Le rôle de la composante autobiographique dans l`œuvre d

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Le rôle de la composante autobiographique dans l`œuvre d
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Revenire Cuprins
Le rôle de la composante autobiographique dans l’œuvre d’Apollinaire
(application sur La Chanson du Mal-Aimé)
Prep. Univ. Mirela Drăgoi
Universitatea “Dunărea de Jos” Galaţi.
Résumé : Par le biais des textes d’un auteur on peut identifier l’image de l’homme et “son mythe
personnel”. L’expérience littéraire est considérée par le poète comme un facteur de délivrance, car
son inconscient y trouve un refuge. Cette projection de l’auteur dans les créatures qui peuplent son
espace littéraire est évidente dans le cas de Guillaume Apollinaire. C’est seulement par
l’actualisation de son passé qu’on peut définir les traits de ce poète. Pour résumer, tout ce qu’il a
écrit forme la biographie spirituelle de sa vie.
Les critiques ont parlé d’une triple anomalie ayant influencé son art - son tempérament slave (il
était le fils d’une aventurière polonaise), bâtard et étranger en France. Ce sont les éléments
essentiels qui irriguent son oeuvre. D’ailleurs, sans père et sans Dieu, il est seul au monde, il en est
séparé – voilà le point de départ de la Chanson du Mal-Aimé.
La poésie est pour Apollinaire un voyage à travers “l’effroyable nuit de la vie”. Mais sa leçon
dégage une morale de la réconciliation et de la tristesse qui, par sa substance-même, élève et
illumine l’Homme.
Il y a presque un siècle, un poète doué a mis dans la poésie notre état d’aujourd’hui; voilà
pourquoi Apollinaire n’est pas seulement le poète de l’avant-guerre; il n’y est resté parce que son
oeuvre tient à l’actualité, que ce soient les années soixante ou bien notre décennie. Les critiques qui
se sont interessés à son oeuvre (J. P. Richard, Hugo Friedrich, G. Genette, M. Décaudin etc) ont
observé qu’elle était le résultat et l’expression d’une personnalité hantée par ses obsessions; aussi
son oeuvre est-elle une partie de sa vie intérieure.
Notre démarche est un essai de définir le poète Apollinaire à partir de sa vie et de montrer la
façon dont il se projette dans les créatures qui peuplent son espace littéraire. Nous nous intéressons
surtout à l’image de l’homme et à son „mythe personnel”, identifiables par le biais de ses textes,
pour „découvrir les mécanismes les plus secrets qui gouvernent la naissance de l’oeuvre” de ce
champion de la modernité et pour distinguer „la figure créatrice” de „la figure autobiographique”,
aux dires de Irina Mavrodin.(1) Nous entreprenons donc une incursion dans le passé vécu par
l’auteur, car le rapport très évident entre son oeuvre et l’histoire de sa vie nous l’impose.
La composante autobiographique d’une oeuvre fait l’objet d’étude de la „propoïétique” (terme
proposé par Akira Tamba et qui désigne tous les facteurs qui conditionnent l’état d’esprit de
l’écrivain avant la création, à savoir le milieu familial, social, l’éducation réçue, l’idéologie,
l’esthétique adoptée etc. Tout cela, soutient le critique, exerce une grande influence sur l’orientation
de l’activité créatrice d’un individu. Voilà pourquoi cette étude a un caractère plutôt historique.
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Le XIXe siècle accordait une importance particulière à la connaissance de la biographie
d’un écrivain pour une approche adéquate et une meilleure interprétation de son oeuvre. Le
déterminisme attribuait aux trois facteurs (le milieu, la race et le moment) un rôle essentiel dans la
création littéraire. Sainte-Beuve considérait que l’on ne pouvait lire Balzac sans avoir connu
auparavant sa vie.(2) C’est une formule (tellement contestée!!) qui, voilà, transgresse les limites du
XIXe siècle et pourrait s’appliquer à un poète du siècle suivant. André Billy, le biographe
d’Apollinaire, montre que „la connaissance de l’homme est indispensable à qui veut approfondir la
pensée et les intentions du poète” (3), ce qui nous conduit à observer que dans ce cas, la biographie
est indissociable de la création poétique.
