La Pose

Transcription

La Pose
La Po se
C a ro le F ré che tte
Gilbert
Monique
Jérôme
Marie-Luce
Un fauteuil. Un appareil photo sur un trépied.
Jérôme est derrière l’appareil, l’œil collé sur l’objectif. Gilbert est assis dans le fauteuil.
Marie-Luce tourne autour. Gilbert crie à Monique, qui n’est pas là.
Gilbert :
Monique qu’est ce tu fais ? On t’attend.
Monique :
Je me change, j’en ai pour deux minutes.
Marie-Luce :
Tu te changes ? Pourquoi ?
Gilbert :
Il faut que je parte bientôt, je l’ai dit.
Marie-Luce :
C’est pas pour Paris-Match, maman, c’est juste pour nous.
Monique :
Je sais, je sais.
Gilbert :
Alors, Marie-Luce, parle-moi de Oulan-Bator. Tu sais que j’ai toujours rêvé
d’aller à Oulan-Bator. M’as-tu rapporté des photos ?
Marie-Luce :
Je ne prends pas de photos, papa, tu le sais.
Jérôme :
Mets-toi là, Marie-Luce.
Il l’assoit sur le bras du fauteuil.
Marie-Luce :
C’est Jérôme l’expert en photos.
Jérôme :
Mais je photographie seulement les végétaux.
Marie-Luce :
du bout du monde.
Sauf aujourd’hui. Tu fais une exception parce que ta petite sœur est revenue
Jérôme :
C’est à vos risques.
Gilbert :
Photographier les plantes ou les gens, quelle différence ?
Jérôme :
Les plantes n’ont pas d’opinion, et elles ne bougent pas tout le temps.
Il replace Marie-Luce.
Gilbert :
Alors, dis-moi, c’est comment, Oulan-Bator ?
Marie-Luce :
En fait, ce qui m’a le plus impressionnée en Mongolie, c’est pas Oulan-Bator,
c’est le désert de Gobi. Tu sais, j’ai commencé à raconter tout à l’heure que…
Gilbert :
J’ai lu un article il y a pas longtemps sur la situation politique là-bas. Ça
semblait extrêmement complexe. Attends, je pense que je l’ai mise dans mon sac.
Gilbert se lève , disparaît à la recherche de son sac. Marie-Luce et Jérôme demeurent seuls.
Marie-Luce :
beau cette année ?
Et toi, comment ça va ? T’as presque pas parlé. Qu’est-ce qu’il t’est arrivé de
Jérôme :
Je reviens.
Jérome disparaît un moment. Gilbert crie, de quelque part dans la maison.
Gilbert :
Monique, où est ce que tu as mis mon sac ?
Monique répond, de sa chambre.
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Monique :
J’ai pas touché à ton sac. Tu as dû le laisser dans l’entrée.
Jérôme revient avec une plante en pot qu’il tend à Marie-Luce.
Jérôme :
C’est pour toi. Pour ton retour.
Marie-Luce :
s’en occuper.
Merci. C’est joli. Je vais la laisser ici en attendant d’être installée. Maman va
Jérôme :
Maman fait mourir les plantes.
Marie-Luce :
T’exagères.
Jérôme :
Et puis, de toute façon, tu t’installeras pas.
Marie-Luce :
Tu te trompes. Cette fois, c’est différent.
Jérôme :
Qu’est ce qui est différent ?
Jérôme retourne à l’appareil photo.
Marie-Luce :
Tu sais, je disais tout à l’heure, dans le désert de Gobi…
Gilbert revient sans son sac. Il reprend sa place dans le fauteuil.
Gilbert :
Je le trouve pas. Tant pis, je te montrerai plus tard. Alors, est-ce que tu as
senti la tension ? Le parti au pouvoir est pro-communiste, c’est bien ça ?
Marie-Luce :
Je sais pas.
Gilbert :
Comment tu sais pas ?
Jérôme :
Marie-Luce, peux-tu te rapprocher de papa ?
