la poudrière - Polka Galerie
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polka livres Reza LA POUDRIÈRE Les talibans y trouvent assistance et refuge, auprès d’hommes qui ont fait de la rébellion une tradition : les zones tribales, au Pakistan, à la frontière afghane, ont leurs propres lois, leur propre police, leurs propres milices. C’est là que s’arme l’ennemi insaisissable qu’affrontent les forces de l’Otan et que, s’il est encore vivant, se cache Oussama ben Laden. Reza, qui vient de publier « Entre guerres et paix », est l’un des rares photographes à s’être rendu à plusieurs reprises dans cette région dangereuse. Il en a rapporté ces images saisissantes prises entre 2004 et 2007. Jean-Pierre Perrin, spécialiste de l’Asie centrale à « Libération », nous explique comment ces territoires sont devenus le chaudron infernal de la guérilla. « Reza, 30 ans de reportages. Entre guerres et paix », texte de Rachel Deghati, éd. National Geographic, 300 pages, 45 euros. Version américaine : « Reza, War and Peace», Focal Point. 92 I polka magazine #3 REZA SAKHA KOT, 2004 Dans cet atelier à130 kilomètres au nord-est de Peshawar, des enfants fabriquent des contrefaçons. d’armes destinées aux chefs de guerre et aux rebelles des zones tribales. novembre 2008 - janvier 2009 I 93 polka livres REZA PETAWGA, MAI 2004 Haji Gol Mohammad, un chef de clan pachtoun, ne quitte jamais sa Kalachnikov. Sur la frontière afghanopakistanaise près du passage d’Angour Ada, les Pachtouns sont divisés en une douzaine de tribus principales, elles-mêmes composées de dizaines de clans. Un clan est formé par le regroupement de plusieurs familles. REZA MIRANSHAH, FÉVRIER 2007 A défaut de pouvoir être les maîtres sur terre, les forces spéciales pakistanaises survolent les airs en hélicoptère pour accéder aux zones enclavées. Ici, un hélicoptère militaire survole Miranshah, la principale ville du Waziristan du Nord. REZA COL DE KHYBER, AVRIL 2004 La danse traditionnelle des Pachtouns de la Frontière passe aussi par les armes. REZA PESHAWAR, FÉVRIER 2007 Lourdement armées, les forces spéciales pakistanaises patrouillent sans relâche sur la route qui relie la ville de Peshawar, la capitale de la province de la frontière du nord-ouest, au col de Khyber, à travers les zones tribales. Hautement stratégique depuis des siècles, cet axe est à la fois une voie commerciale primordiale entre l’Asie centrale et l’Asie du sud-est et une zone militaire sensible. 94 I polka magazine #3 Au-delà de la Frontière sauvage, les abîmes de la guerre A près avoir créé le monde, Dieu se retrouva avec un immense surplus de rochers, de rocailles, de caillasses dont il ne savait que faire. Pour s’en débarrasser, il les déversa sur un vaste territoire que l’on appellera bien plus tard, au moment de l’Empire britannique, la Frontière. C’est ce que raconte une vieille légende pathane. On peut déjà deviner ce qu’on y trouvera: une armée infinie de montagnes, fauves l’été, émaillées l’hiver, des bataillons de crêtes arides, de raides ravines, des vallées abîmées de ruines, raclées par le courroux glacé des torrents et les vents méchants. Les habitants, que l’on appelle «Pathans» du côté pakistanais et «Pachtouns» du côté afghan, sont à la mesure des paysages. Ils ont la prétention d’être aussi rudes, aussi durs que leurs horizons de cailloux. Déjà, Alexandre le Grand, quand il traversa cette contrée, avait dû s’y battre rudement. Un coup d’œil, jeté dans les librairies de Kaboul ou d’Islamabad sur les titres des ouvrages consacrés à cette région, en dit déjà long : « The Salvage Border» (la Frontière sauvage), «The Wild Frontier» (la Frontière indomptée)... La Frontière, c’est un rêve pour les écrivains qui cherchent des personnages et un cadre extrêmes, pour les mystiques comme pour les contrebandiers, pour les fugitifs qui veulent égarer leurs poursuivants, pour tous ceux qui aiment faire le coup de feu à la moindre occasion. Mais c’est toujours un cauchemar pour les envahisseurs. Cela l’est devenu, pour les forces pakistanaises et celles de l’Otan déployées en Afghanistan qui s’efforcent de la contrôler pour contenir les guérillas islamistes. Car ces dernières se sont emparées des zones frontières. Au Pakistan, elles contrôlent déjà cinq des sept «agences» étagées le long de la célèbre ligne Durand, qui