Apollinaire, il ressuscite son passé et obtient ainsi sa liberté. „Poésie est délivrance”, dit Goethe et
cette formule nous fait comprendre que l’expérience littéraire est considérée comme une voie par
laquelle l’écrivain se délivre de la partie sombre de lui-même et donne „une oeuvre où l’inconscient
trouve un refuge et, mieux encore, l’épanouissement de son moi solitaire en une communication
libre avec autrui”.(4)
Dans le cas d’Apollinaire, on peut identifier des thèmes symptomatiques, comme l’amour,
par exemple, qui fait partie intégrante de sa vie personnelle. Les figures des femmes qui traversent
son existence - Annie Playden, Louise de Coligny, Marie Laurencin, Madeleine Pagès, Jacqueline
Kolb („La Jolie Rousse”, celle qu’il épouse en 1918) apparaissent d’une manière transfigurée dans
ses poésies. D’ailleurs, elles sont ses inspiratrices. Il est imprégné par ses itinéraires et par la
civilisation qui l’entoure. L’influence du mouvement artistique moderne regroupé autour des écoles
picturales (Picasso, Braque) et l’irruption dans la vie quotidienne des formes modernes de
l’industrie (la Tour Eiffel, par exemple) ont favorisé une sensibilité vive à tout ce qui est nouveau et
inattendu. Son tempérament slave, la vie nomade que sa mère lui a fait mener dès l’enfance (trait
qui explique en quelque sorte son aventure poétique), tout cela a beaucoup influencé Apollinaire. Il
le déclare lui-même, dans une Lettre à André Breton, qui date du 14 février 1916: „Chacun de mes
poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie, et le plus souvent il s’agit de tristesse,
mais j’ai des joies aussi que je chante”. (5) Tous ces éléments, tirés de sa vie, nous aident à
comprendre le leitmotiv de l’amour-souffrance et poison, l’image de la femme-sorcière,
l’importance du voyage et de l’errance.
Pour illustrer l’importance de la composante autobiographique dans l’oeuvre d’Apollinaire,
nous avons choisi La Chanson du Mal-Aimé, poème double (invention et biographie à la fois, car le
créateur s’y sert des données qu’il tire de sa vie-même) constituant un tournant majeur de la poésie
du XXe siècle. En parlant de l’originalité de ce poète, nous devons rappeler les considérations de
Michel Décaudin là-dessus : « Apollinaire a su être simplement poète. Simplement mais totalement,
unissant dans un même embrassement spectacle de la vie, expérience personnelle et culture,
sauvegardant par un accent inimitable la pureté de son inspiration au cœur des sollicitations
multiples » (6) Avec ce poème, Apollinaire met fin à « l’ère des poètes maudits » et fait commencer
celle de « la poésie conquérante ». (7) Il s’agit dans ce cas d’une utilisation exacerbée de la fonction
référentielle du langage. Eternel „mal-aimé”, il a connu la mélancolie d’une solitude mal comprise
et a aspiré à une impossible évasion; sa plainte nostalgique a des accents mystérieux et purs.
D’autre part, on y trouve le monde en vitesse, le simultanéisme, la légende etc. C’est un poème
particulièrement intéressant, car par sa composition, il a ouvert les voies au surréalisme et aux
investigations multiples dans le domaine de la forme poétique. Par ses thèmes majeurs, il a annoncé
les découvertes psychologiques dans les domaines de l’inconscient et les questions que
soulèveraient les existentialistes athées.