Gilbert :
T’étais là-bas et tu sais pas ?
Monique arrive, vêtue d’une robe noire.
Monique :
Bon, je suis prête. Le noir, il y a juste ça qui me va maintenant. Qu’est ce que
tu penses, Marie-Luce ?
Marie-Luce :
C’est bien, t’es très belle maman.
Monique :
Belle, non, je ne suis pas belle, mais est-ce que ça me va ?
Marie-Luce :
Arrête, maman, t’es superbe. Viens.
Monique :
Je me mets où ?
Marie-Luce :
Ici, prends ma place. (Elle se lève, cède sa place à Monique et s’assoit à
terre. Gilbert est aasis au creux du fauteuil. Monique sur un bras, Marie-Luce aux pieds de Monique.)
Comme ça, tu nous vois tous ?
Jérôme :
Maman, penche-toi un peu.
Monique se penche sur Gilbert.
Monique :
Mais toi, Jérôme, tu vas te mettre où ?
Marie-Luce :
Jérôme va se mettre ici, à terre, à côté de moi.
Jérôme :
Bon, bougez plus. C'est parti.
Jérôme actionne le retardateur et va se mettre en place, à terre, à côté de Marie-Luce. Pose.
Monique :
J’enlève mes lunettes, je replace mes cheveux. Je souris parce que je suis
heureuse d’être au milieu de ma famille, et parce que, quand je souris, on voit moins les plis autour de
ma bouche. Je pose ma main sur l’épaule de Gilbert.
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Gilbert :
Je sens la main de Monique sur mon épaule. Je fais un mouvement, comme
pour aller toucher sa main, puis je me ravise. Je pose mes mains sur mes genoux. J’esquisse un
demi-sourire qui me donne un air bienveillant.
Marie-Luce :
Je tiens la plante de mon frère. J’ai envie de rire tout à coup. Je ris. Un petit
rire nerveux en montrant la plante à la caméra.
Jérôme :
Je regarde l’objectif. J’entends ma sœur qui rit. J’essaie de relever les coins
de ma bouche, de plisser les yeux. Je n’y arrive pas. Je ne souris pas.
Un moment de silence.
Gilbert :
Qu’est ce qui se passe, Jérôme ? Ça marche pas ?
Jérôme :
Je comprends pas.
Jérôme va à l’appareil pour voir ce qui ne va pas.
Monique :
Profitons-en pour changer. C’est pas bien comme ça.
Gilbert :
Pourquoi c’est pas bien ?
Monique :
Je sais pas. Je me sens pas bien ici.
Gilbert :
Tu veux ma place ?
Monique :
Non, j’ai pas dit ça.
Gilbert :
Mais oui, mets-toi ici, moi je vais me mettre là, sur le bras.
Monique :
Ne sois pas vexé, on peut essayer des choses.
Il se lève.
Gilbert :
Je ne suis pas du tout vexé. Je suis pressé. Monique. Viens, assieds-toi.
(Monique s’assoit au creux du fauteuil, Gilbert s’assoit sur un des bras.)
T’as trouvé ce qui va pas, Jérôme ?
Jérôme :
Je sais pas.
Gilbert :
Tu le connais pas ton appareil ?
Jérôme :
mes plantes.
Je le connais très bien, mais je n’ai pas l’habitude de me photographier avec
Monique :
Donne-lui le temps, il va trouver.
Marie-Luce :
Jérôme, je vais pas tenir la plante, O.K. ? Je vais la mettre à terre, juste là.
Jérôme :
À terre, on la verra pas.
Marie-Luce :
Je me sens bizarre avec une plante dans les mains.
Jérôme :
Bon, tu fais ce que tu veux. Je m’en fous.
Marie-Luce :
Pourquoi tu dis ça ?
Monique :
Moi je trouve ça joli, une plante. Veux-tu que je la tienne, Jérôme ?
Jérôme :
Taisez-vous.
