sappho ou le suicide

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sappho ou le suicide
SAPPHO OU LE SUICIDE
Elie MAUCOURANT
Julie BATTIN, Mélanie COTHENET et Alexandra LEFEBRE
Sappho ou le suicide
Introduction
Il est bien difficile de cerner les aspects véraces, et les tenants
mythologique de Sappho. Née à Mytilène ou Eressos sur lîle de Lesbos lesbienne signifiant « la personne célèbre de lîle Lesbos »-, fille dun
monarque puissant qui lui permet de se cultiver et même de fonder une
école pour femme, probablement en 620 av.J.-C., Sappho est une
poétesse très admirée durant lAntiquité, notamment par de grands
auteurs tels quOvide. Négligée néanmoins par les copistes chrétiens, à
cause de la saveur scandaleuses de ses œuvres, elle est pourtant
redécouverte par la Pléiade. Sappho est célébrée pour la puissance
évocatrice,
passionnée
et
notamment
Ode
Bien
à
la
érotique
de
Aimée
et
sa
poésie.
autres
On
poèmes .
lui
attribue
Mais
ces
considérations, toutefois contestées car postérieures à la vie de Sappho,
font œuvre commune avec la saveur mythique du personnage : il est
probable que son suicide et sa relation avec Phaon relèvent de la
confusion entre deux Sappho. Lune étant poétesse, lautre courtisane et
joueuse de lyre. Phaon, quant à lui, fut selon lhistoire, un honnête homme
qui considérait pourtant les femmes instruites comme stupides. Sa
rencontre avec Sappho change radicalement cette opinion : il tombe
amoureux delle. Une autre figure occupe une place importante dans le
récit. Il sagit dAttys, disciple de lécole fondée par Sappho, La Maison
des Servantes des Muses, et pour laquelle la poétesse éprouva une vive
attirance, à linstar dAnactoria et de Gongyla.
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Pleins feux sur Feux
Yourcenar puise donc dans un vaste canevas mythologico historique.
Néanmoins,
certaines
sources
dinspiration
appartiennent
fondamentalement au monde littéraire antique. Il est sûr que lauteur de
LOEuvre au Noir a lu et sest inspiré dOde à la Bien Aimée et autres
Poèmes de Sappho, puisque cest dans ces poésies quapparaît le nom
des « bien aimées », donc dAttys. Mais une autre référence domine la
nouvelle : Ovide. En effet, la métamorphose en Alcyon rappelle celle de
Céyx et Alcyone dans le livre XI des Métamorphoses, dont le nom a donné
par létiologie, le désignant de loiseau. Une autre métamorphose du Livre
XI rappelle furieusement celle de Sappho. Il sagit dEsaque. Poursuivant
une nymphe terrifiée qui se refuse à lui, Esaque la voit mourir devant ses
yeux, piquée par un serpent. Désespéré il…
se jette dans la mer […] Thétis adoucit sa chute, le couvre de plumes
et lui refuse cette mort qu’il désire. Le malheureux s’indigne d’être
forcé de vivre et son âme cherche en vain à s’échapper de sa
demeure ; il s’élève sur ses ailes nouvelles et s’élance de nouveau
vers les flots ; ses plumes le soutiennent ; furieux, il se précipite sans
cesse dans les ondes et sans cesse il y cherche une mort qu’il ne
trouvera jamais.
Limage maladroite de Sappho, trop enivrée de vertige et dazur, fait
également écho à l Albatros de Baudelaire de façon frappante. Mais plus
loin encore, lon peut se demander si Yourcenar ne sest pas également
servi comme source, de lune des autres nouvelles de Feux : Marie-
Madeleine ou le Salut. En effet, la parure de plume, lattrait du ciel,
lamour de lempathie - traits caractéristiques de Sappho- renvoient à
limage dun ange, dune figure quasi christique et martyr, très proche de
celle de Marie-Madeleine, voire dAntigone, in Antigone ou le Choix , autre
nouvelle du recueil, autre figure martyre, passionnée et consumée
(brûlée ?) de son amour pour lhumanité.
Néanmoins, ces sources potentielles ne sont pas sans soulever des
tensions et des paradoxes. Comme nous lavons déjà précisé, Sappho est
une figure dont la véracité reste à prouver, et qui tient tout autant de la
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Sappho ou le suicide
mythologie et de lHistoire. Mais il reste toutefois paradoxal que Yourcenar
assimile lAlcyon à Sappho. En effet, Céyx et Alcyone sont un couple uni
dans la mort, et dont la métamorphose fera des oiseaux aimants, occupés
à faire attention à leur descendance. Nous sommes loin de limage de la
poétesse esseulée et qui cherche lazur et le bleu de la mer comme Salut.
De plus, si la métamorphose dEsaque semble se rapprocher au plus près
de celle de Sappho, il faut bien comprendre quEsaque tente avant tout de
se suicider au sens le plus commun du terme. Le suicide de Sappho reste,
pour sa part, une énigme, et sapparente plus à une transcendance de la
mort, une envolée dans lazur du ciel ou de la mer ; non pas une simple
chute, mais une immense dislocation de lêtre. Enfin, si Yourcenar puise
dans les autres nouvelles, quelles soient Marie-Madeleine ou le Salut, ou
Antigone ou le Choix, il ne faut pas oublier que Sappho ou le Suicide est
la dernière œuvre de Feux , et quen ce sens, elle est le dernier stade
dune maturation profonde. Point de passion charnelle, -lhomosexualité
de la poétesse nest pas un trait dominant, ni essentiel de la nouvelle-, ni
damour divin, ou fraternel. Sappho aime au-delà de la famille ou de Dieu.
