Titrologie de l`exposition - Jean

Transcription

Titrologie de l`exposition - Jean
« Titrologie de l’exposition »
A côté de l’« Olympia », de « La Joconde » ou de « Guernica », il faut aujourd’hui
faire l’histoire de l’art avec des mots de passe tels que avec « When Attitudes
become form », « The Family of Man » ou « Les Magiciens de la Terre ». Soit une
liste en augmentation exponentielle et une hypermémoire d’un domaine encore peu
étudié de l’historiographie et des curating-studies : le titre d’exposition. Tentative
d’approche.
Très simplement : pour le spectateur, une exposition commence généralement
par son titre. Sur un carton d'invitation, sur une affiche ou écrit en toutes lettres sur un
mur à l'entrée d'une salle, la première interface que constitue souvent le titre d’une
exposition est un mélange d'information et de séduction. On se rappelle ces trois
fonctions élémentaires émises par le poéticien Gérard Genette dans Seuils : le titre
d’un texte peut servir 1) à le nommer, 2) à en désigner le contenu, 3) à le mettre en
valeur. Dans le cas de l’exposition, le titre nous renseigne généralement sur l'artiste
(ou les artistes) exposé(s), se limitant parfois à son seul nom. Il nous indique
potentiellement le genre de l'exposition : monographique, rétrospective ou collective,
thématique, artistique, florale ou scientifique… Il peut aussi nous en livrer le contenu
plastique (« Pablo Picasso, céramiques ») ou le message théorique (Mel Bochner : «
Working Drawings And Other Visible Things On Paper Not Necessarily Meant To
Be Viewed As Art », School of Visual Arts, New York, 1966). Le titre est aussi la
promesse d'un paysage et déploie un "horizon d'attente", selon l'expression de HansRobert Jauss dans son Esthétique de la réception (1972) : on n'entre pas de la même
manière au « Salon de l'Académie royale des beaux-arts », à une exposition "Five
Cubes" et dans « Sensation ».
Depuis sa bascule dans l’industrie de la culture, le champ de l’art voit proliférer
les titres et se multiplier les stratégies de captation du spectateur potentiel. Cette
croissance exponentielle apparaît d’ailleurs dans plusieurs entreprises récentes,
artistiques ou curatoriales : tandis que la jeune curatrice française Béatrice Méline se
constitue une collection particulière de titres d’exposition, en demandant leurs
titrages préférés à des artistes ou curateurs choisis par ses soins, d’un autre côté
l’artiste Stefan Brüggeman a imaginé sous le titre « Show Titles » toute une liste de
titres d’exposition qu’il considère comme des œuvres à part entière : conventionnels
(« The new conceptualists »,) politiques (« Tropical critique », « Unproductivism »),
souvent ironiques voire dénigrants (« Bad Mexican artists »). Ces titres sont libres
d’emploi : un curateur, un conservateur de musée ou un galeriste peut en choisir un à
sa guise, à condition de créditer le titre en question comme l’intervention artistique de
Brüggeman et de le faire figurer parmi les artistes exposés. Enfin, sur le principe des
fournisseurs informatiques de titres de romans, l’historienne Rebecca Uchill a lancé
sur le web un logiciel curatorial, le « Random Exhibition Title Generator »
(http://www.mit.edu/~ruchill/lazycurator.html). J’ai testé pour vous le programme en
appuyant sur le bouton « curate me ! ». Résultat, j’étais commissaire de l’exposition
« Relational Dreams : Cheating the Avant-garde ». Pourquoi pas ?
Eu égard à cette prolifération, remarquons ce paradoxe : si le titre des œuvres
littéraires a fait l’objet de quantité d’études, et si celui d’un tableau fait partie
intégrante des interrogations méthodologiques de l’historien d’art, pour autant la
« titrologie » de l’exposition a connu jusqu’ici assez peu de développements,
notamment en histoire de l’art (cf. bibliographie). Il faut aller chercher du côté des
linguistes ou de la préoccupation curatoriale contemporaine pour trouver des analyses
pertinentes, par exemple de Tom Morton. Mais avant de nous livrer à un essai de
typologie du titre d’exposition, il convient d’abord de remarquer la spécificité de ce
dernier, et la complexité de son appareil.
Topologie
A commencer par un premier phénomène : si le titre d’une œuvre littéraire est
fait de la même matière, verbale, que l’œuvre elle-même, il n’en va pas de même du
titre dans les arts plastiques ou dans la musique, où l’on ne retrouve plus cette
continuité du matériau. En désignant un tableau, une symphonie ou une exposition, le
titre en arts plastiques ouvre à une hétérogénéité, et opère donc cette « disjonction du
médium » émise par le théoricien Pierre-Marc de Biasi (« Fonctions et genèse du titre
en histoire de l’art », p. 30).
