Le rôle de la composante autobiographique dans l`œuvre d
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Le rôle de la composante autobiographique dans l`œuvre d
51 Revenire Cuprins Le rôle de la composante autobiographique dans l’œuvre d’Apollinaire (application sur La Chanson du Mal-Aimé) Prep. Univ. Mirela Drăgoi Universitatea “Dunărea de Jos” Galaţi. Résumé : Par le biais des textes d’un auteur on peut identifier l’image de l’homme et “son mythe personnel”. L’expérience littéraire est considérée par le poète comme un facteur de délivrance, car son inconscient y trouve un refuge. Cette projection de l’auteur dans les créatures qui peuplent son espace littéraire est évidente dans le cas de Guillaume Apollinaire. C’est seulement par l’actualisation de son passé qu’on peut définir les traits de ce poète. Pour résumer, tout ce qu’il a écrit forme la biographie spirituelle de sa vie. Les critiques ont parlé d’une triple anomalie ayant influencé son art - son tempérament slave (il était le fils d’une aventurière polonaise), bâtard et étranger en France. Ce sont les éléments essentiels qui irriguent son oeuvre. D’ailleurs, sans père et sans Dieu, il est seul au monde, il en est séparé – voilà le point de départ de la Chanson du Mal-Aimé. La poésie est pour Apollinaire un voyage à travers “l’effroyable nuit de la vie”. Mais sa leçon dégage une morale de la réconciliation et de la tristesse qui, par sa substance-même, élève et illumine l’Homme. Il y a presque un siècle, un poète doué a mis dans la poésie notre état d’aujourd’hui; voilà pourquoi Apollinaire n’est pas seulement le poète de l’avant-guerre; il n’y est resté parce que son oeuvre tient à l’actualité, que ce soient les années soixante ou bien notre décennie. Les critiques qui se sont interessés à son oeuvre (J. P. Richard, Hugo Friedrich, G. Genette, M. Décaudin etc) ont observé qu’elle était le résultat et l’expression d’une personnalité hantée par ses obsessions; aussi son oeuvre est-elle une partie de sa vie intérieure. Notre démarche est un essai de définir le poète Apollinaire à partir de sa vie et de montrer la façon dont il se projette dans les créatures qui peuplent son espace littéraire. Nous nous intéressons surtout à l’image de l’homme et à son „mythe personnel”, identifiables par le biais de ses textes, pour „découvrir les mécanismes les plus secrets qui gouvernent la naissance de l’oeuvre” de ce champion de la modernité et pour distinguer „la figure créatrice” de „la figure autobiographique”, aux dires de Irina Mavrodin.(1) Nous entreprenons donc une incursion dans le passé vécu par l’auteur, car le rapport très évident entre son oeuvre et l’histoire de sa vie nous l’impose. La composante autobiographique d’une oeuvre fait l’objet d’étude de la „propoïétique” (terme proposé par Akira Tamba et qui désigne tous les facteurs qui conditionnent l’état d’esprit de l’écrivain avant la création, à savoir le milieu familial, social, l’éducation réçue, l’idéologie, l’esthétique adoptée etc. Tout cela, soutient le critique, exerce une grande influence sur l’orientation de l’activité créatrice d’un individu. Voilà pourquoi cette étude a un caractère plutôt historique. 52 Le XIXe siècle accordait une importance particulière à la connaissance de la biographie d’un écrivain pour une approche adéquate et une meilleure interprétation de son oeuvre. Le déterminisme attribuait aux trois facteurs (le milieu, la race et le moment) un rôle essentiel dans la création littéraire. Sainte-Beuve considérait que l’on ne pouvait lire Balzac sans avoir connu auparavant sa vie.(2) C’est une formule (tellement contestée!!) qui, voilà, transgresse les limites du XIXe siècle et pourrait s’appliquer à un poète du siècle suivant. André Billy, le biographe d’Apollinaire, montre que „la connaissance de l’homme est indispensable à qui veut approfondir la pensée et les intentions du poète” (3), ce qui nous conduit à observer que dans ce cas, la biographie est indissociable de la création poétique. Apollinaire, il ressuscite son passé et obtient ainsi sa liberté. „Poésie est délivrance”, dit Goethe et cette formule nous fait comprendre que l’expérience littéraire est considérée comme une voie par laquelle l’écrivain se délivre de la partie sombre de lui-même et donne „une oeuvre où l’inconscient trouve un refuge et, mieux encore, l’épanouissement de son moi solitaire en une communication libre avec autrui”.