Nous entrons dans l’univers du „mal-aimé” pour y trouver des explications concernant la
genèse de son oeuvre, son point de départ et pour saisir les rapports établis entre „l’auteur
Apollinaire” et „l’homme Apollinaire”, même si c’est un „homme” construit par son écriture et non
pas un individu réel.
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L’étude de la biographie d’un auteur est importante dans la compréhension de ses textes.
Cependant, il faut le dire, l’écriture poétique ne se confond pas avec la vie de celui qui l’a produite.
Elle est avant tout création. Pour comprendre une oeuvre, il faut interroger l’écriture. Si Annie
Playden inspira à Apollinaire, dans la réalite, un amour douloureux, la femme célébrée par le poète
dans la Chanson du Mal-Aimé est beaucoup plus mythique. Le caractère particulier de cette
situation amoureuse est ainsi élargi aux dimensions d’une destinée par l’emploi des images
empruntées à la légende (les fées, les sirènes) ou aux mythologies (avec leurs figures idéales Pénélope, le mythe de la fidélité: ”Près d’un tapis de haute lisse/ Sa femme attendait qu’il revînt”)
qui rappellent la cruauté et la désillusion permanente de la réalité. Le poète peut ainsi associer sa
douleur d’amour avec les grandeurs de la tragédie. Apollinaire invente une infinité de mondes
imaginaires pour présenter le chagrin de l’amour déçu; il opère une résurrection des rêves
ancestraux par l’utilisation d’un grand nombre de personnages issus de son immense culture
livresque: esclaves, sirènes, roi, reines, cygnes, barcaroles, démons, prêtres fous, capricorne,
Danaïdes etc. Nous observons d’autre part, que l’étude de la biographie n’exclut pas la fiction.
Aussi la poésie, quelque aspect biographique qu’elle puisse comporter, se donne-t-elle comme une
fiction, car elle explore l’imaginaire et vise à transcendre la réalité. Les événements vécus par le
poète sont pris comme matériau; tout ce poème n’est qu’une transposition de la réalité quotidienne
dans un univers poétique.
Les poèmes Annie, L’Emigrant de Landor Road, Mai et La Dame forment, à coté de La
Chanson du Mal-Aimé, le cycle d’Annie. Toutes ces poésies ont comme source d’inspiration la
violence de l’amour d’Apollinaire pour la gouvernante anglaise Annie Playden, rencontrée en
Rhénanie pendant son séjour de précepteur auprès de Mme de Milhau. Malheureusement, il finit par
importuner Annie, qui le repousse. Il la poursuit à Londres, insiste pour l’épouser et, malgré
l’opposition des parents de la jeune fille, il veut l’enlever. Annie s’enfuit en Amérique. Cette
période tourmentée correspond aux débuts littéraires de l’auteur (qui était très jeune, il avait à peine
21 ans). Voilà l’événement qui devient le point de départ de ce poème tellement connu.
Nous devons ainsi constater, non sans quelque surprise, l’architecture moderne et actuelle de
son texte. Le désordre, la désorganisation ne sont qu’apparentes; à une lecture attentive, on observe
une logique des images: des scènes de la fin du poème reprennent des scènes du début qui les
annonçaient: les "deux royautés folles" des vers 51 à 54 répondent aux "rois heureux" des quintils 6
à 8. Les " Soirs ivres de gin/Flambant de l’électricité " du quintil 57 reflètent le "brouillard
sanguinolent" du vers 4. La ville de Paris des quintils 55 à 59 rappelle celle de Londres du début
(vers 1 à 5). Il y aurait encore bien des exemples pour illustrer cette circularité de la structure
poétique et la symétrie de l’écriture qui suit le thème dominant. Quant à la structure du poème, on
peut y déceler quatre évocations interrompues par trois intermèdes et deux refrains répétés; dans les
intermèdes (Aubade chantée à Laetare un an passé, Réponse des Cosaques Zaporogues au sultan
de Constantinople et Les Sept Epées), Apollinaire aborde une rupture et un décrochage formel, car
il suit le principe poétique de la discontinuité et de la juxtaposition cubistes. Ces intermèdes, ce sont
des poèmes dans le poème, des titres autonomes, ayant une typographie particulière. Ils prennent la
forme des protubérences placées dans une proximité immédiate, selon le principe cubiste de la
juxtaposition. Tout cela nous fait observer la structure schématique du poème, où le thème moteur
est l’expérience amoureuse, d’abord heureuse, puis brutalement malheureuse et rejetée.