Elle est le chantre de lhumanité, trop loin dans le ciel pour être souillée
comme lest Marie-Madeleine, trop distante du marasme coagulé de la
terre quaffronte Antigone.
Néanmoins, Sappho, cet être étrange et malléable clôturant lœuvre
sur une note à priori tragique, répond parfaitement à la définition que nous
donne Névéna Guéorguieva-Dikranian :
« Yourcenar qui pensait que la vie d’une femme est trop étroite pour
qu’elle soit mise au centre du monde romanesque, trouvera toujours
le moyen d’incorporer dans ses romans une de ces figures
silencieuses et lumineuses […] dont la vraie vie reste ailleurs, dans
un conte merveilleux, plongé dans une Méditerranée de culture »197.
197
Névéna Guéorguieva-Dikranian. « La femme méditéranéenne dans l’œuvre de
Marguerite Yourcenar » in Marguerite Yourcenar et la Méditerranée. Clermont– 163 –
Pleins feux sur Feux
La notion détroitesse, dimpossibilité de fuite, ou denvol sont en
parfaite adéquation avec la Sappho de Yourcenar. Toute la structure de la
nouvelle se construit sur un jeu incessant de tensions, dinversions et de
claustrophobie. Le titre Sappho ou le suicide , est très représentatif de
ceci. Premièrement, le suicide est un terme très paradoxal dans le topos
mythologique gréco-romain, comme le souligne Joël Schmidt : « Considéré
comme un crime par le droit grec et romain, le suicide, fréquent dans la
mythologie nest pas toujours condamné […] il prend une valeur de
sacrifice ; il devient un acte damour […] et est souvent récompensé par
une métamorphose en astre ou en constellation. ». Le suicide a donc, pour
lAntiquité, une symbolique plurielle. Mais le paradoxe ne sarrête pas là.
Si le terme « suicide » pose problème dans la mesure où il est condamné
ou magnifié pour lAntiquité, il nen est que plus problématique dans un
monde
ou
les
tramways
arpentent
la
Corne
dOr.
La
tension
et
létouffement dun monde chtonien et résolument contemporain sont en
parfait accord avec la claustrophobie de Sappho, mais interrogent
nécessairement sur la valeur sémantique dun tel titre. Titre encore plus
problématique dans la mesure où il annonce la dernière nouvelle du
recueil. De là, il na quun pas à franchir pour se demander si le suicide de
Sappho est un acte tragique antique, ou bien une cristallisation christique
de lindividu à son sommet. Peut-être est-ce même la consécration dun
acte que tous les autres personnages des nouvelles nont eu le courage
dexécuter. Ainsi, le suicide en est-il encore un ? Concrètement, lacte en
lui-même soulève des questions : est-ce une chute dans la mer ou dans le
ciel ? Et pourquoi le suicide ?
La nouvelle apporte, en ce sens, des éléments de réponse. Sappho,
est littéralement brûlée, consumée de son amour pour lhumanité. Elle est
tour à tour, et au fil du récit, Esaque, Alcyone, un albatros, un Hermès qui
narrive pas à délivrer un message, peut-être parce quil est trop haut, trop
Ferrand : association des Publications de la Faculté de Lettres et Sciences humaines de
Clermont-Ferrand, 1995. (études rassemblées). 285 p.
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Sappho ou le suicide
loin ; un pasteur qui irait trop vite pour ses brebis, un prophète, un ange déchu ? (Peut-être une référence à la Chute dans Paradise Lost de
Milton ?), enfin, un Christ ; une suicidée (ressuscitée ?). En effet, le récit
pose la question de la résurrection. Après sa chute, il est très difficile de
savoir si Sappho est morte ou pas. Sa peau étant déjà de « marbre pâle »
dès les premiers instants du récit et lui donnant des airs de mort-vivant,
de suaire incarné, comment comprendre son naufrage sur les rives ? Estce les rives dAvalon ou bien la concrétisation dune réalité enfin
retrouvée ? Sappho ou le Suicide interpelle donc aussi le lecteur, créant
un échange puissant entre le texte et lui. Cest peut-être alors la finalité
de la dédicace de Feux , à Hermès. Sappho na pas échoué, loin de là. Elle
nous parle et nous appelle. Cest par son acte délibéré que nous entrons
en tension et donc en communication avec lœuvre et la matière littéraire.
Marguerite Yourcenar a donc tenu sa parole. Elle nous a en effet appris à
lire.
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Pleins feux sur Feux
« Sappho ou le suicide »
Je viens de voir au fond des miroirs198 d’une loge une femme qui s’appelle
Sappho. Elle est pâle comme la neige, la mort, ou le visage clair des lépreuses. 199
Et comme elle se farde pour cacher cette pâleur, elle a l’air du cadavre d’une
femme assassinée, avec sur ses joues un peu de son propre sang.200 Ses yeux caves
s’enfoncent pour échapper au jour, loin de leurs paupières arides qui ne les
ombragent même plus. Ses longues boucles tombent par touffes, comme les
feuilles des forêts sous les précoces tempêtes ; elle s’arrache chaque jour de
nouveaux cheveux blancs, et ces fils de soie blême seront bientôt assez nombreux
pour tisser son linceul. Elle pleure sa jeunesse comme une femme qui l’aurait
trahie, son enfance comme une fillette qui l’aurait perdue. Elle est maigre : à
l’heure du bain, elle se détourne du miroir pour ne pas voir ses seins tristes. Elle
erre de ville en ville avec trois grandes malles pleines de perles fausses et de débris
d’oiseaux.201 Elle est acrobate comme aux temps antiques elle était poétesse, parce
que la forme particulière de ses poumons l’oblige à choisir un métier qui s’exerce à
mi-ciel. Chaque soir livrée aux bêtes du Cirque qui la dévorent des yeux, elle tient
dans un espace encombré de poulies et de mâts ses engagements d’étoile. Son
corps collé au mur, haché menu par les lettres des affiches lumineuses fait partie de
198
Expression du rapport ambigu de Sappho avec le réel.
