L`euthanasie aujourd`hui

Transcription

L`euthanasie aujourd`hui
Nous y passerons tous
ou
La mort aujourd'hui
Pour une fois, le " y" apparaissant dans le titre " Nous y passerons tous " n'est pas
l'inconnue familière aux mathématiciens. Il évoque au contraire le passage
obligé de chacun de nous par la mort. En effet, attaquée en amont dans ses
sources et dans ses origines les plus secrètes, la vie humaine l'est également en
aval à son terme.
Au cours de ce siècle, l'euthanasie a été pratiquée à large échelle, banalisée
même sous le régime nazi. Il est hautement significatif que le cinquantième
anniversaire du procès de Nuremberg (1946-1996] ait été largement passé sous
silence par l'establishment international et par les médias. C'est que l'évocation
de ce procès historique aurait suscité certaines interrogations. Avec une ironie
quelque peu grinçante, on pourrait se demander s'il n'y aurait pas lieu de
pratiquer le révisionnisme historique: pourquoi, en 1946, a-t-on envoyé à la
potence des gens convaincus de génocide, d'euthanasie, de pratiques barbares,
des gens reconnus coupables de crimes imprescriptibles contre l'humanité? À
n'en pas douter, l'évocation de ce procès historique aurait suscité des
parallélismes gênants pour ceux qui, aujourd'hui, pratiquent ce que nous avons
appelé le "génocide intra-utérin", qui militent pour l'euthanasie ou qui veulent
aliéner les couples de la maîtrise de leur fécondité.
De fait, depuis 1946, la sensibilité de la conscience morale a tellement évolué
qu'elle en arrive parfois à considérer comme inconsistante, purement
"culturelle" ou "historique" une quelconque distinction entre le bien et le mal.
De cette évolution, l'euthanasie fournit un funeste exemple. Réprouvée par
l'opinion publique, condamnée à Nuremberg et, le cas échéant, par la justice
ordinaire, l'euthanasie est aujourd'hui préconisée dans divers milieux et sa
pratique se divulgue sans que ni l'opinion publique, ni les juges, ni les
médecins, ni les historiens s'en émeuvent sérieusement. Après la légalisation de
l'avortement, celle de l'euthanasie serait "un acquis précieux pour notre
société". D'où des projets ou propositions de loi dont on attend -comme ce fut le
cas pour l'avortement- qu'elles s'accordent à ce qui se fait.
Appelant les choses par leur nom, l'examen auquel nous allons procéder portera
Page 1
donc sur deux points enchevêtrés:
l'acte d'un homme qui aura la permission de tuer un autre homme ;
un acte intentionnel procurant directement la mort, soit par l'action de
donner la mort, soit par l'omission volontaire de soins.
L'étude de ce problème gravissime nous amènera à développer deux types de
considérations: les unes porteront sur les pratiques proprement dites; les
secondes seront consacrées à des réflexions sur ces pratiques.
Les pratiques
Examen des arguments
Les arguments invoqués pour justifier les pratiques euthanasiques tournent
autour de trois pôles: le suicide assisté, la compassion, l'utilité sociale et
économique.
Dans le cas particulier du suicide assisté , constatons d'abord que le médecin
semble précipiter le malade dans la conviction qu'il est inutile, que plus
personne ne tient à lui et qu'il doit "dégager" dans les meilleurs délais.
Or, selon l'expérience relatée par beaucoup de psychiatres qui analysent les cas
de tentatives de suicide, il est très fréquent que ces "actes manqués"
manifestent des appels de détresse, des appels au secours. Il est donc à
craindre que la personne apportant assistance à un suicidé ne rencontre pas
cette interpellation latente, mais non décryptée, chez celui qui fait cette
demande de suicide assisté. En conséquence, cette demande d'assistance n'est
pas véritablement interprétée pour ce qu'elle est, à savoir un appel à l'aide, une
aspiration à l'accueil, et à un accueil chaleureux venant de quelqu'un qui est en
détresse.
