Relations entre populations indigènes et espace urbain mondialisé
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Relations entre populations indigènes et espace urbain mondialisé
Master 2 – Développement économique et coopération internationale RELATIONS ENTRE POPULATIONS INDIGÈNES ET ESPACE URBAIN MONDIALISÉ : LE CAS DE MONTERREY AU MEXIQUE Mémoire de fin d’études rédigé par Adeline Beauxis Sous la direction de Nicolas Foucras Année universitaire 2014/2015 REMERCIEMENTS Je tiens à remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont contribué à l’élaboration de ce mémoire. En premier lieu, je remercie Nicolas Foucras qui m’a permis de découvrir une des réalités du Mexique en m’invitant à effectuer un travail de terrain et de recherche à Monterrey. J’ai puisé mon inspiration dans les discussions passionnantes que nous avons menées sur la thématique des populations indigènes. En tant que directeur de mémoire, il m’a aussi soutenu et encouragé à chaque étape de mon travail d’écriture. J’exprime également ma reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont pris du temps pour partager avec moi leurs expériences, leurs doutes et leurs aspirations dans le cadre de mes enquêtes. Je les remercie pour leur confiance et pour leur accueil. Je pense en particulier à Esther Cruz, engagée dans l’association Zihuakalli. SOMMAIRE INTRODUCTION ................................................................................................................. 2 I. Evolution de l’ancrage géographique et culturel des populations indigènes : condition de la redéfinition d’un mouvement social ? ............................................... 10 1) Les modalités d’intégration des populations indigènes à Monterrey contribuent à l'émergence et à l'occupation d'un nouvel espace d'expression autonome .......................... 11 1.1. L'origine indigène: motif d'exclusion et de marginalisation au sein de la communauté urbaine de Monterrey ? .......................................................................... 11 1.2 - La situation de précarité et la violation des droits humains contribuent à faire émerger de nouveaux motifs de participation pour les populations indigènes ............ 23 2) La coexistence interculturelle au sein de la ville de Monterrey favorise l'émergence d'un discours indigène commun et la mise en synergie de compétences variées ................ 31 2.1 - Les rencontres indigènes sont à l'origine de l'émergence d'un sentiment d'appartenance et de l'institutionnalisation d'un dialogue interculturel ....................... 32 2.2 - La nature des relations urbaines explique l'approche en réseau caractérisant l'engagement en faveur de la cause indigène ............................................................... 46 II. Le mouvement social indigène dans une perspective de genre : singularité de la nature des actions féminines à Monterrey .................................................................. 58 1) Dans le contexte urbain mondialisé de Monterrey, les femmes indigènes saisissent des opportunités pour s'affirmer en tant qu'acteurs sociaux actifs ............................................. 59 1.1 – Stratégie d'affirmation des femmes : des changements individuels à la lutte collective...................................................................................................................... 59 1.2 – Les femmes indigènes de Monterrey sont à l'origine de la construction d'un mouvement social spécifique....................................................................................... 74 2) Le mouvement social des femmes indigènes de Monterrey met en scène des répertoires tactiques innovants ............................................................................................ 83 2.1 – Les répertoires tactiques sont adaptés aux rapports de force institutionnels et aux situations discriminantes vécues au niveau des organisations politiques .................... 83 2.2 - “L'infra-politique” ou “résistance au quotidien”: l'art en tant qu'outil d'affirmation et de redéfinition des identités indigènes ............................................... 90 CONCLUSION ............................................................................................................. 99 BIBLIOGRAPHIE...................................................................................................... 101 LISTE DES ANNEXES .............................................................................................. 104 LISTE DES ACRONYMES AEPI Association Etudiante pour les Peuples Indigènes de l’université technologique de Monterrey AMM Aire Métropolitaine de Monterrey CDI Commission Nationale pour le Développement des Peuples Indigènes CEPA Commission Economique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes CEVF Convention pour l'Eradication de la Violence contre les Femmes CONAPO Conseil National de Population du Mexique DGEI Direction Générale de l’Education Bilingue ENADIS Enquête Nationale sur la Discrimination au Mexique INEGI Institut National de Statistique et de Géographie du Mexique EBB Modèle d’Education Bilingue au Mexique ODD Objectifs Durable pour le Développement OIT Organisation Internationale du Travail OMD Objectifs du Millénaire pour le Développement ONU Organisation des Nations-Unies SEDESOL Secrétariat de Développement Social du Mexique UNPFII Instance Permanente de l’ONU sur les questions autochtones 1 INTRODUCTION "La paz no es solamente la ausencia de la guerra; mientras haya pobreza, racismo, discriminación y exclusión difícilmente podremos alcanzar un mundo de paz" Rigoberta MENCHU Le siècle dernier a été marqué par l'urbanisation croissante des indigènes en Amérique Latine. S'éloignant des stéréotypes qui les cantonnent aux terres rurales de leurs ancêtres, ces derniers réinventent leur identité indigène sur un territoire urbain particulièrement hostile. En 2005, l'INEGI estime qu'environ 30.000 personnes parlent une langue indigène dans l'Aire Métropolitaine de Monterrey [AMM], au Nord du Mexique. Cette population est donc numériquement importante mais elle est souvent invisible pour l'imaginaire collectif. Comme nous allons le voir, les indigènes sont très souvent victimes de discrimination au sein de la société urbaine et subissent un phénomène de rejet, qui provient à la fois des habitants de la ville mais aussi de leur communauté d'origine. Pour autant, en accord avec la tendance globale d'un « réveil indien » en Amérique Latine, les populations indigènes de Monterrey mettent progressivement en place les moyens de leur lutte et de leur affirmation identitaire. Elles tentent de trouver leur place dans la société et de défendre la dimension subjective de leur identité, en utilisant des instruments politiques et juridiques qui sont variés et innovants. L'étude que nous allons mener a pour objet d’analyser les stratégies développées par les populations indigènes évoluant dans un contexte urbain, pour affirmer leur identité, défendre des intérêts spécifiques à leur condition et participer à la vie de la communauté urbaine. Nous allons analyser ce processus de changement du point de vue des indigènes eux-mêmes. Bien sûr, les avancées au niveau de la législation et du plaidoyer international comptent parmi les facteurs expliquant la dynamisation du mouvement à l'échelle locale. Cependant, l'intérêt de notre étude est de nous concentrer sur les individus qui agissent et se mobilisent pour améliorer leur propre condition. Cette méthodologie permet de comprendre les mécanismes qui poussent à la mobilisation collective, dans un milieu particulièrement réticent au renversement des dynamiques de pouvoir en faveur des indigènes. Nous nous focaliserons en particulier sur les femmes car il s'agit d'un groupe vulnérable mais 2 également très actif. La vulnérabilité de leur condition s'explique par l'accumulation de trois causes potentielles d'oppression : leur statut de femme (qui les soumet à un rapport de subordination par rapport aux hommes) ; leur identité indigène (facteur de rejet et de discrimination) et leurs faibles revenus (qui les exposent à la pauvreté). Nous verrons dans quelles mesures ce statut de « femme indigène » détermine la spécificité des revendications et des modes d'action qu'elles mettent en place parallèlement à leur intégration dans la ville. L'étude a été menée dans l'Aire Métropolitaine de Monterrey (AMM) car cette ville, aujourd'hui mondialisée, se situe aux carrefours des routes commerciales du Mexique. Son entrée dans l'ère industrielle a permis d'offrir plus d'emplois aux populations. C'est ce qui explique qu'elle est un foyer de migration important pour les indigènes du sud du pays depuis les années 1970. Cette situation migratoire va nous permettre d'étudier l'impact et les implications du passage d'un environnement rural à un environnement urbain très intégré au système mondial sur la condition et la position des indigènes, ainsi que sur leur capacité à s'affirmer et à lutter contre ce système oppressant. Le fait de se focaliser sur une ville en particulier est un moyen de mieux appréhender les dynamiques qui sont à l’œuvre au niveau micro, c'est à dire de mieux étudier les stratégies individuelles et collectives déployées dans l'espace urbain en question. L'étude part du postulat que l'AMM présente des spécificités et que c'est ce contexte particulier qui va déterminer les caractéristiques du mouvement indigène. Même si le cadre spatial est restreint, et que les résultats de ce travail n'ont donc pas prétention à s'appliquer aux autres milieux urbains du Mexique, nous allons voir que la réalité indigène à Monterrey répond à des problématiques opérant à une échelle plus vaste. Nos recherches se concentrent sur ces dix dernières années. Cette délimitation temporelle permet d'appréhender les étapes de développement et de maturation du « mouvement social indigène » au sein de la ville de Monterrey. Ce cadre temporel a été délimité en fonction des éléments suivants. Tout d'abord, il correspond à l'émergence des premières institutions proindigènes. Les années 2003 et 2005 correspondent par exemple à la création des associations « Zihuame Mochilla A.C » et « Zihuakalli ». Ces organisations, symboles de la lutte des femmes dans l'AMM, sont au centre de notre analyse car leurs fondations marquent le début de l'institutionnalisation des revendications féminines. De plus, notre étude s'intéresse aux indigènes de la première génération, c'est à dire à ceux qui ont migré, mais également à ceux – plus jeunes - de la deuxième génération. Ces derniers, très actifs dans les actions de résistance, sont souvent le reflet du changement qui est en train de s'opérer au niveau de la condition indigène. De fait, le début des années 2000 correspond aussi à la rencontre de ces deux générations, qui n'ont pas les mêmes repères ni les mêmes valeurs socioculturelles, 3 mais qui connaissent toutes deux les difficultés d'intégration dans la ville et subissent les mêmes stéréotypes rattachés à leurs origines. Nous allons voir que cette rencontre va modeler les modes et les répertoires d'actions, en particulier pour les femmes. La thématique qui nous intéresse, à savoir l'affirmation des indigènes dans l'espace urbain, est étudiée ici comme un processus, c'est à dire comme une dynamique en évolution permanente. Ainsi, la notion de temps est importante car elle permet de comprendre la succession d'étapes qui s'opère dans la construction du mouvement. Ce cadre spatio-temporel est un repère mais il n'empêchera pas de revenir à des dates ultérieures afin d'expliquer les causes profondes des revendications. La condition des indigènes – et des femmes en particulier - dans l'AMM a été étudiée à de nombreuses reprises au cours de ces dernières années, par des auteurs appartenant à des disciplines très diverses et selon des approches variées. Certains ont privilégié l'angle de la migration et de ses conséquences tandis que d'autres se sont plutôt focalisés sur les significations de la spatialisation des indigènes à Monterrey. Séverine DURIN, chercheuse au CIESAS, est une référence dans le domaine. Elle a en effet mené des études portant sur le travail domestique et sur les discriminations qui reposent sur des critères à la fois ethniques et de genre. A la lecture de ses travaux, nous comprenons que leur intégration dans un espace urbain mondialisé et privilégiant le système de marché a provoqué une dégradation de leur position sociale et de leur situation socio-économique (K. YOUNG démontre qu'il s'agit en fait d'une réalité qui peut s'appliquer à la majorité des villes de l'Amérique Latine). L'originalité du travail que nous allons mener consiste à ne pas se limiter au constat de vulnérabilité et de dégradation des conditions de vie, mais plutôt à s'intéresser aux opinions et aux réactions de ces indigènes face à ce système qui les oppresse. Cette analyse du processus d'empowerment des populations indigènes, et des femmes en particulier, nécessite néanmoins d'utiliser les travaux déjà menés pour comprendre leurs revendications et les difficultés rencontrées pour se faire entendre. Les travaux déjà réalisés jusqu'à présent révèlent que l'urbain est souvent synonyme d'hostilité pour les indigènes. Leur intégration dans la ville est rendue difficile en raison du phénomène d'exclusion, qui s'explique par la volonté politique de projeter une image uniforme de Monterrey mais également à cause des questionnements qui surgissent autour de leur identité. Leur authenticité est remise en cause car, en évoluant dans un cadre urbain, 4 ils abandonnent certain traits caractéristiques des indigènes. Cette situation difficile qui pourrait mener vers l'extinction des spécificités indigènes dans la ville, provoque néanmoins une réaction positive d'affirmation et de volonté de changements. Au fil des années et de l’appropriation de nouvelles fenêtres d'opportunités, les indigènes de Monterrey tentent de trouver des stratégies pour améliorer leur sort et s'emparer de la définition de leur(s) identité(es). Les femmes, particulièrement exposées aux conditions de vie difficiles de la ville, vont progressivement s'affirmer en tant qu'actrices incontournables du changement. Ainsi, dans quelles mesures et de quelles façons l'intégration dans un espace urbain mondialisé comme la ville de Monterrey favorise-t-elle l'affirmation des populations indigènes et l'autonomisation de la catégorie spécifique des femmes ? Selon Pierre Bourdieu, les individus ont conscience de leur position de "dominés" et développent des stratégies pour évoluer. Dans le cadre de notre étude, le rôle des expériences individuelles est primordial car c'est ce qui va permettre aux individus de gagner en capacités et de se transformer en agents actifs, capables de défendre leurs opinions. La fédération des femmes indigènes, et donc le partage de leurs savoir-faire et de leurs vécus, conditionne la montée en puissance de leurs revendications. C'est parce qu'elles se rassemblent régulièrement et partagent des traits communs qu'elles vont prendre conscience du caractère inacceptable de leur condition et qu'elles vont s'organiser pour lutter ensemble. C'est donc la force du collectif, et des interrelations développées dans le cadre de la ville, qui nous intéresse. En ce sens, le passage d'un environnement rural et communautaire à un environnement urbain est très important car ce processus offre certaines des conditions indispensables à l'affirmation. L'étude que nous allons mener s'intéresse aussi à une forme de politique "ailleurs" ou "non conventionnelle". Si nous nous focalisons sur la seule présence des femmes indigènes dans les partis politiques, nous pouvons penser qu'elles sont sous-représentées, voire absentes du jeu politique (même s'il faut noter que la situation évolue lentement au Mexique). Or, les femmes indigènes s'expriment dans un langage différent, dans des termes qui ne sont pas tout le temps explicitement politiques. C'est la raison pour laquelle notre travail d'observation sur le terrain s'est focalisé sur les associations (indigènes, féminines, et/ou féministes) mais également sur les événements culturels tels que la danse, le chant ou encore la photographie. Nous allons également porter une attention toute particulière aux discours et aux témoignages qui y sont liés. L’art est alors considéré comme un moyen d’expression reflétant des opinions et présentant parfois une dimension micro-politique, entendue comme 5 une "grande variété de formes discrètes de résistance qui n'osent pas dire leur nom" (J.SCOTT). A travers l'expression artistique, nous pouvons percevoir la capacité des individus à s'affirmer, à réinventer, voire à résister malgré le poids des structures. L’AMM est un foyer d’accueil traditionnel de la migration interne. Au niveau géographique, elle se trouve dans une position stratégique puisqu’elle est située au croisement des routes d’échanges Nord-Sud. Le dynamisme de son activité économique s’inscrit donc dans le cadre de la globalisation puisqu’elle tire des bénéfices de l’intensification des échanges internationaux. C’est la raison pour laquelle les mexicains la perçoivent avant tout comme un foyer potentiel d’emplois. Cette représentation, alimentée par les discours et récits des migrants à leurs communautés d’origine, explique donc l’intensité traditionnelle des flux migratoires. Ainsi, la circulation d’informations, renforcée dans le contexte global, joue aussi un rôle majeur. « Les raisons principales de migration sont la scolarité et la recherche d’un emploi. Cette migration s’organise souvent en différentes étapes, en passant par Tampicas, San Luis de Potosi puis Monterrey. Ils partent de leurs communautés d’origine avec l’objectif de s’installer à Monterrey et non forcément aux Etats-Unis, car la ville est connue pour être un bassin d’emploi important ». GISELA ANAHI GARZA ROMAN, de l’association « Zihuame Mochilla » Ce schéma migratoire du Sud vers le Nord (vers la ville de Monterrey) revêt une dimension ethnique depuis les années 1970-1980. A partir de cette date, les recensements montrent une augmentation des individus parlant une langue indigène (S. DURIN et R. MORENO, 2008). Entre 1995 et 2005, Monterrey est la ville qui reçoit le plus d’indigènes par an (avec un taux moyen d’accroissement annuel de 12%)1. Bien sûr, il faut préciser que ce critère linguistique est contesté et contestable pour démontrer le caractère indigène d’une population. En nous basant notamment sur l’article 1-2 de la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), nous choisissons plutôt de nous référer à l’auto-désignation et donc au sentiment d’appartenance. Ainsi, est indigène celui qui se revendique comme tel2. A partir des années 1990, nous constatons une féminisation du flux migratoire. Le motif est 1 Selon la « Comisión Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indigenos » en 2006 “Le sentiment d’appartenance indigène ou tribale doit être considérée comme un critère fondamental pour déterminer les groupes auxquels s’appliquent les dispositions de la présente convention ». 2 6 parfois celui du regroupement familial, mais il est possible d’observer des cas où les jeunes femmes migrent seules vers la ville. Les motivations sont diverses : recherche d’un emploi; volonté de poursuivre les études ou encore fuite d’un mari violent. La migration repose sur des réseaux durables d’aide et de soutien, le plus souvent tissés par des membres de la famille. Ce réseau préalablement existant détermine les modalités d’insertion dans la ville. C’est notamment ce qui explique les regroupements spatiaux et le développement de « nids d’emplois ». Pour les femmes indigènes, nous constatons en effet que celles-ci se dédient le plus souvent à des activités domestiques. De fait, plus de 80% des femmes indigènes de l’AMM travaillent dans ce secteur (DURIN, 2009). Ce réseau joue un rôle majeur dans le sens où il détermine en partie la nature des ressources dont disposent les individus dans la stratégie de prise de pouvoir. Le travail de recherche qui a été mené dans le cadre de cette étude se fonde à la fois sur la littérature existante et également sur un travail de terrain mené au cours de l'été 2014. Les enquêtes menées ont été réalisées dans des conditions particulières qu'il est important d'évoquer pour mieux comprendre le contenu de notre analyse. Lors des enquêtes sur le terrain, il est difficile d’obtenir des réponses spontanées par le biais de questions directes. Il s’agit là d’un sentiment régulièrement évoqué par les chercheurs, notamment lorsque le sujet de recherche porte sur une thématique ethnique et/ou de genre. C’est le cas de la population choisie dans le cadre de cette étude, c’est-à-dire les indigènes mexicains, et les femmes en particulier. En fait, l’identité et le statut de la population ciblée sont des déterminants importants. Dans certaines sociétés et en fonction d’un contexte donné, ces caractéristiques peuvent impliquer une relation de subordination dans le sens où l’individu est considéré comme étant inférieur (en raison de ses origines). Nous pouvons concrètement observer cette situation en nous intéressant à l’auto-perception des individus et en analysant les discours et les attitudes de ceux qui constituent « le reste de la société ». Dans le cas où l’individu intériorise la position associée à son statut, il adapte son comportement en fonction de ce que la société attend de lui. Il peut de fait considérer que son opinion n’a pas de valeur ou que ses connaissances sont trop limitées pour exprimer un avis « intéressant » aux yeux de l’interlocuteur. Son auto-perception et le manque de confiance qui peut en découler constituent alors des obstacles pour l’obtention de réponses spontanées. Cette difficulté est renforcée dans le contexte spécifique de Monterrey, lieu choisi pour la réalisation de l’étude. En effet, la proximité avec les États-Unis et les choix politiques 7 nationaux ont contribué à modeler la ville pour qu’elle corresponde à « l’idéal » prôné par le paradigme économique dominant : le néolibéralisme. L’objectif est de projeter une image valorisante à l’international, afin d’attirer les investissements étrangers. La volonté d’atteindre ce résultat a débouché sur la mise en place progressive d’un modèle social et culturel particulier, qui tend à privilégier l’uniformisation. C’est la principale raison pour laquelle, au quotidien, aussi bien dans les actes que dans les discours, la discrimination est très présente. Cette différenciation sociale se base sur des représentations associées à la couleur de la peau, aux vêtements portés ou bien à la langue parlée. Or, les indigènes sont les premières victimes de cette discrimination car leur origine ethnique renvoie à une représentation « négative » pour le reste de la société. En d’autres termes, ils ne correspondent pas aux modèles valorisés dans le cadre de la globalisation. Dans le cas qui nous intéresse, les recherches sur le terrain sont rendues difficiles par deux handicaps supplémentaires : le statut de jeune étranger et des contraintes qui obligent à réaliser ce travail sur le court terme. Tout d’abord, le statut d’étranger tend à renforcer l’effet d’attente, c’est-à-dire le fait que la personne fournisse une réponse qui correspond à ce qu’elle croit que nous attendons d’elle. Elle se conforme ainsi au discours commun et global, pour éviter toute sanction3 et dans l’espoir d’obtenir une reconnaissance de la part de la société. Elle pense alors qu’elle a « bien répondu ». Par exemple, lors d’un trajet en taxi, le chauffeur affirme que les situations de pauvreté et d’exclusion dans la ville de Monterrey s’expliquent uniquement par un manque de volonté des individus. Ceux-ci, malgré de nombreuses aides et opportunités, se satisferaient de leur condition et n’auraient pas envie de la changer. Il défend fermement l'idée que les politiques gouvernementales mises en place tentent au mieux d’aider les personnes vulnérables. D’autre part, la population enquêtée peut adapter ses réponses par peur des représailles. Par exemple, nous pouvons remarquer dans les récits d’expériences vécues que les noms et les lieux ne sont jamais évoqués. Ainsi, la personne évite de donner tout indice susceptible de permettre l’identification des endroits et des sujets concernés. Elle évoque la situation générale mais soigne l’imprécision des détails. De plus, réalisant cette recherche dans le cadre d’un cursus universitaire, le travail sur le terrain a été limité à deux mois. Il s’agit donc d’une enquête sur le court terme, qui ne laisse que peu de temps pour instaurer un climat de confiance. Le statut d’étudiante provoque également l’incompréhension quant aux motifs de la recherche. 3 Les sanctions peuvent être matérielles comme symboliques, et émanent de la société 8 Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, la méthodologie consiste essentiellement en un travail d’observation participante dans le cadre des principaux événements organisés en lien avec la thématique. Le premier fut la « rencontre interculturelle : jeunesse indigène, production symbolique et projets interdisciplinaires » (voir l’affiche de l’évènement en annexe 1), réalisé le 31 Juillet dans le cadre de la journée interculturelle de Nuevo Leon. L’activité principale était l’organisation d’un débat autour de la condition des femmes et des enfants dans l’AMM. L’événement avait pour ambition de donner la parole aux habitants, ainsi qu’aux chercheurs et aux associations civiles. Au cours de cette journée diverses démonstrations artistiques ont également eu lieu, comme ce fut notamment le cas de l’exposition photographique « un regard sur mon pays », réalisée par l’association civile « Tierra de Artistas ». Dans le cadre de la journée internationale des indigènes, le 09 Août 2014, différents acteurs ont également organisé la « Fête culturelle et de services pour la défense des droits des populations indigènes » (voir affiche de l’évènement en annexe 2). Le but de cette action était de donner plus de visibilité aux associations civiles ainsi qu’aux programmes de promotion et de défense des droits des indigènes. En parallèle, l’association « Enlace Potosino » a enregistré le programme radio « Desde lejos nos saludamos », destiné à établir un pont communicationnel entre les habitants de l’AMM et leurs communautés d’origine. De plus, l’AEPI a mis en place des ateliers de sensibilisations lors du « 10ème congrès pour les peuples indigènes », du 26 au 28 Aout 2014 (voir affiche de l’évènement en annexe 3). A cette occasion, de nombreuses conférences ont été organisées sur diverses thématiques en lien avec les populations indigènes. Enfin, cette recherche se base sur des récits de vie et anecdotes évoqués lors d’entretiens semi-directifs et de discussions spontanées. Ces échanges ont été organisés avec des responsables associatifs et des indigènes rencontrés lors des événements, ainsi qu’avec des chercheurs spécialistes de la thématique indigène. Initialement, il était prévu que la recherche repose sur une quinzaine d’entretiens réalisés directement auprès des populations indigènes. Cependant, en raison du manque de temps et des difficultés rencontrées, nous avons directement ciblé des personnes représentatives des principaux discours portant sur ce sujet. Il s'agit notamment de Gisela Anahi Garza Roman, qui travaille pour l’association « Zihuame Mochilla" et d'Esther Cruz, qui est la coordinatrice thématique de l’association "Zihuakalli". En somme, nous avons focalisé notre attention sur les deux plus grandes associations féminines de la ville. 9 I. Evolution de l’ancrage géographique et culturel des populations indigènes : condition de la redéfinition d’un mouvement social ? Monterrey est une ville à part entière dans le paysage mexicain car elle est très éloignée des attributs traditionnels du pays. Dans cette ville, les entreprises et les infrastructures modernes remplacent les vestiges préhispaniques et les terres rurales qui dominent le reste du territoire. Sa dynamique de construction répond avant tout à des intérêts économiques et politiques puisqu’elle est censée représenter la modernité et la capacité industrielle du Mexique. Comme une forme de défi, elle se dresse à seulement deux heures de la frontière avec les États-Unis, dans un endroit semi-désertique qui semble à première vue peu adapté à un accueil massif d'individus. Au cours de ces dernières décennies, les économistes ont démontré que la ville connaissait un phénomène de transformation en s'insérant progressivement dans un modèle global. Le développement qu’elle connaît se caractérise par la multiplication d’innovations industrielles et par l'émergence d'un discours porté sur des ambitions internationales. Pour toutes ces raisons, la ville séduit. Elle attire les individus à la recherche d'un emploi, qui rêvent de bénéficier des opportunités offertes par la modernité. C'est précisément le cas des migrants indigènes qui décident de traverser le pays pour s'installer dans cet espace urbain. Or, si la ville est en plein essor sur le plan économique, elle propose un modèle social très inégalitaire. C'est justement ce décalage entre dynamisme économique et crise sociale qui nous intéresse. Nous allons voir que les populations indigènes rencontrent des difficultés pour s'intégrer car leur origine ethnique est associée à des stéréotypes négatifs. Cette représentation est ancrée dans les mentalités, même dans les cas où les populations indigènes sont présentes dans la ville depuis plusieurs décennies. Le phénomène migratoire est relativement récent : S. DURIN estime qu’il connaît une forte accélération dans les années 1970 pour les hommes et dans les années 1990 pour les femmes. Nous sommes donc en train d'assister à un processus très actif et encore caractérisé par une grande vitalité. Si ces populations indigènes sont souvent ignorées, elles sont pourtant très présentes et contribuent fortement au dynamisme économique de la ville. Nous allons ainsi focaliser notre attention sur la face cachée de Monterrey, celle qui dérange et qui ennuie, celle qui pourtant s’affirme. Nous allons voir que les populations indigènes sont des êtres actifs, capables de saisir des opportunités nouvelles et de résister aux tentatives de domination de ceux qui détiennent le pouvoir. Or, la ville de Monterrey joue un rôle décisif dans ce mouvement car elle revêt un caractère à la fois oppressant et en même temps libérateur. 10 1) Les modalités d’intégration des populations indigènes à Monterrey contribuent à l'émergence et à l'occupation d'un nouvel espace d'expression autonome La période d’intégration fait nécessairement partie des trajectoires individuelles et collectives des populations indigènes migrantes car elle représente l'étape finale du processus migratoire. Elle concerne aussi les individus originaires de la ville puisqu'elle est au cœur des logiques de la société urbaine. Le concept d’intégration renvoie à l'adhésion de l'individu à un groupe déterminé et témoigne de l'acceptation et de la mise en pratique des règles de ce dernier. Cette adaptation est donc liée au développement d'un sentiment d'appartenance et elle peut revêtir une dimension économique, sociale, politique, résidentielle, culturelle ou encore institutionnelle. Les diverses phases et degrés d'intensité du processus dépendent du contexte et de la situation spécifique de chaque personne. Tout d'abord, la volonté de l'individu, entendue au sens de la démarche et des efforts entrepris pour adopter le comportement attendu et accepter les règles admises par le reste du groupe, est déterminante. D'autre part, il faut aussi prendre en compte le comportement des membres du groupe, ou plus précisément de leur capacité et de leur volonté à accepter une personne venant de l'extérieur. Nous allons analyser ces deux éléments décisifs dans le contexte de l'AMM, pour saisir la complexité de l'intégration des populations indigènes en son sein. 1.1. L'origine indigène: motif d'exclusion et de marginalisation au sein de la communauté urbaine de Monterrey ? Pour les indigènes migrants, l'intégration est difficile car le modèle social de la ville ne coïncide pas avec la situation qu'ils avaient imaginée avant de décider de se déplacer. Leur représentation du modèle urbain de Monterrey, qui compte parmi les sources de motivation à l’origine du changement d’environnement, ne correspond pas à la réalité. Elle devient alors un idéal à atteindre. Le développement de l’AMM en tant que ville mondialisée répond à une volonté politique forte et à des intérêts économiques qui sont liés à son positionnement géographique stratégique. Son destin a donc été tracé par des décideurs politiques nationaux, des autorités locales et des personnages influents dans une perspective très technocratique, qui évite soigneusement de prendre en compte la présence des minorités et d’agir sur toutes les problématiques sociales qui y sont liées. 11 RACISME LÉGITIMÉ ET INSTITUTIONNALISÉ AU SEIN DE LA SOCIÉTÉ MEXICAINE Pour mieux comprendre le contexte de notre étude, il est nécessaire de privilégier un angle historique en revenant sur la construction des spécificités culturelles du Mexique. En effet, le passé colonial du pays a eu des conséquences importantes sur le plan sociétal. L’une d’entre elles est que le schéma hiérarchique (également qualifié de « pyramidal ») des relations humaines qui a été instauré lors de la colonisation perdure encore aujourd'hui. Comme l'indique M. BARTOLOME (2004), le système interethnique mexicain repose sur une opposition nette entre les « gens de la coutume » (les métis) et les « gens de la raison » (les blancs). Les individus ayant la peau blanche sont ainsi perçus comme les principaux détenteurs du pouvoir politique et économique, ce qui les place au sommet de la hiérarchie. A l'inverse, les indigènes sont associés aux esclaves et à tous les stéréotypes d'infériorité qui ont justifié ce statut. Cette structure sociale, qui détermine les actes et marque les consciences des habitants, légitime la différenciation existante entre ces deux catégories d'individus. Contrairement à l'époque coloniale, l'éloge de ce modèle de domination n'est plus aussi explicite ni visible dans les discours des hommes politiques d’aujourd’hui. Il est néanmoins encore possible de le percevoir dans la réalité de l’organisation des relations sociales. L’idée selon laquelle le racisme revêt une dimension culturelle au Mexique peut expliquer le fait qu'il soit si profondément ancré dans les mentalités, malgré l’omniprésence au niveau international des revendications égalitaires et des plaidoyers en faveur d’une plus grande protection des droits des peuples autochtones. Il est certain que les valeurs et pratiques discriminatoires sont encore perceptibles dans la société mexicaine actuelle. Pour évaluer cette situation, le gouvernement a demandé la réalisation d'une « Enquête Nationale Sur la Discrimination au Mexique » (ENADIS), dès 2005. En 2010, elle a révélé que 60 % de la population mexicaine pense que la couleur de peau a une influence sur la façon dont sont traités les individus. Ces données révèlent l'ampleur de la différenciation sociale ainsi que ses diverses manifestations dans la vie quotidienne. Elles montrent aussi que les mexicains ont conscience de cette problématique. Leurs opinions sont davantage discernables dans l'enquête nationale réalisée en 2005 par le Secrétariat de Développement Social du Mexique (SEDESOL). Cette étude dévoile que 40% des mexicains sont prêts à s'organiser pour demander à ce qu'aucune communauté indigène ne s'installe près de leur quartier. En d'autres termes, un peu moins de la moitié de la population est disposée à déployer des efforts pour contribuer volontairement à leur exclusion. En d’autres termes, elle désire perpétuer le modèle existant en jouant, si nécessaire, un rôle actif dans les démarches entreprises en ce 12 sens. Certes, les enquêtes présentent des biais et elles ne pourront jamais être une science exacte. Elles sont cependant utilisées dans notre analyse dans le but d’illustrer la tendance générale. Cette discrimination vis-à-vis des indigènes est de plus renforcée par le discours médiatique. Les médias jouent un rôle important dans la construction des opinions des individus et leur représentation de la réalité n’est pas favorable à une ouverture d’esprit vis-à-vis des populations indigènes. En guise d’illustration, nous pouvons nous référer au programme télévisé « India Maria », (43,4% de part d'audience), particulièrement suivi par la catégorie des « ménagères de moins de cinquante ans »4. Cette série a été créée en 1970 et, sous le prétexte d'une fiction humoristique, véhicule des stéréotypes sur les populations indigènes tout en poussant à la moquerie. Pour autant, étant donné qu’elle se revendique comme étant une émission de divertissement, son contenu suscite très peu d'interrogations. Les scénaristes et auteurs de la série affirment qu’il n'y aucune insulte ni provocation vis-à-vis des populations indigènes. Ils en arrivent même à la présenter comme une satire sociale. Ces témoignages posent la question de la définition et de l’essence même du terme « discrimination ». Quels sont les critères permettant de délimiter les frontières entre l'humour et le mépris et surtout, qui est légitime pour répondre à cette question ? En effet, le folklore et les traits d'humours peuvent effectivement être perçus comme une forme de dépréciation identitaire. Ils le sont d’autant plus lorsque cela revêt un caractère répétitif. L'interprète de « l'indía maria », María Elena Velasco ©The Associated Press/Times Free Press Ce terme a fait son apparition dans les années 1960 avec l’avènement de la consommation de masse. Il s’agit d’une notion publicitaire et marketing correspondant à une certaine population de consommatrices. 