Il actionne le retardateur et va prendre place. Monique est assise au creux du fauteuil, Gilbert
sur un bras, Marie-Luce et Jérôme à terre. Pose.
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Monique :
J’enlève mes lunettes, je replace une mèche. Je me sens un peu écrasée
comme ça. J’essaie de me relever. Je tire sur ma jupe. Je dis avec une voix joyeuse : Souriez tout le
monde !
Marie-Luce :
Je tiens la plante dans mes mains. Je la serre sur moi, comme un petit chat.
Je guette mon frère du coin de l’ œil. Je ne ris pas.
Jérôme :
Je regarde l’appareil comme si c’était une mitraillette pointée sur moi. Sur
mon visage, un air de défi. Vas-y, tire !
Gilbert :
Je grimace parce que mon dos me fait mal, à cause de la torsion. En
appuyant mon bras sur le fauteuil, je regarde ma montre, discrètement. J’esquisse un quart de
sourire.
Moment de silence.
Monique :
Penses-tu que ça vient, Jérôme ? J’ai l’impression que ça ne fonctionne pas.
Gilbert :
Mais non ça ne fonctionne pas. C’est évident que ça ne ça ne fonctionne pas !
Gilbert se lève et va jusqu’à l’appareil. Monique le suit.
Monique :
Gilbert, tu sais bien que Jérôme aime pas qu’on touche à son appareil.
Gilbert :
Jérôme ?
Pourquoi ? La question est pourquoi il faudrait pas toucher à l’appareil de
Gilbert manipule l’appareil, appuie sur différents boutons. Monique regarde de très près ce
qu’il fait.
Monique :
Fais attention
Jérôme :
Laisse-le faire maman.
Gilbert :
pas mis en mode…
Bon, je pense que je l’ai. Il fallait le mettre en mode automatique. Tu l’avais
Jérôme :
Oui, je l’avais mis en mode automatique.
Marie-Luce :
Papa, Jérôme sait très bien comment faire.
Gilbert :
Allez tout le monde, placez-vous.
Monique :
Si je me mettais debout derrière le fauteuil, comme dans les vieilles photos.
La femme debout, l’homme assis, les enfants autour.
Gilbert :
Veux-tu que je fume la pipe aussi ?
Monique :
Arrête, Gilbert. Ce serait trop drôle, une fausse vieille photo. Tant qu’à faire,
on peut s’amuser un peu. Qu’est ce que vous en pensez ?
Marie-Luce s’assoit sur le bras du fauteuil, tenant toujours la plante de son frère.
Marie-Luce :
Moi en tout cas je me mets ici. À terre, on a l’impression d’ avoir cinq ans. Et
toi, Jérôme, tu peux te mettre là, en face de moi.
Monique :
Oui, comme ça, on sera plus groupés. Viens, Jérôme.
Jérôme va s’asseoir sur l’autre bras du fauteuil, tournant presque le dos.
Gilbert :
Jérôme, tourne-toi voyons, et relève la tête, je vois pas ton visage.
Monique :
Allez, Jérôme.
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Gilbert court se mettre à sa place, au creux du fauteuil. Pose.
Gilbert :
Je fixe l’objectif, j’ai les mâchoires crispées. S’il se déclenche pas, je hurle.
Jérôme :
Je relève à peine les yeux. Je compte les secondes. Quatorze, quinze, seize,
dix-sept. Ça marche pas. Je souris presque.
Gilbert :
Ahhh !
Marie-Luce court à l’appareil, tenant toujours sa plante. Elle appuie sur un bouton. Elle court
se mettre à côté de Monique. Gilbert est assis au creux du fauteuil. Marie-Luce et Monique sont
debout derrière. Jérôme est aux pieds de Gilbert. Pose.
Monique :
Je dis : C’est bien, les filles ensemble, les garçons ensemble. Une bonne
idée. Des gouttes de sueur sur mon front. Je passe vite ma main pour éponge. J’ai oublié d’enlever
mes lunettes. J’ose plus bouger.