Ainsi, face à quelqu'un qui me fait part de sa décision de se suicider, je puis
adopter deux attitudes très différentes: ou bien je me rends chez le marchand de
cordes pour lui acheter une corde et l'aider à se pendre; ou bien, de manière
plus humaine, je m'approche de lui, je discute avec lui et j'essaie de lui faire
comprendre qu'il a encore de la valeur aux yeux de certains, quelles que soient
les difficultés dans lesquelles il se trouve et qu'on est disposé à porter avec lui .
La compassion ? De quel droit et selon quels critères pouvons-nous juger à la
place du malade? Nous ne disposons d'aucun critère qui nous permette de
Page 2
quantifier la valeur de la vie humaine, ni la mienne, ni celle d'autrui. Lorsque
nous prétendons céder à la compassion, ne devrions-nous pas en réalité parler
d'autocommisération, c'est-à-dire d'une fuite face à une situation qui nous
dérange, que nous voulons éviter, vis-à-vis de laquelle nous voulons pouvoir
fermer les yeux? Pour ceux qui sont bien vivants et en pleine possession de
leurs moyens, cette vision de l'être souffrant est intolérable. Ils veulent donc
s'en épargner le spectacle.
Mais puis-je résoudre un problème qui se pose à mon niveau aux dépens de la
vie d'autrui, de quelqu'un dont je n'ai pas la possibilité de connaître l'état
psychique et mental, ne fût-ce que parce qu'il lui est difficile de s'exprimer
normalement et lucidement? N'est-il pas extrêmement hasardeux pour moi
d'euthanasier autrui dans des circonstances où je présume qu'autrui partage la
répugnance que je ressens face à la situation où il se trouve?
Les exposés faisant état de l'argument de l'utilité sociale et économique
commencent malheureusement à être divulgués avec beaucoup d'intensité et de
fréquence. Dans beaucoup de milieux, de nos pays comme du Tiers-Monde,
l'homme est devenu une sorte de produit que l'on fabrique, admet à l'existence
ou au contraire auquel on refuse l'existence, suivant certains critères utilitaires,
en particulier d'utilité sociale ou économique.
Dans une interview parue dans L'Avenir de la vie , Jacques Attali développe à ce
sujet quelques considérations précieuses:
"L'euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures dans
tous les cas de figure. Dans une logique socialiste, pour commencer, le problème
se pose comme suit: la logique socialiste c'est la liberté, et la liberté fondamentale,
c'est le suicide; en conséquence, le droit au suicide direct ou indirect est donc une
valeur absolue dans ce type de société. Dans une société capitaliste, des
machines à tuer, des prothèses qui permettront d'éliminer la vie lorsqu'elle sera
trop insupportable ou économiquement trop coûteuse, verront le jour et seront de
pratique courante. Je pense donc que l'euthanasie, qu'elle soit une valeur de
liberté ou une marchandise, sera une des règles de la société future 1."
Conséquences prévisibles de la pratique de l'euthanasie
Envisageons ces différents types d'argumentation , en particulier la dernière, et
dégageons-en certaines conséquences prévisibles de l'euthanasie , notamment
aux plans politique, juridique et médical.
Au plan politique d'abord, plusieurs constatations s'imposent d'emblée. Toutes
les démocraties sont fondées sur le respect inconditionnel de la vie humaine
Page 3
innocente. Le respect de cette vie et sa protection légale sont essentiels dans
une société politique démocratique. Formulée négativement, cette première
constatation revient à reconnaître que toutes les guerres se donnent finalement
comme objectif l'élimination de certains êtres humains.
Il faut ici reconnaître que les courants laïques ont joué un rôle appréciable dans
la réflexion sur ce point. Au XVIII e siècle, en particulier, ils ont thématisé la
valeur de vie humaine dans des déclarations solennelles. Ils l'ont fait par
exemple dans la "Déclaration d'indépendance " des États-Unis et dans la
"Déclaration des droits de l'homme et du citoyen " de 1789.
En conséquence, il est à craindre qu'un État qui s'autorise à légaliser
l'euthanasie ne s'engage dans une dérive conduisant à ce qu'un auteur récent
appelle «l'État criminel» 2. Toutes nos sociétés occidentales sont basées sur une
certaine conception de l'égale dignité de tous les hommes et de leur droit
inaliénable à la vie, quels que soient leur état physique ou psychologique, leur
statut racial, social ou intellectuel. Par conséquent, à partir du moment où l'on
invoque la règle de la majorité pour contester, en l'occurrence, par la
légalisation de l'euthanasie, ce pivot de toute société démocratique, on induit
dans cette société une dynamique totalitaire. À vrai dire, les sociétés dont nous
avons connaissance qui ont légalisé l'euthanasie ont attesté, par ce fait même,
qu'elles étaient déjà engagées dans un processus dérivant vers le totalitarisme.