4 13 Dans une société comme celle de la France, l'une des limites de la liberté (y compris médiatique) est la notion de dignité humaine. En adoptant ce point de vue, nous pouvons considérer que ces émissions violent les droits à la dignité humaine, de façon directe de par leurs contenus mais également de manière indirecte en encourageant des comportements racistes. Lorsqu'elles sont appelés à s'exprimer sur ce sujet, les populations indigènes mettent en avant leurs sentiments et leurs ressentis personnels, avant de s’appuyer sur des critères objectifs. La majorité d’entre elles estime que ces programmes télévisuels sont souvent blessants car ils réduisent leur identité à une dimension folklorique et qu'ils donnent une image dévalorisante de la femme indigène. Veronica, une jeune fille rencontrée à Monterrey nous indique qu’il y a une part de vérité dans ce programme : « le personnage principal représente la catégorie des travailleurs pauvres, elle est employée domestique. Ce que je trouve dommage, c’est qu’elle ne soit jamais mise en valeur et qu’elle apparaisse toujours avec ces tresses et cette tenue colorée. Je vous assure que ce n’est plus le cas de toutes les femmes indigènes aujourd’hui ». Cette ségrégation est si profondément enracinée dans la société mexicaine qu’elle est même perceptible dans les institutions. D. TELLO se réfère par exemple aux établissements carcéraux où les prisonniers indigènes n'ont pas la possibilité de demander un traducteur. Ces derniers se retrouvent alors dans une situation d'inégalité par rapport aux autres détenus puisqu'ils n'ont pas la possibilité de se défendre ni de pouvoir s'exprimer en cas de comportements abusifs de la part des gardiens ou des codétenus. Le système judiciaire ne traite pas les individus de manière équitable. Ainsi, dans l’Etat de Guerrero, une mère de famille de 27 ans a été condamnée à huit ans de prison à la suite d’un avortement. Lors du procès en 2014, elle n’a pas eu droit à un traducteur en langue indigène, malgré son absence totale de compréhension de l’espagnol 5 . Cette violence institutionnelle, qui est à la fois physique et symbolique, est d'autant plus importante à prendre en compte qu'elle est exercée par des autorités légitimes, ce qui a tendance à normaliser ces agissements. LA DISCRIMINATION VIS-À-VIS DES POPULATIONS INDIGÈNES DANS L'AMM Le phénomène d’exclusion, qui rend l'intégration difficile, se manifeste encore plus violemment dans les contextes citadins et en particulier dans la ville de Monterrey. Gisela, qui travaille au sein de l'association Zihuame Mochilla, affirme que les indigènes se sentent très discriminés dans leur vie quotidienne. Cette perception est une réaction directe aux actes et aux discours dominants dans la société urbaine. En effet, une grande partie des habitants 5 http://plus.lapresse.ca/screens/476e-331c-5319fa73-9e13-3b4dac1c6068|_0.html 14 de Monterrey justifient et entretiennent la nature asymétrique des relations en fonction de l'origine ethnique et de la couleur de peau. Cette situation s'explique, au-delà des éléments communs à l'ensemble du pays, par la proximité avec les États-Unis et la volonté politique de projeter une image uniforme à l'international. Le paradigme libéral, qui domine de l'autre côté de la frontière et qui définit le modèle économique et politique de Monterrey, justifie la construction d'une société fragmentée, hiérarchisée et individualiste. En s'installant sur le long terme dans cette ville, les populations indigènes perdent les valeurs de solidarité et d'engagement qui caractérisaient leurs modes de vie traditionnels. Dans l'économie de marché, l'individu n'est perçu que comme une force potentielle de travail, il n'a donc pas de valeur particulière puisqu’il interchangeable avec d’autres. Si nous adoptons une perspective de genre, J. FALQUET considère que la mondialisation plonge les femmes dans un système de domination et d'exploitation particulièrement difficile. Ces dernières restent cantonnées à des activités reproductives (s'occuper des enfants, nettoyer la maison, faire la cuisine, etc.) mais elles se spécialisent désormais dans ces tâches pour exercer des missions professionnelles. En d'autres termes, lorsqu'elles ont une profession, elles sont le plus souvent employées domestiques. D’autre part, le fait que les autorités mettent en place des politiques publiques pour intervenir dans le domaine culturel ne répond pas aux principes traditionnels du libéralisme politique (D. MALDONADO). Les principales valeurs de ce modèle, que sont l’autonomie et la liberté, justifient l'idée selon laquelle les individus sont capables de se construire et de s'affirmer par eux-mêmes, sur la base de leur propre volonté. De plus, la notion de traitement égalitaire des citoyens de la part de l’Etat et ses représentants empêche toute différenciation en ce qui concerne les bénéficiaires des politiques publiques. C'est la raison pour laquelle toute pratique de discrimination positive, visant à accorder des avantages à une catégorie donnée de la population pour compenser des handicaps initiaux, est généralement rejetée. L'idéologie libérale, dans son acception la plus radicale au niveau économique et politique, ne favorise donc pas l'intégration des populations indigènes dans la ville. Il faut également revenir sur un phénomène récent qui est apparu ces dernières années dans l’AMM. Il s’agit de la volonté politique de consolider un « Monterrey imaginaire » (J. GONZALEZ). Cet auteur montre que l'objectif prioritaire de la ville depuis les années 1980 est de projeter une image attractive vers l’extérieur, dans le but d'attirer les touristes et les investissements. Cette stratégie s'inscrit dans la logique de globalisation en termes de « compétitivité urbaine ». 15 « L'image de marque est aussi importante pour une ville que pour un produit : elle génère confiance et favorise ainsi l'investissement. Les villes qui comprennent le mieux cette relation entre leur « image de marque » et leur développement économique sont celles qui créeront le plus de bien-être pour leurs habitants. C'est la raison pour laquelle notre plus haute priorité est d'améliorer l'image globale de Monterrey et du Mexique ». Extrait du site « estadiointernacionalmonterrey» (http://eim.mx/) Cette citation est extraite d'un site internet visant à soutenir le projet de création d'un stade international dans la ville pour 2030. Lancée par un ensemble d'industriels de Monterrey, cette initiative reflète la volonté de dynamiser la ville à l'échelle mondiale. L’intention de ces entrepreneurs est de « placer Monterrey sur la carte globale », c'est à dire de lui donner une envergure planétaire. Ainsi, les autorités municipales de Monterrey concentrent leurs moyens et leurs efforts sur l'entretien d'une « bonne image urbaine ». Or, tout le problème est que leur stratégie ne consiste pas à résoudre les problèmes et à satisfaire les besoins sociaux, mais plutôt à occulter la partie pauvre de la ville. Elles favorisent en fait une forme de ségrégation socio spatiale, qui est encouragée par une certaine partie de la population (comme le démontre l'enquête de SEDESOL en 2005). A cause des décisions régulières d'expulsions et de déplacements, les populations indigènes se retrouvent en effet progressivement isolées dans les quartiers périphériques. L'exclusion se matérialise donc physiquement puisqu'il est question de rendre ces indigènes invisibles en les repoussant au-delà des frontières administratives de la ville. D’après les autorités politiques, le centre urbain doit uniquement concentrer les projets d'urbanisme modernes. Dès lors, alors que les quartiers périurbains sont délaissés et marginalisés, les décideurs publics focalisent leur attention et leurs moyens sur la création d'espaces attractifs pour les populations aisées et les touristes. C'est par exemple le cas des lieux comme le parc « Fundidora » ou le « Paseo Santa Lucia ». Ils se caractérisent par des espaces verts très bien entretenus, des voies piétonnes agréables et des grands centres commerciaux à proximité. D'ailleurs, et ce n’est pas un hasard, le stade international devrait également se situer au cœur de cet espace. 16 Paseo Santa Lucia sur le site de l'office du tourisme de la ville (à droite) https://www.zonaturistica.com/atractivo-turistico/ Photomontage du Stade International de Monterrey, dont l'emplacement est stratégique Ces choix politiques ont donc pour conséquence majeure d’accentuer les disparités socioéconomiques dans l’AMM. En 2010, le Conseil National de Population du Mexique (CNP)6 a publié une étude portant sur le degré de marginalisation des villes mexicaines. Elle a été 6 Le Conseil National de Population est un organisme du gouvernement dont la mission est d'assurer la « planification démographique » du pays, afin de prendre en compte les besoins socio-économiques de tous les habitants dans les mesures gouvernementales adoptées. Il travaille en collaboration avec les instituts statistiques pour mener des études sur la situation du pays. 17 réalisée sur la base de dix critères socio-économiques permettant de mesurer l'accès des habitants aux services essentiels dans des zones déterminées (les AGEB7). Parmi eux, nous pouvons par exemple citer : le « nombre d'enfants entre 9 et 14 ans qui ne vont pas à l'école », le « pourcentage d'enfants morts à la naissance » ou encore la « part de la population qui n’a pas accès à un centre de santé à proximité de son domicile ». La méthodologie utilisée permet de mettre en valeur les zones où les besoins sociaux se font le plus ressentir. Or, cette enquête révèle que Monterrey se situe parmi les trois villes présentant le plus fort taux de marginalisation urbaine, après Mexico et Guadalajara. L'une des explications de ce résultat est qu'il s'agit des territoires les plus peuplées du pays et que les problématiques urbaines y sont donc plus marquées. Cependant, la situation n’en est pas moins alarmante. Dans l'AMM, il est possible de constater que 29 AGEB sont « très marginalisées », ce qui signifie qu'environ 23 935 habitants ont un très faible accès aux infrastructures de base. De plus, 65 AGEB sont considérées comme étant « fortement marginalisées », ce qui représente environ 159 172 personnes. Les AGEB dont le taux de marginalisation est très bas sont majoritaires, mais les chiffres reflétant la marginalisation restent très élevés, surtout si l’on se rapporte au fait que ces villes ont un poids économique et politique très important au niveau national. Degré de marginalisation urbaine dans l'AMM, par AGEB, en 2010 800 700 AGEB urbaines 600 500 400 300 200 100 0 Très haut Haut Moyen Bas Très bas Degré de marginalisation urbaine Réalisations personnelles, sur la base des chiffres du CNP 7 Ces zones dont des « Aires Géostatistiques Basiques » (AGEB), qui sont des territoires prédécoupés pour pouvoir réaliser des sondages sur une base géographique 18 Nombre d'habitants Degré de marginalisation urbaine par nombre d'habitants, en 2010 2000000 1800000 1600000 1400000 1200000 1000000 800000 600000 400000 200000 0 Très haut Haut Moyen Bas Très bas Degré de marginalisation urbaine Le schéma ci-dessous, réalisé par le CNP, confirme le fait que les quartiers présentant les plus forts besoins sociaux sont tous situés en périphéries de la ville, ce qui confirme notre hypothèse selon laquelle Monterrey se caractérise par un phénomène de concentration des individus en fonction de leurs conditions socio-économiques. 19 Cette obsession de l'image, lorsqu'elle est poussée à l'extrême, peut même déboucher sur la négation de l’existence des indigènes dans l’AMM. Comme le souligne M. DELGADO8 en 2007, les autorités municipales font un « éloge purement esthétique [de la] diversité culturelle », mais ils n'appliquent pas les politiques publiques visant à protéger et à valoriser cette diversité. Autrement dit, ils ont tendance à instrumentaliser la présence des populations indigènes en mettant seulement en avant le folklore traditionnel, dont les danses et les chants seraient sources de distraction. Le peu d'intérêt porté à leur véritable identité et à la réalité de leur condition accentue la marginalisation. Cet entretien par les responsables politiques des représentations négatives et/ou folkloriques vis-à-vis des indigènes n'est en aucun cas favorable à une évolution des mentalités. Nous pouvons alors soulever l'idée que le manque de volonté politique, qui se traduit dans les faits par la faiblesse des politiques publiques en faveur des indigènes, explique en grande partie les difficultés rencontrées pour faire évoluer la condition et la situation de ces populations. Cette catégorie particulièrement vulnérable n’est ainsi pas officiellement soutenue dans sa démarche d’affirmation et de redéfinition identitaire. C’est ce constat qui nous encourage à affirmer que les autorités municipales, qui sont des représentantes de l’État, ont une part importante de responsabilité dans la perpétuation de la ségrégation ethnique. LA VIOLENCE DU QUOTIDIEN SUBIE PAR LES POPULATIONS INDIGÈNES Comme nous venons de le voir, l'identité indigène est un motif de différenciation dans la ville de Monterrey. Les populations indigènes évoluent de fait dans un contexte de violences physiques et symboliques permanentes. Elles sont exercées au niveau institutionnel mais aussi dans les pratiques sociales du quotidien, lorsque les individus excluent, insultent et méprisent sur une base raciale. Pour P. BRAUD, cette violence désigne « toute forme de contrôle social qui barre une aspiration, qui impose des opinions ou des comportements, qui perturbe des trajectoires sociales ou un cadre social, qu'elle soit ressentie douloureusement ou non par le sujet ». Cette situation s'applique aux populations indigènes si nous considérons la dépréciation identitaire dont ils sont victimes. Leur origine ethnique est associée à des représentations négatives et ces stéréotypes se concrétisent dans les comportements violents routiniers caractérisant les relations sociales. La négation même de leur existence en est le paroxysme puisqu’elle révèle la volonté de les faire disparaître. 8 Manuel Delgado Ruiz est un anthropologue espagnol qui travaille sur la construction de l'ethnicité et les stratégies d'exclusion dans les espaces urbains. 20 Les paroles discriminatoires et violentes sont très présentes dans les discours dominants de la société urbaine. Nous pouvons notamment évoquer les paroles d'un chauffeur de taxi de Monterrey, réagissant à l'objet de notre étude. Il affirme qu'il n'y a « aucun indigène dans cette ville, ils se trouvent tous dans le Sud du pays, à Oaxaca par exemple ». Luis, chauffeur de taxi à Monterrey : « ceux que vous trouvez dans cette ville ne sont pas de vrais indigènes, ils se font juste passer pour eux pour bénéficier des aides du gouvernement et de la pitié des autres ». Il est intéressant de constater que ce langage ne concerne pas uniquement une certaine catégorie de la population. Il peut caractériser les paroles d'un responsable politique ou d'un industriel, de la même façon que celles d'un chauffeur de taxi ou d'un vendeur ambulant. C'est la raison pour laquelle nous pouvons affirmer que ce discours est dominant dans la ville de Monterrey. De plus, il faut considérer le fait que les individus adaptent leur discours à l'origine et au statut de leur interlocuteur. Ainsi, le fait de parler à un étranger va les inciter à présenter des aspects positifs de la ville, qui sont sensés correspondre à nos attentes. Lorsque le chauffeur de taxi s'exprime, nous pouvons discerner le paradoxe de son discours : d'un côté il affirme que les indigènes n'existent pas dans cette ville, mais d'un autre côté il reconnaît leur existence en précisant qu'ils ne sont pas dignes d'intérêt. En fait, il a tout à fait conscience de la présence des indigènes mais cela lui évoque la tradition (et non la modernité que la ville souhaite connaître) et la pauvreté (et non à la richesse industrielle de Monterrey). En d'autres termes, les indigènes seraient un spectre indésirable dans le sens où ils contribueraient à ralentir l’embellissement et la modernisation de la ville. L. GALVAN, qui se considère comme une « indigène mixte », témoigne dans une vidéo de l'association Zihuakalli. Elle dit que « la société urbaine [de Monterrey] se sent envahie par les indigènes »9. La référence à une « invasion » reflète bien la réticence des habitants à accepter les indigènes et à faciliter leur intégration. Elle renvoie également à l’existence d’une forme de peur irrationnelle, qui s'explique par l'ignorance et le manque de connaissances vis-à-vis de ces populations. Ce discours et ces comportements impactent directement les indigènes et participent à l'émergence d’un questionnement identitaire de leur part. En fait, en raison de l'accumulation des facteurs présentés ci-dessus, la ville est perçue comme un « milieu hostile » par et pour 9 Extrait de la vidéo « Casa de la mujer indigena en Monterrey, Nuevo Leon » https://www.youtube.com/watch?v=MB882Pmf6xU 21 les indigènes (J.MENDOZA). Lorsque nous leur demandons d'évoquer des situations discriminantes à Monterrey, ces derniers parlent avant tout de la violence du quotidien. Chaque jour, et quel que soit leur âge, ils doivent supporter les surnoms négatifs (tels que « indillos » ou encore « pedinches »), les insultes, la stigmatisation ou encore pire, l'ignorance. Chaque personne a sa propre définition et représentation de la discrimination. De notre point de vue, nous choisirons comme objet d'analyse le facteur principal d'exclusion : la langue. Il s'agit d'un marqueur identitaire visible dès le premier contact avec une personne, c'est ce qui explique sans doute qu'il soit aussi exposé aux critiques. Comme G. ROMAN l'explique, certains indigènes décident volontairement d'abandonner leur langue native et/ou ne l'enseignent pas à leurs enfants dans le but de réduire les potentialités d'exclusion. Le fait d'en arriver à cette extrémité témoigne de l'importance du traumatisme qui peut découler des expériences répétitives de rejet. Témoignage de Daniel Santiago, publié sur le Facebook de l'association Zihuame Mochilla : « Imagine que tu arrives dans un lieu où le fait de parler une langue indigène est synonyme de rejet. Par peur que tes enfants subissent cette exclusion, tu décides que eux ne parleront plus cette langue avec laquelle tu as pourtant grandis » (2011). Les questionnements identitaires sont nombreux et ont diverses sources d'explication. Tout d'abord, nous pouvons nous référer au contexte de globalisation qui tend à l'uniformisation. Ce modèle plonge l'individu dans l'anonymat alors que le collectif donne un sens à la vie des communautés autochtones. De plus, les indigènes se retrouvent brusquement immergés dans un territoire qu'ils ne reconnaissent pas, qu'ils n'associent pas à leur origine ethnique et qui ne présente d'ailleurs aucune des caractéristiques de leur communauté. Enfin, le manque d'estime de soi peut s'expliquer par la faible valorisation culturelle au sein de l'espace urbain de Monterrey. Finalement, la juxtaposition de ces éléments provoque chez les indigènes des interrogations autour de leur propre authenticité. Or, nous ne considérons pas ici que ces questionnements soient le signe évident d'une crise identitaire. En effet, le fait de délaisser sa langue natale et de recomposer son identité au contact d'autres individus peut-être une évolution normale et un signe d'intégration au sein d’un nouvel espace. Par contre, la situation est plus problématique lorsque la pression des autres (c'est à dire la pression sociale) amène à nier sa propre identité. Certains individus refusent de s'auto-identifier comme des indigènes car ils sont conscients qu'il s'agit d'un motif d'exclusion à Monterrey. Dans ce cas, il existe un risque d'abandon culturel forcé et d'une dépréciation identitaire dont les répercussions se feront ressentir sur plusieurs générations. En ce sens, nous devons effectuer 22 une distinction entre les changements volontaires et ceux qui s'apparentent au contraire à une forme de contrainte morale et sociale. Cela dépend donc de la situation et des trajectoires spécifiques de chaque individu. 1.2 - La situation de précarité et la violation des droits humains contribuent à faire émerger de nouveaux motifs de participation pour les populations indigènes L'espace urbain favorise le développement d'un tissu de relations et incite à comparer chaque situation personnelle à celle des autres. L'étude que nous allons mener sur la situation socio-économique des indigènes, et notamment des femmes indigènes, se focalise en particulier sur les représentations et le ressenti individuel. En effet, si nous préférons utiliser des données quantitatives, l'enquête de la Commission Économique pour l'Amérique Latine et les Caraïbes (CEPA) menée en 2007 10 montre une amélioration de la situation des indigènes par rapport à ceux qui sont restés dans leur communauté d'origine. Il serait donc possible d'en déduire que la migration ne présente que des aspects positifs. Cependant, nous pouvons reprocher à cette étude de ne pas considérer les spécificités du contexte dans lequel ces individus évoluent ni de mettre leur situation en perspective avec celle du reste des habitants. Nous privilégions donc une étude plus englobante, en prenant en compte la dimension subjective et la position dans la société. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la perception que les indigènes ont de leur condition à Monterrey par rapport aux attentes et espérances qui ont motivé leur migration. Puis, nous étudierons la façon dont ils évaluent leur situation par rapport aux autres, en ce qui concerne leurs modes de vie, les opportunités qui se présentent à eux ou encore les évolutions auxquelles ils peuvent aspirer. LES PRINCIPAUX MOTIFS D'INSTALLATION DANS LA VILLE DE MONTERREY Dès lors que notre attention se focalise sur les indigènes migrants, il est essentiel d'insister en premier lieu sur le décalage entre les représentations qui poussent à la migration et la réalité de la vie à Monterrey. J. MENDOZA, qui s'intéresse aux difficultés rencontrées par ces populations dans les contextes urbains, insiste sur ce phénomène car il éclaire le sentiment de déception des indigènes concernant leur nouvelle condition. En effet, la migration peut-être définie comme une stratégie instaurée pour améliorer une situation 10 Cette étude a été présentée pour la première fois lors d'une réunion d'experts sur les peuples indigènes dans les aires urbaines et la migration, organisée par les Nations-Unies au Chili du 27 au 29 Mars 2007 23 donnée. Elle repose donc sur des espoirs de « vie meilleure » qui sont ancrés dans l'imaginaire et les récits collectifs. Le processus migratoire est avant tout un choix de vie, qui résulte le plus souvent d'une décision familiale. L’arbitrage dépend des nécessités de la famille, des espoirs et des opportunités offertes (pour trouver un travail ou lorsque des proches se trouvent déjà sur place pour faciliter l'installation). Nous pouvons alors considérer qu'il s'agit d'un investissement, dans le sens où il implique des efforts dans le présent en vue d'améliorer dans le futur les conditions de vie de l'individu, de sa famille et de sa communauté. Les externalités positives peuvent donc être très importantes. La mondialisation offre des conditions favorables à la dynamisation de ces mouvements migratoires car elle permet aux individus d’élargir leurs horizons de possibilités au-delà du simple cercle communautaire. Ce contexte permet un « étirement des pratiques sociales, culturelles, politiques et économiques à travers les frontières, pour rendre possible l'action à distance » (X. INDA et R. ROSALDO). Les plus pauvres ont conscience qu’ils ont la possibilité d’avoir une autre vie ailleurs et ils pensent connaître les moyens pour y accéder. Ainsi, les raisons de la migration de la campagne vers la ville se regroupent principalement autour de l'espoir d'avoir une vie meilleure. Une étude réalisée par le « Forum Permanent sur les Questions Indigènes de l'ONU »11 révèle que le motif principal est la volonté de fuir les problèmes de la campagne. Les résolutions qui sont prises dépendent de critères tels que l’amoindrissement de la fertilité des sols, la vulnérabilité face aux changements climatiques ou encore les difficultés d'accès à des services basiques. A. IRACHETA, qui étudie la migration sous un angle général (sans ancrage géographique ni ethnique), indique que les raisons majeures sont, tout d’abord l’envie de trouver un emploi, puis celle de trouver des conditions de vie meilleures et enfin celle de bénéficier d'un accès facilité à des infrastructures publiques de qualité. Simon Minjarez Carillo, un jeune garçon huichol12 de 17 ans qui est venu à Monterrey lorsqu'il était jeune, confirme les difficultés rencontrées pour accéder à des services essentiels dans sa campagne d'origine : « les écoles [de nos communautés] ne sont pas équipées de livres ni de matériels et elles sont situées très loin de nos communautés »13. 11 Le Forum Permanent sur les Questions Indigènes est une organisation du Conseil Economique et Social qui a pour mission d'examiner la situation des indigènes dans le monde. http://undesadspd.org/Default.aspx?alias=undesadspd.org/indigenouses 12 Les Huichol sont un peuple indigène vivant dans la Sierra Madre occidentale au centre-ouest du Mexique 13 Issu d'un entretien réalisé en 2013 dans le cadre de la thèse de DYLAN LEBECKI 24 Dans le cadre d’une enquête réalisée en 2009 par S.DURIN, 90% des indigènes qui ont migré à Monterrey affirment qu'ils l'ont fait pour chercher un emploi pour faire face à l'extrême pauvreté dans laquelle ils vivaient auparavant. Leur situation se dégrade souvent suite à des déplacements forcés, par exemple pour permettre la mise en place de projets d'exploitations agricoles ou industrielles de grande envergure. Or, les indigènes sont les perdants de l'échange puisqu'ils récupèrent des terres pauvres ou qu'ils sont insuffisamment dédommagés par rapport au préjudice subi. Lorsqu'ils se retrouvent sur des terres peu fertiles, ils sont contraints de se déplacer vers des zones où il est possible de trouver un emploi. C'est par exemple le cas de Monterrey, qui « est connu comme étant un bassin d'emploi important » [G. ROMAN, coordinatrice pour Zihuame]. Monterrey est aussi, dans l'imaginaire collectif, une ville dotée de nombreuses infrastructures et institutions publiques de qualité. Ainsi, lorsqu’un individu décide de venir s'installer dans l'AMM pour trouver un emploi, il espère également que ses enfants vont pouvoir faire des études qui leur permettront d'accéder à de meilleures opportunités dans le futur. Cette projection dans l'avenir, caractérisée par des espoirs d'ascension sociale, fait donc également partie des facteurs favorisant le choix de migration. De plus, il n'est pas rare que certains jeunes migrent seuls vers Monterrey pour améliorer leurs (futures) conditions de vie. La plupart du temps, leur voyage et leur arrivée dans l'AMM sont facilités par l’existence d’un réseau amical et/ou familial. Lorsque ce n'est pas le cas, ce sont des organismes religieux qui les accueillent et tentent de répondre à leurs nécessités. C'est par exemple le cas d'Isabel, une jeune boursière de l'association Zihuame Mochilla qui a migré à l'âge de 12 ans vers Guadalajara, avant de décider de finalement s'installer à Monterrey. Sa tutrice nous explique qu'elle a un projet de vie très précis, et ce depuis qu'elle a décidé de venir dans cette ville. « Cette jeune indigène effectue des études d'infirmières depuis 2012 avec le projet de travailler par la suite dans un centre de santé de sa communauté d'origine. Elle sait qu'elle n'aurait pas pu exercer cette profession si elle était restée avec sa famille » [G.GARZA ROMAN]. Les « études » constituent le motif principal de migration pour 6% des hommes et 4,5% des femmes (2009) 14 . Ce n'est donc pas une raison dominante, mais il faut prendre en considération le fait qu’il puisse s’agir d'un motif de migration sous-jacent et que l'accès à l'école pour les enfants compte tout de même dans la stratégie de déplacement. Dans tous les 14 Universidad Autónoma de Nuevo Leon, « Migrantes indígenas en la zona metropolitana de Monterey y los procesos de adaptación », 2010 25 cas, le départ vers une ville mondialisée et industrielle comme Monterrey incarne un espoir de vie meilleure. Or, une forme de désenchantement est susceptible de se produire à l'arrivée car les expectatives sont souvent très éloignées des conditions de vie des indigènes dans cette aire urbaine. LE DÉCALAGE ENTRE LES MYTHES ET LA RÉALITÉ SUR LE PLAN MATERIEL Lorsque les indigènes migrants s'installent à Monterrey, la confrontation à la réalité est souvent difficile. En effet, leur situation sur le plan matériel ne correspond pas à celle qu'ils avaient imaginée. Certes, les conditions de vie sont améliorées par rapport à la compagne. L'étude réalisée en 2009 montre en effet que la nette majorité des personnes interrogées (environ 93%) gagnent deux fois le salaire minimum15 du Mexique. Cette étude est cependant très critiquée car d’autres ont plutôt révélé que la plupart d'entre eux gagnaient moins de deux fois ce salaire. Cette étude, qui est la plus récente réalisée, est donc controversée puisqu'elle s'oppose aux analyses réalisées par DURIN et AL. en 2007. Même si ces pourcentages varient en fonction des analyses, toutes les investigations s’accordent à dire que les salaires sont plus élevés que dans les campagnes, ce qui garantit normalement de meilleures perspectives de vie. Or, les chiffres et les seuls critères matériels ne sont pas suffisants pour aborder le thème du développement et du bien-être des populations indigènes. Il faut en effet rappeler que les communautés rurales sont souvent en situation d'autosuffisance alimentaire, ce qui leur permet de vivre et d'avoir une bonne qualité de vie (d'un point de vue subjectif), sans pour autant dégager de bénéfices sur leur production agricole. Or, lors de notre enquête de terrain, il n'était pas rare d'entendre que les salaires étaient plus élevés à Monterrey mais que « la vie [était] moins agréable dans la ville ». En fait, même si la condition des indigènes semble meilleure en ville qu'à la campagne, elle reste très précaire, notamment en comparaison avec celle du reste de la population. En effet, isolés dans les quartiers périphériques de la ville, les indigènes n'ont pas facilement accès aux infrastructures publiques ni aux services adaptés à leurs besoins. Nous retrouvons ainsi une corrélation entre les niveaux socio-économiques les plus bas et les quartiers où se concentrent les populations indigènes. Ces derniers sont plongés dans des contextes de pauvreté au sein d'une ville dont l'ambition est pourtant de s'enrichir. Dans la majorité des cas, ils n’ont pas accès à l'électricité et les services d'eau et assainissement ne répondent pas Le salaire minimum est particulièrement bas au Mexique. Il s’élève entre $68.28 (114€) et $70.10 pesos (117€) par jour, en fonction des zones géographiques. Taux de change utilisé (info euro rate de l’UE) : $1 peso = 0.055€. 15 26 aux critères basiques de qualité. La colonie 16 « Lomas Modelo » est un exemple de quartier où les conditions de vie sont particulièrement difficiles. Dans ce quartier, les rues ne sont pas bétonnées, les lampadaires publics n'existent pas et les trottoirs sont rares. Plus on s'élève vers les hauteurs, plus les maisons sont faites de matériaux de récupération. Les habitants n'ont pas accès à l'électricité et sont donc obligés de s'éclairer à la bougie lorsqu'ils rentrent le soir. La plupart des habitants de cette colonie sont des indigènes venant de la communauté Otomi. Cette description pourrait s'appliquer à beaucoup d'autres quartiers de Monterrey. Parfois, ils ne se trouvent même à l'extérieur de la ville, mais à quelques kilomètres du centre-ville, comme c'est le cas de la colonie « AltaVista Sur ». Lorsque nous parlons d'absence de services publics, nous nous référons en particulier à ceux qui répondent aux besoins essentiels des populations comme c'est le par exemple le cas des centres de santé ou encore des écoles. Lorsqu’ils sont présents, ils sont souvent très éloignés des nécessités des indigènes. Ainsi, les écoles sont nombreuses mais elles sont basées sur un schéma élitiste et ne proposent que rarement un modèle d’éducation bilingue17. La question de la qualité de l'enseignement est pourtant centrale au développement car si les programmes ne sont adaptés aux élèves en difficulté, l'école décourage et elle est rapidement abandonnée. Pourtant, le parcours scolaire conditionne l'insertion sur le marché du travail. Isabel, la jeune bénéficiaire du projet de bourses de Zihuame Mochilla a rencontré de nombreux obstacles et difficultés au cours de ses études. Bien qu'elle ne l'ait jamais directement révélé à sa tutrice, ses camarades ont confié à la coordinatrice de l'aire jeunesse de l'association qu'Isabel n'arrivait pas à avoir de bonnes notes car elle ne maîtrisait pas la langue espagnole. C’est ce handicap qui l’avait contraint au redoublement. Si elle n'avait pas bénéficié du soutien de Zihuame Mochilla, cette jeune fille aurait sans doute abandonné l'école pour se consacrer à une activité d'employée domestique. Comme le regrettent les employées de Zihuame « les indigènes ne sont jamais considérés comme des cas spéciaux et c'est pour cela qu'ils ne bénéficient d'aucune aide particulière ». Aujourd'hui, il existe de plus en plus de programmes d'éducation bilingue dans la ville mais le processus est lent et complexe. De plus, ces projets sont souvent développés au niveau du cycle primaire mais ils se font plus rares au niveau secondaire et universitaire. Lors de la « journée internationale des peuples indigènes à Monterrey » en 2015, de nombreuses associations abordaient cette thématique. 