(4) Dans le cas d’Apollinaire, on peut identifier des thèmes symptomatiques, comme l’amour, par exemple, qui fait partie intégrante de sa vie personnelle. Les figures des femmes qui traversent son existence - Annie Playden, Louise de Coligny, Marie Laurencin, Madeleine Pagès, Jacqueline Kolb („La Jolie Rousse”, celle qu’il épouse en 1918) apparaissent d’une manière transfigurée dans ses poésies. D’ailleurs, elles sont ses inspiratrices. Il est imprégné par ses itinéraires et par la civilisation qui l’entoure. L’influence du mouvement artistique moderne regroupé autour des écoles picturales (Picasso, Braque) et l’irruption dans la vie quotidienne des formes modernes de l’industrie (la Tour Eiffel, par exemple) ont favorisé une sensibilité vive à tout ce qui est nouveau et inattendu. Son tempérament slave, la vie nomade que sa mère lui a fait mener dès l’enfance (trait qui explique en quelque sorte son aventure poétique), tout cela a beaucoup influencé Apollinaire. Il le déclare lui-même, dans une Lettre à André Breton, qui date du 14 février 1916: „Chacun de mes poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie, et le plus souvent il s’agit de tristesse, mais j’ai des joies aussi que je chante”. (5) Tous ces éléments, tirés de sa vie, nous aident à comprendre le leitmotiv de l’amour-souffrance et poison, l’image de la femme-sorcière, l’importance du voyage et de l’errance. Pour illustrer l’importance de la composante autobiographique dans l’oeuvre d’Apollinaire, nous avons choisi La Chanson du Mal-Aimé, poème double (invention et biographie à la fois, car le créateur s’y sert des données qu’il tire de sa vie-même) constituant un tournant majeur de la poésie du XXe siècle. En parlant de l’originalité de ce poète, nous devons rappeler les considérations de Michel Décaudin là-dessus : « Apollinaire a su être simplement poète. Simplement mais totalement, unissant dans un même embrassement spectacle de la vie, expérience personnelle et culture, sauvegardant par un accent inimitable la pureté de son inspiration au cœur des sollicitations multiples » (6) Avec ce poème, Apollinaire met fin à « l’ère des poètes maudits » et fait commencer celle de « la poésie conquérante ». (7) Il s’agit dans ce cas d’une utilisation exacerbée de la fonction référentielle du langage. Eternel „mal-aimé”, il a connu la mélancolie d’une solitude mal comprise et a aspiré à une impossible évasion; sa plainte nostalgique a des accents mystérieux et purs. D’autre part, on y trouve le monde en vitesse, le simultanéisme, la légende etc. C’est un poème particulièrement intéressant, car par sa composition, il a ouvert les voies au surréalisme et aux investigations multiples dans le domaine de la forme poétique. Par ses thèmes majeurs, il a annoncé les découvertes psychologiques dans les domaines de l’inconscient et les questions que soulèveraient les existentialistes athées. Nous entrons dans l’univers du „mal-aimé” pour y trouver des explications concernant la genèse de son oeuvre, son point de départ et pour saisir les rapports établis entre „l’auteur Apollinaire” et „l’homme Apollinaire”, même si c’est un „homme” construit par son écriture et non pas un individu réel. 53 L’étude de la biographie d’un auteur est importante dans la compréhension de ses textes. Cependant, il faut le dire, l’écriture poétique ne se confond pas avec la vie de celui qui l’a produite. Elle est avant tout création. Pour comprendre une oeuvre, il faut interroger l’écriture. Si Annie Playden inspira à Apollinaire, dans la réalite, un amour douloureux, la femme célébrée par le poète dans la Chanson du Mal-Aimé est beaucoup plus mythique. Le caractère particulier de cette situation amoureuse est ainsi élargi aux dimensions d’une destinée par l’emploi des images empruntées à la légende (les fées, les sirènes) ou aux mythologies (avec leurs figures idéales Pénélope, le mythe de la fidélité: ”Près d’un tapis de haute lisse/ Sa femme attendait qu’il revînt”) qui rappellent la cruauté et la désillusion permanente de la réalité. Le poète peut ainsi associer sa douleur d’amour avec les grandeurs de la tragédie. Apollinaire invente une infinité de mondes imaginaires pour présenter le chagrin de l’amour déçu; il opère une résurrection des rêves ancestraux par l’utilisation d’un grand nombre de personnages issus de son immense culture livresque: esclaves, sirènes, roi, reines, cygnes, barcaroles, démons, prêtres fous, capricorne, Danaïdes etc. Nous observons d’autre part, que l’étude de la biographie n’exclut pas la fiction. Aussi la poésie, quelque aspect biographique qu’elle puisse comporter, se donne-t-elle comme une fiction, car elle explore l’imaginaire et vise à transcendre la réalité. Les événements vécus par le poète sont pris comme matériau; tout ce poème n’est qu’une transposition de la réalité quotidienne dans un univers poétique. Les poèmes Annie, L’Emigrant de Landor Road, Mai et La Dame forment, à coté de La Chanson du Mal-Aimé, le cycle d’Annie. Toutes ces poésies ont comme source d’inspiration la violence de l’amour d’Apollinaire pour la gouvernante anglaise Annie Playden, rencontrée en Rhénanie pendant son séjour de précepteur auprès de Mme de Milhau. Malheureusement, il finit par importuner Annie, qui le repousse. Il la poursuit à Londres, insiste pour l’épouser et, malgré l’opposition des parents de la jeune fille, il veut l’enlever. Annie s’enfuit en Amérique. Cette période tourmentée correspond aux débuts littéraires de l’auteur (qui était très jeune, il avait à peine 21 ans). Voilà l’événement qui devient le point de départ de ce poème tellement connu. Nous devons ainsi constater, non sans quelque surprise, l’architecture