Qu'observe-t-on au plan juridique ? À propos de l'euthanasie, ne va-t-on pas
tactique
utiliser une tactique qui a fait ses preuves dans d'autres domaines, la
de la dérogation ? Celle-ci se déploie en deux phases. Tout d'abord, on affirme
avec beaucoup de force un principe très général. Par exemple: «Tous les hommes
ont droit à la vie.» Et aussitôt on s'empresse de faire échec au principe
fondamental que l'on vient de proclamer en l'assortissant d'une série de
dérogations. Par là augmente le risque de l'instauration de la tyrannie par la
voie du droit. La loi perd la spécificité qu'on lui a reconnue depuis Solon dans
l'Antiquité: être un rempart du faible contre le fort. Elle est mise au service du
plus fort. C'est le moment de rappeler que le positivisme juridique, c'est-à-dire le
droit tel qu'il apparaît dans les codes de lois émanant de la seule volonté des
hommes et donc accommodable aux volontés arbitraires des puissants, qu'un
tel droit fait toujours le lit des systèmes autoritaires. On sait que le droit s'est
mis sans difficulté au service de l'Allemagne nazie parce que, dans ce pays,
plusieurs auteurs avaient fait triompher une conception ultrapositiviste du droit.
Ironie de l'histoire: le principal protagoniste de cette conception, Kelsen, devait
finir par être victime de la théorie du droit qu'il avait lui-même prônée! Lorsque
Hitler est arrivé au pouvoir, le rempart antinazi qui aurait pu être constitué par
le droit s'est révélé inopérant parce que ce positivisme juridique, déjà en place,
mettait à la disposition de Hitler les bases théoriques d'un "droit" accordé à son
projet de mort.
Page 4
Sur le plan médical , il est à craindre que des précédents ne se répètent et que le
crédit de la profession n'en soit profondément hypothéqué. On a peine à
imaginer que le médecin puisse "changer de casquette" au cours d'une même
matinée et être tantôt le serviteur de la vie, tantôt l'artisan de la mort. Le
docteur Schwarzenberg lui-même n'a-t-il pas avoué: "Pour un médecin, le seul
accomplissement professionnel, c'est de guérir"? Les patients ne peuvent vivre
dans l'appréhension constante de l'arrêt de mort prononcé, et bientôt exécuté,
par leur propre médecin. Quant au personnel soignant, il risque non seulement
d'être compromis, mais aussi d'être miné par la démotivation, la division et
même la désespérance liées aux pratiques euthanasiques.
Bref, un État qui investirait les médecins du pouvoir exorbitant de choisir qui
peut vivre ou mourir ou qui requerrait des médecins pour pratiquer
l'euthanasie, devrait être dénoncé pour ce suprême abus de pouvoir . Il est
recommandé, en particulier aux plus jeunes, de s'informer sur les dérives de
l'Histoire en se reportant par exemple au livre de R.J. Lifton sur Les Médecins
nazis 3. Une grande partie de cet ouvrage est consacrée à l'euthanasie et aux
autres dérives médicales qui s'ensuivirent dans une Allemagne nazie tonifiée
par la complaisance et la complicité de juristes et de médecins.
Proposition alternative: les soins palliatifs
Au terme de cette première partie, on ne saurait assez recommander d'accorder
la plus grande attention aux soins palliatifs et aux progrès qui se réalisent de
façon continue dans la lutte contre la douleur physique et la souffrance
psychologique.
Cette voie nouvelle ne doit nullement être confondue avec l'acharnement
thérapeutique tel qu'il fut pratiqué pour Tito en Yougoslavie, pour Franco en
Espagne, Boumediene en Algérie ou pour Tancredo Neves au Brésil.