199
Yourcenar provoque dès les premiers instants de la nouvelle, une sensation de tension.
Assimiler la lèpre à Sappho, personnage faisant traditionnellement écho à la beauté et
l’érotisme, c’est créer l’oppression, mettre l’Alcyon en cage.
200
L’on pourrait voir dans cette proposition, une annonce proleptique du suicide.
201
L’image du faste qui n’est qu’un leurre et de l’oiseau détruit et enfermé pourrait être
l’expression de la nouvelle même : claustrophobie et déception devant un réel morne et
fade.
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Sappho ou le suicide
ce groupe de fantômes en vogue qui planent sur les villes grises.202 Créature
aimantée, trop ailée pour le sol, trop charnelle pour le ciel,203 ses pieds frottés de
cire ont rompu le pacte qui nous joint à la terre ; la Mort agite sous elle les
écharpes204 du vertige205, sans jamais parvenir à lui brouiller les yeux. De loin, nue,
pailletée d’astres, elle a l’air d’un athlète qui refuserait d’être un ange pour ne pas
enlever tout prix à ses sauts périlleux ; de près, drapée de longs peignoirs qui lui
restituent ses ailes, on lui trouve l’air d’être déguisée en femme. Seule, elle sait que
sa gorge contient un cœur trop pesant et trop gros pour loger ailleurs qu’au fond
d’une poitrine élargie par des seins : ce poids caché au fond d’une cage d’os donne
à chacun de ses élans dans le vide la saveur mortelle de l’insécurité. À demi
dévorée par ce fauve implacable, elle tâche d’être en secret la dompteuse de son
coeur 206. Elle est née dans une île, ce qui est déjà un commencement de solitude :
puis son métier est intervenu pour l’obliger chaque soir à une espèce d’isolement
en hauteur ; couchée sur le tréteau de son destin d’étoile, exposée à demi nue à tous
les vents du gouffre, elle souffre du manque de douceur comme d’une manque
d’oreillers. Les hommes de sa vie n’ont été que des échelons qu’elle a escaladés
non sans se salir les pieds. Le directeur, le joueur de trombone, l’agent de publicité
l’ont dégoûtée des moustaches cirées, des cigares, des liqueurs, des cravates
rayées, des portefeuilles en cuir, de tous les attributs extérieurs de la virilité qui
font rêver les femmes. Le corps seul des jeunes filles serait assez doux, assez
souple, assez fluide encore pour se laisser manier par les mains de ce grand ange
qui feindrait par jeu de les lâcher en plein gouffre : elle ne réussit pas à les garder
longtemps dans cet espace abstrait limité de tous côtés par la barre des trapèzes :
vite effrayées par cette géométrie qui se change en coups d’ailes, toutes ont bientôt
renoncé à lui servir de compagnes du ciel.207 Elle doit redescendre à terre pour se
202
Le réel peut ici s’apparenter à une vision chtonienne : morne comme le Léthé, ses
habitants sont assimilés à des mânes.
203
Chiasme intéressant : il s’agirait d’une représentation du déchirement de Sappho,
tiraillée entre l’azur et la terre.
204
La référence à l’écharpe n’est pas sans rappeler Antigone de Sophocle.
205
Le vertige est un défaut tout à fait paradoxal pour un oiseau. Néanmoins il est très
révélateur de l’immobilisme latent de Sappho.
206
Incertitude : De qui parle Yourcenar ? De ce cœur dévorant ? Ou est-ce une annonce
d’Attys voire de Phaon ?
207
Sappho se condamne ainsi à la solitude. Mais peut-être faut-il comprendre que cette
figure de pasteur est incapable d’emporter ses brebis vers le Salut dans la mesure où ses
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Pleins feux sur Feux
retrouver de plain-pied avec leur vie toute rapiécée de chiffons qui ne sont même
pas des langes208, de sorte que cette tendresse finit par prendre l’aspect d’un congé
du samedi, d’un jour de permission passé par le gabier en compagnie de filles.
Étouffant dans ces chambres qui ne sont qu’une alcôve209, elle ouvre sur le vide la
porte du désespoir, avec le geste d’un homme obligé par l’amour à vivre chez les
poupées. Toutes les femmes aiment une femme : elles s’aiment éperdument ellesmêmes, leur propre corps étant d’ordinaire la seule forme où elles consentent à
trouver de la beauté. Les yeux perçants de Sappho regardent plus loin, presbytes de
la douleur. Elle demande aux jeunes filles ce qu’attendent des glaces les coquettes
occupées à parer leur idole : un sourire jusqu’à ce que la buée des lèvres de plus en
plus voisines brouille le reflet et réchauffe le cristal. Narcisse aime ce qu’il est.