Mais le titre d'exposition ne fonctionne pas non plus comme celui des autres
œuvres d'art. Il est souvent lui-même hétérogène, incluant régulièrement des
mentions formelles (« Magritte. Peintures et gouaches » à la galerie du Faubourg en
1948), mais aussi des noms de lieux, des dates ("Bertrand Lavier, depuis 1969", au
Centre Pompidou), des périodes ("Trente ans de peinture" affichera Picabia en 1930
chez Léonce Rosenberg, une formule qu'il reprendra ironiquement quelques années
plus tard à la galerie René Drouin : "Cinquante ans de plaisir"). Voire les deux :
toujours de Sol LeWitt, « Fifty Drawings, 1964-1974 » (New York Cultural Center,
1974).
En somme, le titre d'exposition est le plus souvent un "appareil titrologique". Le
nom de l’artiste y surplombe fréquemment une gamme d’informations généralement
hiérarchisées, où un nombre variable de sous-titres sont plus ou moins intégrées au
titre lui-même (« Dan Graham, Œuvres, 1965-2000 »). Cette richesse titrologique se
retrouve notamment dans les grandes expositions collectives historiques ou muséales,
par exemple « Elles@centrepompidou. Artistes femmes dans la collection du Musée
National d’Art Moderne, Centre de création industrielle ». Mais cet appareil peut
aussi connaître un jeu de brouillage hiérarchique : on assiste à quantité de
permutations possibles entre le surtitre nominatif, le titre, ses sous-titres informatifs et
d'autres éléments annexes, toujours capables d’accéder à la fonction-titre : combien
d'expos intitulées "Rétrospective"... Et de même on a vu le nom du lieu, censé
apparaître en sous-titre, remonter en pole position : telle l’exposition "le Confort
Moderne" au Confort Moderne de Poitiers (curatée par Mathieu Coupeland), ou
encore "35, avenue Foch" et "18, rue de Lourmel" pour Gilles Mahé en 1977 et 1978
— cette géolocalisation fut d'ailleurs le cas des toutes premières expositions
temporaires, tels les « Sallons » comme on l’écrivait en 1737, ainsi désignés parce
qu'ils se déroulaient dans le Salon carré du Louvre.
Enfin, s’il y a un « art de l’exposition », nul doute que la poétique du titre
participe à sa reconnaissance, à l’identification de l’exposition comme forme, comme
medium. D’où l’intérêt porté par Szeemann aux titres de ses expositions, qu’il
désignait comme « la création d’une zone de poésie au travers de projets uniquement
artistiques » : « Zeitlos », « De Sculptura, Skulptur sein » et plus encore « Traces,
sculptures et monuments de leur voyage précis », ainsi commenté par le curateur en
chef : « Ce flottement dans le titre n’est pas uniquement un dilemme d’expression de
sentiments et de sensations intérieures irracontables, mais aussi le signe d’une
certaine timidité dans la dénomination ». Cette titulation poétique, désireuse de signer
l’exposition comme une œuvre à part entière, aboutit à un phénomène récent
majeur dans le cas des expositions monographiques : le nom de l’artiste se trouve
désormais clairement distinct du titre même de l’exposition, à l'image de l'excellent
(et mon préféré de tous) "L'expédition scintillante - A Musical" de Pierre Huyghe au
Kunsthaus Bregenz. Ou encore « All » pour la rétrospective de Maurizio Cattelan au
Guggenheim. Pour autant, cette poétique du titre se voit aujourd’hui rattrapée par une
industrie de la culture et des musées désireux de frapper l’esprit du public par des
titres moins académiques, fussent-ils, comme celui de la Triennale du New Museum,
« Younger than Jesus », immédiatement inscrit par la presse dans le « Department of
Bad Exhibition Titles ». Stratégies de communication aidant, le titre véritablement
informatif se voit devancé par un titre plus promotionnel et attractif, de l’expo
« Sensation. Young British Artists from the Saatchi Collection » (Royal Academy,
London, 1997) jusqu’à la plus récente « New Order : British Art Today » (Saatchi
Gallery, 2013). On remarquera aussi l’usage intensif des points d’exclamation voire
d’un préfixe promotionnel, comme dans « Supernova », « Super Visions » ou « Super
Warhol ».
Typologie
Cette courte liste tente de distinguer les éléments et les stratégies possibles
de titulation de l’exposition. On notera cependant qu’un titre d’exposition peut
combiner plusieurs catégories.