16 17 Les « colonies » désignent les quartiers périphériques des villes du Mexique L'éducation bilingue est un modèle d'éducation interculturelle où sont enseignées simultanément deux langues différentes. 27 L'université « Lux » de Monterrey propose quant à elle une filière de « sciences de l'enseignement » spécialisée dans l'éducation bilingue 18 . L’objectif de ce parcours est de former des futurs professeurs ou des chercheurs qui maîtriseront suffisamment cette approche pour apporter des changements structurels dans le système scolaire. Leurs interventions doivent permettre de faire évoluer les programmes et les mentalités, en créant les conditions d'un environnement propice à l'interculturalité. C’est ce qui permettra de favoriser l'intégration des enfants migrants à l'école. Les avancées législatives depuis les années 1980 contribuent également à faire évoluer la situation. La Loi Fédérale d’Éducation du Mexique (de 1973) signale expressément que « l'enseignement de l'espagnol ne doit pas se faire au détriment des identités linguistiques et culturelles des élèves indigènes ». Pour autant, cette loi n'est pas tout le temps appliquée car les écoles ont tendance s’aligner au modèle pyramidal de la société mexicaine. En d'autres termes, elles soutiennent les rares privilégiés qui sont les mieux dotés en capital culturel mais délaissent le plus grand nombre, qui a pourtant besoin de l'enseignement pour s'élever dans la sphère sociale. C'est la raison pour laquelle M. BUSQUETS, sociologue mexicaine spécialisé dans l'éducation, propose le développement d’une structure éducative qui irait du « bas vers le haut ». Cela signifie que les enseignants devraient se consacrer à la majorité des enfants en difficulté (issus de milieux défavorisés) pour leur faire atteindre le même niveau scolaire que ceux qui présentent des facilités (car ils sont issus de milieux favorisés). Les expériences étatiques en faveur de l’éducation bilingue se basent sur le constat selon lequel les inégalités sont très importantes dans l'accès aux opportunités éducatives. Au Mexique, le modèle d’Éducation Bilingue Biculturelle (EBB) a été adopté en 1978 sous l'impulsion de la Direction Générale de l’Éducation Bilingue (DGEI) (BERTELY, 1998). Il s'agit de l'une des décisions les plus emblématiques concernant la défense de la cause indigène. Le gouvernement, à travers son Secrétariat d’Éducation Publique (SEP), a également mis en place la Coordination Générale de l’Éducation Interculturelle et Bilingue (CGEIB) Sa mission est de s'assurer de l'application de l’EBB et de soutenir plus généralement les initiatives permettant d'améliorer la qualité pédagogique de l’enseignement pour les populations indigènes. Ces actions marquent la volonté de l’État de faire évoluer la situation en proposant de nouveaux modèles éducatifs. Nous verrons dans la deuxième partie de cette étude que ce sont les revendications de la société civile qui ont en réalité contribué à ces avancées. Enfin, si nous abordons la thématique de l'accès à la santé pour les populations indigènes de Monterrey, nous 18 http://universidadlux.edu.mx/licenciatura-en-ciencias-de-la-educacion-con-acentuacion-en-educacionbilingue/ 28 remarquons que les centres de santé sont peu présents dans les colonies et que l'attention médicale n'est pas adaptée aux besoins des indigènes. La plupart du temps, les horaires ne permettent pas aux travailleurs de bénéficier de soins et il n'est pas rare d'observer des traitements différenciés en fonction de l'origine des patients. Une jeune mère venue à Zihuakalli raconte ainsi que l'infirmière a refusé de réaliser une consultation en lui disant de revenir plus tard, « lorsqu'elle se serait douchée ». La surmortalité infantile, qui reflète la qualité de vie d’une population, persiste également dans la ville. Les recensements de 2000 révèlent qu'au Mexique, la mortalité infantile19 est de 34,2 pour les indigènes urbains contre 23,9 pour les non-indigènes. L'étude réalisée sur les indigènes urbains en Amérique Latine dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) montre d'ailleurs que le Mexique présente les taux les plus défavorables. Le problème est que tous ces paramètres s'accumulent pour les populations indigènes de Monterrey, ce qui nous conduit à les considérer comme les principales victimes de l'inégale distribution des services publics dans la ville. LA PRÉCARITÉ DES EMPLOIS MAJORITAIREMENT EXCERCÉS PAR LES INDIGÈNES L’impression de dégradation des conditions de vie dans l'AMM pour les indigènes s’explique également par la précarité des emplois qu’ils occupent. Comme nous l'avons vu précédemment, Monterrey est un bassin d'emplois important et c'est la raison pour laquelle elle incarne une destination privilégiée pour les migrants. Pour autant, les postes occupés par la majorité des populations indigènes sont instables et proposent des salaires très bas. Dans la plupart des cas, les indigènes travaillent dans le secteur informel (dans les domaines de la vente, de l’emploi domestique, du bâtiment, etc.). Leur situation professionnelle est donc incertaine car ils ne bénéficient ni d'assurances, ni de systèmes de sécurité sociale, ni de rémunérations fixes. Ils sont qualifiés de « travailleurs pauvres ». Cette précarité renforce la vulnérabilité des individus et de leurs familles (L. V-ORTIZ, 2007). Pour comprendre cette situation, il faut rappeler que 95% des indigènes indiquent être arrivés dans la ville sans argent (D. LEBECKI, 2013). Sans économies, ils se retrouvent alors dans l'obligation de trouver rapidement un travail pour assurer leur survie. Cet impératif a pour conséquence de les rendre moins exigeants: ils travaillent beaucoup et dans des conditions difficiles. Au cours de notre enquête de terrain, un jeune homme nous explique qu'il travaille dans le secteur du bâtiment et qu’il est obligé de travailler toute la journée en continuité pour 19 Selon l'INSEE, la mortalité infantile désigne les décès d'enfants âgés de moins d'un an. Elle se calcule en faisant le rapport entre le nombre d'enfants morts sur les 1000 enfants nés vivants. 29 terminer l’ouvrage dans les temps impartis. Or, comme il habite en plus dans une colonie éloignée du centre-ville, il n’a pas le temps de rentrer chez lui et dort dans la rue, à côté du chantier. Les violations du droit du travail, et surtout des droits de l’homme, sont ainsi avérées. Il existe en fait de très nombreux cas d'abus dans le milieu professionnel et les institutions de protection des travailleurs sont rares. Enfin, il est impossible d’aborder le thème de la précarisation des emplois sans citer les travaux de S.DURIN sur la « domesticité institutionnalisée » à Monterrey. Ses études révèlent que le travail domestique est la première source d'emploi pour les femmes issues de couches populaires. En 2000, environ 80% des femmes indigènes installées dans l'AMM étaient employées domestiques. Cette surreprésentation est problématique car le travail domestique est faiblement encadré. La « loi fédérale sur le travail »20 réserve ces articles 331 à 339 à ce secteur d’activité. L'article 333 précise par exemple que « les travailleurs domestiques doivent profiter d'un temps de repos suffisant pour manger et se reposer pendant la nuit ». Il s’agit de droits très imprécis et laissant une grande marge d'appréciation aux employeurs. En effet, le patron peut estimer que trois heures de sommeil sont suffisantes pour assurer le repos de son employé. Ce jugement, reposant sur des critères très subjectifs, ne tient pas compte des besoins exprimés par les individus. Il existe un flou juridique qui justifie l’utilisation du qualificatif de « niche ethnique » pour désigner le secteur de la domesticité (S.DURIN). De plus, tout en respectant la loi, les employeurs peuvent avoir des comportements très humiliants pour ces femmes. Ainsi, de nombreux témoignages révèlent que les employées domestiques n'ont pas le droit de partager le repas avec la famille et qu'elles peuvent donc uniquement se nourrir lorsque tout le monde est couché. G. ROMAN aborde le sujet des étudiantes qui sont employées domestiques en parallèle de leurs études: « les jeunes filles ne peuvent pas se consacrer à leurs études car elles travaillent comme employées domestiques à côté, pour gagner leur vie. Cela rend difficile leur intégration et leur réussite scolaire. Cette réalité est accentuée par le manque d'encadrement légal du travail. Certaines peuvent travailler de 8h du matin, quand elles emmènent les enfants à l'école, jusqu'à 20h après avoir préparé le repas. Bien sûr, elles n'ont jamais vraiment de pauses ». Les cas les plus extrêmes sont ceux d'une privation totale de liberté, c’est-à-dire lorsque les femmes n'ont pas la possibilité de partir de la maison de leurs employeurs. Ce fut le cas de 20 http://www.stps.gob.mx/bp/secciones/junta_federal/secciones/consultas/ley_federal.html 30 l'une des boursières soutenue par Zihuakalli. Esther Cruz raconte l’histoire d’une jeune fille qui avait décidé de quitter son travail d’employée domestique pour se consacrer à ses études, après avoir bénéficié des conseils de l’association. Ses employeurs ont refusé sa démission et ont décidé de la séquestrer pour l’empêcher de s’en aller, profitant de son isolement à Monterrey. Cette dernière a finalement trouvé un soutien auprès des membres de Zihuakalli, qui sont intervenus pour la libérer. Esther Cruz (Juillet 2014) : « elle s'est retrouvée enfermée dans sa chambre, sans possibilité d'appeler ou de susciter l'attention de quelqu'un dehors (…) parce que cette famille vivait dans une résidence sécurisée. Personne n'allait la secourir parce qu'elle n'avait ni famille ni amis à Monterrey, elle avait migré toute seule ». Lors de notre entretien, Esther Cruz a utilisé à de nombreuse reprise le mot « esclave » pour caractériser la condition de ces femmes. Il est vrai que les témoignages se rapprochent de la définition de l’esclavage qui désigne la « condition de ceux qui sont sous une domination tyrannique ; asservissement, servitude » (Larousse). Finalement, nous constatons que les indigènes sont dans une situation d'extrême vulnérabilité, c'est à dire qu’ils sont exposés à des situations socio-économiques très précaires qui remettent en cause le respect de leurs droits fondamentaux en tant qu’êtres humains. La violence, l'insalubrité, les maladies, les conditions de vie et de travail difficiles sont des problèmes caractéristiques de la pauvreté urbaine moderne et ils touchent en particulier les populations indigènes de Monterrey. Les associations pro-indigènes se mobilisent donc pour agir, parfois au cas par cas, sur chacune de ces problématiques. 2) La coexistence interculturelle au sein de la ville de Monterrey favorise l'émergence d'un discours indigène commun et la mise en synergie de compétences variées L'ancrage territorial est une composante de l’identité. En effet, chaque être humain s'identifie au lieu dans lequel il construit des repères et des habitus qui vont caractériser son existence et déterminer la manière dont il se représente, en particulier vis-à-vis des autres. Ainsi, l'installation dans un espace urbain est propice à l’apparition de nouveaux marqueurs identitaires pour les populations indigènes. A première vue, ce constat peut sembler paradoxal dans le sens où les indigènes sont traditionnellement associés au territoire rural et que c'est précisément cette attache géographique qui conditionne, d'un point de vue extérieur, 31 l'authenticité de leur origine ethnique. Or, notre étude a pour objectif de dépasser cette approche en appréhendant le rôle de la ville dans la construction identitaire des indigènes. Il s'agit tout d'abord de comprendre que, lorsque les indigènes font le choix de s'installer dans la ville, ils sont disposés à façonner leurs identités en fonction de ce nouvel environnement urbain. C'est ce que l'on perçoit dans les changements socio-économiques et culturels qui s'opèrent peu à peu chez ces individus, au contact de la culture urbaine et des rencontres avec autrui. Le territoire peut-être défini comme un « lieu occupé par un groupe déterminé dont les membres communiquent entre eux, partagent une même tradition et sont organisés autour d'une action commune » (W.J. ACEVES, 1997). Il revêt des significations symboliques, politiques, culturelles, sociales, ou encore émotionnelles et met en relation des individus ou des groupes sociaux qui agissent collectivement pour développer un projet précis. Tous les types de relations développés au sein de cet espace, qu'ils soient conflictuels ou apaisés, (re)définissent à la fois le lieu et les hommes. Comme nous allons le voir, les indigènes composent avec leur nouveau territoire, et parviennent même à se l'approprier en y ajoutant leur empreinte ethnique. La relation possède donc un double sens puisque le lieu définit l'individu de la même façon que l'individu définit le lieu à son image. C'est ce qui nous amène à penser que tout espace est socialement construit et que cette construction s'effectue progressivement, par étapes successives. C’est la raison pour laquelle notre analyse des dynamiques culturelles, sociales et politiques à l’œuvre dans l'AMM nécessite d'adopter une perspective géographique. 2.1 - Les rencontres indigènes sont à l'origine de l'émergence d'un sentiment d'appartenance et de l'institutionnalisation d'un dialogue interculturel La ville, et d'avantage encore Monterrey du fait de son caractère mondialisé, est un lieu d'échanges entre des individus aux origines diverses. La migration favorise d'ailleurs cette hétérogénéité d’ordre communautaire, générationnel et social car l’AMM est le lieu d’arrivée et d’installation de nombreux migrants. Elle est avant tout un lieu de rencontres, propice à l'émergence et à la visualisation de tensions, d'efforts et de coexistences interculturelles. Au contact des autres et en réaction aux nouvelles conditions d'existence, les identités se recomposent. La compréhension de ce phénomène nécessite de considérer l'identité comme un processus qui évolue dans l'espace et à travers le temps. 32 RÉALITÉS ET DÉFIS DE LA CONCENTRATION URBAINE DES INDIGÈNES Dans l'AMM, nous constatons que des indigènes aux cultures diverses tendent à se regrouper et à cohabiter dans un même espace restreint. Cette coexistence, avant d'être un choix, est surtout une conséquence des choix politiques dont l’ambition est de façonner un schéma urbain déterminé. En effet, la majorité des indigènes est concentrée au sein des mêmes quartiers périphériques, sans qu'il ne s'agisse nécessairement d'individus ayant la même origine ethnique. E. CRUZ témoigne du fait que les communautés indigènes sont variées et dispersées dans la ville et ses alentours. C'est par exemple le cas des Nahuas21, qui ont entamé leur migration à partir du début des années 1980. A leur arrivée, ils ont spontanément décidé de s'installer aux abords du « Rio de la Silla », situé à l'Est de Monterrey. Ils y reproduisirent les modes de vie et l'habitat de leurs campagnes d'origine, en construisant notamment leurs demeures avec les matériaux disponibles (branchages, feuilles, matériaux de récupération, etc.). Cependant, cette communauté a été contrainte de se déplacer sous la pression des autorités municipales et des services de police veillant à l'application des législations. La nature des solutions de relogement proposées ont alors entraîné leur division et leur dispersion à divers endroits de l'AMM. Une grande partie d'entre eux s’est retrouvée dans le quartier « Arboledas de los Naranjos », où ils résident encore en majorité aujourd'hui. Ainsi, le regroupement d'individus issus d'une même communauté n'est pas toujours possible dans la ville de Monterrey, alors que cela contribue pourtant à favoriser un sentiment de familiarité et de sécurité. Cette rupture affective et l'installation dans un nouvel endroit inconnu bouleversent les habitudes et les projets de vie des individus. Esther CRUZ évoque les décisions municipales qui consistent à reloger les populations indigènes dans des quartiers périphériques : « la raison invoquée est à chaque fois celle de la sécurité et de la salubrité, ils ne disent jamais qu'ils préfèrent nous voir nous éloigner du centre-ville pour conserver le paysage d'origine. Moi je ne sais pas s'ils sont d'avantage en sécurité dans ces colonies ». La majorité des populations indigènes est aujourd'hui localisée dans des « enclaves ». Ce terme désigne des zones déterminées de la ville, au sein desquelles évolue une grande partie 21 Les Nahuas sont le principal groupe amérindien du Mexique puisqu'ils représentent environ un quart de la population autochtone du pays. Ils partagent la même langue (le nahualt) et se sont installés dans la vallée de Mexico vers le VIème siècle. 33 d'un groupe indigène mais avec d'autres personnes, appartenant à des groupes ethniques différents. Nous remarquons ainsi que, dans chaque colonie, il existe toujours une communauté surreprésentée par rapport aux autres. Ainsi, la majeure partie des « mixtecos » est située dans la colonie « Héctor Caballero » (dans la municipalité de Juarez), les « otomies » dans les colonies « Genaro Vazquez » et « Lomas Modelo », et les « mazahuas » dans les secteurs de « La Alianza » et « San Barnabé ». Lorsque les membres d’une communauté sont rassemblés et qu’ils constituent la plus grande part des habitants, ils disposent de plus de pouvoir dans les processus de prises de décisions. Photo illustrant les conditions de vie difficiles dans la colonie "Genaro Vazquez" - © La Prensa Cette concentration spatiale a l'avantage de rassembler et de faire interagir des individus qui n'auraient pas nécessairement été en contact dans leur environnement rural d'origine. Ce regroupement sur des fondements ethniques contribue à réduire le sentiment d'isolement et le risque de perte de repères. Les échanges avec autrui sont permanents, qu'il s'agisse par exemple de l'organisation de la vie communautaire au quotidien ou de la participation à des événements culturels. Les associations font aussi des efforts croissants pour planifier le plus d'activités possibles dans ces quartiers, afin que leurs programmes de sensibilisation et de renforcement des compétences bénéficient simultanément à l'ensemble de ces individus. Les interventions directes dans ces lieux de vie sont favorables à l’instauration d’un climat de confiance. L'autre valeur ajoutée de cette méthodologie est de favoriser la naissance d’un dialogue interculturel, permettant de dépasser les préjugés et d’accepter les opinions des autres. Les causeries collectives sont ainsi un moyen efficace pour désamorcer des conflits. A. PEREZ définie la ville en distinguant deux dimensions différentes: la première est physique et l'autre est communicationnelle. Or, le cas de l'intégration des indigènes dans la 34 société urbaine de Monterrey montre que ces deux aspects sont en fait étroitement liés puisque la concentration spatiale de ces populations favorise le renforcement des interactions. L’aménagement urbain de Monterrey a donc des implications sur l’identification territoriale et sociale des indigènes. La réussite de la coexistence interculturelle des populations indigènes correspond à un processus complexe, qui s'est effectué par étapes et qui continue d'évoluer de nos jours. Lorsque les migrants indigènes ont commencé à s’installer à Monterrey (dans les années 1980), la dimension communautaire était quasiment inexistante. Elle paraissait même inenvisageable en raison des divergences et du fait que les individus ne voyaient pas l'intérêt de faire des efforts de cohabitation puisque leur seul but était de trouver un emploi et de faire vivre leur famille. Manuela, qui fait partie de cette première génération migrante, explique ainsi qu’il était très difficile de se sentir « chez soi » dans les colonies indigènes. Son témoignage reflète l’idée selon laquelle l’intégration urbaine peut revêtir différents degrés et qu’elle dépend des « strates » de la ville. En effet, Monterrey est constituée de groupes très distincts, qui appartiennent pourtant tous à une même communauté urbaine. Ainsi, les indigènes peuvent se sentir admis dans un groupe alors même que la majorité des habitants de la ville les rejettent. Pour certains individus, ce niveau d’intégration est tout à fait satisfaisant car ils se sentent intégrés et ils ne rechercheront pas nécessairement à lutter contre l’exclusion dont ils sont victimes à une échelle plus globale. Maria Cruz évoque sa sensation de déracinement à son arrivée à Monterrey en 1985 : « à l'époque, nous n'avions pas d'endroits pour nous regrouper ni de choses à échanger. Je vivais avec ma famille, dans ma maison, et je ne connaissais même pas mes voisins. Cela a bien changé depuis ». Pour mieux appréhender les obstacles à franchir pour voir émerger une certaine « unité indigène », il est essentiel de se référer à la complexité des cultures en présence. Au niveau linguistique par exemple, le recensement national de 2000 révèle qu'il y aurait environ 56 langues parlées dans l'AMM, alors même que le pays en dénombre environ 68 (sans compter les 364 dialectes). Partant du constat que la majorité des migrants ne parle que leur langue maternelle à leur arrivée, nous pouvons comprendre l’ampleur des défis à relever pour communiquer avec les autres. Or, il est certain que la communication conditionne les modalités de l’échange. Les individus peuvent également se sentir très éloignés les uns des autres en raison de l’hétérogénéité des traditions et des cosmovisions. Contrairement à ce 35 qui est souvent affirmé, les cultures indigènes ne se ressemblent pas, même si elles peuvent avoir des points communs. Les populations autochtones actuelles sont en effet issues de civilisations très anciennes. Ces dernières ont traversé des guerres et des conflits violents pour s’affirmer et perdurer à travers les siècles. Ainsi, si nous prenons en considération le fait que la coexistence des peuples autochtones n'ait pas toujours été évidente d’un point de vue historique, il est possible de comprendre que la cohabitation dans un espace urbain réduit nécessite du temps et de multiples efforts. Cela sous-entend en effet d’accepter la différence d’autrui et d'intérioriser les normes d’une nouvelle communauté multiculturelle. Pour ceux qui souhaitent garder un lien continu et pérenne avec leur culture d’origine, l’équilibre est parfois difficile à trouver. Cette multitude d'obstacles légitime l’existence des nombreuses étapes constituant le processus d'intégration. En fait, tout dépend des volontés individuelles et de la capacité des leaders communautaires urbains à rassembler les individus au-delà de leurs divergences. Or, comme l'affirme E. GOFFMAN, « la complexité et les multiples contradictions données dans la vie quotidienne sont le meilleur laboratoire pour une étude sociale ». L'existence de tensions, de résistances et de contradictions n’est pas synonyme d’échec. En réalité, ces éléments prouvent l’existence d’un échange qui revêt dans tous les cas une dimension positive puisqu’il est le signe de l’amorce d’une première étape d’intégration au sein de l’espace urbain de Monterrey. LA COHABITATION INTERCULTURELLE DES POPULATIONS INDIGÈNES Comme nous venons de le voir, l'urbanisation des indigènes est à l’origine de profondes transformations sur le plan social et culturel. Le phénomène d’urbanisation désigne la « concentration géographique d'une population et d'activités non agricoles dans un environnement urbain de taille et de formes diverses » (J. FRIEDMAN). L’installation durable dans l’AMM conditionne en grande partie l’ampleur des efforts réalisés par les indigènes pour s’intégrer à des groupes urbains. Cette perspective de long terme joue un rôle décisif car les individus peuvent se projeter dans le futur et ont tendance à adapter leurs comportements par rapport aux nécessités des générations futures (c’est-à-dire de leurs enfants et de leurs petits-enfants). C'est la raison principale pour laquelle ils créent des « espaces vitaux et territoriaux » dans la ville, qui sont basés sur l'appartenance ethnique et l'identité indigène de manière générale (F. DEL POLOLO). L'usage du mot « vital » renvoie à la notion de survie et sous-entend que l’objectif est de répondre à un besoin essentiel. Ces nécessités sont avant tout d’ordre symbolique et affectif puisque le déracinement que les 36 migrants ont subi provoque une réelle souffrance et constitue de fait un obstacle au bien-être de l'individu. En effet, en tant qu'être humain et plus encore en tant qu'indigène, ce dernier ressent le besoin de se sentir appartenir à un groupe qui lui ressemble et d'évoluer dans un environnement accueillant. E. CORTEZ, un membre de l'association « Tierra de Artistas » indique que « le regroupement des communautés indigènes permet de développer un sentiment de familiarité et de sécurité. C'est ce qui motive ce regroupement, malgré les différences ». La naissance d'un groupe constitué sur la base de critères ethniques peut être une réponse aux besoins affectifs des individus dans l’AMM dans le sens où il réunit des individus ayant de nombreux intérêts en commun. La naissance de ce « groupe indigène » à Monterrey peut aussi être perçue comme une réaction face à l'exclusion dont ils sont victimes dans cette ville. Face à la pression sociale de la majorité des habitants qui les rejette sous le prétexte qu’ils sont indigènes, les principaux concernés se rassemblent autour de ce même marqueur identitaire afin de mieux l'affirmer. Juanita indique par exemple que son mari a des amis non-indigènes dans l’entreprise où il travaille mais qu’il ne les voit jamais en dehors (D. LEBECKI). Il ne s'agit pas d'un cas isolé puisque 73% des interrogés disent avoir des amis non-indigènes dans le cadre de leur travail mais seulement 9% affirment les voir à l'extérieur. De plus, il faut préciser que ces collègues de travail appartiennent à des catégories sociales défavorisés, ce qui signifie que les contacts avec les autres catégories de la population sont même inexistants. Une autre étude montre que 50% des indigènes considèrent qu'ils sont complètement adaptés à la zone urbaine parce qu’ils se sentent intégrés à la communauté indigène urbaine (qui ne correspond donc pas exclusivement à leur communauté d'origine). En fait, ils ont tendance à développer des relations avec les membres de ce groupe en raison des circonstances (travail, ancrage géographique, intérêts culturels, etc.) mais également par désir. Ils s'y sentent plus à l'aise car ils sont acceptés tels qu’ils sont. Cette situation peut même être assimilée à un « entre soi » qui ne favorise pas l'intégration à la zone urbaine dans sa globalité. Le terme employé ne revêt pas de connotation négative dans le cadre de cette étude car la discrimination qu’ils subissent au quotidien justifie en partie ce choix de vivre dans un microcosme en évitant les contacts avec ceux qui n’en font pas partie. Les rencontres représentent une occasion de (re)définir les modes de vie et les habitudes. Ce processus de changement ne peut être compris que si l'identité et la culture sont considérés comme des éléments dynamiques. En fait, l'intégration de chaque individu s’effectue au travers de sa propre culture, qui est en évolution permanente. Ainsi, il est possible d’assimiler 37 de nouveaux particularismes culturels, sans que cela n’induise nécessairement une régression et/ou une perte identitaire. Par exemple, lorsque des individus décident de ne plus pratiquer la danse de leur communauté d’origine ou de préférer l’espagnol à leur langue maternelle, ils ne sont pas toujours dans une posture de rejet. Ils entament plutôt une démarche d’ouverture. C'est d'ailleurs pour cette même raison que les enfants de migrants, qui sont dons nés dans la ville, peuvent se sentir appartenir à la communauté indigène alors même qu'ils n'en connaissent pas les coutumes et n'en maîtrisent pas les usages. Les changements dépendent en réalité de la volonté individuelle et des opportunités offertes par les relations urbaines. Les indigènes sont les premiers à revendiquer leur droit et leur liberté de prendre des décisions et de décider eux-mêmes de l'authenticité de leur appartenance ethnique. Les entretiens réalisés auprès des populations indigènes ont été l'occasion de comprendre que la « communauté » est susceptible de présenter deux aspects: elle peut désigner leur groupe d’origine mais également le groupe auquel ils se sentent appartenir à Monterrey. Lorsque ces deux dimensions sont prises en compte par les individus, cela signifie qu'ils se sentent pleinement intégrés à la communauté urbaine. Les communautés désignent des « groupes humains vivant dans un territoire déterminé avec des formes d'expression, de traditions, de liens quotidiens et surtout d'intérêts liés » (A. PEREZ). Cette définition correspond donc au vécu des populations indigènes à Monterrey. L’existence d’un sentiment d'appartenance permet la naissance d’une volonté partagée et donc d'un discours commun à l'ensemble des indigènes de Monterrey. Or, depuis quelques années, au fur et à mesure de l’accomplissement des étapes d'intégration, les individus prennent conscience de leurs préoccupations communes. Les associations pro-indigènes tentent justement d'accélérer et/ou de renforcer ce processus car l'union conditionne la naissance d’un mouvement social indigène. Zihuame Mochilla a par exemple choisi l'option de « l'organisation collective » pour « faire face aux conditions difficiles impliquées par la vie dans la ville »22 . En fin de compte, lorsque nous faisons référence aux « indigènes urbains » de Monterrey, nous prenons en compte les nouvelles identités reposant sur des symboles polyvalents, qui ont vu le jour grâce à la coexistence d’une population multiculturelle. Ainsi, le fait d’utiliser l’expression de « catégorie indigène » se réfère à l’existence d’une communauté indigène urbaine basée sur des marqueurs ethniques, mais ne signifie pas pour autant que tous les indigènes évoluant dans l'AMM sont semblables. 22 http://www.zihuame.org.mx/ 38 L'APPRORIATION DU TERRITOIRE : L'EXEMPLE SYMBOLIQUE DE LA « ALAMEDA » Comme nous venons de le démontrer, l'espace urbain de Monterrey favorise la création d’une communauté regroupant des populations indigènes aux horizons culturels variés. Ce processus de regroupement est visible dans tous les quartiers périphériques où se concentrent les populations indigènes. Pour autant, il serait possible de critiquer cette thèse dans le sens où les indigènes coexistent dans les colonies mais que cette cohabitation reste ancrée dans un espace restreint et qu’elle a été encouragée par des décisions politiques extérieures. En ce sens, il ne serait pas pertinent de parler de « mouvement social » au sein de la ville puisque le rassemblement ne répondrait pas à une décision volontaire. Or, nous allons voir qu'il existe également des initiatives spontanées dont l’objectif est de s'approprier et de modeler un lieu où tous les indigènes ont la possibilité de se retrouver s'ils en ressentent le besoin. La signification de ce groupement est différente de celle des colonies car il repose sur des démarches effectuées volontairement par les indigènes. Le lieu de rencontre symbolique des indigènes à Monterrey est la place de la « Alameda ». La « Alameda Mariano Escobedo », qui se trouve au centre de la ville, a commencé à être imaginée au niveau architectural en 1861, suite à une requête municipale. Le projet consistait à créer un bosquet naturel qui servirait d’endroit de promenade pour les habitants. Il s’agissait donc de satisfaire les besoins de la catégorie la plus aisée de la population. Photo de la Alameda ©ecoledarchitectedeNL 39 Ce lieu a eu différents usages au fil des décennies puisque différents évènements s’y sont déroulés, comme des manifestations politiques ou encore des expositions culturelles. En somme, la « Alameda » a toujours été un lieu attractif pour les habitants de la ville. Cependant, depuis les années 1990 – 2000, il est connu et reconnu comme étant un nœud urbain réunissant spécifiquement les populations indigènes. Tous les habitants de Monterrey connaissent cet endroit et il est même possible d'entendre que « seuls les indigènes peuvent s'y rendre ». Il sert de point de repères pour les migrants nouvellement arrivés dans la ville et il est également devenu au fil du temps un lieu de rassemblement pour les jeunes. Qu'ils soient migrants de la première ou de la deuxième génération, ils sont des centaines d’indigènes à s’y réunir chaque fin de semaine pour discuter, lier des amitiés ou assister à des événements culturels. La spécificité de cet espace réside donc dans le fait qu’il regroupe des individus appartenant à des générations et des origines très diverses. Photo de la « Alameda » aujourd’hui, qui réunit des centaines d'indigènes chaque fin de semaine Pour S. DURIN, qui a mené de nombreux entretiens là-bas, il s'agit d'un point « stratégique de rencontre entre les migrants indigènes ». La « Alameda » est avant tout un lieu de socialisation dans le sens où il permet à chaque individu d'intérioriser les normes et les valeurs de la société urbaine tout en construisant par la même occasion son identité. Les réseaux sociaux qui s’y construisent jouent un rôle déterminant. Pour E. HERNANDEZ, la « Alameda » peut être décrite comme un « espace de liberté dans une ville discriminante ». Elle revêt deux dimensions principales : l'une est privée et l'autre est publique. Au niveau privé, elle permet d'organiser des réunions de famille et de prendre des décisions pour le cercle proche. Etant donné que les membres de la famille sont souvent dispersés dans les différentes colonies de la ville ou qu'ils sont trop occupés par leur activité professionnelle durant la semaine, la « Alameda » incarne un point de rassemblement familial. Ces 40 regroupements permettent aussi de prendre des nouvelles des proches restés à la campagne, notamment lorsque l'émission radiophonique « Desde Lejos Nos Saludamos » est enregistrée. Grâce à cette émission radiophonique, les indigènes peuvent passer des messages à ceux qui sont restés dans la communauté d'origine. Ce canal de communication est particulièrement adapté aux modes de vie des indigènes ruraux. Le programme a vu le jour grâce au soutien technique et financier de l’association « Enlace Potosino » mais elle est née à l'initiative de la communauté indigène de Monterrey. Les fins de semaine, la « Alameda » est un lieu très actif : la fréquentation est importante et les activités sont nombreuses. Cela donne parfois l'impression d'évoluer dans une petite ville au sein de la grande. En effet, il est possible de faire les magasins, de jouer à des jeux vidéo, de se rendre chez l'esthéticienne ou encore de réserver un billet de bus. Comme dans tout système économique, l’offre s’est en fait adaptée à la demande et les services proposés sont adaptés à la clientèle. Il est aussi possible de constater que les institutions bancaires se sont implantées aux abords de la « Alameda » pour permettre aux populations indigènes d’envoyer de l'argent à leur communauté d’origine. De plus, cet endroit est favorable à l’émergence d'un sentiment de familiarité et de sécurité. Dans une vidéo de CONARTE 23 , des jeunes filles migrantes donne leur version de la signification de ce lieu pour elles. L'une d'entre elles indique que c'est « là où se rencontrent des gens de la campagne (…), se réunissent pour passer un moment avec les amis et/ou la famille ». Elles se sentent « dans un lieu familier ». 