Sappho dans ses compagnes adore amèrement ce qu’elle n’a pas été. Pauvre,
chargée de ce mépris qui est pour l’artiste le revers de la gloire, n’ayant pour futur
que les perspectives du gouffre, elle caresse le bonheur sur le corps de ses amies
moins menacées. Les voiles des communiantes qui portent leur âme à l’extérieur
d’elles-mêmes lui font rêver d’une enfance plus limpide que n’a été la sienne, car à
bout d’illusion, on continue pourtant à prêter à autrui une enfance sans péché. La
pâleur 210 des jeunes filles réveille en elle le souvenir presque incroyable de la
virginité. Dans Gyrinno 211, elle a aimé l’orgueil, et s’est abaissée à lui baiser les
pieds. L’amour d’Anactoria lui a révélé la saveur des beignets mangés à grosse
bouchée dans les fêtes populaires, des chevaux de bois des équipées foraines, du
foin des meules chatouillant la nuque de la belle fille couchée. Dans Attys, elle a
aimé le malheur. Elle a rencontré Attys au fond d’une ville asphyxiée par l’haleine
de ses foules et le brouillard de son fleuve ; sa bouche gardait l’odeur du bonbon au
gingembre qu’elle venait de mâcher ; des traces de suie collaient à ses joues
givrées de larmes ; elle courait sur un pont, vêtue de fausse loutre, chaussée de
attentes sont trop élevées, ou que la « misère ambiante » (Y. Bonnefoy) a pris le dessus
et dévoré le réel.
208
Tissu enveloppant le corps d’un nourrisson, issu du latin lanea, « en laine », qualificatif
d’une étoffe. (Source : E.BAUMGARTNER, P.MENARD. Dictionnaire Etymologique
et Historique de la Langue Française. Paris : Le Livre de Poche, 1996. 848 p.)
209
Rappel de « l’ange » ? Annonce d’un sommeil éternel ? Du lieu où elle se couchera
pour toujours ?
210
Le lexique du pâle et du spectre est omniprésent dans le texte. Cela a pour conséquence
de créer un univers de mort vivant, à l’instar de Sappho dont la peau s’apparente
souvent à un linceul.
211
« Bien aimée » de Sappho.
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Sappho ou le suicide
souliers percés ; son visage de jeune chèvre était plein d’une hagarde douceur. Pour
expliquer ses lèvres serrées, pâles comme la cicatrice d’une blessure, ses yeux
pareils à des turquoises malades, Attys possédait au fond de sa mémoire trois récits
différents qui n’étaient après tout que trois faces du même malheur : son ami, avec
lequel elle avait l’habitude de sortir le dimanche, l’avait abandonnée parce qu’un
soir, dans un taxi, en rentrant du théâtre, elle n’avait pas consenti à se laisser
caresser ; une jeune fille qui lui prêtait un divan pour dormir dans un coin de sa
chambre d’étudiante l’avait chassée en l’accusant faussement de vouloir lui
prendre le cœur de son fiancé ; enfin, son père la battait. Elle avait peur de tout :
des fantômes, des hommes, du chiffre treize, et des yeux verts des chats. La salle à
manger de l’hôtel l’éblouit comme un temple où elle se croyait obligée de ne parler
qu’à voix basse ; la salle de bain lui fit battre des mains. Sappho dépense pour cette
fantasque enfant le capital accumulé de ses années de souplesse et de témérité. Elle
impose aux directeurs de cirques cette médiocre artiste qui ne sait que jongler avec
des bouquets de fleurs. Elles tournent ensemble le long des pistes et des tréteaux de
toutes les capitales, avec cette régularité dans le changement qui est le propre des
artistes nomades et des débauchés tristes. Chaque matin, dans les chambres garnies
où elles logent pour éviter à Attys la promiscuité des hôtels plein de clients trop
riches, elles réparent leurs costumes de théâtre et les mailles rompues de leurs
étroits bas de soie. À force de soigner cette enfant maladive, d’écarter de son
chemin les hommes qui pourraient la tenter, le morne amour de Sappho prend à
son insu une forme maternelle, comme si quinze années de voluptés stériles avaient
abouti à lui faire cette enfant. Les jeunes hommes en smoking rencontrés dans les
couloirs des loges rappellent tous à Attys l’ami dont elle regrette peut-être les
baisers repoussés : Sappho l’a si souvent entendu parler du beau linge de
Philippe212, de ses boutons de manchettes bleus, de l’étagère pleine d’album
licencieux qui garnissaient sa chambre de Chelsea213, qu’elle finit par avoir de cet
homme d’affaire correctement vêtu une image aussi nette que des quelques amants
qu’elle n’a pu éviter d’introduire dans sa vie : elle le range distraitement parmi ses
pires souvenirs. Les paupières d’Attys prennent peu à peu des teintes de violettes ;
elle va chercher à la poste restante des lettres qu’elle déchire après les avoir lues ;
212
Philippe n’est à l’évidence pas une figure mythologique. Il appartient peut-être au vécu
de Yourcenar, dont Feux en est en partie l’expression.
213
Le brouillage temporel est ici des plus déroutants. Il s’efface néanmoins devant la
pérennité du mythe de Sappho.