Titre éponyme : Quand le titre correspond à l’instance exposante — l’artiste,
les artistes dans le cas de group shows, le groupe d’artistes, mais aussi l’institution
(publique ou privée) montrant sa propre collection. Comme l’a fait remarquer Tom
Morton, l’éponymie constitue la pratique majeure des expositions « personnelles »,
ou tend à se substituer à son véritable inititulé. On notera ce paradoxe : presque toutes
les expositions monographiques de René Magritte ont pour titre « René Magritte » —
on sait pourtant à quel point l’artiste a cultivé le titre de ses tableaux, sans pour autant
prendre la peine de l’étendre à un éventuel art de l’exposition. Autre fait marquant :
autant les tous premiers solo-shows, en galerie, de Sol LeWitt sont programmatiques
et sans nom d’auteur, postulant l’effacement de l’artiste derrière les procédures de
son art, autant la première rétrospective au MOMA en 1978 s’intitule tout
simplement « SOL LeWITT ». Comme quoi la « disparition de l’auteur » n’aura pas
duré très longtemps, ni résisté à la puissance de nomination du musée.
Titre médiologique
Formulation centrée sur le médium de l’exposition.
-
« Trente ans de peinture », exposition « Francis Picabia » chez Léonce Rosenberg,
Paris, 9-31 décembre 1930.
« Le Cadavre Exquis: Son Exaltation », Galerie Nina Dausset, Paris, 7–30 octobre
-
-
-
1948.
Sol LeWitt : « Wall Drawings », Galleria L’Attico, Rome, 2-20 mai 1969 / Dwan
Gallery, New York, 4-30 octobre 1969 / Galerie Yvon Lambert, 4-27 juin 1970 /
Galleria Sperone, Turin, 12-28 juin 1970, 71 à Washington, Bruxelles en 7972,
John Weber Gallery de New York en 1973, etc.
« Urgent Painting », Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 2002.
“New Situated Works”, Daniel Buren, Lisson Gallery, London, 2007
« Tableaux », Le Magasin, Grenoble, 2011.
Pièce-titre :
Quand le titre de l’exposition est aussi celui de l’œuvre, ou de la série d’œuvres
exposée.
Aki KURODA, « Les Ténèbres », Galerie Maeght, Paris, 1980.
Vingt quatre Objets de Grève présentés par Jean-Luc Moulène, La Galerie, NoisyLe-Sec, France. 1999
- Laurent Grasso, « Silent Movie », galerie chez Valentin, 2005
Titre métasémiotique
Formulation centrée sur les codes, les sources, le thème, la théorie, la démarche ou
les principes ayant servi à concevoir l’exposition.
-
-
« Accrochage », Galerie Ernst Beyeler, Bâle, 1963.
« Recent Acquisitions », MOMA, New York, 1991.
« Post Human » (curat. Jeffrey Deitch), Castello di Rivoli, 1992.
« Pièces au sol », Le Consortium, Dijon, 1993
« Hyperréalismes USA 1965–75 », Musée d’art moderne et contemporain de
Strasbourg, 2003.
« Si-Sindrome Italiana. La jeune création artistique italienne », Le Magasin,
Grenoble, 2010.
Au sein de cette catégorie méta-sémiotique, on accordera une place particulière
aux titres-manifestes :
« Le Réalisme », Gustave Courbet, 1855, Paris.
« Dramatically Different » (curat. E. Troncy), Le Magasin, Grenoble, 1997.
- « Yes To All », Sylvie Fleury, Galerie Thaddeus Ropac, Paris, 2005.
Titre iconique
En termes de fonction iconique on trouvera des titres évoquant des éléments
visuels, graphiques, chromatiques, géométriques, graphiques, optiques…
-
« Noir est une couleur », Galerie Maeght, Paris, 1954.
« Weiss auf Weiss » (curated by H. Szeemann), Kunsthalle, Bern, 1966.
« Magic Blue », Galerie Ernst Beyeler, Bâle, 1993-1994.
« I Love Yellow », Galerie Ernst Beyeler, Bâle, 1996.
Titre poétique
Centré sur la littéralité de l’intitulé : « La fonction poétique concerne le domaine
des titres jouant sur l’intertexte culturel, les ressources de la rhétorique, les jeux de
mots, la langue poétique ou l’imaginaire narratif » (Pierre-Marc de Biasi). « To
name an exhibition after a work of fiction or to quote a line from a novel or a poem
is an understandably popular strategy (Tom Morton).
-
« E.R.O.S. » (Exposition inteRnatiOnale du Surréalisme), galerie Daniel Cordier,
janvier 1960.