23 Conseil pour la Culture et les Arts de Nuevo Leon 41 Une jeune fille donne son ressenti vis-à-vis de ses habitudes et des émotions ressenties à la Alameda : quand nous sommes à la Alameda, c'est comme si nous étions dans notre village, dans notre maison »24. L’avantage de cet endroit pour les populations indigènes est la liberté d’expression culturelle puisqu’elles peuvent exercer n’importe quelle pratique culturelle sans que les autres ne portent un jugement négatif. En somme, les conditions sont réunies pour conserver des liens avec la communauté d'origine. Au niveau public, la « Alameda » donne des clés de compréhension pour apprendre à vivre dans la ville. Elle est un lieu d'échanges, de rencontres et d'apprentissages. Ainsi, les nouveaux migrants sont nombreux à s'y rendre dès leur arrivée. C'est le cas de Marcelo, qui venait d’arriver à Monterrey deux semaines avant notre entretien. Il nous indique qu'il a « entendu parler » de cet endroit et que ses collègues (également indigènes) lui ont conseillé de s'y rendre s'il voulait se faire des amis ou même trouver un logement. Il semble très déterminé et nous confesse être disposé à rester jusqu'à tard le soir pour être certain de trouver les « bons contacts ». Les manifestations publiques, regroupant des chants, des danses ou d'autres pratiques culturelles, sont nombreuses et très diversifiées. Nous pouvons l’analyser comme un signe d'affirmation identitaire puisque ce sont des expressions culturelles visibles, qui sont souvent assimilées à un sentiment de fierté. Lorsque S. DURIN parle « d'espace de liberté », elle se réfère au décalage existant entre la discrimination vécue au quotidien et le sentiment de familiarité et de liberté présent à la « Alameda ». Ce lieu est aussi très important pour les jeunes indigènes de la deuxième génération, qui sont d'ailleurs largement majoritaires en fin de semaine. Ces adolescents, à cette période de leurs vies, sont souvent confrontés à des questionnements identitaires car ils recherchent leurs origines et tentent de trouver leur place dans la société. La plupart du temps, ils subissent un double processus d'exclusion : tout d’abord de la part de la communauté d'origine qui les considère comme des « enfants de la ville » et aussi de la part de la société urbaine qui les rejette pour leurs origines indigènes. Esther Cruz, qui a migré à l'âge de 5 ans avec ses parents, se réfère à son expérience personnelle pour nous expliquer ce phénomène. Elle indique que, malgré son désir d'entretenir des liens avec la communauté d'origine de ses parents, les échanges sont impossibles. L’obstacle principal est que le voyage jusqu'au Sud est long et coûteux. Mais les raisons sont en fait plus profondes et symboliques. Elle nous confie que ses parents ne souhaitent pas revenir à Oaxaca car ils ont honte de ne pas vivre dignement dans la ville, de ne pas avoir réussi leur projet d'enrichissement. En plus, ils sont 24 « Identités. Les portraits indigènes de NL » : https://vimeo.com/49194306 42 exilés de leur village d'origine car le père n'a plus effectué ses activités annuelles obligatoires au service de la communauté25. Esther témoigne des difficultés rencontrées pour tisser des liens avec sa communauté d'origine : « je souhaiterais y retourner et m'y installer avec mon compagnon, si je le pouvais et s'ils m'acceptaient. Je crois que je ne pourrais pas revenir dans le village car je serais toujours considérée comme « la fille de » ». Pour protéger les enfants des attitudes discriminantes, certains migrants ont choisi de ne pas leur enseigner la langue locale. De fait, leurs références identitaires restent floues et ils s'interrogent sur leur identité. La « Alameda » offre des réponses dans le sens où des jeunes aux profils très similaires se retrouvent, ils partagent leurs ressentis et sont en même temps immergés dans une ambiance chaleureuse et accueillante. Tous les individus sont les bienvenus et il n'est pas non plus question d’exercer une pression sociale pour démontrer son appartenance ethnique. En effet, le leitmotiv de ces rassemblements est que chaque individu doit se sentir disposé à construire librement son identité. Nous pouvons également préciser que la « Alameda » favorise la naissance de relations de couple susceptibles de conduire à des mariages. Elle incarne donc un lieu de métissage et d'hybridation culturelle (puisque tous les indigènes n’appartiennent pas à la même communauté), tout en renforçant le phénomène d'endogamie (dans le sens où ils s’auto-identifient comme des indigènes). Finalement, la « Alameda » est très symbolique car elle illustre le phénomène d'appropriation de l'espace par les indigènes de Monterrey. Cette situation nous amène à penser que les conditions sont réunies pour favoriser le processus d'affirmation des indigènes. Les habitants qui ne s’auto-identifient pas comme des indigènes expriment parfois leur sensation de se sentir exclus de cet espace, conseillant même aux étrangers de ne pas s'y rendre pour des raisons de sécurité. En fait, ces individus ne se sentent pas appartenir à la communauté urbaine indigène et c'est la raison pour laquelle ils ne se sentent pas à l’aise à la « Alameda ». Elle devient alors un lieu de représentation indigène et un espace public où peuvent se développer les luttes spécifiques pour la citoyenneté. A ce titre, nous pouvons par exemple analyser les réunions stratégiques et symboliques des employées domestiques. Ces rendezvous se produisent tous les dimanches à la « Alameda ». S. DURIN estime que ce rituel est 25 Dans certaines communautés indigènes, les hommes doivent donner une partie de leur temps à des activités qui bénéficieront à l’ensemble du groupe. Il peut s’agir de la construction d’un puit, de récolte agricole, etc. 43 une réaction à la position subordonnée qu’elles occupent au niveau professionnel. Elles mettent à profit leur jour de repos pour exprimer leur liberté et pour s’affirmer. Dans ce lieu, elles ne sont soumises à aucune contrainte et sont suffisamment éloignées de leur lieu de travail pour ne pas se sentir dans un environnement hostile. Etant donné qu’elles ne peuvent pas le faire durant la semaine, ces femmes aménagent la journée comme elles le souhaitent et modèlent le lieu à leur image. Les témoignages révèlent leurs souhaits de ne pas croiser leurs employeurs lors de cette journée. Ces réunions représentent des opportunités pour échanger sur leurs conditions et sur leurs expériences professionnelles. Ce dialogue conditionne l’émergence et la consolidation des revendications féminines. En effet, les femmes qui connaissent leurs droits partagent leurs savoirs avec les autres et les encouragent souvent à agir pour faire évoluer leur situation. Elles forment alors un réseau, c'est à dire un tissu de liens solides et solidaires, qui sert de filet protecteur. Il s'agit d'un élément très important car l'isolement est souvent propice aux abus car il tend à renforcer l’ignorance et le sentiment d'impuissance. Finalement, cet exemple des rendez-vous symboliques des employées domestiques nous permet d’illustrer le fait que la « Alameda » est un espace stratégique d'expression et d'affirmation. Les sièges des associations pro-indigènes sont d'ailleurs toutes situés autour de la place de la « Alameda ». La raison principale de cet emplacement est que la conjoncture est favorable à l’action. En effet, la dynamique collective visible dans cet endroit favorise les possibilités de mobilisations sur des thématiques indigènes. C'est au sein de ces endroits, où les échanges sont intenses, que peuvent naître les luttes et les discours communs. C'est également là où les actions et les sensibilisations sont les plus efficaces puisque les indigènes y sont déjà très présents et actifs. Finalement, ce lieu devient leur territoire. Nous pouvons dire en ce sens que la « Alameda » est la concrétisation physique du regroupement indigène à Monterrey. 44 Action de Zihuakalli lors de la Journée Internationale de la Femme, à la « Alameda » ©Zihuakalli Manifestation organisée par les jeunes membres de Zihuame Mochilla pour lutter contre la discrimination, la « Alameda » ©Zihuame Le fait qu'ils se regroupent, se rassemblent et s'affirment sur la base d'une volonté commune leur permet de gagner en pouvoir et en visibilité. Les populations indigènes deviennent alors plus légitimes pour s’exprimer dans l’espace publique aux yeux de l’État, de la société civile ou encore des médias. 45 La perspective géographique est finalement indissociable des changements sociaux et culturels qui marquent la communauté indigène de Monterrey. En adoptant ce point de vue, nous visualisons et comprenons davantage les actions qui « changent ou remodèlent un espace géographique et social déterminé » (A. GARCIA, 2010). L'ancrage spatial des indigènes dans l'AMM est donc l'un des facteurs explicatifs de l'émergence d'une « sphère d'agents sociaux en interaction » (D. TELLO). 2.2 - La nature des relations urbaines explique l'approche en réseau caractérisant l'engagement en faveur de la cause indigène Les actions collectives en faveur de l'interculturalité et de la défense des droits indigènes à Monterrey réunissent des individus aux profils très divers : ceux qui s’autoidentifient comme étant indigènes et ceux pour qui ce n’est pas le cas. L’existence de cette pléiade d’acteurs engagés pour la cause indigène nous amène à penser que la participation présente des formes multiples, notamment en ce qui concerne les motivations et les répertoires d'action. Les modalités d’engagement dépendent des trajectoires personnelles et de l’impact des discours mais l’objectif sous-jacent est toujours celui de contribuer à améliorer les conditions de vie des communautés indigènes évoluant dans l'AMM. C'est sur cette base commune que se construit et se consolide un réseau d'acteurs influents. Ainsi, notre hypothèse est que, dans le contexte de Monterrey, le mouvement social se définit d'avantage à partir de son motif « pro-indigène » que sur la base de son origine « indigène ». En d’autres termes, les individus ne se regroupent pas nécessairement parce qu’ils sont indigènes, mais parce qu’ils défendent la cause de cette catégorie de la population (qu’ils en fassent partis ou pas). Il est possible de distinguer trois acteurs fondamentaux dans l'engagement pro-indigène, à savoir les institutions gouvernementales spécialisées dans cette thématique, les organismes pro-indigènes, et les indigènes constitués en associations. Les liens qu'ils entretiennent entre eux sont de nature évolutive et dépendent des opportunités tout comme des besoins de chacun. Nous allons voir que le processus d’union est long et complexe car il nécessite une répartition des rôles et un désamorçage des conflits internes. Il existe en effet une forte compétition entre ces individus autour du concept de légitimité. Les inquiétudes proviennent surtout des populations indigènes car elles s'interrogent sur l'identité et les motivations de ceux qui parlent en leur nom et qui les représentent sur la scène publique. 46 LE PANORAMA DES ACTEURS ENGAGÉS EN FAVEUR DE LA CAUSE INDIGENE Ces dernières années ont constitué une période charnière pour l'institutionnalisation des revendications indigènes. Le mouvement social qui se développe autour de cette thématique va se fortifier et gagner en visibilité grâce à la mise en réseau d'un système d'acteurs aux profils diversifiés. Ces derniers comprennent peu à peu qu’une lutte collective leur permettrait d’atteindre plus rapidement le but qui a été fixé. Cette prise de conscience constitue la première étape de la configuration du mouvement social pro-indigène. La deuxième phase concerne le déploiement des moyens nécessaires à la mise en place de cette collaboration. Les « organisations indigènes » sont constituées de personnes qui se reconnaissent et se définissent en tant qu’indigènes. La structuration institutionnelle de ces individus est un phénomène relativement récent à Monterrey puisque les premières associations sont officiellement créées à partir de 2007. Au-delà de leur apparente similitude, ils ont dû franchir de nombreux obstacles pour parvenir à se structurer en organisation. L’une des principales difficultés a été de définir des bases organisationnelles solides, qui soient capables de perdurer dans le temps malgré les changements de leaders et le renouvellement des revendications. Pour surmonter ce défi, de nombreuses discussions ont été engagées dans le but de définir un projet précis, comprenant des résultats à atteindre et des activités à réaliser. Il a également été nécessaire de trouver les ressources financières pour la réalisation des actions. Cette recherche de fonds peut poser des questions éthiques, comme par exemple le fait d'accepter (ou non) les aides publiques de l’État, des organisations religieuses ou bien du secteur privé (entreprises et fondations). Zihuakalli a ainsi refusé la proposition d'une Église évangélique pour financer la construction des locaux de l’association. Les responsables ont rejeté cette offre par crainte de devenir les représentants d’un message idéologique qui ne correspond pas aux valeurs de l'association. L'acceptation de ce financement aurait par ailleurs mis en péril l'indépendance de Zihuakalli, alors même que c'est précisément la volonté d'autonomie qui a motivé la création de cette maison de femmes26. L'autre interrogation sous-jacente au processus d’institutionnalisation porte sur les répertoires d'actions utilisés pour atteindre l'objectif fixé. Certains groupes vont par exemple avoir recours à la violence comme moyen d'expression alors que d'autres vont mener des actions légales orientées vers les lieux de pouvoirs. Dans le cas des indigènes de 26 « Zihuakalli » signifie « maison de la femme indigène » en nahuatl. 47 Monterrey, la deuxième option est privilégiée, en particulier parce que le mouvement se déroule dans une zone urbaine où il est possible d'instaurer un dialogue avec les autorités publiques. Ils se situent en effet à proximité des lieux stratégiques du pouvoir (économiques et politiques). Les associations ont également dû s'interroger sur les cibles de leurs activités. Un représentant de l'association « Enlace Potosino » nous explique que les bénéficiaires de leurs actions ont été particulièrement difficiles à définir. Initialement, les membres avaient décidé de ne prendre en compte que les intérêts exprimés par les grands groupes indigènes déjà formés. Puis, dans un second temps, ils ont cherché à recueillir les opinions et les besoins des individus dispersés dans l'AMM. Enfin, il a été nécessaire de choisir les leaders qui prennent la parole au nom du groupe et qui disposent de la légitimité pour représenter les populations indigènes dans leur ensemble. Les associations civiles (A.C) indigènes qui ont finalement été constituées sont aujourd’hui les plus actives dans la lutte pro-indigène. « Zihuakalli » et « Enlace Potosino » sont les plus connues et les plus dynamiques à l'échelle de la ville. Il existe aussi des initiatives plus localisées comme c'est le cas de « Mazahuas de Arboledas de San Bernabé A.C », qui représente les habitants de la colonie du même nom. L'association « Procuration de Justice Ethnique » est quant à elle davantage spécialisée dans la résolution des problèmes juridiques. A la suite de la structuration de ces organisations, des acteurs extérieurs sont apparus pour jouer un rôle dans la lutte en faveur des indigènes. Cette apparition a tout d’abord été vécue par les associations indigènes comme une forme de concurrence. Les tensions existantes s’expliquent principalement par le contexte de violence qui caractérise le quotidien des populations indigènes. Ces dernières éprouvent des difficultés pour développer un sentiment de confiance vis-à-vis des institutions publiques car leurs conditions ont longtemps été ignorées par le gouvernement. Il leur est également difficile d’espérer un soutien sincère de la part des habitants sachant que 40% des mexicains avouent ne pas respecter les droits des indigènes au quotidien27 et que cette situation est exacerbée à Monterrey (ENADIS, 2010). Pourtant, les institutions publiques déploient des efforts croissants pour soutenir la cause indigène dans l’AMM. Parmi les organisations les plus actives, on retrouve tout d'abord la Commission Nationale pour le Développement des peuples Indigènes (CDI), qui a été spécialement créée pour agir sur la problématique indigène. Elle a une personnalité juridique et dispose d'une autonomie opérationnelle, technique, financière et administrative. Son siège se trouve dans le District Fédéral (capitale du Mexique) mais dispose d'un bureau à 27 Cette enquête a été réalisée dans le cadre d'une étude nommée « The National Survey of Discrimination », dans le contexte du Mexique 48 Monterrey depuis 2004. Cette délégation agit pour répondre aux nécessités de cette catégorie de la population. L’une de ses missions principales est de distribuer efficacement les aides de l’État et d'assurer le lien entre les populations indigènes et les plus hautes institutions étatiques. Elle travaille en étroite collaboration avec les autres représentants ministériels, comme c'est par exemple le cas du Secrétariat de l’Éducation Bilingue (SEP). Parmi les acteurs unis autour de la thématique indigène, on retrouve également les « groupes pro-indigènes ». Ils regroupent des individus qui ne s’auto-identifient pas comme des indigènes mais qui soutiennent leur cause et veulent agir pour faire respecter leurs droits. C'est par exemple le cas de l'Association Étudiante pour les Peuples Indigènes de l'université technologique de Monterrey (AEPI) qui existe depuis 2004. Elle se définie sur son site internet28 comme un « groupe d'étudiants souhaitant promouvoir l'intérêt et la connaissance de l'histoire, de l'identité, de la culture et de la situation actuelle des peuples indigènes ». La majorité des membres que nous avons interrogé expliquent qu'ils veulent s'engager car ils ont conscience que les populations indigènes représentent une richesse culturelle pour le Mexique et qu'il est essentiel de la préserver. Ces jeunes acteurs disposent d'un capital culturel particulièrement important, ce qui explique leur regard critique en ce qui concerne la situation des populations indigènes à Monterrey. Les cours d’Histoire qu’ils ont suivie à l’université leur ont par exemple appris que les peuples premiers du Nord du Mexique ont été exterminés au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle, et que c'est la raison pour laquelle l’État de Nuevo Leon n'a plus été un territoire indigène pendant deux siècles. Ils perçoivent donc l'arrivée de migrants indigènes comme un moyen de reconstituer une société multiculturelle. Manuel, un jeune membre de l'AEPI, souligne le paradoxe existant dans la discrimination subie par les populations indigènes : « ce que je ne comprends pas, c'est que les indigènes sont considérés comme des intrus, des étrangers, alors qu'ils sont les premiers peuples de notre territoire ». Cette nébuleuse d'acteurs (indigènes, pro-indigènes et institutions gouvernementales) était initialement très peu coordonnée. Nous pouvons affirmer que le mouvement social commun s'est renforcé dans les années 2010. C’est par exemple à partir de cette date que les organisations ont commencé à communiquer davantage sur les réseaux sociaux en évoquant leurs liens avec d’autres associations. Ce moment coïncide d’ailleurs avec le renforcement 28 http://aepi-itesm.blogspot.fr/ 49 du plaidoyer pro-indigène au niveau international, ce qui va également contribuer à renforcer les initiatives gouvernementales en faveur des populations indigènes. ORGANISATION COLLECTIVE POUR LA DÉFENSE DES DROITS INDIGÈNES Les relations entre les groupes indigènes et les autres institutions ont été traversées par de nombreux conflits. Dans la majorité des cas, les tensions s’expliquent par la crainte des indigènes d'être dépossédés de leurs combats, d'être mal compris ou de voir apparaître des projets inadaptés à leurs nécessités. En effet, ils ont longtemps reproché à la CDI et aux autres organismes publics de mettre en place des projets relevant d'avantage de l'assistanat que du développement. L'un des exemples les plus marquants à l'échelle du pays est la campagne de la « croisade nationale contre la faim »29. En proposant de distribuer des packs alimentaires aux populations indigènes rurales, les autorités gouvernementales ont privilégié une solution qui n'est ni viable dans le temps, ni adaptée à la réalité du terrain. En effet, les économistes et les principaux concernés affirment que la solution au problème consisterait plutôt à donner aux individus les moyens techniques et financiers pour assurer une production agricole durable. En d’autres termes, l’objectif devrait être d’améliorer la résilience de ces populations dans le domaine de la sécurité alimentaire. La cause principale des problèmes de nutrition au Mexique ne réside pas dans une trop faible production en termes quantitatifs, mais plutôt dans une inégale répartition des ressources produites. E. ZMARTELO, membre d'une organisation rurale de la localité de Tapalehui, rappelle que 70% de la population rurale vit dans la pauvreté et que 42,8% de sa population infantile souffre de malnutrition, alors que 20 entreprises nationales concentrent 70% des importations agroalimentaires. Ce sont donc les inégalités internes qui empêchent un développement équitable au Mexique. De plus, les programmes d'aide ne répondaient pas toujours aux besoins prioritaires des indigènes car aucun travail de recherche ni d'identification n'était mené au préalable. Gisela Roman, salariée de Zihuame Mochilla, critique le fait que la CDI ne dispose pas d'une représentation officielle à Monterrey. Il n'y a en effet qu'un petit bureau chargé d'effectuer le lien avec la délégation de San Luis Potosi. Selon elle, les associations de l'AMM ont besoin d'avoir des contacts directs et réguliers avec un représentant officiel. Cette demande semble d’autant plus justifiée que la ville est l'un des principaux récepteurs 29 La campagne « cruzada nacional contre el hambre » (en espagnol) est une initiative gouvernementale lancée en Janvier 2013 dans la région du Chiapas, au Mexique. L'objectif était d'apporter une aide aux 7,4 millions de mexicains qui sont dans des situations de pauvreté et de sous-alimentation sévère. http://consulmex.sre.gob.mx/atlanta/index.php/component/content/article/6-anuncios/266-cruzadanacional-contra-el-hambre 50 de migrants indigènes et qu'environ 80 000 d'entre eux vivent dans des situations de pauvreté extrême (J. CERDA, membre de la CDI, 2013). En fait, les bénéficiaires reprochent à ces actions de ne pas les impliquer et de ne pas prendre en compte leurs avis. Ces critiques mettent en relief la différence essentielle entre les organisations. Dans le cas de Monterrey, nous pouvons distinguer les ONG de base (ou de « terrain ») des ONG qui veulent gagner en visibilité et en pouvoir sur la scène publique nationale. Les premières répondent en priorité aux exigences de leurs membres puisque c'est eux qui leur confèrent leur légitimité. En parallèle, les autres associations sont dépendantes des ressources octroyées par les instances nationales et internationales, ce qui explique qu'elles s'adaptent davantage à leurs exigences. Il est parfois possible d'observer, au fil du temps, un glissement de l'une vers l'autre de ces catégories. L'association Zihuame Mochilla en est un exemple concret puisqu'elle tend à se bureaucratiser et à adopter le comportement qui est attendu d'elle à une échelle plus globale. Au contraire des associations civiles de quartiers ou des maisons de femmes, le discours des salariés (et non des volontaires) correspond exactement à celui qui est présenté sur leur site internet. Ses membres sont habitués à répondre aux questions et ils doivent fournir des réponses validées par la hiérarchie. Ainsi, les échanges réalisés dans le cadre des entretiens sont toujours restés très formels et polis, ce qui laisse peu de place pour les opinions et les réactions spontanées. Les bénéficiaires ont conservé leur confiance malgré la professionnalisation de cette association et ils soulignent aujourd’hui son expérience et son expertise de qualité. Cependant, le risque sur le long terme est qu’elle s’éloigne progressivement de la réalité du terrain. Les échanges inter- associations ont souvent contribué à l’émergence de changements. Nous pouvons par exemple citer l’évolution progressive de la méthodologie d'action de la CDI. En effet, le bureau travaille désormais davantage avec les populations et favorise même les financements directs pour des associations indigènes. Zihuakalli a par exemple été créé en 2005 suite à un appel à projet de la CDI. Cet appel s'inscrivait dans un programme de « droits indigènes » et plus spécifiquement « d'appui aux droits à l'égalité de genre ». L’élaboration du projet était libre mais le financement était conditionné au respect des recommandations d'un « Guide d'opérations et de procédures » récapitulant des méthodes de travail, les populations ciblées et les résultats espérés. Ces conditions correspondent aux pratiques des bailleurs de fonds publics de manière générale (l'Union-Européenne est par exemple très exigeante à ce sujet). Cet encadrement a pour objectif d'améliorer l'efficacité (l'atteinte des résultats espérés) et l'efficience (utilisation optimale des ressources allouées) des projets. Il répond également aux besoins de transparence financière. Là-encore, la question financière 51 devient déterminante car elle influence directement le fonctionnement de l'organisation. Nous pouvons aussi évoquer des cas de conflits violents, qui ont débouché sur des ruptures. Il est intéressant d'analyser ces phénomènes sous un angle positif, en les considérants comme des « indicateurs de changement » (ALBERTI, 1994). A ce titre, nous pouvons nous référer à la relation entre Zihuame Mochilla et Zihuakalli. Ces deux associations sont situées à côté, autour de la place la « Alameda », ce qui pourrait faire penser à première vue qu'il s'agit d'un seul et même bureau. Pourtant, Esther Cruz nous confie que leurs échanges sont aujourd’hui très conflictuels. A l'origine, elles entretenaient pourtant des liens très étroits puisque certains membres de Zihuakalli (dont Esther) avaient bénéficié d'une bourse d'études par le biais des programmes de Zihuame Mochilla. C'est en raison de cette proximité que la présidente de Zihuame (Carmen Farias Campero) a proposé d'apporter son aide pour la réponse à l'appel à projet publié par la CDI en 2005. Le processus semblait long et difficile, et c'est la raison pour laquelle les filles de Zihuakalli ont accepté ce soutien. Or, cette aide a finalement débouché sur un conflit car les relations étaient d'ordre hiérarchique et que la présidente de Zihuame a fini par s'approprier le projet. Les bénévoles, qui ont uni leurs efforts autour de la construction de ce programme, ont alors ressenti une forme de trahison et beaucoup de tristesse car elles avaient l'impression que Carmen ne les considérait pas comme des êtres capables de gérer ces activités. Les échanges se sont peu à peu envenimés car les jeunes filles de Zihuakalli se sont affirmées et ont continué à défendre leur droit à gérer ce projet. En fin de compte, cette situation a débouché sur une rupture organisationnelle et relationnelle. Esther critique d’ailleurs la tendance des organisations à « manipuler la thématique indigène pour recevoir des aides financières ». Cette brusque séparation entre deux associations indigènes témoigne des discordances possibles entre deux organisations de nature différente. Elle est aussi symbolique car elle illustre l'affirmation des indigènes et leurs capacités à défendre leur droit d'agir pour une cause qui les concernent directement. Les jeunes filles de Zihuakalli ont préféré continuer le travail seules, en acceptant toutes les difficultés que cette décision impliquait, plutôt que de se voir dépossédées de leur projet. EL VIRA MAYA CRUZ, la coordinatrice générale de Zihuakalli témoigne des investissements et des efforts qui lui ont été nécessaires : « pour moi, ce fut un défi parce que je n'ai pas d'études et que je me retrouve en charge de cette maison ». Ce divorce relève d'une décision rationnelle, et n'empêche pas d’entretenir des relations de qualité avec d'autres organisations lorsque cela est nécessaire pour défendre les intérêts de 52 l'association et répondre aux besoins des populations indigènes. Esther précise par ailleurs que les questions d’ordre institutionnelles sont dans tous les cas une perte de temps car le but ultime de toutes ces actions est de laisser agir les principaux concernés. VALEUR AJOUTÉE DU RÉSEAU D'ACTEURS : COMPLÉMENTARITÉ DES COMPÉTENCES Les acteurs perçoivent des intérêts à l’organisation collective dans le sens où leurs compétences et leurs connaissances sont complémentaires. Cette complémentarité, si elle est exploitée, peut constituer la valeur ajoutée du mouvement pro-indigène. Toutes les organisations pro-indigènes de Monterrey ont pour objectif global de contribuer au développement social, économique et culturel des populations indigènes de l'AMM. La seule différence est qu'elles agissent dans des domaines divers, atteignent des cibles différentes et choisissent des répertoires d'action qui ne sont pas identiques. Elles ont donc intérêt à travailler ensemble pour élargir leur champ d'action et devenir plus visibles dans l'espace public. Chaque association présente des avantages et des faiblesses, qui peuvent être mis en synergie grâce à des échanges mutuels. Ainsi, la CDI a un rôle important puisqu'elle propose des financements et influence les décisions étatiques. Pour autant, nous avons vu que cette commission est très éloignée des réalités des indigènes. A l'inverse, les associations indigènes ont l'avantage d'être représentatives des populations concernées par l'action et c'est la raison pour laquelle elles ont pour rôle de transmettre les demandes de ces dernières. Ces organisations permettent aux indigènes de s'exprimer et de participer aux processus de décisions. Ses membres peuvent parfois être perçus comme des « militants » dans le sens où ils s'opposent à la lenteur des avancées législatives et qu'ils dénoncent les cas d'abus au sein de la société de Monterrey. Ils jouent le rôle de lanceurs d'alertes et incarnent la voix des invisibles de l'AMM. Pourtant, ils se retrouvent confrontés à de nombreux obstacles. Ils ont ainsi des difficultés à comprendre les mécanismes du système auquel ils s'opposent (au niveau judiciaire par exemple), sont peu présents dans l'espace démocratique de la ville et n'ont pas toujours les capacités suffisantes pour exprimer leurs opinions auprès d’institutions publiques. En parallèle, nous retrouvons aussi les associations pro-indigènes qui jour le rôle d’intermédiaire entre les indigènes et le reste des habitants. L'AEPI mène par exemple des campagnes de sensibilisation en organisant des projections cinématographiques ou des conférences sur des thématiques indigènes. Ainsi, en 2011, elle a organisé une conférence gratuite dans la faculté du TEC sur « l'art indigène comme porteur de sa philosophie à travers les générations ». En 2012, elle a également préparé un programme radiophonique pour encourager les discussions portant sur la question indigène au Mexique. Pour jouer ce rôle, 53 l'association entretient des liens très étroits avec les responsables associatifs indigènes et les invitent régulièrement à ses événements. La répartition des rôles entre tous les acteurs commence à être visible mais elle n'est pas encore officialisée. Les témoignages montrent que les leaders associatifs ont compris l'intérêt de se rassembler et qu'ils entament désormais l'étape suivante, consistant à donner les moyens concrets pour voir émerger un réseau d’acteurs efficaces. Les signes de bonne volonté sont de plus en plus perceptibles au sein des diverses associations. Pour visualiser ces éléments, nous avons privilégié une approche consistant à analyser la communication des associations, notamment par l’étude des messages diffusés sur les réseaux sociaux et sur les sites internet officiels. Ainsi, il est possible d'observer que, depuis 2011, les organisations communiquent sur les évènements organisés par d'autres. En 2011, l'AEPI a par exemple soutenu la conférence d'Enlace Potosino sur les « peuples indigènes à Nuevo Leon : une société pluriculturelle ». Ce fut à nouveau le cas en 2012 en soutien à l’événement « histoires migrantes » imaginé par Zihuakalli. L'appui peut être d'ordre financier ou encore méthodologique. A ce sujet, Zihuakalli a indiqué avoir participé aux activités de la CDI visant à renforcer les connaissances et compétences des organisations pro-indigènes (en 2014). Ces formations répondent d'ailleurs à des besoins réels, ce qui montre que les échanges sont productifs et efficaces. Visite d'une représentante de la CDI au bureau de Zihuakalli 54 Participation de Zihuakalli aux formations dispensées par la CDI Les « jours internationaux » sont aussi une opportunité pour se retrouver et mener des actions communes. Le 10 Août de chaque année, les associations pro-indigènes ont la possibilité d'installer des stands à la « Alameda » pour la « journée internationale des indigènes à Monterrey ». En 2014, nous avons noté la présence de la CDI, de l'AEPI, de la SEP ou encore d'Enlace Potosino. Le but était de donner plus de visibilité aux associations civiles ainsi qu'aux programmes de promotion et de défense des droits des indigènes. Manuel, en charge du stand de l'AEPI nous explique que les gens s'arrêtent rarement pour poser des questions ou pour manifester un clair intérêt à leurs actions. Mais il précise que l'essentiel est que « les gens sachent que nous existons et que nous sommes là pour les soutenir dans leurs actions ». Manuel connaît d'ailleurs tous les représentants associatifs. Ils entretiennent des relations « amicales », selon l'expression de ce dernier. L'enregistrement de l'émission radio « Desde Lejos Nos Saludamos » a rassemblé beaucoup de participants. Entre deux messages passés aux communautés, les indigènes ont attentivement écouté le discours du représentant de la CDI. Les échanges restent cependant relativement fragiles et timides : lors de cet évènement, aucune question n’a été posée et les débats ont été quasiment inexistants. Dans tous les cas, ce réseau en construction est une des clés de réussite du mouvement pro- 55 indigène puisque des résultats sont visibles dès lors que les acteurs s'unissent. C'est en particulier le cas des avancées législatives, puisque certaines associations indigènes sont désormais directement invitées à la table des négociations. Ces dernières font alors l'effort de recueillir les opinions des autres leaders institutionnels et des populations concernées par les projets. En guise de conclusion, nous pouvons donc affirmer que, lorsqu'elles sont unies, les organisations ont plus de légitimité et de visibilité dans l'espace public. 