L'acharnement thérapeutique met en œuvre des moyens techniques qui
exténuent le patient, lui imposent des douleurs physiques et des souffrances
morales qui retardent artificiellement sa mort en prolongeant inutilement son
agonie. Cet écueil est à éviter, comme l'est l'écueil inverse, l'omission de soins, y
compris élémentaires.
Tant dans leur motivation que dans leur mise en œuvre, tout autres sont les
soins palliatifs. Contrairement à l'euthanasie, les soins palliatifs ne comportent
jamais l'intention délibérée de provoquer la mort, ni directement, ni même
indirectement. Il est fait appel aux soins palliatifs lorsqu'on se rend compte que
les soins curatifs, visant à guérir, sont devenus inopérants et que la maladie est
définitivement incurable. À ce moment, l'objet même de la thérapeutique change :
Page 5
celle-ci ne porte plus sur la maladie, mais sur la douleur, que le médecin
s'applique désormais à calmer activement. Ce n'est pas parce qu'on ne peut
guérir qu'on peut renoncer à soigner.
Dans ce contexte, il est souhaitable de différencier la douleur physique, qui peut
être soignée par des antalgiques, de la souffrance, qui est plus d'ordre
psychologique et moral. Beaucoup d'entre nous ont sans doute été témoins de
ce besoin de compassion qui apparaît chez les mourants. Compatir: porter
ensemble la souffrance. La compassion est à ce moment le nom que prend le
respect extraordinaire que nous pouvons témoigner aux moribonds à travers un
geste de tendresse, au moment décisif de leur existence.
Bref, ni obstination ni abandon; on ne s'acharne pas, mais on ne précipite pas
non plus le cours des choses.
Euthanasie: "active" ou "passive"?
A partir ce ce que nous venons de voir, u ne précision de terminologie apparaît
utile. La distinction entre euthanasie «active» et euthanasie «passive», dont
certains font état, est à déconseiller en raison des confusions sur lesquelles elle
débouche.
L'euthanasie dont il est question dans les discussions actuelles résulte de
l'intention de provoquer directement la mort, soit par un geste délibéré
(injection, accélération du débit d'une perfusion, etc.), soit par cessation
délibérée de soins. Dès lors, qualifier cette euthanasie d'"active", c'est énoncer
un truisme puisque l'intention de donner la mort est mise à exécution par l'un
des deux types d'actions délibérées (geste ou cessation) que nous avons
mentionnés.
L'expression "euthanasie passive" est parfois utilisée pour désigner les soins
palliatifs ou le risque de mort que peut comporter le recours à des antalgiques.
Cette expression est pourtant malheureuse, car elle prête à confusion; il vaut
donc mieux l'éviter.
En effet, au sens strict, l'euthanasie comporte toujours l' intention délibérée de
provoquer directement la mort; c'est précisément ce qui fait problème . Or cette
intention n'est nullement présente dans les soins palliatifs. En revanche,
ceux-ci comportent, eux aussi, une activité , des actes ayant pour but, non certes
de précipiter la mort, mais de calmer la douleur et de compatir à la souffrance.
Que le recours à des analgésiques puissants, utilisés dans le but de calmer la
douleur, puisse parfois comporter le risque de hâter le décès, personne n'en
disconviendra, même si les progrès de la pharmacologie réduisent de façon
Page 6
significative la fréquence de tels cas. Il s'agit là d'un risque normal, car, encore
une fois, ce que l'on veut, c'est calmer la douleur et non donner la mort. La mort,
si elle devait en être hâtée, ne serait nullement directement voulue. Elle ne le
serait même pas indirectement, en ce sens que la volonté de calmer la douleur
ne serait pas porteuse de l'intention d'arriver, par ce moyen thérapeutique
légitime, à provoquer le décès.
C'est donc à tort que l'on monte en épingle le risque ici envisagé, que le médecin
fait parfois courir au patient incurable en phase terminale. À vrai dire, ce risque
ne diffère pas fondamentalement de celui que des chirurgiens sont souvent
appelés à prendre dans des interventions justifiées mais connues d'avance
comme délicates. Que l'on songe aux cas fréquents qui se présentent en
chirurgie cardiaque ou en neurochirurgie. Le chirurgien mesure mieux que
quiconque le risque, mais il donne le meilleur de lui-même pour soigner le
patient. La mort, si elle survient à la suite de l'intervention, est une
conséquence subie, mais nullement voulue.
