses c’est mon ami qui les fait, il est très cuisine donc c’est lui qui s’occupe de ça. Le
ménage, en principe c’est le vendredi le ménage. Après le marché, parce que vendredi c’est jour
de marché, voilà ma journée (rires). Bon pour l’instant on est que deux en plus la personne
avec qui je vis c’est pas quelqu’un qui, enfin, il ne me laisse pas les tâches quoi
- Donc vous partagez ?
On partage oui, les courses c’est lui qui les fait, quand on se fait un repas, c’est lui qui le fait
aussi, moi j’ai jamais trop cuisiné. On n’a pas de femme de ménage, un moment j’y avais pensé
pour le repassage mais comme je ne le fais pas, c’est lui qui le fait. A partir du moment où moi
j’ai décidé que je ne le faisais pas je lui ai dit "si tu veux on prend quelqu’un" mais lui il voulait
personne à la maison, donc, c’est lui qui l’assume. Moi je m’occupe du jardin, et de
l’aspirateur" (Femme, Médecin généraliste, libéral, 32 ans, en couple, enceinte).
"Chez nous c’est celui qui arrive, celui qui a le temps qui fait…donc moi je fais les courses, le
ménage c’est plutôt moi en général à cause de ses gardes (sa femme est attachée en médecine
générale dans un CH), enfin…on fait le ménage les week-end, les courses c’est moi qui les fais
quand même globalement sauf quand elle a une journée de RTT parce qu’elle a quand même
droit à des RTT et elle c’est plus de repassage parce qu’elle le fait le soir quand je ne suis pas
encore rentré…Voilà c’est ça, donc en général, elle fait plus de repassage, elle fait plus de
ménage et je fais les courses" (Homme, médecin généraliste Lyon Ouest, marié, un enfant)
La nécessité d'articuler les emplois du temps de chacun conduit très souvent le conjoint
masculin à déposer les enfants à l'école. Par ailleurs, les hommes tiennent un discours fort de
14
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
revendication d'une implication forte dans le partage des tâches et plus particulièrement dans
l'éducation des enfants. Dans les pratiques, certains hommes expliquent comment, pendant la
journée ou demie-journée de libre dans la semaine, le temps libre est découpé entre temps
pour les enfants et temps pour soi :
"Le jeudi, je l’amène à midi [sa fille chez la nounou], je vais la rechercher à cinq heures Et
entre midi et cinq je m’occupe de moi. Mais je ne l’emmène plus à neuf heures le matin, on
prend notre temps le matin, on fait des choses. Il y a même deux ou trois jeudis où je ne l’ai
pas amenée où je l’ai gardée toute la journée. Et on fait des choses à côté. Voilà. Parce que
c’était un peu nécessaire" (Homme, Médecin généraliste, 32 ans, cabinet libéral, marié, 1
enfant).
Pour d'autres (certes minoritaires), cette implication s'accompagne d'un temps libre
explicitement dégagé pour les enfants, comme nous le confie ce jeune pédiatre ayant alterné
un mois de remplacement et un mois de temps libre afin de se consacrer à son premier enfant :
"À la fin de mon internat et avant le début de mon clinicat, j’ai fait quelques remplacements et
ça m’a permis d’avoir un peu de temps, puisque je devenais papa. C’était sympa, je n’aurais
pas fait ça tout le temps mais…six mois de remplacement par période d’un mois. Je sais que
l’idéal, je vois ma collègue, c’est d’avoir un jour dans la semaine" (Homme, Pédiatre, Chef de
clinique CHU, 32 ans, marié, 2 enfants).
Cette implication des hommes n'est cependant pas entrée massivement dans la pratique.
Les médecins exerçant en libéral ne prennent pas de congé pour la naissance de leurs enfants.
L'un des chirurgiens raconte qu'il n'a pas pu le faire pour son second enfant, compte-tenu de
son installation en libéral. Un médecin généraliste (en cabinet individuel, nouvellement
installé) a tenu les mêmes propos, relatant dans le détail la "panique" déclenchée par la
naissance de sa seconde fille, quelques semaines plus tôt que prévu.