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Pleins feux sur Feux
paraît étrangement renseignée sur les voyage d’affaire qui pourraient obliger le
jeune homme à croiser par hasard leur route de nomade de pauvres214. Sappho
souffre de ne pouvoir donner à Attys qu’un refuge en retrait sur la vie, et de ce que
la peur seule de l’amour maintienne appuyée contre sa forte épaule la petite tête
fragile. Cette femme amère de toutes les larmes qu’elle a eu le courage de ne
jamais verser se rend compte qu’elle ne peut offrir à ses amies qu’une caressante
détresse ; sa seule excuse est de se dire que l’amour sous toutes ses formes n’a rien
de mieux à offrir aux créatures tremblantes, et qu’Attys en s’éloignant aurait peu
de chance d’aller vers plus de bonheur. Un soir, Sappho rentre du cirque plus tard
qu’à l’ordinaire, chargée de brassées de bouquets qu’elle n’a ramassés que pour
fleurir Attys.215 La concierge fait sur son passage une grimace différente de celle
de tous les jours ; la spirale de l’escalier ressemble soudain aux anneaux d’un
serpent. Sappho remarque que la boîte de lait ne repose pas sur le paillasson à sa
place habituelle ; dès l’antichambre, elle flaire l’odeur de l’eau de Cologne et du
tabac blond. Elle constate dans la cuisine l’absence d’une Attys occupée à faire
frire des tomates ; dans la salle de bains, le manque d’une jeune fille nue et jouant
avec l’eau ; dans la chambre à coucher, l’enlèvement d’une Attys prête à se laisser
bercer.216 Devant l’armoire à glace aux battants grands ouverts, elle pleure le linge
disparu de la jeune fille aimée. Un bouton de manchette bleu tombé sur le plancher
signe l’auteur de ce départ que Sappho s’obstine à ne pas croire éternel, de peur de
ne pouvoir le supporter sans mourir. Elle recommence à piétiner seule sur la piste
des villes, cherchant avidement à chaque rang de loges un visage que son délire
préfère à tous les corps. Après quelques années, une de ses tournées dans le Levant
la ramène à Smyrne217 ; elle apprend que Philippe y dirige maintenant une
manufacture de tabacs d’Orient218 ; il vient de se marier avec une femme imposante
214
La succession de phrases aussi longue peut faire penser à une diatribe d’amant. Sappho
apparaît donc, bien qu’elle soit appelée par l’azur, pleinement humaine lorsqu’elle parle
de son aimée. Peut-être est-ce aussi la voix de Yourcenar qui exprime, avec son
personnage, le chagrin de ses amours.
215
Il s’agit peut-être d’un jeu de mot : littéralement, cela signifie fleurir la tombe d’Attys,
c’est-à-dire de faire une croix sur leur relation. Mais Atys, dont l’orthographe varie
quelque peu, était aussi un personnage mythologique changé en pin, dans les
Métamorphoses d’Ovide, Livre XI.
216
Gradation tragique.
217
Aujourd’hui Izmir, en Turquie.
218
L’image du tabac n’est pas anodine. Le tabac c’est l’addiction, mais aussi
l’encrassement et l’étouffement, syndrome typique de Sappho.
– 170 –
Sappho ou le suicide
et riche qui ne peut être Attys : la jeune fille délaissée passe pour s’être engagée
dans une troupe de danseuses. Sappho refait le tour des hôtels du Levant dont
chaque portier a sa manière à lui d’être insolent, impudent, ou servile ; des lieux de
plaisir où l’odeur de sueur empoisonne les parfums, des bars où une heure
d’hébétement dans l’alcool et la chaleur humaine ne laisse d’autre trace que le rond
d’un verre sur une table en bois noir ; elle fouille jusqu’aux asiles de l’Armée du
Salut dans l’espoir toujours vain de retrouver une Attys appauvrie et disposée à se
laisser aimer. A Stamboul 219, le hasard l’attable chaque soir aux côtés d’un jeune
homme négligemment vêtu qui se donne pour employé d’une agence de voyages ;
sa main un peu sale soutient paresseusement le fardeau de son front triste. Ils
échangent ces quelques mots banals qui servent souvent entre deux êtres de
passerelle à l’amour. Il dit se nommer Phaon, et se prétend fils d’une Grecque de
Smyrne et d’un marin de la flotte britannique : le cœur de Sappho bat à entendre
une fois de plus l’accent délicieux si souvent embrassé sur les lèvres d’Attys. Il a
derrière lui des souvenirs de fuite, de misère et de dangers indépendants des
guerres et plus secrètement apparentés aux lois de son propre cœur. Il semble
appartenir lui aussi à une race menacée, à qui une indulgence précaire et toujours
provisoire permet de rester en vie. Ce garçon privé de permis de séjour a ses
préoccupations bien à lui ; il est fraudeur trafiquant de morphine220, agent peut-être
de la police secrète ; il vit dans un monde de conciliabules et de mots de passes où
Sappho n’entre pas. Il n’a pas besoin de lui conter son histoire pour établir entre
eux une fraternité de malheur. Elle lui avoue ses larmes ; elle s’attarde à lui parler
d’Attys. Il croit l’avoir connue : il se souvient vaguement d’avoir vu dans un
cabaret de Péra221 une fille nue qui jongle avec des fleurs. Il possède un petit canot
à voile qui lui sert le dimanche à se promener sur le Bosphore ; ils cherchent
ensemble dans tous les cafés démodés qui bordent le rivage, dans les restaurants
des îles, dans les pensions de famille de la côte d’Asie où vivent modestement
quelques étrangères pauvres. Assise à la poupe, Sappho regarde vaciller à la lueur
d’une lanterne ce beau visage de jeune mâle222 qui est maintenant sou seul soleil
humain. Elle retrouve dans ses traits certaines caractéristiques aimées jadis dans la
219
Désignait autrefois les vieux quartiers d’Istanbul.
220
Phaon, c’est donc celui qui endort les souvenirs.
221
Extension de la ville génoise de Galata. Situé au Nord de la Corne d’Or, c’est l’un des
plus important centre historique d’Istanbul.