Il vaut donc mieux éviter la distinction entre "euthanasie active" et "euthanasie
passive", car le comportement actif que recouvre la seconde expression est
dépourvu de l'intention mortifère, caractéristique essentielle de la première,
c'est-à-dire de l'euthanasie proprement dite.
Réflexion sur ces pratiques
Eclairage du débat à la lumière d'expériences contemporaines
"Dieu a créé le monde mais les Hollandais ont créé la Hollande", dit, paraît-il, un
proverbe hollandais. Cette boutade un rien caustique suggère pourquoi les
Hollandais, qui ont conquis la majeure partie de leur territoire sur la mer,
pourraient avoir, selon certains, une conscience affirmée de leur supériorité.
Peut-être partagent-ils même avec d'autres le sentiment d'être appelés à jouer
un rôle messianique au niveau de la société européenne et mondiale.
Terre traditionnelle d'accueil, la Hollande et les Hollandais ont eu pendant
longtemps au moins une référence commune: le Décalogue. Toutefois, à partir
de Grotius et surtout de Spinoza (XVII e siècle), cette référence commune s'est
progressivement émoussée. Cette évolution a même affecté la tradition
calviniste, originairement très rigoureuse. Actuellement, les Hollandais en sont
arrivés à pousser la tolérance jusqu'à rejeter pratiquement tout principe
commun.
Une statistique officielle provenant du rapport Remmelink 4 fait état d'environ
Page 7
15% de décès par euthanasie chaque année en Hollande, En chiffres absolus,
cela donne un peu moins de 20.000 personnes, dont 9% seraient euthanasiées
sans leur consentement. La situation est d'autant plus étonnante que
l'euthanasie n'est pas légalisée dans ce pays; elle est simplement tolérée
jusqu'à présent, ce qui prouve que le débat mérite d'être repris.
Quoi d'étonnant? Dans une société où il n'y a effectivement plus de principes,
plus de références fondamentales, toutes les dérives deviennent possibles. Nous
en avons eu un exemple dans la Chronique d'une mort annoncée, téléfilm
programmé naguère sur plusieurs chaînes européennes. Ce qui y est
particulièrement désolant, c'est que le médecin euthanasiant, qui apparaît dans
le film, n'a rien d'autre à proposer à son patient qu'une injection létale. Or, n'y
avait-il rien d'autre à faire pour soigner la douleur? Sans doute y avait-il aussi
beaucoup plus à faire pour soulager la souffrance morale de celui qui allait faire
tôt ou tard le grand voyage.
Quant aux "indications" invoquées en Hollande pour justifier l'euthanasie, on
constate qu'elles suivent une évolution semblable à celle des "indications"
relatives à l'avortement: leur liste ne cesse de s'allonger, de se diversifier.
Désormais, il ne s'agit plus seulement de malades en stade terminal. Il est de
plus en plus question d'autoriser ou de tolérer l'euthanasie pour des enfants
atteints de malformations, des handicapés, des malades mentaux, etc. À quand
l'euthanasie des mongoliens ou des malades atteints du sida?
Nous l'avons déjà relevé: certains sont irrités par le rappel de pages
particulièrement sombres de l'histoire contemporaine. Pourtant, plutôt que de
crier à l'"amalgame", il faut être attentif à la mise en garde d'un des plus grands
historiens de notre siècle, Toynbee, qui disait en substance que "ceux qui
ignorent l'histoire sont prêts à en répéter les erreurs".
Sait-on, par exemple, que le téléfilm hollandais présentant la Chronique d'une
mort annoncée n'est qu'un remake du film Ich klage an commandé par Goebbels
en 1941? La seule différence avec le film hollandais est que la personne
euthanasiée est ici une femme. Le message que le film voulait faire passer était
simple: au nom des intérêts de l'État, des impératifs de la Race, de
considérations "philosophiques", etc., il devait être permis d'éliminer des gens
jugés inutiles ou nuisibles.
L'ouvrage considéré comme fondamental sur la question fut publié à Leipzig en
1920 par Binding, juriste, et Hoche, médecin. Cet ouvrage est devenu
introuvable, mais une traduction anglaise en a été publiée en 1992 aux USA 5.