Gilbert retourne à l’appareil en maugréant.
Gilbert :
Qu’est ce que c’est que cet appareil de merde !
Monique s’assoit à terre en vitesse.
Monique :
Jérôme, Marie-Luce, mettez-vous sur le fauteuil.
Jérôme :
Mais maman…
Monique :
Vite, vite. (Jérôme et Marie-Luce s’assoient sur le fauteuil, tassés l’un sur
l’autre. Gilbert revient se mettre en place.) Ici, Gilbert, à côté de moi.
Il s’assoit à terre, à côté de Monique.
Gilbert :
C’est ridicule.
Monique :
Mais non. Moi je trouve ça très bien.
Elle passe son bras sous le bras de Gilbert et se colle à lui. Pose.
Marie-Luce :
Je sens le coude de Jérôme dans mes côtes, ça me fait mal. Il fait exprès, je
suis sûre. Je dis, pousse-toi Jérôme, tu prends toute la place ! J’essaie de me replacer, je fais un faux
mouvement. Aïe !
Marie-Luce laisse échapper. La terre se renverse dans le cou de Gilbert, qui se lève d’un bond
en essuyant son costume. Marie-Luce est prise d’un fou rire.
Gilbert :
Bon ça suffit ! On arrête. Il faut que je parte de toute façon.
Monique :
Il faut toujours que tu partes.
Gilbert :
C’est toi qui me dis ça ?
Marie-Luce :
Je suis désolée, Jérôme.
Gilbert :
Et moi alors ?
Jérôme ramasse la terre et tente de rempoter la plante.
Jérôme :
Mais non t’es pas désolée.
Marie-Luce :
Mais cesse de me dire ce que je pense. T’es pas dans ma tête.
Monique :
Mais Gilbert, on vas pas s’arrêter maintenant.
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Jérôme :
Maman, insiste pas. Tu vois bien que…
Monique :
Mais enfin on est quatre ! C’est quand même pas compliqué de prendre en
photo quatre personnes. C’est pas comme si on était dix, avec des petits enfants qui courent, des
bébés qui pleurent. Quatre personnes sur un fauteuil, MERDE !
Marie-Luce :
Maman a raison. Ça peut pas être si difficile.
Gilbert :
C’est pas que c’est difficile, c’est que…
Monique :
Jérôme ?
Et puis qui a décidé qu’il fallait se grouper autour d’un fauteuil. C’est toi
Jérôme :
Non, maman, j’ai rien décidé.
Monique :
besoin de fauteuil.
C’est ça qui nous gêne, en fait. Viens m’aider, on va le pousser. On n’a pas
Elle pousse le fauteuil.
Gilbert :
Ecoute-moi, Monique, j’ai plus le temps. On la fera une autre fois, d’accord ?
Monique :
Une autre fois, ce sera pas le retour de Marie-Luce. C’est aujourd’hui qu’elle
est revenue, que l’a accueillie ensemble à l’aéroport et qu’on est si heureux de la revoir.
Gilbert :
On est heureux de la revoir, on a bien mangé et bien ri, et j’ai dit depuis le
début que j’avais une réunion en fin d’après-midi, et il était pas question de prendre une photo, et tout
à coup parce que tu as eu l’idée…
Monique :
C’est pas moi, c’est Marie-Luce qui a eu l’idée.
Marie-Luce :
J’ai pas dit que je voulais prendre une photo, j’ai commencé à raconter que
dans le désert de Gobi, j’ai pensé très fort à une photo de nous quatre et…
Monique :
parce que…
Et Jérôme a dit que justement il avait son appareil et son trépied avec lui
Jérôme :
Ah non ! Toi tu as dit “justement“ . Moi, j’ai dit : je sais pas photographier les
humains, et papa a levé les yeux au ciel, comme si c’était une imbécillité profonde.
Gilbert :
Pas du tout. J’ai dit simplement que je vois pas las différence. Et je la vois
toujours pas, d’ailleurs.