222
Animalisation de Phaon. Cf. note 225.
– 171 –
Pleins feux sur Feux
jeune fille en fuite : la même bouche tuméfiée que semble avoir piquée une
mystérieuse abeille, le même petit front dur sous des cheveux différents et qui cette
fois semblent trempés dans le miel, les mêmes yeux pareils à deux longues
turquoises troubles, mais enchâssés dans un visage hâlé au lieu d’être livide, de
sorte que la blême jeune fille semble n’avoir été qu’une simple cire perdue de ce
dieu de bronze et d’or223. Sappho étonnée se prend lentement à préférer ces épaules
rigides comme la barre du trapèze, ces mains durcies par le contact des rames, tout
ce corps où subsiste juste assez de douceur féminine pour le lui faire aimer.
Couchée au fond de la barque, elle s’abandonne aux pulsations nouvelles du flot
que fend ce passeur. Elle ne lui parle plus d’Attys que pour lui dire que la jeune
fille égarée lui ressemble en moins beau : Phaon accepte ces hommages avec une
joie inquiète mêlée d’ironie. Elle déchire devant lui une lettre par laquelle Attys lui
annonce son retour, et dont elle n’a même pas pris la peine de déchiffrer l’adresse.
Il la regarde faire avec un mince sourire sur ses lèvres qui tremblent. Pour la
première fois, elle néglige les disciplines de son métier sévère ; elle interrompt ses
exercices qui mettaient chaque muscle sous le contrôle de l’âme ; ils dînent
ensemble ; chose inouïe pour elle, elle mange un peu trop. Elle n’a plus que
quelques jours à rester avec lui dans cette ville d’où la chassent ses contrats qui
l’obligent à planer dans d’autres ciels. Il consent enfin à passer avec elle cette
dernière soirée dans le petit appartement qu’elle occupe près du port. Elle regarde
aller et venir dans la pièce encombrée cet être pareil à une voix où les notes claires
se mêlent aux notes profondes. Incertain de ses gestes comme s’il craignait de
briser une illusion fragile, Phaon se pencher avec curiosité vers les portraits
d’Attys. Sappho s’assied sur le divan viennois couvert de broderies turques ; elle
presse son visage entre ses mains comme si elle s’efforçait d’en effacer les traces
de ses souvenirs. Cette femme qui jusqu’ici prenait sur elle le choix, l’offre, la
séduction, la protection de ses amies plus frêles, se détend et sombre enfin,
mollement abandonnée au poids de son propre sexe et de son propre cœur,
heureuse de n’avoir plus à faire désormais auprès d’un amant que le geste
d’accepter. Elle écoute le jeune homme rôder dans la chambre voisine où la
blancheur d’un lit s’étale comme un espoir resté malgré tout merveilleusement
ouvert ; elle l’entend déboucher des flacons sur la table de toilette, fouiller dans les
223
Le portrait de Phaon n’est pas sans rappeler celui de Frank, dans la nouvelle Eveline in
Les Gens de Dublin (Dubliners) de J.Joyce.
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Sappho ou le suicide
tiroirs avec une sûreté de cambrioleur 224 ou d’ami de cœur qui se croit tout permis,
ouvrir enfin les deux battants de l’armoire où ses robes pendent comme des
suicidées, mêlées aux quelques falbalas qui lui restent d’Attys. Soudain, un bruit
soyeux pareil au frisson des fantômes approche comme une caresse qui pourrait
faire crier. Elle se lève, se retourne : l’être aimé225 s’est enveloppé d’un peignoir
qu’Attys a laissé derrière elle au moment du départ : la mousseline portée sur la
chair nue accuse la grâce quasi féminine des longues jambes de danseur226 ;
débarrassé des stricts vêtements d’homme, ce corps flexible et lisse est presque un
corps de femme. Ce Phaon à l’aise dans le travesti n’est plus qu’un substitut de la
belle nymphe absente227 ; c’est une jeune fille encore qui vient à elle avec un rire
de source. Sappho éperdue court nu-tête vers la porte, fuit ce spectre de chair qui
ne pourra lui donner que les mêmes tristes baisers. Elle descend en courant les rues
semées de débris et d’ordures qui conduisent à la mer, fonce dans la houle des
corps. Elle sait que nulle rencontre ne contient son salut228, puisqu’elle ne peut où
qu’elle aille que retrouver Attys. Ce visage démesuré lui bouche toutes les issues
qui ne donnent pas sur la mort. Le soir tombe pareil à une fatigue qui brouillerait sa
mémoire ; un peu de sang persiste du côté du couchant. Tout à coup, des cymbales
retentissent comme si la fièvre les entrechoquaient dans son cœur : à son insu une
longue habitude l’a ramenée vers le Cirque229 à l’heure où elle lutte chaque soir
avec l’ange du vertige. Une dernière fois, elle se grise de cette odeur de fauve qui
fut celle de sa vie, de cette musique énorme et désaccordée comme l’est celle de
224
Phaon apparaît donc comme un prédateur. Après avoir « rôdé », il pille.
225
Aucune allusion directe de la relation charnelle entre Sappho et Phaon n’est évoquée.
L’amour n’est-il, ici, contrairement au mythe, que spirituel ? Nous pouvons en douter.
Mais le lexique traitant de la relation entre Sappho et Phaon élude le corps,
contrairement à Attys. Peut-être s’agit-il de mettre en exergue la superficialité de
l’amour entre la poétesse et le trafiquant de morphine et ainsi la profondeur de la
trahison qui suit.