Ces deux auteurs ont été souvent invoqués aux procès des médecins de
Nuremberg, en particulier à propos du célèbre Dr Brandt, l'un des maîtres
d'œuvre du programme nazi d'euthanasie et de génocide juif. L'ouvrage de
Binding-Hoche énonce déjà point par point tous les arguments avancés
Page 8
aujourd'hui en faveur de l'euthanasie, et plus précisément le suicide assisté, la
compassion et l'utilité sociale.
Même si l'évocation du précédent nazi est dérangeante, sa mise en rapport avec
les pratiques recommandées ou observées aujourd'hui ne saurait être taxée
d'amalgame. Hier comme aujourd'hui, à la racine de ces pratiques, on trouve
des théories inspiratrices très concordantes, et celles-ci doivent être examinées
de très près. Car, si les mêmes théories conduisent aux mêmes effets, nous
sommes fondés à penser que nous sommes, nous aussi, engagés sur une pente
extrêmement dangereuse. Qu'importerait, du reste, que les "justifications»
avancées soient différentes si les pratiques mortifères sur lesquelles elles
débouchent sont les mêmes?
Mise en perspective philosophique
Le débat sur l'euthanasie gagne encore à être mis en rapport avec quelques
courants philosophiques qui l'éclairent. Nous nous bornerons ici à évoquer deux
de ces courants.
La discussion concernant l'euthanasie nous renvoie bien au-delà des courants
qui affleurent actuellement en Hollande ou ailleurs, et au-delà de Binding et
Hoche. Nous sommes surtout renvoyés à un philosophe qui a marqué toute
notre époque: Hegel (1770-1831). La philosophie de Hegel est avant tout une
philosophie de la mort . Hegel est tourmenté par la condition de l'homme, être fini
-comme l'animal-, mais qui, à la différence de l'animal, est doué de raison et de
volonté libre, tout en étant conscient d'être voué à la mort. Face à cette situation
inéluctable, confronté à cette "issue fatale", l'homme cherche dans le don de la
mort l'affirmation suprême de sa liberté souveraine. C'est ce que l'homme réalise
dans l'acte de se donner la mort, par le suicide. Mais s'il est maître de sa propre
vie et de sa propre mort, pourquoi, a fortiori , l'homme s'interdirait-il de se poser
aussi en maître de la vie et de !a mort d'autrui, comme cela est déjà suggéré
dans la fameuse dialectique du maître et de l'esclave?
Nous sommes ici à l'origine de toutes les morales contemporaines des seigneurs,
contre lesquelles n'ont cessé de réagir tous les courants sensibles aux droits de
tous, à commencer par ceux des plus faibles. Les seigneurs en question, étant
les plus forts, s'arrogent l'exercice d'une maîtrise totale sur leur vie et sur la vie
des autres. Cette morale conduit à diverses formes d'oppression, de ségrégation
ou de guerre, selon des critères de race ou de classe, de rentabilité, de
solvabilité ou d'utilité.
Face à l'échéance de la mort, qui est toujours angoissante pour nous, ne
serait-il pas plus sage de rester attentifs à ce qu'affirmait le professeur Lucien
Page 9
Israël: "Nous devons toujours être ouverts à cette part de mystère que la mort nous
rappelle "?
Les philosophes et la dignité de l'homme
Parce qu'il y va des valeurs essentielles, des valeurs à respecter et à promouvoir
ensemble pour que soit possible la vie en communauté pacifique, nous devons
discerner et dénoncer les théories prémonitoires de dérives, et empêcher que ne
s'installent des pratiques qui en sont la conséquence fatale. C'est le moment de
se souvenir ici des mises en garde de grands "prophètes" de notre temps comme
Jaspers, Hannah Arendt, I. Chafarévitch, Claude Polin, Jean-Jacques Walter,
pour ne citer que ceux-là.
Même si nombreuses furent les guerres et constante la pratique de l'oppression,
la sociabilité, la socialité, la fraternité, la solidarité sont depuis l'Antiquité des
références morales que nos sociétés se sont efforcées d'honorer et de protéger.