Monique :
minutes, Gilbert.
Arrêtez de vous disputer ! On essaie une dernière fois. T’as bien deux
Gilbert :
Mais je suis déjà en retard d’une demi-heure.
Monique :
Alors, c’est pas deux minutes de plus...Allez, on se met en place.
Jérôme :
Mais en place comment ? Qu’est ce que tu veux qu’on essaye encore ? Qu’on
se mette de dos, qu’on se tienne sur la tête, est-ce que ce serait assez original ?
Monique :
Je ne vois pas pourquoi tu me dis ça sur ce ton-là. Si t’as une idée pour une
pose, t’as juste à le dire.
Jérôme :
Oui, j’ai une idée, tiens ! Chacun s’assoit là à tour de rôle.
Gilbert :
Mais enfin, c’est pas la pose, le problème, c’est l’appareil. L’APPAREIL.
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Jérôme :
Chacun s’assoit là sans bouger, sans parler, à tour de rôle, et quelqu’un prend
la photo, après je les colle ensemble. Le photomontage, ça je sais très bien faire.
Marie-Luce :
Bravo ! Belle solution.
Monique :
Mais c’est insensé. On a un expert dans la famille et on n’a pas une photo de
nous depuis je sais plus quand.
Jérôme :
Marie-Luce est toujours partie. Quand ce n’est pas Oulan-Bator, c’est à
Rangoon ou à Kinshasa. Alors comment veux-tu…
Marie-Luce :
Je suis jamais allée à Kinshasa.
Jérôme :
Tu vas y aller un jour ou l’autre. Puisque ça existe, tu vas y aller. Tu vas
rencontrer une autre aventurier, tu vas tomber en amour pour la dixième fois en cinq ans et tu va s le
suivre à Kinshasa.
Monique :
Jérôme…
Marie-Luce :
C’est toujours mieux que de vivre en ermite, à tirer le portrait des plantes
vertes toute la journée, sans amour dans sa vie, pas une fille, pas un garçon, jamais.
Gilbert :
Marie-Luce !
Marie-Luce :
normal.
Pas d’amour dans sa vie et il faut pas en parler, il faut faire comme si c’était
Jérôme :
Et depuis quand il faut être normal ? Je pensais qu’on voulait pas être comme
tout le monde, dans cette famille. Ne pas se fondre dans le moule, demeurer libre de nos
mouvements, de nos amours, suivre nos pulsions, partir, revenir, quand ça nous chante, avec qui on
veut. Eh bien, moi, ma pulsion, c’est la terre noire, les racines, la solitude.
Il commence à ramasser ses affaires.
Marie-Luce :
Pardonne-moi, Jérôme. Je voulais pas. Va-t’en pas.
Gilbert :
Reste un peu.
Reste, Jérôme. Je t’en prie. On oublie la photo. On s’en fout de la photo.
Jérôme repose son appareil et son trépied. Ils restent tous les quatre sans bouger. Longtemps.
Marie-Luce :
Dans le désert de Gobi, il y avait pas un nuage, on voyait le sable à perte de
vue, je me suis assise au sommet de la lune, j’ai pensé tout à coup à la photo de nous, sur la plage.
Monique :
Quelle photo ?
Marie-Luce :
sable.
J’avais huit ans et Jérôme dix ; on avait gagné un concours de château de
Monique :
Tu te souviens d’une photo sur la plage, Gilbert ?
Gilbert :
Non, mais je me souviens très bien du concours de châteaux de sable.
Jérôme :
trophée.
Tu m’avais engueulé parce que je voulais pas laisser Marie-Luce tenir le
Gilbert :
je l’ai jamais oublié.
Ça je sais pas, mais ton sourire quand ils ont annoncé que vous aviez gagné,
Marie-Luce :
Sur la photo, on se tenait par la main, tous les quatre.
Monique :
Mais où est-ce qu’elle est cette photo ?