56 La ville de Monterrey est un foyer d’accueil important pour les populations indigènes. L'existence d'une discrimination institutionnalisée ne favorise pas leur intégration et renforce les risques de crises identitaires. L'analyse qualitative de leurs conditions de vie montre également une forme de dégradation par rapport à la vie dans leur campagne d'origine. Les motivations économiques, à l'origine de la migration, occultent bien souvent l'aspect du « bien-être » et c'est ce décalage de représentations qui est à l'origine des désenchantements. L'ancrage géographique revêt un caractère symbolique pour étudier les trajectoires indigènes. En effet, le caractère mondialisé de Monterrey est à l'origine du phénomène de marginalisation mais il offre également les conditions pour favoriser l'affirmation des populations indigènes, et ce malgré leur forte vulnérabilité. Ainsi, il semble pertinent d’affirmer que le passage d’un cadre rural et traditionnel à un environnement urbain et globalisé favorise la prise de conscience et les motivations à l’action collective pour les populations indigènes. L'existence de ces opportunités n'est pas le seul paramètre à prendre en compte pour comprendre la progressive prise de pouvoir de ces populations. En effet, il faut aussi considérer leur volonté et leur capacité à agir en tant qu'agents actifs du changement. Les modalités de l'action sont choisies par les acteurs eux-mêmes, qui définissent des stratégies spécifiques en termes de revendications et de répertoires d’action. Le mouvement indigène de Monterrey est aujourd’hui en pleine structuration, notamment du fait de son ambition collective, et c’est la raison pour laquelle il est pertinent d’en étudier les dynamiques actuelles. Il est aussi intéressant de porter une attention toute particulière à l'action des femmes indigènes. En effet, ces dernières sont tout d'abord très actives dans le mouvement, notamment parce qu'elles sont les premières victimes du système de domination existant dans leur communauté et dans la société urbaine. Au-delà de cette exposition particulière, les efforts qu'elles déploient pour trouver des formes alternatives d'engagement politique témoignent de leur capacité à réagir positivement à leurs conditions de vie difficiles. En raison de la spécificité de leurs mobilisations et de l'originalité de leurs répertoires tactiques, nous pouvons affirmer qu'elles sont des actrices incontournables du changement. C'est la raison pour laquelle les femmes indigènes de Monterrey doivent être placées au cœur de l’analyse du mouvement indigène. 57 II. Le mouvement social indigène dans une perspective de genre : singularité de la nature des actions féminines à Monterrey La catégorie des “femmes”, et en particulier des “femmes indigènes” n'est pas uniforme. La diversité s'exprime à travers la classe sociale, la communauté d'appartenance, l'ethnie, l'âge, la culture ou encore le milieu d'origine. Dans cette analyse, nous allons appréhender les phénomènes qui reflètent la situation générale, c'est à dire les mouvements et changements qui sont visibles et majoritaires chez les femmes indigènes de l'AMM. L'organisation collective est l'une de leurs stratégies d'affirmation, ce qui suppose l'existence d'un discours partagé par l'ensemble des membres du groupe et construit à partir d'un socle commun de revendications. Nous allons donc nous focaliser sur le contenu du discours exprimé au nom d'un “nous” représentatif des femmes indigènes unies dans la mobilisation. Notre étude, qui consiste à appréhender le rôle actif des femmes indigènes dans la société urbaine, nécessite de dépasser les stéréotypes associés à ces dernières en tant que femme et/ou en tant qu'indigène. Ces clichés, observables dans la ville et dans certaines analyses portant sur le développement, associent les femmes à des êtres passifs qui seraient enfermés dans le modèle patriarcal et finalement réduits à leur rôle reproductif. Or, nous allons voir que ces femmes sont en réalité des êtres humains capables de raisonnement et de discernement et qu'elles possèdent seules les clés de compréhension de leurs besoins. L'adoption d'une perspective de genre pour étudier le mouvement social indigène de Monterrey est légitime si nous considérons leur degré croissant d’implication dans la vie de la communauté urbaine, notamment par le biais de l’engagement associatif. L. P-Galvan, explique dans une vidéo de Zihuakalli que les femmes doivent s’approprier leur lutte dans le sens où “être une femme indigène, cela ne s'explique pas: cela se vit”. Le mouvement social indigène est finalement différencié en fonction des genres, en ce qui concerne les motivations, les modes d'actions, les principes d'intervention, les revendications et les défis identifiés. Etant donné que les femmes ont une situation socio-économique et culturelle particulière, elles réagissent distinctement des hommes en mettant en œuvre des stratégies très spécifiques. C’est la raison pour laquelle notre analyse s’intéresse à la relation entre “genre et développement” dans le contexte de Monterrey [P. PORTOCARRERO]. 58 1) Dans le contexte urbain mondialisé de Monterrey, les femmes indigènes saisissent des opportunités pour s'affirmer en tant qu'acteurs sociaux actifs De manière générale, les femmes accumulent les causes potentielles d'oppression [E. NASSER]. Elles sont en effet confrontées à des difficultés quotidiennes liées à leur condition de femmes, à leur situation économique ou encore à leur appartenance ethnique. Ces femmes sont susceptibles d’endurer un modèle culturel reposant sur la subordination, qui est ancré dans des croyances et des représentations très anciennes. Elles sont habituées à se cantonner au rôle que les autres attendent d'elles, c'est dire de faire des enfants et de s'occuper du foyer. C'est ce qui explique qu'elles sont généralement exclues de la vie sociale, politique et économique de leur communauté. Or, cette réalité n'est pas immuable et des changements de contexte, comme c'est notamment le cas de l'arrivée dans un environnement citadin, peuvent déclencher un désir d'émancipation. L’objet de notre étude consiste à analyser les trajectoires des femmes indigènes de Monterrey pour comprendre de quelles manières et dans quelles mesures ces dernières s’affirment peu à peu au sein de la société. Nous allons pour cela nous intéresser en particulier aux domaines économiques, politiques et culturels. Ce contexte de l’AMM est particulièrement intéressant car il met en scène des femmes qui ont vécu le passage d’un environnement rural traditionnel à un espace urbain mondialisé. 1.1 – Stratégie d'affirmation des femmes : des changements individuels à la lutte collective LE PROCESSUS DE MIGRATION FAVORISE L'ÉMANCIPATION DES FEMMES INDIGÈNES Le processus de migration a des implications sur les conditions d'affirmation des femmes indigènes à Monterrey. Dans un premier temps, il faut considérer que le déplacement migratoire n'est pas un acte anodin. Comme nous l'avons déjà évoqué précédemment, même s'il existe des logiques et des responsabilités familiales à prendre en compte, l'étape la plus importante de la migration est la décision de départ. Pour entreprendre ce voyage et survivre aux difficultés rencontrées à chaque étape de la migration, les individus doivent avoir murement pensé à cette option. Ainsi, dans la plupart des cas, les femmes indigènes qui se sont installées dans l'AMM l'ont fait par choix. Il s'agit souvent d'initiatives individuelles qui ont été motivées par la volonté de saisir une opportunité [S. ASSEN]. Les principales raisons qui poussent à effectuer ce changement d’environnement sont très diverses : l'espoir d'une 59 ascension sociale, l’existence de nouveaux projets professionnels, la perspective d’une évolution des modes de vie, la volonté de découvrir d'autres modèles culturels ou plus globalement d'aller au-delà des perspectives qui leur étaient initialement présentées en tant qu'indigènes. Bien sûr, même si leurs choix sont individuels, leurs motivations se basent souvent sur des critères collectifs. En effet, leurs témoignages révèlent qu'elles sont avant tout animées par des intérêts familiaux, voire communautaires. La migration revêt donc une signification importante car elle répond à un plan d’action prédéfini. Pour illustrer ce phénomène, nous pouvons prendre l'exemple des nombreuses jeunes filles qui viennent à Monterrey en solitaire. L'étude réalisée par S.DURIN sur la domesticité en 2014 montre que les plus jeunes filles indigènes sont surreprésentées dans le travail domestique. Elles décident de migrer seules, à l’âge de l’adolescence, parfois même sans avoir de connaissances sur place. A partir des années 1990, période à laquelle les flux migratoires se féminisent, les chiffres de l'INEGI attestent que les femmes sont majoritaires dans les migrations (54,1%) et qu'elles ont pour la plupart entre 15 et 29 ans. Lorsque ces jeunes filles n’ont pas de proches à Monterrey, elles sont accueillies par des religieuses dans des centres d'accueils qui sont également appelés “agences de placement”. Dans ces maisons, 90% s’auto-définissent comme des indigènes et les plus jeunes d'entre elles ont entre 14 et 15 ans seulement. Elles n'ont donc pas d'attaches familiales en milieu urbain et ne sont pas encore en capacités d'envoyer de l'argent à leur entourage. Si nous insistons sur le fait qu’elles ne sont pas encore professionnellement actives, nous comprenons que leur migration ne répond pas à une stratégie définie par la famille. Cette dernière aurait en effet davantage intérêt à favoriser la migration d'un jeune garçon qui serait déjà en âge de travailler puisque les bénéfices seraient beaucoup plus importants et plus rapidement perceptibles. Par contre, ces filles sont animées par l'envie de réussir leurs projets pour ensuite aider leur famille restée dans la communauté d’origine. Elles sont finalement dans un processus proactif, déterminées par l’envie de dessiner les contours d'une vie qu'elles auront choisie. Pour illustrer cette situation, nous pouvons revenir sur la vie d'Isabel, la jeune bénéficiaire du projet de bourses de Zihuame Mochilla. Celle-ci a migré à l'âge de 12 ans depuis Oaxaca (dans le Sud du pays), en passant par Guadalajara puis Monterrey. Elle est arrivée dans la ville sans parler un mot d’espagnol et sans connaître personne. Depuis le début de son voyage, elle affirme qu'elle n'avait qu'un objectif: celui d'étudier. Elle ne pouvait pas l’accomplir en restant dans sa communauté d’origine car l’accès aux infrastructures éducatives, surtout à partir de l’enseignement secondaire, était très difficile. Lorsqu’elle est arrivée à Monterrey, elle a été immédiatement accueillie dans un centre d'accueil tenu par 60 des religieuses, où la seule contrepartie pour rester était de participer aux tâches quotidiennes. Elle s'est très vite inscrite à l'école, puis dans un programme pour devenir infirmière (ces études spécialisées ont été soutenues par Zihuame Mochilla). En parallèle, pour subvenir à ses besoins et grâce au réseau des religieuses avec lesquelles elle vivait, elle a trouvé un poste d'employée domestique. Elle travaille seulement les week-ends car son université interdit d’exercer une activité professionnelle durant la semaine. Ainsi, elle mène de front son travail et ses études, ce qui a rendu sa réussite scolaire et son intégration particulièrement complexes. Lorsque nous l’interrogeons sur l'origine de ses ressources et de sa motivation, elle répond seulement qu'elle veut réussir son projet qui consiste à devenir infirmière dans un centre de santé de sa communauté d'origine. Elle ajoute ensuite qu'elle a aussi la chance de bénéficier du soutien de son employée, qui est très compréhensive et l'encourage dans la poursuite de ses études. S. DURIN révèle en effet, au travers de ses enquêtes, qu’il n’est pas rare que les employeurs de classe moyenne soient admiratifs du courage de ces jeunes filles. Ils confient en leurs capacités et croient sincèrement qu'elles peuvent connaître une ascension sociale. Le soutien apporté par les employeurs aux projets de scolarisation de ces filles est réel et peut même se matérialiser concrètement (flexibilité sur le temps de travail, aides financières, mobilisation de leur réseau personnel, etc.). Ce constat invite donc à relativiser les cas d'abus que nous pouvons détecter dans le secteur de l'emploi domestique, même si ce comportement encourageant reste spécifique à une certaine catégorie sociale de la population. D'autre part, la migration est une variable à prendre nécessairement en compte dans le processus d'affirmation des femmes indigènes dans le sens où elle représente une expérience de vie. Les migrantes, et en particulier les plus jeunes, affirment que ce fut une période de leur vie qui a déterminé la façon dont elles se sont construites en tant que femmes. Ce processus migratoire, qui compte de nombreuses étapes, amène en effet à faire des rencontres, à comprendre le fonctionnement de la société mexicaine et surtout à gagner en autonomie. Afin de surmonter les obstacles et les difficultés rencontrés au cours du voyage, même dans les cas où elles sont aidées par des réseaux familiaux, elles développent une capacité de résistance et d'adaptation incontestable. Une jeune fille rencontrée à la « Alameda »30 nous explique qu'elle devait rejoindre des oncles et tantes à Monterrey mais qu'elle était dans l’obligation de “se débrouiller” par elle-même pour arriver jusqu'à eux. Elle indique avoir appris à identifier les personnes qui pouvaient l'aider. 30 La « Alameda » est un lieu de rencontre des indigènes au centre de la ville de Monterrey qui sera analysé dans la suite de l'étude. 61 Le processus de migration a également des implications en ce qui concerne le changement de modes de vie et de référentiels culturels. Ainsi, l'arrivée dans une ville mondialisée favorise un éloignement, voire un affranchissement, du modèle patriarcal dominant dans les communautés indigènes. Ce modèle traditionnel repose sur des valeurs de soumission, de sacrifice et d'obéissance de la part de la femme. Il se fonde sur une construction sociale du genre, qui justifie les relations d'inégalité par des arguments fondés sur la nature biologique de la femme. Celle-ci est sous la tutelle de son père puis de son mari, et doit se cantonner aux tâches qui lui sont assignées, la plupart du temps en lien avec sa fonction reproductrice. De plus, elle n’a aucune obligation d’ordre économique puisque c'est à l'homme d’assumer financièrement sa famille. En conséquence, la femme n'a aucun pouvoir de décision pour déterminer les principaux secteurs d’allocation des ressources. Au sein de la communauté, les normes patriarcales semblent incontournables car elles sont enracinées dans les législations locales et dans la transmission orale de la tradition. Ces règles formelles et informelles sont si profondément ancrées dans les mentalités, et ce depuis des générations, que les femmes finissent par s'adapter à cette condition et contribuent ellesmêmes à perpétuer les structures de la domination (cette situation s’explique aussi par le fait qu'elles ne connaissent pas d'autres modèles). Le film “La source des femmes”, de Radu Mihaileanu, l'illustre parfaitement lorsqu'il montre la violence des mères et des belles-mères qui condamnent les initiatives des jeunes filles visant à instaurer davantage d'égalité dans les rapports entre hommes et femmes. Ces dernières s'organisent même pour faire échouer le projet collectif de révolte consistant à faire une grève de l'amour31. I. GUERIN a produit une étude qui montre à quel point les membres des communautés ont tendance à reproduire ce modèle patriarcal, même les femmes qui ont pourtant subies tous les désagréments qui en découlent (mariage arrangé, limitation de la liberté d'expression, etc.). Cette situation correspond au “paradoxe de la doxa”, mis en relief par P. BOURDIEU pour désigner la perpétuation des principes de différenciation entre les agents sociaux. Il affirme que les femmes sont des “être perçus”, c'est à dire qui acceptent leur domination et participent à la reproduction du système patriarcal dans lequel elles sont prises car elles sont en proie à une forme d'aliénation symbolique qui les empêche d'avoir du recul sur leurs existences. Nous pouvons finalement dire que le modèle social, économique et culturel influence l'identité de genre et sert de fondation à la construction des rapports de force. 31 A la suite de la fausse couche d'une femme provoquée par une chute lors de la collecte traditionnelle d'eau dans une source éloignée du village, certaines d'entre elles décident de dénoncer les conditions difficiles qu'elles doivent affronter au quotidien. Elles choisissent alors de « faire la grève de l'amour » en refusant tout contact avec leur mari. 62 Or, la migration, et plus précisément l'intégration dans un espace urbain comme Monterrey, modifie les perspectives et les mentalités. Nous allons voir que les bouleversements engendrés par l’arrivée dans cette ville mondialisée vont permettre de rompre avec la “reproduction intergénérationnelle de l'autorité patriarcale” (N. STROMQUIST, 1997). En effet, la ville peut devenir un espace de libération pour les femmes. En premier lieu, elles découvrent de nouvelles représentations et de nouveaux modèles familiaux, souvent très éloignés de ceux qu'elles connaissaient auparavant. Comme la ville est un lieu de rencontre qui met en relation des individus de différentes origines, elles sont amenées à entrer en contact avec d'autres cultures et à pénétrer dans un monde où la discussion et la réflexion sont autorisées pour les femmes. C'est d'autant plus le cas à Monterrey, ville mondialisée où les flux et les échanges sont intensifiés. De plus, elles sont souvent obligées de travailler pour assurer leur propre survie et/ou celle de leur famille, ce qui les amène à devenir plus autonomes sur le plan financier. Pour les femmes maltraitées comme pour les autres, cette nouvelle situation leur permet de sortir progressivement de la tutelle de leurs maris, de leurs familles ou encore de leurs belles-familles. La ville propose finalement des moyens et des opportunités permettant d’évoluer progressivement vers l’indépendance. Cette dimension est centrale à notre étude car elle montre que la ville de Monterrey offre des conditions favorables à l'affirmation des femmes. Cela montre toute la complexité de l'immersion dans un espace urbain comme Monterrey: les forces dominantes (culturelles, économiques, politiques, institutionnelles et sociales) sont d'une extrême violence pour les femmes indigènes mais elles peuvent également offrir les clés de la libération de ces dernières. Lilia Galvan, qui témoigne dans la vidéo de Zihuakalli affirme que “la ville de Monterrey offre beaucoup d’opportunités, pour n'importe quelle personne”. Or, il serait inexact d’affirmer qu’il suffit d'être une femme et de s'installer dans la ville de Monterrey pour que la situation évolue. Tout dépend en réalité de la volonté et du degré de détermination de chacune d'entre elles au regard des possibilités offertes. DES OPPORTUNITÉS POUR MODIFIER LES SITUATIONS PERSONNELLES Notre hypothèse de travail est que les femmes saisissent les opportunités présentes dans la ville de Monterrey pour parvenir à s'affirmer en tant que femme mais aussi en tant qu'indigène. Les “opportunités” peuvent ici être définies comme un ensemble de conditions réunies pour favoriser une dynamique d'engagement, qui sont spécifiques à la ville et 63 n'existeraient pas (ou dans une moindre mesure) dans un environnement rural. Dans cet espace urbain, elles acquièrent progressivement des connaissances qui engendrent des prises de conscience et s'approprient des compétences leur permettant de s'exprimer et défendre leur opinion sans intermédiaires. La première étape d'affirmation des femmes indigènes se déroule au niveau d'un cercle relativement restreint que nous qualifions ici de « situation personnelle », puis elle s’étend peu à peu vers une dimension plus globale. Comme nous venons de le voir, la migration et l'installation dans un espace urbain ont des implications d'ordre sociales, économiques ou encore politiques. Les indigènes, et les femmes en particulier, sont amenés à évoluer au contact de ce nouvel environnement. L'idée que nous défendons dans cette analyse est que la majorité d'entre elles vont progressivement “gagner en pouvoir”. Ce constat renvoie au paradigme “d'empowerment”, terme qui apparaît dans les années 1960 dans le cadre des débats sur le développement. Les discussions se focalisent alors sur la participation des femmes dans le développement, à travers l'analyse de leurs “prises de pouvoir” progressives. Les définitions de ce terme sont nombreuses et encore sujettes à débats, mais elles renvoient toutes à l'idée d'un changement dans l'attitude et la perception des femmes, aux niveaux individuels comme collectifs. Afin d'analyser la situation des femmes indigènes à Monterrey, nous allons privilégier l’idée de M. LEON, qui insiste sur le processus au cours duquel le “sujet se transforme en agent actif, comme conséquence d'actions qui varient en fonction de chaque situation concrète” (1997). Dans la ville de Monterrey, les femmes indigènes gagnent en pouvoir sur le plan économique, politique et social, et ces différentes dimensions ont tendance à converger pour créer une force collective nouvelle. L'affirmation croissante de ces femmes est notamment rendue difficile par le risque de reproduire les structures du pouvoir dominant (J. FLORES). Les causes et les conséquences de ce processus relèvent donc à la fois du niveau personnel, de la relation avec l'entourage mais aussi de l'échelon collectif (J. ROWLANDS). Dans un premier temps, nous allons nous focaliser sur les deux premiers niveaux au sein desquels la prise de pouvoir se manifeste. Nous retrouvons tout d'abord la dimension personnelle : dans ce cas, les femmes prennent du recul sur leur propre situation, modifient leurs perceptions d’elles-mêmes et font évoluer la nature des relations entretenues avec leurs proches (mari et familles). Au niveau économique, les femmes indigènes s'insèrent activement dans la dynamique de la ville et représentent une force de travail importante (en termes quantitatif et qualitatif). La réalité de leur vie quotidienne montre que la majorité d'entre elles ont un emploi et qu'elles 64 ont plutôt tendance à rentrer très tôt sur le marché du travail. Les études menées par S. DURIN révèlent que la majorité des femmes indigènes actives économiquement ont entre 12 et 20 ans. En 2008, elle estime que 82% de ces femmes ont entre 12 et 30 ans. Elles occupent des emplois qui sont adaptés aux modes de vie de Monterrey, en exerçant par exemple les postes d'employées domestiques ou de vendeuses ambulantes. En d'autres termes, ces femmes travaillent à l'extérieur de leur foyer et gagnent de l'argent pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. En exerçant une activité professionnelle, par choix ou par nécessités, elles sortent progressivement du schéma dicté par le modèle patriarcal. Quelques que soient les raisons de leur arrivée dans le monde du travail, elles prennent conscience de leur possibilité d'exercer des tâches qui ne sont pas exclusivement liées à leur rôle reproductif dans le foyer. Elles ont donc une nouvelle gamme de choix qui se présente à elles, ce qui leur permet d'envisager un nouvel avenir. De plus, au-delà de leur capacité à gagner de l'argent, il faut surtout prendre en compte leur disposition à l'utiliser comme elles le souhaitent. Comme l'affirme C. CORIA, c'est ce qui détermine leur degré d'indépendance, et qui marque une nouvelle étape dans le processus d'autonomisation et de participation (à la vie du foyer en l'occurrence). De nombreuses études révèlent que les femmes indigènes ont tendance à réserver en priorité cet argent à l'éducation de leurs enfants. C'est d’ailleurs parce qu’elles sont à l'origine d'un cercle vertueux de développement que les projets humanitaires se focalisent sur elles. Ces dernières font cet effort car elles croient en l'ascension sociale de leurs enfants et qu’elles sont capables de se projeter sur le long terme. C'est une situation que nous retrouvons chez de nombreuses femmes partout dans le monde, et qui s'applique en particulier pour les femmes indigènes à Monterrey. Parfois, elles laissent même leurs enfants dans leur communauté d'origine pour venir travailler dans l’AMM afin de subvenir aux besoins essentiels de leur progéniture et de leur communauté d’origine (nourriture, éducation, santé, etc.). En travaillant, elles gagnent leur propre salaire et c’est ce qui les rend plus légitime à exercer un contrôle sur les ressources familiales. Se faisant, elles s'affirment dans les processus de décisions. Ces changements vont avoir pour conséquence majeure de modifier la nature des échanges qu'elles ont avec leur entourage. Grâce à leurs nouvelles responsabilités, elles peuvent davantage intervenir dans l'organisation de la vie familiale et s’expriment au sujet de leurs besoins d'être respectées et soutenues dans ce processus d'affirmation. Au-delà des choix se référant aux postes de dépenses, elles veulent aussi prendre des décisions en ce qui concerne leur relation de couple. Elles peuvent par exemple décider d'espacer leurs grossesses ou de ne plus avoir de relations sexuelles non consenties. Elles affrontent alors de manière directe 65 leur position historique de subordination puisqu'elles refusent la pression culturelle et sociale les obligeant à répondre aux besoins de leurs maris. Ce processus revêt des dimensions symboliques et psychologiques dans le sens où les femmes demandent une revalorisation de leur statut et défendent leur droit à la dignité. Cette nouvelle estime de soi est une évolution importante car elles comprennent l'importance de “vivre pour elles-mêmes” plutôt que “d'être pour les autres”. La capacité à prendre des décisions s'applique à différents niveaux. En effet, elles expriment leurs opinions au niveau de la famille mais également de la communauté. Enfin, en affichant leurs désirs de se faire respecter par les autres, elles aspirent à se faire respecter pour ce qu'elles sont et pour ce qu'elles veulent être. Or, les pratiques culturelles incarnent un marqueur identitaire très important, en particulier pour les femmes indigènes. Ainsi, les jeunes filles présentes à la « Alameda » expliquent qu'elles se sentent de plus en plus à l’aise pour manifester publiquement leur culture, dans leur quartier ou dans des endroits stratégiques de la ville. Elles osent désormais se vêtir de leurs costumes traditionnels lorsqu'elles le souhaitent et ont de plus en plus tendance à assimiler l'usage de leur langue à une fierté. Il faut rappeler à ce propos que les attitudes des femmes indigènes migrantes de la première génération étaient totalement différentes à leur arrivée à Monterrey. En effet, elles estimaient plutôt que leur langue indigène était une source de honte et déployaient des efforts considérables pour dissimuler ces traits caractéristiques. Celles qui ont témoigné précisent cependant qu'il s'agit toujours d'un “choix personnel ». Il n’est donc pas question de blâmer une femme indigène parce qu’elle s’habille « à l’occidentale ». Carmen nous explique qu'il faut “beaucoup de courage pour affronter les regards et les commentaires désobligeants”. Elle affirme parvenir à ignorer ces comportements discriminants aujourd'hui car elle perçoit des intérêts à s'exprimer dans sa langue natale. Néanmoins, elle comprend le fait que certaines femmes préfèrent adopter les attitudes majoritaires de la ville pour faciliter leur intégration. Ce témoignage nous révèle que les décisions que ces femmes sont désormais capables de prendre reposent sur de profondes réflexions personnelles. Comme nous venons de le voir, les premières étapes d'affirmation de ces femmes sont avant tout guidées par la volonté d’améliorer leur bien-être au niveau individuel. Elles souhaitent être respectées en tant que femme, en tant qu'indigène et finalement en tant qu'être humain. Le nouveau rôle qu'elles occupent dans la société, au niveau économique et social, leur donne la légitimité nécessaire pour s'exprimer en ce sens. Nous pouvons alors remarquer que toutes les dimensions de leurs identités convergent vers le même objectif d’émancipation. 66 DE L'AFFIRMATION PERSONNELLE A LA RÉSISTANCE COLLECTIVE L'affirmation des femmes indigènes est un processus qui a tendance à s'effectuer du plus petit cercle (c’est à dire leur entourage direct) vers un circuit plus large (la société). En fait, c’est l’acquisition de compétences et de connaissances qui constitue l’étape la plus importante. Lorsqu’elles ont compris l’intérêt d’exprimer leurs opinions et de mettre en place des stratégies pour lutter contre les causes potentielles d’oppression à l’échelle familiale, elles sont aussi capables de s’impliquer dans les débats prenant en compte des thématiques plus générales. Cet engagement en faveur de causes qui concernent les femmes et/ou les indigènes revêt différentes étapes. Le processus est tout d’abord marqué par une phase décisive de prise de conscience. Cette faculté à analyser de manière subjective les phénomènes qui conditionnent l’existence est particulièrement difficile à acquérir pour les femmes indigènes. Pour prendre le recul nécessaire, elles doivent en effet dépasser le modèle de domination masculine assimilé dès leur plus jeune âge. La vision hiérarchique des relations sociales, en adéquation avec le modèle patriarcal, leur a été présentée comme étant juste et naturelle. Elles n’ont souvent pas d’autres points de comparaison et c’est la raison pour laquelle les contestations sont peu nombreuses dans le cadre des communautés rurales. De plus, si elles veulent s’affranchir de ce schéma, elles doivent outrepasser les superstitions et légendes qui affirment que les femmes amènent le malheur dans leurs familles si elles ne se conforment pas au rôle qui est attendu d’elles. Les tabous culturels et sociaux qui entourent l’organisation de la communauté peuvent même justifier des décisions d’exclusion, la femme devient alors la honte de la famille et doit s'exiler vers d’autres lieux. Les sanctions religieuses doivent également être prises en compte. Profitant de l'illettrisme ou des difficultés de lecture des femmes, certains responsables religieux proposent une interprétation des textes particulièrement inégalitaire du point de vue du genre. Ils affirment par exemple que la femme doit obéir à l'homme pour trouver le salut et assurer le bien-être de sa famille. Dans le cas des croyances orales, la situation peut s'avérer encore plus complexe dans le sens où seuls quelques sages détiennent la “vérité” et qu'il est très difficile de la contester. Tous ces éléments constituent finalement autant d’obstacles supplémentaires à l'affranchissement des femmes indigènes. Ces dernières doivent être capables d’identifier et de critiquer ces “forces systémiques” qui contribuent à leur marginalisation (K. SHARMA, 1991). Dans la majorité des cas, l’acquisition des compétences de lecture et d’écriture est une condition nécessaire à l'évolution des représentations individuelles et collectives. L'éducation est donc une variable 67 déterminante dans le processus de prise de pouvoir des femmes indigènes. Pour parvenir à adopter un regard critique sur leurs propres existences, les femmes doivent mener un travail collectif de réflexion et de partage d'expériences. Lorsqu’elles essayent de s'exprimer en restant dans leurs positions traditionnelles, leur manque de visibilité réduit l'impact de leurs actions. La portée de leurs propositions est donc amplifiée lorsqu'elles s'expriment publiquement au sein d'un groupe et au nom d'intérêts communs. Le mode d’organisation collective, privilégiée par les femmes indigènes de l'AMM, permet de créer des espaces favorables aux discussions. Lorsque les individus se réunissent autour d'une thématique commune, ils sont susceptibles d’entamer une marche vers la prise de conscience car ils voient leur propre situation vécue par d'autres personnes. Ces échanges leur permettent d'être à la fois des spectateurs extérieurs, donc critiques, et en même temps des acteurs concernés par les interrogations soulevées. C’est ce qui permet de débuter un travail d'introspection au cours duquel des motifs de participation se matérialisent. En ce qui concerne les femmes indigènes, il est important de se focaliser avant tout sur la démarche “d'auto-empowerment”, c'est à dire du fait qu'elles “gagnent seules en pouvoir” (J. TOWNSEND). Cela ne signifie pas qu'elles réalisent ce travail d’analyse de façon isolée mais que chacune d’entre elles s’engage individuellement et de manière consciente sur le chemin du changement. Il est très difficile d'évaluer le processus personnel de prise de conscience mais il est possible de remarquer des changements dans les traits de la personnalité. Par exemple, il peut s'agir d'une plus forte tendance à parler avec les autres, à assumer des responsabilités dans le cercle familial ou encore à accepter plus facilement de vivre de nouvelles expériences à l’extérieur du foyer. En fait, le critère principal est celui de la « capacité d'ouverture » puisqu'il marque le passage de l’isolement privé vers l'affirmation publique. La plupart des femmes engagées dans des organisations (féminines ou non) estiment avoir évolué dans leurs manières de se percevoir. Au contact des autres et par le biais de l'apprentissage, elles comprennent davantage les caractéristiques du modèle culturel patriarcal et sont mieux préparées pour en refuser les injustices. Les nouvelles socialisations favorisant une modification de leur propre image introduisent finalement des “fissures” dans la condition inégalitaire des femmes (DEL VALLE et al, 2002). Cette prise de conscience, même si elle est essentielle, n'est pas une condition suffisante pour déterminer l'engagement au sein d’un mouvement social de contestation. L'autre déterminant essentiel est caractérisé par la volonté d'agir. Les témoignages et les anecdotes au sujet de la vie des associations civiles indigènes révèlent le rôle important joué par les agents extérieurs pour stimuler l’engagement. Le terme 68 “extérieur” renvoie ici à l'identité étrangère ou à la situation des personnes pro-indigènes (mais non indigènes), qui vont favoriser l’efficacité et la visibilité des actions menées. L'exemple le plus marquant de cette influence est sans doute le rapprochement des femmes indigènes de Monterrey avec des professeurs-chercheurs, comme c’est notamment le cas de S. DURIN. Cette dernière, en parallèle et par le biais de ses travaux de recherche portant sur la condition des femmes indigènes dans l'AMM, a toujours aidé et soutenu les membres de l'association Zihuakalli. Elle le manifeste d'ailleurs publiquement, sur des réseaux sociaux ou en participant aux évènements organisés par ces ONG. Ce fut le cas en 2013 lorsqu’elle a pris la parole dans le cadre du programme radio “Desde Lejos nos saludamos”32. Commentaire de Séverine Durin sur un réseau social, au sujet des actions menées par les membres de l'association Zihuakalli: “félicitations à toutes les femmes indigènes pour leur travail courageux”. Ces individus extérieurs occupent souvent des postes stratégiques dans leur environnement professionnel, ce qui constitue un avantage pour les combats menés par les femmes indigènes. Ainsi, S. DURIN possède une légitimité incontestable pour s’exprimer, de par sa profession et la qualité de ses travaux de recherche. Elle a donc la possibilité d’améliorer la visibilité de leurs luttes à une échelle qui dépasse les frontières de l'AMM. Les travaux qu’elle a réalisés peuvent susciter l'attention d'un large public, contribuant ainsi à la mise en place de nouveaux soutiens. Ces personnes engagées sont parfois à l'origine d'actions de plaidoyer dont le but est de favoriser des changements au niveau des lois et des politiques publiques. Les autorités municipales se trouvent alors confrontées à une certaine “pression”. En effet, les abus mis en relief dans le cadre d'études sur les employées domestiques ou sur les conditions des indigènes de façon générale ont pour conséquence de ternir “l'image” de la ville à l'international. De plus, les travaux de recherche peuvent présenter une réelle utilité pour les femmes indigènes car ils leur permettent de comprendre que des solutions sont envisageables. Lorsqu’elles n'ont pas directement accès aux analyses, la réalisation des entretiens sur le terrain leur fait comprendre que des individus « influents » (pour le moins dans leur domaine d’intervention) s'intéressent à leur sort et que leur situation n'est pas de l'ordre de la normalité au regard des normes et des valeurs dominantes au niveau international. Les personnes « étrangères » sont aussi susceptibles d'organiser des formations 32 Il s'agit d'un programme radio organisé régulièrement, visant à établir le contact entre les indigènes de Monterrey et leurs familles restées dans les communautés. En français, cela signifie « Nous nous saluons de loin ». 