Ces références impliquent toujours un accord fondamental sur l'égale dignité
des hommes. Elles fournissent aux hommes un terrain commun de discussion à
explorer davantage. Chaque fois, du reste, que ces références ont été
méconnues ou bafouées, des hommes épris de liberté sont entrés en résistance
pour en restaurer le respect.
L'apport des chrétiens
Face à la question de l'euthanasie, que peut-on dire du point de vue chrétien?
Tout d'abord, il faut constater une fois de plus que les chrétiens n'ont nullement
le monopole du respect de la vie humaine. En matière de respect de la vie, les
lois en vigueur en Europe n'ont pas été "imposées" sous une quelconque
pression cléricale. En France, les lois condamnant l'avortement remontaient à
Napoléon (code pénal de 1810); cette condamnation a été reprise et précisée
dans les lois de 1920, 1923, 1951, 1967. C'est aussi le moment de rappeler que,
de Descartes à Napoléon, en passant par Diderot, Rousseau et Kant, la
condamnation du suicide est constante.
Quant à la banalisation et à la légalisation de l'euthanasie, elle fait toujours
surgir dans nos sociétés le spectre de la première pratique banalisée par les
nazis. Dans les attendus du procès des médecins à Nuremberg, les juges se
sont constamment référés à l'euthanasie et ont reconnu en celle-ci un des
motifs majeurs de condamnation. Le silence qui a entouré le cinquantenaire de
ce procès suggérerait-il que les juges de Nuremberg ont eu tort de requérir les
Page 10
peines à raison de ce grief d'accusation?
Toutes les législations qui autorisent l'avortement et l'euthanasie sont à
contre-courant des leçons que la Déclaration de 1948 tire de l'expérience du
totalitarisme, en particulier nazi. Il fallait, en déclarant et en protégeant les
droits de tous les hommes, au plan international, barrer la route au retour d'un
État qui, au nom de l'"intérêt supérieur", avait bafoué ces droits.
On ne saurait trop recommander aux chrétiens d'aujourd'hui d'être attentifs à
un précédent dans lequel la responsabilité de certains des leurs a été engagée.
On ne saurait perdre de vue que tout affaiblissement, aujourd'hui, de la
Déclaration de 1948 risque de laisser la voie libre à quelque machine totalitaire
qui, au nom d'intérêts supérieurs -par exemple les impératifs économiquesviolera ces droits.
Faisant explicitement écho à ce passé gênant qu'on voudrait effacer, l'Académie
des sciences morales et politiques de Paris adoptait, le 14 novembre 1949, une
Déclaration où on lisait :
"L'Académie des sciences morales et politiques :
"1) Rejette formellement toutes méthodes ayant pour dessein de
provoquer la mort de sujets estimés monstrueux, malformés, déficients
ou incurables, parce que, entre autres raisons, toute doctrine médicale
ou sociale qui ne respecte pas de façon systématique les principes
mêmes de la vie aboutit fatalement, comme le prouvent les expériences
récentes, à des abus criminels."
"2) Considère que l'euthanasie et, d'une façon générale, toutes les
méthodes qui ont pour effet de provoquer par compassion, chez les
moribonds, une mort "douce et tranquille" doivent être également écartés
[…]. Cette opinion catégorique repose […] sur le fait que […] de telles
méthodes auraient pour effet d'octroyer au médecin une sorte de
souveraineté sur la vie et la mort." 6
L'Église souscrit fondamentalement à cette répulsion que l'euthanasie inspire
naturellement à toute société civilisée. Mais elle ajoute, avec l'ensemble de la
tradition judéo-chrétienne, que la vie doit être accueillie comme un don. Nous la
recevons de nos parents et, au-delà de nos parents, nous la recevons de Dieu
lui-même. Malheureusement, il n'est pas rare qu'en raison de blessures dues à
l'éducation ou aux circonstances de la vie, certains refusent d'accueillir ce don
pour ce qu'il est: un don merveilleux. Ce sont ces blessures qui amènent à des
révoltes bloquant le chemin de l'espérance.
Ce que font ici les chrétiens? Ils invitent à
Page 11
oser l'espérance de la résurrection .