3.3
LE
RECOURS A DES SERVICES EXTERIEURS POUR SOULAGER LES HOMMES COMME LES
FEMMES
Les arbitrages réalisés entre le niveau de revenu, l'implication au travail et l'implication
dans la vie domestique et familiale conduisent les couples rencontrés à recourir à des services
extérieurs (principalement femme de ménage et modes de garde pour les enfants). Ce faisant,
ils paient un service qui libère du temps, temps qu'ils investissent dans le travail ou dans la vie
de famille et les loisirs.
Le recours aux services extérieurs peut être considéré comme le produit d'une contrainte
liée à un temps de travail important de la part des médecins (surtout des femmes médecins).
Elles manquent de temps pour se consacrer aux tâches domestiques. En ce sens, le recours à
des services extérieurs rend possible un investissement supplémentaire en temps de travail et
est un indicateur d'un temps de travail très important, en particulier pour les femmes. Cette
contrainte temporelle se "paye" par le recours à des services extérieurs. D'un autre côté, le
recours aux services extérieurs permet aussi de "libérer du temps", de profiter d'un temps
réellement "libre". On retrouve ici les arbitrages évoqués plus haut : le temps de travail est
nécessaire pour accumuler un certain revenu qui à son tour permet de libérer un temps
familial ou de loisir "pur" dégagé des contraintes tâches domestiques :
"Elle (la nounou) les récupère à quatre heures et demie et moi je viens les chercher chez elle à
sept heures et demie. Je ne les vois pas de 8h30 à 19h30 donc c’est vrai que la semaine c’est un
peu rapide mais grâce à la nounou, c’est que du bon temps, les bains sont faits, les repas sont
faits, donc on passe une heure de loisirs. Donc on en profite un peu (…) C’est vrai que comme
15
Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
on a un bon rythme de travail et des salaires convenables, et bien on préfère dépenser un peu
plus et avoir du temps à soi ou avec les enfants, plutôt que d’avoir toutes les tâches
ménagères" (Homme, Pédiatre, Chef de clinique CHU, 32 ans, marié, 2 enfants)
"- donc vous avez une femme de ménage … qui est arrivée avec le 3ème?
Non, depuis la deuxième en fait euh puisque j'travaillais en moyenne deux tiers de temps avant
avec mon fils puisque j'avais un mi-temps fixe plus des remplacements de droite et de gauche et
quand euh … en fait, j'ai changé pour venir au laboratoire où je suis au moment de la grossesse
de ma fille et là ça faisait partie du deal avec mon mari, j'voulais bien accepter ce poste-là
mais il fallait que j'aie une femme de ménage (rires)… puisque je travaillais un peu plus que
ce que je voulais à l'époque donc …" (Femme, biologiste salariée, enceinte 4ème enfant)
Pour autant il ne faudrait pas conclure trop rapidement de ce recours massif aux services
extérieurs que les femmes (médecins ou épouses de médecins) se "libèrent" entièrement des
tâches domestiques. Elles demeurent les "référentes" et les "organisatrices" du travail des
femmes de ménages et des "nounous".
Tous les médecins que nous avons rencontrés, ayant des enfants en bas âge ont recours à
des modes de garde. Le mode de garde le plus fréquent est la nounou (ou assistante
maternelle) qui garde les enfants à son domicile, viennent ensuite la nounou "à domicile" et
(plus rarement) les modes de garde collectifs (crèche). Les modes de garde prisés par ces
couples sont donc parmi les plus coûteux (surtout la nounou à domicile), les budgets
mentionnés par les médecins allant de 400 à 1000€. Parmi les critères de choix du mode de
garde, si le coût entre en ligne de compte (cela dépend du revenu du ménage, la question est
davantage abordée dans les couples comprenant une femme médecin et un homme non
médecin), le principal critère semble être la disponibilité temporelle. À cet égard, les
crèches hospitalières, lorsqu'elles existent, apparaissent comme une solution idéale pour les
médecins hospitaliers. Pour les autres couples qui ne veulent pas ou ne peuvent pas mettre
leur enfant à la crèche, la nounou doit avant tout être disponible et aligner son temps de travail
sur celui des médecins.