69 pour renforcer les compétences. Les ateliers réalisés portent souvent sur les méthodologies permettant d’exercer des responsabilités de leaders, d’organiser des actions visibles sur la scène publique ou encore de mettre en place des activités de plaidoyer. Ainsi, les associations Zihuame Mochilla et Zihuakalli font régulièrement appel à des intervenants extérieurs, qui viennent pour la plupart des Etats-Unis. Nous pouvons par exemple nous référer à la venue de Veronica Gamez dans les locaux de Zihuakalli en 2014. Elle est experte en structure organisationnelle et elle a passé plusieurs jours en immersion avec l’équipe pour transmettre des outils applicables dans le cadre des interventions spécifiques de cette association. En dernier lieu, il faut noter que la mise en réseau des acteurs est une stratégie privilégiée dans le cadre du mouvement féminin indigène. Les efforts déployés par les femmes pour s'organiser collectivement leur permettent de gagner en pouvoir dans la société urbaine. La visibilité de leur démarche est en plus renforcée par la convergence des éléments suivants: les soutiens venant de l'extérieur et l'affirmation de leur rôle dans la sphère privée et publique. Au cours de ce processus d'organisation collective, les femmes acquièrent un contrôle sur elles-mêmes et sur les ressources qu'elles possèdent. Ces nouvelles compétences vont déterminer leur montée en puissance. Quelques soient les acteurs concernés, ils ne peuvent s'organiser collectivement qu'à la condition d'avoir trouvé un accord portant sur les revendications communes et sur les moyens efficaces pour les exprimer publiquement. Dans le contexte de Monterrey, nous pouvons affirmer que les femmes se transforment en sujets sociaux car elles deviennent plus actives et sont capables de développer leurs propres stratégies d’affirmation. Cette situation correspond au “processus de construction de subjectivités collectives, d'identités communes et de volonté de transformation” décrit par M.CALVILLO et A. FAVELA (1995). Cette définition met en relief les deux conditions fondamentales pour expliquer l’existence d'un mouvement social. Il s'agit tout d’abord de la dimension collective et ensuite de l'implication volontaire des individus, unis autour d'un objectif déterminé. L'engagement des femmes indigènes (tel que présenté dans cette étude) correspond en fait à une théorie très précise du pouvoir. Certains auteurs considèrent que le pouvoir est forcément concentré entre les mains des plus puissants, qui l'utilisent pour assujettir les autres. Dans notre analyse, le pouvoir se réfère plutôt à la capacité des individus à agir sur les structures du pouvoir en “proposant des formes alternatives à l'autorité dominante” (J. FLORES). En d'autres termes, J. FLORES postule que tous les individus sont susceptibles de gagner en pouvoir à un moment ou à un autre de leur existence, sans que cela ne dépende de leur situation initiale. L'idée est que la capacité de résistance est une ressource 70 présente chez tous les êtres humains. Le degré d'exploitation de cette faculté dépend par contre des opportunités offertes et des motivations individuelles. La mise en place d'une stratégie collective, qui passe par la formation et la structuration de groupes d’actions, nécessite de surmonter quelques obstacles. Pour les femmes indigènes de Monterrey, l'une des difficultés majeures du rassemblement est la diversité. Les différences entre les femmes sont très nombreuses. Les facteurs idéologiques, politiques ou religieux qui déterminent les opinions sont par exemple des éléments potentiels de divergence. Ils le sont d'autant plus lorsqu’ils résultent de processus inconscients d'intériorisation, empêchant alors les femmes de les détecter. Comme nous l'avons vu précédemment, chaque membre de la population indigène de l'AMM est unique car il a suivi une trajectoire de vie spécifique et qu'il dispose d'un statut social qui lui est propre. Pour franchir ces obstacles, l’une des solutions est de mener un travail d’identification des points de divergence et/ou des besoins communs. E. Cruz témoigne de l'une des valeurs principales de l'association Zihuakalli, dans laquelle elle a choisi de s'investir: “pour qu'une organisation soit unie, il faut que la tolérance existe”. Etant donné que des différences peuvent continuer à subsister malgré tous les efforts déployés, la ville de Monterrey ne comprend pas une unique institution “indigène” mais une multitude de petites associations. Elles ont toutes la volonté d’atteindre le même objectif global (c’est-à-dire améliorer la situation et la condition des femmes indigènes de Monterrey) mais elles disposent chacune de leurs propres moyens pour l'atteindre. L'utilisation du terme “collectif” pour définir le mouvement d'organisation des femmes indigènes de l'AMM ne s'apparente donc à pas à la naissance d'un groupe unique d’actions. Il permet plutôt de caractériser les multiples initiatives collectives qui fleurissent dans cet espace urbain depuis ces dernières années. Dans la situation actuelle, nous pouvons remarquer que les femmes indigènes rencontrent des difficultés à s'affirmer car elles ne disposent pas d'un espace démocratique défini. En d'autres termes, ces dernières ont le sentiment que les autorités publiques et d’autres membres influents de la société nient leurs statuts de citoyennes. Il est en effet possible de constater qu’elles sont souvent doublement marginalisées de la vie politique. Elles le sont tout d’abord au sein de leur communauté puisque le modèle patriarcal dominant conteste le rôle politique des femmes, mais elles le sont également par les institutions publiques qui ne 71 leur reconnaissent pas de responsabilité politique. Cette deuxième dimension est plus problématique dans le sens où l’une des missions principales de l'Etat mexicain est d'encourager les individus à assumer leurs droits et devoirs de citoyen, notamment en mettant en place des mécanismes favorisant la participation aux décisions politiques. Bien sûr, le contexte du Mexique est particulier puisque de nombreuses études révèlent que les hommes politiques, toujours issus de milieux favorisés, adaptent les règles pour défendre les intérêts de la classe dominante à laquelle ils appartiennent. Cette volonté de perpétuer les structures hiérarchiques existantes justifie les attitudes de corruption. Cette démoralisation de l’engagement politique est l'une des raisons permettant d’expliquer la faiblesse des efforts déployés par les autorités pour mettre en œuvre des politiques publiques pour soutenir les populations les plus vulnérables. D'autre part, même si elles sont légitimes dans leurs statuts de citoyennes, les femmes indigènes ne sont pas habituées à prendre la parole pour exprimer leurs opinions. Elles doivent en plus s’impliquer dans des structures politiques qui disposent de leurs propres codes et de leurs propres normes (formels et informels par ailleurs). Pour être en capacité de s'approprier ces nouvelles règles et donc de dominer l'espace d'expression démocratique, elles ont besoin de suivre un apprentissage (par exemple à travers les formations dispensées par les agents extérieurs). Nous allons voir par la suite que, en raison de ces difficultés rencontrées pour exister au sein du système politique traditionnel, les femmes indigènes ont tendance à privilégier des formes non-traditionnelles d'expression politique. Le choix de nouveaux modes d'action est une manière de contourner – et de critiquer- le système, tout en restant visible dans l'espace public. Les femmes indigènes privilégient le mode d'organisation collective car il s'agit d’un moyen incontournable pour gagner en visibilité. Lorsque les femmes renforcent leur investissement (plus présentes, plus nombreuses, plus impliquées), elles peuvent rompre leur isolement individuel et d'affronter le schéma de subordination qu'elles connaissent depuis l'enfance. Par ailleurs, il s'avère que plus les engagements sont d'origines diverses et variées, et plus ils permettent de rendre le mouvement global important. C'est ce qui a caractérisé le mouvement indigène de Monterrey puisqu’il s'est donné les moyens de devenir incontournable sur la scène publique grâce à l’implication d’un nombre croissant d’individus. En ce sens, le processus de prise de pouvoir des femmes indigènes n'implique pas uniquement ces dernières, mais dépend plutôt de la mobilisation d'une palette d'acteurs très divers. C'est pourquoi cette thématique peut-être perçue comme un phénomène de société, qui va donc au-delà d'une simple catégorie d'individus. L'implication de personnes “non-indigènes” revêt 72 différentes formes: ces derniers peuvent par exemple adhérer aux valeurs d'une association civile, soutenir leurs actions ou se mobiliser à leurs côtés pour mettre leurs expertises au service du projet. Dans tous les cas, les organisations pro-indigènes cherchent à interpeller l’ensemble des citoyens de Monterrey. Lorsque nous abordons cette thématique de l'affirmation des femmes indigènes dans la ville, la grande majorité des habitants a d’ailleurs une opinion très précise sur ce sujet. Les avis sont tantôt positifs tantôt négatifs mais ce qui importe réellement, c'est la naissance d'un débat. Il s’agit en effet d’une condition préalable à l’émergence d’avancées significatives. L'empowerment n'est donc pas un processus unilatéral ni horizontal. En ce sens, nous rejoignons l'hypothèse qui consiste à affirmer que le processus d'organisation collective n'est pas une fin en soi mais plutôt un “moyen pour parvenir au développement” (J. CLEEVES, 1993). Finalement, si nous considérons l’ensemble des caractéristiques du processus d'affirmation et de participation des femmes indigènes de Monterrey, nous pouvons affirmer que la ville offre des opportunités de changement. En fait, il est possible d’observer que l'espace urbain est à la fois à l'origine des maux qui motivent l'action (qui deviennent alors les revendications) mais qu'il offre également des conditions propices à l'engagement. Certes, les avancées sont encore timides pour le moment à Monterrey et cela s’explique aussi par le fait que la féminisation des migrations ne date que des années 1990. C’est ce qui explique que le mouvement n'en soit pas encore à son étape de maturation. De plus, toutes les femmes ne sont pas concernées par ces changements, soit parce qu'elles ne le souhaitent pas, soit parce qu'elles n'ont pas encore franchies toutes les phases du processus. Cependant, si nous prenons en compte les trajectoires de certaines femmes interrogées au cours de nos entretiens, nous pouvons dire qu'elles disposent désormais de différentes formes de pouvoir. Pour étudier ce fait, nous pouvons nous baser sur la typologie établie par J. ROWLANDS. D'une part, elles disposent d’un pouvoir “à l'intérieur”, c'est à dire qu'elles acceptent leurs responsabilités et qu'elles sont capables de prendre des initiatives à ce sujet. D'autre part, elles ont acquis le pouvoir “avec”, dans le sens où elles ont compris l'intérêt de travailler avec d'autres acteurs et qu'elles se mobilisent de plus en plus pour chercher de nouvelles sources de soutien. Enfin, elles travaillent sur la maîtrise du pouvoir “sûr”, pour disposer d'une large gamme de capacités et de potentiels humains. Nous pouvons aussi rajouter une dernière dimension qui est celle de la « volonté de transmission » (composante identifiée au cours des entretiens). Les leaders des organisations déploient en effet des efforts considérables pour transmettre leurs compétences et connaissances à d'autres femmes, dans 73 le but de mettre en place un mouvement solide et durable. Finalement, lorsque ces quatre pouvoirs convergent pour permettre d’atteindre un objectif commun (comme c’est de plus en plus le cas à Monterrey), il est alors possible d'affirmer que les femmes sont sur le point de devenir des actrices incontournables de leur propre développement. 1.2 – Les femmes indigènes de Monterrey sont à l'origine de la construction d'un mouvement social spécifique LA DYNAMIQUE ENTRE LES ÉCHELLES GLOBALES ET LOCALES Au niveau international, il existe un socle de déclarations et de textes législatifs qui appuie la légitimité du mouvement social indigène en général, et de celui des femmes en particulier. En effet, les thématiques portant sur le respect de leurs droits sont devenus prioritaires dans l'agenda international depuis ces trente dernières années. Les institutions les plus renommées et influentes, comme c'est le cas des différentes agences de l’Organisation des Nations-Unies (ONU), cherchent à poser les fondations d'une protection internationale des peuples autochtones. Nous pouvons par exemple citer la Convention n°169 de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) qui porte sur les droits des peuples indigènes et tribaux et qui a été ratifié par vingt pays à ce jour. L'adhésion à cette convention implique que les gouvernements nationaux doivent adapter leurs législations et leurs politiques aux principes énoncés dans le texte. Certes, le Mexique ne fait pas encore partie des signataires, au grand regret des associations de protection des populations indigènes, mais il propose dans tous les cas un cadre législatif inspirant pour les politiques nationales. D'autre part, l'un des textes les plus emblématiques pour la cause des indigènes est la “Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones”, qui a été adoptée par résolution de l'Assemblée générale des Nations Unies en Septembre 2007. Elle compile un ensemble de droits pertinents pour l'ensemble de l'humanité mais qui doivent faire l'objet d'une attention particulière pour la catégorie spécifique des indigènes. Nous retrouvons notamment le droit à la non-discrimination, le droit à la dignité, le droit à la propriété, le droit à l'autodétermination ou encore à la liberté culturelle. L'énoncé est ancré dans des considérations qui vont au-delà du simple aspect économique du développement, puisqu'il prend plus généralement en compte le bien-être social. Le texte encourage “des relations harmonieuses et de coopération entre les Etats et les peuples autochtones, fondées sur les principes de justice, de démocratie, de respect des droits de l'homme (...) et de bonne foi”. L'article 27 rappelle par exemple que les “Etats [doivent mettre] en place et appliqueront, en 74 concertation avec les peuples autochtones concernés, un processus équitable, indépendant, impartial, ouvert et transparent prenant dûment en compte les lois, traditions, coutumes et régimes fonciers des peuples autochtones”. Il est certain que ces textes n'ont pas de dimension légalement contraignante, mais ces instruments internationaux incitent les Etats à mettre en œuvre des efforts particuliers pour reconnaître les droits des indigènes. Ils incarnent également les supports de nombreuses actions de plaidoyer, visant à sensibiliser l'opinion publique et à inciter les acteurs politiques à assurer leurs devoirs par rapport à cette thématique. La raison de ces actions de sensibilisations orientées vers les autorités nationales est que les changements ne peuvent réellement s'effectuer qu'à une échelle réduite, c'est à dire au niveau du pays, voire au niveau de la communauté. Ainsi, les mesures localisées sont toujours plus efficaces et pertinentes. Ces engagements internationaux sont très importants pour le mouvement indigène de Monterrey car toutes les revendications sont symboliquement fondées sur ces textes. C'est par exemple le cas de la loi sur les droits indigènes, qui a été adoptée dans l'Etat de Nuevo Leon le 1er Juin 2012, puisqu’elle est clairement alignée sur les dispositions prises à une échelle plus globale. Ces instruments internationaux donnent plus de poids et de crédibilité aux revendications indigènes et permettent d'agir au niveau des sphères les plus hautes de la société. En parallèle, il est nécessaire que les populations concernées apportent leur propre vision de la situation. C’est la raison pour laquelle les bénéficiaires doivent directement participer à l'élaboration des textes et des politiques publiques. A Monterrey, la majorité des populations indigènes souligne également la faible prise en compte des problématiques spécifiquement urbaines au niveau législatif. Ils estiment même que la catégorie des “peuples indigènes urbains” n'est pas du tout reconnue. L'Instance Permanente des Nations-Unies sur les questions autochtones (UNPFII) souligne d'ailleurs que les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD qui seront renouvelés à la fin de l'année 2015 sous la forme des Objectifs Durables pour le Développement) ne prennent pas assez en considération les “modes de vie alternatifs” des peuples indigènes. En l'occurrence, il semblerait pertinent que cette catégorie soit spécifiquement ciblée dans les initiatives de développement puisqu'elle est exposée à une pauvreté et à une vulnérabilité très spécifique. Par exemple, la thématique culturelle n'est jamais explicitement mentionnée dans les OMD. Il est effectivement possible d'interpréter les objectifs en estimant qu'ils défendent bien le droit à la détermination culturelle. Néanmoins, étant donné que cet aspect n'est pas explicitement formulé, il n’est pas possible de reprocher aux Etats de ne pas l’avoir respecté. 75 La reconnaissance des droits indigènes au niveau international propose une conception du rôle de l'Etat qui est très éloignée du modèle libéral. En effet, le libéralisme prône l'absence d'intervention étatique au niveau des questions culturelles et sociales en arguant que les décisions politiques doivent assurer l'égalité de tous les citoyens. Or, dans le cas présent, il est demandé aux Etats de mettre en place des mesures spécifiques pour les peuples indigènes, considérant le fait que ces derniers subissent des problématiques particulières. La dynamique globale peut donc bouleverser les paradigmes politiques et économiques nationaux en incitant les décideurs à s'adapter aux besoins de la population. Ce changement, de par son importance, nécessite de s'inscrire en premier lieu à une échelle globale, avant de produire par la suite des conséquences aux niveaux nationaux puis locaux. C'est en tous cas un schéma qui semble incontournable dans le contexte du Mexique. La thématique de la “prise de pouvoir” des femmes est aujourd'hui prioritaire dans les grands débats internationaux sur le développement. Elle incite à prendre en compte des éléments nouveaux, qui peuvent même être susceptibles de reconditionner les modalités des aides accordées en matière de développement. En effet, l'intersectionnalité 33 entre les problèmes de genre, de classe et d'ethnie est aujourd'hui reconnue. Au-delà de cette accumulation des causes potentielles d'oppressions, les études montrent que les femmes sont plus enclines à veiller au développement de leur communauté. Pour cette raison, les organisations internationales ont tendance à adapter leurs programmes en ciblant en particulier les femmes. Le micro-crédit leur permet par exemple de développer des activités génératrices de revenus, dont les bénéfices sont le plus souvent investis dans des domaines permettant de favoriser le bien-être de leur entourage. Elles considèrent que l'éducation de leurs enfants est une priorité, et c'est la raison pour laquelle il s'agit de l’un des principaux postes de dépenses (I. GUERIN). L'aide accordée par les organismes internationaux, d'un point de vue financier et/ou symbolique, favorise donc la prise de pouvoir des femmes, puisqu'elle leur permet d'avancer dans le processus de prise de conscience et d'action. Au sujet de la prise de pouvoir des femmes indigènes, il est important d’évoquer les liens existants entre les groupes de femmes de Monterrey et les autres formes de féminisme à travers le monde. La perception de ce que doit être un “mouvement féminin” ou “féministe” est un sujet abordé de manière très régulière par les études portant sur les groupes indigènes. L’intersectionnalité est une notion employée en sociologie et sciences politiques pour désigner la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Le terme a été forgé par l'universitaire féministe américaine K. Crenshaw dans un article publié en 1991. 33 76 L'une des principales interrogations porte sur les points communs et les tensions à l'œuvre. En fait, le “féminisme indigène”, entendu au sens des actions collectives menées pour améliorer la situation des femmes indigènes, est à “géométrie variable” (J. FALQUET). Dans le cas de l'AMM, nous observons une nette volonté de distinction par rapport aux projets menés dans les autres pays, notamment dans le Nord. Pourtant, il est certain que l'objectif de tous ces mouvements est similaire puisqu'il porte sur la volonté de contribuer à améliorer la condition et la situation des femmes. La présence des thématiques féministes dans les débats sur le développement est particulièrement perceptible dans le contexte de la mondialisation car ce modèle économique et social tend à renforcer la précarisation des populations les plus vulnérables (dont les femmes et les indigènes font partis). En même temps, les liens se font de plus en plus étroits entre les individus, ce qui permet de mettre en œuvre des actions communes. C'est ce qui justifie l'idée d'un “enchevêtrement accru du global et du local” (S. LAMA-REWAL). J. INDA et R. ROSALDO précisent que la mondialisation “implique une accélération des flux de capitaux, de personnes, de biens, d'images et d'idées à travers le monde (...). Elle entraîne un étirement des pratiques sociales, culturelles, politiques et économiques à travers les frontières pour rendre possible l'action à distance”. Comme c'est le cas pour les thématiques indigènes, nous pouvons donc noter l’existence de soutiens internationaux assurant la promotion des droits des femmes dans les domaines économiques, sociaux, politiques et culturels. Ce socle commun de revendications et de modes d'action n'empêche pas qu'il puisse exister une forme “spécifique” de féminisme pour les femmes indigènes de Monterrey. La raison principale est qu'il existe une singularité culturelle et idéologique à chaque pays, à chaque région, et à chaque ville. Il peut exister une “forme indigène” du féminisme, et même une “forme indigène et urbaine” du féminisme. Cette diversité s’explique du fait que les préoccupations et les besoins dépendent des contextes dans lesquels ils sont ancrés. L'usage même du terme “empowerment” pour désigner le processus de prise de pouvoir des femmes indigènes de l'AMM peut même être critiqué. En effet, il s'agit d'un mot anglais qui a donc été inventé par des auteurs venant des pays du Nord. Certes, ce mot a été utilisé pour la première fois pour caractériser le processus vécu par les femmes du “Tiers-Monde”. Pourtant, il n'est pas rare d'entendre dans les témoignages et dans les discours que les femmes indigènes ne se reconnaissent pas dans la définition de ce terme. Ces questions d'ordre sémantique sont importantes car elles mettent en relief certains aspects de la réalité du mouvement social. Elles ont notamment l'impression que le mot est inapproprié car il impliquerait une perte de pouvoir de la part des hommes. Dans d'autre cas, mais cela n'a 77 jamais été remarqué dans le cas de Monterrey, il est possible de remarquer que les femmes rejettent toute forme de comparaison avec les pays du Nord car les Etats occidentaux sont considérés comme les principaux responsables de la misère existante en Amérique Latine. Si cette critique n'est pas perceptible au sein de l'AMM, les femmes affirment cependant qu’elles ne souhaitent pas suivre le modèle de développement nord-américain. Elles veulent construire leur propre chemin. Maria Medellin, rencontrée à la Alameda, indique son ressenti quant aux rapports entretenus par les groupes de femmes de Monterrey avec les Etats-Unis: “parfois il y a des chercheuses qui viennent de là-bas et qui nous enseignent beaucoup de choses pour qu'on puisse se faire entendre. Mais je ne crois pas qu'il s'agisse de la même chose chez elles et chez nous. Nous ne voulons pas forcément les mêmes choses, parce que notre situation est très particulière”. Pour toutes ces raisons, les femmes indigènes de Monterrey décident de mettre en place leurs propres associations. Ce choix répond à l'envie d'être autonome, d’être libre d'émettre des opinions personnelles et de proposer des formes alternatives d'actions. Cela ne signifie pas que les groupes de femmes indigènes de Monterrey refusent toute relation avec des instances et des mouvements internationaux. Elles les utilisent plutôt de façon sporadique, en fonction de leurs intérêts et de leurs besoins. Ces initiatives montrent qu'elles gagnent en pouvoir “pour”. En d'autres termes, elles sont de plus en plus présentes au sein des institutions publiques et souhaitent être considérées comme des citoyennes à part entière, capable de se représenter elles-mêmes. Si elles cherchent à s'approprier leur lutte, c'est avant tout parce qu'elles veulent être reconnues comme des protagonistes de leur propre changement. Il s'agit d'une dimension très importante de leur mouvement, qui sous-entend qu'il ne suffit pas d'être une femme pour faire partie d'un groupe actif sur la scène publique puisque c'est la volonté qui détermine la naissance d'une action collective. DILEMME ENTRE SITUATION INDIGÈNE ET CONDITION FÉMININE Comme nous l'avons vu précédemment, les sujets de notre étude sont confrontés à des problèmes multiples qui sont basés à la fois sur le genre, l'ethnie et la classe sociale. La diversité de ces problématiques explique l'existence d'un grand nombre de revendications potentielles. Or, pour mettre en place un discours efficace, certaines doivent être priorisées 78 par rapport à d'autres. Pour choisir celles qui seront mises en avant, les femmes doivent résoudre le dilemme suivant (S. BATLIWALA): « faut-il se mobiliser pour résoudre les problèmes spécifiques des femmes ou agir de manière plus globale en faveur des populations indigènes ? ». Dans le cas où le choix se porte plutôt sur les difficultés spécifiques des femmes, nous pouvons aussi distinguer deux thématiques possibles de revendications : soit la volonté d’améliorer la condition des femmes ou celle de faire évoluer leur situation. La condition renvoie d'avantage aux droits des femmes à disposer de leurs corps (les droits reproductifs sont par exemple au cœur de ce discours), alors que la situation se réfère davantage aux inégalités sociales et économiques. Dans le contexte de Monterrey, il semble que les femmes indigènes évitent de répondre de manière frontale à ce dilemme car le choix d’un sujet implique nécessairement l’abandon d’un autre. Elles proposent donc des actions combinant toutes ces thématiques et privilégient des solutions agissant directement sur les facteurs structurels. Nous allons tout d’abord nous intéresser aux stratégies mises en place pour agir sur les difficultés rencontrées par les femmes. L'objectif premier des associations de l’AMM est de créer les conditions favorables à une prise de conscience, c’est-à-dire d’amorcer la première étape du processus de prise de pouvoir. En effet, leur degré d’implication dans la lutte à une échelle personnelle ou collective dépend de l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et de celle qu’elles projettent à l’extérieur. La valorisation et l’estime de soi sont des facteurs importants pour améliorer les représentations personnelles et comprendre par la suite qu’il existe un décalage important entre leurs modes existence et les droits qui les protègent. Le travail d'introspection est donc au cœur des interventions menées par les associations civiles de Monterrey. Zihuakalli mène par exemple de nombreuses activités dans le but de sensibiliser les femmes aux violences intrafamiliales et aux questions sexuelles. Afin d'obtenir des résultats dans ces domaines, des ateliers de formations et de sensibilisations sont réalisés très régulièrement dans les colonies de la ville. Ils visent à améliorer les connaissances des femmes en ce qui concerne les moyens de contraception, mais également sur leur droit à prendre du plaisir lors de l'acte sexuel. E. Cruz nous confie dans un entretien que la plupart des femmes n’ont jamais vraiment réfléchi à la notion de plaisir lors les relations sexuelles car leur devoir de femme consistait à assouvir les désirs de leurs époux en priorité. A partir de 2011, les réseaux sociaux de l’association relayent également des articles de presse qui dénoncent des cas d'abus et de violation de la dignité de la femme. Nous pouvons par exemple citer un reportage sur l'emprisonnement d’une femme à la suite de son avortement clandestin ou la publication d’une étude sur la discrimination subie par les employées 79 domestiques au travail. Les messages qui accompagnent ces articles de presse incitent à saisir les opportunités existantes au niveau législatif pour dénoncer l'atteinte aux droits des femmes. En parallèle de ces efforts de sensibilisation, les femmes militent pour que leurs droits soient reconnus et appliqués au sein des institutions. C'est en particulier le cas dans le monde du travail et dans le domaine de la participation politique. Ces campagnes de plaidoyer interpellent directement les décideurs et les hommes politiques pour les inciter à assumer leurs responsabilités. En fait, les ateliers d'informations et de sensibilisation s'adressent aux femmes dans le but de leur transmettre des connaissances (qui deviennent alors les clés de leur libération). Lorsqu'elles se sont saisies de ces thématiques, elles peuvent ensuite s'engager dans des efforts collectifs visant à faire évoluer la situation des femmes dans la société toute entière. De plus, il est intéressant de remarquer que l'agenda des associations féminines de Monterrey n'est jamais porté sur des sujets uniquement féministes. Les actions menées contribuent plutôt à la défense des droits des populations vulnérables de manière générale. Ainsi, Zihuakalli, au-delà des thématiques de genre, s'engage en faveur de la cause des indigènes dans la ville. Zihuame Mochilla combine également divers domaines d'action grâce à son programme “femmes” et à son programme “droits humains”. Dans le premier programme, nous retrouvons des activités telles que l'octroi de bourses académique pour aider les femmes à consolider leurs projets d'entreprenariat. La sensibilisation sur la santé sexuelle et reproductive fait aussi partie de cette catégorie. L'objectif global est de développer le potentiel des femmes et d'améliorer leur estime personnelle. Les autres projets, plus généraux, sont axés sur la régularisation des documents d'identité des populations indigènes, les projets d'éducation ou encore le soutien apporté aux jeunes dans leurs parcours universitaires et professionnels. Finalement, lorsque les associations sont créées et gérées par des femmes, les revendications ne sont jamais bornées aux frontières du genre. Elles embrassent des sujets qui vont de la défense des droits à la participation politique, en passant par le respect des modes de vie et des coutumes. Comme nous l’avons déjà évoqué, les femmes sont placées au centre des projets de développement parce qu’elles sont plus enclines à gérer les problèmes qui découlent de la vulnérabilité de leurs familles vis-à-vis du droit et de l'accès aux services publics et sociaux dans la ville. Or, cet état d’esprit se reflète dans la vision et la philosophie des organisations qu’elles contribuent à mettre en place. Par contre, nous remarquons que ces organisations féminines sont les seules à prendre en compte les thématiques de genre. Les autres groupes d’actions, principalement composés d'hommes (Enlace Potosino par exemple), se focalisent uniquement sur la cause indigène et n’abordent 80 que rarement la condition des femmes. Ces dernières deviennent alors des actrices incontournables car elles imposent à l’agenda institutionnel des thématiques portant sur le respect de leurs droits en tant que femmes. Si les femmes sont motivées pour agir sur des questions variées, c'est avant tout parce qu'elles ont la conviction que l'origine des problèmes est d'ordre structurel. Pour agir sur ces facteurs, elles ont donc intérêt à s’impliquer dans un mouvement structuré autour d’une cause commune. Dans le contexte de notre étude, il s’agit concrètement de l'évolution des mentalités en faveur d'un plus grand respect et d’une plus grande protection des populations vulnérables. Le partage de cette volonté profonde, sous-jacente à toutes les actions, explique le fait que la majorité des femmes indigènes ne soit pas réticente à s’engager dans des groupes qui sont principalement menés par des hommes. Elles n’ont pas de difficultés d’ordre éthique ou moral à soutenir des organisations mixtes qui ont été créées par des hommes. Luzneida, qui participe activement aux activités d’Enlace Potosino, nous explique que ce phénomène lui semble tout à fait naturel. Selon elles, la décision de l’engagement ne doit pas dépendre de l’identité des autres participants. Si elle a décidé de s’impliquer dans cette association, c’est essentiellement en raison de son fort intérêt pour les stratégies mises en place et pour les sujets traités. De plus, elle pense que cette organisation a plus d’expérience, et que ses actions ont donc également plus d’impact auprès du grand public et des autorités locales. Elle en arrive même à penser que les groupements mixtes de Monterrey sont souvent plus efficaces car ils obtiennent des résultats importants et de manière plus rapide. Au sein de ces groupes, elles jouent un rôle à part entière en tant que femme puisqu’elles déploient des efforts pour que les décisions soient prises de manière conjointe et que les associations civiles indigènes soient ainsi un exemple d'égalité entre hommes et femmes. D'ailleurs, il est possible de remarquer que leurs opinions sont de plus en plus valorisées dans les assemblées générales. Ainsi, ce n’est parce qu’elles sont des femmes qu’elles s’engagent forcément dans des structures féminines (et en partie féministes). Néanmoins, dans les cas où elles privilégient les organismes mixtes, elles restent toujours vigilantes à la prise en compte des thématiques de genre, en prenant la parole et en imposant à l’agenda des nouvelles revendications. La volonté d'agir sur les facteurs structurels qui sont à l’origine des inégalités constitue l'originalité de l'approche défendue par les femmes indigènes à Monterrey (C. MOSER, 1989). C’est ce qui caractérise leurs actions lorsqu'elles luttent pour développer l'accès aux services de santé et d'éducation, pour améliorer la nutrition de leurs enfants ou pour faire 81 évoluer leur situation économique. Le fait d'intervenir sur les facteurs structurels des inégalités revient à exiger des changements profonds dans les domaines législatif et institutionnel puisqu’ils sont à l’origine de la production et reproduction des structures de domination. L’idée est aussi de contribuer aux changements des mentalités, puisque nous avons vu que le racisme existant au Mexique est avant tout d’ordre culturel. Leur but ultime, en tant que femme, en tant qu'indigène et en tant que membre d'une classe sociale défavorisée, est de s'engager en faveur d'un système plus équitable pour tous. Elles défendent ainsi des valeurs de respect et de liberté. Nous pouvons par exemple prendre le cas de leur défense du modèle d'éducation bilingue. Elles partent du constat que les écoles mettant en place ce dispositif proposent des cours en langue indigène les premières années, mais seulement dans le but final de faire assimiler l'espagnol aux élèves. En d'autres termes, l'apprentissage en langue indigène permet d’éviter l’exclusion du processus éducatif mais il n'est jamais valorisé en tant que tel, comme patrimoine culturel. Or, les femmes indigènes sont nombreuses à vouloir aller au-delà de ce modèle. Leur volonté est de modifier la perception des langues autochtones : elles souhaitent que l’espagnol ne soit plus systématiquement assimilé à une idée de supériorité. Elles veulent donc contribuer à l'effacement de la domination entre les cultures. De son côté, Zihuame Mochilla a l'ambition d’améliorer le bien-être des hommes et des femmes par le biais de projets de développement durable qui aurait un impact sur l'environnement social de Monterrey. L'association cherche à identifier les besoins profonds des populations en menant des ateliers collectifs de réflexion, pour ensuite proposer des solutions adaptées. De la même façon, nous pouvons aussi évoquer le travail de sensibilisation réalisé par l'AEPI. Ce groupe d'étudiants propose des conférences pour donner des références solides en matière de culture et d’Histoire indigènes. C'est ce genre de proposition qui permet de faire évoluer les mentalités. Finalement, nous pouvons affirmer que la majorité des associations pro-indigènes de Monterrey est liée par le même objectif, et que les revendications féministes ne représentent qu'une thématique parmi d'autres. Quelques que soient leurs motivations initiales, les acteurs ont dans tous les cas intérêt à s'associer, au-delà des divergences, pour gagner en pouvoir et en visibilité sur la scène publique. 