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Marie-Luce :
Elle était sur le mur de ma chambre pendant longtemps, au dessus de mon lit.
Monique :
Au-dessus de ton lit , il y avait une photo de toi avec la chatte Loulou.
Marie-Luce :
Et il y avait celle-là aussi.
Monique :
T’es sûre ? Et où elle est maintenant ?
Gilbert :
Mais qui l’aurait prise cette photo de nous quatre ?
Marie-Luce :
Je sais pas.
Jérôme :
Moi je me rappelle d’une photo du château démoli par la marée.
Marie-Luce :
Jérôme était au bout.
Elle le place.
Jérôme :
J’avais mon trophée dans les mains ?
Marie-Luce :
Oui, oui. Dans la main gauche.
Monique :
Et moi ?
Marie-Luce :
Toi à côté de Jérôme. Et puis moi et puis papa, à l’autre bout.
Elle les place.
Gilbert :
Attends, maintenant ça me dit quelque chose. On n’avait pas demandé à une
fille qui passait de nous prendre ?
Marie-Luce :
On se tenait par la main, et on riait.
Gilbert :
Qu’est-ce qui nous faisait rire ?
Ils se prennent par la main.
Marie-Luce :
Je porte mon maillot rouge avec des poissons blancs. La main chaude de
papa dans ma main droite, la main fraîche de maman dans la gauche. Je ris parce que mes parents
rient comme des enfants.
Monique :
Je plisse les yeux à cause du soleil. Je ne porte pas de lunettes. Mes cheveux
flottent sur mon dos. Je ris parce que mes enfants sont heureux, parce que le vent est doux sur ma
peau.
Jérôme :
Je ris parce qu’on a gagné et parce que papa a fini par me laisser tenir le
trophée. La main de maman serre la mienne tout à coup, pour me dire qu’elle est fière de moi.
Monique :
Sur mon ventre plat, le souvenir des caresses de Silvio. Et dans mon oreille
ses mots insistants : Viens vivre avec moi, c’est moi que tu aimes, le corps ne ment pas. Je ris plus
fort. Je serre la main de Jérôme comme pour lui dire retiens-moi.
Gilbert :
Je porte des grandes lunettes de soleil. Derrière mes lunettes, mes yeux sont
fixés sur la fille qui prend la photo. Je ris parce que Jérôme est heureux, parce que Marie-Luce serre
ma main de toutes ses forces avec ses petits doigts et parce que cette fille qui nous prend en photo
est incroyablement belle et sexy.
Marie-Luce :
comme un jeu.
Maman serre ma main, ça fait presque mal et moi je serre celle de papa,
Gilbert :
dit : Ne bougez plus !
J’entends le rire de Monique un peu trop fort, un peu trop joyeux, la belle fille
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Marie-Luce :
En haut de la dune, dans le désert de Gobi, je pense à cette photo de nous,
j’ai mis ma main sur mon ventre, et j’ai dit, est-ce que tu les vois ? Regarde bien, la petite fille avec
son maillot rouge, qui voudrait rester pour toujours sur la plage, à sept heures et demie du soir, quand
le soleil commence à descendre, qu’il fait doux et qu’on a gagné le concours des châteaux de sable,
c’est ta mère. (Tous regardent Marie-Luce.) Et le garçon qui a les yeux tristes, même quand il rit, et la belle
femme de trente cinq ans qui va bientôt partir avec son amoureux italien, et l’homme souriant qui veut
briser tous les moules et séduire toute les filles, regarde-les. C’est ta famille. Ils sont quatre et se
tiennent par la main. Ce jour-là, en tout cas, ils se tenaient par la main.
Gilbert, Monique, Jérôme :
(entourant Marie-Luce). Marie-Luce, qu’est ce que tu dis ?
Marie-Luce, est ce que tu… Marie-Luce, que veux-tu dire… Marie-Luce…
Ils forment un petit groupe autour d’elle. Peut-être que l’appareil photo se déclenche. Peut-être pas.
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F I N
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