226
Cette trahison, cette remembrance terrible s’apparente à une dévoration. La bête Phaon
dévorerait ainsi les souvenirs de Sappho par une appropriation douloureuse.
227
Expression plus profonde du faux du réel. Peut-être est-ce à mettre en lien avec les
« fausse perles ».
228
…À la différence de Marie-Madeleine. La maturation des nouvelles de Feux irait donc
de pair avec l’athéisme ?
229
A noter la majuscule sur le substantif. Ce « Cirque » est crucial : il a pris tour à tour
l’aspect d’un lieu de plaisir, de vol et d’acrobatie tout comme un endroit de dévoration.
Est-ce une métaphore du lit d’amour ?
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Pleins feux sur Feux
l’amour. Une habilleuse ouvre à Sappho sa loge de condamnée à mort : elle se
dénude comme pour s’offrir à Dieu230 ; elle se frotte d’un blanc gras qui déjà la
transforme en fantôme ; elle attache à la hâte autour de son cou le collier d’un
souvenir. Un huissier vêtu de noir vient l’avertir que son heure a sonné : elle
grimpe l’échelle de corde son gibet céleste231 : elle fuit en hauteur la dérision
d’avoir pu croire qu’un jeune homme existait. Elle s’arrache au boniment des
marchands d’orangeade, aux rires déchirants des petits enfants roses, aux jupons de
danseuses, aux milles mailles des filets humains. Elle se hisse d’un coup de rein sur
le seul point d’appui auquel consente son amour du suicide : la barre du trapèze
balancé en plein vide change en oiseau cet être fatigué de n’être qu’à demi femme ;
elle flotte, alcyon de son propre gouffre, suspendue par un pied sous les yeux du
public qui ne croit pas au malheur. Son adresse la dessert : en dépit de ses efforts,
elle ne parvient pas à perdre l’équilibre : louche écuyer, la Mort la remet en selle
sur le prochain trapèze. Elle monte enfin plus haut que la région des lampes : les
spectateurs ne peuvent plus l’applaudir, puisqu’ils ne la voient plus. Accrochée au
cordage qui manœuvre la voûte tatouée d’étoiles peintes, sa seule ressource pour se
dépasser encre est de crever le ciel. Le vent du vertige fait grincer sous elle les
cordes, les poulies, les cabestans de son destin désormais surmonté ; l’espace
oscille et tangue comme en mer, par temps de bise, le firmament plein d’astres
bascule entre les vergues des mâts. La musique là-bas n’est plus qu’une grande
vague lisse qui lave tous les souvenirs. Ses yeux ne distinguent plus les feux rouges
des feux verts ; les projecteurs bleus qui balaient la foule noire font briller çà et là
des épaules nues de femmes pareilles à de doux rochers. Sappho cramponnée à sa
mort comme à un promontoire, choisit pour tomber l’endroit où les mailles du filet
ne la retiendront pas. Car son sort d’acrobate n’occupe qu’une moitié de l’immense
cirque vague : dans l’autre partie de l’arène où les jeux de phoques des clowns se
poursuivent sur le sable, rien n’est préparé pour l’empêcher de mourir. Sappho
plonge, les bras ouverts comme pour embrasser la moitié de l’infini, ne laissant
derrière soi que le balancement d’une corde pour preuve de son départ du ciel.
Mais ceux qui manquent leur vie courent aussi le risque de rater leur suicide.232 Sa
230
Rappel significatif de Marie Madeleine ou le Salut.
231
Nouveau rappel de Marie Madeleine ou le Salut : « Je l’ai vu se coucher sur le lit
vertical de sa noce éternelle, j’ai assisté à la terrible liaison des cordes ».
232
Cette phrase pourrait faire référence à l’analyse du Hagakuré de Mishima dans Le
Japon Moderne et l’éthique du Samouraï : « méditer quotidiennement sur la mort, c’est
se concentrer quotidiennement sur la vie ». Vie et mort ne sont alors plus des forces
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Sappho ou le suicide
chute oblique se heurte à une lampe pareille à une grosse méduse bleue. Etourdie,
mais intacte, le choc rejette l’inutile suicidée vers les filets où se prennent et
déprennent des écumes de lumière ; les mailles du filet ploient sans céder sous le
poids de cette statue repêchée des profondeurs du ciel. Et bientôt les manœuvres
n’auront plus qu’à haler sur le sable ce corps de marbre pâle, ruisselant de sueur
comme une noyée d’eau de mer.
antithétiques, mais des parties indissociables d’un même tout puissant. Yourcenar était
intéressée par les philosophies orientales, et il n’est pas impossible qu’elle se soit
inspirée des méditations du Hagakuré ou du Bushido.
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Pleins feux sur Feux
Annexes
Lamartine, « Sappho, élégie antique »
Nous avons choisi ensuite un poème de Lamartine qu'il a consacré à Sappho. Il l'a
publié en 1823. Il s'intitule : « Sapho, élégie antique » et est issu de son recueil :
Nouvelles Méditations poétiques. Ce poème est composé à l'origine de 194 vers
mais par souci d'efficacité, nous nous limitons à ceux qui nous ont semblé les plus
pertinents.
A travers ce poème, Lamartine fait vivre Sapho. Celle-ci sadresse à une multitude
de dieux comme Vénus, Neptune mais elle sadresse également aux filles de
Lesbos et à Phaon, lhomme dont elle tombe éperdument amoureuse mais qui la
fera trop souffrir. Il sagit en fait dun monologue que fait Sapho avant de se suicider
de la falaise de Leucade. Dans ce poème, nous retrouvons la douleur et
lhumiliation que ressent Sapho. Aussi, on comprend que la fin (le suicide) de
Sapho semble être en fait un remède à tous ses maux damour.