sert de frontière avec l’Afghanistan. Tracée en 1893 d’un coup de stick par l’officier britannique Mortimer Durand, elle a cassé en deux le rêve d’un Etat pachtoun, qui aurait pu s’appeler Pachtounistan. Les agences tribales – Bajaur, Khyber, Kurram, Mohmand, Waziristan du Sud et Wazirstan du Nord, Orakzai – ont été créées à la même époque pour constituer une région tampon entre les Indes et l’Afghanistan. Lorsque le Pakistan est né, en 1947, elles ont par J e a n - P i e r r e P e r r i n conservé leur statut particulier. Elles ont leur propre législation: les femmes n’ont pas le droit de vote, les tribus sont punies collectivement quand un des leurs commet un délit ou un crime, les partis politiques sont interdits, l’armée n’a pas le droit d’aller au-delà des routes nationales... Pour assurer la sécurité, elles disposent de leur propre police et d’une milice tribale. Perdons-nous à Miranshah, tout près de la frontière afghane. C’est un bourg médiocre et sale avec son lot de fermes aux allures de fortins et quelques rues maussades où s’alignent des boutiques. Jusqu’à l’indépendance, en 1947, un détachement britannique y tenait garnison. Thomas Edward Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie, y fut muté bien après son épopée chamelière à travers l’Orient des Arabes. Et, s’y morfondant, il y traduisit en anglais l’«Odyssée» d’Homère. La région n’a jamais été calme. Son histoire est une suite de révoltes, de rébellions. A quelques kilomètres de Miranshah, on LE LONG DE LA LIGNE DURAND, dans le nordouest du Pakistan, tracée en 1893 pour séparer l’Inde britannique de l’Afghanistan, les zones tribales couvrent 27 220 km2 et comptent plus de 3 millions d’habitants. Elles sont divisées en 7 «agences» : Bajaur, Khyber, Kurram, Mohmand, Orakzai, Waziristan du Nord et du Sud. Elles bénéficient d’une administration spéciale, de type féodal. trouve la madrasa du maulawi (religieux d’un rang supérieur) Jalaluddin Haqqani. Lui, c’est un Afghan, dont la tribu, les Jadran, est campée des deux côtés de la frontière. Il est une légende vivante. Héros de la guerre contre l’occupation soviétique et, à cette époque enfant chéri de la CIA – qui, voyant en lui l’un des moudjahidin les plus combatifs, le combla d’armes et d’argent –, il a rejoint les talibans en 1996. Les attentats-suicide les plus meurtriers sur Kaboul, c’est lui, dont celui contre l’ambassade de l’Inde, le 7 juillet 2008, qui fit 60 morts. Le 8 septembre, des drones américains ont tiré trois missiles sur sa madrasa mais ni lui ni son fils Sirajuddin, qu’il a préparé à lui succéder, n’étaient dans la maison. Le bombardement a tué une vingtaine de membres de sa famille. L’insurrection a saisi aussi le Waziristan du Sud. Le fauteur de troubles s’appelle cette fois Baitullah Mahsoud, de la tribu du même nom. On ne sait pas grand-chose de lui et il ne se laisse pas prendre en photo. Il aurait ordonné l’attentat qui a tué Benazir Bhutto et commanderait à 20000 talibans. Une chose est certaine : il a traumatisé l’armée pakistanaise par ses embuscades. Dans cette seule agence, pas moins de 150 maleks (administrateurs tribaux représentant le gouvernement) ont été assassinés depuis 2005, ainsi que 28 chefs de tribus. Du temps de l’Empire britannique, le scénario n’était guère différent. En 1919, le majorgénéral Skeen déplorait que les Mahsoud aient réussi à voler 7500 fusils modernes et 1 million de cartouches à l’armée des Indes. En 1936, la troupe du général Coolridge connut dans ce même Waziristan une défaite humiliante. Si Oussama ben Laden est vivant, c’est sans doute dans l’une de ces vallées qu’il se cache. Il n’est pas étonnant que les groupes islamistes radicaux contrôlent les zones tribales. La Frontière, c’est un monde extrême. Le climat, la rigueur religieuse, les injustices faites aux femmes, la corruption, l’amour des armes et même de la guerre, le sens de l’honneur, tout y est poussé au paroxysme. La pauvreté et le sous-développement y sont terribles. Ici, plus que le Coran, c’est le Pachtounwali, le code social des Pachtouns, qui dicte la loi, la conduite, la vie au quotidien. Et une des règles les plus sacrées est d’offrir l’hospitalité à qui la demande, fût-il un ennemi ou un meurtrier. A fortiori s’il est recherché par les Etats-Unis. • novembre 2008 - janvier 2009 I 95