Marcel Broodthaers "Tractatus Logico-Catalogicus. L'art ou l'art de vendre",
Bruxelles, Galerie MTL, 18.05.1972 - 17.06.1972
« L’Expédition Scintillante – A Musical », Pierre Huyghe, Kunsthaus Bregenz,
2002.
« If when my wife is sleeping
and the baby and Kathleen
are sleeping
and the sun is a flame-white disc
in silken mists
above shining trees,if I in my north room
dance naked, grotesquely
before my mirror
waving my shirt round my head
and singing softly to myself:
“I am lonely, lonely.
I was born to be lonely,
I am best so!”
If I admire my arms, my face,
my shoulders, flanks, buttocks
against the yellow drawn shades, Who shall say I am not
the happy genius of my household? »
(poème de William Carlos William intitulé « Danse Russe » chois par l’artiste et
commissaire Jason Dodge pour une exposition collective à la galerie Massimo De
Carlo, Milan, 2007).
- ‘After Nature’, New Museum, New York, 2008.
- « A House of Leaves », David Roberts Art Foundation », London, 2012-2013.
- « Le Monde comme volonté et comme papier peint » (curat. Stéphanie Moisdon),
Le Consortium, Dijon, 2012.
Titre transmédial
La formulation joue sur un intertexte culturel et non plus seulement littéraire,
emprunté aux champs du cinéma, de la musique, de la danse, etc, vire au champ de
l’art lui-même.
-
« L’Hypothèse du tableau volé », Mamco, Genève, 1998
« Mille et trois plateaux », Mamco, Genève, 2003-2006.
« Space Oddity », Galerie Bugada-Cargnel, Paris, 2007.
« Space Oddity », Kunsthalle CCA Andratx, 2011.
« The Crystal World », Cyprien Gaillard, MOMA, PS1, New York, 2012.
« This is not a love song », The Empty Quarter Fine Art Photography Gallery,
Dubai, 2012.
« Space Oddity. Design/Fiction », Le Grand Hornu, Belgique, 2012.
Notons que l’intertextualité peut renvoyer à d’autres titres d’exposition, signe
qu’une mémoire de l’exposition est en train de se constituer. La fameuse
manifestation pilotée par Szeemann à Bern en 1969, Live In Your Head: When
Attitudes Become Form (Works – Concepts – Processes – Situations – Information)
se caractérise par un titre lui-même complexe, très hétérogène, hyper-métasémiotique (car à la fois processuel et manifeste d’une nouvelle conception de
l’art), et qui a fait l’objet de nombreuses « reprises » :
- Quand les peintres deviennent orfèvres..., Galerie Dujardin, Roubaix, décembre
1973-janvier 1974
- When attitudes become form. Works, concepts, processes, situations, information,
curat. Bob Nickas, Bess Cutler Gallery, New York, 1986.
- Works, concepts, processes, situations, information, curat. Bob Nickas, Galerie
Hans Meyer, Düsseldorf, 1988.
- Information, curat. Bob Nickas, Terrain, San Francisco, 1990.
- Works, concepts, processes, situations, information, curat. Bob Nickas, Galerie
1900-2000, 1992.
- Live in Your Head, curat. Bob Nickas, Hochschule für Angewandte Kunst,
Heiligenkreuzerhof, Vienna in association with Galerie Metropol, 1993.
- How Latitudes Become Forms: Art in a Global Age, Walker Art Centre,
Minneapolis, USA, février-mai 2003
- Quand les latitudes deviennent suisses, FRAC Lorraine, Metz, mai-août 2005
- Alter Ego – Quand les relations deviennent formes, Chartreuse de Mélan,
Taninges, juillet-aout 2008
- Quand les attitudes…, Printemps de septembre, Toulouse, 2009
- Quand les patients deviennent artistes: exposition Nouveau Reg'Art sur
Alzheimer, Musée d’Histoire de la médecine, Paris, 23 mars-30 avril 2011
- When attitudes became form become attitudes, curated by Jens Hoffmann and
organized by the CCA Wattis Institute for Contemporary Arts13 September – 1
December 2012
Jean-Max COLARD
Bibliographie :
- Verena TUNGER, Attirer et informer: Les titres d'expositions muséales, Paris,
L'Harmattan, 2005
- Tom MORTON, [Insert Title Here], frieze, n° 139, may 2011
- La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, ouvr. coll.,dir. Pierre-Marc de
Biasi, CNRS Editions, Paris, 2012.
- Gérard GENETTE, Seuils, Paris, Editions du Seuil, 1987.