C’est la chronique du mauvais amour, un hommage lyrique à la femme perdue - le titre
impose par lui-même l’image d’une grande souffrance intime. Le poème rend l’intensité de cet
amour et la profonde désillusion que sa fin provoque. L’amant déçu et malheureux cherche et
trouve dans la poésie la guérison de sa déception.
Le poème dans son entier reconstitue un parcours, celui d’un homme mal-aimé qui se
transforme en inventeur d’images. Comme Proust, il veut se détacher de la réalité sociale pour
„retrouver” ou pour inventer un „paradis”, celui de l’art. Dans sa douleur amoureuse, Apollinaire
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réalise une véritable prouesse poétique, en insérant dans une structure à la fois circulaire et
symétrique une poétique toute nouvelle.
Le premier refrain emprunte ses images au texte biblique et au jeu d’échos entre les mots et
permet au poète d’énoncer son univers intérieur. Les mots qui renvoient à la légende servent eux
aussi à définir un chagrin intime et un état d’âme:
„Voie lactée o soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses”
Ces deux refrains sont des repères, des références qui expriment les termes majeurs du
poème et de l’oeuvre.
Un autre thème récurrent du poème est celui de l’errance - les repères de l’espace extérieur
recomposent le paysage mental et émotionnel du poète: la ville, Londres, est le miroir du chagrin
intérieur du poète: „plaies de brouillard”, „où se lamentaient les façades”, mais aussi de la violence
de son désir: „une rue brûlant de tous les feux”. C’est un paysage hallucinant et halluciné qui
transforme la recherche de la femme aimée en un parcours à travers le labyrinthe. L’analogie
exploitée entre les rues de Londres et le paysage biblique projette sur l’errance la tonalité de la
tragédie et du désespoir. La course errante du poète à la recherche de la femme aimée s’achève sur
un retour mélancolique mais accepté de la réalite. A la fin, le lieu d’errance (Paris) devient lieu de
fête: ”cafés gonflés de fumée”, „ivres du gin/ Flambant de l’électricité/ Les tramways feux verts sur
l’échine/ musiquent au long des portées/ De rails leur folie de machines”. L’aveu de l’amour est
exprimé au passé composé: „Vers toi toi que j’ai tant aimée”. L’amour déçu fait place à la création
poétique qui peut guérir la douleur aiguë: c’est le sens du deuxième refrain:
„Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal-aimé
Et des chansons pour les sirènes”
– le choix du champ lexical (chaque vers désigne une espèce lyrique) suggère la puissance créatrice
de la poésie. Le Mal-Aimé est donc sauvé par la poésie.
Tous ces éléments illustrent très bien la façon dont ce poème fait apparaître les enjeux de
l’expression de soi ou de l’image d’une personne; mais au delà de l’image d’Apollinaire, c’est celle
de l’Homme qui est illuminée par La Chanson du Mal-Aimé.
Bibliographie
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Irina Mavrodin, Poietică şi poetică, Editura Univers, Bucureşti, 1982
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Librairie Garnier fils, 1870
André Billy, Apollinaire, Seghers (Poetes d’aujourd’hui), 1954
Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 293.
Apollinaire, Lettre à André Breton, 14 février 1916.
Decaudin, Michel, Le dossier d’Alcools, Sedes, 1956.
Tristan Tzara dans l’édition Alcools, Classiques Larousse, 1993, page 126
Akira Tamba, Recherches poïétiques II, Paris, p. 255