82 2) Le mouvement social des femmes indigènes de Monterrey met en scène des répertoires tactiques innovants Comme nous venons de l'analyser, les femmes indigènes de Monterrey s'organisent collectivement et sur la base de motivations en lien l'intersectionnalité de leurs identités ethnique et de genre. Or, il est intéressant de constater qu’elles mettent en place des répertoires tactiques singuliers pour faire entendre leurs voix dans la société. Les “répertoires tactiques” désignent les moyens disponibles, à un moment donné, par une catégorie de la population, pour s'exprimer. Il s'agit dans notre cas de l'expression physique de la lutte des femmes indigènes. Les “répertoires tactiques” peuvent être définis comme “l'agencement spécifique d'interactions et de performances en fonction des groupes concernés” (C. TILLY). Ils dépendent des choix collectifs mais surtout du contexte dans lequel se déroulent les actions. Dans le contexte de Monterrey, les femmes indigènes se heurtent régulièrement à des obstacles institutionnels, culturels et sociaux. Contrairement à ce que nous pourrions penser au premier abord, ces contraintes n’ont pas pour conséquence de freiner la résistance collective. Elles expliquent au contraire le caractère innovant de leurs répertoires tactiques, témoignant ainsi de leur profonde capacité d'adaptation. 2.1 – Les répertoires tactiques sont adaptés aux rapports de force institutionnels et aux situations discriminantes vécues au niveau des organisations politiques RELATION ENTRE STRATÉGIES ET RAPPORTS DE DOMINATION Les femmes indigènes de Monterrey disposent de moyens limités pour agir car elles subissent un système de domination qui leur est défavorable. Pour autant, elles disposent de ressources, différentes de celles qui sont traditionnellement mobilisées par les citoyens, pour améliorer la visibilité de leurs revendications. Cette situation renvoie à la capacité des individus à trouver des “failles” dans le système pour résister à la force exercée sur eux par les personnes qui concentrent le pouvoir (R. GARCIA, 2001). L'engagement associatif et l'incorporation dans des organisations représentent justement un moyen spécifique d'intégration politique pour les femmes indigènes de Monterrey. Ces dernières sont très peu représentées dans les instances politiques traditionnelles. En effet, l'accès aux espaces de participation ne leur est pas facilité, ce qui constitue un frein à leur implication dans les prises de décision. Les relations d'inégalités existantes entre indigènes 83 et non indigènes aussi bien qu'entre hommes et femmes, exigent d'elles de déployer des efforts supplémentaires pour s'affirmer. Le comportement des autorités municipales de Monterrey, et donc des représentants de l'Etat du Mexique, est à ce titre particulièrement critiquable. Les populations indigènes, et les femmes en particulier, leur reprochent de ne pas les impliquer dans l'élaboration des projets qui les concernent de façon directe ou indirecte. Ils ne cherchent pas à valoriser leur intégration politique puisqu’ils ne reconnaissent pas officiellement leurs rôles ni la valeur de leurs opinions. Les principaux concernés ont même parfois l'impression que cette situation témoigne d'une volonté délibérée d'exclusion car la distribution des informations sur la décision publique reste très inégale en fonction des catégories d'habitants. D'ailleurs, même lorsque les indigènes sont invités à la table des négociations, le dialogue est toujours incertain et méfiant. L'un des exemples les plus concrets est celui de la réflexion conjointe menée en 2012autour du projet de loi sur la protection des populations indigènes de Nuevo Leon. Le manque de confiance envers les autorités publiques était tellement évident que des débats ont été réalisés en amont des discussions officielles, en ne réunissant que les associations civiles, les groupes indigènes et les institutions académiques. Cet effort supplémentaire visait à renforcer la cohérence de leurs discours et à formuler des propositions solides, qui pourraient difficilement être contestées par les responsables fédéraux. Table de travail organisée pour l'élaboration de la proposition de loi de Nuevo Leon ©Enlace Potosino 84 Ce manque de confiance entre autorités publiques et populations indigènes s’explique par l’inactivité des responsables politiques au sujet de la protection des personnes les plus vulnérables de la société urbaine. Pendant de très longues années, ils ont ignoré les nombreux cas de violations des droits de l’homme perpétuées dans la ville et ont été incapables de répondre aux besoins exprimés par les individus. L'ignorance que les indigènes ont dû subir pendant plus de trois décennies explique la fragilité de ces échanges institutionnels. Nous pouvons par exemple évoquer à ce sujet le phénomène de l'inégale répartition des infrastructures de santé et d'éducation à Monterrey. L'une des autres critiques régulièrement évoqué dans les discussions est l'absence d'efforts publics pour régulariser les documents d'identité des migrants. Les responsables associatifs insistent sur ce point dans le sens où les papiers d'identité donnent une personnalité juridique aux individus, laquelle ouvre l'accès aux droits humains les plus essentiels. En 2014, Zihuame a effectué plus de 722 démarches administratives dans ce domaine, pour près de 349 personnes indigènes. Or, il semble légitime de s'étonner du peu de communication officielle et de l'absence de mécanismes publics mis en place pour faciliter les procédures. Par exemple, les démarches administratives doivent systématiquement être effectuées en espagnol, alors même que les individus concernés sont en très grande majorité des personnes migrantes indigènes. Ils ne maîtrisent donc pas la langue officielle et sont même parfois victimes d'illettrisme. Ainsi, la question de base des responsables associatifs est la suivante : pour quelles raisons l’Etat ne facilite-t-il pas ces demandes en proposant par exemple les services d’un interprète ? La situation est la même pour les femmes indigènes qui se sentent incomprises par les personnes influentes de Monterrey. Elles soulèvent notamment le fait que les autorités ne connaissent pas leur réalité et que leurs intérêts ne sont pas toujours compatibles. A propos du travail domestique, il semble aujourd'hui impossible de croire que les représentants politiques ne soient pas avertis des cas fréquents de violation des droits du travail. Pour autant, la loi reste floue et les initiatives visant son amélioration sont inexistantes. Lorsque les volontaires de Zihuakalli ont voulu aider une jeune fille à sortir de la maison où elle était enfermée, ils n'ont même pas pu compter sur les forces de police. Ces derniers s’intéressaient d’abord à la situation privilégiée de la famille avant de percevoir la détresse de l'individu. C’est la raison pour laquelle ils ont refusé d’intervenir en faveur de cette femme indigène. Or, le rôle de ces forces de l’ordre est normalement de protéger les populations les plus vulnérables, sans discrimination ni différenciation de genre. Ce comportement trouve son explication principale dans la forte corruption existante au Mexique. Néanmoins, au fil du temps et des pressions exercées, les autorités comprennent qu'elles doivent relever des défis 85 et proposer un niveau de protection supérieur pour les catégories les plus vulnérables de la population. Certaines propositions sont pertinentes, comme le fait de démocratiser les espaces de communication, de faire émerger des nouvelles questions dans les débats électoraux ou encore de proposer une meilleure représentation dans les institutions. La situation évolue lentement puisque la Commission Nationale pour le Développement des peuples indigènes (CDI) a proposé des aides sur des populations ciblées, suite à un travail d'identification des besoins mené conjointement avec les autorités, les associations et les futurs bénéficiaires. Ainsi, entre 2005 et 2006, les “mazahuas”34 ont bénéficié de l'octroi de crédits pour avoir accès à des logements sociaux dans la périphérie Nord de la ville. Un effort particulier porté sur les questions de genre serait également apprécié par les associations féminines. Afin de faire rapidement évoluer leur situation, nous remarquons que les femmes indigènes privilégient d'avantage des actions “de l'extérieur”. En d'autres termes, elles mettent en place des propositions alternatives pour faire face à l'autorité dominante. Il s'agit là d'une spécificité de leur groupe car les hommes ont d'avantage tendance à se conformer aux mécanismes existants, après avoir réalisé un long travail d'adaptation et d'apprentissages. C'est typiquement le cas d’Enlace Potosino, qui fut l'un des acteurs emblématiques de la négociation réalisée pour le projet de loi de 2012. Cette association réunit également des femmes, mais il est possible de remarquer qu'elles sont pour l'instant cantonnées à des tâches particulières. Elles travaillent plutôt dans l'ombre, à réaliser les évènements et à accueillir les participants, mais n'ont pas encore de rôle leaders (sauf si elles sont les représentantes de leurs associations féminines). C'est la raison pour laquelle l'incorporation dans des organisations féminines est importante en termes de capacités de propositions. Si elles se présentent en tant qu'individus isolés, elles sont d'avantage assimilées à la “femme de” ou la “fille de”. Ainsi, lorsque nous leur posons directement des questions sur les réalisations, elles répondent qu'il faut demander cela à leurs maris. Elles restent néanmoins les principales parties prenantes lorsqu'il s'agit de sujet qui les concernent directement. Ce fut notamment le cas du rapport de la société civile en 2011 sur la “situation des femmes à Nuevo Leon”, qui a été présenté devant un comité d'expert de la Convention pour l'Eradication de la Violence contre les Femmes (CEVF). Dans la majorité des cas, les femmes combinent différentes formes de participation: il peut s'agir de manifestations, d'implications dans les 34 Les mazahuas constituent le peuple indigène le plus présent dans l’État de Mexico et dans celui de Michoacan. En nahuatl, ce terme signifie « gens du gibier ». 86 décisions politiques ou encore de prises de parole publiques. Il également possible d’observer des transformations progressives dans les formes d'engagement: les femmes proposent en effet des nouveaux moyens d'actions et défendent une vision originale du pouvoir. OBJECTIF : REDONNER LA PAROLE AUX POPULATIONS INDIGÈNES L'une des priorités des groupements de femmes indigènes est de placer les populations cibles au cœur de la stratégie. Elles proposent un modèle politique du bas (le peuple) vers le haut (les sphères de décisions) dans le but d'adapter les décisions aux besoins des habitants. Pour présenter leur propre discours et rendre visible leur réalité au quotidien, les membres associatifs agissent directement dans les lieux stratégiques de représentation indigène. En effet, les associations pro-indigènes organisent des ateliers directement dans les colonies marginalisées ou sur la place de la « Alameda », en raison de sa dimension symbolique de représentation. Nous pouvons noter à ce sujet que de nombreux sièges d'associations civiles se trouvent à côté de la « Alameda » et sont ouverts le dimanche, jour traditionnel de réunion. Zihuame Mochilla veille par exemple à former les femmes en tant que promoteurs communautaires pour qu’elles puissent réaliser des forums de sensibilisation sur la santé sexuelle et reproductive dans les colonies, et dans leurs langues maternelles. L'association organise également des groupes de réflexions plusieurs fois dans l'année avec des jeunes, afin qu'ils expriment leurs émotions et bénéficient d'un soutien adapté. Le centre éducatif “Tlamachtijkakali Centro Rotario de Aprendizaje” représente un espace de convivialité et d'apprentissage dans la colonie Arboledas de los Naranjos (qui regroupe une grande partie de la communauté Nahua). Plus généralement, le rapport annuel 2014 indique que des actions ont été menées dans huit lieux de l'AMM: le Centre Tlamachtijkakali et la Bibliothèque communautaire Maria Pascuala Hernandez qui se trouvent dans la colonie Arboledas de los Naranjos; le Salon communautaire dans la colonie Lomas Modelo, le Salon communautaire dans la colonie Ampliacion Colinas de Topo Chico ou encore la colonie General Escobedo. De la même façon, Zihuakalli a fait évoluer sa méthodologie d'action. Les mois suivants la création de l'association, les activités étaient uniquement réalisées dans les locaux de l'association. Le concept imaginé au début était de créer cette “maison des femmes” pour qu'elles puissent s'y réunir à tout moment. Cependant, elles se sont rapidement rendus compte que celles qui étaient le plus dans le besoin ne pouvait pas s'y rendre quand elles le voulaient (comme c'est notamment le cas des femmes qui sont dans l'obligation de rester chez elles). Or, ces femmes étaient justement celles qui avaient le plus besoin d'un 87 soutien extérieur. C'est la raison pour laquelle tous leurs ateliers sont désormais réalisés sur le terrain, avec l'accord des leaders communautaires. Cette méthode permet d'établir un lien privilégié avec les populations. Atelier organisé en 2014 par les membres de Zihuakalli ©Zihuakalli Les femmes indigènes utilisent finalement divers moyens d'expressions, qui cohabitent en fonction du contexte et des intérêts poursuivis. Ce choix leur permet également d'être visibles dans les différentes sphères de la société de Monterrey. Ainsi, elles peuvent participer à des évènements officiels, comme c'est le cas de l'émission radio “Desde Lejos Nos Saludamos”. Lors de l'enregistrement effectué à l'occasion de la Journée Internationale des Peuples Indigènes, les représentantes de Zihuakalli ont en effet pris la parole à de multiples reprises. De plus, les personnes qui souhaitent passer des messages à leurs proches étaient en majorité des femmes, ce qui témoigne de leurs capacités à prendre la parole en public. En parallèle, elles organisent des conférences, proposent des consultations individuelles pour les personnes dans le besoin et participent à des évènements culturels. Nous pouvons en effet remarquer que l'essentiel de leur communication est axée autour de la valorisation culturelle. Il ne s'agit pas d'une action en soi, mais d'un état d'esprit et d'une attitude qu'elles mettent en avant. Ainsi, elles soutiennent régulièrement sur leurs réseaux sociaux des initiatives telles que des ventes de bijoux artisanaux ou encore des poèmes écrits dans une langue indigène. 88 Photo des représentantes de Zihuakalli dans l'habit traditionnel de leur communauté d'origine, 2014 © Zihuakalli A travers leur processus d’affirmation, les femmes indigènes défendent une nouvelle conception du pouvoir. A l'image de ce qu'elles souhaitent voir reproduit à l'échelle du pays, elles privilégient des méthodes participatives. En d'autres termes, leur volonté est que leurs structures soient basées sur un pouvoir “horizontal”, c'est à dire sans hiérarchie. L'idée sousjacente est de reproduire un modèle démocratique idéal dans un espace restreint. Leurs valeurs sont d'ailleurs celles du “partage”, de “l'équité”, ou encore de la “solidarité”. Pour mettre en place des dispositifs participatifs, elles affirment partager le pouvoir et développer des mécanismes de responsabilité partagée. En d'autres termes, il n'est pas question pour elles que certaines personnes accaparent le pouvoir, au détriment des autres. Même s'il s'agit de traits caractéristiques du discours de Zihuakalli, la réalité ne correspond pas forcément à cet idéal. En effet, il semble que les femmes à l'origine de la création de l'association soient aujourd'hui encore les seules dirigeantes. Les photos publiées sur les réseaux sociaux permettent de voir que les rôles en interne sont déjà distribués et qu'elles ne sont que quelques-unes à prendre la parole pour s'exprimer au nom de l'organisation. D'ailleurs, ce sont toujours les mêmes qui répondent aux demandes d'entretiens ou aux enquêtes visant à élaborer des projets de développement. Même si elles mènent des campagnes pour impliquer des nouvelles femmes dans leurs actions, il semble difficile de s'intégrer de l'extérieur. Cette structuration peut être perçue comme un obstacle car les 89 leaders partagent des expériences et des connaissances qui ne sont pas celles de la majorité des femmes indigènes de Monterrey. Ainsi, il n'est pas rare d'entendre que certaines femmes ne se sentent pas à la hauteur pour participer aux réunions. Ce sentiment de dévalorisation est un processus induit, qui tend à limiter la participation du plus grand nombre aux prises de décisions. Pour éviter ces problèmes, les organisations rurales de la localité de Tapalehui (Morelos) proposent par exemple des solutions intéressantes. En effet, elles mettent régulièrement en place des formations, accessibles à tous, pour renforcer les compétences et les connaissances de ceux qui le souhaitent. Des rotations régulières sont ainsi effectuées au niveau des leaders, de manière indifférenciée entre hommes et femmes. Ces changements permettent aux institutions de se développer dans un environnement démocratique et équitable. Les membres indiquent que ce mécanisme est un moyen de conserver l'identité de l'organisation car le “rôle des ONG de bases est de répondre aux exigences de leurs membres” (E. ZAPATA MARTELO). Bien sûr, il est possible d’observer des limites à ce procédé, par exemple pour gagner la confiance des décideurs politiques. Ces derniers apprécient en effet le fait de n'avoir que quelques interlocuteurs avec qui ils ont l'habitude de travailler. Dans tous les cas, les organisations de femmes indigènes à Monterrey partagent toutes la volonté de voir émerger une nouvelle forme de société, dont les valeurs générales correspondraient à celles qui sont au cœur de leurs associations. 2.2 - “L'infra-politique” ou “résistance au quotidien”: l'art en tant qu'outil d'affirmation et de redéfinition des identités indigènes La politique informelle est la forme dominante de politisation dans le temps et dans l'espace. Les chercheurs se focalisent pourtant davantage sur les formes traditionnelles car ces dernières répondent aux critères légitimés par le système dominant (donc de manière indirecte par ceux qui détiennent le pouvoir). Or, le langage politique n'est pas si évident car les moyens d'expression ne sont pas toujours visibles, ni directs, ni exprimés en des termes explicitement politiques. C'est la raison pour laquelle nous allons plutôt nous focaliser sur les manifestations “infra-politiques”. Ces actions peuvent être décrites comme des formes discrètes de résistance, qui ne se présentent et ne représentent pas comme telles. En raison du contexte dans lequel elles évoluent, les femmes indigènes sont plus que tout concernées par cette thématique. En effet, nous allons voir qu’elles mettent en place des formes innovantes de protestation dans la ville de Monterrey. 90 REDÉFINITION DES PRATIQUES CULTURELLES COMME OUTIL D'AFFIRMATION La prise de pouvoir au niveau culturel peut se caractériser par une redéfinition des normes et des valeurs, accompagnée par la recréation de symboles culturels (N. STROMQUIST, 1993). C'est précisément ce travail créatif que les femmes indigènes de Monterrey produisent de nos jours. Les jeunes filles nées dans l’AMM sont particulièrement concernées car elles sont davantage en proie à des doutes et à des pertes de repères identitaires. Ces femmes défendent une conception interactive et dynamique de la culture. En d'autres termes, leurs opinions est que chaque individu a le droit de faire évoluer ses pratiques culturelles au cours de sa vie (indépendamment de l'avis des autres) et que cela se produit notamment grâce au contact avec d'autres cultures. La tolérance et le respect sont des valeurs qui devraient régir les relations entre différentes cultures puisque le contact culturel est avant tout une source de richesse. Ce constat nous amène à penser que les actions des femmes indigènes de Monterrey s'insèrent dans le multiculturalisme, qui est un mouvement social contestataire apparu chez les minorités à partir des années 1980. Ce modèle a émergé dans le but de redéfinir la “valeur de la différence ethnique et/ou culturelle” (T. DIETZ, 2003). Il a été initié par divers acteurs issus de minorités, avant d'être repris au niveau des sphères institutionnelles et académiques. Tout l'intérêt de la démarche des jeunes femmes indigènes de Monterrey est qu'elles mettent la création artistique au service de leurs revendications. Ainsi, l'outil culturel devient le support pratique de la contestation. Les pratiques culturelles, grâce à leur redéfinition permanente au contact d'éléments extérieurs, répondent à un processus dynamique. “Toute culture est un fait essentiellement social” (F. ORTIZ). Cela signifie que l'identité culturelle n'est pas un élément intrinsèque de l'homme, qui apparaitrait comme tel dès sa naissance. Elle est au contraire le produit d'héritages, de transmissions familiales et de redéfinitions dans le temps. Contrairement à ce que nous pensons souvent lorsque nous nous référons aux cultures indigènes, ces dernières sont en constante évolution. La culture revêt en fait une forte capacité créative et créatrice. La ville de Monterrey est l'illustration même du modèle multiculturel car elle fait coexister dans un même lieu des individus de différentes origines. Au contact de la ville et de ses habitants, les populations indigènes sont donc exposées à des cultures nouvelles. C'est également l'une des caractéristiques du phénomène de migration: lorsque la démarche est entreprise, cela signifie que l'individu sort de sa communauté d'origine et qu'il s'ouvre ainsi à de nouveaux horizons. L'évolution est plus lente et compliquée lorsque le groupe reste refermé sur lui-même (ce qui est rarement le cas dans notre actuel contexte mondialisé). Les 91 interactions quotidiennes sont susceptibles de produire des changements identitaires. Ce processus s'effectue parfois de manière inconsciente mais il résulte aussi de choix individuels. Les individus peuvent par exemple choisir de s'adapter à leur nouvel environnement pour mieux s'y intégrer. Il faut noter que l'évolution peut aussi s'effectuer de manière douloureuse car l'arrivée à Monterrey provoque des déracinements familiaux et culturels rapides, et donc violents. Notre hypothèse, fondée sur les revendications des femmes indigènes de l'AMM, est que les cultures s'enrichissent mutuellement. Cette idée s'oppose à la théorie selon laquelle il existerait un modèle culturel dominant, qui s'imposerait petit à petit aux autres. La modernisation n'efface pas les identités et les pratiques culturelles des individus, mais elle peut cependant offrir des possibilités de changements. Comme l'affirme G. GIMENEZ, “il n'est pas vrai que la modernisation qui urbanise, industrialise et éduque chaque fois plus, favorise fatalement l'assimilation” (1994). La confrontation avec une culture dominante peut même avoir pour effet de réaffirmer une appartenance identitaire. Ainsi, loin de disparaître dans les villes, l'identité indigène tend à se recréer. Il est alors nécessaire de relativiser la dichotomie entre la culture urbaine et la culture rurale dans la ville de Monterrey car il se produit plutôt une forme d'hybridation entre les deux. En fait, les indigènes et les nonindigènes sont en contact permanent dans la ville. Cette relation, qui peut être plus ou moins conflictuelle, explique l'existence d'un processus combinant revendications identitaires ethniques et adoption des nouveaux codes urbains. Un jeune homme rencontré à la « Alameda » confirme que la rencontre entre culture urbaine et culture indigène aboutit à la recomposition de traditions. Il donne l'exemple des mariages arrangés entre familles: dans les communautés rurales, l'échange reposait sur du troc, c'est à dire par des échanges de céréales ou de bétails. Au sein de la ville, les transactions sont désormais d'ordre financier. L'une des principales revendications des femmes indigènes de Monterrey consiste à affirmer leurs droits à s'auto-définir comme elles le souhaitent. Le fait d'“être indigène” est un choix personnel, qui devrait s'effectuer en toute liberté, sans dépendre d'aucune pression sociale. Ainsi, plusieurs possibilités s'offrent à elles dans cet espace urbain. Dans un premier lieu, elles peuvent décider de conserver à l'identique les pratiques culturelles qui leur ont été transmises par les membres de leur communauté d'origine. Cette volonté explique par exemple que certaines d'entre elles refusent de remettre en cause le modèle patriarcal. D'une autre façon, elles ont le droit de conserver des traits culturels indigènes tout en assimilant des éléments de la culture urbaine. Enfin, il est possible qu'elles choisissent de s'intégrer 92 totalement à leur nouvelle vie en adoptant les normes et les coutumes dominantes dans cette société. Cette dernière option ne signifie pas forcément qu'elles rejettent leurs origines car elles peuvent toujours ressentir un sentiment de fierté à cet égard sans se reconnaître nécessairement dans leur culture d'origine. Il est donc possible d'adapter sa culture voire même de la rejeter de façon tout à fait légitime. Cette notion de liberté est même reconnue par les instances internationales. Ainsi, la Convention 169 de l'Organisation Internationale du Travail (OIT) indique qu'une personne est indigène si elle se dit indigène. En ce sens, l'identité et toutes les caractéristiques qui y sont liées sont fondées sur l'auto-désignation et le sentiment d'appartenance. Article 1-2 de la Convention 169 de l'OIT: “Le sentiment d'appartenance indigène ou tribale doit être considéré comme un critère fondamental pour déterminer les groupes auxquels s'appliquent les dispositions de la présente Convention”. Les organisations internationales font de réels efforts pour se rapprocher des réalités locales. E. Cruz en a conscience mais elle souligne aussi les dangers d'instrumentalisation et de contradiction de ces textes. Par exemple, ils affirment les droits des femmes indigènes mais ils établissent aussi des droits pour conserver la coutume et la tradition. Dans ce cas, comment réussir à prendre suffisamment de recul, sans juger sur la base de prismes et de représentations occidentales ? Nous pouvons par exemple prendre le cas d'un couple où la femme souhaite son indépendance alors que l'homme marque son désaccord en raison des coutumes de sa communauté d'origine. Il peut sembler difficile de condamner le souhait de l'un ou de l'autre, car les deux semblent légitimes, pour des motifs différents. Le choix et la liberté deviennent alors des critères centraux de décision : dans ce cas, l'homme ne peut pas décider pour sa femme. Si les individus abandonnent leur langue natale ou refusent de l'apprendre à leurs enfants, il peut s'agir d'une volonté, et non nécessairement d’un choix fondé sur la crainte du jugement extérieur. Pour permettre la prise de décisions de manière indépendante, il est donc nécessaire que membres de la société soient ouverts aux autres et cessent de porter des jugements de valeur basés sur des stéréotypes. L’approche des femmes indigènes de Monterrey est particulièrement innovante car elle défend leur droit à évoluer par le biais de l'outil artistique. La danse en est un exemple marquant. Lors de l'évènement “rencontre interculturelle: jeunesse indigène, production symbolique et projets interdisciplinaires” réalisé le 31 Juillet 2014 à Monterrey, nous avons 93 pu assister à la démonstration d'un groupe de danse très atypique. Ces jeunes danseuses proposent un nouvel style artistique qui combine des gestes typiques de leurs danses traditionnelles avec des inspirations urbaines. Elles affirment avoir créée cette danse en pensant à la manière dont elles se représentaient. Celle qui prend la parole à la fin de la démonstration explique que c'est comme cela qu'elles sont et qu'elles souhaitent être perçus par les autres. Le caractère interculturel de leurs danses favorise d’ailleurs l’implication de femmes aux origines et aux profils très divers. Il s'agit d'une expression culturelle qui revêt une signification (comme c’est souvent le cas) puisqu'elles manifestent par ce biais leur volonté de s'intégrer à partir de leur propre culture. Au cours de la discussion qui a suivi la prestation, une chercheuse souligne le paradoxe selon lequel certaines indigènes “paraissent plus urbaines qu'indigènes”. Mais, dans ce cas, que signifie “être indigène” ? Est-ce qu'il s'agit d'une identité figée dans le temps et forcément condamnée à être ancrée dans son caractère traditionnel ? Contrairement à ce que nous pouvons penser au premier abord, les cultures indigènes sont en constante évolution et peuvent être très différentes en fonction des générations. Ce qui change, c'est que les changements sont aujourd'hui plus rapides car ils se déroulent dans un contexte mondialisé. Ce n'est pas parce qu'une femme ne porte pas de tresse ni de vêtement coloré qu'elle ne se sent pas indigène et ce n'est pas non plus parce qu'elle refuse de pratiquer la danse de sa communauté d'origine qu'elle a forcément honte de ses origines. En réalité, la culture est le reflet de l'identité, et l'identité correspond à la manière dont une personne se perçoit au fil du temps et des espaces dans lesquels elle évolue. Article 27 du Pacte International des Droits Civils et Politiques: “dans les Etats où existent des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, il ne faut pas nier (...) le droit (...) à choisir sa propre vie culturelle, à pratiquer sa religion et à utiliser sa langue.” ÉVOLUTION DES REPRÉSENTATIONS: DE LA FOLKLORISATION À LA VALORISATION L'autre est valide et légitime quand il montre et pratique sa culture. Trop longtemps stigmatisées et exclues en raison de leurs marqueurs identitaires culturels, les femmes indigènes de Monterrey vivent actuellement une période de résistance. Elles ne se placent pas dans une position de confrontation ni de rejet vis-à-vis des autres mais proposent au contraire de modifier les structures et les mentalités afin de favoriser l'interaction. Au sujet de l'affirmation identitaire, deux données interdépendantes sont à prendre en compte dans une dimension: les ressentis personnels et les comportements d'autrui. Si les crises identitaires sont plus importantes de nos jours, c'est en grande partie en raison de la 94 dévalorisation culturelle ambiante. Pour toutes les raisons évoquées précédemment, et en particulier celle de la volonté de projeter une image “uniforme et positive” à l'international, Monterrey a cherché à appuyer la domination d'une certaine culture sur toutes les autres. Ce modèle a contribué à des remises en question et à des abandons, sans que cela ne soit nécessairement le fruit d'une décision personnelle. Or, les organisations indigènes, et en particulier celles qui réunissent des femmes, mènent un travail de long terme pour revaloriser les cultures indigènes. Ces efforts sont effectués de manière conjointe et réciproque. Cela signifie que les projets incluent toutes les personnes, sans distinction d'origine ni d'ethnie. Il est possible de déceler de très nombreuses initiatives en ce sens. L'association “Tierra de Artistas” est particulièrement symbolique car son objet premier est d'inciter les enfants à exprimer ce qu'ils sont et la façon dont ils se perçoivent à travers la photographie et l'art en général. Cette méthode est tout à fait adaptée au contexte car elle permet aux jeunes de s'exprimer de manière plus libre et de supprimer les frontières symboliques qui les empêchent d'interagir avec les autres. Avec l’expression artistique, il n'est pas nécessaire de donner des mots aux sentiments et il n'est d'ailleurs pas