L'aurore se levait, la mer battait la plage ;
Ainsi parla Sapho debout sur le rivage,
Et près d'elle, à genoux, les filles de Lesbos
Se penchaient sur l'abîme et contemplaient les flots :
Fatal rocher, profond abîme !
Je vous aborde sans effroi !
Vous allez à Vénus dérober sa victime :
J'ai méconnu l'amour, l'amour punit mon crime.
Ô Neptune : tes flots seront plus doux pour moi !
Vois-tu de quelles fleurs j'ai couronné ma tête ?
Vois : ce front, si longtemps chargé de mon ennui,
Orné pour mon trépas comme pour une fête,
Du bandeau solennel étincelle aujourd'hui !
On dit que dans ton sein... mais je ne puis le croire !
On échappe au courroux de l'implacable Amour ;
On dit que, par tes soins, si l'on renaît au jour,
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Sappho ou le suicide
D'une flamme insensée on y perd la mémoire !
Mais de l'abîme, ô dieu ! quel que soit le secours,
Garde-toi, garde-toi de préserver mes jours !
Je ne viens pas chercher dans tes ondes propices
Un oubli passager, vain remède à mes maux !
J'y viens, j'y viens trouver le calme des tombeaux !
Reçois, ô roi des mers, mes joyeux sacrifices !
Et vous, pourquoi ces pleurs ? Pourquoi ces vains sanglots ?
Chantez, chantez un hymne, ô vierges de Lesbos !
[…]
"Lorsque enfin, fatigué des travaux de Bellone,
"Sous la tente au sommeil ton âme s'abandonne,
"Ce sommeil, ô Phaon ! Qui n'est plus fait pour moi,
"Seule me laissera veillant autour de toi !
"Et si quelque souci vient rouvrir ta paupière,
"Assise à tes côtés durant la nuit entière,
"Mon luth sur mes genoux soupirant mon amour,
"Je charmerai ta peine en attendant le jour !
[…]
Misérable Sapho ! N'ont pu sauver ta vie !
Tu vécus dans les Pleurs, et tu meurs au matin !
Ainsi tombe une fleur avant le temps fanée !
Ainsi, cruel Amour, sous le couteau mortel.
Une jeune victime à ton temple amenée,
Qu'à ton culte en naissant le pâtre a destinée,
Vient tomber avant l’âge au pied de ton autel !
Et vous qui reverrez le cruel que j'adore
Quand l'ombre du trépas aura couvert mes yeux,
Compagnes de Sapho, portez-lui ces adieux !
Dites-lui... qu'en mourant je le nommais encore !
Elle dit, Et le soir, quittant le bord des flots,
Vous revîntes sans elle, ô vierges de Lesbos !
Lamartine. Nouvelles Méditations poétiques. [1823]
Paris : Le Livre de Poche, 2006.
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Pleins feux sur Feux
Fresque antique : « La tombe du plongeur »
Nous vous proposons de terminer avec une peinture grecque, rarissime puisqu'elle
nous est parvenue dans son intégralité. Cette pièce archéologique a été découverte
en 1968 à Paestum et est aujourd'hui exposée dans le Musée archéologique
national de la ville. Cette fresque antique a été peinte sur la tombe d'un plongeur et
daterait de 480-470 avant Jésus-Christ ; ceci fait d'elle une réalisation antérieure à
l'existence de la poétesse. Son nom « fresque de la tombe du plongeur » lui a été
attribué à cause de la scène représentée sur la dalle. Elle représente un athlète
plongeant dans l'eau ; les branches des arbres semblant le pousser et l'attirer vers
les profondeurs. Dès lors, un lien peut-être fait avec le supposé saut de Sappho
dans les eaux depuis le Cap Leucate. On pourrait interpréter ce plongeon comme
un saut vers l'inconnu ou vers la mort. De plus, une des hypothèses avancées par
les archéologues et qui semble des plus probante est la symbolisation du passage
du défunt dans lau-delà. Suite à une observation plus attentive on peut noter la
récurrence apparente du chiffre sept. Aussi bien dans le monument d'où saute le
plongeur que dans le nombre de branches qui composent les arbres. Dans
l'Antiquité, ce chiffre symbolise la régénération.
Fresque antique (480 - 470 av. J.-C.)
Musée archéologique de Paestrum
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Sappho ou le suicide
Illustration de Gustave Doré pour le Paradis
perdu (Paradise Lost) de Milton.
La chute de lange déchu, le porteur de Lumière, Lucifer, fut un thème très souvent
repris, notamment par la littérature gothique, les romantiques, la littérature
fantastique, et plus généralement lhorreur et la Science Fiction. Sur cette gravure,
Lucifer qui vient de perdre la guerre contre les forces de Dieu est chassé du
Paradis. Cest la Chute. La chute plus précisément de celui qui ne se reconnaissait
plus dans les valeurs de Dieu, et qui se retrouva lespace dun temps entre deux
mondes antithétiques. Sappho revêt elle aussi la parure dun ange déchu, certes
parce quelle est bâillonnée, ne pouvant ainsi plus délivrer son message, mais
également parce quelle se retrouve, elle aussi, au prix dune lutte acharnée, prise
entre lazur et le sol : « créature aimante, trop ailée pour le sol, trop charnelle pour
le ciel… »
La chute de Lucifer. Gustave Doré, 1886.
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