Le grand clivage entre, d'une part, les chrétiens et, d'autre part, les déistes, les
agnostiques et les athées, c'est que les chrétiens croient fermement que Jésus
est mort et ressuscité. Des témoins, des disciples du Christ ont risqué leur vie
pour nous transmettre ce message. Et parmi ces témoins figuraient des disciples
qui, comme saint Pierre, avaient renié le Christ au moment de sa passion, et
l'avaient abandonné alors qu'il mourait sur la croix. Or ceux-là mêmes qui
l'avaient lâché vont, après la Résurrection, s'exposer à tous les dangers pour
proclamer partout dans le monde que celui qui avait été mis à mort est vivant et
qu'ils ont " mangé et bu avec lui après sa résurrection d'entre les morts " (Ac 10,
41).
Ce pari des chrétiens sur la résurrection a été décrit en une page somptueuse
que l'Église propose à l'Office des lectures en la fête de saint Barthélemy. Voici
cette page. Elle date de la fin du IV e siècle. Nous la devons à saint Jean
Chrysostome:
"Eux [les Apôtres] qui n'avaient jamais fréquenté les villes et leurs
assemblées, comment ont-ils pu songer à se mobiliser contre la terre
entière? Ils étaient craintifs et sans courage: celui qui a écrit sur eux le
montre bien, lui qui n'a voulu ni excuser ni cacher leurs défauts. C'est là
une preuve très forte de vérité. Que dit-il donc à leur sujet? Quand le
Christ fut arrêté, après avoir fait d'innombrables miracles, la plupart
s'enfuirent, et celui gui était leur chef de file ne resta que pour le renier."
"Ces hommes étaient incapables de soutenir l'assaut des Juifs quand le
Christ était vivant. Et lorsqu'il fut mort et enseveli, alors qu'il n'était pas
ressuscité, qu'il ne leur avait donc pas adressé la parole pour leur
rendre courage, d'où croyez-vous qu'ils se seraient mobilisés contre la
terre entière? Est-ce qu'ils n'auraient pas dû se dire: "Qu'est- ce que
cela? Il n'a pas été capable de se sauver lui-même, et il nous
protégerait? Quand il était vivant, il n'a pas pu se défendre, et
maintenant qu'il est mort, il nous tendrait la main? Quand il était vivant,
il n'a pu se soumettre aucune nation, et nous allons convaincre la terre
entière en proclamant son nom? Comment ne serait-il pas
déraisonnable, non pas même de le faire, mais seulement d'y penser?"
"La chose est donc évidente: s'ils ne l'avaient pas vu ressuscité et s'ils
n'avaient pas eu la preuve de sa toute-puissance, ils n'auraient pas pris
un risque pareil." 7
_________________________________
1. Jacques Attali, "La médecine en accusation", dans Michel Salomon (éd.),
L'avenir de la vie , Paris, Seghers, 1981; voir pp. 274 s.
2. Yves Ternon, L'État criminel. Les génocides au XX e siècle , Le Seuil, Paris,
1995.
Page 12
3. Robert Jay Lifton, Les Médecins nazis. Le meurtre médical et la psychologie
du génocide, Paris, Robert Laffont, 1989 .
4. Voir le dossier du Dr Philippe Schepens, L'Euthanasie. Pourquoi en
Hollande? , Ostende, World Federation of Doctors who Defend Human Life,
1995; sur le rapport Remmelinck, voir pp. 29 s. et 42.
5. Un des ouvrages de référence sur l'euthanasie est dû à Karl Binding et
Alfred Hoche, Permitting the Destruction of Unworthy Life , ouvrage rare dont
la traduction a été publiée dans Issues in Law and Medicine , vol. 2, n° 8,
1992, Reprint series, P.O. Box 1586, Terre Haute, IN, pp. 231-265.
6. Cité par Maurice Torelli dans Le Médecin et les droits de l'homme , Paris,
Berger-Levrault, 1983, pp. 235 s.
7. Fête de saint Barthélemy, Office des lectures. Ce texte provient de l' Homélie
sur 1 Co 4.3.4, dans la Patrologie grecque , 61, 34-36.
Extrait de: Michel SCHOOYANS, L'Evangile face au désordre mondial , éd. Fayard,
Paris, 1997.
Page 13