non plus obligatoire de partager des codes ou valeurs identiques. Tous les samedis, l'association organise des ateliers dans les colonies pour partager avec les enfants des activités de théâtre, de danse ou encore de photographie. L'intérêt est de mettre en place une expérience commune, en démontrant le caractère universel de l'art. L'un des défis qu'il reste encore à relever est la possibilité d'impliquer tous les enfants, car il est parfois difficile de les réunir dans des lieux qui soient accessibles à tous. La méthodologie est aujourd'hui appliquée par d'autres associations, comme c'est le cas de Zihuame ou Zihuakalli. Mural réalisé par un enfant d'une colonie de Monterrey ©TierradeArtistas 95 Expression culturelle libre sur le thème "ce que je ressens" ©TierradeArtistas Les dessins des enfants permettent aussi de déclencher des discussions avec les parents ou l'entourage de manière générale. Ce dialogue est essentiel pour l'affirmation identitaire. Invitations des enfants et de leurs parents aux expositions de dessins ©TierradeArtistas L'autre volet de l'action de “Tierra de Artistas” est de donner la parole aux communautés indigènes évoluant dans un espace rural. Nous pouvons par exemple citer la vidéo “Les yeux de l'Amazonie” (voir affiche de l’évènement en annexe 4) où des petites filles et des petits garçons montrent leur vie quotidienne, expliquent leurs besoins et manifestent leurs inquiétudes à travers la photographie Les dernières grandes expositions ont été celles de “Mirada a mi pais” (voir affiche de l’évènement en annexe 5). et “Los ojos de Nayar”, qui proposent également l'usage des masques comme support d'expression. L'avantage de 96 l'association est qu'elle communique beaucoup sur ses évènements et que les vidéos sont largement diffusées dans la ville, en particulier grâce à la mise en place de nombreux partenariats institutionnels. Ces actions sont très valorisées car elles ouvrent un nouvel horizon de connaissances et interpellent directement le spectateur. Il est alors possible de comprendre les conditions de vie très difficiles et les “envies d'ailleurs” de ces enfants qui ont conscience des opportunités qui existent à l'extérieur de leur communauté. Pourtant, leurs photos témoignent en même temps de l'amour qu'ils portent à la nature et à leur lieu d'origine. Cette contradiction fait naître des sentiments partagés et permet de mieux comprendre le vécu des migrants lorsqu'ils arrivent dans la ville. Les vidéos établissent finalement des “ponts” entre la culture urbaine et la culture rurale, les rendant l'une et l'autre moins distantes. Au travers de leurs discours et de leurs actes, les femmes indigènes de Monterrey valorisent la cohabitation interculturelle. La réussite de la coexistence dépend en fait des efforts réalisés par l'ensemble des membres de la société pour s'ouvrir aux autres. Les individus sont aujourd'hui soumis à des jugements permanents, ce qui tend à cristalliser des autoévaluations fondées sur l'opinion des autres. A ce propos, il est intéressant de revenir plus précisément sur les propositions des organisations féminines sur la thématique de l'éducation bilingue. S. DURIN a produit une étude en 2007 sur l'évolution de l'éducation indigène interculturelle dans la ville. Sur la base des réformes étatiques engagées depuis quelques décennies, les autorités municipales de Monterrey ont décidé d'expérimenter ces nouveaux modèles éducatifs à l'échelle de la ville. Elles ont donc soutenu la mise en place des EBB dans les écoles primaires accueillant des élèves indigènes, notamment migrants. Cette méthodologie est un premier pas important vers l'interculturalité dans le sens où elle témoigne d'un effort pour prendre en compte les difficultés rencontrées par les jeunes élèves. Or, le problème est que même lorsqu'ils comprennent les cours, ils subissent les critiques quotidiennes des professeurs et des camarades (sur leur accent par exemple). Les enfants sont particulièrement sensibles à ces attitudes et ils ont tendance à se dévaloriser : ils se “lisent en négatif” (BERTELY, 1998). Il est donc essentiel de sensibiliser le personnel éducatif à ces sujets. Si les femmes indigènes de Monterrey soulignent ces avancées encourageantes, elles proposent également un autre modèle d'éducation bilingue. En effet, dans le système actuel, l'objectif est d'intégrer les élèves indigènes en les amenant petit à petit vers la compréhension de l'espagnol. Ainsi, ils peuvent avoir accès à des cours dans les deux langues les deux premières années, mais seulement pour qu'ils puissent suffisamment maîtriser l'espagnol 97 pour s’intégrer dans les cours « classiques » par la suite. Dans ce cas, nous pouvons affirmer que l'école reproduit les idéologies dominantes dans le sens où elle maintient le prestige de la langue espagnole. Ce rapport de domination entre les langues pourrait paraître anodin mais il est en réalité le reflet de la domination d'un modèle culturel sur les autres. Or, il serait plus intéressant de proposer une interaction entre les deux cultures, en impliquant l'ensemble des élèves. Comme l'indique MOLINA, “une éducation véritablement interculturelle ne peut pas être dirigée vers des groupes qui sont discriminés, mais plutôt à l'ensemble des habitants de la société qui est immergé dans la relation interculturelle (comme c'est le cas à Monterrey)”. Dans ce cas, le rôle des professeurs est primordial car ils sont les seuls à pouvoir valoriser la cohabitation des personnes aux cultures diverses. Dans ce sens, de nombreuses organisations féminines développent des partenariats avec les écoles pour mettre en place des concours nationaux de narration, dans des langues locales. Initialement, ils étaient réservés (plus par autocensure que par réglementation) aux jeunes indigènes. Il est néanmoins possible d'observer aujourd'hui que des élèves aux profils très divers osent s'y présenter. Cet engagement témoigne peut-être d'une forme de revalorisation et de revitalisation linguistique. Il faut d’ailleurs rappeler que les cultures indigènes constituent la richesse culturelle et historique du Mexique et c'est à ce titre que l'intervention des autorités publiques est justifiée. Narration en Tenek, Zihuame Mochilla Finalement, il est important d’analyser le mouvement social indigène dans une perspective de genre car les femmes sont à l’origine d’actions collectives singulières à Monterrey. Leurs innovations en matière de répertoires d’actions ainsi que leurs motivations sont déterminantes pour expliquer la vitalité actuelle du mouvement social indigène dans l’AMM. 98 CONCLUSION L’intérêt de notre étude consistait à appréhender la signification de l’indianité dans un espace urbain. Nous avons privilégié une perspective géographique pour étudier les trajectoires politiques, sociales et culturelles des populations indigènes car le lieu, et ses caractéristiques, joue un rôle dans la construction identitaire des individus. Monterrey est une ville industrialisée et mondialisée qui se situe dans un endroit semi-désertique au Nord de Monterrey, ce qui en fait à première vue un terrain hostile pour les indigènes. D’ailleurs, ces derniers n’existent aux yeux des autres qu’à travers leurs traditions et leur ancrage rural, ce qui remet directement en cause leur légitimité à s’installer et à exister dans des endroits urbains. Ce sont les principales raisons pour lesquelles ils subissent discrimination et rejet dès qu’ils décident de quitter leur communauté d’origine. Pourtant, la réalité va à l’encontre des clichés : depuis les années 1970, les populations indigènes font partie intégrante de la ville et participent d’ailleurs à son dynamisme économique. Alors qu’il serait tentant de croire que l’AMM détruit les identités ethniques et force à l’assimilation, notre étude révèle que cet ancrage urbain provoque des conséquences très inattendues puisqu’il cristallise les frustrations, éveille les consciences et détermine finalement les modalités de la résistance collective. La ville de Monterrey favorise l’émancipation des individus qui se trouvent dans des conditions de domination justifiées par leur appartenance ethnique et/ou leur identité de genre. En effet, l’intensification des échanges et des relations avec l’extérieur, qui correspondent typiquement aux principales caractéristiques de la mondialisation, offre des conditions favorables à l’émergence d’un mouvement social d’empowerment. Les conclusions de notre analyse nous amènent à relativiser la dichotomie trop souvent effectuée entre le rural et l’urbain puisque les individus sont capables de composer avec les différents aspects de ces lieux en se façonnant une identité qui repose sur la multiculturalité. En nous focalisant sur les initiatives individuelles et collectives des individus, nous avons choisis de nous placer du point de vue des acteurs du changement. La vision subjective que nous avons adoptée permet de donner la parole aux principaux concernés, dans le but de mieux comprendre leurs besoins et de mieux cerner leurs aspirations. En ce sens, notre analyse insiste sur le mouvement indigène dans une perspective de genre puisque les femmes ont des revendications particulières et développe des répertoires tactiques spécifiques. Trop souvent, les projets de développement oublient de valoriser les compétences locales et les 99 avis des bénéficiaires. Notre étude a démontré que cette méthodologie d’action a un impact négatif sur le terrain car elle provoque incompréhension et sentiment d’injustice. Or, chaque individu est capable de s’exprimer à partir de son propre génie, de son histoire personnelle et de son expérience. Le fait de nier l’importance des opinions des plus vulnérables dans l’espace public revient à nier la valeur de l’existence de ces derniers. Il est indéniable que la situation d’inégalité profonde vécue par les populations indigènes de Monterrey nous encourage à avoir une vision critique des modes d’action des autorités étatiques en ce qui concerne la protection des individus en situation de détresse et de misère. Pour autant, nous pouvons remarquer que la multiplication des initiatives citoyennes stimule les avancées positives dans ce domaine. En effet, lorsque les forces du plaidoyer international et des luttes locales convergent, les populations indigènes se retrouvent à nouveau au cœur des interventions. L’un des aspects les plus intéressants de ce mouvement social indigène de Monterrey est qu’il est adapté au contexte dans lequel il se déroule. En d’autres termes, dans un espace mondialisé et privilégiant un paradigme libéral, il semble pertinent de faire appel à l’influence d’acteurs extérieurs et de politiser les actions en défendant les avantages d’un modèle offrant un degré de protection supplémentaire pour les plus vulnérables. Le droit au développement, entendu au sens de la mise en place de projets mis en place pour améliorer la situation économique, sociale et culturelle des individus dans le besoin, est au centre des revendications indigènes. C’est d’ailleurs une thématique qui s’applique à la fois pour les populations urbaines et aussi pour les populations rurales. Or, il est essentiel d’admettre aujourd’hui que ces améliorations passeront nécessairement par des changements structurels, et notamment par une modification des structures de pensées. En effet, en arrivant à Monterrey pour la première fois, l’importance des apparences et des jugements superficiels interpelle. La majorité des individus est ainsi cantonnée à des rôles et des existences qui dépendent de leurs couleurs de peau, de leurs origines sociales ou encore de leurs appartenances culturelles. De fait, même si les autorités publiques doivent impérativement assumer leurs responsabilités dans la protection des populations, l’amélioration du bien-être commun dépend de l’évolution des représentations. Ce cheminement de pensées passe par le développement d’un système éducatif de qualité et accessible à tous. L’une des solutions pour aboutir à une société plus harmonieuse consiste donc à privilégier un modèle d’éducation plus égalitaire et interculturel car « la liberté commence où l’ignorance finit » [V. HUGO]. 100 BIBLIOGRAPHIE Références bibliographiques: ACHARYA KUMAR Arun; CERVANTES NIŇO José Juan; PINEDA Maria del Carmen; GALLEGOS Idalia Irasema; MOLINA Miriam Carolina, 2010. "Migrantes indígenas en la zona metropolitana de Monterrey y los procesos de adaptación". Revista de antropologia experimental, n°10, texto 21:379-394. http://revista.ujaen.es/rae BARTHOLOME M, 2004. « Gente de costumbre, gente de razón. Las identidades étnicas en México », México, Siglo XXI editores BAUTISTA, Judith, 2008. “El racismo en el desarrollo profesional y académico de las mujeres indígenas”. En Aquí Estamos, n° 9, Programa Internacional de Becas de Posgrado de la Fundación Ford, CIESAS, México, pp.11-25. BATLIWALA Srilatha, « El significado del empoderamiento de las mujeres : nuevos conceptos desde la accion ». En Magdalena Leon, T/M Editores, Santa Fe de Bogota, 1997. pp. 187 -211. DELGADO, Manuel, 2007, Sociedades movedizas. Pasos hacia una antropología de las calles, Barcelona, Anagrama. 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"National Survey of Discrimination", Mexico City: ENADIS. 102 Sites internet : – Site officiel « Zihuame Mochilla »: http://www.zihuame.org.mx/ – Réseaux sociaux : pages officielles des associations « Zihuame Mochilla » ; « AEPI » ; « Zihuakalli » et « Tierra de Artistas » – L'Institut National de Statistiques et de Géographie (INEGI): http://www3.inegi.org.mx/ Entretiens réalisés: - CRUZ Esther, coordinatrice thématique de l'association "Zihuakalli", Monterrey. - GARZA ROMAN Gisela Anahi, coordinatrice du desk "Jeunesse indigène", pour l'association "Zihuame Mochilla", Monterrey. - ALEJANDRO Manuel, membre de l'association "AEPI" (Asociación Estudiantil Por los Pueblos Indígenas Del ITESM), Monterrey. - GARZA RODRÍGUEZ Wendolín, anthropologue spécialiste des questions d'intégration communautaire, à la suite de sa participation au débat "Rencontre interculturelle: jeunesse indigène, production symbolique et projets interdisciplinaires". 31 Juillet 2014. 103 LISTE DES ANNEXES I - Brochures des évènements organisés autour de la thématique indigène lors de l’enquête de terrain : ANNEXE 1 : Affiche de la « Rencontre interculturelle : jeunesse indigène, production symbolique et projets interdisciplinaires » organisée par CONARTE. 31 Juillet 2014. ANNEXE 2 : Affiche de la « Rencontre culturelle et de services pour la défense des droits humains des personnes et des peuples indigènes » organisée par la CDI. 10 Août 2014. ANNEXE 3 : Affiche des évènements culturels et conférences pour le « 10ème congrès pour les peuples indigènes », organisé par l’AEPI du 26 au 28 Aout 2014. ANNEXE 4 : Affiche de l’exposition photographique et projection documentaire « Los Ojos del Amazonas ». Association Tierra de Artistas. 2014. ANNEXE 5 : Affiche de l’exposition photographique « Una mirada a mi pais », Vision de los niños de San Gilberto, Santa Catarina. Association Tierra de Artistas. 2014. II – Grille d’entretien ANNEXE 6 : Questions systématiquement posées lors des entretiens semi-directifs réalisés dans les associations de la ville III – Exemple d’un compte rendu d’évènement ANNEXE 7 : Journée internationale des indigènes, organisée à Monterrey le 09 Août 2014 IV – Exemple d’une retranscription d’entretien ANNEXE 8 – Retranscription de l’entretien avec Esther Cruz, coordinatrice de l’association Zihuakalli, le 23 juillet 2014 104 ANNEXE 1 : Affiche de la « Rencontre interculturelle : jeunesse indigène, production symbolique et projets interdisciplinaires » organisée par CONARTE. 31 Juillet 2014. 105 ANNEXE 2 : Affiche de la « Rencontre culturelle et de services pour la défense des droits humains des personnes et des peuples indigènes » organisée par la CDI. 10 Août 2014. 106 ANNEXE 3 : Affiche sur les évènements culturels et conférences pour le « 10ème congrès pour les peuples indigènes », organisé par l’AEPI du 26 au 28 Aout 2014. 107 ANNEXE 4 : Affiche de l’exposition photographique et projection documentaire « Los Ojos del Amazonas ». Association Tierra de Artistas. 2014. 108 ANNEXE 5 : Affiche de l’exposition photographique « Una mirada a mi pais », Vision de los niños de San Gilberto, Santa Catarina. Association Tierra de Artistas. 2014. 109 II – Grille d’entretien ANNEXE 6 : Questions systématiquement posées lors des entretiens semi-directifs réalisés dans les associations de la ville Pour les raisons évoquées dans l’introduction, les entretiens ont été réalisés sans support écrit ni enregistreur vocal, pour éviter d’introduire des interférences physiques. Des questions étaient cependant élaborées en amont des entretiens pour constituer le fil directeur de la discussion. Elles ont été posées de manière similaire pour toutes les associations. Les autres questions ont été choisies au fur et à mesure de l’entretien. - Que signifie “Zihuakalli” (nom de l’association) ? Quelle est sa date de création ? Dans quelles circonstances (appel à projet, dons privés, autres) ? - Quelle est la raison d’être de l’association ? Ses objectifs principaux ? - Pour quelles raisons le bureau se trouve-t-il à côté de la place Alameda ? Quelle est la signification symbolique de ce lieu pour les indigènes de Monterrey ? - Quelles sont les activités principales de l’association ? - Les membres de l’association sont-ils majoritairement des bénévoles ou des salariés ? - D’où provient la majorité des fonds de votre association ? - Quelles sont les relations institutionnelles et humaines que vous entretenez avec les autres associations pro-indigènes de la ville ? - Estimez-vous que vos actions soient visibles au niveau du grand public ? - En général, comment s’identifient les jeunes indigènes ? Se sentent-ils appartenir d’avantage à la communauté de leurs parents ou à la ville où ils vivent ? - Selon vous, quelles sont les conséquences de la féminisation des flux migratoires depuis les années 1990 ? - Que pensez-vous des conditions de vie et de travail des femmes, et des indigènes, dans la ville de Monterrey ? - Selon vous, comment se sentent les indigènes dans la ville de Monterrey ? - Ressentez-vous un soutien de la part de la majorité de la population de Monterrey ? Et de la part des autorités ? 110 III – Exemple d’un compte rendu d’évènement ANNEXE 7 : Journée internationale des indigènes, organisée à Monterrey le 09 Août 2014 La « 2a Feria Cultural y de Servicios por los Derechos Humanos de la Población Indígena » est organisée à la Alameda. En comparaison avec mes précédentes visites en semaines, il y a nettement plus de monde. Cela s’explique sans doute par le fait que le dimanche est le jour de repos traditionnel, notamment pour les employées domestiques. Considérant qu’il s’agit de la profession la plus fréquemment occupée par les femmes indigènes, leur présente est notable ce jour-ci. Je note également une présence majeure de jeunes gens, souvent venus en couple pour se promener et se reposer. Le lieu est vivant. Il s’en dégage une agitation ambiante, sans doute due aux incessants va et vient des personnes qui se connaissent et se reconnaissent. Il s’agit d’un lieu de socialisation pour une population majoritairement indigène. Au centre de la place, des stands sont installés sous des chapiteaux. Le but est de donner plus de visibilité aux associations civiles ainsi qu’aux programmes de promotion et défense des droits des indigènes. Ainsi, je peux noter la présence de la CDI ; de l’AEPI ; de la SEP (pour l’éducation) ; d’ENLACE POTOSINO, etc. A leurs côtés, se trouvent également des stands d’artisanat, même s’ils restent peu nombreux. A mon grand étonnement, je croise également la représentation d’une agence d’employées domestiques35. Sans doute en raison de ma couleur de peau, elles se précipitent vers moi pour me donner un prospectus, vantant le sérieux et la confiance de leurs employées. Même si les agences ne riment pas toujours avec exploitation, j’estime qu’il ne s’agit pas non plus d’une manière de promouvoir les droits des indigènes. Les associations proposent gratuitement des prospectus ou des livres. Le thème principal est l’éducation bilingue, avec au moins 3 associations présentes pour aborder cette thématique. De manière générale, les discours portent sur la nécessité et le droit d’associer la langue indigène à un sentiment de fierté. Les membres associatifs m’explique que la langue est clairement représentative de l’identité indigène, elle en est également la manifestation extérieure. En d’autres termes, la langue établit le contact avec autrui. Elle représente donc une façon de se présenter face à l’autre, en assumant ou pas sa spécificité. Cette idée est omniprésente au cours de l’enregistrement du programme radio « Desde lejos nos saludamos ». L’évènement est organisé par Enlace Potosino et « la Red comunitaria « Empleadas domésticas Veronic’s & Kely’s » - 19 años de Experiencia, Confianza, Quedada, Salida, Fin de Semana. 35 111 Huas-Tequio ». Il s’agit du 2ème programme enregistré en l’espace de deux semaines. Le but principal est de permettre aux habitants de Monterrey de passer des messages à leurs familles, dans la Huasteca. Comme Laura Castillo, habitante de Monterrey, la majorité des messages dégagent un sentiment de fierté du fait de parler une langue indigène. Selon elle, le fait de conserver sa culture nécessite un effort, car il est plus facile et tentant de l’abandonner pour s’intégrer pleinement à la société urbaine. Ce discours est intéressant car il est contraire aux arguments donnés dans les discours discriminants, qui ont tendance à critiquer les indigènes qui refusent de s’intégrer. Les animateurs comme les intervenants mélangent l’espagnol et la langue indigène. Il s’agit de montrer que culture urbaine et culture indigène peuvent cohabiter en harmonie, et que la conservation de l’une n’empêche pas la conservation de l’autre. En d’autres termes, ils insistent sur la notion de multiculturalité. Le programme est clairement adapté à l’espace urbain et adapté aux populations indigènes. La parole est donnée à certains représentants de commissions ou d’associations (comme la CDI), et il y a également des groupes de musique. Dans les stands, peu de personnes sont réellement intéressées sur le moment. Par contre, l’enregistrement de la radio attire beaucoup d’individus. Ils s’intéressent, écoutent, hochent la tête, applaudissent et chantent lorsque l’occasion se présente. 112 IV – Exemple d’une retranscription d’entretien ANNEXE 8 – Retranscription de l’entretien avec Esther Cruz, coordinatrice de l’association Zihuakalli le 23 juillet 2014 Etant donné que l’entretien n’était pas enregistré, la retranscription correspond aux ressentis et aux souvenirs directement couchés sur papier à l’issu de l’entretien. Il s’agit donc d’une retranscription la plus fidèle de la conversation, sans qu’il ne s’agisse des mots réellement utilisés. DEROULEMENT DE L’ENTRETIEN Le rendez-vous a été pris par mail, suite à une suggestion de Séverine DURIN. Le bureau se situe à côté de la place de la « Alameda ». La porte est fermée à clefs et protégée par une grille. Au début, la conversation est difficile. Esther répond à mes questions par des réponses brèves, monosyllabiques et qui correspondent au discours général sur la problématique des indigènes dans la ville. Elle ne fait qu’évoquer les données générales et les statistiques. Cette retenue peut s’expliquer par mon statut d’étrangère, qui l’encourage à s’adapter à mes attentes. La confiance est difficile à installer. Je décide donc de ne pas prendre de notes durant l’entretien, dans le but de ne pas créer une frontière – physique – supplémentaire. La discussion évolue progressivement. Cela peut s’expliquer par mon contact avec Séverine DURIN (qui les a concrètement aidées), à notre âge similaire et/ou à notre statut commun de femmes. Au fur et à mesure, Esther s’exprime plus précisément sur le travail de l’association et lie même la problématique avec son expérience personnelle. L’entretien durera 1h20. PRESENTATION DE L’ASSOCIATION, FONCTIONNEMENT INSTITUTIONNEL “Zihuakalli” est une association civile (A.C) qui signifie « casa de la mujer indigena » en nahuatl. Elle a été créée suite à un appel à projet de la CDI, en 2005 36. L’appel à projet 36 Comision Nacional para el Desarrollo de los Pueblos Indigenas. Organisme décentralisé de l’Administration Publique Générale. Personalité juridique, patrimoine propre et autonomie opérationnelle, technique, financière et administrative. Son siège se trouve dans le District Fédéral, capitale du Mexique. 113 s’inscrit dans un programme de « droits indigènes » et spécifiquement d’appui aux droits à l’égalité de genre (annexe 3A). L’aide est essentiellement financière et se divise en trois phases. Elle est accordée à la condition de respecter strictement les recommandations du « Guia de Operacion y Procedimiento » sur : - Méthode de travail - Population - Résultats espérés - Respecter le Programme des Droits Indigènes Le processus administratif est long et difficile à accomplir. C’est la raison pour laquelle la présidente de l’Association « Zihuame Mochilla » (Carmen) propose son aide aux jeunes filles qui veulent monter le projet. Les liens sont étroits car Esther a bénéficié d’une bourse d’étude par le biais de l’association. Cette aide va finalement déboucher sur un conflit car les relations sont d’ordres hiérarchiques et que la passation va s’effectuer difficilement. En effet, une fois que la présidente a reçu l’argent (environ 2000 pesos), le projet devient celui de « Zihuame Mochilla » (appropriation du projet). Les bénévoles ressentent de la trahison, de la tristesse et cela renforce leur manque de confiance. Elles ont l’impression que Carmen pense qu’elles ne sont pas capables de gérer le projet et refuse de leur déléguer les responsabilités. Les relations s’enveniment car les jeunes filles de Zihuakalli continuent à défendre leur droit à diriger le projet. Cela débouche sur une rupture organisationnelle et relationnelle. Esther souligne la tendance des organisations à manipuler la thématique indigène pour recevoir des aides financières. Aujourd’hui, l’association est dirigée par des femmes d’origine indigène (de la 1ère ou 2ème génération). Les ressources financières proviennent majoritairement du CDI, mais aussi d’autres organisations civiles. Ils furent contactés par une Eglise évangélique pour la construction de la maison de femmes. Mais les responsables refusèrent par crainte d’un message idéologique trop marqué. Il faut noter la motivation, ainsi que la volonté d’indépendance et de liberté. Elles bénéficient également de l’appui d’universitaires anthropologues, comme Séverine http://www.cdi.gob.mx/index.php?option=com_content&view=article&id=3094&Itemid=1 114 DURIN. Cela leur a permis de modifier leur méthodologie de travail. De façon générale, l’appui provient d’organisations civiles et d’universitaires, car il n’y a aucune confiance envers les « politiques ». La raison est que les décisions prises au niveau gouvernemental ou fédéral sont inadaptées et déconnectées de la réalité 37 . Cette critique s’applique aux programmes pour les indigènes des campagnes comme des villes. La confiance est également inexistante auprès des forces de police. La corruption est très présente et les policiers défendent les plus fortunés et/ou ceux qui ont le plus de pouvoir. Exemple de la jeune fille séquestrée par sa patronne. Société mexicaine, caractéristiques et spécificités. Utilisation du mot “esclave”. ACTIVITES DE L’ASSOCIATION L’objectif central est de sensibiliser les femmes aux violences intrafamiliales et aux questions sexuelles. Par exemple, sur le droit à prendre du plaisir lors de l’acte sexuel, connaissance de son corps, contraception. La méthodologie est la réalisation d’activités/réunions dans les colonies indigènes de l’AMM. Le travail est divisé en étapes et s’organise sur le long terme. Les principales difficultés sont le manque de confiance des populations et la capacité à réunir l’ensemble de la population. Pour l’instant, seules les femmes participent aux réunions. Pourquoi les hommes n’y assistent pas ? Le projet est réalisé pour s’adresser à une population féminine. Dans certains cas, ils sont absents des colonies (travail) ou refusent d’y assister. Un projet est actuellement en cours de réaliser pour la sensibilisation auprès des enfants et adolescents (des deux sexes), c’est-à-dire de la seconde génération. Les femmes et les hommes indigènes ignorent souvent leurs (au niveau local, national et international). Pour le travail, ils ne demandent pas de contrat de travail (par ignorance ou par crainte). De fait, ils n’ont aucun droits ni aucune garanties. C’est par exemple le cas pour la durée du travail : les employées domestiques doivent être disponibles 24h/24, aucun temps de repos n’est défini clairement. Il s’agit d’une forme d’abus de la part des classes élevées, qui est d’autant plus présent dans la ville de Monterrey (différenciation sociale et 37 Référence à la « cruzada contra el hambre » qui propose de donner des packs alimentaires aux populations indigènes. La critique provient de la capacité des populations à produire leur nourriture et du fait que cette solution n’est dans tous les cas pas durable. Egalement le cas pour les centres de santé, où se développent des pratiques occidentales avec le risque de perdre les méthodes traditionnelles, dévalorisées (comme les plantes). La santé devient un bien marchand et créée à nouveau une dépendance vis-à-vis de l’extérieur. 115 discrimination). Pour faire évoluer la situation, il est nécessaire de créer une dynamique commune car les employés doivent exiger les mêmes droits pour qu’ils soient respectés. Si l’un d’entre eux n’exige pas le respect de ses droits, l’employeur en profite et les autres ne peuvent pas s’affirmer. L’association organise un travail de sensibilisation, rendu difficile par l’ancrage dans la normalité de cette coutume. LA PROBLEMATIQUE INDIGENE DANS LA VILLE DE MONTERREY Au niveau de l’organisation spatiale de la ville, les communautés indigènes sont très variées et dispersées (suite à une décision du maire de disperser les indigènes venus s’installer dans le Rio de la Silla). Cela rend difficile l’implantation de politiques adaptées, car il ne s’agit ni des mêmes cultures, ni des mêmes problématiques. Pourtant, le regroupement des communautés permet de développer un sentiment de familiarité et de sécurité. C’est la raison pour laquelle les indigènes, lors de leur arrivée en ville, reproduisent les habitats de leurs communautés d’origine. La dimension communautaire est très importante pour les populations indigènes mais elle est très peu présente à Monterrey (plus que dans d’autres villes). C’est ce qui explique les crises identitaires et les difficultés d’intégration. En plus, cela freine la possibilité de développer un discours politique commun et uniforme, unique condition pour que celui-ci ait un poids et une visibilité (notamment dans le contexte global). Cette problématique spatiale explique donc en partie l’invisibilité des indigènes dans la politique. Beaucoup de politiques ne sont pas adaptées dans leur application, en raison du poids des représentations. Par exemple, on demande aux femmes indigènes de se laver et de revenir le lendemain, dans les centres de santé. Cette attitude, discriminante, est en relation directe avec la couleur de la peau. Symbole historique de la « ALAMEDA »: A l’origine, ce lieu de réunion a été choisi par facilité. Il s’agissait d’un lieu très prisées par les riches familles de la ville (ancien zoo), que les indigènes employées domestiques connaissaient donc toutes. Aujourd’hui, beaucoup d’événements et de rencontres y sont organisés. 116 Le plus souvent, les communautés indigènes sont installées de façon définitive dans les villes. Leur lien avec les communautés d’origine sont limités, en raison de la distance et du manque de moyens financiers. Exemple d’Esther, qui a migré avec ses parents à l’âge de 5 ans. Il leur était impossible de revenir à Oaxaca car ils n’avaient même pas les moyens de vivre dignement dans la ville (difficultés pour se loger, se nourrir et aller à l’école). En plus, ses parents ont été exilés de la ville car son père n’a pas effectué son activité au service de la communauté deux années en suivant. Esther souhaiterait pourtant revenir dans sa communauté d’origine, dont elle garde beaux souvenirs. Elle se sent appartenir à celle-ci et envisage d’y développer un projet de développement durable une fois qu’elle aura fini ses études. Il s’agit d’un projet de couple, mais elle ne veut pas vraiment revenir dans la communauté de son père car elle sera toujours considérée comme « la fille de ». L’impact des coutumes et traditions d’origine sont donc permanents, même si les contacts sont rares. On peut aussi souligner la rupture avec les anciennes générations. Les indigènes ont le droit d’évoluer, ils ne doivent pas être emprisonnés dans leurs coutumes et traditions. Plus encore, ils ne doivent pas devoir correspondre à ce que l’on attend d’eux. Les politiques ne doivent pas obliger, sinon conseiller et guider les populations vers leurs libertés, le droit de choisir leur culture et leur identité. Il s’agit de l’idéologie de l’association. Pour les femmes battues par exemple, il est très difficile pour elles de fuir. Parfois elles le font et puis reviennent, pour des raisons autant financières, que culturelles et/ou matérielles (les femmes de ménages ne peuvent pas garder leurs enfants avec elles dans tous les cas). C’est la raison pour laquelle l’égalité de genre est rendue difficile. Les textes de l’OIT eux-mêmes peuvent être instrumentalisés et contradictoires. Ils donnent des droits aux femmes indigènes. Mais ils donnent aussi des droits pour conserver la coutume et la tradition. L’équilibre est difficile à trouver. Comment réussir à ne pas juger ? A déterminer le bon du mauvais, sans être dépendants de prismes et représentations occidentales ? Ces textes et politiques sont réalisés à partir d’influences extérieures, ce qui les éloigne de la réalité locale. C’est d’autant plus le cas au Mexique, en raison de la proximité avec les EU. 117 D’une manière ou d’une autre, la culture indigène entre en contact avec la culture urbaine et globale. Cette rencontre aboutit à la recomposition des traditions. Dans les villes, la rencontre est plus rapide et plus brutale, les conséquences sont donc également plus visibles. Afin de s’intégrer plus rapidement à la culture urbaine, ils abandonnent leurs traditions (comme le mariage arrangé) et tentent de s’adapter à ce que l’on attend d’eux (abandon de leur langue natale). Alors que l’on pourrait penser que la liberté d’expression est plus importante dans les villes, on se rend compte qu’elle est très limitée. Les indigènes eux-mêmes perdent conscience de leurs réelles envies et attentes, ce qui les rend plus fragiles dans l’élaboration d’une politique commune. Esther s’est rendue à une conférence nationale de jeunes indigènes, dans le DF, Vendredi 18 Juillet. Rencontre avec un jeune homme qui défendait la coutume de vérifier la virginité des femmes et de montrer le sang à la famille. Car il estimait que c’était la preuve que la fille « méritait » l’homme. Esther défend plutôt l’idée que les questions sexuelles sont d’ordre privé et ne devraient pas être ainsi exposes aux pressions sociales et familiales. Elle s’est exprimée dans ce sens lors des débats. 118