Souvent, et parce que les revenus du couple le permettent, les difficultés liées à la gestion
de ces modes de gardes sont résolues par le choix d'un mode de garde onéreux qui permet
"d'acheter" un équilibre entre les temporalités travaillées et le temps de la vie de domestique
et familiale.
Les données recueillies auprès des jeunes médecins sur la répartition des tâches
domestiques et familiales nous rappellent que l'équilibre dans le partage de ces tâches est
encore loin d'être obtenu. Les femmes médecins, comme les autres femmes actives ont à gérer
à la fois leurs activités professionnelles et la gestion domestique et familiale, ce qui permet de
comprendre pourquoi elles sont, davantage que les hommes, en quête de modes de régulation
de leur temps de travail. Cependant, nous devons prendre au mot les propos des hommes
lorsqu'ils affichent leur volonté d'implication dans la vie familiale et en particulier l'éducation
des enfants. Si les traductions pratiques de ce discours sont encore timides, on peut imaginer
que les hommes vont poursuivre et même conforter leurs efforts pour eux aussi réguler leur
activité professionnelle (ce qui, encore une fois ne signifie pas nécessairement réduction
drastique du temps de travail).
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Féminisation et pratiques professionnelles des jeunes générations de médecins
Genre, carrière et gestion des temps sociaux
CONCLUSION
Les entretiens que nous avons menés auprès de 23 médecins âgés de moins de 35 ans
confirment les hypothèses que nous avions avancées. Tout d'abord on constate une
aspiration générale, des hommes comme des femmes à une moindre disponibilité temporelle
pour les patients. Il s'agit là d'une prise de distance avec l'éthos professionnel classique de la
profession selon lequel "il convient", pour bien faire son travail de médecin d'être disponible
pour ses patients. Cette équivalence entre disponibilité temporelle et qualité du travail semble
ne plus aller de soi pour les jeunes générations. Cela se traduit par le déploiement de
stratégies visant à réguler (mais non nécessairement à réduire) le temps consacré aux activités
professionnelles. Ce mouvement cependant n'est pas uniforme et prend des formes et des
intensités variables selon la spécialité, le mode d'exercice, le "rapport au travail" personnel de
chaque médecin. Ainsi, les chirurgiens paraissent encore très proches, dans leurs discours
comme dans leurs pratiques de l'éthos classique de la profession
Plus précisément, plusieurs résultats peuvent être mis en avant :
1/ Les jeunes générations de médecins vivent au sein de couples d'actifs et ont donc à gérer
l'articulation de deux carrières, la leur et celle du conjoint, homme ou femme. Les arbitrages à
réaliser en termes de choix de carrière (spécialité, mode d'exercice, lieu d'installation) et
d'implication au travail doivent être replacés dans ce contexte "de couple".
2/ Incontestablement, les médecins des "jeunes générations" aspirent à une moindre
disponibilité temporelle pour leur travail. Cependant cette aspiration ne se traduit pas par une
réduction drastique du temps de travail des médecins ni par une moindre implication dans le
travail ou une moindre préoccupation pour la qualité des soins
3/ Le temps de travail des médecins enquêtés est important et conforme au temps de travail
déclaré par l'ensemble de la population médicale et les écarts entre les temps de travail des
hommes et des femmes ne sont pas plus importants que pour l'ensemble de la population
médicale. On observe par ailleurs les mêmes différences entre spécialités et modes d'exercice
que pour l'ensemble de la population.
4/ Tous les médecins déploient des stratégies de régulation de leur temps de travail, qui les
conduisent notamment à privilégier des journées de travail longues et intenses pour "libérer"
des journées ou des demies-journées. Si ces stratégies sont plus explicites et plus souvent
mises en œuvre dans la pratique chez les femmes, elles existent également chez les hommes
qui disent vouloir "libérer" du temps pour leurs loisirs et leur famille.
5/ Les médecins enquêtés aspirent à une "meilleure organisation" de leurs conditions
d'exercice. Ils aspirent semble-t-il à plus de coopération entre les médecins, de façon à
"réguler" l'activité collective au profit à la fois des médecins (permettre de "réguler le temps
de travail") et au profit des patients (maintenir la continuité des soins). La médecine de
groupe, les modes de régulation des gardes ont été abordés comme moyens d'agir en ce sens.
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