moderne et actuelle de son texte. Le désordre, la désorganisation ne sont qu’apparentes; à une lecture attentive, on observe une logique des images: des scènes de la fin du poème reprennent des scènes du début qui les annonçaient: les "deux royautés folles" des vers 51 à 54 répondent aux "rois heureux" des quintils 6 à 8. Les " Soirs ivres de gin/Flambant de l’électricité " du quintil 57 reflètent le "brouillard sanguinolent" du vers 4. La ville de Paris des quintils 55 à 59 rappelle celle de Londres du début (vers 1 à 5). Il y aurait encore bien des exemples pour illustrer cette circularité de la structure poétique et la symétrie de l’écriture qui suit le thème dominant. Quant à la structure du poème, on peut y déceler quatre évocations interrompues par trois intermèdes et deux refrains répétés; dans les intermèdes (Aubade chantée à Laetare un an passé, Réponse des Cosaques Zaporogues au sultan de Constantinople et Les Sept Epées), Apollinaire aborde une rupture et un décrochage formel, car il suit le principe poétique de la discontinuité et de la juxtaposition cubistes. Ces intermèdes, ce sont des poèmes dans le poème, des titres autonomes, ayant une typographie particulière. Ils prennent la forme des protubérences placées dans une proximité immédiate, selon le principe cubiste de la juxtaposition. Tout cela nous fait observer la structure schématique du poème, où le thème moteur est l’expérience amoureuse, d’abord heureuse, puis brutalement malheureuse et rejetée. C’est la chronique du mauvais amour, un hommage lyrique à la femme perdue - le titre impose par lui-même l’image d’une grande souffrance intime. Le poème rend l’intensité de cet amour et la profonde désillusion que sa fin provoque. L’amant déçu et malheureux cherche et trouve dans la poésie la guérison de sa déception. Le poème dans son entier reconstitue un parcours, celui d’un homme mal-aimé qui se transforme en inventeur d’images. Comme Proust, il veut se détacher de la réalité sociale pour „retrouver” ou pour inventer un „paradis”, celui de l’art. Dans sa douleur amoureuse, Apollinaire 54 réalise une véritable prouesse poétique, en insérant dans une structure à la fois circulaire et symétrique une poétique toute nouvelle. Le premier refrain emprunte ses images au texte biblique et au jeu d’échos entre les mots et permet au poète d’énoncer son univers intérieur. Les mots qui renvoient à la légende servent eux aussi à définir un chagrin intime et un état d’âme: „Voie lactée o soeur lumineuse Des blancs ruisseaux de Chanaan Et des corps blancs des amoureuses Nageurs morts suivrons-nous d’ahan Ton cours vers d’autres nébuleuses” Ces deux refrains sont des repères, des références qui expriment les termes majeurs du poème et de l’oeuvre. Un autre thème récurrent du poème est celui de l’errance - les repères de l’espace extérieur recomposent le paysage mental et émotionnel du poète: la ville, Londres, est le miroir du chagrin intérieur du poète: „plaies de brouillard”, „où se lamentaient les façades”, mais aussi de la violence de son désir: „une rue brûlant de tous les feux”. C’est un paysage hallucinant et halluciné qui transforme la recherche de la femme aimée en un parcours à travers le labyrinthe. L’analogie exploitée entre les rues de Londres et le paysage biblique projette sur l’errance la tonalité de la tragédie et du désespoir. La course errante du poète à la recherche de la femme aimée s’achève sur un retour mélancolique mais accepté de la réalite. A la fin, le lieu d’errance (Paris) devient lieu de fête: ”cafés gonflés de fumée”, „ivres du gin/ Flambant de l’électricité/ Les tramways feux verts sur l’échine/ musiquent au long des portées/ De rails leur folie de machines”. L’aveu de l’amour est exprimé au passé composé: „Vers toi toi que j’ai tant aimée”. L’amour déçu fait place à la création poétique qui peut guérir la douleur aiguë: c’est le sens du deuxième refrain: „Moi qui sais des lais pour les reines Les complaintes de mes années Des hymnes d’esclave aux murènes La romance du mal-aimé Et des chansons pour les sirènes” – le choix du champ lexical (chaque vers désigne une espèce lyrique) suggère la puissance créatrice de la poésie. Le Mal-Aimé est donc sauvé par la poésie. Tous ces éléments illustrent très bien la façon dont ce poème fait apparaître les enjeux de l’expression de soi ou de l’image d’une personne; mais au delà de l’image d’Apollinaire, c’est celle de l’Homme qui est illuminée par La Chanson du Mal-Aimé. Bibliographie 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Irina Mavrodin, Poietică şi poetică, Editura Univers, Bucureşti, 1982 Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Librairie Garnier fils, 1870 André Billy, Apollinaire, Seghers (Poetes d’aujourd’hui), 1954 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 293. Apollinaire, Lettre à André Breton, 14 février 1916. Decaudin, Michel, Le dossier d’Alcools, Sedes, 1956. Tristan Tzara dans l’édition Alcools, Classiques Larousse, 1993, page 126 Akira Tamba, Recherches poïétiques II, Paris, p. 255